traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Fançoise Adelstain,
Globe, 2020, 480 p, 22 €.
Imbolo Mbue : Voici venir les rêveurs,
traduit de l’anglais (Cameroun) par Sarah Tardy,
Belfond, 2016, 440 p, 22 €.
Une grappe de personnages de couleur anime le portrait multiculturel de Londres dressé dans le roman de Bernardine Evaristo : Femme, fille, autre, ode polyphonique à la liberté des femmes noires. Quant à l’Américaine d’origine camerounaise Imbolo Mbue, c’est à New York qu’elle déploie ses personnages d’humbles immigrés à l’épreuve de la crise économique. Ainsi, parmi deux romans de mœurs, la féminine encre noire de la diaspora vient donner des couleurs à la littérature contemporaine.
Aux premières pages de Fille, femme, autre, une inquiétude saisit le lecteur : va-t-il entrer dans un roman à thèse, engagé au service du féminisme, militant de la cause des Lesbiennes-Gays-Bi-Trans-Queer-Intersexes ? Son irritation pourrait croître, abordant des phrases presque dépourvues de ponctuation, sous forme de versets, sans guère de nécessité. Cependant, assez vite, le lecteur oublie ces prémices et se laisse happer par le récit et les personnages de la romancière Bernardine Evaristo.
Elles sont douze, comme les heures du jour, voire comme des apôtres qui n’entoureraient aucun Christ, sinon un concept de féminité en voie de définition. Au service de chacune, le narrateur interne nous fait successivement pénétrer leurs vies, leurs émotions et convictions. Toutes sont noires et portent la liberté féminine chevillée au corps. Elles ont de dix-neuf à quatre-vingt-treize ans et défient la vie et le monde qui les entourent.
Alors qu’Amma est sur le point de donner la première de sa pièce de théâtre La Dernière Amazone du Dahomey (qui est le pivot du livre en tant qu’ode aux femmes soldates du Bénin au XIX° siècle et aux « guerriers intersectionnels »), sa fille Yazz s’interroge sur son avenir, qu’elle pense diriger vers le journalisme. Dominique, l’administratrice de la compagnie, lâche les planches et Amma pour filer un amour haut en couleur avec Nzinga dans une campagne américaine, une « terre de femmes » sans images d’hommes et propriété de « Gaïa » ; où l’on devine la satire. Elles s’appellent également Carole et Bummi, La Tisha, Shirley, Winsome, Penelope, Megan, Harrie et Grace, ou encore « Waris, la Somalienne », en une kaléidoscopique galerie de portraits. L’une est « fana de théories conspirationnistes » l’autre remercie Jésus, bon nombre d’entre elles sont impatientes « d’aller à l’université, de construire une carrière et d’abandonner la vie corsetée de ses parents », d’accéder au « concept de genre sans contrainte ». Car, « de genre neutre », Megan devient Morgan, en usant du discutable article inclusif « iel », tout en veillant à ne représenter qu’elle-même et non « un mouvement trans-genre ». Enfin la pièce aux Amazones, que l’on devine être un manifeste contre le théâtre mâle, mais « à mille lieux des diatribes agit-prop qui ont marqué les débuts de la carrière d’Amma » (peut-être un reflet de notre auteure), est un succès. Ainsi les bouillonnantes biographies, toutes fictives certes, se répondent, se côtoient et s’enchevêtrent en un puzzle animé.
La vivacité de la narration, la verve qui ne se dément jamais, l’équilibre de la polyphonie, la musicalité d’une symphonie chorale parcourue de leitmotivs et d’échos, en quelque sorte dodécaphonique, tout contribue à ttendre ces personnages vivants, voire fort attachants, y compris s’ils ne sont pas forcément idéaux. En outre Bernardine Evaristo a su éviter l’écueil du sérieux et de l’éloge manichéen des femmes et de leurs sexualités souvent saphiques ; c’est avec humour qu’elle dépeint ses consœurs, voire avec un vigoureux zeste de satire, comme lorsque Nzinga, « lesbienne séparatiste féministe radicale, abstinente, vegan, non fumeuse », prétend contre tout « racisme intériorisé », ne pas porter de slip noir : « Pourquoi irais-je chier sur moi ? » Cette population aux aspirations étonnantes n’est en rien idéalisée. Si les femmes charmantes et créatrices ne manquent pas, celle violentes, dogmatiques et tyranniques non plus, en une comédie humaine miniature pleine d’enseignements, au-delà des préjugés et au service du triomphe des meilleures des femmes.
Sans aucun doute la valeur sociologique de ce roman perle en de nombreuses pages. Telles celles consacrées à « LaTisha », qui, laissant les hommes abuser de sa bonté et de son romantisme de midinette, voire jusqu’au viol, se retrouve avec « maintenant trois enfants, Jason, Jantelle et Jordan, et pas encore vingt et un ans trois enfants qui grandiraient sans père ». Il lui faut, seule, faire des études de gestionnaire de vente, et se démultiplier en trois mères, loin de l’irresponsabilité de ces messieurs. C’est de cette façon que le roman se démultiplie en une pluralité de récits engagés, dénonçant le comportement de trop d’hommes noirs, aussi machos que violents, voire carrément délinquants.
Ce sont aussi des contes mélodramatiques, quoique fort réalistes. Comme à l’occasion de Grace, fille d’un marin abyssinien et d’une mère anglaise de seize ans, rejetée par son père pour avoir donné naissance à une métisse. Son destin ne cesse de se heurter au monde : devenue orpheline lorsque sa mère meurt de tuberculose, elle échoue dans un foyer pour jeunes filles à la campagne, devient femme de ménage. Mais en une fin heureuse bien consolatrice, sa vie croise celle de Joseph qui en fait sa femme et la maîtresse de sa ferme.
Ainsi la plupart de ces personnages vivent leur roman de formation, en une évolution intérieure, sexuelle, sociale et politique. Les milieux et les professions sont volontairement très variés, fort dissemblables : quand l’une est dramaturge, l’autre est une modeste retraitée, quand d’autres sont agricultrice ou professeure, l’une est analyste financière dans la City londonienne. Et si chacune, de « fille », devient « femme », elle n’en reste pas moins « autre » par sa différence essentielle, porteuse de son défi personnel, sans que la romancière enferme ses douze sœurs dans une communauté de destin et d’idéologie, dans une phraséologie antiraciste réductrice[1], ce dont nous lui sommes gré.
Un autre intérêt de ce roman de Bernardine Evaristo, qui reçut avec lui le Booker Prize en 2019, est de dessiner un tableau de Londres en ville multiculturelle, lors d’une enquête sociologique intensément vivante. À cette dimension géographique, s’ajoute celle temporelle, puisque l’on y peut lire une Histoire de la révolution sexuelle et de l’intégration des Noirs. L’écrivaine a su faire de Fille, femme, autre un beau melting-pot des genres littéraires, à la lisière du roman de société, de l’apologue et du dialogue philosophique, et, si l’on excepte quelque manque de concision somme toute pardonnable, marqué d’abondants coups de plumes réussis, au service d’un éloge d’une société cosmopolite de femmes à l’aube du XXI° siècle.
Et bien que fictionnel, son opus a quelque chose de volontairement encyclopédique, tant ses personnages sont les représentants de divers âges de la vie, de diverses classes sociales, d’origines géographiques et de sexualités multiples, de milieux culturels et de sensibilités ouverts, non sans associer la grande prose romanesque au rythme poétique.
Qui est Bernardine Evaristo ? Sur ses photographies, son sourire faussement naïf, sa coquinerie et sa finesse natives la rendent immédiatement sympathique. Née en 1959 à Londres d’un père nigérian et d’une mère d’origine irlandaise, elle cofonda un « Théâtre des Femmes Noires », où l’on devine que l’inspiration lui fut fournie au servie de son personnage de dramaturge. Militante féministe, elle n’en est pas moins professeure de littérature à l’Université de Brunel et vice-présidente de la Royal Society of Literature. Ce n’est peut-être pas un hasard, si en 2019 le Man Booker Prize, pour son Girl, Woman, Others, lui fut décernée conjointement avec Margaret Atwood, l’auteure de La Servante écarlate[2], pour la suite de cette impressionnante dystopie : Les Testaments.
Elle a plus d’une touche à son clavier, jouant des drames et des poèmes, des romans et des essais. La plupart, sinon tous ses livres de fiction s’attachent à explorer les territoires sociétaux, psychologiques et intellectuels de la diaspora africaine. Mister Loverman[3] traçait la destinée d’un septuagénaire londonien et d’origine caribéenne faisant le bilan intérieur d’un demi-siècle de mariage ; et néanmoins homosexuel. Comme Pouchkine, avec Eugène Onéguine, ou Vikram Seth, avec Golden Gate[4], elle écrivit en vers son roman Lara[5] pour narrer l’histoire d’une famille, en embrassant un siècle et demi. De même, The Emperor's Babe[6]conte en vers l’étonnante vie d’une jeune Nubienne qui s’en vint à Londres à l’époque de l’empire romain. Le roman historique mêle à la vie confondante de la sensuelle noire les figures d’un sénateur, Lucius Aurelius Felix, et de l’empereur Septime Sévère. Plein à ras bord de vigueur et de souffle, de mythe et d’histoire, le projet a néanmoins quelque chose d’anachronique, tant les préoccupations de notre vingt et unième siècle affleurent au travers du récit. Sans vouloir faire un inventaire exhaustif de la production de Bernardine Evaristo, que l’on aimerait voir ici un peu plus traduite, remarquons Blonde Roots[7] qui se permet de réaliser une curieuse charge de la traite transatlantique, en renversant la vapeur, soit l’esclavagisme des Européens par les Africains, quoique l’Histoire ait montré, en particulier avec les Arabes, que ces derniers ne se privaient pas du trafic des Blancs. Il n’en reste pas moins que l’uchronie est vigoureusement imaginée, plantant son personnage, Doris Scagglethorpe, avec un enviable sens du rythme. Loin d’un politiquement correct réducteur et comminatoire, la romancière montre que l’esclavage[8]est une tyrannique pulsion, une libido dominandi, qui ne s’embarrasse pas de couleurs de peau. Visiblement notre Bernardine a la langue romanesque joliment pendue !
Quoique la conception et l’écriture qui animent Imbolo Mbue soient plus conventionnelles, l’épopée miniature et familiale de l’immigration déployée parmi les pages de Voici venir les rêveurs offre un roman attachant. Par ses personnages d’abord. Parmi « la tour de Babel » newyorkaise, le labyrinthique administratif pour obtenir la carte verte est le théâtre d’une conquête ardue. Ainsi, lorsque Jende, venu du Cameroun, devient chauffeur de maître d’un big boss de la banque Lehman Brothers, le mécanisme de l’accession à une vie meilleure parait bien enclenché. Travail et connaissances sont des valeurs certaines. Car Neni, son épouse, poursuit ses études pour devenir pharmacienne, non sans travailler pour la famille de Clark, leur patron, qui écrit des poèmes en secret. Ainsi alternent les points de vue et l’intimité des deux familles. Le contraste entre les milieux sociaux est édifiant, sans manichéisme : Jende porte la nostalgie de sa ville africaine, là où pourtant « pour devenir quelqu’un, il faut déjà être quelqu’un quand vous naissez ». D’où sa foi envers son destin américain. Même si rôde la menace du « Juge de l’immigration ». Hélas, la crise des subprimes bouleverse ce petit monde, porte un coup au rêve américain de prospérité pour tous : « les saules allaient continuer de pleurer la fin des rêves ».
Attachant également par son écriture, qui sonne juste, dans le cadre d’un réalisme plein de vie, d’humanité, d’empathie. La rencontre des langages, des sentiments et des drames vaut à lui seul un tableau de mœurs, quand le melting-pot des personnages vaut un micro-laboratoire de sociologie. Ne doutons pas qu’Imbolo Mbue, née en 1982 au Cameroun, vivant à Manhattan, grâce à l’acuité et à la tendresse de son regard, ait réussi en ce roman la transmutation d’une expérience familiale. Ses modestes héros retournant en Afrique pour voir rebondir leur vie, elle est celle qui réalise plus que leurs rêves.
Une mutation historique, voire anthropologique, voit la ville de Londres transmuée en un espace féminin de couleur.L’on suppose qu’en écrivant sur des bouquets de femmes, ces dames ne se consacrent pas seulement à une volonté féministe, voire à ce qui serait une dommageable ségrégation des femmes par les femmes, de surcroit en n’envisageant que celles de couleur ; mais qu’au travers de ces diasporas elles s’engagent dans la voie et la voix de l’universel.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.