Laszlo Krasznahorkai : Le Baron Wenckheim est de retour,
traduit du Hongrois par Joëlle Dufeuilly,
Cambourakis, 2023, 528 p, 27 €.
Tendant un miroir aux monstruosités et aux beautés humaines, le démiurge hongrois Laszlo Krasznahorkai caresse la littérature du fouet de son imaginaire, jetant après son magistral Guerre et guerre[1] un nouveau chef d’œuvre sur la table de nos lectures. Le moins qu’il puisse faire est qu’un roman consacré à l’art soit lui-même une œuvre d’art. Divisé en dix-sept chapitres, numérotés selon la progression exponentielle de la suite de Fibonacci, Seiobo est descendue sur terre visite autant de lieux emblématiques de l’art mondial pour exhiber et interroger la mission de l’artiste. De manière kaléidoscopique et fluviale, il bouleverse celui qui reçoit en plein cœur la révélation du chef d’œuvre, étonnement introduit par un « grand héron blanc », dans une rivière de Kyoto, « artiste sans appel », dans « l’esthétisme de son immobilité parfaite ». Une constante japonaise innerve également un étrange roman du maître des proses vagabondes et initiatiques : Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau. Cependant, après quelques années de silence, saurons-nous si Laszlo Krasznahorkai, l'écrivain coruscant aux facettes diverses, à l’instar de son baron Wenckheim, est de retour…
Le journal de voyage en mosaïque est incarné par autant de personnages, parfois historiques, souvent fictionnels, que de lieux incontournables. Entre l’Alhambra de Grenade et l’Italie, entre Athènes et le Musée du Louvre, c’est le Japon qui est récurrent, de la ville de Kyoto au sanctuaire d’Ise. En un large syncrétisme, le christianisme est dépassé par le polythéisme grec et le bouddhisme. En effet, Seiobo est une déesse japonaise, allégorie de la beauté « descendue sur terre ».
À chaque fois, alors que « la vie, qu’elle soit rêvée ou vécue, est monotone », ou au sommet d’une « pénible ascension », comme sous les Propylées, l’initiation à « l’insoutenable beauté » de l’art est l’occasion d’un éblouissement, non loin du syndrome de Stendhal, qui voyait les touristes tomber en pamoison dans un musée de Florence. Hélas la violence de la lumière méditerranéenne, frappant le calcaire et le marbre, empêche l’impétrant, qui n’a pas su prévoir les lunettes adéquates, de voir l’Acropole : « il avait réalisé son rêve sans le réaliser ». Par une sordide ironie du sort, le visiteur déçu sera tué par un camion…
Le mythe biblique d’Esther est l’occasion de croiser une reine perse et le peintre Filippino Lippi, qui, pendant la Renaissance italienne, reçoit une commande destinée à illustrer cette « Arrivée d’Esther au palais de Suse », et l’on sait combien la beauté de cette reine est époustouflante et ravit ceux qui ont le bonheur de la regarder. Dans la Scuola Grande de San Rocco, lui répond un « Christo morto », à l’attribution discutée entre Titien et Bellini, empreint « d’une paix d’un autre monde », et qui « voulait ouvrir les yeux » ! Autre écho thématique, l’on assiste ailleurs à l’exhumation d’un cheval en terre cuite, dévoilement du visible après une longue nuit…
En Espagne, à Barcelone, c’est l’architecture de Gaudi qui estomaque un paumé : « il la trouva répugnante ». Mais, découvrant un Christ peint sur fond or, une Vierge Marie, des Saints, trois anges, c’est avec « une vive douleur », qu’il ressentait « cette incommensurable distance qui le séparait […] de leur rayonnement ». Les icônes russes sont pour lui une révélation : « sa misérable existence n’est rien, car le tout se trouve là-haut, se trouve au-delà, se trouve ici, s’il plonge son regard dans l’insaisissable spectacle qui s’ouvre derrière la porte de l’icône ». La narration se change alors en une investigation digne d’un historien d’art, le récit fait un bond dans le passé, là où l’on réalise une copie de la Sainte Trinité de Roublev. Rien de tout cela cependant ne sauvera le vagabond du désespoir. Autre lieu intemporel espagnol, l’Alhambra, « citadelle fantôme », qui, depuis la fuite des Arabes, ne donne plus accès à sa signification. Son palais est pourtant un sommet de l’art…
L’atelier du peintre du XV° siècle migre de Florence à Perugia alors qu’un nouvel apprenti fait déjà merveille : Il s’appelle Raphaël. Auprès du Maestro, il découvre le secret des couleurs, en particulier d’un vermillon à « la luminosité intemporelle » et au service d’un retable. Quant au XX° siècle, plus précisément en 1909, il est l’occasion de découvrir un peintre paysagiste, en Suisse, probablement l’alter ego de Ferdinand Hodler, qui s’approche « de l’ultime, de la grande fin cosmique ». Elle est quelque part « dans le bleu des bandes horizontales ». Ainsi le leitmotiv de la couleur circule de siècle en siècle.
Pour revenir au Japon, l’on restaure un Bouddha ancien et précieux ; et, soudain, « le regard est revenu ». Grâce à lui « un grand bonheur se lit sur tous les visages ». Un homme passe des mois à tailler dans le bois un masque nô, selon un modèle ancien qui est « l’idéal à atteindre ». Ce qui est narré avec un luxe ascétique, avec une méticulosité que d’aucuns trouveraient irritante, jusqu’à ce qu’il ait « donné naissance à un monstre, démoniaque ». Plus loin, un acteur a conscience que « le théâtre nô représentait toute sa vie, une vie dans laquelle Kasuyuki Inoue n’était qu’un médium se laissant porter par ce dont le Ciel l’avait comblé ». Son apothéose advient lorsqu’il revêt enfin « le magnifique masque de Seiobo ». Le finale retrace la « reconstruction du sanctuaire d’Ise », qui doit être détruit et reconstruit tous les vingt ans lors d’une cérémonie exceptionnelle. Ainsi, « il resplendit en permanence de fraîcheur depuis l’an 600 ». Et pour répondre à cette ambivalence de la vie et de la mort, il reste Zeami, exilé sur une île japonaise, dans le temple de Shoho, « coincé entre l’oiseau du temps et un espace temporel réduit à une seule journée », qui apprend à mourir en écrivant une dernière œuvre…
Outre une érudition japonaise impressionnante, et le soin de l’ekphrasis, cette description de l’œuvre d’art selon la rhétorique des Anciens, c’est à une véritable et didactique étude sur le regard, ses manques, ses travaux, ses qualités et ses assomptions, que se livre le romancier, à l’exception du chapitre complémentaire sur la musique baroque et sur Jean-Sébastien Bach, « la plus suprême des musiques ». Cet « apogée » est pour lui tel qu’il en méprise tous les autres, en particulier Wagner, « ce criminel impérial » ! N’est-ce pas un peu fort de café, injuste ? Cependant, pas une œuvre évoquée ne vient de l’art contemporain. C’est peut-être dommageable, à moins que ce soit effectivement un jugement de valeur rédhibitoire de la part de l’auteur.
Celui qui chercherait ici un carambolage de séquences dramatiques serait déçu. Seule une intensité croissante parait aimer les chapitres successifs au gré de la patience du lecteur charmé ; à moins qu’il soit agacé par cette narration peu resserrée. Et s’il n’y a pas de personnage récurrent, un type apparait néanmoins : un homme ou touriste d’âge moyen rencontre l’extase, l’effroi et la joie devant le sublime. Que ce soit à Venise, Athènes, Perugia, l’affinement de la sensibilité croise la pureté de l’œuvre ou s’emporte dans la transcendance, devant une icône, auprès d’une « fissure dans le marbre de Paros» de la Vénus de Milo... C’est avec une rare finesse que Krasznahorkaï use de l’Histoire de l’art et de l’analyse psychologique en ses longues séquences lyriques.
Théorie esthétique, presque proustienne, et guide pour voyageur, Seiobo est descendu sur terre touche et caresse son lecteur avec tendresse, tout en lui imposant une discipline exigeante. Une ascèse est en effet à l’œuvre pour nous persuader, nous convaincre, qu’une fois la mort tombée sur nous et les dieux disparus dans les nuages de leurs fictions, reste l’évidence à percevoir et goûter au plus profond de soi des œuvres d’art insignes qui sont les sommets de l’humanité. De la même manière que les artistes construisent leurs parfaites beautés, les restaurateurs ont pour tâche de les ramener à leur splendeur érodée par le temps et l’oubli. Si l’écrivain, Krasznahorkai en l’occurrence, est le passeur, son lecteur est le réceptacle d’une délectation indispensable, qui, provisoirement, le sauve de la mort.
Le Hongrois Laszlo Krasznahorkai aime enlacer son lecteur au moyen de phrases (interminables diront ses détracteurs) sinueuses et hypnotiques, infusées par une délicate érudition qui permet de peindre avec sagacité les différentes expériences artistiques abordées. Seiobo est descendue sur terre est-il un roman, un essai, un vaste poème en prose ? Qui sait… En tout état de cause une ode à l’éternité de l’art, au travers de ces incarnations temporelles et géographiques dans de multiples cultures, à l’exception de l’art contemporain, dépassant l’espace de l’Europe et des Etats-Unis où se situaient de précédents romans, comme Guerre et guerre.
Le Japon est également le théâtre d’un autre roman de Laszlo Krasznahorkai : Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau. Un tel titre, guère laconique, est délicieusement programmatique. Ce court roman conte l’histoire du petit-fils du prince Genji -ce dernier se faisant l’écho du livre immense et fameux écrit au XI° siècle par Murasaki Shikibu[2]- à la recherche d’un jardin secret, qui figurerait la quintessence de la beauté. Feuilletant un ouvrage illustré intitulé Cent beaux jardins, il tombe en arrêt devant son ultime trésor : « le jardin caché ». L’on devine que la quête n’est pas seulement géographique, labyrinthique, mais poétique, intérieure. Il lui faut trouver « la mesure intrinsèque de quelque chose dont l’évocation à travers ce mur cherchait à prévenir le nouvel arrivant que celui-ci aurait bientôt besoin d’autres unités de mesure que celles auxquelles il était habitué, d’autres échelles de valeurs pour s’orienter, que celles qui avaient jusqu’ici encadré sa vie ».
Le voici découvrant un mystérieux temple, « érigé en haut du versant Sud de la montagne, afin d’être protégé au Nord, Nors-Est, par le sommet, des dangers et menaces qui traditionnellement venaient de cette direction ; au Sud, s’étendait conformément aux prescriptions un lac ». Parmi ce temple, où s’élève une statue du Bouddha, la déambulation du personnage est erratique, attentive et d’un sensuel intellectualisme. Elle devient, au fur et à mesure de la pérégrination, de plus en plus ouverte sur des temporalités de la nature et de l’humanité diverses, sur l’infini… Sans compter que l’on découvre, au détour de pages délicieusement touffus, des notations aussi curieuses que pertinentes sur les mathématiques et leur étude de l’infini, sur l’architecture et la botanique, y compris sur l’édition et la fabrication du papier, où l’on apprend avec curiosité qu’il existe une « reliure papillon ».
Le conte philosophique, aussi énigmatique que lyrique, exige un réel « recueillement spirituel ». Il développe de surcroit une étonnante variante de la recherche de l’âge d’or et du jardin d’Eden perdus, ou de la recherche de l’absolu, pour reprendre le titre de Balzac. Il y a là également quelque chose du conte borgésien, dans lequel la nature, l’art et l’absolu introuvable ont bien plus d’importance que les êtres humains, tels ces courtisans chargés de ramener le prince, et qui repartiront les mains vides, seulement souillées par les bières qu’ils ingurgitent au sortir d’un distributeur, scène on ne peut plus ironique. D’autant que le centre du sanctuaire bouddhique est la bibliothèque, qui regorge de sutras, immense reflet du livre même que nous tenons entre nos mains.
La première impression, à l’occasion du retour de Laszlo Krasznahorkai, à l’instar de son baron Wenckheim, se heurte à l’étirement constitutif de son écriture. Il semble que la concision soit ici encore plus inatteignable, au vu de l’afflux des formules répétitives. En témoigne l’« Avertissement » d’un chef d’orchestre tentant de terroriser ses musiciens et ses lecteurs, avertissement peu amène qui précède la page de titre du roman en tant que tel.
Celui qui s’est retiré dans cabanon de bric et de broc, parmi la « Ronceraie », un vaste terrain vague boisé, est-il le personnage éponyme ? Ce professeur en butte avec la population, avec les journalistes, avec sa fille revancharde, et qui tire des coups de fusils à l’adresse du vent, est-il cette sorte de messie dont le retour parut un gage d’espérance ? Il n’est en fait qu’une métaphore, une antithèse de ce baron dont l’apparition est retardée. La patience du lecteur devant un certain suspense, une prose lente et méticuleuse, bourrée de détails souvent insignifiants, est un brin mise à mal, malgré la brillance de quelques passages : « des trésors composés de déchets intemporels disséminés, des épaves et des déchets, remarqua le professeur tout en travaillant, comme ce que nous sommes ». Voilà qui confirme en quoi ce mince univers, ce repli, est l’autoportrait de l’ex-spécialiste mondial des mousses.
Au retour de ce baron, passablement minable, mutique, ahuri, sa Hongrie natale l’attendait comme le fils prodigue, destiné à devenir leur père à tous. Hélas l’illusion s’est vite dissipée, car en fuyant le communisme pour l’Argentine quelques années de prospérité se sont soldées par une irrépressible addiction aux jeux d’argent, par des dettes qui l’ont poussé à rentrer au bercail, après une quarantaine d’années d’exil. La déception de ses concitoyens est à la mesure de leurs délirants espoirs pécuniaires. Aussi lui en veulent-ils d’autant plus que leur ressentiment est à l’aune de leurs médiocres incapacités, de leurs illusions entretenues et brisées. Ce qui vaut son pesant de sociologie et de psychologie. Le roman de société se fait bientôt virulent.
Car la satire féroce s’insinue. En une ville de province magyare, gangrénée par la pauvreté intellectuelle, le conformisme petit-bourgeois, quelques bandes de bikers néonazis s’arrogent un pouvoir indu, règnent par l’intimidation, voire la force brute. Ainsi « la terre n’a jamais porté sur son dos de peuple aussi répugnant que le vôtre ». Ou encore : « la servilité est l’une des principales composantes de l’âme du répugnant Hongrois ».
Un réalisme fantasmagorique innerve le récit, entre scènes ferroviaires, et conseil municipal, et, bien entendu, marché noir et corruption généralisée. Alors que chaque protagoniste bavarde à qui mieux mieux, en une accumulation de logorrhées, le malheureux baron reste confit dans un silence apeuré, hors lorsqu’en état de légitime défense, il joue du fusil-mitrailleur pour éliminer un de ces Hell Angels que la gendarmerie sous-traite et utilise pour pallier son incapacité à pacifier le canton.
La cause de la liberté de la presse tenaille notre romancier. Un rédacteur en chef jouit de son médiocre pouvoir tyrannique sur ses journalistes et se targue de censure : « Quelqu’un pourrait-il m’expliquer à quoi riment toutes ces généralités outrancières, quel est l’intérêt de lister toutes les faiblesses humaines, et de s’en servir pour s’attaquer à un peuple, à toute une nation ». De plus un directeur de bibliothèque reproche à sa subordonnée de lire un tel texte en public. Page dans laquelle il est évident que notre auteur mette en abyme son propre roman et questionne la mission de la littérature…
Quant au baron Wenckheim, sa fin sera plus tragique qu’attendue. Déjà pathétique lorsqu’il ne reconnaît pas la petite dame encore vive mais blette qui avait été sa bien-aimée Marika, il succombe par accident à la chute d’une grue ferroviaire qui le découpe comme un quartier de viande. Ce que nous sommes tous. Le messie attendu n’est qu’une piètre marionnette aux mains d’un destin fatal, un crevard shakespearien balloté par le romancier démiurge, définitivement sans piété, tant à l’égard de « la décharge à ciel ouvert » de l’humanité et de la Hongrie, pays où l’on croise hordes de migrants et dictateur en herbe. Pire encore, une apocalypse déferle sur la ville… La patience démesurée du lecteur à l’occasion du flux d’une prose obsessionnelle, qui n’est pas sans rappeler Thomas Bernhard[3], d’une œuvre-monde torrentielle et pâteuse, n’aura finalement pas été vaine.
Lauréat du Man Booker International Prize en 2015, Laszlo Krasznahorkai, né en 1954, écrit comme s’il avait découvert le paradoxal, impossible, secret qui consisterait à faire d’un haïku de dix-sept syllabes un roman consciencieusement étiré jusqu’aux limites de la perception. Ces deux romans, Seiobo et Au nord par une montagne, paisibles, contemplatifs, infiniment riches d’émotions artistiques, peuvent être lus comme un antidote adressé à ses autres livres qui peignent à coups de traits amers et satirique une Hongrie provinciale et désastreuse, agitée par des personnages alcooliques, déments et visionnaires, voire assimilés au Messie, comme son baron Wenckheim, au diable, comme dans Le Tango de Satan[4], d’ailleurs adapté au cinéma par Bela Tarr. De même, les anges exterminateurs mènent le déchaînement de la violence dans La Mélancolie de la résistance[5], à moins que l’on s’immerge dans les vices de l’humanité, tancés dans les huit nouvelles de Sous le coup de la grâce[6]. Peut-être faut-il couronner ces lectures avec cet opus qui reste peut-être le plus marquant, le plus coruscant, parce que synthétique de toute l’œuvre de Laszlo Krasznahorkai, Guerre et guerre.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.