Philippe Sollers : Dictionnaire amoureux de Venise,
Plon, L’Abeille, 2021, 496 p, 12 €.
Andrea Zanzotto : Venise, peut-être,
traduit de l’italien par Jacques Demarcq et Martin Rueff,
Nous, 2021, 144 p, 16 €.
Martine Delerm & Philippe Delerm : Fragments vénitiens,
Seuil, 2021, non paginé, 29 €.
En forme de poisson depuis le ciel, Venise est un mirage de beauté réalisé, ville de mer, de canaux et de miroirs, de palais gothiques et d’églises baroques, de coupoles et de piazzas. Belle même dans sa décadence, dans ses ocres crépis pourris. Choyée par les écrivains, du Président de Brosses à Philippe Sollers, en passant par Giacomo Casanova ou Thomas Mann, Venise ne cesse de fasciner, d’interroger. Au travers d’une anthologie, retrouvons-là sous la plume des écrivains, et parmi le Dictionnaire amoureux de Philippe Sollers. Mais au-delà de ces strates historiques, fantasmatiques et esthétiques, un grand poète italien contemporain, Andrea Zanzotto, dans Venise, peut-être, vient confronter l’imagerie vénitienne à son présent, parfois plus grinçant, tandis que Martine Delerm préfère l'ocre des détails vénitiens.
Plutôt que de s’aventurer - au risque de s’égarer - dans une pléthorique bibliothèque consacrée à Venise, tant d’historiens que d’écrivains, voici une précieuse anthologie. Certes, elle ne s’ordonne ni par ordre chronologique, ni alphabétique, ni genre littéraire et l’on ne sait quelle pensée, faute de préface, a présidé à l’ordonnancement de ces Histoires de Venise, dont les textes ont été réunis par Sébastien Lapaque. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un efficace passe-partout afin de découvrir le passé et l’imaginaire de la ville.
Rétablissons si possible un cheminement chronologique où le poète Joachim du Bellay a la primeur en moqueur patenté, faisant allusion aux noces du Doge avec la mer : « Mais ce que l’on en doit le meilleur estimer, / C’est quand ces vieux cocus vont épouser la mer, / Dont ils sont les maris et le Turc l’adultère ». Honoré de Balzac, d’ailleurs, nous promet le « trésor » des Doges, dans sa nouvelle Facino Cane. Les poètes comme Théophile Gautier célèbrent avec jubilation une « Venise [qui] pour le bal s’habille. / De paillettes tout étoilé, / Scintille, fourmille et babille / le carnaval bariolé ». Ou bien Alfred de Musset qui chante le crépuscule : « Dans Venise la rouge, / Pas un bateau qui bouge, / Pas un pêcheur dans l’eau, / Pas un falot » ; alors que lui répond non sans ironie son amante George Sand qui observe goulument les types d’hommes vénitiens. Le romancier Italo Svevo préfère quant à lui l’éloge de la gondole et de sa lenteur.
Pour notre bonheur nous n’échappons pas à la mélancolie sublime de La Mort à Venise de Thomas Mann, dans laquelle Aschenbach meurt pour être resté trop longtemps dans la ville empestée de choléra, afin de contempler le bel adolescent Tadzio. Ni au personnage d’Henry James qui mange des glaces au café Florian face à Saint Marc et « son hérissement de broderies », dans Les Papiers de Jeffrey Aspern. Quoique Marcel Proust, dans La Fugitive, soit peut-être ici notre préféré, aimanté par « l’Ange d’or du campanile », non sans explorer la Venise « des humbles campi, des petits rii abandonnés » ; c’est ainsi qu’il magnifiait ce « haut-lieu de la religion de la beauté ». En donnant un pluriel à Venises, Paul Morand sait que « les canaux de Venise sont noirs comme de l’encre ; c’est l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Proust ». Il va du « péristyle d’un théâtre ferroviaire mussolinien » au « défilé triomphal sur le Grand Canal », bien que moins glorieux y soient les prostituées et les « pédérastes ». Et si avec l’arrivée nocturne d’Yves Bonnefoy la mer y est noire, l’eau est d’un « vert d’absinthe ». Laissons le dernier mot, un rien hyperbolique, à Michel Butor, qui découvre là « une histoire du monde en abrégé ».
La richesse de l’Histoire, l’énigme de la beauté, la splendeur de l’art et la mélancolie d’une ville menacée par le temps n’en finissent pas d’émouvoir et d’inspirer les écrivains, comme une nécessité de trouver à la vie un sens précieux devant le temps.
Une autre mosaïque littéraire, cette fois sous la plume unique d’Alberto Toso Fei, saura ravir celui qui lit l’Italien : Veneziaenigma. À la recherche de l’essence de Venise, ce sont là treize siècles de chroniques, de mystères, de curiosités, entre Histoire et mythe, « tesselle après tesselle ». En une cartographie divisée en six promenades documentées, les six quartiers de la ville livrent leurs entrées évidentes et secrètes, leurs signes et leurs allégories. Les statues, églises et palais de l’Histoire côtoient les traditions populaires, les contes et légendes témoignent ainsi de l'ancienne splendeur et de la puissance de la Sérénissime. Elégamment mis en page, le volume est de plus judicieusement illustré de photographies en noir et blanc, non pour décliner les clichés grandioses, mais éclairer des détails curieux, des points de vues étranges, des ombres et des lumières architecturales intrigantes. Avec tant de canaux et d’âmes lumineux et ténébreux, il n’est pas étonnant de trouver un « pont du diable », un « hôpital des putains », une gueule de pierre destinée aux dénonciations secrètes[1] », une « dame en noir », le « vampire du Rio Morto », ce parmi les strates historiques, politiques et économiques de l’édification d’une ville en songe, d’une utopie…
Canale grande e Basilica di Santa Maria della Salute, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
Romancier controversé, successivement maoïste et pape des revues Tel Quel et L’Infini, Philippe Sollers[2] est un lyrique invétéré, un fidèle enthousiaste de la cité des Doges. De page en page, au gré d’une érudition ailée, il n’a de cesse de convier le lecteur dans ses enthousiasmes et ses enchantements. Forcément fidèle au principe de la collection « Le dictionnaire amoureux » - qui parcourut des sujets aussi divers que la Bretagne, le rugby ou Mozart - il se joue de l’ordre alphabétique avec brio, du musée de « l’Academia » au quai des « Zattere ».
L’on s’en serait douté, les écrivains licencieux ont ici une place privilégiée : le politique Arétin, redoutable pamphlétaire, Baffo, « homme d’Etat et poète pornographique », Casanova, séducteur impénitent, qui s’échappa de la prison des « Plombs » au-dessus du Palais ducal. Sensible à la « liberté et à la licence » qui règnent ici, Charles de Brosses fait un éloge appuyé des architectures de Palladio, des courtisanes et des religieuses qui chantent les œuvres du prêtre roux : Vivaldi ; et peut-être plus de Claudio Monteverdi : « Place à la splendeur », ajoute notre essayiste. Des souvenirs plus désastreux surgissent, comme celui de Bonaparte qui, expéditif tyran, fit en 1797 détruire l’Arsenal et livra Venise à l’Autriche, d’où la décadence politique et économique qui s’en suivit…
Célébrés sont les peintres : Bellini, qui « peint comme il prie », à la fois « des Vénus nues et des Assomptions volantes », Tintoret à San Rocco, Tiepolo aux fresques lumineuses et dansantes, Canaletto et ses vedute, la « souveraineté » de Titien, les architectures presque abstraites et le « soir d’or » de Turner… Mais aussi, passage obligé, les églises et pardessus tout l’octogone baroque à coupole de la Salute, les palais, comme la Ca d’Oro, « fruit du gothique fleuri oriental », la basilique Saint-Marc et le Campanile. Indubitablement le guide touristique est autant didactique que poétique.
Comme s’identifiant aux écrivains qui ont été éblouis par Venise, Philippe Sollers vibre avec Chateaubriand, avec Da Ponte librettiste de Mozart, avec le dramaturge Goldoni, qui a sa statue dans le quartier San Marco, Goethe l’européen… L’on y croise Hemingway et son colonel amoureux d’une jeune comtesse et pratiquant des caresses intimes dans une gondole. Henry James est lui, hélas, traité à la va-vite. Les ombres de Nietzsche, écrivant les aphorismes lumineux d’Aurore, et de Wagner mourant s’opposent. « Au fond, deux visions de Venise, s’affrontent presque constamment. L’une bonapartiste et germano-autrichienne (thèse de l’effondrement inéluctable), et l’autre, éblouie, française (paradis et résurrection, Proust, Manet, Monet) ». C’est un peu réducteur, schématique, mais parlant.
Notre panégyriste n’ignore pas que, ville de l’imprimerie florissante, Venise abrita, autour de l’an 1500, le célèbre imprimeur humaniste Alde Manuce[3], qui fit tant pour le rebond des lettres grecques et latines.
Loin de se complaire dans le passé, Philippe Sollers fait un éloge vigoureux de la cantatrice Cecilia Bartoli. Ce qui ne l’empêche de jeter un œil caustique sur le carnaval d’aujourd’hui : « faux, parodique et grimaçant », « du bruit, de la laideur, des masques empilés sur des masques ». Egalement sur Régis Debray, celui qui « se dévoue pour cracher sur Venise[4] », ou encore « un frustré de la politique et de l’Histoire, un grand blessé du plaisir, de la littérature et de l’art ». Le blâme n’y va pas de main morte, y compris lorsque le pesant Heidegger fait une halte dans la Sérénissime sur le chemin de la Grèce, en ratant notre ville préférée...
Philippe Sollers aime les énumérations, celles des bateaux, aux origines cosmopolites, les chroniques historiques et biographiques, les citations abondantes (y compris les autocitations), de strophes entières de Byron par exemple. Faut-il lui pardonner de consacrer à lui-même une notice, entre Sartre et Stendhal ? C’est ainsi qu’il mêle le genre du commentaire subjectif, voire sentimental, avec celui de l’anthologie.
Avis aux esprits lourds, aux insensibles, au panurgisme touristique, à la menace d’une « Exposition universelle » : « Être là est un art », affirme à bon droit Philippe Sollers. Et même si ce livre est marqué d’un rien d’autosatisfaction, voire de narcissisme en sa « chambre » d’écrivain avec vue vénitienne, il est écrit comme au rythme d’un incessant poème en prose, il est à picorer au hasard des lettres et des lieux, des écrivains, des peintres et des musiciens, de l’irremplaçable Claudio Monteverdi, baroque « chant du phénix », jusqu’à Stravinski et ses cantiques modernistes. Venise est en somme une ville posée sur un miroir dont l’autre nom devrait être en toute évidence et magnificence : l’art.
Il est bon de renouveler son regard grâce à la plume incisive d’un poète vénitien qui collabora en 1976 avec Fellini à l’occasion de son Casanova : Andrea Zanzotto (1921-2011). L’auteur de la forêt de métaphores intitulée La Galatée au bois[5], qu’il publia en 1978, est natif de Pieve di Soligo, qu’il ne quitta guère. Pour être ancré au nord de la Vénétie, aux pieds des premières montagnes des Dolomites, il n’en est pas moins attentif à la précieuse Sérénissime, où se déclinent splendeur précieuse et décadence morbide. Elle n’est pas qu’un miracle de l’Histoire, une ambition esthétique accomplie dans l’écrin de sa lagune, mais elle est ancrée dans sa région, entre la plaine populeuse, ses « tours infernales de l’industrie », et les crêtes où s’affrontèrent l’Autriche et l’Italie pendant la Première guerre mondiale, puis les fascistes, nazis et partisans pendant la Seconde. Elles sont également pour Zanzotto, qui lui-même participa à la Résistance antifasciste, l’écho du Mont Ventoux escaladé par Pétrarque au XIV° siècle.
La topographie vénitienne urbaine repose sur sa boue, sur les pieux que l’on y planta pour faire surgir palais et ruelles, canaux et églises, « servant de base et de socle à l’épanouissement des monuments » : tout l’or de l’art. Il est cependant aujourd’hui nécessaire de « se laver de la faute de se sentir dans un des centres mondiaux de l’aliénation touristique ». Pourtant, même à l’occasion du carnaval, moment d’utopie luxueuse et sensuelle, qui fait également preuve de contre-culture, « tout n’est pas muséifié ». Ressurgissent à cette occasion le compositeur d’opéra Vivaldi, le dramaturge Goldoni, le poète licencieux Baffo. Reste à percevoir combien parmi la lagune, « La nacre la plus pure se fond dans les irisations équivoques des rejets industriels ». La ville est un palimpseste auquel prédispose l’écriture stratifiée d’Andrea Zanzotto.
C’est hélas une « Vénétie qui s’en va », dont le territoire est « mangé par la lèpre », dont les dialectes tombent en désuétude. La dimension élégiaque est prégnante. D’autant qu’il est bien difficile de se loger dans ce qui fut « un monde pictural prodigieux », où le bâti devient exponentiel : « Il s’est produit une damnation de cette mémoire territoriale millénaire », face aux paysages éternels des peintures de Giorgione et de Titien. Or « la poésie est concernée par cette prolifération de contradictions à laquelle s’est réduite notre réalité la plus concrète ».
Plus au sud, vibrent les « collines Euganéennes » dont les paysages sont également surchargés de mémoire, « concrétions ou archipels de lieux » chantés depuis l’Antiquité, refuge de la poésie lyrique occitane et de Pétrarque, puis romantique avec Ugo Foscolo. Ainsi les lieux sont des rêves, ce que souligne le « peut-être » du titre. Le reportage topographique devient défilé d’images mentales.
Hélas encore « le visage ancien des villes se trouve presque partout défiguré, les campagnes sont infiltrées par une espèce de tissu urbain effiloché qui prolifère avec ses constructions amorphes ». Nostalgique et toutefois curieux de comprendre ce qui évolue et déborde la signification, tel est l’écrivain, qu’il évoque Nino, un ami vigneron, ou le mariage de la ville aquatique avec la mer.
Ce recueil de proses intensément poétiques, voire férocement réalistes, égrène des textes parus entre 1964 et 2006. On ne le lira pas comme un prospectus régionaliste usé de clichés, un dépliant touristique tapageur, mais en emblème contrasté auquel ne manquent pas les images - au sens métaphorique du terme - en fait une méditation lyrique et inquiète sur les destins des espaces.
Plutôt que de vastes panoramas, Martine Delerm & Philippe Delerm ont choisi leurs Fragments vénitiens. L’on ne cherchera pas en cet album à l’italienne les grands canaux et palais prestigieux, les musées et les églises, tout ce qui fait la gloire touristique de la Sérénissime. L’écrivain, au moyen d’une dizaine de petites proses comme autant de chapitres, et surtout la photographe (une affaire de famille donc) vont puiser parmi l’infinie palette de détails offerts à qui sait regarder hors des avenues du cliché cartepostalesque. Ce sont surtout les ocres, des pierres et des crépis, ce dont témoigne la couverture. « L’effritement », « les dégradations sublimées », telles sont les émouvantes marques du temps de la lagune et de sa ville historique. Philippe Delerm ponctue l’ouvrage avec une douzaine de petits poèmes en prose, célébrant le rouge du marché aux poissons, « la lumière qui tournoie », un « contrejour sur le miroitement », et « des couleurs encerclées d’eau ». Aux murs, arcades et graffitis répondent les reflets mobiles dans les canaux, alors que les ombres découpent une intensité lumineuse frappante. Une chaine, une affiche, des linges, des volets verts, des mousses, des boites aux lettres et des lettrages, et surtout une acuité réelle du regard de la photographe, que l’on devine, avisée, avoir longtemps été à l’affut. Une paix délicieuse se dégage de ce bel ouvrage.
« Une république fameuse, longtemps puissante, remarquable par la singularité de son origine, de son site et de ses institutions, a disparu de nos jours, sous nos yeux, en un moment[6] » ; ainsi Pierre Daru, à l’orée du XIX° siècle, inaugurait sa monumentale Histoire de la république de Venise en neuf volumes. Elle ressuscite cependant sans cesse au moyen de la grâce de son architecture marmoréenne, ocre et aquatique. À la fois un mirage vivant d’eau et de ciel et un rêve minéral, Venise est la cristallisation de l’art dans le temps, sinon éternel du moins solide, éclairée par les reflets mouvants des bateaux colorés, des palais et de leurs fenêtres à arcades, de leurs portes mystérieuses donnant sur une eau obscure, dont les reflets mouvants capturent des blasons picturaux.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.