Juan Goytisolo : L’Espagne et les Espagnols, Tradition et dissidence,
traduits de l’espagnol par Athisma et Setty Moretti,
À plus d’un titre, 192 et 176 p, 20 et 18 €.
Juan Goytisolo : Foutricomédie,
traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Fayard, 288p, 20€.
Juan Goytisolo : Et quand le rideau tombe,
traduit de l’espagnol par Aline Schulman,
Fayard, 154 p, 13 €.
Ecrire, serait-ce distiller un permanent autoportrait, une autobiographie réaliste ou fantasmatique, de façon à déplier tous les moi réels et potentiels qui nous innervent ? L’œuvre magistrale et baroque de l’Espagnol Juan Goytisolo, né en 1931, autobiographe, essayiste et romancier, nous invite en un tourbillon temporel autant que géographique, entre Espagne franquiste, France et Maghreb, siècle d’or espagnol et au-delà mystique. Juan Goytisolo, dissident espagnol cependant discutable, sait naviguer de l’autobiographie au testament en passant par la Foutricomédie.
Toute la carrière de Juan Goytisolo est en quelque sorte résumée par ces deux recueils d’essais en forme d’autoportrait intellectuel. L’un, L’Espagne et les Espagnols, fut d’abord publié en 1969, mais en Allemagne, alors que le franquisme pesait de sa chape de plomb sur une réactionnaire péninsule, exilée dans le temps du fascisme. L’autre, de 2003, tente d’explorer les voix de Tradition et dissidence qui irriguent aujourd’hui la culture ibérique.
Exilé et censuré de la première heure, Goytisolo voue d’abord son pays à l’abjection. Il casse les mythes, en premier lieu celui de l’« homo hispanicus », rappelant l’importance du peuplement arabe et du judaïsme, ironisant à l’égard d’un prétendu siècle des Lumières national. Il fustige la corrida, malgré sa dimension métaphysique devant la mort, déniant à Hemingway la capacité de la voir comme un art, et la trouvant « passablement immorale ». Quant au « péché originel de l’Espagne » qui est « la répression systématique de la sensualité hispano-arabe», il n’est rédimé que par ses icônes préférées de la littérature et de l’art, depuis le roman picaresque jusqu’à Goya, en passant bien sûr par les gloires du Siècle d’or, par La Célestine[1]et Don Quichotte, tous gages de liberté créatrice…
C’est au cours de divers colloques qu’il va chercher dans la tradition les signes de la « dissidence », comme lorsqu’il qualifie de « Queer Iberia », ou « Folle Ibérie », le classique de l’Archiprêtre de Hita, Le Livre de bon amour[2], et compare l’art du troubadour à celui des conteurs qui s’exprime encore sur les places Marrakech. Des entretiens prolongent le propos, en offrant aux œuvres anciennes, aux classiques hispaniques, corsetés dans l’histoire littéraire, une lecture plus libre, ludique et polymorphe, attentive à leurs composantes mozarabes et à leurs développements érotiques, pour les revivifier.
A travers ces deux beaux opus, l’un des plus singuliers auteurs espagnols, qui se veut l’indépendance même, nous rappelle que reste, au-delà de toutes les vicissitudes, la littérature : elle « est le fruit de l’homme intégral et elle est destinée à l’univers dans son intégralité. »
Rarement un roman de Juan Goytisolo fut d’un abord aussi simple, aussi savoureux. Il faut pourtant prévenir les lecteurs qu’ils s’aventurent en Foutricomédie, dans un univers qui pourra paraître choquant, voire sacrilège, quoique s’agissant d’un humour et d’une finesse rares.
Grâce à l’artifice d’un manuscrit remis par le Père de Trennes, alias Frère Bugeo, Juan Goytisolo devient un personnage de son propre livre, lui-même réécriture postmoderne d’une Foutricomédie espagnole du XVI°. Cet objet baroque avec mise en abîme et récits emboîtés est bien dans la tradition des paillardises de Rabelais ou des jeux de Quevedo autour de l’homosexualité et de la scatologie. L’anticléricalisme se nourrit une fois de plus de moines et curés pervers. A la différence que Juan Goytisolo éprouve une indéniable tendresse pour son personnage d’ecclésiastique et bourreau des cœurs mâles, son double peut-être, à mettre sur le même rayon que Le Grand miroir de l’amour mâle du japonais Saikaku (Philippe Picquier éditeur)…
La dévotion joyeusement blasphématoire du serviteur de Dieu envers les saints triviaux de la faune homosexuelle maghrébine qui déambule dans certains quartiers parisiens permet une étonnante galerie de portraits, hauts en couleurs et contrastés : Ali, Zinedine, « les bien dotés »… Cette « vie des Saints » est autant sérieuse que burlesque : le mysticisme se nourrit d’un érotisme réprouvé, d’une ferveur gourmande. Si Dieu il y a, pourquoi honnirait-il, en tant que Dieu d’amour et de pardon, ces célébrations du corps et de l’âme, fussent-elles réputées contre-nature ? L’apostolat du Père de Trennes conjugue érotisme et charité, lorsqu’il contribue au bien-être de ses protégés successifs. Il faut ne pas rater ce passage truculent et bourré d’ironie : « Du sexe des Lumières à celui des soixante-huitards », qui joue avec les anachronismes, avec les vies successives de ce Père et Frère fantastique. Depuis le seizième siècle où il écrivit ses poèmes pornographiques parodiant les livres de piété, il nous revient, installant au creux du vocabulaire religieux un perpétuel double sens et croisant pour nous les silhouettes de Genet, de Sarduy et de Barthes…
Le latin ecclésiastique de ce Père, affilié à un ordre qui n’est pas sans faire penser à l’Opus Dei, côtoie l’arabe. Cette étrange fraternité, revanche sur l’histoire espagnole, est une singulière et cependant efficace leçon de tolérance. Chassés d’Espagne, les Maures, leur culture, furent longtemps, d’Isabelle la Catholique à Franco, l’inconscient honni, refoulé, bien que trois mille mots venus de l’Arabe enrichissent la langue espagnole. C’est à cela que Juan Goytisolo, même si son prosélytisme pro-arabe, sensible de livre en livre, peut-être parfois excessif, s’attelle avec un bel enthousiasme, avec un sens sans cesse renouvelé de la liberté romanesque.
Il faut bien, à un écrivain né en 1931, imaginer sa disparition, quand le rideau tombe. Surtout lorsque son épouse aimée a rejoint le grand inconnu. Ce chant élégiaque d’un des plus grands écrivains espagnols contemporains est un grand moment de relecture du passé, mais avec une étonnante dimension prospective.
Juan Goytisolo nous a déjà livré deux volumes de son autobiographie : Chasse gardée et Les Royaumes déchirés[3] racontaient son enfance dans une Barcelone secouée par la guerre civile, puis sa formation d’écrivain menacé par la censure franquiste, au point qu’il dut s’exiler en France pour y trouver la liberté d’écriture et de publication… Plus tard, son intérêt pour la culture arabe le conduisit vers les rivages du Maghreb, ce qui explique qu’il écrive Et quand le rideau tombe depuis un Marrakech magnifié. Là où il retrouve l’une des racines longtemps camouflée de la culture espagnole : le castillan n’héberge-t-il pas trois mille mots venus de l’arabe ? Cervantès n’usa-t-il pas d’un imaginaire auteur arabe, « Cid Hamet Ben Engeli[4] », pour son Don Quichotte ?
Par un habile artifice narratif (une métalepse, selon Gérard Genette), notre écrivain vieillissant, d’abord présenté grâce à la troisième personne du récit, s’adresse à lui-même à la seconde personne : ce « tu » est celui d’une remise en cause, d’un jugement dernier. A ce dédoublement entre le narrateur et une sorte de démiurge insistant, s’ajoute l’ombre muette de la femme aimée.
Est-ce une « démence sénile » ? Perte de sommeil, cauchemars, « régression » vers les souvenirs enfouis, désarroi de se trouver ne pas être le premier à « quitter la scène » ? Le voilà revisitant son enfance, la demeure familiale défigurée, ses incursions vers une liberté qui « ne se trouvait que dans les livres », rêvant de populations entières marchant « vers le bord de la falaise »…
Malgré « l’idée chimérique d’une transcendance », c’est en lisant Tolstoï, qu’il entend une voix l’apostropher, celle « de celui qui affirmait, en riant, être à la fois, le créateur et le créé ». Cet étrange démon inventé par l’homme lui souffle : « Crois-tu qu’il peut exister, non pas une simple tribu, mais une de ces sociétés que vous appelez modernes ou postmodernes dépourvue de toute croyance irrationnelle ou fantastique ? » Constatant la cruauté des utopies qui ont cru éradiquer cette dimension de l’humanité (« le prophète-harangueur à barbichette et le despote à moustaches de cafard ») il rappelle « l’égalité devant la mort » distribuée par « le Scélérat », ce « machiniste » de la vie et du cosmos qui vient le tutoyer « quand le rideau tombe »...
Enfin, il s’aventure jusqu’aux berges de la mystique, d’un au-delà, imaginant, comme Tolstoï qui en fit son dernier acte de liberté avant la mort, une fuite vers les montagnes, un taxi collectif vers le silence jusqu’à se faire déposer dans un nulle part désertique… S’il n’en meurt pas, l’expérience sonne comme un abandon de plus des biens de ce monde.
Dommage que cet émouvant chant du cygne soit entaché de quelques indignités en forme de clichés : cet « embouteillage provoqué par la Mercédès d’un bourgeois à gueule d’enfoiré », comme si un pauvre - de surcroît affligé d’un tel faciès d’ « enfoiré » - ne pouvait susciter un embouteillage avec sa charrette à âne… Ou encore, lorsqu’il proclame : « le monde allait à sa perte » et en appelle à un « despote un tant soit peu lucide » qui « aurait enfin l’honnêteté et le courage de le proclamer, et de stériliser une bonne fois la totalité de ses sujets », aurait-il le dégoût et l’égoïsme du gauchiste fascisant, du vieux râleur que sa fin proche conduit à souhaiter celle du monde qui l’entoure ? De même, décrivant le Maroc, n’idéalise-t-il pas la culture arabe, occultant le poids de tradition, de soumission et de fermeture liberticide de l’Islam ?
Pourtant c’est bien là un beau récit testamentaire : « Lui-même n’était pas la somme de ses livres, il en était la soustraction ». Si l’homme en vient à douter de sa cohérence et prévoir son proche effacement, l’écrivain se fait plus humain, plus vrai, malgré ses quelques fausses notes, plus lyrique et plus éblouissant que jamais.
La palette de Juan Goytisolo est aussi variée que surprenante. Les virages exploratoires que sa vie emprunta permirent à son écriture de gagner en force, en liberté, entre les blessures du réalisme et les exaltations de l’imaginaire. Qu’il s’agisse de la révélation tardive de son homosexualité, des dévergondages érotico-religieux de Foutricomédie, de sa passion soudaine pour la culture de l’Islam, il fit preuve d’un arrachement nécessaire de son Espagne originaire et ligotée dans le « national-catholicisme ». Sa curiosité intellectuelle est fourmillante, à l’image de vastes recueils d’essais, comme L’Arbre de la littérature[5]qui explore les espaces romanesques hispaniques et latino-américains, sans oublier d’aller jusqu’à « l’Actualité du mudéjarisme », en passant par « De la littérature considéré comme une délinquance ». Il faudrait alors relire son roman Barzakh[6], spirale visionnaire et mystique de la montée dans l’au-delà. Mais aussi La longue vie des Marx[7], hilarante uchronie qui brosse l’auteur du Manifeste communiste[8] regarder en famille la télévision pour assister à un débarquement d’Albanais fuyant le communisme. Juan Goytisolo est-il lui-même ce Marx stupéfié par la leçon de l’Histoire ? Reste que, selon Proust : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[9] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.