Capilla San Juan Bautista, Matamorisca, Palencia, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Percy Bysshe Shelley,
le poétique appel de la liberté contre l’oppression :
La Révolte de l’Islam
Percy Bysshe Shelley : La Révolte de l’Islam,
traduit de l’anglais par Jean Pavans, Poésie Gallimard, 624 p 12,80 €.
Un tel titre est vigoureusement provocateur. De tous temps, voire plus encore aujourd’hui. D’ailleurs que signifie-t-il exactement ? S’agit-il de cette révolte venue d’un obscur prophète du septième siècle et rallumé par ses sectateurs contre le monde moderne ? Ce n’est pas de cet œil là qu’au début du XIXème siècle le poète Shelley l’entend ; et que nous l’entendrons. Au contraire, dans le giron même de l’Islam, on tient à se révolter contre sa tyrannie. Quitte à être vaincu. Jusqu’à ce que l’arc-en-ciel de la paix succède à la tempête. Tel est le souffle épique, lyrique et tragique qui emporte La Révolte de l’Islam, dont il s’agit de la première, et intégrale, traduction française enfin versifiée.
Percy Bysshe Shelley (1792-1822) avait déjà scandalisé l’Angleterre en quittant sa femme et ses enfants pour vivre sa passion avec Mary, qui deviendra bientôt l’auteure du stupéfiant Frankenstein. Il choqua ses concitoyens avec un Eloge du végétarisme, mais plus ardemment encore avec La Nécessité de l’athéisme. Publié en 1818, La Révolte de l’Islam, connut une première mouture l’année précédente, sous une forme encore imparfaite et sous le titre de Laon et Cythna, ou La révolution dans la Cité d’or. Ces deux personnages sont en effet les héros de ce vaste poème narratif. Mais une fois de plus, c’est avec violence que l’œuvre du poète heurta la sensibilité anglaise : Laon et Cythna, d’abord frères et sœurs, puis dans la version définitive, seulement élevés ensemble, sont de surcroit amants. Ce qui peut être lu comme un écho de l’intimité profonde qu’eut Shelley avec sa sœur Elizabeth.
Nos deux héros sont épris d’idéaux de vertu et de liberté. Les voilà combattant pour la libération d’une mystérieuse cité, quelque part entre un océan et d’asiatiques montagnes : « la Cité d’or ». Au point de fomenter de sortir les peuples de l’Islam de leur esclavage.
L’aventure guerrière tourne d’abord au désavantage du couple. Laon est enchaîné, près de quatre cadavres, dont « Un corps féminin décharné, et froid et bleu, / Séjour de vers multicolores », quand Cythna est « vendue en esclavage ». Angoisse, suspense, délivrance par un vieillard et voyage marin animent le récit avec une coruscante écriture. Mais auprès des « cachots luxurieux », qui ne sont pas très loin des topoï du roman gothique, les « ennemis attendris glissent / Dans l’urne oubliée de l’espoir / Tous les suffrages de l’amour. » Bientôt résonne dans la foule, le « cri palpitant de la Liberté ». On chasse les oppresseurs, dévoilant les mensonges de leur religion. Une fois le tyran de la Cité d’Or, Othman, renversé, Laon réclame sa grâce, déniant toute validité à la peine de mort. Et retrouve celle qui se fait nommer « Laone » et raconte ses aventures de « Prophétesse de l’Amour ». Hélas, « La Foi réprimée, ver immonde / Qui cherchait à se redresser » n’a pas perdu tout pouvoir de malfaisance. C’est alors que des puissances étrangères, aussi bien « Tartares et Francs », soutenant la réaction, la tyrannie retrouve sa souveraineté. « Sang frais », « Tuerie », « Misère », « Peste », « Famine » dévastent alors le pays. Le sort réservé à nos deux héros n’a rien d’enviable puisqu’ils meurent, néanmoins unis, sur « le bûcher de l’expiation » qu’un dignitaire religieux, un « prêtre ibère », fait allumer pour conjurer la colère du dieu. Sans compter ceux que le peuple embrase pour « bruler leurs parents infidèles » : « Que Laon et Laone enserrés par du cuivre / Ardent périssent sur ce bûcher ! » Quoique la fin du poème, qui se lit le plus souvent comme un roman absolument palpitant, offre un « Paradis » et laisse imaginer la chute attendue de la tyrannie, alors que l’Amérique apparait comme un asile de liberté. Car « la vertu, même obscurcie sur terre, / Survit dans sa beauté durable / À tous les changements mortels ».
Certes l’on peut lire cette épopée, qui commence par le combat allégorique de l’aigle et du serpent, « Esprit du mal », comme un reflet de l’athéisme militant de Shelley ; autant que du souvenir si frais des ravages de la Terreur de la Révolution française et de la déferlante napoléonienne qui affectèrent « la France atterrée », mais aussi la vie des Anglais. Il s’agit d’une détestation des religions en leur entier, y compris du Christianisme en tant que religion despotique et moyen-orientale, mais non sans injustice, si l’on en croit la dimension de transcendance, de spiritualité, d’amour et de pardon véhiculée par une mince poignée de religions.
La satire est cruelle, « chacun / Racontant de son propre Dieu / Les ouvrages mirobolants » :
« Oromaze, Josué, Mahomet, Moïse,
Bouddha, Zoroastre et Brahmâ, étranges noms
Jamais encore associés, étaient invoqués
En un tumulte de mots d’ordre d’une unique
Douleur. Chaque dévot brandissait vers le ciel
Son bras armé, et chacun hurlait : « Notre Dieu
Est le seul Dieu ! (X, XXXI) »
Plus encore, la condamnation de l’Islam, quoiqu’il ne soit explicitement nommé qu’une fois (hors, de toute évidence, le titre) est sans appel :
« Et l’Islam, croyance apparentée et pourtant
Détestée, put alors écraser à sa place
Ses plus mortels ennemis, dans la peur de Dieu,
En gardant au cœur une haine
Jalouse de l’humanité. (X-XXXIV) »
Le souffle épique de Shelley se veut « l’écho de trois mille ans », partagé entre le réquisitoire et l’espoir :
« des peurs inouïes
Se sont abattues sur les pâles oppresseurs
De l’Humain, et la Foi, la coutume et les vils
Soucis, tels des dragons foudroyés, ont cessé
Un instant de déchiqueter
Le cœur humain, leur aliment. (I, XIII) »
On ne saurait être plus clair en dénonçant la croyance religieuse en tant que consentement à la tyrannie des ministres du culte et de leurs alliés politiques. Ne reste plus qu’à braver « le ravage pour la liberté » :
« Car tous se tenaient en servage ; le tyran
Et son esclave, la victime et son bourreau,
S’inclinaient devant un seul Pouvoir, lui cédant,
Par leur faiblesse, leur volonté ; attribuant
Omnipotence à de multiples noms ; rendant divins
Tous les signes du Mal. (II, VIII) »
Dédié à sa femme Mary, fille de Mary Wolllstonecraft, philosophe œuvrant en faveur des droits féminins, qui avec Frankenstein ou le Prométhée moderne[1] porta la science-fiction sur les fonts baptismaux, et qui, veuve, veilla à faire connaître le génie de son aimé, La Révolte de l’Islam, se fait évidemment féministe :
« Et moi, contemplant cette glorieuse enfant
Enflammée par ces pensées : « Douce Cythna, dis-je,
Tu es bien irréconciliable avec le monde ;
Jamais l’accord ne se fera dans l’être humain
Tant qu’hommes et femmes ne seront pas égaux
Et libres pour la paix du foyer ; dans l’attente
Que cette sainte alliance envahisse les cœurs,
L’esclavage doit être brisé. » Tout en parlant,
Je vis dans les yeux de Cythna
Briller un éclair de triomphe. (II, XXXVII) »
Il semblerait à cet égard que Shelley ait deux siècles d’avance, dénonçant les fauteurs d’injustice entre les sexes :
« Ceux dont la compagne est une bête
Vouée à un mépris plus dur que tout labeur
Peuvent-ils piétiner leurs agresseurs ? (II, XLIII) »
On ne lira pas ces vers seulement pour leur dimension politique, voire historique mais aussi pour ces évocations d’immenses paysages, parfois marins, « entre les deux vortex des eaux et des nuées », caractéristiques du souffle romantique et de l’auteur de « Mont Blanc[2] ». En son vaste poème en douze chants et 4500 vers, qu’il écrivit en six mois, Shelley use de la beauté de la strophe spensérienne, faite de huit vers en décasyllabes et le neuvième en alexandrins, tels que le poète élisabéthain Spenser la préféra, lors la seconde moitié du XVIème siècle, dans La Reine des fées[3]. Le traducteur, Jean Pavans, use de tout son soin pour proposer, souvent le plus souvent avec élégance et expressivité, huit alexandrins, quand le derniers vers, les dépassant forcément, est scindé en deux octosyllabes. L’on sait que la langue anglaise est plus concise que le français, ce pourquoi, traduisant, il est inévitable de devoir jouer avec vers plus longs et toujours évocateurs, enthousiasmants :
« Des tableaux, poésie même de la pensée,
Illustrant l’histoire de l’Esprit ; un récit
Des passions changeantes, divinement conté,
Qu’avaient forgé la danse ailée
De l’inconscience des Génies » (I, LIII).
Cette édition est d’autant plus remarquable que ce poème était, sinon inédit, du moins introuvable en français, sinon traduit en prose. Pas même un extrait dans le fort beau volume de l’Imprimerie Nationale[4] qui fait référence. Cependant, les trois volumes des Œuvres poétiques complètes[5], publiées en 1885, avaient donné une traduction de Laon et Cythna, mais en prose (et sans le texte original anglais) qui ne déméritait pourtant pas. Le travail de Jean Pavans ajoute une feuille d’or méconnue et cependant essentielle à la couronne de lauriers du poète de l’ « Ode au vent d’ouest » et de l’ « Hymne à la Beauté intellectuelle », cette « nourriture pour la pensée humaine[6] »
Laissons Shelley lui-même, en sa préface, commenter son poème : « J’ai voulu enrôler l’harmonie d’un langage métrique, les combinaisons éthérées de l’imagination, les transitions rapides et subtiles de la passion humaine, tous ces éléments qui composent essentiellement un poème, dans la cause d’une moralité complète et libérale ; et cela afin d’allumer dans le cœur de mes lecteurs un vertueux enthousiasme pour ces doctrines de liberté et de justice. » On ne saurait être un plus avisé critique de son propre travail, surtout quand tous ces buts, même si le texte n’a reçu que dédain et censure morale à son époque, sont atteints.
Shelley est un maître de la poésie engagée, dans laquelle le lyrisme concourt à nos destinées politiques, grâce à un vigoureux réquisitoire contre la théocratie et son oppression. Même si l’on peut trouver que le poème, alourdi par la dimension argumentative et idéologique, par la surabondance allégorique, voit ainsi son inspiration parfois enchaînée, pour faire allusion à un autre de ses titres, « Prométhée délivré », le libéralisme et la passion romantique de Shelley emportent aujourd’hui la conviction du lecteur, surtout alors que le conflit des civilisations embrase notre XXIème siècle. De manière voisine, son ami Lord Byron prit fait et cause pour la liberté, en allant soutenir les Grecs en guerre contre les Turcs, donc musulmans, pour libérer leur pays de l’oppresseur. Hélas, le poète du Chevalier Harold mourut des fièvres des marais en 1824, à Missolonghi, sans voir la Grèce bientôt débarrassée des Ottomans…
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