traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elizabeth Luc, Les Belles Lettres, 2023, 608 p, 23,90 €.
Ayn Rand : La Source vive
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jane Fillion, Plon, 2018, 696 p, 26,50 €.
Ayn Rand : La Grève,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Bastide-Foltz,
Les Belles Lettres, 2017, 1168 p, 29,50 € ; format poche : 1336 p, 19 €.
Ayn Rand : Hymne, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Bonneville,
Les Belles Lettres, 2023, 112 p, 9,90 €.
« Vade retro satanas ! », s’exclame le lecteur français, lecteur antilibéral et paresseux. Voici en effet une auteure qu’il ne faut surtout pas lire, tant elle est l’iconique romancière du libéralisme économique et politique le plus débridé. Qu’il ne faut pas ranger dans les bataillons des femmes écrivaines, telles qu’en réclament nos féministes, mais pourtant aux côtés de Mary Shelley, Emily Dickinson, Simone de Beauvoir, Murasaki Shikibu ! Ayn Rand (1905-1982), née à Saint-Petersbourg, a eu l’intelligence de fuir la révolution bolchevique pour rejoindre les Etats-Unis d’Amérique. Elle y fera naître un héros qui soulève le globe en son Atlas shrugged, étrangement traduit chez nous par La Grève ; quoiqu’il fût précédé par l'héroïne de Nous les vivants, puis par celui de The Fontainhead, autrement dit, La Source vive. Tous les héros d'Ayn Rand, romancière de l'Hymne libéral, luttent contre les tyrannies politiques et économiques.
Chantre du libéralisme politique et économique, l’Américaine Ayn Rand, romancière et philosophe, avait une connaissance chevillée au corps de son contraire : le communisme. En effet, née en 1905 à Saint-Pétersbourg, elle vécut la révolution bolchevique de plein fouet, avant de pouvoir s’échapper vers des cieux plus cléments.
En quelque sorte roman d’une autobiographie intellectuelle, mais dans le cadre d’une fiction, Nous les vivants présente une héroïne courageuse et entreprenante, confrontée à la dictature collectiviste, dans un duel inégal : « l’Homme versus l’Etat ». La valeur de la vie humaine est sans cesse réaffirmée par les personnages les plus sensés, y compris ceux envoyés en Sibérie pour y être emprisonnés, pour y mourir. L’on a compris qu’au-delà de ce cadre historique, l’auteur fonde un apologue efficace à l’encontre de toute tyrannie. Comment vivre en dépit de la tyrannie ? Le tableau de la société communiste par Ayn Rand devrait servir d’avertissement à toute conscience politique.
Dans la Russie soviétique des années 1920, peut-on dire encore « Nous les vivants » ? Après cinq ans d’exil en Crimée, une jeune fille, Kira Argounova, revient avec sa famille spoliée au nom du peuple, à ce qui est devenu Petrograd, puis Leningrad. Personnalité insolite, presque masculine, elle étudie pour devenir ingénieure. Mais dans le « conseil des étudiants », un membre du parti communiste prétend que « la science est une arme de la lutte des classes ». Pour le moment, il regarde les autres « avec une tolérance mortelle »…
Celle qui rêve de construire « un gratte-ciel en verre » est confronté à deux jeunes hommes forts troublants : l’un, Andrei, un communiste fort rouge, Léo, un aristocrate étrange et fascinant. Une tentative de fuir le pays par bateau avec Léo se solde par un échec. Heureusement ils bénéficient de la protection d’Andrei et de son supérieur Pavel. Jusqu’à quand ?
Un sens du réalisme aigu anime les péripéties dramatiques ; le tableau de société ne cache rien de la pauvreté sordide, du froid, de la bêtise de l’idéologie prolétarienne, de la violence totalitaire. Il faut être membre du parti pour tirer quelques bénéfices du régime, « l’automédication politique » est obligatoire, l’on travaille dans des administrations propagandistes et pléthoriques « pour le rapprochement de la ville et de la campagne », alors que règne la « pénurie de blé ». Les volontés sont brisées. Car « L’Etat soviétique ne reconnaît aucune vie à part celle de toute une classe sociale ». Cependant Kira sait affirmer : « quiconque place sa plus haute conviction au-dessus du plus haut de lui-même n’a pas grande estime pour lui-même et pour sa vie ». L’épuration des socialement indésirables frappe Kira et Léo. Le trio amoureux n’est pas en faveur de Léo, enrichi par le marché noir, tombé dans l’alcoolisme, alors qu’Andrei soutient jusqu’au bout Kira, tout en reniant son engament politique au péril de sa vie. Nous laisserons le lecteur découvrir la fin tragique et blanche de l’héroïne…
La fresque est constamment palpitante et pathétique, émouvante, alors que la satire mordante accuse les thuriféraires du « matérialisme historique », la servitude volontaire d’une cohorte de fonctionnaires, de policiers, de commissaires du peuple, d’employés zélés et finalement opprimés. Si Nous les vivants eut très vite un beau succès, la critique américaine lui reprocha son antisoviétisme. Un comble !
Ayn Rand n’a pas en France l’immense réputation qu’elle mérite et dont elle bénéficie aux Etats-Unis. Ses détracteurs parleront de romans à thèse. Certes, mais ce serait réducteur tant la vigueur romanesque ne faillit jamais ; alors que ce premier opus, publié en 1936, permet de reconstituer la trilogie, qui se développe avec une puissance croissante, de La Source vive à La Grève, romans d’un architecte puis d’un trio d’entrepreneurs des chemins de fer.
Deux architectes sont au cœur des enjeux de ce grand roman de l’architecture et de l’individualisme américain qu’est La Source vive. Loin de se contenter de confrontations et controverses sur l’art de bâtir au XX° siècle, il s’agit plus largement de deux conceptions antagonistes de la société : « pour préciser sa pensée, rien de mieux que le contraste, la comparaison », professe Tohey en prétendant disséquer les deux protagonistes, mais au bénéfice du plus médiocre.
Tous deux fréquentent une prestigieuse école d’architecture. Howard Roark, novateur sûr de lui et sans concession, s’en fait éjecter. Peter Keating incarne au contraire l’ambition sociale et un talent parfaitement conventionnel, prêt à tous les compromis avec les goûts et les clichés de son temps : les années trente aux Etats-Unis. Qu’il construise des magasins, des villas ou de prestigieux buildings, son style reste historiciste et friand de décors néoclassiques et de grecs ornements. Il devra son succès à son entregent, à son conformisme, voire aux coups de crayons salvateurs de la main d’Howard Roark. Ce pourquoi il sera pétri de ressentiment à son égard. Il deviendra l’associé du puissant Francon, dont il épousera la fille : la splendide Dominique, un caractère fier et complexe, qui, journaliste cinglante, écrit : « Howard Roark est le marquis de Sade de l’architecture ». Mais en son for intérieur, elle éprouve une admiration émue et transcendante pour ce dernier : « L’œuvre créée expliquait celui qui l’avait conçue, celui qui, en imprimant sa forme à l’acier, s’exprimait lui-même, se livrant à elle qui admirait cette œuvre et qui la comprenait ».
Cependant, l’héroïne, amoureuse en secret d’Howard Roark, vit avec lui une liaison cachée, tissée d’amour et de haine. Mais faute de lui accorder sa confiance amoureuse, elle se marie en toute froideur avec Keating puis le quitte pour épouser Gail Wynand, un patron de presse carnassier dont les démagogues journaux flattent les modes et les bassesses du public. Quoique ce dernier personnage se révèle un être plus authentique qu’il n’y parait, au point de commander une maison qu’il veut originale à Howward Roark. Sans l’ombre de la moindre niaiserie, l’intrigue sentimentale hausse le couple antagoniste et cependant intellectuellement et splendidement uni, à la hauteur philosophique que réclame cette épopée de l’économie, de la société et de l’art américains.
Le narrateur omniscient alterne les regards sur ses personnages. Et si, parfois, l’incontestable et discret héros, Howard Roark, parait en retrait, oublié par les commanditaires, méprisé par les médias, il n’en est pas moins l’âme romanesque du récit, dont le triomphe, malgré les périodes de solitude et de misère, n’en sera que plus sûr : il procédera en effet « à l’érection du plus grand gratte-ciel du monde ». Une technique époustouflante, à la lisière du roman balzacien, permet à la romancière de conduire son lecteur parmi les arcanes de la psychologie de ses personnages, sans oublier l’abondance des péripéties et un suspense habilement maîtrisé.
Au rebours de cette ode à l’individualisme, à la valeur du travail et à la certitude de l’art, l’intellectuel charismatique et démagogue Ellworth M. Tohey représente la soumission à un égalitarisme et un collectivisme séduisants, cependant délétères. Ce que rejette Howard Roark : « Le besoin le plus profond du créateur est l’indépendance […] L’altruisme est cette doctrine qui demande que l’homme vive pour les autres et qu’il place les autres au-dessus de soi-même. Or aucun homme ne peut vivre pour un autre […] On a enseigné à l’homme que la plus haute vertu n’était pas de créer, mais de donner »… On se rappelle à cet égard qu’Ayn Rand a écrit un essai : La Vertu d’égoïsme[1]. Si à ces thèses, plus judicieuses que le voudrait croire la doxa, il est permis de ne pas adhérer, on sera néanmoins impressionné par les qualités de fresquiste aux vastes perspectives, aux fourmillements de détails, dont la romancière use avec puissance et brio.
Mais loin de se contenter d’une saga aux objectifs strictement réalistes, notre romancière frôle l’utopie. Non pas une utopie irrattrapable et penchant vers l’anti-utopie du communisme bien sûr, mais celle d’un monde et de personnalités irrigués par l’art, comme le formule à part soi Howard Roark : « Il y a donc un langage commun de la pensée et de l’ouïe… Sont-ce les mathématiques ? Cette discipline de la raison. La musique n’est que mathématiques… et l’architecture… n’est-ce pas la musique de la pierre ? »
Le roman de formation des protagonistes, roman de société d’une Amérique en expansion, est de toute évidence un exercice d’admiration pour Howard Roark, cet homme d’exception, qui est un avatar de John Galt, le héros de La Grève. Si l’on n’en était pas déjà convaincu, Ayn Rand confirme bien avec La Source vive, paru en 1943, qu’elle est une indispensable grande dame des lettres américaines, trop méconnue en France. Pourtant il ne s’agissait là que d’un prélude.
Comment pourrions-nous ignorer un ouvrage qui, depuis sa parution en 1957, serait aux Etats-Unis le plus lu après la Bible ? La vaste fresque romanesque de La Grève, fresque tout à la fois individuelle, collective, économique et politique fascine les Etats-Unis et tous les amants de la liberté et du mérite. Au long cours de ce livre-phare en faveur du libéralisme politique et économique, l’intrigue tourne d’abord autour des difficultés d’une entreprise de chemins de fer à s’approvisionner en rails de bonne qualité. Dagny Taggart est une femme patron qui s’adresse à un roi de l’acier, Hank Roarden, impénitent travailleur qui invente un matériau plus résistant. Elle deviendra son amante, après d’Anconia, richissime magnat du cuivre, et avant John Galt. Ils sont, avec elles, des personnalités énergiques, des créateurs inventifs, en conflit avec cette plaintive et socialiste idéologie du besoin qui vient remplacer créativité, compétitivité et mérite.
La satire de la tyrannie exercée par la pusillanimité des médiocres, des syndicats, des fonctionnaires d’Etat et des capitalistes de connivence, qui renoncent à faire jouer la concurrence au détriment de qui que ce soit, est sévère. La jalousie d’une population qui attend les faveurs de l’Etat est ainsi le ressort de cette déliquescence du progrès et de l’économie qui va de pair avec un étatisme grandissant. On vote une « loi anti trust sur l’égalité des chances », on pratique « le service public, non le profit » et le principe de précaution. Sans surprise, tout cela entraîne un appauvrissement généralisé. Pourtant, la résistance s’organise autour de la figure charismatique de l’inventeur d’un moteur génial qu’il n’a pu mener à bien (à moins qu’il l’ait caché), ce John Galt mystérieusement invoqué de manière récurrente ; la question inaugurale « Qui est John Galt ? » fonctionnant comme signe de reconnaissance et pôle d’attraction de tout ce que le pays compte de personnalités originales, de piliers de l’entreprise libre. Rappelons-nous qu’Ayn Rayd, s’est extirpée de l’Union soviétique et de l’emprise de Lénine[2] ; elle sait donc de quoi elle parle… C’est ainsi que dénonçant les veules tyrannies du socialisme et du collectivisme, La Grève s’inscrit parmi les anti-utopies, aux côtés d’Huxley[3] et d’Orwell.
La richesse de cet immense roman fleuve et d’aventure n’est pas incompatible avec sa fluidité. Le réalisme est d’une précision scrupuleuse ; malgré son didactisme qu’il est permis de trouver un brin trop manichéen, il s’agit d’une remarquable mise en scène de questions vitales d’économie politique. Une exaltation de la liberté individuelle et du dollar sous-tend ce que d’aucuns qualifieront, avec agacement, ou ravissement, de roman à thèse. C’est cette liberté qui porte, tel Atlas, le monde sur ses épaules, d’où le titre anglais, Atlas Shrugged, qui entraîne John Galt et ses émules à enchaîner un souterrain mouvement de démission, de grève et de désobéissance civile contre un socialisme pléthorique, collectiviste, égalitariste, anti-progressiste, finalement totalitaire. Car « rien ne justifie de détruire les meilleurs ». Au contraire de ce que laisserait naïvement imaginer le titre français, ce sont les entrepreneurs qui font grève, qui disparaissent, laissant le pays à sa déréliction économique et intellectuelle. Quelque part dans les Montagnes Rocheuses, une inaccessible contrée d’utopie concrète recèle enfin les élites éclairées autour de John Galt et de son moteur à énergie ininterrompue.
« Le mot sacré : EGO », ainsi Ayn Rand conclue-t-elle en beauté son plus mince roman, du moins par la pagination. Cet Hymne, soit Anthem dans la langue originale, qui connut deux versions, en 1938 et en 1946, est un apologue politique voisin d’un autre auteur venu d’Union Soviétique : Zamiatine, dont on connait Nous autres, satire amère de la désindividualisation. Mais à la différence de ce dernier, Ayn Rand pu s’exiler aux Etats-Unis pour poursuivre sa carrière immense et développer des romans qui sont des fresques sociales au service du libéralisme politique et économique. Cette fois, la dimension dystopique est encore plus présente que dans La Grève.
Naître, en cet univers impitoyable, vous expose au « péché » contre le collectif. Lorsque l’on s’appelle « Egalité 7-2521 », lorsque la devise du Palais mondial proclame « Tous en un et un en tous », être seul et penser par soi-même sont impensables. Depuis l’ère de la « Grande Renaissance » qui suivit « Les Temps Interdits », dont on incendia les livres, l’on est revenu à l’obscurantisme, à la terre plate, à la saignée. Or les réprouvés, nommés balayeurs de rues, lorsqu’ils cèdent à « la quête du savoir », vont se réfugier dans un tunnel venu des temps anciens, mener des expériences, étudier des manuscrits volés, résoudre « des énigmes inconnues des Erudits »…
Quoiqu’un « Conseil d’eugénisme » contrôle les rencontres et les accouplements, l’insoumis fomente d’arracher une jeune femme au déterminisme étatique. Bientôt l’amour et la volonté parviennent à rompre les chaînes, écartant le « nous », au profit du « je ».
Conte étrange et fantomatique, apologue glaçant, « cette œuvre représente notre crime », soit la confession que nous lisons : « hymne » ardent en défense de l’individu, de la connaissance et de la liberté.
Que ces romans fourmillant de détails et de satires des mœurs politiques soient lus comme de secondes Bibles aux Etats-Unis, par les tenants du « Tea party » et du libertarianisme, même si l’objectivisme d’Ayn Rand s’en méfie car trop proches de la foi théocratique ou de l’anarchisme, n’étonnera personne. Ils ne sont rien d’autre que de prodigieuses épopées du libéralisme menacé et retrouvé ; ce que l’on recevra, de ce côté de l’Atlantique, à l’heure où l’on réclame sans mesure d’accroître les pouvoirs de l’Etat, comme une saine déflagration, ou une indécente provocation. Il serait néanmoins difficile de comprendre les débats de société américains sans ces livres touffus et passionnants, qui sont des épopées de cet individualisme créateur qui, in fine, concourt, mieux que tout étatisme, socialisme et communisme, à la prospérité générale. Voici des romans que la cécité idéologique française (et bien sûr au-delà) doit sans retard goûter et comprendre, voici de vastes apologues à la rare intelligence. Seront avec bonheur et profit relus La Source vive, et au premier chef La Grève, ce réel roman philosophique qui mérite plus d’une analyse[4]. Initialement paru en 1957, il a mis plus d’un demi-siècle à nous parvenir, au travers des vicissitudes d’une traduction malhabile et inachevée, d’un éditeur introuvable. L’injustice est réparée, nous rendant un bonheur de lecture aux personnages parfaitement caractérisés, également veiné par l’acuité d’une pensée économique et politique à méditer d’urgence ; certes avec un brin de circonspection, étant donné le radicalisme sans concession de l'auteure, sans compter la dimension parfois sectaire de quelques adeptes américains de l’auteure. Reste que ce succès a entraîné des produits dérivés : bande dessinées, jeux vidéos et film. Un tel phénomène narratif et philosophique devrait pouvoir et devoir changer le monde. Qui est chez nous John Galt ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.