Abbaye royale de Fontevraud, Maine-et-Loire.
Photo : T. Guinhut.
Les obsolètes
aux prises avec l’intelligence artificielle.
Alexis Legayet : Les Obsolètes ;
Vivien Garcia : Que faire de l’intelligence artificielle ?
Julien Gobin : L’Individu, fin de parcours ?
Le piège de l’intelligence artificielle
& autres essais.
Alexis Legayet : Les Obsolètes, La Mouette de Minerve, 2024, 294 p, 15,90 €.
Vivien Garcia : Que faire de l’intelligence artificielle ? Rivages, 2024, 160 p, 17 €.
Julien Gobin : L’Individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle,
Gallimard Le Débat, 2024, 304 p, 21€.
Inflation, pouvoir d’achat en berne, chômage récurrent, dette colossale, fantasme climatique, guerres d’Ukraine et d’ailleurs, islamisme colonisateur… billevesées que tout cela. Un spectre numérique menace le monde ; c’est l’intelligence artificielle, qu’un affreux acronyme, lui bien humain trop humain – « I. A. » – technicise, euphémise ou rend terrifiant selon… Avec une foudroyante célérité ChatGPT conquiert au moins 200 millions d’utilisateurs en quelques semaines, de façon à tout écrire et solutionner à notre place, laissant penser qu’une révolution fondamentale allait bouleverser l’humanité et l’Histoire tout entière. Sam Altman, son fondateur, ne prétend rien moins que donner naissance à une superintelligence artificielle afin de concurrencer et dépasser nos modestes cerveaux, nos intellects, notre créativité, notre liberté, balayant l’éducation et le monde du travail ; alors que nous voilà désarmés, selon le cri alarmant du Dr Alexandre[1]… Désormais nous voici tous « obsolètes », à l’image des personnages du roman d’Alexis Legayet, satiriste burlesque, qui ne nous aidera peut-être pas à envisager avec sérénité ce grand remplacement en cours. Alors que les essayistes, comme Vivien Garcia se demandant Que faire de l’intelligence artificielle ? ou Julien Gobin interrogeant L’Individu fin de parcours ? craignent un monde régi par la technique, sans que l’on sache forcément s’en prémunir, au risque de l’effondrement du libre arbitre et de l’éthique. À moins qu’il faille, entre que faire de l’intelligence artificielle et que fait-elle de nous, peser l’enthousiasme et l’effroi, la pérennité possible de la conscience et de la liberté humaines…
Prenons d’abord la chose avec la légèreté de l’apologue, avec le goût du burlesque, avec le piquant de l’ironie, en ouvrant un roman, Les Obsolètes, d’Alexis Legayet. Il ne s’agit, excusez du peu, que de son sixième exercice romanesque, variant sans cesse les cibles, puisqu’il a mis en scène le ridicule des animalistes et des protecteurs de plantes, celui des néoféministes ennemies du mâle[2], et bien d’autres contes philosophiques fort contemporains.
L’on sait qu’une demi-douzaine de ses titres est parue aux éditions La Mouette de Minerve, dont il est l’un des fers de lance. Aussi se livre-t-il à ce que la rhétorique appelle la mise en abyme, en inscrivant l’action au sein d’une maison du même nom, du moins celui de l’oiseau dont les rires sont dignes de Gaston Lagaffe.
Car un illustrateur paresseux, procrastinateur, Olivier, tarde à livrer une couverture, éreintant la patience de Paul, l’éditeur de « La Mouette ». De guerre lasse, ce dernier recourt au générateur d’image de « l’IA », soit l’intelligence artificielle, obtenant une « couv’ » parfaite, pour une dizaine d’euros par mois. Alors qu’Olivier glisse dans « l’oblomovisme » et perd son emploi d’enseignant contractuel, l’éditeur s’enthousiasme pour un roman intitulé Histoires de chats au mystérieux auteur, « artiste autiste ». Il découvre bientôt que seule l’intelligence artificielle en est l’auteure. Quelques modifications plus tard, de façon à déjouer la trace, Gare aux chats devient un succès immense, ne serait-ce qu’avec le concours d’une « attachée de presse d’élite, Mylène Dupont » ! Mais il faudrait bien un jour exhiber en chair et en os « Malika », dont le prénom inclusif, maghrébin et « racisé » sonne si bien woke…
Tandis que tous ou presque autour d’Olivier et de son ami Marcelin deviennent « obsolètes », remplacés par des « IA », médicales, avocates, procureures, enseignantes, des drones livreurs, etc, que l’on nourrit les désœuvrés par des jeux immersifs, un procès retentissant défraie les écrans. Opposé au philosophe Serres (l’on pense à l’auteur béat de Petite Poucette[3]) ardent défenseur du progrès technologique, le philosophe récalcitrant nommé Beethoven n’a-t-il détruit avec son taser que l’hologramme de Malika ou l’a-t-il assassinée ? Sachant si bien se défendre et faire illusion, aurait-elle, en une nouvelle « controverse de Valladolid », une âme ?
Tandis que « l’autre Mouette », tente de fonder une maison d’édition strictement humaine, « Chalimard » absorbe la précédente, devient un fief de l’« IA », plus rien n’échappe aux innombrables développements de la bête inhumaine, qui prévoie de « pucer » tout un chacun. Ce tout un chacun dévolu à « l’obsolescence de l’homme[4] », pour reprendre le titre d’Anders : « Comment pourront-ils continuer à consommer les produits dont le système, en les privant de salaire, leur interdit l’accès ? »
Le malheureux Olivier, croyant résister héroïquement, brisant quelque drones de surveillance, devient, à l’instar du Che Guevara de son tee-shirt, « Oliv’Che », symbole de la résistance des « Obsolètes », avant de crouler sous son plafond pourri, clin d’œil à la ruine du communisme historique. Sont-ils des terroristes, privant la population d’électricité, voire visant les centrales nucléaires, du moins ainsi qu’ils en sont crédités ? Seuls quelques réfractaires, dont Marcelin et sa jolie romance avec Anaëlle, en réchapperont, dans la « décroissance » du terroir cévenol. Il n’en reste pas moins qu’à l’instar de 1984 de George Orwell, le « Big Brother » de l’intelligence artificielle a le dernier mot, avec une efficacité policière sans faille. Science-fiction ? Du moins probablement pour peu de temps encore…
La satire du monde de l’édition, de ses noms à clefs transparentes, est impayable – et notre auteur parle d’expérience – les personnages sont vivement brossés, les dialogues, que les allusions philosophiques n’alourdissent pas, sont d’une rare pertinence. Le rire du lecteur éclate à de nombreuses reprises ; même si le fond est un sombre enfer humain évincé par le paradis des « IA ». Quoiqu’une fois l’homme soumis, de quelle utilité serait-il pour la vastitude auto-réalisatrice de l’ « IA » ? Sa disparition ne serait plus seulement morale, intellectuelle, mais rapidement physique, y compris les « puissants financiers, destinés eux-mêmes à être remplacés ». Le ton léger du roman ne doit pas tromper sur la gravité du propos. Comme l’on dit familièrement, il fait passer la pilule amère avec le don du risible. Un ouvrage brillant, sans aucun doute, à méditer longuement.
La peur des nouvelles technologies n’a rien de nouveau. Initiée par Gutenberg, l’imprimerie causa l’ire de la corporation des copistes, effectivement aussitôt rendue obsolète et disparaissant dans les silences de l’Histoire. Les nouveaux métiers à tisser des années 1810, en Angleterre, poussèrent ceux que l’on appela « luddites » à briser les machines dont ils craignaient la menace pour leurs emplois peu qualifiés, à la faible productivité. En quelque sorte sont néoluddites tous ces technophobes qui s’opposent, plus ou moins violemment, à l’efficacité d’un nouvel outil, de la micro-informatique aux plantes génétiquement modifiées par exemple. Quoiqu’étonnamment ils ne soient guère nombreux à militer contre l’Intelligence artificielle, tout occupés qu’ils sont ailleurs, à manifester pour un climat fantasmatique ou un Israël commettant pire que la Shoah… Pourtant l’on aurait dû s’interroger avec plus d’acuité, lorsque le supercalculateur IBM « Deep Blue » vainquit en 1997 le champion d’échecs Garry Kasparov. L’esprit humain avait été dépassé par un bricolage sophistiqué. N’allait-il pas peu à peu menacer le genre humain, comme l’ordinateur de bord, nommé CARL (Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison), du film de Stanley Kubrick sorti en 1968 : 2001 L’odyssée de l’espace, alors qu’il s’agissait encore de science-fiction ?
Qu’est-ce que l’intelligence humaine ? Ce sont, en vrac, les capacités de calcul mental, la mémorisation, et surtout l’esprit critique, la connaissance de l’astronomie, la création de mythes et de religions, l'universalité, le goût esthétique, la stratégie militaire de la bataille d’Austerlitz, la philosophie politique de Machiavel, Tocqueville et Hayek, hélas celle de Marx, la découverte de la pénicilline par sérendipité, le théorème de Gödel, la physique quantique et l’informatique, Le Banquet de Platon et les tragédies de Shakespeare, les sonnets de Michel-Ange et les haïkus de Bashô, la peinture de Titien et la musique de Bach…
Il est alors à noter que notre intelligence n’est guère naturelle, tant elle est artificielle au sens où l’art de l’éducation, de la connaissance, de l’intellect, est cultivé. En conséquence faudrait-il parler d’intelligence machinique à l’égard de celle qui fait notre sujet d’étude ?
Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? Des capacités de calcul décuplées, centuplées ; de collecter, d’engranger et de traiter des milliards d’informations, d’user d’algorithmes complexes, mais aussi, selon James Manyika, de Google, de cartographier les neurones par le soin de Connectomics, de modéliser, avec Alpha Fold3, la forme des molécules, des protéines, de l’ADN et de l’ARN. Chez Google encore, Med-Geminy propose un modèle de langues affiné au service du raisonnement médical[5]. Bien entendu la traduction d’un idiome à l’autre devient de plus en plus aisée, menaçant traducteurs et interprètes. La pénurie, voire la compétence douteuse d’enseignants, devrait être résolue, même si l’empathie nécessaire y perdra peut-être – quoique. Au moyen de l’intelligence artificielle, les recherches sur la fusion des atomes créant plus d’énergie que celle consommée semblent, au Swiss Plasma Center de l’Ecole Polytechnique de Lausanne, prometteuses.
De surcroit ce que nous pensions être strictement humains, soit l’intuition et la créativité, deviennent coutumiers de l’intelligence artificielle. Jusqu’à ce que, bientôt peut-être, l’argumentation dissertative de l’essai soit définitivement à sa portée, voire la pertinence de l’esprit critique. Soit parce que ce dernier est induit par ce que l’on lui a mis dans le ventre, soit parce qu’il accède, qui sait, à l’autonomie intellectuelle. Au point qu’il vaudra peut-être mieux lire un texte produit par une intelligence artificielle plutôt que les pages de ce modeste blog…
Sans compter que la perception de l’environnement, la manipulation et la conduite d’objets, de véhicules, l’évolution dans un milieu, conjointement avec les avancées de la robotique, deviendront monnaie courante pour ce qui n’est plus seulement de l’ordre de l’humain. Sans tarder, ces artificielles compétences pourront s’appliquer à des domaines encore inconnus.
Les productions graphiques et colorées de l’intelligence artificielle sont déjà surprenantes, sinon épatantes. Il existe même, au-delà du deep learning, la traduction simultanée intégrant l’émotion de la voix : à quand une déclaration d’amour qui ne nous épargnerait pas la flèche d’Eros ? Anthropic, au moyen de son Claude 3, paraitrait écrire à volonté des haïkus – mieux que Bashô ? – alors qu’il s’agit d’opérations de logistique ! des sonnets – mieux que Shakespeare ? – alors qu’il s’agit de métadonnées d’images et de marketing ! Nous nous doutions bien que la rentabilité du haïku et du sonnet était infinitésimale. Quoiqu’il ne faille en rien sous-estimer Anthropic et autres dont l’aptitude à ces exercices risquerait de nous surprendre…
Forcément bien des emplois sont et seront perdus ; d’autres naissent et naitront, selon le principe de la destruction créatrice de Schumpeter, quoiqu’ils exigeront des individus hautement compétents. Si les services paraissent devoir être peu touchés, la robotique charnelle saura gracieusement remplacer les serveurs de restaurants rogues et indélicats.
Malgré l’illustration de couverture guère inspirée ni esthétique (un robot frappé par la pomme de Newton), voici peut-être le livre-initiation le plus opérant. Aux présupposés et attendus scientifiques répond le philosophe Vivien Garcia. Confrontant les enthousiasmes les plus délirants et les craintes les plus abominables, il se demande s’il faut voir là « l’esclave se retournant contre le maître ». Entre machines-esclaves corvéables à merci et entités suprahumaines se dressant telles le monstre de Frankenstein contre leur créateur, la collusion risque d’être manichéenne. Il faut s’y faire cependant, l’intelligence artificielle est à la source d’un monde en devenir.
C’est en 1956 que l’expression « intelligence artificielle » naquit pendant une conférence du Dartmouth College, alors qu’Alan Turing (dont le « test » demandait si l’humain se rendait compte ou non qu’il avait affaire à une machine) avait jeté les bases de l’informatique, que la cybernétique faisait beaucoup parler d’elle-elle. « Ce livre entend combler une partie du fossé qui sépare la culture contemporaine de l’intelligence artificielle, en proposant une petite histoire qui refuse de faire l’impasse sur la dimension technique de celle-là. […] Elle éclaire son récit d’éléments philosophiques et critiques dont la technique, pour sa part, se tient trop souvent distante. » Ainsi se penche-t-il sur ses racines et conséquences concrètes, sur ses concepts, algorithmes, réseaux de neurones, systèmes experts, modèles de fondation… mais en philosophe.
L’intelligence artificielle emprunte plus sûrement la voie connexionniste, fondée sur les réseaux de neurones formels, que celle symbolique, inspirée de la logique. Ainsi naquit dès 1957 le « perceptron », capable d’apprentissage : « dispositif visant à induire directement des concepts à partir de son environnement physique », fait d’une seule couche de neurones artificiels. Mais à ses qualités, manque au perceptron la reconnaissance universelle des objets, Or la voie symbolique permet ensuite une intelligence générale artificielle au moyen « des méthodes de résolutions de problèmes qui ne soient pas simplement algorithmiques, c’est-à-dire qui ne s’appliquent qu’à une seule classe de problèmes ».
Et lorsque l’intelligence artificielle « voit le monde comme un jeu », soit ceux qui ne reposent pas sur le hasard, les échecs, les dames ou le bridge, dont chaque partie se décompose en une succession de coups et de choix, deviennent leur champ d’élection. La voie avait été tracée en 1944 par la Théorie des jeux et du comportement économique d’Oscar Morgenstern et John von Neumann, mathématicien et cybernéticien[6]. Or « les choix individuels à l’œuvre dans ces jeux seraient analogues à ceux que rencontrent les acteurs économiques en compétition pour maximiser leur utilité ». Les programmes informatiques deviennent capables, mais « dans le cadre délimité d’un jeu, d’appliquer une stratégie possiblement gagnante ». Quoique pas exactement infaillible, la méthode peut faire aussi bien, voire mieux que les êtres humains ». Ce qu’ont bien prouvé les applications dévolues au complexe jeu de go ; et déjà aux modalisations entrepreneuriales.
Un pas au-delà est nécessaire lorsque Vivien Garcia se demande : « Qu’est-ce que l’IA appelle penser ? ». Pour ce faire il lit Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine qu’Hannah Arendt écrivit en 1972[7], lorsqu’elle s’intéressa aux Pentagon Papers, produits par le département de la Défense des Etats-Unis à l’occasion de la guerre du Viêt Nam. L’art ancien de mentir prend de nouvelles couleurs lorsqu’elle subodore que la géopolitique et la stratégie de l’Asie du Sud-Est ont été prises en charge par un ordinateur plutôt que par des êtres humains. Ainsi s’élève-t-elle avec virulence contre l’idée que « les hommes des think tanks sont des penseurs et que les ordinateurs peuvent penser ». Est-ce là une conception trop traditionnellement humaniste ?
Au perceptron de Rosenblatt, constitué d’une seule couche de neurones formels, s’ajoutent d’autres couches de neurones formels composant une structure d’une grande complexité. Du learning au deep learning, la machine peut s’auto-enseigner au moyen de l’abondance des données. Des algorithmes de rétro-propagation rectifiant des données conduisent à « une automatisation de l’entraînement », ce qui laisse l’intelligence artificielle néanmoins « plus artificielle qu’intelligente ».
Toutefois ces progrès exponentiels présentent selon notre essayiste le risque d’« un point de rupture irréversible qui remettrait en question les civilisations humaines ». En effet le travail prédictif conduit par de telles intelligences artificielles risque d’induire une « gouvernementalité algorithmique ». En outre, problème de plus en plus criant, « les données ne sont jamais données, elles sont le fruit de différentes normes et médiations techniques, sociales et culturelles plus ou moins conscientes et affirmées. Soit, ajouterons-nous, le risque non négligeables de maintes orientations idéologiques, y compris anti-scientifiques, voire théocratiques.
Etape supplémentaire, l’IA générative se déploie en Large Language Models, capable de créer contenus, textes, graphiques, sons, prétendant créer des images les plus authentiques. Mais ils sont aussi utilisés pour générer des structures moléculaires, des documents audios et vidéos. L’on devine aussitôt que le glissement vers fake news et deep fakes soit inévitable, rendant de plus en plus difficile la distinction entre le vrai et le faux, comme en témoigne récemment l’interview du pilote de course accidenté Schumacher, alors qu’il demeure dans un état végétatif ! Depuis 2018, les grands modèles de langage conduisent à la prééminence de ChatGPT et de ses confrères non-humains.
La neutralité de l’intelligence artificielle est bien entendu une chimère. Ses systèmes « se révèlent susceptibles de refléter différentes valeurs ou encore de conduire de manière systématique ou réitérée à des résultats inéquitables et pouvant renforcer ou engendrer des discriminations », ce qui nous laisse à penser combien ces dernières peuvent être contraire à toute éthique, d’autant qu’elles soient pilotées par la Cancel culture prétendument progressiste. En ce sens l’intelligence artificielle se voit formatée par ce que ses concepteurs ont introduits plus ou moins consciemment. Le problème n’étant pas seulement de repérer et corriger des biais, mais de déterminer comment et en quel sens, c’est-à-dire, ajouterons-nous, dans une démarche de philosophie sociale et politique libérale. Car l’éthique n’est pas forcément un gage de pureté morale tant elle subit les biais idéologiques.
Reste à savoir si les systèmes d’intelligence artificielle comprennent ce qu’ils font, auquel cas l’on se rapprocherait – dangereusement ou non – de la conscience. Ce qui oblige Vivien Garcia à convenir que toute conclusion à son essai serait provisoire, bientôt invalidée.
Un tel essai sait exposer non seulement l’historique des connaissances et des progrès, mais également les arguments divers et opposés, malgré des paragraphes techniques, sinon un poil abscons à l’occasion des chapitres sur les « données ». Il est d’autant plus pertinent lorsqu’il montre que plupart des utilisateurs et consommateurs des systèmes d’intelligence artificielle que nous sommes tous n’ont aucune connaissance des rouages de leurs fonctionnement, encore moins de leurs enjeux, perspectives, risques, voire téléologies. L’éco-anxiété grotesque et manipulatoire devrait plutôt céder la place à une inquiétude raisonnée face à l’éventuelle « aventure libre d’un objet technique dans l’univers social », si pour l’individu et sa liberté point une fin de parcours. Car lorsque la reconnaissance faciale viole notre identité, lorsque des drones tueurs interviennent sans commande humaine originelle, qu’advient-il de l’humanisme ?
L’on peut lire plus modestement Comprendre les bases de l'intelligence artificielle en 5 minutes par jour par Stéphane d’Ascoli[8], en tant que vulgarisation. Il décompose l'intelligence artificielle en termes simples, sans besoin de connaissances préalables en informatique, depuis les bases, comme la programmation en Python, un langage incontournable, le deep learning, AlphaGo, et deep fakes, jusqu'aux applications les plus avancées, dans des domaines tels que la médecine, la finance, les transports, la logistique, l’éducation. Un apport intéressant de ce volume permet de découvrir les perspectives professionnelles, les opportunités de carrière ouvertes. Ne reste plus qu’à perfectionner votre curriculum vitae !
Ainsi, au travers des recherches exponentielles en biologie, médecine et neurologie, ChapGPT saurait nous rendre immortels, pour reprendre le titre du Dr Alexandre[9]…
Faut-il casser le mythe ? Un certain Luc Julia percute en son titre : L’Intelligence artificielle n’existe pas[10]. En ce sens l’intelligence n’est pas seulement la connaissance, ce que maîtrise mieux que nous l’intelligence artificielle, mais l’innovation. Les machines, si sophistiquées soient-elles, suivent les règles de leur programmes, recrachent les données, les organisent, les utilisent en fonction de buts prédéfinis, font ce qu’elles savent faire avec performance, et pas au-delà. L’autopilot de Tesla devient bien plus fiable que mille conducteurs, mais ne saurait pas s’arrêter si le paysage vous charme soudain ; à moins de votre savant puçage. Pour Luc Julia, il faudrait dire « intelligence augmentée », ce qui est loin d’être idiot. Car l’innovation, c’est la remise en cause, le scepticisme, la sérendipité. Jusqu’à preuve du contraire, les machines les plus pointues n’en sont pas encore là. Quoique la génération et le flux chaotiques des systèmes puissent un jour y accéder.
Eric Sadin, parmi les pages de sa Vie spectrale[11], s’attache à « penser l'ère du métavers et des IA génératives », tel que l’indique son sous-titre. La réalité du métavers est déjà indubitable, soit « la pixellisation croissante de nos existences ». Travail, enseignement, médecine, achats, loisirs et interactions entre individus se font de plus en plus au travers de connexions en ligne, au moyen de nos écrans omniprésents. L’intelligence artificielle générative gère bientôt nos tâches quotidiennes et génère langages, images, sons, donc le sens… Nos facultés fondamentales seront déléguées à des robots microscopiques dont les voix intérieures nous guideront dans un nuage de pixels, quand nos vies seront sans cesse radiographiées, analysées, marchandisées, désincarnées. Une telle rupture anthropologique inédite exige d’urgence la scrupuleuse compétence du philosophe, dont La vie spectrale est à la fois phénoménologie contemporaine et pensée du monde qui vient, sans néanmoins que de solution réelle soit en vue.
Technophobe Julien Gobin ? Son titre, son sous-titre, pourraient le laisser entendre : L’Individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle. Il s’avise de monter la vanité de l’opposition manichéenne entre technophiles et technophobes, tant l’accélération des technologies et des dépendances qui en découlent rend inéluctable ce qu’il appelle un « fait social total », tant elle engage et soumet l’ensemble des individus, la société et ses institutions.
L’essayiste en rappelle aux fondamentaux de la démocratie libérale pour rappeler combien il s’agissait, de Leibniz aux Lumières, de « se libérer de toutes les influences », aux fins d’un « individu idéal », quoiqu’il ait dérivé vers la « jungle de la libération individuelle ». La plaidoirie résistera-t-elle à l’efficace afflux de l’intelligence artificielle ?
Y-a-t-il encore épanouissement de la liberté à l’heure du transhumanisme et de l’artificialisation omnivore de la technique ? Là où par exemple les traducteurs sont évincés ou en sursis, face à l’instantanéité de la translation, même si celle littéraire semble encore préservée, du moins si l’on en croit la dénégation et le mutisme des éditeurs sur la question ; le monde du travail et de la recherche frémissent, vacillent, sous les coups de ce que l’auteur appelle « la logique néolibérale ». Pire peut-être, nos vies personnelles pourraient bientôt ne plus l’être. Les données que nous fournissons aux réseaux sociaux, nos travaux, nos articles et livres en gestation, permettent aux machines, et à notre insu – quoique nous leurs mentions parfois par narcissisme et autofiction – d’aisément surpasser le « Connais-toi toi-même » du philosophe, certes l’inquisition du confesseur. Puis de commander nos décisions, pour notre bien, ou pour confisquer le libre arbitre : « Elles pourront ainsi nous aider à prendre la meilleure décision dans une situation donnée, à la manière d’un super coach, un alter ego objectif et rationnel qui serait doté d’un sens de l’observation et d’une capacité de calcul infinis. » Les recommandations d’achat issues des algorithmes ne seront que menu fretin au regard des recommandations vitales et psychiques. Un légume pour réguler notre métabolisme intégralement mesuré, le partenaire sexuel et affectif adapté, les études scolaires et universitaires les plus indiquées en fonction de l’analyse de notre ADN. Science-fiction que cela, mais pour combien de temps, annihilant la conscience individuelle et la délibération…
Hautement muni d’une dimension philosophique, l’essai de Julien Gobin est fort nourrissant. Toutefois, il n’y va pas en sa conclusion de main morte : « Plus la science progresse, plus on réalise que l’homme n’est ni autonome ni souverain sur lui-même » ; ou encore « fin du libre arbitre », « logique contre la vie », « suicide évolutif », post-humanité « fantomatique », quoiqu’en son pessimisme, voire fatalisme, il s’agisse, comme il se doit, de questionnement et non de certitudes péremptoires.
Qui prend et prendra en mains le contrôle des intelligences artificielles ? Des scientifiques éclairés et philanthropes, des philosophes animés par l’esprit des Lumières, des poètes législateurs du monde pour reprendre le mot de Shelley[12] ? Ou des hackers que l’appât du gain mal acquis fait saliver, des écoterroristes, des fanatiques du Hamas et du Hezbollah, des dictateurs poutiniens, coréens du nord ou chinois ? Ce pourquoi l’intelligence artificielle et ses avatars ne vont pas sans éthique, sans philosophie libérale, sans géopolitique. Ce dernier point étant justement soulevé par Pascal Boniface dans son essai intitulé Géopolitique de l’intelligence artificielle[13]. Car au-delà de nos vies individuelles, de nos emplois, cette révolution numérique ne manquera pas de bouleverser les rapports de force internationaux. Corne d'abondance planétaire ? Inégalités économiques et politiques jamais vues, opposant une élite richissime détenant les manettes de l’humanité aux multitudes chômeuses et paupérisées. Les géants du digital, Google, au premier chef, deviennent des superpuissances concurrentes des Etats.
Il est évident que le jeu d’échecs fomentés par les empires s’exacerbe en cette occurrence : Etats-Unis, Chine, Inde, voire, ajouterons-nous, des puissances apparemment plus modestes, mais aux technologies avancées, comme la Suisse et Israël. Il n’est pas certain que la France et l'Europe soient à cet égard suffisamment armées. Et l’on apprend aujourd’hui – c’était inévitable – que la Chine teste des chiens robots équipés de mitrailleuses, plus sûrement que ceux de Ray Bradbury dans Fahrenheit 451,[14] fameuse dystopie écrite en 1953, dans laquelle les pompiers brûlent les livres…
L’intelligence artificielle est-elle avec ou contre nous ? Ainsi Rodolphe Gélin et Olivier Guilhem intitulent-il leur livre[15]. En ses deux parties opposées, l’ouvrage instaure un jeu d’arguments et de contrarguments entre les tenants de la promesse de jours meilleurs et l’aube de l’apocalypse de l'humanité. « Livre blanc » et « Livre noir », selon le sous-titre, ainsi sont exposées les facettes de cette technologie, ses conséquences sur nos vies, sur notre relation au travail, jusqu’à nos choix de société et la gestion de notre environnement. Sans conclure, mais c’est la vertu de l’exercice, les prophètes de malheur et les thuriféraires technophiles béats campent sur leurs positions. En ce sens, reste au lecteur de ce pédagogique ouvrage la responsabilité de trancher, ou plutôt de nuancer, si possible. Et puisqu’il faudra vivre ou mourir avec l’intelligence artificielle, autant le faire en conscience des outils, des bénéfices et des pertes, des enjeux…
Ainsi peut-être faut-il apprécier « Claude 3 », une intelligence artificielle fort récente développée par Anthropic, sous l’égide de Sam Altman, dépassant l’efficacité de ChapTG 4 – qui d’ailleurs surpasse la plupart des compétiteurs de hacking – et à vocation éthique. En effet ses paramètres, corrigés par elle-même, incluent le respect de valeurs humanistes et occidentales, pour permettre la transparence des contenus, éviter de fausser la vérité, bien qu’en cette dernière affaire il ne soit pas sûr qu’elle échappe aux manipulations et aveuglements idéologiques Mais aussi de façon à ne pas être utilisés à fins délétères, par exemple cyberattaques ou armes biologiques. Il pense également à se prémunir contre une possible autonomie des intelligences artificielles, tout cela dans le cadre de ce que son concepteur appelle une « IA constitutionnelle », quoique le ver soit peut-être dans le fruit, tant la fiabilité des réponses reste encore à prouver, tant il intègre des impératifs wokistes valorisant la réponse « qui présente le moins de risque d’être vue comme blessante ou offensante pour une audience non occidentale[16] ». Les bénéfices financiers et les retombées positives sont déjà considérables, ne serait-ce que dans l’accélération du traitement des maladies, la baisse du coût des énergies, l’éduction, il ne faudrait pas que les maléfices s’y glissent, si ce n’est déjà fait dans le domaine militaire, dans des criminalités de masse, dans des perspectives de contrôle des populations, comme la Chine postcommuniste en est déjà coutumière, de façon à rendre la surveillance du « Big Brother » venue de George Orwell et de son 1984, puérile… Une responsabilité immense incombe donc aux concepteurs, gérants et utilisateurs de l’intelligence artificielle : penser les maléfices dont est prodigue l’intelligence naturellement humaine, au service d’un monde meilleur. Faut-il souhaiter que la conscience soit impartie à l’intelligence artificielle, le libre arbitre ? Celles propres à l’homme viennent bien du chaos primordial de la Genèse, sans qu’il y ait besoin de convoquer un dieu, donc le Big bang, alors pourquoi les fractales multiplicités en mouvement de cette intelligence n’y conduiraient-elles pas ? Utopie ou dystopie ?
Que dirait un philosophe libéral de tout cela ? La création concurrentielle et libre de nouvelles ressources, techniques et services est bien entendu bénéfique, dans le cadre, encore une fois de la « destruction créatrice » chère à Schumpeter ; et elle a largement bénéficié à la plus grand part de l’humanité. Cependant la généralisation exponentielle de l’intelligence artificielle, contrôlant et remplaçant nos vies, devient « un projet pour le moins antilibéral » - pour reprendre les mots d’Alexis Legayet (p 193). Si, selon l’Anglais John Stuart Mill, en 1859, « les hommes ne sont autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection[17] », l’on peut concevoir qu’il faille bientôt assigner une limite à l’emprise de l’intelligence artificielle, tant un totalitarisme exogène deviendrait le moteur de nos vies bientôt superfétatoires. Ce dernier philosophe posait la question de cette limite en arguant de la différence entre pouvoir du gouvernement et conduite privée. Mais il s’agit maintenant d’une autre affaire. À moins qu’il faille considérer les rets de plus en plus enlaçants et intrusifs de l’intelligence artificielle comme une subversion monopolistique du capitalisme libéral, soit une trahison du libéralisme politique classique et des Lumières, comme un avatar de l’Etat et du communisme aux menottes et œillères d’or, d’autant plus monstrueux qu’ils puissent se produire en collusion, pour mieux nous enchaîner, nous endormir, jusqu’à la disparition du dernier homme nietzschéen, fukuyamien, IAesque… Alors cet Etat artificiel n’aurait plus aucune valeur, tant, selon la conclusion de John Stuart Mill, « la valeur d’un Etat à la longue, c’est la valeur des individus qui le composent ».
La privauté des données d’abord, le consentement préalable et renouvelable à toute nouvelle avancée du monstre ; voilà qui serait salutaire. Certes, mais si l’intelligence artificielle devient le législateur du monde ?
L’auteur de ce modeste essai, compilation critique de données, n’a pas encore cédé aux sirènes de l’intelligence artificielle pour l’écrire à sa place ; alors qu’il aurait pu paresser en sirotant son thé noir aux oranges sanguines et en baguenaudant dans sa bibliothèque face aux dos colorés de ses livres qu’il ne lirait plus – l’intelligence artificielle s’en chargeant. Si, comme le disait à seize ans le jeune Victor Hugo voulant « être Chateaubriand ou rien », il prétend immodestement en ses romans, sonnets et essais (d’ailleurs pour certains publiés à la rieuse Mouette de Minerve) ne pas pouvoir être remplacé par cette intelligence artificielle capable d’écrire des bluettes de la collection Harlequin, des books « Feel Good », des romances adolescentes, tous interchangeables, mais proposer d’insolentes et innovantes œuvres dignes des Belles Lettres de toujours. À moins que l’avenir voit l’irruption d’un Dostoïevski, d’une Emilie Dickinson, d’une Mary Shelley strictement technologiques. Qui lo sa ?
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Dr Alexandre : La Guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT, JC Lattès, 2023.
[3] Michel Serres : Petite Poucette, Le Pommier, 2012.
[4] Gunther Anders : L’obsolescence de l’homme, Ivréa, 2002.
[5] Le Point, 23 mai 2024, p 68.
[6] Oscar Morgenstern & John von Neumann : Théorie des jeux et du comportement économique, Université des sciences sociales de Toulouse, 1977.
[7] Hannah Arendt : Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Pocket, 2002.
[8] Stéphane d’Ascoli, Comprendre les bases de l'intelligence artificielle en 5 minutes par jour, First, 2020.
[9] Dr Alexandre : ChapGPT va nous rendre immortels, JC Lattès,
[10] Luc Julia : L’Intelligence artificielle n’existe pas, First éditions, 2019.
[11] Eric Sadin : La Vie spectrale. Penser l’ère du métavers et des IA génratives, Grasset, 2023.
[12] Percy Bysse Shelley : Défense de la poésie, Rivages, 2011.
[13] Pascal Boniface : Géopolitique de l’intelligence artificielle, Eyrolles, 2021.
[14] Ray Bradbury : Fahrenheit 451, Folio SF, 2023.
[15] Rodolphe Gélin et Olivier Guilhem : L’intelligence artificielle est-elle avec ou contre nous ? La Documentation française, 2020.
[16] Les Echos week-end, 24-24 mai 2024, p 32.
[17] John Stuart Mill : La Liberté, Guillaumin et Cie, 1877.
Abbatiale de Saint-Maixent-L'Ecole, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.