Speicher Durlaßboden, Gerlos, Tyrol, Österreich. Photo : T. Guinhut.
Les paysages romantiques de l’âme.
Adalbert Stifter : L'Arrière-saison,
Dans la forêt de Bavière, Le Cachet,
Descendances.
Adalbert Stifter : L’Arrière-saison,
traduit de l’allemand (Autriche) par Martine Keyser, Gallimard, 2000, 658 p, 26 €.
Adalbert Stifter : Dans la forêt de Bavière,
traduit par Yves Wattenberg, Premières Pierres, 2010, 72 p, 11,50 €.
Adalbert Stifter : Le Cachet, traduit par Sybille Muller, Circé, 2012, 120 p, 10 €.
Adalbert Stifter : Descendances,
traduit par Jean-Yves Masson, Cambourakis, 2018, 220 p, 10 €.
Qu’il s’agisse de topographie ou de psychologie, de randonnée ou d’aventure amoureuse, il faut s’attendre chez Stifter à une écriture lente, méticuleuse. La description des paysages est indubitablement un des points forts de ce romancier autrichien (1805-1868) admiré par Nietzsche, lecteur fort exigeant, qui le sacrait « plus grand prosateur de la langue allemande du XIX° siècle ». Au crépuscule du romantisme allemand, il fut également un peintre de nature, dans la continuité de Caspar-David Friedrich. L’Arrière-saison est son plus vaste roman d’apprentissage, à la poursuite d’un idéal intellectuel, esthétique, moral et amoureux, enfin atteint. De plus brefs romans et nouvelles se partagent entre le genre très allemand du roman d’apprentissage, à la suite de Goethe, et de l’hommage à la peinture.
La recherche d’un « bonheur supérieur » est la philosophie de L’Arrière-saison, dont le titre, Nachsommer serait plutôt L’Eté de la Saint-Martin, soit une maturité heureuse. Rarement une lecture sait-elle dégager un tel sentiment de sérénité et de justesse. À juste titre, il fut en 1857 salué comme le roman d’apprentissage autrichien digne du Wilhelm Meister de Goethe, certes plus inquiet. C’est à la première personne qu’un narrateur qui ne se nomme pas raconte sa famille et son enfance choyées. Et plus précisément son éducation au milieu des précepteurs, des objets d’art paternels, sa gestion du patrimoine. Peu à peu, selon un programme judicieux, il se fait autodidacte, dans les sciences surtout. Non sans explorer le monde qui l’entoure, observer les travaux des artisans, des industriels, des paysans, selon un programme encyclopédique. La nature, la botanique, les paysages montagneux sont également parcourus avec attention et ferveur : « le grand tout sublime qui s’offre à nos regards quand nous voyageons de cime en cime ». Au point qu’il lui faille rendre compte de toute cette richesse, de toute cette beauté par le dessin et la peinture qui permettent d’exalter « les formes plastique de la terre ».
Où sont donc les péripéties, les rencontres, l’amour, en ce roman où il ne se passe presque rien ? C’est lors d’un orage que notre personnage, auquel il est plaisant de s’identifier - ce qui permet de s’élever -, trouve refuge dans une maison étonnante. Vaste et splendide, entourée d’un jardin de roses, elle est la demeure parfaite, conçue comme une œuvre d’art, dans laquelle son propriétaire, le baron de Risach, fait preuve d’une vaste culture. Invité à y séjourner, à revenir, après un hiver chez lui et un intermède opératique à Vienne, notre héros côtoie non seulement une vieille dame adorable, Mathilde, mais aussi sa fille Nathalie, dont le visage ressemble à une figure gravée sur une pierre ancienne. L’on devine que l’amour nait entre nos deux jeunes gens : il est conté d’une manière aussi élégante qu’émouvante. S’ensuit un vaste récit emboité, dans lequel Risach raconte son amour contrarié pour Mathilde, sa pauvreté initiale, ses études universitaires et son ascension aux plus hauts postes de l’Etat impérial. De longues années plus tard, après le veuvage de Mathilde, une intense amitié les a réunis. Le consentement donné aux tourtereaux peut éclairer encore plus leur bonheur.
L’intrigue semble extrêmement simple en ce roman à la beauté envoûtante. Mais, si les personnages peuvent sembler trop parfaits, tout est dans l’atmosphère de culture, de beauté, de vertu, sans la moindre niaiserie. Les descriptions paysagères, lors des voyages à pied (le wanderung allemand), la contemplation des lacs et des glaciers, la récolte des spécimens botaniques et géologiques (comme les marbres collectionnés), les conversations didactiques sur l’art des jardins, sur l’agriculture, sur la restauration des œuvres d’art, en particulier la sculpture antique, sont de nature pédagogique (Stifter fut inspecteur des écoles), sont lentes et méticuleuses. La vie sociale est aristocratique et harmonieuse, mais avec des liens courtois avec les petites gens, pétris de respect, de sens du devoir et de distinction paysanne. L’on visite des demeures aux riches collections, où les meubles sont « conçus selon des pensées fort belles ». Il s’agit avant tout d’ériger un idéal, dans le cadre d’un romantisme qui n’est pas celui de la passion dévastatrice, mais d’une éducation poétique et philosophique à la vie bonne. Où l’on mesure combien le romantisme allemand est dans la continuité de la philosophie des Lumières.
Ce court récit autobiographique, intitulé Dans la forêt de Bavière, est celui d’un isolement au cœur d’une zone montagneuse et boisée de la lisière de l’Allemagne et de la Bohême. Pour imprimer sur la rétine de son lecteur une vision aussi exacte qu’exaltante des lieux, Stifter a un talent rare. Le plus vaste panorama, ainsi que les détails les plus précis, sont mis à contribution, avec un lyrisme parfois mesuré, parfois exalté, toujours efficace : « Si d’une vue alpestre magnifique, on dit qu’elle est un poème lyrique plein de feu, la simplicité de cette forêt en fait un poème épique tempéré». Mais une tempête de neige violente et tenace l’emprisonne dans sa maison forestière, alors qu’il reste inquiet de l’état de santé de son épouse à Linz. Plusieurs jours d’ « effroyable blancheur », de « vision teintée d’épouvante et de sublime grandeur», l’emmurent sans pouvoir quitter cette apocalypse neigeuse. Le voyage de retour, entre traîneau et raquettes, malgré de serviables paysans, sera éprouvant. Il s’en suivra « un ébranlement nerveux », avant qu’il puisse écrire ce récit, dernier parmi ses proses publiées. Ce malaise était-il un présage de sa maladie, de son suicide, deux ans plus tard ? Finalement l’idylle montagnarde qui se change en drame n’est pas sans cacher de secrètes et lourdes angoisses intérieures.
Ce bel hommage à la puissance inquiétante de la nature et à la pureté dangereuse de la neige est publié chez un éditeur décidément cohérent qui pose ses « premières pierres ». Tous ses livres inventorient avec poésie le pittoresque naturel, dans le cadre d’une esthétique environnementaliste à la fois romantique et parfaitement d’aujourd’hui. Ce dont témoigne le Voyage à l’île de Rügen. Sur les traces de C. D. Friedrich, par le peintre et écrivain romantique allemand Carl Gustav Carus[1](1789-1869). Dans lequel l’on découvre, outre « l’étrange impression d’une nature primordiale intacte » et le « complet abandon à ses pensées et ses sentiments », les « abruptes falaises crayeuses » au-dessus de la mer Baltique, qui furent magnifiées par le pinceau de Friedrich.
À peine moins bref, et cependant si intense est Le Cachet. Descendu des montagnes paternelles, un jeune homme blond descend à Vienne. Pour y parfaire son éducation, en particulier militaire, en attente du soulèvement européen contre la tyrannie napoléonienne. Guidé par ses principes de droiture hérités de son père, il mène une existence solitaire, hors quelque camarade. Lorsqu’un jeune visage, « à travers les amples plis noirs », parait lui faire « connaître la quintessence de toute chose ». Une série de rendez-vous pudiques à heures fixes dans la maison parmi les tilleuls lui révèle la justesse de l’amour. Mais pourquoi livre-t-elle si peu de sa vie ? Pourquoi cette maison parait-elle si peu authentique ? Il doute, omet de revenir quelques jours, avant que la maison soit mystérieusement vidée, avant qu’il parte enfin pour réaliser son idéal de souveraineté nationale en faisant campagne contre les armées françaises. Plusieurs années plus tard, l’épilogue nous apprendra le secret de celle qui avait été mariée à un vieux brutal, qui attendait de pouvoir réaliser son rêve. Nous ne révélerons pas au lecteur comment réagit le toujours amoureux fidèle à la devise du cachet paternel qui prône le respect absolu de l’honneur : « Servandus tantummodo honos ». Est-il possible de trop obéir à l’honneur et à la vertu ?
Ce récit, pudique, profondément émouvant, est lui aussi caractéristique de l’art de Stitfer. Une nostalgie des sentiments purs taraude les personnages, en un romantisme sensible et déchirant. Peut-être le jeune homme blond est-il un alter ego tardif de la Princesse de Clèves. Peut-être la jeune femme est-elle la véritable héroïne, en une sorte de féminisme précoce, plaidant pour la vérité de la passion tendre contre le fer injuste des conventions. La métaphore du flocon de neige qui devient avalanche est alors signifiante. Il y a bien une sorte de connivence entre les splendides paysages montagnards et les cœurs des personnages…
« Ainsi donc, me voici devenu, de manière imprévue, peintre de paysage. C’est épouvantable ». Ainsi commence Descendances. Après une terrible, assassine, critique de la banalisation de la peinture de paysage, autrement dit son kitsch, le narrateur (Stifter lui-même ?) forme l’ambition de « peindre de telle façon qu’on ne puisse plus faire la différence entre le Daschtein en peinture et le vrai ». Le Daschtein étant évidemment une chaîne calcaire du nord de l’Autriche. La quête est acharnée autant qu’impossible, autant technique qu’esthétique et métaphysique. Notre homme aux pinceaux passionnés veut également rendre hommage à un marais avant son assèchement, sa disparition. Comme un Monet avant l’heure, il tient à peindre son modèle à chacune des lumières de la journée. Probablement est-ce là un reflet de la boulimie visuelle et créatrice du romancier qui fut un excellent peintre avant de devenir écrivain. Mais le motif pictural ne saurait épuiser la richesse de ce roman.
Friedrich Roderer rencontre alors son homonyme, peut-être son double ; cependant il s’agit de l’assécheur de marais. Ce dernier, le vieux et riche Roderer, fut autrefois un amoureux de la poésie. Les mystères des « descendances », pour reprendre le titre, entre les différents Roderer, fascinent Friedrich qui ne peut que tomber amoureux de la fille de son ainé, histoire d’amour soudain du plus fulgurant romantisme. Mais l’obstination, le destin étrange de l’artiste permettent-ils que l’on épouse son amoureuse, que l’on coule une vie sans folie dans le confort Biedermeier ? Ou faut-il écarter et décevoir l’art, se ranger, pour accomplir quelque chose qui « ne sera ni petit, ni bas, ni insignifiant » ? Accomplir quoi, finalement ? Ce beau roman ne le dit pas, laissant l’expectative, voire la réponse, à qui voudra bien. Même si le mariage et une grande joie, ce renoncement n’est sans mélancolie dans la bouche du lecteur.
Dans Le Condor[2], première nouvelle publiée par Stifter, le peintre choisit la carrière risquée de l’artiste plutôt que l’amour. Pourtant l’héroïne trouve le courage de s’élever au-dessus des Alpes matinales en ballon. Courage cependant insuffisant puisqu’elle s’évanouit en altitude. Comme si le sexe féminin n’avait pas encore, en 1841, le droit de monter aussi haut que les hommes, y compris dans la quête de l’idéal. La vigueur, la couleur de tels récits étonnent et charment, non sans qu’ils permettent de figurer les plus hautes aspirations humaines, y compris contrariées.
Les paysages de Stifter sont aussi ceux de l’âme (car bien romantique est la croyance en celle-ci) , comme lorsque, dans Les Cartons de mon arrière-grand-père[3], il décrit successivement les saisons, dont un somptueux hiver autrichien, dans le cadre d’un roman de formation, entre ascèse de l’écriture et amour perdu, cependant retrouvé. De même, dans Cristal de roche[4], des enfants passent la nuit de Noël dans une grotte de glace aux lumières sidérales ; ce qui n’est pas sans faire penser au roman, un siècle plus tard, de Tarjei Vesaas : Palais de glace[5]. La fascination de la blancheur irrigue le romancier d’une manière à la fois naturelle, mystique et sépulcrale. Bien que raisonnablement séduit par les convenances et le confort bourgeois, Adalbert Stifter était un romantique impénitent qu’une nature solaire et sauvage transportait de bonheur et d’inquiétude métaphysique. En se tranchant la gorge avec son rasoir en 1868, il rendit en effet son âme aux paysages qu’il aimait tant. Et dont il nous a rendu l’essence dans L’Arrière-saison, son roman parfait roman d’éducation philosophique et de paix esthétique, en ce sens à la croisée du classicisme et du romantisme.
Je me lève. J'ai soif, suant toute eau. Soif de sang. Non... Plutôt grenadine, jus de cerise et de tomate. Mais où est passé le mini-bar ? Et cette porte de salle de bains bloquée dont le chambranle se secoue comme une ruine... Ou j'ouvre mon cahier sur cette table et sous mon nom de plume, « Vivant d’Iseye » artistement calligraphié, j'écris ce qui me vient au fil de la vidéo qui défile, ou j'ouvre une porte sur une aventure, à la recherche de ce qui pourrait étancher ma soif de sensations chaudes et de terreurs glacées…
Je serais un vampire que je me sentirais l'évidence d'aller ouvrir la première gorge de jeune fille venue dans le blanc d'une chambre, pour étancher de sang ma soif de vie. J'écrirais la fin de son histoire en entrefilets rouges sur la double page ouverte de ses seins blancs. Et c'est ainsi que je commencerais la mienne en votre serviteur à cravate rouge, gilet de peau et crâne rose.
Quelle potion de soif m'a-t-on fait boire pour que j'aie si soif? Je ne reconnais pas cet escalier. Comme s'il avait subi des siècles de réparations et dégradations. Comme si des immigrés clandestins l'avaient squatté. D'ailleurs ça pue à outrance le couscous rance et le chevelu crépu, la coiffure rasta ensuiffée de shit...
Mais qu’est-ce que je raconte ? Que j’écris la main prise dans une autre main ? Des invectives contre l’humanité indignes d’un Vivant d’Iseye…
J'ai dû tomber sans m'en apercevoir sur un escalier de service. Voire un toboggan désaffecté entre deux cloisons oubliées. Est-il possible qu'on dégringole dans un tel merdier à l'Hôtel Royal Monceau ? De tels monceaux de planches, marches contremarches, gravats, poubelles déglinguées contre le béton nu et cloqué ? Un tas de couvertures pourries sur le palier ironise la forme humaine, ou de la chrysalide avec ses plis, manches et capuche dans un estuaire d'ordures, pelures, boites de conserves et leur jus répandu... Encore un de ces vieux juifs venus des Balkans et fuyant la guerre arabo-serbe. Sont-ce les bas-fonds qui supportent le luxe du Grand Hôtel ? Qu'est-ce que c'est que cette porte de tôle ? Il faut la brusquer à coup d'épaules, lui défoncer le cul pour la faire céder... Quoi ! Une rue pareille pour l’Hôtel Royal-Monceau ! Où suis-je ? Qui m'a versé au compte-goutte du LSD sur la pupille pour voir l'Hôtel Royal en monceaux se disloquer en gueule de bunker déchiqueté ? A moins que j'aie un casque vidéo sur les tempes pour me passer le film d'un arrière-quartier en béton sale et détritus... Mon Hôtel a disparu !
La lune commence à se fendiller dans la tranchée du territoire. C’est le signal de l'infiltration nocturne des foncés ! L'heure du nettoyage. Méticuleusement, j’enfile doigt par doigt les deux gants de cuir blanc. Quoi, encore une ampoule de réverbère pétée ! Et qu'est-ce que c'est que cet éclat lumineux, ce reflet fugitif ? Gaffe. Encore une saloperie de caméra-espion, un relais vidéo-surveillance de la police démocratique, un de leurs journalistes valets qui aimerait bien avoir vent de notre organisation...
Calme noir. La nuit est fétide. Ça sent le juif maghrébin et le bourgeois franc-maçon. Un coup de rangers dans leurs gueules, leurs caméras. Pour leur foutre la raie au beur noir. Ah, ah, ah... On y verra bientôt plus que des faces propres et nettes comme le cirage clair et poli de mes guêtres. On pourra enfin être fier de se regarder dans la pureté polie de mon crâne de parfait blanc occidental. Vêtements au carré, blazer bleu-marine sur la chemise brune, ceinturon blanc et cravate rouge sur un coffre de mangeur de viande ! Paré.
Qu'est-ce que c'est que ce costume de clown? Quand il respire comme ça j'ai comme les tuyaux d'une marche militaire dans les bronches. Pourquoi me fait-il cadencer et raidir tous les muscles? Comme sifflant par le nez une sonnerie aux morts pour la patrie. Non... Me voilà encre le mental dans la tête d'une espèce de monstre qui ne me laisse même pas penser. Seulement vivre à mon cœur défendant sa démarche, son déguisement et son théâtre vulgaire qui me censure la réflexion. Et une fois de plus je ne peux pas m'échapper d'entre ces bajoues qui battent la mesure.
J'espère qu'il ne va pas lui venir l'idée de nous regarder dans un miroir. J'en vois et j'en sais assez comme ça sans m'ajouter aux cinq sens la vision d'un faciès qui n'est pas le mien et dont me suffit amplement ce que je sens du cubique des mâchoires... C’est parce qu'il ne pense pas en se coltinant son pas militaire de bande dessinée que je peux...
Stop! Ça sent le complot... Affirmatif ! Il y a des yeux noirs de tiers monde qui photocopient la ville pour se la cloner à l'usage de leur pillage et ne nous laisser que la trame de nos papiers d'identités aux empreintes effacées. Au rapport avant la levée du secret ! Je ne veux avec moi et mes sbires que la caméra de l'Hawks. Uniquement cette démone. La seule qui laissera voir toute la vérité nécessaire de notre mouvement. Et l'Hawks l'aura dans l'os. C'est l'heure de grande écoute nocturne pour le Mouvement Uni de Libération de la Race Blanche. Et quand nous n'aurons plus besoin de son sens de l'information... Clic ! Permis de pellicule coupé, bande son noyée, internet dératisé, neurones au détergent, réseau câblé passé à la voix blanche. Défense de dépasser la ligne blanche.
Attention! Cachons nous dans la rencoignure de cette porte cochère, contre le tableau d'entrée à code digital de sécurité. Oui. C'est elle. L'Hawks entre dans le bar « Au Français ». L'épieuse épiée. Ce bar qu'entre initiés nous appelons « Le Bleu Blanc Rouge ». Le bleu pour l'uniforme horizon, le blanc pour la pureté de la race, et le rouge pour le sang répandu des envahisseurs. Bien drivée cette Hawks pourrait faire une excellente voix populaire. À condition de lui laver sévèrement le cerveau aussi blanc que le blanc bleu de ses yeux... Pas un bouton de guêtre ne me manque. J'y vais. Par la porte de côté et le cagibi aux deux placards. Changer rapidement mon uniforme d'action pour un vêtement politique. Costume bleu-France croisé, cravate passe-partout, souliers vernis noirs. Bien au chaud dans mes sous-vêtements bleu blanc rouge et noir invisibles contre mon cœur. En piste...
- Benoit-Adolphe Francostal, qui êtes-vous? Un obscur militant, l'éminence grise d'un parti non encore homologué, ou le leader absolu d'une force montante que la marée des urnes populaires plébiscite?
- Vous savez bien qui je suis, Mademoiselle Hawks. Vous devez savoir qui je suis. Vous saurez bientôt qui je suis.
- Mais encore...
- Je suis la France pure ! Le peuple national. La revanche des travailleurs. Des exclus du capitalisme mondialiste. Des victimes de l'immigration sauvage.
- D'abord, dites à nos showsectateurs si ce nom, Benoit-Adolphe Francostal, est votre nom en vertu de l'état civil ou si ce n'est qu'un grotesque pseudonyme?
- Pourquoi grotesque ? Alors que dans ce nom coule le sang de mon père, de nos pères et aïeux. De nos ancêtres les Gaulois. Alors que ces prénoms sont la langue de ma mère, le b a ba de mes initiales... Ce nom venu des Francs, porteur du sceptre de la pure lignée des Français. Enfin vous savez que l'écrivain français Henry de Montherlant appela Costals le fin héros d'un de ses meilleurs romans...
- Un héros misogyne. ..
- Car la femme n'est que le passé de l'homme. Dans le rôle sacré de la mère, la femme française se réalise pleinement et uniquement.
- Délicate perspective... Pourquoi toujours « Français » ? Qu'y a-t-il de plus à être né par hasard Basque, Breton ou salade niçoise, plutôt qu'Américain, Letton, Malien ou Coréen?
- Je suis Xénophobos le Grand, le viriloïde français, qui pue bon la France sous aisselles, Madame ! Moi et mes Français, nous aimons la France, la vraie, celle de race blanche et fraçouaise, nous détestons le négroïde et le jaunoïde, nous haïssons l’espingouin et le baragoin, le boche et l’italoche, l’english et le polish, le bicot et le noirpiot ! Et les valeurs, l'histoire, Mademoiselle Hawks! L'esprit français, cartésien et classique, Lully et Vauban, Louis XIV et Napoléon, Charles-Martel et Clémenceau, Pascal et Gobineau, Barrès et sa « colline inspirée »…
- Beurk et rebeurk, Monsieur Francostal ; même les meilleurs noms prennent dans votre bouche une odeur de crocs cariés. Voulez-vous ma liste ? Non... La voici : Goethe et Martin Luther King, Madonna et Mère Thérèsa, Rossini et Jim Morrison, Gandhi et Bashô ; Diderot comme encyclopédiste et érotique, Octavio Paz et Matisse...
- Je veux bien prendre ce déballage de métèques immoraux, Mademoiselle Hawks, pour une légère provocation à l'usage des quelques puérils intellectuels qu'il faut bien retenir parmi vos showspectateurs friands de linge sale. Napoléon, vous dis-je, et sa grande France absorbant l'Europe. Charles Martel repoussant ces arabes que nous laissons aujourd'hui entrer par la porte de la lâcheté. Mussolini et sa restauration de la grande Rome... Le peuple a besoin d'admirer. Non de mépriser ses élites, ses institutions et sa police. Le peuple est méprisable s'il vénère un tennisman, un chanteur de jerk, un présentateur de télé, au lieu d'être inspiré par le charisme et l'idéal d'un grand leader. ..
- Que le peuple soit aussi méprisable qu'un match de foot sans arbitre, je suis payé pour le savoir. Et pour savoir qu'un Mozart, qu'un Fragonard y peuvent naître si vous ne les empêchez pas.
- Ôtez, Mademoiselle Hawks, votre pseudonyme digne du plus charognard impérialisme américain, et rejoignez-nous. Vous serez, Arielle, notre nouvelle liberté jaillissant des barricades de la France pour jeter à bas les complots de l'intérieur et la peste métissée des envahisseurs ! Vous écraserez l'hydre du cancer mondialiste et économique, à côté des pires impérialismes que sont et ont été l'Islam et le communisme.
- Joli fantasme ! Un : l'impérialisme américain n'est qu'un mythe, certes doué de surappétit. Deux: je ne suis pas à vendre. On ne me paie que libre. Trois : voulez-vous en prime time mes seconds prénoms? Kyoto et Parvati. J'ai une grand-tante née noire et esclave à New-Orléans et du sang hopi coule sous l'apparence de ma peau de White Anglo Saxon Protestant.
- Voilà ce qui vous empêche d'être naturelle, d'être authentiquement vous-même et spontanée, Mademoiselle Arielle. Ce sang cosmopolite, cette bâtardise transgénique. Qu'êtes-vous devenue? Une créature hybride. Une cybermétisse dont les identités originelles sont diluées, empoisonnées... Non, le vrai peuple, tout peuple, veut et doit garder ses racines, sinon il ne sait plus qui il est. Le vrai Français ne s'enracine que dans un sol non colonisé par les mauvaises herbes étrangères. Chaque peuple a droit à sa pureté ethnique. Chaque individu doit savoir dans quelle identité il a sa place, son nom, ses droits et ses devoirs !
- Alors, entre l'Occitan et le Tourangeau, entre le Tzigane et le Berbère, entre le Dogon et le Pygmée, il faut dresser des barbelés...
- Seulement entre le Français et l'étranger. Pour que chacun conserve son territoire et sa fierté.
- Et clouer sur ces barbelés de sang ceux qui s'aviseraient de les franchir?
- Bien gardés, ils ne les franchiraient pas.
- Et que ferez-vous de ceux qui sont nés d'une union interethnique?
- Ils sont innocents du crime de leurs parents. Ils seront éduqués et parqués d'un côté ou de l'autre de la Méditerranée selon leurs facteurs raciaux dominants. Bien sûr, ils seront priés de ne pas se reproduire pour éviter de propager sur la planète ce drame qui scie en deux leur chair et leur sang. Tout cela bien sûr dans le respect de la personne morale.
- Et celui qui, hors son délit de faciès, aura assimilé la culture française et occidentale au point de ne pouvoir se reconnaître au royaume d'Allah?
- Ne compliquez pas les choses, Mademoiselle Hawks, Cela ne doit ni ne peut se produire. On n'acquiert une culture que si elle est drainée par le sang pur de l'origine.
- Vous avouez donc que certaines personnes n'ont pour vous pas droit à l’existence ? Je suis sûre que vos électeurs du Bâtiment Travaux Publics seront heureux d'apprendre qu'ils vont échapper au chômage grâce à vos chantiers d'Auschwitz sur Seine et de Goulag en Provence...
- Comment osez-vous ! Chienne télévisuelle ! Catin cosmopolite ! Insulter ainsi la mémoire de mon père qui, résistant contre l'oppression nazie, passa trois ans dans un camp de concentration allemand. .. Il n'y a donc aucune valeur que vous respectiez?
- On dit que votre père respecté, et communiste de surcroît, fut parmi les premiers volontaires du travail obligatoire dans une usine d'armement à Dusseldorf, en vertu du pacte germano-soviétique. Qu'il n'a rejoint la résistance à l’automne 44 qu'en vertu d'une permission exceptionnelle pour bons et loyaux services.
- Sale souris ! Bête à charniers ! Si je ne me retenais pas... Non. Raclure de médias, pure calomnie, vous dis-je...
- Regardez-le, chers showsectateurs ! Non, ce n'est pas l'écume de la bière qui s'éructe ainsi, mais la bave de la fureur blanche qui coule des crocs jaunes de Benoit-Adolphe Francostal, notre dogue des valeurs morales...
- Riez, riez, Miss Médias... Plus vous m'insultez, plus vous bafouez le flot montant du peuple. Plus vous me crucifiez sur l'autel des marchandises télévisuelles, plus je pérore, plus je gagne des voix. Et vous ne pouvez pas vous passer, personne ne peut se passer du spectacle de nos militants et de son chef charismatique jetés aux hyènes des médias. Ces médias vendus à l'idéologie socialo-immigrée.
- Monsieur Francostal. Vous êtes au centre d'un soupçon... Celui du meurtre d'un jeune Malien retrouvé dans la Loire. Un insigne métallique a profondément marqué sa nuque.
Bibliothèque A. R. Photo : T. Guinhut.
- Quel insigne ? Que pouvez-vous prouver, sinon la perfidie concertée du complot libéral ?
- Eh bien, la chair a été visiblement massacrée à cet endroit pour en rendre la lecture impossible. Mais sûrement savez-vous quelque chose...
- Pas le moins du monde. Il y a bien des groupuscules, des sectes, sinon des psychopathes solitaires que la police devrait inquiéter au lieu de notre mouvement des valeurs nationales. Et nettoyer ainsi la France de ses dégénérés sexuels.
- Allons... Les extrémités sont lisiblement celles de la svastika nazie, Mais le centre de l'objet, lui, reste, dans le torturé, incompréhensible.
- À nous également, cet objet reste inconnu, soyez-en persuadée, Mademoiselle Hawks.
- Revenons à votre mouvement politique et à ses valeurs morales.
- Voilà qui vous honore, Mademoiselle Hawks. Notre parti sera le seul à pouvoir poser sur la pureté de la France un préservatif étanche contre le sida de l'immigration. Pour que les couples français puissent retrouver une saine monogamie fondée sur la virginité, la fidélité, la reproduction. Vous connaissez déjà notre ligne sur l'immigration. Voici notre second point de programme. Création d'une ligue anti-pornographique d'intérêt national. Epuration des librairies, des cinémas, des télévisions, des vidéos et d'internet. Traque de la prostitution, professionnelles et des clients, par des comités de santé publique. L'amour sera sous le voile de la pudeur ou ne sera pas. C'est la pornographie, le sexe facile dans la publicité, dans les kiosques et les mœurs, qui est responsable de la dépression économique et de la généralisation des crimes sexuels sur les enfants.
- Ne devenez pas tout rouge comme ça. On dirait à vous voir que vous succombez à cette lubricité que vous dénoncez. Que le seul rempart à votre sang chaud de brute est cette armure morale qu'en bon sadomasochiste vous désirez imposer.
- De telles insinuations sont aussi perverses que cette pseudo science juive et dégénérée connue sous le nom de « psychanalyse ». Et votre entregorge, Mademoiselle Hawks, si palpitante qu'elle soit, dans la soie de votre soutien-gorge demi-découvert, ne m'impressionne pas.
- « Cachez ce sein que je ne saurais voir » !
- Seul l'enfant saurait voir la mamelle de sa mère sans danger. Chaque objet sexuel, chaque image lubrique entrevus contribuent à faire avorter les valeurs de Travail, Famille, Patrie.
- Refrain connu. Allons, Monsieur le Censeur, savez-vous qu'il y avait bien plus encore de cuissages, viols et meurtres sadiques aux époques où ni l'imprimerie ni le cinéma ne pouvaient encore divulguer la moindre imagerie et pensée coupables ? Savez-vous que sous l'ancien régime le viol n'avait même pas d'existence légale à moins que la victime ne fût une personne de condition? Les rapports de pouvoir phallocrates tenaient lieu de morale sexuelle. La femme n'avait qu'à être vierge, mère ou femme perdue. Sans compter les enfants qui n'avaient pas droit à la parole.
- Auriez-vous l'audace, vous, l'apatride égérie des ondes versatiles, l'audace de me faire un cours d'Histoire de France? Et tendancieux, qui plus est! Que faites-vous des barrières de la religion ? Cette religion aujourd'hui bafouée par le scandale de ce livre dans lequel Jésus est traité d'homosexuel ! Et par ce film où Marie-Madeleine copule avec le Christ ! La santé morale publique exige qu'on pilonne ce livre, qu'on éventre au soleil ces bobines de pellicules, qu'on en brûle les ulcères maudits !
- Il me semble que le livre et le film dont vous parlez ne sont qu'à peine de légères provocations, pour reprendre votre expression. Ils ne visent qu'à donner à l'amour du Christ pour ses créatures une visibilité sensuelle supplémentaire. De plus, ces œuvres, que personne n'est obligé de lire ou d'aller voir, et dont les affiches urbaines ne peuvent choquer aucune sensibilité, restent du domaine de la liberté privé du lecteur et du spectateur. Le cardinal Sanzini lui-même, qui pourrait être le prochain Pape, a dit à ce propos que Dieu appartenait tout autant à la Bible qu'à la conscience de chacun et que les poèmes érotiques du Cantique des cantiques étaient une image de l'amour universel.
- Mais la pornographie, sœur infâme de l’avortement ! Sale, vulgaire ! Vous qui êtes une femme, ne vous sentez vous pas insultée par cet exposition de vos parties, par l'étalage de vos fonctions organiques conspuées?
- Que savez-vous de la pudeur, Monsieur Francostal ? Chacun choisit la pornographie qui lui convient. Vous avez la vôtre. La mienne peut être belle, délicate, raffinée, extatique.
- Malgré tout le respect que je dois à une femme, vous êtes aussi pernicieuse que satanique...
- Dans votre bouche, Monsieur Francostal, je prendrais cela comme une flatterie. Ou comme un geste de concupiscence…
- Ne perdons pas de vue, je vous prie, notre programme. C'est ce qui intéresse d'abord les Français. Après l'immigration et la pornographie, mon troisième point : l'Insécurité! Et dans insécurité, il y a « jeunesse »...
- Et en quoi ces enfants innocents...
- Mais que vous, forces de l'argent et des médias, corrompez sans cesse! L'enfant est naturellement bon. Seuls votre société et vos télés le corrompent.
- Comment, nous qui étions ces purs enfants, serions-nous devenus des corrupteurs sans que notre enfance possède les germes de la violence?
- Si nos enfants volent, pillent et brûlent, si leurs bandes rivales s'estropient, s'ils vont jusqu'au meurtre de policiers, c'est parce que la répression parentale ne les a pas saisi dès la première incartade. Dès qu'un parent se révèlera incapable d'assurer l'exercice de son autorité, il sera privé de sa progéniture, privé de ses allocations nourricières, privé de son droit de vote. Un impôt-amende de solidarité nationale sera exigé pour toute désertion parentale. Quant au fruit de ses entrailles, il sera rééduqué aux frais de l'Etat dans des internats pénitentiaires, au moyen du travail manuel, de la prière et des châtiments corporels réguliers. Moi-même, pour l'exemple, je me chargerais d'élever le jonc sur leurs fesses délinquantes...
- Comment votre bouche, Monsieur le Président Francostal, peut-elle contenir sans dégorger tant de salive au moment d'exalter vos vertus pédagogiques ?
- Laissez-moi ignorer vos sarcasmes misérables. Parlons justement de pédagogie. Pour retrouver une jeunesse saine, il faut nettoyer leur environnement. Plus un bruit de rock, de rap, de techno. Plus une musique nègre ou beur. A la place, un austère et viril chant grégorien. Le retour aux folklores régionaux, aux danses du terroir. Accordéon, Harmonie Municipale, Orchestre Militaire. Plus de cheveux savonnés, punks, iroquois, plus de tresses africaines qui sentent le suint et le cannabis. Plus un seul vêtement grunge, mini ou maxi, plus un seul jean importé, plus un seul déguisement d'origine étrangère. Boule à zéro pour les garçons, front haut, oreilles dégagées... Uniforme scout couleur sable et chaussures de marche. Coupe au carré, nœud rose pour les filles. Uniforme bleu-nuit, souliers noirs. Une guerre absolue contre les drogues et le tabagisme sera déclarée. Chaque jeune sera fouillé jusqu'à la peau nue à l’entrée de tous les centres d'apprentissage et de travail. Pas de lectures malsaines. Censure et mise à l'index scrupuleux. Une télévision d'Etat exclusivement. Education idéologique, formation aux métiers traditionnels et divertissement collectif dans des créneaux horaires adaptés aux rythmes naturels. C'est ainsi que les hooligans, les voyous, les dealers, les coupe-bourses, les traîne-savates, sans compter les homosexuels, seront éradiqués. La liberté, dans ses cadres préétablis, ne sera accordée que sur preuve de comportement idéologiquement correct. Le monde occidental décadent, fade et putrescent retrouvera enfin ses héros de grand style, ses croisés, ses chevaliers teutoniques, ses condottières. Vous riez, Mademoiselle Hawks?
- Vous n'aurez jamais assez de miliciens pour ça, Monsieur Francostal. Vos frontières seront aussi poreuses que les esprits.
- Vous ignorez que le Réveil a partout commencé. En Allemagne: le Furherarium. En Italie, la Ligue Mussovaticane. En Espagne : l'Opus Castillan. Aux Etats-Unis : le Ku Klux Kan. En Russie: la Tsarléninia... Il est évident que, l'Union Européenne dénoncée, l'étanchéité de nos frontières sera renforcée par les mouvements alliés des pays limitrophes. Ce qui nous permettra, dans un second temps, de viser l'autarcie économique et culturelle grâce à un contrôle strict des moyens et des objectifs par des entreprises et des associations nationalisées.
- Je crains que nos showsectateurs se lassent, Monsieur Francostal... Qu'ils quittent notre chaîne pour une autre.
- Veuillez, m'excuser, Mademoiselle Arielle et chers showsectateurs, mon attaché de corps me…
- Showsectateurs aimés, pendant que notre invité se laisse susurrer des messages par son lieutenant en âme damnée, nous avons le plaisir, sans quitter l'antenne, ni vous priver du visage concentré de Maître Francostal, de vous proposer en incrustation sur votre écran Sony Very large Visual, des publicités dont les espaces sont achetables et programmables démocratiquement et en temps réel par Immediat Internet Respons Televisor System Data. Espaces vendus au plus offrant qui assurera l'efficacité de son message grâce à son adéquation avec le masssacrentretien diffusé en direct. Comme vous pouvez le voir, défilent, quoique privées de leur son optionnel, des gemmes à mobilité visuelle avancée consacrées à des sites de militaria, collections d'insignes, médailles, objets et armes de toutes guerres, produits artisanaux, gastronomiques et culturels nationaux et régionaux, livre et vidéos révisionnistes rétablissant la vérité sur le suicide de six millions de juifs apatrides qui ont choisi, comme chacun sait, de rejoindre le royaume de leur Dieu par la voie du gaz et de la fumée, en maquillant leur sacrifice rituel en crime aryen pour salir les peuples germain, celte, slave et latin, ourdissant le plus satanique complot de toute l'histoire de l'humanité, toutes productions récompensées par le Prix Vérité fondé par Benoit-AdoIphe Francostal. Leur succède aussitôt le défilé du célèbre couturier Musso Phalangio, de Milan, dont les modèles d'uniformes aux couleurs terres et marines, aux lignes aussi strictes pour la rectitude morale qu'élastiss pour l'aisance de tout exercice corporel, font déjà un malheur parmi la jeunesse dorée des banlieues délinquantes de Londres et de Strasbourg.
- Quoi... Adolphe-Benoit Francostal s'éclipse ! Nous quitte avant la fin du massacrentretien... Et dix huit gros bras me barrent la porte qui l'a aspiré ! Pas d'autre issue pour notre Hawks chérie, chers showsectateurs, que d'user de son don d'ubiquité bien connu. Paraître par corporeité rester dans ce fauteuil, à cette table ronde, provisoirement veuve de son mentor - on me confirme son retour imminent d'un signe ganté - et filer par cristaux numériques photonisés à travers les culs de bouteille de cette vitre, dans la rue, poursuivant l'objet désiré de notre adhésion médiatique, seul dans son nouvel imperméable brique pour se confondre avec les murs, intimement suivi par le don de visualisation nécessaire à la pure et distincte transmission des images...
- Que fait-il, s'aventurant dans les ruelles fétides et vides, sauf de leurs ordures, du quartier Franc ! Ce quartier malfamé d'immigrés indo-européens qui souillent de leur barbaritude le pur terroir de la civilisation celto-romaine dont l'architecture s'enorgueillit de découvertes aussi avancées que le menhir à tête corinthienne... Masqué d'un sévère incognito, le Conductor Francostal rase les murs lépreux, louvoie parmi les décombres de plastiques, de parpaings et d’huiles usagées, jusqu'à surprendre un camp retranché :
- Tudieu, le magnifique trou de cul à rats ! Une tente en polycarbonate de poubellium au-dessus d'un feu de braises volées. La famille Chienlit fait son camping urbain. Le chef de tribu a garé sa caravane de chameaux carrossés Porsche et motorisés Rolls Royce. Les domestiques dorment d'un sommeil de bêtes abruties au qat. Les sept, huit, treize enfants grandissent dans leurs berceaux avant d'être assez forts pour enculer la France en pleine face de leurs utérus populeux et de leur sperme colonisateur. Le voilà enfin, ce Farid Al Mékouil, couché sur sa parcelle de trottoir public généreusement allouée par l'Etat démocratique, sur son grabat de faux chômeur, qui se réchauffe les testicules avec un sac de couchage gracieusement fourni par les associations de secours caritatif aux sans-papiers. Regardez-le qui prépare son regroupement familial pour ses cinq femmes, ses dix-huit chamelles enceintes, sans compter sa horde de bougnouls enjuivés, cachant entre ses doigts de pieds qui puent le bouc sa carte platine American Express. Ce Farid Al Mekouil qui s'est vanté sur TévéArabTroisSatellite.com, d'être le fer de lance de l'humanité polyraciale et polygame... Chien ! Réveille-toi ! Bâtard de fils de pute. Sale juif éthiopien converti à l'Islam. Sale bourgeois nomade. Accapareur planétaire infiltré. Réveille-toi, te dis-je, pour que tu me voies te crever les couilles. Pour que tu t'imprimes dans la carte à puces de ta sale barbe la vision de tes spermatozoïdes agonisant dans le caniveau. Je vais te saigner l'enflure de ta race ! Toi le chantre de l'antiracisme républicain, je vais te châtrer le chancre qui te pend entre les pattes !
- Arrêtez ! Vous êtes dingue ! Je ne sais pas qui vous êtes. Mais je vous ai vu à la télé ! Au secours! Non... Argh…
- Ah, charogne! Bête à génocide ! Lâche-moi, desserre tes griffes de furet... Te débat pas comme ça. Arrête-moi ces convulsions... Vipère! Tuerie... Ough…
Bibliothèque A. R. Photo : T. Guinhut.
- Quelle douleur... Qu'est-ce que j'ai dans le haut de la nuque ? Qui résonne comme un gong ? Je ne peux pas relever mon corps... Ce corps écroulé contre un fauteuil-poubelle en tôle et toile de tente. Mais... Qu'est-ce que c'est que ce type cassé par terre, dans son duvet crasseux, la tête ébouillée contre un braséro à marrons ? Un coup de chance si dans son drôle de sommeil il ne prend pas feu par les cheveux et le pardessus. Il regarde vers la nuit comme aucun être humain ne peut le faire. Il y a quelque chose de saillant dans la viande rouge de son cou... Non... C'est moi qui l'ai dévissé comme ça ? Moi, Vivant d'Iseye, si doux, si discret, si pleutre... C'est insoutenable... J'ai des grosses mains sales de sang... C'est moi.
- Qu'est-ce ? Un éclair de lune ? Ou de flash ? Le clin d'œil d'une caméra impossible... Non, je me souviens ! Me voilà complètement secoué par un drôle de sbire qui veut me ranimer, alors que je suis réveillé au dedans de l'inconscience de... Non! L'infect Francostal, je suis dans sa peau, annihilé dans sa volonté… Si je déraisonne aussi clairement, c'est qu'il est out, complètement groggy. Sûrement s'est-il, et moi avec lui, cogné contre le bras ébréché de ce fauteuil de camping zonard. Et si je suis pris devant cet éclat de vertèbres cervicales d'un pauvre homme vêtu de chiffons, est-ce que je suis responsable ? Coupable par omission ou par intention? Comment ai-je pu ne pas retenir la force démente qu'il a fallu à ce Francostal qui m'emprisonne pour démonter la bobine de ce Malien, ce Sahélien, ce Maghrébin, sûrement sans papiers, je ne sais pas avec la nuit. Comme le coup du lapin sur une tortue. Beurk, j'en vomirais le bleu de mes intestins dans mes genoux si je n'étais pas Francostal... Attention, il se ranime et je perds conscience, non, à mesure qu'il…
- Ah, la saloperie... Ouh, ma tête... Il a failli me tuer sur son fichu mobilier de nomade en se débattant. Marque-lui la nuque à ma place. Tiens, je ne peux pas... Non, la nuque de cette raclure est inutilisable. Fais lui sur le front. Voilà. Démonte le manche et donne-moi la broche. Bien. Décampons. Aide-moi... La voirie passera au petit jour pour nettoyer tout ça. Dire que nos frontières sont poreuses de ces petites frappes illégales... Cest tout des bougnouls aux poubelles. Ils feront la part dégueulasse du nettoyage. Ça ira dans l'incinérateur à ordures collectives. Décampons... Ça va? Je suis propre sur moi ? Merci, Numéro 2. Décampons. La petite Hawks n'a pas eu le temps de s'impatienter. Bien gardée comme elle est. Retournons sous sa caméra peaufiner notre moralité. Elle a été bien sage, l'Hawks. Ni vu ni connu. Tu jetteras mes gants rougis dans les égouts. Dire que ce cloporte était à deux rues de notre bistro. Le sang dans mes cheveux ne se voit pas? Bien. Laisse-moi maintenant. J'y revais.
- Ah, notre héros du soir... Nous allons pouvoir terminer cette mise en lumière qui passionne notre fan-club et soulève un délicieux maelstrom de controverses. Cette entrée dans le cortex langagier de Francostal, sera-t-elle assez édifiante? Attention! Notre applaudimètre à correction en temps réel ne vous donne que 51 pour cent d'encore...
- Excusez-moi. Un message finalement sans importance. Je vois que vous filmez nos bérets rouges et notre décor. Souvenirs d'Indochine, d'Algérie et de mai 68. Carte des opérations, pavés. Je vois que vous commencez à vous passionner, Mademoiselle Hawks...
- Revenons à votre mouvement politique, à sa structure. Vous êtes un groupuscule d'extrême droite et...
- Pas d'extrême droite. La vraie droite. L'extrême droiture du collectif.
- Vous déviez donc de toute droite officielle. Pourquoi?
- Nous récusons leur défense de l'individualisme, du corporatisme, pour une vision globale de la politique et du parti dans la communauté de la société. Nous récusons également leurs actes de violence sporadiques et désordonnées contre les minorités ethniques immigrées, qui, dans le cadre d'une solution globale, doivent être traités...
- Comme du bétail pour abattoir de cordon sanitaire.
- Vous tenez décidément, Mademoiselle Hawks, à nous coller une étiquette de bourreau…
- Non. Doivent être traités avec tout le respect dû à leurs racines éthniques dévoyées dont ils doivent retrouver la pureté sur leur sol originel. Notre programme rétromigratoire est un devoir humanitaire sacré.
- Qu'avez-vous derrière la tête, Monsieur Francostal ? Dans les cheveux...
- Oh... Rien. Ce n'est rien... J'ai dû me cogner. Oui, je me suis heurté sous l'escalier de la cave.
- Cave, caveau, tombeau... C'est là que le Barbe Bleue de la politique suspend ses victimes ?
- Je ne vous permets pas!
- Je vous permets de vous laver les mains sous le flot de mes caméras, Monsieur Francostal. Voyons si vos mains sont malades du complexe de Lady Macbeth, si vos mains se séparent des marques indélébiles du sang.
- Vous déraisonnez. Vous ne me ferez pas avoir honte de mon sang, du sang de la France, Mademoiselle l'Apatride.
- Notre caméra numéro deux nous confirme par analyse à cristal photonnique ADN que c'est bien votre sang qui tache le haut de votre nuque. Revenons à votre profil intellectuel et psychologique. On vous a surnommé l'Interdicteur. Vous avez en effet déclaré vouloir prohiber les danses rock et techno, les drogues, le tabac, le préservatif, la pilule, l'alcool, internet...
- Vous oubliez l'apparence génitale qui doit être évincée des feuilles et des écrans. Seule a droit de cité la pilosité du torse mâle dans l'effort public. Le sexe n'existe pas dans un corps et un esprit sain.
- Que vous a fait votre zizi pour que vous le…
- Question nulle et non avenue.
- Et les livres ? Pourquoi les condamnez-vous tous ?
- Pour isolement schizophrénique.
- On a dit que vous étiez un délirant obsessionnel. Comme Mussolini le syphilitique.
- Je veux bien vous absoudre, Mademoiselle Hawks, de vos allégations téléguidées et calomnieuses. Justement, voilà un de ceux que nous admirons : ces hommes à poigne. J'ai nommé: Mussolini, Castro, Hitler, Staline, Franco, Pol Pot… Je réussirai où ils ont échoué. J'orienterais le sens de l'histoire vers plus d'efficacité et de pureté, vers plus de splendeur collective et de vérité. Seul un destin fort peut sortir le pays de la crise identitaire, économique et morale. Seul un homme déterminé peut sortir nos concitoyens de l'ornière des délinquances urbaines. Seul un garant de la solidarité collective peut nous libérer de l'exploitation par un patronat qui secrète l'exclusion au lieu de rassembler.
- Benoit-Adolphe Francostal, il est bientôt l'instant de rendre l'antenne à nos concurrents. Il vous faut conclure, Maintenez-vous votre programme économique aberrant ?
- Protectionnisme national. Collectivisation des terres, des ressources, des moyens de production sous l'autorité d'un Etat fort. Nationalistes de tous les pays, unissez-vous ! Nettoyez et déplacez de toutes parts les minorités ethniques et les sangs mêlés. Otez leurs richesses indues des poches des bourgeois juifs mondialistes. Coupez les ailes de ces libéraux qui prostituent le peuple dans leurs temples d'une consommation à l'américaine. Une politique fiscale d’effort national et de confiscation des richesses capitalistes prendra en charge les couches paupérisées de la population de souche et leur rendra leur dignité outragée. Voilà mon mot d'ordre final: rendez chaque étranger à son état national, planifiez les économies au service des purs travailleurs nationaux !
- Allez- vous enfin, Monsieur Francostal, nous révéler - vous m'aviez promis ce scoop - le nom de votre parti?
- Le Front Communiste National !
- Merci. Sur cette bienfaisante révélation qui fera couler beaucoup de pixels, nous allons d'un coup fondre au noir toutes nos caméras. Vous aurez bientôt, Monsieur Francostal, le plaisir de recevoir - et la surprise de visionner - la vidéo montée de notre charmant entretien.
- Bisous et suçons de sang à tous nos nombreux showsectateurs que nous bordons dans la bonne conscience de leurs lits bien chauds...
- Quoi... La minuterie s'éteint dans ce couloir... Je tâtonne, groggy. En pyjama rayé glacial dans un escalier désaffecté du côté du local à poubelles. Ah, c'est une porte enfin... Je reconnais mon couloir du Royal Monceau avec ses veilleuses et son tapis sous mes pieds nus. Je ferais des crises de somnambulisme? C’est du jamais vu dans ma vie sans histoires. Tranquillisons-nous. C’est anodin, en fait. La porte de ma chambre s'ouvre comme un lit. Et mes draps n'y sont pas plus ouverts que si j'y dormais encore. Oh, qu'est-ce que c'est ce truc contre mon téton droit ? Dans une poche de pyjama. C’est métallique. Rond. Légèrement bombé. Aï! La saloperie. C’est truffé d'arêtes coupantes. Mon pouce ; je vais saigner dans les draps comme une femme qu'on viole. J'espère que personne ne verra ça. Allumons. Nom de Dieu! C'est quoi cette quincaillerie? D'où je tiens ça? Une sorte de broche comme en avait mon arrière-grand-mère pour attacher ses châles... Avec son aiguille. Mais jamais avec un motif pareil en laques de couleur. C'est pas dicible un machin pareil. Immonde : c'est une croix gammée noire dans laquelle sont incrustés une faucille et son marteau. Tout ça dans un cercle blanc. Quelle horreur ! C'est même pas propre. Crasseux de particules élémentaires brunâtres. Avec une odeur de viande fade... Ça pue comme l'inconscient de Sade, de Trotski et de Goebbels réunis ! Francostal ! J'y suis. Ou plutôt je n'y suis plus. Le pauvre immigré. Il faudra regarder les informations à la télé au matin. Je dois me débarrasser de cet objet compromettant. Un Francostal, ça ne peut pas exister. Mais un désaxé mental qui fait des crises de somnambulisme à travers la ville, pourquoi pas. Et qui va tuer un homme? Est-ce possible? Vite. Dans les wécés. J'espère qu'une fois la chasse d’eau tirée, la lunette ne viendra pas à déborder de sang et d'intestins maigres et longs comme d'ici au Sahel. Ouf. Retournons au lit. Je suppose que ça traînait dans le pyjama fourni par l'hôtel. Voilà ce que c'est d'être un écrivain. On rêve qu'on est n'importe quoi. Sommeil calme et cathartique. Surtout le vide du repos. La page blanche.
Se rire de soi, du monde et de l’humanité, c’est non seulement le don accordé au satiriste, mais une capacité cultivée par l’aisance du romancier qui sait être grave en paraissant léger. Au croisement de la comédie romantique et de l’anti-utopie, Gary Shteyngart concocte une Super triste histoire d'amour, en même temps qu'un super triste roman d’anticipation satirique. Ce qui n'est pas si mal pour celui qui prétendit écrire ses Mémoires d’un bon à rien. Reste à devenir meilleur, ou pire, parmi les routes et les orages des Etats-Unis où, opposés aux heureux nantis, les gueux américains ne survivent aux saletés de la réalité que grâce à l’humour et l’amitié. Aussi les love story risquent bien d'être source de désillusions nombreuses et raffinées, lorsque l’on s’est mis à voguer sur le Lake Success d’un roman de mœurs à la croisée des fonds spéculatifs et du picaresque. De la Russie aux Etats-Unis, le romancier Gary Shteyngart fait flèche de tout bois : satire, science-fiction, roman de mœurs, tendresse paternelle...
Dans une science-fiction semi-contemporaine, le règne du superficiel, du kitsch, de l’apparence et de l’argent tyrannique est sans partage. Là, ne peut que se dérouler une Super triste histoire d'amour. « Lenny Abramov, dernier lecteur sur terre », travaille pour une vaste entreprise « d’extension indéfinie de la vie », grâce à laquelle les richissimes clients exhibent de jeunes quatre-vingts ans. Il est un super commercial au pouvoir d’achat confortable, quoique sur le déclin. A la quarantaine, il voit son capital santé et séduction s’éroder, son cholestérol et ses hormones s’afficher dangereusement. Aussi l’on se demande quelles sont les chances de ce lover défraichi lorsqu’il tombe amoureux de la jeune asiatique Eunice Park, ex-enfant maltraitée.
D’autant que l’on peut savoir tout ou presque grâce à « l’äppärät », sorte d’IPhone ultra sophistiqué nanti, entre autres, d’une « Emosonde » qui « détecte toute variation de la tension artérielle » et devient indispensable en termes de « baisabilité » : « ça lui indique à quel point tu veux te la faire. » Les nouvelles technologies, ludiques et invasives, trouvent ici leur parodie. Sinon leur inquiétante omniprésence, au point que plus grand-chose ne puisse rester privé. Sous le masque de la comédie sentimentale, érotique, animée par l’échange de longs messages sur « GlobAdos », pointe l’apologue politique. Quelle société nous réserve cet avenir si proche ? Nous sommes dans un New-York de puissants et de « Médiacrates » dont la prospérité est menacée par le Yuan chinois et les créances abyssales, dans une atmosphère de décadence où la lecture, l’amour et l’écriture d’un journal intime sont de la dernière ringardise, en une sorte d’écho à 1984 d’Orwell[1]. Aussi, le souhait de nombreux Américains, encadrés par un état policier, voire sanglant au moyen de « l’Autorité de Rétablissement de l’Américanité », est-il d’émigrer vers le Canada.
Le vocabulaire de cette anticipation s’enrichit d’abréviations, d’images, de néologismes, souvent avec une inventivité et une vulgarité sans complexe aux effets hilarants. On surfe sur « CulLuxe » et porte sans barguigner un jean « MoulesEnFoules ». On croise une « Médiapute », écoute « CriseInfo » et prend pour pseudonyme « Languedepute ». A moins qu’il s’agisse d’un appauvrissement qui est déjà le nôtre. Ainsi le langage post-ado de la petite Eunice, qui ne peux lire ni comprendre ni Tchekhov ni Kundera, et ce monde qui pratique une forme clinquante de novlangue, sont à l’opposé de celui, cultivé, profond, du narrateur personnage inactuel. Comme échappé des talents d’émotion et d’analyse du roman russe, il se heurte à une Amérique qui ne sait, ni ne veut plus lire. Lui sait, en son « Cher journal », parler de « sourire amphibien, ce rictus sans qualités ». L’aboutissement de ce décalage des générations et des mentalités laissera évidemment à désirer. L’on se doute que Lenny et Eunice, qui lui rappelle à l’envie combien il est un préhistorique croulant, ne vieilliront pas ensemble…
La stylistique et la construction romanesque de Gary Shteyngart permettent de mettre en scène et de visualiser le gouffre qui s’ouvre entre la littérature digne de ce nom et le piètre et bruyant flot de paroles qui parcourt les médias de masse et la foule de l’humanité courante. De cet américain né en Russie, nous connaissions Absurdistan[2], traversée loufoque d’un Moyen Orient aux mafieux obèses. L’humour est cette fois doux-amer et la portée plus nettement convaincante. Son anti-héros (au nom si proche de l’Oblomov de Gontacharov[3], ce paresseux pathologique) qui ne joue guère le jeu de l’adaptation nécessaire, amoureux des livres et de l’amour, est un peu son alter ego. Malgré le peu de concision, la légèreté, peut-être inévitable en la demeure, du bavardage, la satire anti-utopique du jeunisme, de la frime et de l’incurie économique est à son comble. Dans un univers où la superficialité est érigée en dogme, l’écrivain ne peut qu’aiguiser avec succès les flèches de l’ironie.
Nul doute que Gary Shteyngart (né en 1972) ait pensé aux mémoires de Vladimir Nabokov intitulées Autres rivages[4]. Un « torrent nabokovien de souvenirs » l’entraîne en effet. Tous deux ont quitté, à presque un siècle de distance, la Russie soviétique pour les Etats-Unis, mais aux prestigieuses pages de son illustre devancier, celui qui s’appelait Igor Shteyngart a préféré en toute modestie ces Mémoires d’un bon à rien.
Attendons-nous alors à un festival d’autodérision. À cet égard le lecteur n’est en rien déçu. Que faire de soi lorsque l’on nait prématuré et à moitié étouffé, que l’on souffre d’une enfance d’asthmatique, alors que son père aimant et déçu le traite de « morveux » ? Que faire de sa jeunesse lorsque les petites amies sont le plus souvent inatteignables, sinon se moquer allègrement de ses tares, en étudiant, au désespoir de la volonté parentale, l’écriture, en souhaitant être écrivain, pour faire pleurer en riant ses lecteurs préférés… Car, malgré son passage par « un enclos pour matheux multinationaux », il ne sait « rien faire », hors écrire, ou partir en quête d’une fille qui l’aime, osciller entre une sexualité pathétique ou grand-guignolesque.
La satire de l’Union soviétique, corsetée dans sa petitesse idéologique, sa pénurie, côtoie une plus tendre satire, celle des mères juives, ainsi qu’un tableau burlesque de l’Amérique, en particulier universitaire. Reste que l’intérêt, plus profond et plus moral qu’il n’y paraît, de cette autobiographie est d’être également un vaste roman d’apprentissage, biaisé par une ironique distanciation, jusqu’à ce que son auteur éprouve les joies de la publication, avec son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes russes[5], autre « récit infidèle ».
Une fois de plus, l’adage selon lequel l’argent ne fait pas le bonheur ne sera guère démenti, quoique avec modération, parmi les pages de Lake Success. Or la richesse du New-Yorkais Barry Cohen est indubitable, puisqu’à la tête d’un fonds spéculatif de plus de deux milliards de dollars, ainsi que d’une collection de montres précieuses qui lui procurent un réel sentiment de sérénité. Sauf que sa ravissante épouse, Seema, a mis au monde un enfant sévèrement autiste, prénommé Sheeva, qui pousse des cris dignes « d’un massacre villageois qui aurait eu lieu plusieurs siècles avant dans son histoire génétique ». Difficile pour le couple de ne pas se déchirer. Au point insupportable que Barry Cohen décide de prendre la poudre d’escampette. Fuir non seulement son ménage, mais New-York, et sa profession financière, d’autant plus qu’une enquête de la Commission boursière lui tombe sur le râble ! Où aller, sinon à l’autre bout des Etats-Unis, sinon dans un passé fantasmé où il retrouverait Layla, son premier amour ?
Comme dans la tradition de l'épopée vers l'Ouest américain, la traversée parodique est d’abord une sorte d’ascèse. Abandonnant les vols transcontinentaux, il choisit les bus pour rejoindre le Nouveau-Mexique : « Barry s’était libéré du sombre carcan de sa propre existence ». L’on devine que les rencontres et les aventures seront peu luxueuses, et l’occasion d’avanies peu reluisantes. Une autre Amérique que celles gratte-ciels de luxe lui saute au visage, donnant lieu à des scènes pitoyables, burlesques, tendres et sordides, parmi les gares routières où « les toilettes puaient le détergent, mais puaient aussi la liberté », parmi les bus Greyhound et leur promiscuité, parmi les ivrognes et les rixes, là où s’agite toute une population picaresque, agressif vendeur de crack ou voyageur de hasard. Ce qui permet une sorte de reportage urbain, une prise de conscience de l’état de l’Amérique à tous les étages sociaux et parmi nombre de ses espaces géographiques, alors que Barry visite ses souvenirs, comme lorsqu’il retrouve la famille de Layla ou un riche ami à Atlanta. À moins qu’il vive une belle nuit d’amour avec la jeune et noire Brooklyn, qu’il se trouve à interroger sa lointaine judéité, lors d’un chemin initiatique. Et rejoigne enfin le Texas et Layla, divorcée, avec un enfant qui est tout le contraire de son fils : surdoué, passionné de trains et de cartes qu’il dessine avec brio. Cependant le havre de tendre amour rêvé doit être lâché. La quête devient une fuite, qui s’achèvera devant la justice. Et malgré l’élection de Donald Trump[6] (évidemment évoquée d’une manière partisane), le happy end est peut-être au bout du retour, à moins d’un triste coup de théâtre. Notre anti-héros se réalisera-t-il en devenant écrivain racontant son odyssée, comme un double de son auteur, ou en étendant sa collection de montres au point qu’elle habite un « Montrarium » ? Qui sait si son fils Shiva deviendra son « Lake Success »…
Du point de vue narratif, un va et vient s’organise de scène et scène entre des bribes du passé récent et les péripéties du voyage inter-Etats. L’antithèse est frappante entre deux mondes et des classes sociales radicalement étrangères, bien que dans le même pays : « la dignité du prolétariat et des classes moyennes » est au bout de la découverte. Ce qui permet au lecteur d’éprouver une réelle empathie pour les personnages, au premier chef desquels, malgré sa fatuité et son éthique financière discutable, Barry, dont le prénom, à moins de deux lettres près, est si proche de son auteur. Autre va et vient, entre Barry et son épouse Seema, qui ne dédaigne pas l’écrivain guatémaltèque, quoiqu’elle soit enceinte d’un deuxième enfant. Même si cette tranche de vie est peut-être moins palpitante pour le lecteur, elle n’en fait pas moins partie du roman de mœurs et de l’emprise de la satire. Il n’empêche que lorsqu’il est question du « taux de HYPMS » des écoles maternelles, c’est-à-dire de leurs futurs étudiants à Harvard, Yale, Princeton… l’on se demande s’il faut en rire ou pleurer !
L’écriture de Gary Shteyngart ne manque ni de piquant, ni d’émotion. C’est devant une Vierge à l’enfant de Titien, à Venise, que Seema prend réellement conscience que son enfant ne l’avait jamais regardé dans les yeux. Une scène avec un écrivain, un « Tolstoï guatémaltèque », qui prend mentalement des notes sur son riche invité, peut se lire comme une mise en abyme dans laquelle notre auteur offre le reflet de sa démarche. De même pour les retours en arrière sur le « cours d’écriture créative » que suivait Barry en produisant une nouvelle qui lui tenait à cœur au point d’en pleurer. Même si le roman s’essouffle un peu à mi-parcours, c’est bientôt le roman de l’amour paternel qui se déploie, d’accidents en joies successives.
Le moins que l’on puisse dire est que Gary Shteyngart est un inventif romancier, qui, de surcroît, a la capacité pas si courante de se renouveler de livre en livre, malgré un manque de concision parfois dommageable qui n’émousse qu’à peine les vertus de la satire et de la tendresse. N'est-ce pas un grand talent pour un bon à rien que de taquiner les ressources autobiographiques, que de savoir nous faire pleurer et rire avec ses piètres et super histoires, d'enfance et de formation, de petite sexualité et de grand amour, flirtant avec les plus pauvres et la richesse la plus dorée... Et d’en récolter un lac de succès !
Thierry Guinhut
Les parties sur Super triste histoire d'amour et Mémoires d’un bon à rien
ont été publiées dans Le Matricule des Anges, mai 2012 et mai 2015
Charles-Théodore Perron : Portrait de Béhanzin, roi du Bénin, bronze, 1899.
Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Du péché de la couleur
à l’amour-propre de l’artiste :
John Edgar Wideman, Claudia Rankine,
Toni Morrison.
John Edgar Wideman : Mémoires d’Amérique,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Richard-Mas, Gallimard, 272 p, 21 €.
Claudia Rankine : Citizen. Ballade américaine,
raduit de l’anglais (Etats-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès, L’Olivier, 192 p, 21 €.
Toni Morrison : L’Origine des autres,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 96 p, 13 €.
Toni Morrison : La Source de l’amour-propre,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 432 p, 23 €.
Il n’y pas de péché originel, à moins qu’il s’agisse de la violence indue. Dont l’une des plus abjectes et ridicules s’attache à punir la couleur de la peau. En une vingtaine de nouvelles, John Edgar Wideman griffe de sang noir ses Mémoires d’Amérique, alors que ce sont essais et conférences que Toni Morrison choisit pour balayer les arguments du racisme, de L’Origine des autres à La Source de l’amour-propre. La combativité de ces deux écrivains trouve sa source dans un immense humanisme que nous partageons : en espérant que « l’obsession de la couleur » soit bientôt ramenée à ce qu’elle mérite : le mépris et l’oubli.
Hélas, le treizième amendement à la Constitution américaine, qui abolit l’esclavage en 1865, ne permit pas à lui seul d’assurer l’égalité et la liberté à tous ses citoyens. Ségrégation, exploitation mirent plus d’un siècle à s’effacer, si tant est qu’aujourd’hui cela soit réellement le cas. C’est pourquoi, en ses Mémoires d’Amérique, John Edgar Wideman use du dialogue philosophique, certes onirique, entre deux grandes figures historiques, John Brown, militant anti-esclavagiste, et Frederick Douglass, abolitionniste, dans son « JB & FD ». Ce dernier est un orateur « capable de mener son peuple, tous les peuples, hors des chaînes de l’esclavage », alors que « Brown pressent la victoire d’esclaves de couleurs armés de bâtons et de pierres face aux canons ». De plus Douglass (dont le profil orne la couverture française) n’hésite pas à « proclamer le droit que Dieu accorde à chaque femme, tout comme lui, de jouir de tous les Droits de l’Homme », mais avant de s’abattre, mort.
Plus discret est le dialogue entre un frère et une sœur, cependant chargé par la tragédie : pourquoi leur père a-t-il tué un homme ? « Un bon copain de mon père », témoigne le narrateur dans « Cartes et registres ». C’est ainsi qu’il « examine [son] empire. La cartographie. Couche son passé dans des registres ». Culpabilité, convulsions sociales, « hurlement » et « encore des larmes »…
Tout est prétexte à « matière noire », que ce soient les conversations de bric et de broc, « la forme du monde », la femme enceinte, le suicide du haut d’un pont et, de toute évidence, une liste inévitable : « Mes morts ». Les méditations sur le mode du monologue intérieur quittent le terrain polémique du racisme, non sans alimenter une mémoire à la fois personnelle et américaine. Les souvenirs remontent, comme des élégies adressées à Madame Cosa, « prof de CM2 », avec « ses lunettes œil-de-chat », alors qu’il s’agit maintenant pour l’écrivain de savoir « enseigner l’écriture ». Comme pour réussir un « Collage », censé sauver la vie du peintre Jean-Michel Basquiat.
À l’instar de nombre de ses romans, en particulier L’Incendie de Philadelphie, ou Le Rocking-chair qui bat la mesure[1], John Edgar Wideman (né en 1941 à Washington) use d’une écriture intense, jazzée, au service de la fibre engagée. Toutefois ces Mémoires d’Amérique sont-elles, comme l’annonce la couverture, réellement des nouvelles ? Ou plutôt le fil d’une vingtaine d’essais, de proses poétiques, de pages de journaux intimes, tous bouleversants, destinés, selon l’ultime phrase désabusée de ce recueil, à « racheter le péché de la couleur ».
Si John Edgar Wideman frôle le poème en prose, Claudia Rankine (née en 1963 à La Jamaïque) en joue avec autant de vigueur que de liberté. Son livre est un objet météorique : illustré de photographies couleur, tagué de phrases rageuses et lyriques, il s’est étonnamment vendu à plus de 200 000 exemplaires aux Etats-Unis. Parce que voici une méthode inattendue, originale, de dénoncer la pléthore d’agressions racistes. Citizen est une Ballade au sens poétique du terme, comme celle « des pendus » de François Villon, et une balade au sens ironique du terme dans les rues américaines où être une personne de couleur expose au risque d’être victime de violences, verbales, policières, physiques. Quand « le moment pue », le livre agglutine reportages (sur Serena Williams et le monde du tennis), récits, coupures de presse et d’écrans, choses vues et entendues, impressions intimes, au service du malaise inhumain et du pamphlet politique : « tu te souviens qu’un ami t’a dit un jour qu’il existe un terme médical - le John Henryisme - pour désigner les personnes sujettes au stress dû aux agressions racistes ». Souvenirs de lynchages, passages à tabac, remarques biaisées, « la pire blessure est de sentir que tu ne t’appartiens pas ». Même si l’intensité de l’objet littéraire reste à démontrer, au-delà de la vague d’indignation qui porte une telle cause, saluons cette technique du collage, vocal et visuel qui lui donne une saveur roborative. Comme quoi, dans la tradition du Français Agrippa d’Aubigné et du Russe Joseph Brodsky, la poésie engagée a de beaux jours devant elle, là où « les mots agissent comme une libération ».
Judicieusement, Toni Morrison propose d’éliminer le mot « racisme » du vocabulaire, tant les races humaines n’existent pas (quoiqu’un Gobineau ou un Nietzsche entendent les races au sens des cultures), pour y substituer le « colorisme ». Parce qu’au-delà de ces romans, comme Beloved ou Délivrances, elle sait être une essayiste persuasive et rigoureuse. L’Origine des autres réunit six conférences, prononcées à l’Université d’Harvard, en 2016, à une époque où la brutalité policière ne manquait guère de toucher avec trop de gourmandise la population noire. Aux Etats-Unis en effet règne encore trop ce que la préfacière, plus militante que nuancée, Ta-Nehisi Coates, appelle « la politique identitaire du racisme ». Nous lui objecterons que malgré « la nature indélébile du racisme blanc », il en est de même du côté noir.
Ce que confirme un souvenir d’enfance de Toni Morrison, dont l’arrière-grand-mère, considérée comme « le chef, sage, incontestable et majestueux de la famille », prononça, en voyant ses petites filles, ces mots terribles : « Ces petites ont été trafiquées ». Ce qui bien plus tard amène la romancière à comprendre : « Mon arrière-grand-mère étant noire comme du goudron, ma mère savait précisément ce qu’elle voulait dire : nous ses enfants, et par conséquent notre famille immédiate, nous étions souillées, non pures ». L’anecdote est capitale.
Il est logique de dénoncer les thèses eugénistes, par exemple celles du Docteur Cartwright, en 1851 : « Le sang noir distribué au cerveau enchaîne l’esprit à l’ignorance, à la superstition et à la barbarie ». Eût-on cru une telle crétinerie possible ? Mais aussi de dénoncer un autre versant de l’argumentaire, qui consiste à « embellir l’esclavage », tel qu’il fut décrit dans un lénifiant roman d’Harriet Bercher Stowe, La Case de l’oncle Tom, paru en 1852 à Boston, et affligé de bien des stéréotypes, tels que la nature servile des nègres. Sauf qu’ici Toni Morrison est fort injuste, oubliant combien ce roman à succès attira la pitié des lecteurs blancs et contribua de beaucoup à l’éclosion de la cause abolitionnisme, à la défense des esclaves fugitifs et à la guerre de Sécession.
Cependant « l’origine des autres » est très vite un ressenti injustement discriminant qui vise à nier à autrui son statut de personne ». Les écrivains les plus honorés ne sont pas forcément indemnes de clichés à cet égard, tels Hemingway peu amène envers l’individualité des gens de couleur en son roman viriloïde En avoir ou pas et Faulkner hanté par « l’inceste et le métissage », dans Absalon, Absalon ! C’est « l’horreur d’une unique goutte mystique de sang noir » qui assied la « supériorité blanche innée ». Voire conduit au lynchage, jusqu’au cœur du XX° siècle, ce dont notre conférencière donne une liste non exhaustive, parmi les Etats du Sud, dans ses « Configurations de la noirceur ». Souvenons-nous également que le Code pénal de 1847 interdisait à quiconque de réunir « des esclaves ou des nègres libres dans le but de leur apprendre à lire ou à écrire », que celui de Birmingham de 1944 ordonnait la ségrégation en refusant les jeux de cartes, de domino, de dames, s’ils étaient mixtes…
À la lecture de ces conférences résolument engagées, dans lesquelles les références aux romans de l’auteure sont récurrentes, de façon à expliquer et justifier son travail, à mi-chemin de l’Histoire et des histoires humaines où la couleur ne peut s’effacer, l’on balancera entre l’admiration envers un combat nécessaire, stimulant, humaniste enfin, et un soupçon d’agacement à l’occasion d’une systématisation parfois trop sensible : celle d’une conscience qui risquerait, en traquant avec vigueur les traces du pouvoir blanc, de laisser les coudées franches à un pouvoir noir, quoique cela ne soit probablement pas ce que Toni Morrison, née en 1931 et décédée en 2019, aurait voulu. N’a-t-elle pas imaginé dans Paradis[2] une dystopie de la pureté noire ?
Il n’est pas difficile d’imaginer que Toni Morrison plaide pour résister « aux pressions qui peuvent nous faire nous raccrocher frénétiquement à notre propre culture, à notre propre langue, tout en rejetant celles d’autrui […] et résister à mort au caractère universel de l’humanité ». Elle aurait notre pleine et entière approbation s’il n’était pas nécessaire, au nom de cette dimension universelle, de résister à une culture religieuse qui fait profession de rejeter et d’éradiquer toutes celles qui ne sont pas la sienne. Rappelons le paradoxe de la tolérance selon Karl Popper : « Si nous étendons la tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas disposés à défendre une société tolérante contre l'impact de l'intolérant, alors le tolérant sera détruit, et la tolérance avec lui[3]».
Plus divers et plus copieux est La Source de l’amour-propre, puisqu’il agglutine une quarantaine d’« essais choisis, discours et méditations », venus de plusieurs décennies, entre 1976 et 2011, quoiqu’ils ne soient pas classés par ordre chronologique. Mais en trois grandes parties, qui se veulent ascendantes : « La patrie de l’étranger », où elle montre la parenté du racisme et du fascisme, puis « Black Matter(s) où rôde « la construction de la noirceur et de la servitude », enfin « Le langage de Dieu », où s’invite « une foi stimulante » dans le paradis, qu’il soit religieux ou littéraire, chez Dante et Milton, autant que dans le roman de notre auteure intitulé Paradis, contant l’assassinat d’une communauté de femmes par des hommes noirs au point de suspecter toute peau trop claire. Chacun de ces textes s’adressait à des publics précis : étudiants diplômés, comités d' Amnesty International, associations de journalistes, visiteurs du Louvre ou de l'America's Black Holocaust Museum de Milwaukee… Ce qui n’empêche en rien qu’ils parlent à l’oreille de tout lecteur un tant soit peu sensible aux humanités politiques. Même si la dimension circonstancielle de certains textes ne contribue pas à leur force, ce dont témoigne une page sur « Les morts du 11 septembre ».
Evidemment l’apport culturel des Afro-Américains, les tiraillements sociaux et raciaux sont abordés ; mais sans empêcher que la dynamique de l’imagination littéraire, que le pouvoir de l’artiste irrigue en ces pages nos sociétés. Car la nécessité de l’artiste est dès l’abord affirmée haut et clair : « La répression historique des écrivains est le tout premier signe avant-coureur de la privation régulière d’autres droits et libertés qui s’ensuivra ». Outre l’interdiction, l’incarcération et la mort, il faut craindre la « peur paralysante […] l’effacement d’autres voix, des romans non-écrits, des poèmes chuchotés […] des questions d’essayistes bravant l’autorité et qui ne seraient jamais posées ». Qu’il s’agisse de censure, d’autodafé[4] ou de doxa morale[5], l’œuvre ne s’écrit que pour ne pas être éditée, ni lue, voire ne s’ose même plus s’écrire. Saluons alors en Toni Morrison une défenderesse de la liberté d’expression.
En une sorte de melting-pot intellectuel, l’on croise l’élan du jazz, la littérature afro-américaine, si tant est que l’on puisse en faire une catégorie séparée, la condition des femmes noires, radiographiée dans « Femmes, race et mémoire ». Mais un fil d’or relie secrètement toutes ces raisonnements : l’art, d’être et d’écrire. Car c’est au service de l’émotion qu’elle écrit, celle qui réprouve au premier chef les injustices. Par exemple lorsque sa lecture de « Cendrillon » lui permet de réprouver la contre-éducation que reçoivent ses demi-sœurs, entraînées par leur mère à mépriser et opprimer la jeune fille. La chaîne de la tyrannie domestique et politique pourrait-elle se briser ? Ou lorsqu’il faut se demander quelle est la légitimité de « l’amour-propre d’une esclave », celle de Beloved qui tue ses propres enfants pour leur épargner l’abomination de l’esclavage ». Il n’en reste pas moins qu’au-delà de l’émotion, de la persuasion donc, il s’agit de parvenir à la juste conviction : « Nous passons des données aux informations, puis aux connaissances, puis à la sagesse. Séparer les unes des autres, savoir distinguer entre elles et parmi elles, c’est-à-dire connaître les limites et le danger de l’exercice des unes sans les autres tout en respectant chaque catégorie d’intelligence, voilà ce dont il est généralement question dans une éducation sérieuse ». Soit une éducation libérale[6].
Certes l’afflux de concepts pas toujours limpides pénalise un peu ce recueil. Ainsi l’on abuse de « mondialisme », « suprématisme », « africanisme », somme toute une revendication identitaire passablement creuse et vaniteuse. Peut-être est-ce dû, sinon à la traductrice, à la nature circonstancielle de nombre de ces textes, qui, bien que réunis du vivant de l’écrivaine, ne font pas un essai réellement construit. Être une propagandiste dans le meilleur sens du terme ne fait pas une philosophe. Parler de « la civilisation noire qui fonctionne à l’intérieur de la blanche », ne rend pas service à la cause de l’antiracisme, qui devient d’ailleurs un racisme inversé, d’autant que les notions sont aussi pâteuses que ridicules, fermant la pensée à toute analyse digne de ce nom, les choses étant bien plus complexes, et certainement pas réductibles à de telles clôtures.
Toutefois il y a bien à revoir dans les catégorisations venues du monde blanc : « À une ou deux exceptions près, l’Afrique littéraire était un terrain de jeux inépuisable pour touristes et étrangers. Dans les œuvres de Joseph Conrad, de Karen Blixen, de Saul Bellow et d’Ernest Hemingway, qu’ils aient été imprégnés d’idées occidentales classiques d’une Afrique plongée dans l’ignorance ou qu’ils les aient combattues, les protagonistes trouvaient le continent aussi vide que le plateau pour la quête : un récipient attendant toutes les petites pièces de cuivre ou d’argent que l’imagination était contente d’y déposer ». Cependant s’intéresser aux écrivains noir-américains, par exemple James Baldwin, auquel elle consacre un « éloge funèbre », ne signifie pas qu’il faille les lire selon le seul colorisme. Dans la bibliothèque, ils ne revendiquent pas leur dos noirs opposés aux dos blancs. Si l’on veut bien « permettre au corps noir de participer au corps culturel dominant sans lui faire d’ombre », s’il s’agit de prendre en compte « la présence afroaméricaine dans la littérature américaine », sans « massacre, ni réification » sans se limiter à un universel occidental, il reste à souhaiter de pouvoir lire, hors des livres engagés sur ces questions colorées et encore nécessaires, sans pouvoir se voir jeter à la tête la couleur de l’auteur, sans pouvoir même la deviner. Aussi faut-il apprécier à sa juste valeur une telle profession de foi : Je voulais sculpter un monde à la fois spécifique à une culture et « sans race » », écrit l’auteure de L’Oeil le plus bleu.
En ce sens, L’Origine des autres est peut-être plus rigoureux, à moins de revenir à son Discours de Stockholm[7], lorsqu’elle fut en 1993 récipiendaire du Prix Nobel de littérature. Là elle louait le pouvoir du conte, blâmait « le langage sexiste, le langage raciste, le langage théiste » (quoique sur ce dernier point c’est oublier la dimension philosophique et charitable de certaines religions, en particulier le Judaïsme et le Christianisme). Là elle affirmait avec une fine pertinence : « nous faisons le langage, c’est peut-être la mesure de nos vies ». Ce qu’il est permis de compléter en revenant à une page de La Source de l’amour-propre : « Je suis écrivain et ma foi dans le monde de l’art est intense, mais non irrationnelle et naïve. L’art nous invite à faire un voyage au-delà du prix, au-delà des coûts, pour témoigner du monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être. L’art nous invite à reconnaître la beauté et à la faire naître des circonstances les plus tragiques ».
L’une des grandes forces de l’essayiste est d’en appeler à la responsabilité individuelle : « Ce ne sont pas vos parents qui vous ont rêvés : c'est vous. Je ne fais que vous inciter à poursuivre le rêve que vous avez commencé. Car rêver n'est pas irresponsable : c'est une activité humaine de premier ordre. Ce n'est pas du divertissement : c'est du travail ». Rêver avec la plume de la conscience, avec la langue de l’oratrice, dont les mots ont indubitablement une réalité politique que l’on espère agissante. Le pouvoir sur un monde apaisé est au bout du langage.
Alors que John Edgar Wideman use de l’écriture pour bâtir et questionner les stratifications de la mémoire, en un sens personnel, intime, qui cependant dévoile le creuset historique et tragique des Etats-Unis d’Amérique, c’est sans emphase ni cuistrerie que Toni Morrison, dont l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation fait la chair de ses romans, emprunte la posture morale du sage. Ecrire est une responsabilité, qu’elle n’assume pas à la légère. Il s’agit pour elle de vaincre les démons du racisme, plus précisément, redisons-le, du colorisme, et d’une ignorance noire, qui n’a pas la couleur noble de la peau. La connaissance du monde et l’amour des autres sont pour elle des destinations éthiques, dans la tradition des Lumières. Sauf si l’on fait de celle que Barack Obama qualifia de « trésor national » une icône au point que les Universités l’enseignent à toutes les sauces, (« on vous enseigne dans vingt-trois cours distincts de ce campus »), en une sorte de lecture politique obligée, ce qui ferait paradoxalement d’une ouverture culturelle une source de fermeture culturelle à tant d’autres champs d’investigation. Soit, encore une fois, la nécessité d’une éducation libérale.
Murs de La-Couarde-sur-Mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Julien, lecteur bafoué.
Stendhal : Le Rouge et le noir, I, IV,
« Un père et un fils ».
Commentaire littéraire.
Il est paradoxal qu’un livre mette en avant la haine de la lecture. Pourtant dès son chapitre IV, l’auteur du Rouge et le noir met en scène un lecteur bafoué, en la personne de son jeune héros, Julien Sorel. C’est sous le nom fort poétique de Stendhal, celui d’une ville allemande, que Marie-Henri Beyle, né à Grenoble en 1783 et mort à Paris en 1842, trouva sa réputation littéraire. Après une carrière de sous-lieutenant en Italie, devenu intendant dans l’armée napoléonienne, il suit son impérial héros, de Vienne à Moscou. Le dandy mélomane aux nombreuses amours se réfugie à Milan à la chute de l’Empire, avant de résider entre Paris et l’Italie, et publie sous le pseudonyme de Bombet Les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, en 1814 ; puis Rome, Naples et Florence en 1817, cette fois sous le nom de Stendhal. En 1822, son essai De l’Amour, reflet de sa passion pour Métilde, présente sa théorie de la « cristallisation » amoureuse. Après le manifeste romantique de Racine et Shakespeare, son premier roman s’intitule Armance. En 1839 paraît La Chartreuse de Parme, avant que seules des publications posthumes assurent l’importance de ses œuvres autobiographiques, telles que La Vie d’Henry Brulard, au titre transparent. Mais en 1830 avait été publié Le Rouge et le noir, qui s’appela d’abord Julien, du prénom de ce jeune précepteur d’origine modeste qui s’élève jusqu’aux sphères de l’aristocratie. Après avoir séduit deux femmes, Madame de Rênal et Mathilde de la Mole, il meurt sur l’échafaud pour avoir tenté d’assassiner sa première maîtresse. Penchons-nous sur le passage central du chapitre IV, « Un père et son fils », dans lequel apparaît celui qui faillit être un héros éponyme, jeune lecteur bafoué par la hargne de son père. Comment le destin du personnage de roman se voit-il tiraillé entre romantisme et réalisme ? L’étude de la brutalité du père Sorel précédera celle du rêve violenté de Julien, pour découvrir enfin la dimension préfiguratrice de cette scène à la croisée des mouvements littéraires de la première moitié du XIX° siècle.
Après que le narrateur nous ait présenté la ville de Verrières, son maire, Monsieur de Rênal et son épouse, l’on découvre ce chef de famille décidé à embaucher un jeune latiniste pour être le précepteur de ses enfants : le fils du « scieur de planches ». C’est ce dernier que l’on appelle « le père Sorel », à la manière familière et populaire, de façon à la fois à désigner celui qui a une descendance et une autorité.
De fait, il est décrit physiquement et moralement avec bien des signes de la puissance. Sa prosopographie (soit la description physique) a été, quelques lignes avant notre extrait, celle d’un « homme de près de six pieds », soit deux mètres. En tant que père, il a un certain âge, cependant, « malgré son âge », le « vieux Sorel […] sauta lestement » : l’opposition met en relief un habitué des travaux de force, fort bien conservé, voire athlétique. Il est capable de retenir la chute de son fils, « de la main gauche », habituellement la moins habile ; et si l’on se rappelle que la gauche est sinistra en latin (car Julien est latiniste), voilà qui est de mauvais augure. Il est de plus nanti d’une « voix de stentor », c’est-à-dire puissante et portant au loin, ce qui est une antonomase venue du personnage de Stentor, dont Héra prit l’apparence, ce crieur de l’armée grecque qui avait la « voix de bronze » de cinquante hommes, au chant V de l’Iliade d’Homère. Cette « terrible voix » ensuite renforce le sentiment de menace, donc le registre pathétique.
Un tel personnage est parfaitement en accord avec l’espace qui le définit. La topographie est celle de l’usine, de « la scie à eau », décrite au précédent paragraphe, que l’on retrouve ici, avec le « hangar », les « pièces de la toiture », le « mécanisme », en une énumération technique fidèle à la progression du regard du personnage. Il y a là une dimension préindustrielle, inscrivant le père Sorel dans le cadre d’un artisanat familial, caractéristique de ces paysages ruraux et boisées de la région de Besançon, dans le Doubs ; ce qui concourt au réalisme de la caractérisation de l’homme dans son emploi et son milieu social, dans lequel il est parfaitement à l’aise. Le machinisme de la scierie est un double de son corps alors qu’il est toute hostilité pour son fils.
Il est également le père de « fils aînés », dont le nombre n’est pas précisé, mais dont la primeur dans l’ordre de succession contribue à la légitimité dans l’espace, dans l’entreprise et dans la famille. Ils contrastent avec le cadet, en une efficace antithèse. Ils sont en effet qualifiés par une hyperbole, « espèces de géants », et capables de porter des « troncs de sapins ». L’on peut les observer : « Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des morceaux énormes ». Ce dernier adjectif s’associe au champ lexical des « géants », de plus « armés de lourdes haches », menaçants comme des guerriers barbares, ce qui est accentué par l’allitération : « équarrissaient […] chaque coup […] copaux », et par la « marque noire » fatale. Sans conteste, c’est, du point de vue du regard du père, un éloge. Quoique l’on devine qu’il ne s’agisse pas là de grands frères protecteurs pour Julien, ils n’ont qu’un rôle de figuration, puisque muets, tout à leur travail, de toutes façons couverts et assourdis par le bruit. Seul le père donne de la voix.
Exclamation, question rhétorique insultante condamnant pour « toujours » (une hyperbole) à lire « tes maudits livres », comme s’il s’agissait de livres hérétiques, diaboliques, au regard du superstitieux paternel, ordres caractéristiques du registre délibératif (« lis-les le soir », « Descends »), tournure orale familière (« que je te parle »), animalisation dépréciative (« animal »), ainsi sont faits les vocables du père qualifiant le « paresseux », en un blâme sévère et usant d’un registre polémique brutal. À ce père tortionnaire serait opposées aujourd’hui, bien que l’expression soit anachronique, les qualifications de violence parentale et de harcèlement moral. Pour continuer avec l’éthopée (ou description morale), c’est celle d’un homme matois (dans la négociation avec Monsieur de Rênal), puis violent, non seulement dans les mots mais dans les gestes : un « premier » et un « second coup » ne semblent que le début d’une énumération, la répétition de l’adjectif « violent » s’associe à « donné sur la tête » pour accentuer l’intention de faire mal, la métaphore de la « calotte », de par la forme de la main, ne signifie pas seulement une claque, mais une allusion bien sentie à la coiffure ecclésiastique, puisque Julien prend des leçons chez un prêtre. La gradation ascendante de la violence est à son comble avec « tout sanglant »
Le langage paternel, quoique courant et capable de respect conventionnel devant Monsieur de Rênal, ne se caractérise pas par sa richesse, étant donné son milieu, et surtout son peu de culture, sa haine de la culture : « cette manie de lecture lui était odieuse ». Quoiqu'il n'en sache rien, le mot venant de Mania, la déesse grecque de la folie, il est particulièrement dépréciatif à l’égard de son fils. La raison d’un tel comportement est révélée par l’ironie du narrateur : « il ne savait pas lire lui-même ». Ce qui est un trait de psychologie digne des Caractères de La Bruyère, révélant le ressentiment de celui qui ne veut pas se voir ramener à son insuffisance et qui survalorise la force physique au dépend de celle intellectuelle. Notons que le « premier coup » cible le livre honni. Comme si cela n’était pas suffisant il « alla chercher une longue perche pour abattre des noix », comme si le gamin était chosifié, le « frappa sur l’épaule », le « chassant rudement », en une autre animalisation. Il est probable que nous ne reverrons guère un tel père, sinon jamais, au cours du roman, tant ce dernier, en une belle revanche, est attaché à son indigne fils.
Grâce à la focalisation omnisciente, le lecteur en sait plus que le personnage principal : c’est parce qu’il va être engagé par Monsieur de Rênal, dont nous nous venons de suivre l’offre d’emploi faite auprès du père Sorel, qu’il subit une ultime avanie. Ignorant d’une telle transaction, Julien a bien des raisons de craindre fort son père, ce qui dès l’abord provoque la pitié du lecteur.
Cependant notre héros, annoncé au chapitre précédent, est un personnage attendu par le lecteur, d’autant que son père ne le trouve pas d’abord, ce qui induit un soupçon de suspense, habilement distillé par la plume de Stendhal. Julien (seul son prénom est ici utilisé, d’une manière intime et complice), est d’abord associé à la topographie, parmi la scierie ; mais c’est pour s’en abstraire. S’il est commis « à la place qu’il aurait dû occuper », il est ailleurs, « cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture », autant que les « près de six pieds » de son père qu’il domine ainsi. De plus, si être « à cheval » procède d’une certaine désinvolture au regard de la surveillance de la scie qu’il est censé effectuer, c’est aussi une prolepse : ne devra-t-il pas faire ses preuves à cheval chez le Marquis de la Mole et endosser l’habit militaire ?
La « tête », sommet du corps et siège de son intellect, est frappée, le père se vengeant de la hauteur intellectuelle de son fils en le faisant descendre. Tout le passage est gouverné par une antithèse entre le haut et le bas. La hauteur est celle de la lecture, au champ lexical abondé par les dérivations (ou polyptotes) : « lisait », « lire », « livre », au singulier puis au pluriel, « lis-les », suggérant une habitude ancrée et une abondante moisson de livres, parmi les mains de Julien, qui appartient à un autre univers, au regard de qui ne « savait pas lire ». La chute de Julien résonne d’une manière symbolique, par allusion à la chute de l’homme hors du jardin d’Eden, chassé par l’ange du Seigneur, dans La Genèse, ce que confirme l’emploi ironique du mot « Dieu » : « le chassant rudement devant lui, le poussa devant la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme ». Certes la chute est moins grandiose, mais elle ramène Julien à sa condition malheureuse : « il regarda tristement le ruisseau où était son livre », en une identification pathétique. Le père, qui n’a rien du Père éternel, châtie le fils coupable du péché originel : mépriser sa propre classe, son clan, ses ancêtres…
Frappé, blessé par son père, il ne peut se défendre ; et ce n’est pas l’amour filial qui l’en empêche mais son physique, dont la « taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur », selon la description qui succède à notre pathétique passage. Ainsi le lecteur s’identifie au lecteur bafoué, qui a « les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu’il adorait ». La comparaison met en valeur la douleur morale, sinon un certain stoïcisme face aux souffrances du corps, qui sont moins prégnantes que celle d’avoir vu « voler dans le ruisseau le livre ». Ce dernier, animalisé, a eu beau voler dans le ciel, sa hauteur a été désacralisée, comme lors d’un liquide autodafé, sa chute est sale et vulgaire. D’autant qu’il s’agit d’un volume « qu’il adorait », « celui de tous qu’il affectionnait le plus », en une personnification qui ne messiérait pas à un ami, voire à une amante. C’est moins l’objet qui importe que le contenu, en une synecdoque, c’est-à-dire les phrases qui le composent, la voix qui s’en dégage. Juguler un tel livre, Le Mémorial de Sainte-Hélène, dicté à Las Cases par Napoléon en son dernier exil, et tout entier empreint d’idéal politique, c’est briser un miroir fantasmatique, c’est choir des sphères de l’héroïsme sur le sol rugueux du matérialisme le plus humiliant, c’est étrangler les rêves de l’adolescent qui veut s’identifier à son impérial héros, qui sut commander et non être commandé, commander l’Histoire et non être tyrannisé par l’histoire paternelle.
Mais au regard de l’Histoire littéraire, cette confrontation entre père et fils et cette naissance dramatique d’un héros romanesque s’inscrivent à la croisée de deux mouvements contemporains de Stendhal. La présence du livre inspirateur, qui lui vient d’un « chirurgien-major » de la défunte armée impériale, est révélatrice. Julien fait partie de cette génération, née trop tard, qui n’a pu participer à l’épopée napoléonienne et donc n’en vivre aucune aventure exaltante, n’en tirer aucune gloire, aucune promotion sociale. Voilà pourquoi c’est avec enthousiasme qu’il lit Le Mémorial de Sainte-Hélène, qui est son vade me cum. Rappelons-nous Alfred de Musset, qui, en 1836, dans les premières pages des Confessions d’un enfant du siècle présente « une jeunesse soucieuse », des enfants « qui avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et des soleils des pyramides ». Cette génération rêvant d’un passé glorieux est celle des romantiques. Aussi Julien, qui, au chapitre suivant est « une âme de feu », apparaît juché au sommet de la scierie, rêvant d’un monde héroïque, compensant la médiocrité de son quotidien. Rêver et s’identifier à un ailleurs spatial, temporel et s’attacher à un idéal est caractéristique du romantisme, dominant en France de Chateaubriand à Baudelaire. D’ailleurs 1830, date de la parution de notre roman, est également celle de la bataille d’Hernani (le drame de Victor Hugo) lors de laquelle Théophile Gautier exhiba son provocateur gilet rouge, et de la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz.
Cependant, à ce mouvement culturel répond son opposé, quoique complice : le réalisme. Ce dont témoigne la chute du livre dans le ruisseau, qui n’est pas toujours d’une eau pure, mais synonyme de lit d’immondices. A la hauteur de l’idéal répond la bassesse de la réalité qui afflige Julien. Les « coups » qu’il reçoit ne sont pas ceux d’une guerre de conquête qui bouleversa l’Europe, guerre digne d’un récit épique, mais ceux d’un père qui ne connait pas l’idéal, d’un père analphabète et tortionnaire. Il vit dans un monde étroit, rural, parmi « les troncs de sapins », dont il ne semble guère pouvoir s’arracher à ce stade initial du roman, sinon par l’étude du latin et la lecture des haut-faits militaires.
Réalisme également celui de la perspective romanesque stendhalienne, quoique le mot « réalisme » ne sera popularisé qu’en 1857 par Champfleury : tout est plausible en ce chapitre et en ce roman, sans la moindre ombre de fantastique ou de merveilleux ; la réalité n’est en rien enjolivée. Le romancier nous plonge dans « le ruisseau », parmi le labeur manuel, parmi une famille fruste et brutale ; tout juste si l’ombre future de Zola n’y rôde pas. Il nous permet de suivre également le parcours de son héros, comme celui d’un homme parmi la société de son temps. Il faut avoir en mémoire la célèbre épigraphe de Saint-Réal au chapitre XIII, « Un roman : c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin ».
N’oublions pas que Stendhal a découvert dans une Gazette des tribunaux de décembre 1827 le chemin d’Antoine Berthet, fils de petits artisan et latiniste, qui devient précepteur, puis amant tour à tour de la maîtresse de maison et de la fille d’une seconde famille, dont il est chassé : pour se venger il tire un coup de pistolet sur la première puis est condamné à mort. Le canevas tiré du réel judiciaire est là. Notons que cette fidélité au réel est bien dans le projet stendhalien puisque l’épigraphe du roman est « La vérité, l’âpre vérité » (venue du révolutionnaire Danton). Mais pour que le fait divers devienne roman (car le roman est une « œuvre d’imagination en prose » selon le Petit Robert), il y faudra l’imaginaire, le sens psychologique et romanesque de l’écrivain, pour donner à son personnage une vie émouvante dès notre passage, aussi frappant que les « coups ». Mais aussi une esthétique, car c’est la beauté de Julien qui lui vaudra les amours féminines, et des valeurs capables d’assurer la puissance du roman d’apprentissage, de mœurs et de société.
Toute la tension du roman est dans l’ambition du héros - il sera loin d’être toujours héroïque - qui rêve de s’élever socialement et s’en donnera souvent les moyens ; dès notre passage il s’élève mentalement avant d’être rejeté vers le bas. Et pour réaliser cette ascension sociale, deux carrières, autour de 1830, pourront s’ouvrir, celle militaire et celle ecclésiastique, soit l’habit rouge et l’habit noir, pour justifier le titre, quoique, outre la passion et la mort, une allusion aux couleurs de la roulette, ce jeu de hasard, ne soit pas impossible. Dès notre chapitre IV, où apparaît le jeune héros, l’ascension et la chute de Julien Sorel est préfigurée. C’est avec un art subtil que Stendhal introduit en sa militaire lecture l’annonce ténue de sa future qualité de lieutenant de hussard, octroyée par la grâce du marquis de la Mole. De même il est permis d’imaginer que l’exagération (avec le mot à valeur absolue) du visage « tout sanglant », est une habile prolepse de la tête coupée de Julien exposée à l’excipit du roman. L’histoire finalement tragique d’un « paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune » (dans son discours aux jurés, II, XLI) est celle de l’idéal brisé par le réel, accusée par le réalisme de l’écrivain, mais aussi par la peinture d’une personnalité instable et trop passionnée. Stendhal dresse-t-il le procès du romantisme, de l’esthétique excessive de son personnage, dont cependant les valeurs, libre développement de soi, lutte contre les tyrannies et la médiocrité, ont son assentiment… À moins qu’une valeur soit trop choyée. Serait-ce la passion de l’ambition ? Celle-ci réussira beaucoup mieux, mais en 1885, à un autre héros du réalisme : Bel-Ami, personnage éponyme du roman de Guy de Maupassant.
Qui sauvera nos vies mieux que les bibliothèques ? Ou plus exactement l’Histoire de notre civilisation, conservée, choyée, au travers d’œuvres essentielles, de livres rares, et de manuscrits à la valeur patrimoniale. Aussi l’on ne s’étonnera pas que le Vatican, siège de la papauté depuis presque deux millénaires, abrite une « bibliothèque monde », pour reprendre le titre de Jean-Louis Bruguès ; mais l’on sera peut-être surpris que les armées protègent en leur sein ce qu’outre les vies humaines elles détruisent trop souvent. Les bibliothèques militaires recèlent en effet des trésors inattendus : des livres sauvés, au même titre que les cinquante ouvrages élus qui jalonnent l’anticonformisme d’une humanité rebelle, libre, et collectionnés par le Musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon. Ce avec le concours de Kamel Daoud et Raphaël Jerusalmy, qui nous entraînent en ces BibliOdyssées, avec des pages obsessionnelles et torrides, voyageant dans un temps spiralé.
Là où Pierre posa la pierre du Christianisme, ne peuvent que reposer les plus anciennes Bibles, voire d’émouvants papyrus conservant la trace d’un Evangile, comme ceux de Luc et de Jean, venus de la collection Bodmer[1]. En la bibliothèque du Vatican, construite avec art à la fin du XVI° siècle, l’on devine qu’une Babel de volumes essaime en les salles, les étages et les cinquante-quatre kilomètres de rayonnages, dont on déplie ici les « archives secrètes ». Il nous faut un guide avisé en cet univers, en l’espèce de Jean-Louis Bruguès, Dominicain, qui fut évêque puis archevêque, mais surtout Bibliothécaire de la Vaticane entre 2012 et 2018. C’est avec compétence et amitié, tant pour le lieu que pour son lecteur, qu’il nous tend une indispensable main. Depuis la fondation et l’architecture, d’abord, sous l’autorité du Pape Sixte Quint, et parmi la peinture des murs fabuleusement ornés, ensuite par de précieux volumes et manuscrits.
Or il ne s’agit pas seulement d’une bibliothèque ecclésiastique, loin de là. Certes l’on voit défiler la Bible de Ripoll, venue de Catalogne et du XI° siècle, dont la copie et les enluminures nécessitèrent 450 folios et cinq années de soin, ou celle du Duc d’Urbin, dont les peintures bénéficient de la perspective de la Renaissance. De même les Pères de l’Eglise sont à l’honneur, et l’on sera stupéfié par de vastes pages autographes de la Summa contre Gentiles, du philosophe Saint-Thomas d’Aquin, dont la main courut au XIII° siècle de manière bien moins lisible que le grec d’un papyrus : décrypter un texte si saint semble infernal !
La Vaticane est également convoquée au tribunal de l’Histoire, de façon à comprendre les intrigues de cet Etat de la papauté qui s’est au cours des siècles réduit en les murs du Vatican, de façon à ce qu’elle ne désobéisse plus à la parole du Christ, « Rendez à César ce qui est à César et à César ce qui est à Dieu », soit la séparation des pouvoirs politiques et spirituels. Ce dont témoigne un document attestant de la « capitulation de l’armée papale après la prise de Rome en 1870 ». Mais aussi ses liens étroits avec le monde, lorsque « la bulle d’Alexandre VI » accorda en 1493 les terres nouvellement découvertes aux Espagnols, puis traça une ligne de démarcation que l’on pensait maritime entre les possessions de ces derniers et celles allouées au Portugal. Les conséquences furent colossales : voilà pourquoi le Brésil parle portugais…
Avançant parmi les rayonnages de la Vaticane, il nous est permis d’ouvrir une page en gothique, étonnamment enluminée de rois, de saints et de diables, puis d’une encyclopédie, De Rerum naturis, inspirée des Etymologies d’Isidore de Séville et venue du XV° siècle. Ainsi l’on progresse non pas seulement vers la connaissance de Dieu et de la hiérarchie des anges, mais vers celle des sciences. Et, contrairement à un préjugé tenace, la papauté n’était pas forcément mal disposée devant l’héliocentrisme de Copernic au XVI° siècle, ce dont témoigne sa supplique adressée à Paul III en 1542, alors qu’il lui avait fait l’hommage de ses Révolutions des orbes célestes : il demandait que soit accordé à l’un de ses neveux son bénéfice ecclésiastique, ce qui fut acceptée. Quant à Galilée, on le rappelle ici, s’il fut condamné à abjurer en 1633 ses opinions astronomiques, c’est à cause du cardinal Bellarnim, inquisiteur de son état, et non du pape, et de son manque de diplomatie alors qu’il traitait de « simples d’esprit » ceux qui professait une opinion contraire. L’on peut descendre des astres à la terre, grâce à une géographie de Ptolémée ici présentée grâce à un fascinant planisphère, de 1406, dessinant de bleu et d’or l’Europe et le nord de l’Afrique, sur lesquelles soufflent les anges. À la lisière de la géographie et de l’Histoire sont des documents curieux, comme la lettre de l’impératrice Hélène, rédigée en chinois, car celle-ci, convertie eu christianisme en 1648, s’appelait Xiao Gang Wang…
Et parmi les marquèteries précieuses, les fresques somptueusement colorées, quelle surprise de remarquer ce qui n’a l’air que d’un pauvret cahier, pourtant de la main du Père Andreas Rieser, répertoriant les religieux entrés à Dachau ! Car ne l’oublions pas, le christianisme ne fut guère en odeur de sainteté auprès du nazisme, mais aussi du communisme, en Chine encore aujourd’hui où il est persécuté, comme il l’est par l’Islam et pas seulement au Proche-Orient[2]. Reste pour nous consoler le dernier manuscrit de Mozart, l’édition princeps du Traité sur la tolérance de Voltaire[3], ou les splendeurs irisées d’une Divine comédie de Dante[4], à moins de se plonger dans l’effroi fascinant du puits concentrique de l’Enfer peint par Botticelli…
Avec ce volume enchanteur, nous voilà béats devant un livresque tableau qui va de l’antiquité aux totalitarismes. Il nous offre l’impression de nous conduire en espion dans les arcanes de la vénérable institution (songeons que ce même Vatican vient d’ouvrir ses archives de la Seconde Guerre mondiale). Cet album luxuriant vaut également pour son iconographie soignée, qui fait flamber des lumières chaleureuses sur les boiseries et les codex ouverts, tant au service de la contemplation que de l’intellect ; malgré un seul regret : dans une telle bibliothèque, l’on attend d’admirer des livres rares, curieux et précieux, et c’est ici un peu trop peu le cas face aux nombreux manuscrits à l’intérêt historique certain, mais dont le grain et la graphie n’ont pas la qualité esthétique d’un beau livre dont l’œil savoure les parfums du passé…
Monsieur de Varillas : Histoire de François Ier, Claude Barbin, Paris, 1685.
Photo : T. Guinhut.
Plutôt que de risquer de se faire trouer la peau en s’engageant parmi les militaires d’active, mieux vaut devenir bibliothécaire des armées. Et là, ô surprise, un patrimoine fabuleux nous attend. Il faut alors saluer cette belle initiative qui consiste à publier 100 Trésors des bibliothèques militaires, venus de l’Ecole militaire, de Polytechnique, de Saint-Cyr Coëtquidan, du Service historique de la Défense et du service de santé des armées, soit tant de lieux méconnus. Le tout sous la direction d’un quintette de conservateurs à la sagacité remarquable.
Si l’on imagine ne trouver là que des volumes consacrés à l’art de la guerre, l’on se sera vite détrompé. Certes, Jules César côtoie le De Re militari, de 1483, un incunable bourré d’impressionnantes gravures de machines militaires, un Traité de l’artillerie ou le Recueil des plans des places du Royaume au XVII°. Les catalogues des armes à répétition, l’« uniformologie », les cantinières et la médecine de campagne y trouvent forcément leur place, avec un Album du matériel sanitaire. Jusqu’à une revue illustrée publiée entre 1915 et 1920, La Baïonnette, « arme d’humour et de propagande »… Hélas, sans compter La Cuisinière assiégée qui doit être en mesure de proposer « civet de chien et ragoût de chat », bien moins drôles sont les pages des Effets des projectiles d’artillerie, publié en 1900, sur lesquelles sont bel et bien trouées les peaux et les os ! Quelle piètre consolation de voir son nom parmi ceux du Livre des morts au champ d’honneur. Mieux vaut avoir eu sur soi un volume assez solidement relié pour retenir une balle, évitant une mort certaine. Reste à imaginer que sont cachés (oh certainement !) des ouvrages antimilitaristes…
Mais combien de merveilles ressortissent de l’entomologie, ponctuée de précieuses gravures colorées, des Atlas et autres récits d’explorations, sans oublier l’archéologie ! Pensons à la somptueuse Description de l’Egypte, confiée aux bons soins de l’Imprimerie Impériale, aux chromolithographies reproduisant en 1896 les peintures murales de Pompéi. Le voyage dans l’espace s’associe encore une fois à celui dans le temps, pimenté par les cabinets de curiosités, comme à l’occasion du rare De Monstris, imprimé et gravé en 1665, aux figures fascinantes et effrayantes.
De même, les sciences et techniques fournissent leurs lots de stupéfiants volumes, consacrés à l’anatomie, aux écorchés et aux catalogues osseux, à l’arboriculture, à la papèterie ou encore aux Leçons de physique expérimentales, à l’ichtyologie, soit l’identification des poissons… L’Histoire des sciences ne doit pas faire défaut à une bibliothèque digne de ce nom, quod erat demonstrandum.
La beauté, l’érudition de ces volumes vénérables, que l’on espère mis définitivement à l’abri des conflits par ceux qui ont paradoxalement la charge d’y participer, n’est plus à démontrer. Et le plaisir de feuilleter en paix un si somptueux ouvrage, bourré comme une Babel d’illustrations époustouflantes (reliures rouges et gravures en noir ou coloriées…), contribue à faire préférer l’art de la bibliophilie à celui de la guerre ; quoique disait Jules César (à moins que cela vienne de Thucydide ou de Végèce) : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », soit en latin : « Si vis pacem, para bellum ».
Et lorsque la guerre point, s’infiltre, explose, non seulement les hommes mais les livres sont menacés, trainés au sol, salis, bombardés, brulés. À moins d’être épargnés, mis à l’abri, comme en témoignent ces « 50 histoires de livres sauvés », réunies dans un curieux et déconcertant volume : BibliOdyssées, qui accompagna une exposition sise au Musée de l’Imprimerie de la Communication graphique de Lyon, au cours de l’an 2019.
Kamel Daoud[5] propose une touchante et brûlante préface : « Textures ou Comment coucher avec un livre ». Il oppose en son enfance algérienne, où ses proches ne savaient pas lire, deux volumes, celui sacré, calligraphié, doré, et celui érotique, taché, caché. Le premier, « impossible à contester », fait « de menaces, de promesses, d’invariables leçons », s’oppose au « livre des femmes », qui est celui du corps au lieu de celui de « Dieu », le tout s’étirant entre prière et masturbation. Lecture et désir se télescopent : « À la relecture des derniers mots, l’orgasme onanique culminait et se confondait, dans un sursaut final, avec l’ultime blanc de la page ». S’impose alors la ferveur de l’interdit : ces livres « auront forgé [son] choix de lecteur et d’écrivain : préférer la texture à la prière ».
Quant à Raphaël Jerusalmy, il joue habilement à faire parler une page d’Esope, « L’âne et le rapace », page arrachée à son livre par des cambrioleurs. Lui répondent le personnage de Kien jailli du roman de Canetti, Auto-da-fé[6], où plane l’ombre du nazisme, une bataille des livres dans le genre de Swift, la réécriture de la fable par La Fontaine, Esope traduit en Portugais et arrivant au Japon avec le christianisme ; sans oublier un voyage dans les langues, dont l’hébreu, puis le grec originel, jusqu’à ce que les mots du fabuliste résonnent à Lyon au seuil de l’exposition. La chaîne est faite de maillons disjoints, cependant riches de leurs saveurs de transmission, d’animaux parlants et de morale, où se bousculent les aventures du livre, édifiantes, amusantes et tragiques.
Ces livres sauvés ont été écrits par ceux que n’a pas sauvés Auschwitz, comme Suite française d’Irène Némirowsky, publié un demi-siècle plus tard, ont été perdus dans une gare et réécrits, comme Les Sept piliers de la sagesse de D. H. Lawrence, nettoyés de leur boue après la crue de l’Arno à Florence, rédimés depuis les poubelles par un éboueur de Bogota, ou emportés dans la kafkaïenne valise de Max Brod. Envers des autodafés et autres incendies de bibliothèques[7], ce sont là des petits et grands miracles, qui émeuvent, bouleversent, au point que les livres, plus que des animaux de compagnie, autant que des amis chers, soient bruissant de vie intime et planétaire. Pied de nez à la censure, le « Parthénon des lires », de l’artiste Marta Minujin, exhibe des centaines d’ouvrages interdits. Ce qui n’est que symbolique répond au courage du Père Najeeb, un dominicain qui bourre des caisses avec les manuscrits anciens de Mossoul pour les soustraire au Califat islamique. Et non seulement les livres sont brûlés, mais aussi leurs imprimeurs, comme Etienne Dolet, condamné au bûcher à Paris par la justice royale, et non l’inquisition notons-le, en 1546. Quant à ridiculiser les têtes sacrées des religions monothéistes dans l’anonyme et réjouissant Traité des trois imposteurs, il n’y faut guère songer, y compris au XVIII°, y compris sous le manteau, alors qu’en ce même siècle des Lumières, c’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui est maintes fois tracassée. Quelques siècles plus tard, c’est en prude Irlande que le roman d’Edna O’Brien, The Country Girls, censuré pour immoralité, se voit menacé d’être brûlé en public. Le réquisitoire contre le colonialisme de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, se voit interdit en France en 1961 ; en 1973, c’est le tour de Trois milliards de pervers, une « encyclopédie des homosexualités ». C’est à tour de bras que les régimes politiques biffent, pilonnent les ouvrages, voire incarcèrent leurs auteurs : ainsi Jean Grave, qui en 1893 commit La Société mourante et l’anarchie. Ou, ajoutons-le, qu’éditeurs et quidams courroucés refusent de publier les mémoires de Woody Allen[8], au prétexte d’une accusation discutable de viol.
Composé à partir d’une très belle idée, l’ouvrage laisse cependant son lecteur un brin désappointé. La cohérence des chapitres laisse en effet à désirer, le premier, promettant « Foudre. Les livres frappés », semble annoncer l’action du feu, alors qu’ils sont là parfois noyés, comme à Florence par la crue de l’Arno, ou tout simplement perdus et retrouvés. C’est plus clair pour « Les livres défendus », qui ont donc subi la censure, ou ont été mis à l’index par les autorités ecclésiastiques, ainsi que pour ceux « dispersés », comme « la bibliothèque errante de Walter Benjamin », de Berlin à Paris, mais un peu moins à l’occasion de la trahison intellectuelle commise par l’antisémitisme puis le nazisme d’Elisabeth Forster-Nietzsche[9], la sœur du philosophe du Gai savoir. Restent ceux « qui sauvent », entre « la bibliothèque idéale de Jacques Doucet, Le Livre des livres perdus de Giorgio Van Straten[10]. Quant à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, l’on ne sait guère ce qu’il fait là. Pourtant la créature y vénère trois ouvrages qui font son éducation : Les Vies des hommes illustres de Plutarque, Le Paradis perdu de Milton, Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, même si le duo d’auteurs des notices (Joseph Belletante et Bernadette Moglia) ne les mentionne pas en l’occurrence. Toutes les œuvres ici listées et commentées semblent rangées au petit bonheur la chance, en cette occasion demi-ratée et demi-réussie de construire un livre aussi rigoureusement construit que poignant, puisque l’ordre chronologique n’est pas non plus retenu.
Explorer une bibliothèque, c’est voyager dans le temps et dans l’espace. L’on se fait géographe et historien, des faits et des idées, des guerres et des paix[11]. Jean-Louis Bruguès en témoigne : « On ne s’enferme jamais dans une bibliothèque, malgré l’expression usuelle, dans un savoir dédaigneusement qualifié de livresque ; ceux qui parlent de la sorte n’ont jamais aimé les livres : en parcourant les rayonnages, c’est tout le vaste monde qui est exploré ». Ne l’amputons donc pas en les détruisant, contribuons plutôt à sa sauvegarde, ne serait-ce, au-delà des lieux d’exception ouverts par ces trois ouvrages, que par l’inventivité de nos bibliothèques personnelles. S’il est peut-être plus facile de sauver un livre que de sauver un homme, songeons qu’avec le premier nous sauvegardons une belle part de la mémoire et de la créativité de l’humanité, à condition bien entendu de cultiver le goût des belles lettres, des humanités et des sciences. Sans compter que sauver un volume un tant soit peu rare par sa pensée, son esthétique, peu ou prou dissident, voire tout simplement libre, c’est réserver une page hors de la griffe des tyrannies, qu’elles soient individuelles, religieuses ou politiques ; car le temps des censures et des exactions est toujours à venir…
Thierry Guinhut
La partie sur 100 Trésors des bibliothèques militaires
a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2020.
Loggia del capitano, Piazza dei Signori, Vicenza, Veneto.
Photo : T. Guinhut.
Notre virale tyrannie morale.
Petit essai sur Roman Polanski
& surles réprobations de la doxocratie.
L’être humain aime la tyrannie, aussi surprenant que cela puisse paraître, d’abord pour l’infliger, ensuite pour la recevoir. Or nous avons pu être convaincus qu’une morale trop stricte, religieuse et victorienne, puisse tyranniser étroitement l’individu. Si bonne se voulait-elle, n’allait-elle pas jusqu’à faire le mal ? Quoique le recul d’un christianisme rigoriste, son apaisement via les Lumières et l’évolution des mœurs nous aient libérés des excès de ses affidés trop zélés, la migration d’une autre religion bien plus liberticide, en un mot totalitaire, nous apprend que la pulsion tyrannique descendue de la main des porteurs de Dieu est capable de fureurs extrêmes. Cependant, en un monde laïc, les positions morales, sûres de leurs bons droits, ne sont pas indemnes de volontés purificatrices. Le droit des victimes, qu’il s’agisse du racisme ou du sexisme, droit a priori plus que respectable, se mue en un devoir de conspuer et d’interdire, en une idéologie de la rancœur et de la colère. Une ochlocratie[1], qui est aussi une doxocratie[2], se jette sur tout ce qui ne cadre pas avec leur exigeante moralité, au mépris de la justice et de l’intelligence. Le règne de l’opinion et du ressentiment fait dégainer ex abrupto les accusateurs et censeurs, sans réflexion ni équitable procès, de façon à condamner et punir dans l’urgence le contrevenant à une morale de bas étage, démagogique et comminatoire. Ce que la remise d’un César au cinéaste Roman Polanski, autant qu’une rage sociétale traversant médias et universités, viennent mettre en lumière d’une manière pour le moins boueuse.
Règles de conduite tenues pour inconditionnellement valables ou théorie raisonnée du bien et du mal, la morale devrait s’assouplir en faveur d’une justice plus grande dans les relations sociales et d’un respect élargi des libertés individuelles. Hélas, au nom des sacro-saints antiracisme et antisexisme, qui pourtant partent d’un excellent postulat moral, voici la morale dévoyée, le vivre-ensemble adoubé comme Bien suprême accouchant d’un monstre tyrannique aux multiples bras et aux yeux d’Argus. En ce sens, et comme le veut l’histoire de la philosophie depuis Aristote et Cicéron, une telle morale ne s’embarrasse pas d’éthique, la première prenant sa source de l’habitude des mœurs et la seconde de l’excellence du caractère. Plus tard, après que Kant ait séparé les mœurs de la moralité, Alain Etchegoyen est d’une clarté limpide : « La morale est un impératif catégorique ; l’éthique est un impératif hypothétique. Cette distinction est décisive. Ou l’action est déterminée par un impératif inconditionné qui s’impose de façon catégorique : la conscience agit alors par devoir. Il s’agit de morale. Ou l’action est déterminée par une hypothèse qui lui impose un comportement, ce qu’on pourrait appeler un impératif de prudence. Il s’agit maintenant d’éthique[3] ». C’est donc, plutôt qu’une morale, trop souvent quadrillée et ainsi oppressive, l’éthique fondée sur le droit naturel aux libertés individuelles qu’il faut préférer, ce au bénéfice de l’humanité entière.
Si Tocqueville constatait avec raison « que le plus grand danger des républiques […] vient de l’omnipotence de la majorité[4] », encore faut-il craindre la tyrannie des minorités bruyantes et revanchardes, qui se baptisent activistes et sont autant propagandistes que prescriptives de tables de la loi morale qui ne sont passées ni par le verdict des urnes - certes plus que faillible - ni par celui du droit naturel. Quelques individus, habiles rhétoriciens et démagogues, ou braillards entraînant une foule, suffisent à constituer un parti, une association, un « collectif », auquel les partis officiels peuvent rendre allégeance par électoralisme : ainsi « L’esprit de parti abaisse les plus grands hommes jusqu’aux petitesses du peuple », disait La Bruyère[5]. La tyrannie des législateurs n’est pas loin, ce dont témoigne la récente et imbécile loi sur la haine[6] votée en meute.
En conséquence, la tyrannie de la victimisation s’attaque paradoxalement à faire de nouvelles victimes. Victimes, prétendent-ils, du racisme, de la colonisation et du sexisme, sans compter le capitalisme, alors que les pays occidentaux ne cessent d’approcher l’égalité des sexes et des couleurs de peau, ils vomissent l’Occident, lui infligeant leur brassées de réquisitoires et de censures, alors que ce dernier est comptable des progrès de la science, du niveau de vie et d’éducation, et des cultures dont ils bénéficient pourtant.
Être un artiste talentueux, usant de sa liberté créatrice, protège-t-il de la vindicte populacière, quoique cette dernière se veuille intellectuellement et moralement informé ? Il est à craindre que non. Le cas du cinéaste Roman Polanski est à cet égard troublant. L’auteur de films fantastiques comme Rosemary’s Baby, parodiques comme Le Bal des vampires, éthiques comme le récent J’accuse, d’après l’affaire Dreyfus, se voit, malgré la palme des César (que l’on reste libre d’approuver ou non) vilipendé, son film étant boycotté - ce qui est loisible - voire empêché d’être vu - ce qui l’est beaucoup moins – au motif qu’il fut un violeur. Cependant Roman Polanski, par ailleurs jeune rescapé de la Shoah,a eu des relations sexuelles illégales avec une mineure (sans user d'un viol), une adolescente de treize ans, Samantha Geimer, à Los Angeles, en mars 1977. Il a bien été jugé pour ce crime et condamné à une peine de prison de quatre-vingt-dix jours, dont il n'a effectué que la moitié pour bonne conduite. Alors que le juge qui avait accepté un « plea bargain » (par lequel un mis en cause s'abstient de contester les charges, mais ne se reconnaît pas formellement coupable) était revenu sur sa décision, le cinéaste a choisir de fuir les Etats-Unis. De plus, le tribunal fédéral suisse a jugé que ce dernier avait purgé sa peine. Ces dames actrices et humoristes, altesses vengeresses des César, endossent publiquement et indûment la toge des juges. Comme si elles avaient la moindre légitimité pour dire le droit au regard de la juridiction suprême de la confédération helvétique… Chacun est libre de juger en conscience la question, mais pas de fomenter un retour de l'affaire Dreyfus en condamnant un demi-siècle après les faits, sans imaginer la présence d’un avocat.
Certes, différentes femmes raniment leurs souvenirs des années 1970, prétendant avoir été les victimes d’outrages sexuels de la part du cinéaste, ce qu’il conteste. L’on sait que l’absence de preuves ne signifie pas en ce domaine innocence, mais plainte et accusation ne signifient pas non plus culpabilité. L’imbroglio est peut-être aux dépens des femmes, soit. Mais entre fantasme, confusion entre soi et toute la gent féminine outragée par le machisme et la culture du viol, désir de notoriété en se scotchant à un accusé qui réunit toutes les auras du succès, l’occasion est qui sait trop belle :« Distinguer Polanski, c’est cracher au visage de toutes les victimes », déclara l’actrice Adèle Haenel au New York Times, « Ça veut dire : "ce n’est pas si grave de violer des femmes." ».
Cependant, si Roman Polanski ne la mérite peut-être pas, son œuvre mérite notre amitié, car disait Marcel Proust, « un livre est un produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[7] ». Condamner l’œuvre de l’artiste au motif des crimes de l’homme, d’autant que la première ne reflète pas les seconds, est une aberration, qui conduirait à expurger l’histoire de l’art, de la musique, de la philosophie, des sciences, de milliers d’auteurs. C’est confondre la morale et la justice, le vice éventuel et le crime réel, confondre les mots, les œuvres, avec les actes délictueux, qu’ils s’agissent d’insultes ad hominem, de harcèlement moral ou de violences physiques.
Ne s’agit-il pas de la victime sacrificielle d’une morale indignée, vengeresse, qui ne connait plus la présomption d’innocence, ni la nécessité d’une argumentation contradictoire judiciaire sereine qui s’appuie sur la recherche des faits, sur le réquisitoire et la plaidoirie ? Car le tribunal populaire, ou plus exactement de quelque minorité bruyante, éructante, de la rue la moins apaisée, est un terreau de violence, l’ochlocratie se dressant contre la démocratie libérale. C’est la colère virale contre le droit, qu’il soit naturel ou positif, c’est le ressentiment de la médiocrité cachée sous les oripeaux infâmes de la haine du mâle blanc, racisme non moins, sinon plus, virulent que celui contre le noir, car il se vêt des sales habits de la vertu morale.
Plutôt que de soulever la question du pardon, de la réhabilitation, car Samantha Geimer affiche depuis longtemps son pardon, au bénéfice de Roman Polansky et d’elle-même, une aberration du féminisme prétend user de ce dernier comme de la plus vertueuse épée de la revanche et de la vengeance. Ce qui se voulait émancipation, égalité, liberté, devient tyrannie. Il est remarquable que Samantha Geimer prenne la défense du réalisateur franco-polonais. Non seulement elle approuve le César du film offert à J'accuse, mais elle s'insurge contre le bruyant procès médiatique à l’encontre de celui qui l'a violée en 1977. « Une victime a le droit de laisser le passé derrière elle, et un agresseur a aussi le droit de se réhabiliter et de se racheter, surtout quand il a admis ses torts et s'est excusé », argumente Samantha Geimer, dans un entretien publié dans Slate[8]. « Je ne sais pas pourquoi le grand public est si hostile à la vérité, mais je constate que cela n'a fait qu'empirer ces dernières années », continue-t-elle, alors qu’elle dénie à qui ce soit le droit d’user de son histoire personnelle pour nuire au cinéaste. « Les vrais militants ne font pas commerce de la douleur des victimes », argue-t-elle. « C'est tout le côté obscur du militantisme, qui ne se soucie guère d'aider les victimes à aller mieux [...] mais qui ne fait qu'exploiter la douleur et la peur des femmes pour alimenter la colère et l'indignation en roue libre ». L’on pourrait ajouter qu’il faut pointer l’abus de la rhétorique victimaire au service des harpies d’un féminisme dévoyé, comme pour dire : Vous avez été victime, vous l’êtes encore, vous le serez toujours, usez de votre sainteté outragée de victime pour châtier la race des coupables, avérés, présumés, supposés, imaginés…
Le pire est peut-être dans le deux poids deux mesures :lors de ces mêmes César, Les Misérables, le film de Ladj Ly a été primé. Subtilisant le sens de la justice de Victor Hugo en s’appropriant son titre, il met en scène de jeunes racailles musulmanes dans des banlieues où les pacificateurs sont des imams. Le prosélytisme islamique serait donc à l’honneur ? De surcroit ce Ladj Ly est un individu d’origine malienne impliqué dans un « crime d'honneur », « complicité d’enlèvement et de séquestration », ce qui lui valut une condamnation à deux ans de prison. Mais bénéficiant de sa peau noire et de sa qualité de Musulman, tous damnés de l’Occident, comme il se doit, le voilà intronisé dans le camp du Bien, au bénéfice de l’Islam invasif. Une morale a choisi son bastion, au mépris de l’éthique et de la dignité de l’humanité, sans compter celle des femmes…
L’éthique inhérente au féminisme[9] semblait s’adresser à toutes les femmes. Toutefois, quand les victimes, réelles ou supposées, du machisme occidental sont chouchoutées, exploitées par l’informel tribunal moral, celles de l’Islam, des gangs de Pakistanais violeurs et souteneurs en Angleterre, celles des crimes d’honneurs parmi cinquante-sept pays musulmans et autres banlieues islamisées n’ont pas droit de cité !
Une nouvelle génération, peut-être incapable de faire les longs efforts du travail nécessaire à la création de chefs-d’œuvre, préfère aller au plus vite, condamner, détruire, censurer, pour paraître au-dessus des créateurs et des penseurs, drapée dans une haute posture morale munie du glaive noir d’une justice viciée. Interdire est leur joie, leur bave, leur fiel, après que l’on eût bêtement voulu interdire d’interdire aux alentours de mai 68. Philippe Muray dénonçait en 1997 « L'envie du pénal[10]», parodiant ainsi « l’envie du pénis freudienne », comme s’il y avait une jouissance sexuelle maligne au sein de cette obstruction à la liberté intellectuelle : « Les jeux du cirque justicier sont notre érotisme de remplacement. La police nouvelle patrouille sous les acclamations, légitimant ses ingérences en les couvrant des mots " solidarité ", "justice", "redistribution". Toutes les propagandes vertueuses concourent à recréer un type de citoyen bien dévot, bien abruti de l'ordre établi, bien hébété d'admiration pour la société telle qu'elle s'impose, bien décidé à ne plus jamais poursuivre d'autres jouissances que celles qu'on lui indique. Le voilà, le héros positif du totalitarisme d'aujourd'hui, le mannequin idéal de la nouvelle tyrannie, le monstre de Frankenstein des savants fous de la Bienfaisance, le bonhomme en kit qui ne baise qu'avec sa capote, qui respecte toutes les minorités, qui réprouve le travail au noir, la double vie, l'évasion fiscale, les disjonctages salutaires, qui trouve la pornographie moins excitante que la tendresse, qui ne peut plus juger un livre ou un film que pour ce qu'il n'est pas, par définition, c'est-à-dire un manifeste, qui considère Céline comme un salaud mais ne tolérera plus qu'on remette en cause, si peu que ce soit, Sartre et Beauvoir, les célèbres Thénardier des Lettres, qui s'épouvante enfin comme un vampire devant un crucifix quand il aperçoit un rond de fumée de cigarette derrière l'horizon[11] ».
En effet, le moins que l’on puisse dire est que l’on a l’indignation sélective. Simone De Beauvoir, fameuse icone du féminisme avec Le Deuxième sexe n’hésitait pas à abuser de ses élèves mineures et à les faire passer sous les cuisses de Jean-Paul Sartre. Mais ils étaient de gauche et féministes de surcroit, ce qui leur offre une armure de progressisme inattaquable.
Pour reprendre les mots de Philippe Murray, dans L’Empire du bien, les tartuffes ne brûlent que du désir de couvrir de « plumes et de goudron » les contrevenants prétendus. Le lynchage, moral, médiatique et public, avant d’être physique, est un plaisir goûteux autant qu’une hydre aux capacités totalitaires : « Le Bien, en 1991, était dans les langes, mais ce petit Néron de la dictature de l’Altruisme avait déjà de sérieux atouts de son côté. Il commençait à étendre sa prison radieuse sur l’humanité avec l’assentiment de l’humanité […] par l’intermédiaire de la police, de la justice, et bien sûr de la prêtraille médiatique, […] les enragés des procès rétroactifs[12] ».
Notre époque, notre moi, en un orgueil sans vergogne, se prétendent moralement supérieurs à celles et ceux qui les ont précédés, elle s'érige bien haut sur le fauteuil du juge du passé coupable de l'Occident forcément homophobe et xénophobe, colonisateur et esclavagiste, alors que d’autres société ont fait et font bien pires[13]en la demeure. La faute des pères retombe donc sur les fils pendant sept générations, comme dans l’Ancien Testament, qui cependant corrigea cet excès par la loi selon laquelle seul le coupable devait être puni.
Il est à craindre que les moralisateurs du bien, s’ils se risquent à la création, produisent de la mauvaise littérature, aveugles et sourds qu’ils sont à la réalité qui pourtant les entoure. Que leur ressentiment soit une forme de jalousie rentrée à l’égard du talent et du génie, n’est pas douteux. Qu’ils se mettent au travail plutôt que de censurer le travail d’autrui, ce qui est bien plus facile et plus orgueilleux.
L’on se fatiguerait à énumérer et citer les abjections des censeurs d’une morale devenue folle. « L’homophobie et le sexisme n’ont pas leurs places dans notre école », c’est par ces mots éminemment vertueux que commence la proclamation du « syndicat étudiant solidaire de Sciences Po Lille », dans un communiqué contre la venue du député européen et philosophe François-Xavier Bellamy. Une aventure semblable échut à la philosophe Sylvianne Agacinsky, cette fois à l’université de Bordeaux, qui a le front de s’opposer à la gestation pour autrui, c’est-à-dire les mères porteuses, et qui essuya de violentes menaces de la part d’associations LGBT[14]. Outre que ces tribuns ne sont solidaires que d’eux-mêmes, les voici incapables de lire la pensée de ces philosophes, qui ont certes une conception assez traditionnelle de la famille (qu’il est permis de ne pas partager), mais ne peuvent être qualifié de sexisme et d’homophobie. Les voici incapables d’accepter l’échange d’arguments, fussent-ils contraires, cette salutaire dispute philosophique qui doit être au service de la démocratie libérale. Ces affichistes du bien moral ne sont en fait que de factieux censeurs, dangereux tyrans de surcroît, dont la loi devrait nous protéger.
Les universités, en particulier américaines, sont en proie à cette lèpre morale qui oriente la pensée et interdit toute expression d’une dissidence. À Yale, l’on supprime le cours d’introduction à l’Histoire de l’art, car « occidentalo-centré », après que les exigences d’étudiants aient obtenu de ne plus étudier Shakespeare, mais des auteurs venues de « catégories victimaires ». Que l’on étende l’Histoire de l’art et de la littérature à bien des civilisations et des productions serait un gain, s’il ne s’agissait d’éradiquer les plus grands génies de l’humanité qui savent que le monde qu’ils décrivent en leurs tragédies et tableaux n’est pas politiquement correct. La censure scolaire et estudiantine sévit avec succès au point de déserter les cours pour participer à des grèves des femmes contre Trump (l’on passera sur le prosélytisme politique) ou ailleurs à des marches pour le climat. Les problématiques sacrées de genre, de race, de classe et de réchauffement climatique ont remplacé la culture générale au sens noble[15] et l’éducation libérale[16]. Sans cause militante dans le vent, point de salut ! L’on peut se demander d’ailleurs si ces pratiques ne contreviennent pas au premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression et d’association. C’est ce que pointe en son dernier livre[17], L'Âge des droits. L'Amérique depuis les années soixante, l’essayiste américain Christopher Caldwell[18], en dénonçant une mainmise de la justice fédérale, en particulier avec le concours de la législation sur les droits civiques de 1964 (qui déclare illégale une différence de traitement reposant sur l’origine ethnique, le sexe ou la nationalité). Pour lui, les associations contraignent la démocratie à plier devant leurs diktats sur des sujets aussi divers que l’immigration, l’avortement, le mariage gay, l’éducation, au motif d’un privilège blanc, bien fantasmé depuis la disparition de la ségrégation. Il va jusqu’à qualifier l’élite culturelle et démocrate responsable de tels errements par l’adjectif « jdanovienne » (du nom du responsable de la politique culturelle soviétique)...
Aux dernières nouvelles, sous l’embrasement des réprobations morales, l’éditeur Hachette et son personnel courroucé renoncent à publier aux Etats-Unis les Mémoires d’un autre cinéaste : Woody Allen, au prétexte qu’il aurait abusé de sa fille adoptive. Pourtant l’on devrait laisser la justice investiguer en cette affaire et doner la possibilité à des voix diverses d’arguer de leur version des faits, s’il y eût faits. D’autant que les accusations de Dylan Farrow ne sont pas nouvelles, quoique relancées dans le sillage du mouvement #MeToo, qui défend l’idée que toutes les réelles violences sexuelles ne peuvent être retenues par la Justice faute de preuves. Accusation que Woody Allen a constamment réfutées, sachant qu’après deux enquêtes de plusieurs mois dans les années quatre-vingt-dix, le procureur du Connecticut chargé du dossier n’avait pas jugé l’inculpation nécessaire. La censure, non plus d’Etat, royale ou religieuse, frappe aveuglément, aux dépens de l’intelligence du lecteur. Heureusement le livre controversé doit paraître en France chez Stock, sous le modeste titre de Soit dit en passant. L’on ne nous interdira pas le soupçon selon lequel la judaïté de Roman Polanski et de Woody Allen ne serait pas étrangère à l’affaire, cachant ainsi un double fond antisémite[19], surtout en lisant le tweet abject d’activistes féministes, se nommant « Terriennes » : « Celui qui devrait être gazé, c’est Polanski ! ». Il y a là plus qu’un relent d’autodafé[20]…
Le délire d’interdiction va parfois jusqu’à l’absurde. Gabrielle Bouchard, présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), a réclamé, fin janvier, l’interdiction des relations hétérosexuelles au motif qu’elles seraient basées sur la religion et la violence : « Les relations de couple hétérosexuelles sont vraiment violentes. En plus, la grande majorité sont des relations basées sur la religion. Il est peut-être temps d’avoir une conversation sur leur interdiction et abolition. »
Sommes-nous plus moraux qu’il y a un siècle, ou un demi-siècle ? Il n’est guère douteux que Guillaume Apollinaire recevant la Légion d’honneur au sortir de la Première Guerre mondiale au cours de laquelle il avait été blessé, se verrait aujourd’hui poursuivi par l’indignation qui brocarderait sa publication des Onze mille verges, sous le manteau en 1907, un roman crument pornographique. Vladimir Nabokov ne pourrait très probablement pas publier son Lolita, narré par un pédophile fictif, que l’on n’imputera pourtant pas à l’auteur qui put le publier, non sans mal, en 1955, quoique l’œuvre, géniale, permette une réflexion morale d’une plus haute tenue que celle des censeurs aux oreilles crispées. Sur ces points, sans compter la réactivation du blasphème[21] par la stratégie conquérante de l’Islam, le recul des libertés est confondant !
« À vaincre sans péril on triomphe sans gloire[22] », arguait Rodrigue dans Le Cid de Corneille. Attaquer la pédophilie au sein de l’église catholique, ou un cinéaste blanc, devient un jeu d’enfant, mais s’il fallait que le féminisme activiste œuvre dans le vif en égratignant une autre religion pour son sexisme outrageux ou plus simplement une cinéaste noire et lesbienne qui aurait sexuellement abusé d’un enfant, ce serait une autre paire de manches. Pourtant les réelles libertés féminines et humaines, les réelles libertés critiques sont à la charnière de telles problématiques. Révélant, s’il avait fallu le révéler au naïf, que le totalitarisme n’est pas seulement le fait d’un Etat, armé du fascisme, du communisme ou de l’Islam, mais des venins du populaire, ou de pseudo élites intellectuelles et médiatiques entraînant un populisme d’égoutier, une ochlocratie se double d’une doxocratie, prêts à jeter le contrevenant dans les flammes de leur enfer. Samantha Geimer n’est pas philosophe, pourtant, l’une de ses phrases lui vaudrait presque ce titre : « Je ne sais pas pourquoi le grand public est si hostile à la vérité, mais je constate que cela n'a fait qu'empirer ces dernières années ». Au-delà de la vérité des faits, il y a bien une vérité morale, au lieu d’un venin moralisateur jeté aux yeux de l’intellect, qui relève de l’éthique, en souhaitant que n’elle se perde pas tout à fait.
[14] LGBT et LGBTQI+ sont des sigles utilisés pour qualifier les personnes lesbienne, gay, bisexuelle, trans, queer, intersexe et assimilées qui sont utilisés pour désigner des personnes non hétérosexuelles et/ou non cisgenres et/ou non dyadiques.
traduit du russe par Pauline Brupbacher, Le Passager clandestin, 2013, 222 p, 9 €.
Bakounine : La Liberté, Jean-Jacques Pauvert, 336 p, 1965, 5 F.
À la fausse monnaie du Pape, l’anarchiste répond : « Ni dieu, ni maître ! ». Son catéchisme est révolutionnaire, sa confession est de mauvaise foi. Le plus emblématique des anarchistes, le Russe Michel Bakounine (1814-1876), revendique la plus entière liberté, débarrassée de tout étatisme. Mais en révoquant la propriété et le droit à l’héritage, en englobant l’individu dans la communauté d’un socialisme révolutionnaire, ne met-il pas en péril les libertés économiques, donc individuelles ? L’anarchisme serait-il une tyrannie ?
Un concentré de la doctrine bakouninienne est lisible comme une bombe noire parmi la petite cinquantaine de pages de son Catéchisme révolutionnaire, fomenté en 1866, mais ici publié sans appareil critique, hors une brève introduction d’Alexandre Lacroix. Il faut noter que le mot « catéchisme » est employé, comme souvent au XIX° siècle, au sens de profession de foi, et qu’il ne se veut pas une psalmodie religieuse. Titre d’ailleurs à ne pas confondre avec le Catéchisme du révolutionnaire de Netchaïev[1], qui fit en 1869 le portrait idéal de l’agent de la révolution, exaltant son ethos, entièrement au service de la cause.
Quoique, comme tous les livres de Bakounine, ce manifeste ait été abandonné avant de voir son achèvement, le propos vindicatif parvient à former le programme d’une société secrète : l’« Alliance des révolutionnaires socialistes ». Deux axes en sont les piliers : la liberté d’une part et le rejet de la religion et de l’Etat bourgeois d’autre part. Il s’agit de « l’exclusion absolue de tout principe d’autorité et de raison d’Etat », quoique un Etat doive fédérer les communes. L’objet programmatique est donc pour le moins incohérent, de surcroit proclamant la liberté d’être « fainéant ou actif » et menaçant de déchoir des droits politiques et paternels les inactifs en âge de travailler. Voilà qui sentant bien l’hypocrisie et la main lourde d’un tel régime. De même l’« abolition du service et du culte de la divinité » ne s’oppose-t-elle pas à la liberté ? Et deux pages plus loin, l’on trouve « la liberté d’élever autant de temples qu’il plaira à chacun ». L’on se fatigue très vite d’un tel brouillamini argumentatif…
Et bien qu’il prétende (en une conclusion qui n’en est pas une, puisque l’ouvrage reste inachevé) à la « liberté pour tout le monde, « l’égalité politique par l’égalité économique » aboutit forcément à l’éradication des libertés économiques, tout en contribuant à la perte de vitesse, sinon la disparition, du développement des ressources et de la créativité, intellectuelle, technique, artistique…
S’ensuivent des commandements libertaires aux droits individuels et d’association, aux parents, de par le « mariage libre », et aux enfants, élevés grâce à une subvention de la société ; l’on devine à cet égard que l’impôt y doit être lourd. Quant à la volonté de ne plus séparer travail intellectuel et manuel, elle ne laisse pas d’être inquiétante, tant elle risque d’obérer la liberté de choix de l’individu. Peut-être faut-il imaginer avec bienveillance que l’inachèvement du texte entraîne celui d’un projet encore inabouti, à moins de penser que la cohérence n’est pas le moins du monde l’apanage du révolutionnaire exalté…
Retenons pourtant de ce texte ce qui pourrait voisiner avec le libéralisme politique, soit « la liberté absolue de conscience et de propagande pour chacun », « égalité absolue des droits politiques pour tous, hommes et femmes », la « liberté absolue de commerce, de transaction et de communication entre les pays fédérés », au risque de dénaturer la pensée du penseur brouillon… Il n’en reste pas moins qu’en terme de liberté il vaut mieux lire de réels penseurs libéraux[2] !
Le mythe du père de l’anarchie s’effrite-t-il un peu plus en lisant cette Confession ? Le célèbre révolutionnaire russe, ce Bakounine ami de Proudhon, et de Marx qui le traitait cependant d’âne, fut emprisonné après les barricades allemandes, échappa à une condamnation à mort, avant d’être extradé en Russie. Si l’on connait ses programmes anarchistes, basés sur l’athéisme et le refus de l’Etat, l’on ignore trop souvent qu’en 1851 il écrivit à la demande du Tsar, donc contraint et forcé, cette Confession. Après huit années de prison, il parvint à fuir la Sibérie, épousant une Polonaise, rejoignant l’Europe, où il devint le pilier de l’anarchisme politique. Jusqu’où faut-il faire confiance à cette profession de foi ?
Moins que la dénonciation de ses réseaux, qu’il eût le courage d’éviter, on trouve un plaidoyer en ce curieux texte autobiographique… L’existence romanesque à souhaits du farouche révolutionnaire se double, avec ce qui a valeur de document historique, d’un incontestable talent de rhétoricien, quoique non sans mauvaise foi, pour tenter de soudoyer la conscience et la clémence du Tsar : « Sire ! Je suis un grand criminel et je ne mérite pas de grâce ! » (…) « ne me laissez pas me consumer dans la réclusion perpétuelle ! » Il prône sa conception de la « République » : « Je crois qu’en Russie, plus qu’ailleurs, un fort pouvoir dictatorial sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé de l’élévation et de l’instruction de la masse (…) sans liberté de la presse ». A moins qu’il s’agisse de flagornerie envers l’absolutisme du tsarisme, on ne peut lire ces pages que comme une affirmation de la volonté tyrannique de l’anarchisme. Est-ce là le véritable point noir de cette Confession, où l’anarchiste confesse sa liberté au prix de l’absence de liberté d’autrui ?
Pourquoi lire ce texte écrit au fond d’un cachot en 1851 ? Parce qu’ici annoté avec la patience de Jean-Christophe Angaut, il permet de resituer événements et protagonistes, non sans offrir une lecture engagée, partisane, des révolutions européennes de 1848-1849, qui furent d’abord révoltes contre le prix du pain. Elles échouèrent, malgré l’avènement du suffrage universel français, écrasées par des répressions parfois sanglantes et sans discernement. Mais ce qui fut un printemps des peuples, avant la Commune et la révolution bolchevique, aurait-il abouti à plus de liberté, ou à un plus précoce hiver communiste ?
L'on ne réduira cependant pas Bakounine à cette Confession de plus ou moins bon aloi. Dans Dieu et l’Etat[3], il prône encore une fois la disparition de Dieu et de la religion, ces stratégies de pouvoir et d’esclavage, mais aussi le coopératisme et le fédéralisme antiautoritaires. À condition, lui répondrons-nous, que ce coopératif soit lui-même issu de la libre volonté des individus et du contrat, ce qui revient aux principes du libéralisme. De même, l’Etat est comparé à un marteau, lorsqu’il frappe les tables de la loi, forcément abusives. « L’Etat n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie » disait Bakounine, c’est également « le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque ». Dans Etatisme et anarchisme[4], il ne tolère aucune dictature, dont l’objectif est sa perpétuation et qui n’a pour conséquence que l’esclavage. Pourtant, au-delà d’une anarchie idéale faite par des individus idéaux, également inatteignables, l’on sait qu’établir l’anarchie selon Bakounine ne peut se passer d’une bureaucratie prolétaire et rouge, donc du laminoir dictatorial de l’Etat. Le voilà donc encore une fois empêtré dans ses contradictions…
Au-delà des introuvables Œuvres complètes en six tomes, publiées chez Stock, entre 1895 et 1913, l’on se contentera d’un judicieux « choix de textes », intitulé La Liberté. En effet, par la grâce de Bakounine, « L’homme conquiert son humanité en affirmant et en réalisant sa liberté dans le monde ». De plus « La liberté d’autrui étend la mienne à l’infini ». En conséquence l’Etat est un tyran qui « a toujours été le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque : classe sacerdotale, classe nobiliaire, classe bourgeoise ». Il faut alors récuser l’emprise de l’Etat qui prétend que son citoyen doit se sacrifier pour la patrie : « le socialiste s’appuie sur ses droits positifs à la vie et à toutes les jouissances tant intellectuelles et morales que physiques de la vie. Il aime la vie, et il veut en jouir pleinement ». Aussi, au-delà d’un gouvernement des meilleurs, des hommes vertueux et savants, il faut que le peuple « ait atteint un si haut degré de moralité et de culture qu’il ne doive plus avoir besoin ni de gouvernement, ni d’Etat ». L’on se doute que si une telle position soit ardemment souhaitable, elle pêche par idéalisme, et qu’un minimal Etat régalien reste nécessaire pour éradiquer délits et crimes…
Car, à cette fiction trop idéaliste de l’absence totale d’Etat, il faut opposer la nécessité d’un Etat qui puisse préserver chacun de nous des violences contre nos libertés. Même si Bakounine croit devoir réfuter cet argument pourtant solide : « L’Etat ne restreint la liberté de ses membres qu’autant qu’elle est portée vers l’injustice, vers le mal. Il les empêche de s’entretuer, de se piller et de s’offenser mutuellement, et en général de faire le mal, leur laissant au contraire liberté pleine et entière pour le bien ».
A. Sergent / C. Harmel : Histoire de l’anarchie, Le Portulan, 1949.
Photo : T. Guinhut.
Devant la dimension militaire de l’Etat, y compris contre son propre peuple, arguant que l’homme, « s’il est réellement amoureux de la liberté, doit détester la discipline qui fait de lui un esclave », Bakounine conclut à « l’absolue nécessité de la destruction des Etats ». Marx lui-même postulait le stade ultime du communisme dans lequel l’état aurait disparu. On sait pourtant que le stade initial et final des Etats communistes fut la disparition non seulement des libertés mais aussi de l’homme dans leurs goulags.
Si « la propriété c’est le vol », la liberté n’a rien à faire d’un Etat qui garantirait la propriété individuelle et capitaliste. Sans Etat, plus de coercition de l’accaparement des richesses et des biens, mais une communauté idéale des hommes. Serions-nous alors plus libre si aucune propriété n’était garantie ? La séduisante utopie critique du pouvoir par l’anarchisme bute sur l’anti-utopie d’une liberté impuissante. C’est une naïveté de croire que nous serions plus libres sans l’Etat[5], si imparfait soit-il.
Peut-on alors faire confiance à l’anarchie ? Sachant que Bakounine, qui écrit, selon le mot d’Alain Sergent et Claude Harmel, avec un « lyrisme apocalyptique[6]», a repris à son compte la célèbre formule de Proudhon, « La propriété c’est le vol[7] » (quoique ce dernier la tempéra par la suite), il est évidemment anticapitaliste, traitant le capital comme il traite Dieu et l’Etat, simplisme qui imaginerait le partage et la communauté des biens, doux euphémisme pour l’impossibilité de faire fructifier librement des biens individuels, ce qui ne peut qu’aboutir à la tyrannie socialiste et communiste, malgré les critiques bakouniennes contre Marx[8]. En ce sens, la principale critique de l’anarchisme par les libéraux est rédhibitoire : « ses conséquences factuelles étant désastreuses : absence de règles, destruction violente de l’état, et suppression de la propriété privée[9] ». A moins d’imaginer comme Murray Rothbard[10] un anarcho-capitalisme discutable, dans lequel ce dernier dénonce le monopole des biens publics réputés imprivatisables, comme la sécurité, la justice, l’éducation ou la santé, la crainte est de voir l’absence d’Etat empêcher le droit de contribuer à la liberté. Immanquablement, cet Etat devra exercer une coercition pour contrer la coercition contre les biens, les contrats et les personnes, ce dans le cadre du libéralisme classique. Ainsi, quoique « l’anarchiste individualiste en conclut donc que l’Etat est intrinsèquement immoral[11] », soyons, comme Robert Nozick, des fervents de « l’Etat minimal ». Ce qui revient, en démocratie libérale, à trouver le difficile équilibre entre Léviathan hobbesien et anarchie, à toujours maintenir le monstre étatique dans ses strictes limites régaliennes, de façon à protéger les libertés individuelles, qu’elles soient économiques ou morales…
Mircea Cartarescu : Orbitor, traduit du roumain par Alain Paruit, Denoël, 1999, 499 p, 28 €.
Mircea Cartarescu :L’Œil en feu, traduit du roumain par Alain Paruit, Denoël, 2005, 512 p, 28 €.
Mircea Cartarescu : L’Aile tatouée, traduit du roumain par Laure Hinckel, Denoël, 2009, 500 p, 28 €.
Mircea Cartarescu : Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel,
Noir sur Blanc, 2019, 800 p, 27 €.
Norman Manea : La Tanière, La Cinquième impossibilité,
traduits du roumain par Marylin Le Nir et Odile Serre,
Seuil, 2011 et 2013, 368 p, 21 € et 276 p, 22 €.
Cratère visionnaire, opéra fabuleux, dépôt de songes et de tortures, creuset de tyrannie politique, telle devient la Roumanie sous l’orbite de Mircea Cartarescu, né en 1956 à Bucarest. Ainsi change-t-il le pays de son enfance et de sa famille en contrée infiniment fantastique et poétique au cours d’une trilogie fleuve, infernale et somptueusement baroque. Elle se décline d’Orbitor à L’Aile tatouée, en passant par L’œil en feu, obsessionnelle et magnifique. Le moins que l’on puisse dire est que le romancier ne prise guère feu le réalisme soviétique, il y a peu obligatoirement à l’honneur dans ce pays de l’Est dont il est originaire, et dont il préfère charger, moquer et subvertir le communisme. Plus récemment traduit, Solénoïde est-il son grand-œuvre, son au-delà ? Quant à Norman Manea, autre Roumain, il saura nous offrir un autre regard, cependant complémentaire, avec sa Tanière et sa Cinquième impossibilité, sur ce pays étouffé.
L’œil, organe et métaphore, est récurrent dans l’œuvre de Cartarescu. Il est le miroir de l’espace autant que l’instrument de la vision, jusqu’à devenir l’image et le vortex d’une écriture qui avale tout sur son passage. En effet, Orbitor, titre du roman qui initie la trilogie, paru en roumain en 1996, signifie « aveuglement ». Cet opus de 400 pages, d’abord publié en 1999 chez Denoël, a été réédité en Folio SF, bien qu’il n’ait guère à voir avec la science-fiction : on y conte, à travers le regard d’un enfant nommé Mircea, la guerre terrifiante perpétuelle entre le bien et le mal, soit les morts vivants dont sa famille est issue et les armées de Dieu, tout cela dans un Bucarest fantasmatique, sans compter mille épisodes, dont celui où les transformations les plus inquiétantes agitent un espace urbain et humain à la dimension d’un pandémonium…
Car contaminés par une maudite semence, ses ancêtres ont eu le front de forniquer avec constance avec une engeance infecte avant d'être assiégés par des morts-vivants affamés de chair. Fort heureusement les armées de Dieu interviennent en un combat terrifiant. Ce grand n’importe quoi, symbolique et parodique à la fois, n’est qu’un mince moment de l’opus, entre des cérémonies sacrificielles, le récit de l'hospitalisation de Mircea lui-même dans une salle traumatisante où pullulent les rebuts humains : « Des lits blancs à moitié recouverts de toile cirée, où gisaient des vieillards, les uns ayant d'étranges canules plantées dans le ventre, les autres déféquant par des anus artificiels à robinets chromés, des enfants poliomyélitiques, la peau à même le fémur sans chair, pédalant péniblement sur le vélo de rééducation, des grosses filles nues se masturbant, les yeux révulsés ». L’on se doute que moins que le regard de l’enfant, il s’agit là du réalisme le plus cru, voire redevable du naturalisme zolien, fomenté par l’écrivain.
Ce monde convulsé s’adosse également à la vie d’un capitaine de la Securitate - cette trop célèbre police politique roumaine de la dictature communiste - qui est devenu kinésithérapeute, mais irrémédiablement aveugle. Et si, au-delà des fourmillants motifs autobiographiques et politiques, l’on cherche un symbole récurrent, on le trouvera sous la forme du papillon. Ou plus exactement les formes, de la larve à la beauté de l’envol, en passant par le cocon, symbole de la métamorphose et de l’épanouissement, voire de la rédemption, et métaphore protéiforme du parcours qui fut celui du petit garçon devenu écrivain.
Avec le secours de son grand frère alter ego et également écrivain, le jeune Mircea crée en toute liberté traumatique un pays imaginaire, un univers où se télescopent merveilles et terreurs, habité de chimères, de statues vivantes, et autres papillons prodigieux, comme un hybride de Lovecraft[1] et de Kafka[2]. Plus anxiogène encore que le « château » de ce dernier, la capitale de la Roumanie des années soixante n’est plus celle des avenues à la gloire du régime de Ceausescu, mais d’un écheveau de ruelles labyrinthiques, s’ouvrant sur des univers complexes et fantasmagoriques, dont on ne peut rendre compte sans visiter sa phraséologie, soit offrir de généreuses citations : « Si je fermais les paupières, je voyais les dizaines de statues que j'avais regardées dans les yeux et j'essayais de comprendre ce que pouvait être la pensée des personnages de bronze verdi et de pierre, ces hommes illustres auxquels des muses replètes tendaient des plumes d'oie ou des couronnes de laurier du même vert-de-gris. De comprendre aussi comment ces femmes au vagin de marbre pouvaient faire l'amour. Mais, tard dans la nuit, à l'heure où les bus rentraient au dépôt, les grands hommes descendaient de leur socle, attrapaient les muses par les cheveux et les culbutaient dans les buissons. Les pénis de métal poli les pénétraient, entre les lèvres de pierre humectées par la rosée de la nuit. Les atlantes s'accouplaient avec les gorgones de plâtre au nez cassé, sans se soucier des balcons qui s'écroulaient avec leurs oléandres en pot ».
Cette ville est de surcroit celle des souvenirs de la mère, bombardée à l’époque de l’occupation nazie, en une sorte de fantasme prénatal, entre morbidité et irrépressible vitalité. Les temps se télescopent autant que les lieux, dans une narration qui emprunte, plutôt que la chronologie traditionnelle, une topologie qui est celle du cerveau de son créateur : « Et l’espace-temps-cerveau-sexe s’est mis en branle, poursuivit Cédric. On commettait des horreurs. Des miracles se produisaient. On inventait une mathématique de bordel, une défécation sublime. Le vomissement conceptuel, l’éructation angélique. Le rêve réel, la vie morte. C’était à se tordre : de rire ou de douleur ? C’était une révélation : de prophète ou de fou ? C’était le tout, mais qui ressemblait tellement au rien… »
Aussi la langue de Mircea Cartarecu, du moins telle que nous la rend le traducteur avec un talent que l’on devine, est d’une richesse noire et brillante, caparaçonnée d’effroi et de beauté, comme dans une entomologie mortuaire. Etrange et digne héritier de ses compatriotes, Eugène Ionesco et Mircea Eliade, il sait être vertigineux, laissant rôder la torture et la folie, la passion et le fantasme à faire vomir ses pages, mais aussi la splendeur et l’humanité jusqu’à la délectation littéraire : « Et aujourd’hui, alors que je suis au milieu de l’arc de ma vie et que j’ai lu tous les livres, y compris ceux qui sont tatoués sur la lune et sur ma peau et ceux qui sont écrits à la pointe de l’aiguille au coin de mes yeux, alors que j’en ai assez vu et eu, que j’ai systématiquement déréglé tous mes sens, que j’ai aimé et haï, que j’ai érigé des monuments d’airain impérissables, que j’ai attendu sous l’orme le divin enfant en mettant longtemps à comprendre que je n’étais qu’un sarcopte creusant des sillons dans sa peau de vieille lumière, alors que les anges peuplent mon cerveau tels des spirochètes, que j’ai goûté à toutes les délices du monde, et qu’avril, mai et juin s’en sont allés, aujourd’hui, alors que sous l’anneau ma peau se desquame en milliers de feuilles de papier bible, aujourd’hui, en ce vivace et absurde aujourd’hui, j’essaye de mettre du désordre dans mes pensées et de lire les runes des fenêtres et des balcons plein de linge humide de l’immeuble d’en face qui a coupé ma vie en deux, pareil au nautile qui mure chaque compartiment devenu trop petit pour lui et va se nicher dans un autre, plus grand, sur la spirale de nacre qui résume sa vie. Mais ce texte n’est pas humain et je n’arrive plus à le déchiffrer. » L’on a compris que le texte s’enrichit d’une foultitude d’allusions, à Rimbaud, à Mallarmé, et bien d’autres…
Le deuxième volet du triptyque ne se sépare pas vraiment du premier. Dans L’œil en feu, il s’agit encore d’un enfant. La dimension autobiographique passe par l’évocation de la mère « qui filait la laine et les contes » et à qui le relie un « cordon » non plus ombilical, mais « situé entre les sourcils ». D’un côté, l’appartement familial donne sur la ville, de l’autre sur « le château mélancolique » d’une minoterie. Il observe la capitale roumaine pour en transpercer tous les mystères, les non-dits, braquant le faisceau lumineux d’un miroir vers les fenêtres plus ou moins proches : « La lumière a fusionné avec mon cerveau et mon cri ».
Peu à peu, depuis « l’époque où les profs et les flics nous obligeaient à avoir la boule à zéro », les âges de toute une vie, sans compter les générations de la famille Badislav depuis le XIX° siècle, sont brassés par les chemins labyrinthiques du narrateur. En fait, le roman est organisé tout entier grâce à « la folie architectonique » de ses rêves… La progression est hallucinatoire, mais aussi, parmi le fantastique incessant, d’un terrible réalisme quand est brossé le tableau des persécutions staliniennes. Face à la bêtise et au sadisme dogmatique des dirigeants et lieutenants de la Securitate, les artistes, y compris de cirque, sont aux premières loges : « Ils se révélaient ennemis de l’Etat et du régime socialiste, en accordant à des journaux bourgeois des interviews pleines de mensonges et de calomnies sur les dirigeants communistes. Heureusement, les camarades intellectuels français et italiens étaient solidaires ». On mesurera l’ironie…
Seule, l’autopropulsion dans un imaginaire flamboyant permet de fuir le totalitarisme de Ceausescu. Il s’agit de dépasser les limites du moi par des métamorphoses incessantes, tel ce Vânapashtra, « l’Homme Serpent », qui se produit sur la piste du cirque et sous les yeux émerveillés de l’enfant qui assiste rien moins qu’à la création de l’homme par « l’œil de Shiva ». C’est ainsi que l’on a pu évoquer l’influence de Borges. Peut-être… S’il n’a pas toutes ses perspectives métaphysiques, ses personnages typés, sa concision, Mircea Cartarescu n’en a pas moins une personnalité littéraire bien à lui. Poète, romancier, chargé de cours à Vienne sur la littérature post-moderne et l’avant garde roumaine, il se targue d’avoir inventé le « texistence », entendez la non séparation absolue du texte et de l’existence.
Devant la destruction de la mémoire et du centre-ville de Bucarest par une tyrannie délirante, devant l’endoctrinement politique, la propagande antireligieuse, la création littéraire de Mircea Cartarescu est une immense soupape de sécurité mentale, une compensation indispensable. Il s’agit moins d’un roman que d’une théorie de l’écriture poétique qui, comme chacun sait, est une véritable liberté politique. D’aucuns trouveront étouffant « ce livre illisible qui ne dit rien », submergés qu’ils seront par l’afflux des métaphores filées, noyés dans un magma aux filaments dangereux pour l’équilibre de l’esprit ; d’autres trouveront à voluptueusement nager et circuler parmi cette ville intérieure, cette explosion visionnaire permanente, et cependant maîtrisée.
Une monstrueuse trilogie prend ici fin, poursuivant la lecture métaphorique engagée sur le corps d’un papillon depuis Orbitor, continuée avec L’œil en feu où rayonnait la figure récurrente de l’œil, ou ocelle, visible sur l’aile colorée… Quatre grandes chroniques traversent L’Aile tatouée. Celle de la révolution roumaine qui balaya la tyrannie communiste, celle de l’enfance et du lien tourmenté avec la mère, celle du jumeau élevé dans un bordel qui devient criminel et tortionnaire, celle enfin de l’écriture du roman que l’on lit, dédiée à l’ami Hermann, lecteur privilégié, malade et torturé, qui avait été détenu pour un manuscrit (celui de Mircea) et qui engendre un fœtus dans son cerveau. Le tableau du régime est sans pitié : pauvreté, disette, informateurs et soldats omniprésents de la Securitate (« faim, froid, frousse ») ; celui de la mère avec ses papillotes de papier journal, à la limite du fantastique ; celui du tyran Ceausescu en grotesque, avec son sourire aux « clous de bottier » entre les lèvres : « ce gribouillage obscène sur un mur qu’on appelle l’Histoire ». La satire de l’époque révolue des délires communistes s’oppose au déploiement de l’imagination du narrateur qui recompose ainsi son autobiographie symbolique, même incompris par sa mère. La quête de sa propre identité se double de fantasmes érotiques torrides, mais aussi de la recherche de son au-delà, artistique et métaphysique. Si le récit frappe par sa richesse thématique, par sa dimension cosmique, on ne saurait se laisser prendre sans succomber à la virtuosité linguistique, stylistique et intertextuelle. L’odyssée délinquante de Victor, opposé au sage créateur Mircea, est en effet une rimbaldienne saison en Enfer. Au vu de l’impressionnant maelström littéraire qu’il sait concevoir et enfoncer « dans la substance cérébrale de la page », Mircea Cartarescu a sans nul doute toutes qualités pour enseigner la littérature à Stuttgart.
Pierre angulaire de l’œuvre de Mircea Cãrtãrescu, Solénoïde prétend être un roman monumental. Il l’est déjà par son format, ses huit-cents pages gavées jusqu’aux orteils de richesses stylistiques et culturelles, ne seraient ce qu’au travers des allusions plus ou moins implicites à Borges, Swift et Kafka, dont le Journal[3] est l'ouvrage totémique du personnage.Cette fois, le roman emprunte la forme d’un journal proliférant et halluciné d’un narrateur qui a désespéré d’être sacré écrivain, et à qui l’on a reproché son « mélange de détritus culturels » et son « incohérence esthétique » ; ce qui ne l’empêche de noircir son existence sur la page en tentant d’en dévoiler le mystère.
L’on s’en serait douté ; son enfance et son adolescence ont poussé dans la banlieue de la Bucarest la plus communiste, « musée de la mélancolie et de la ruine de toute chose », paradoxalement vivante d’une vie intense et bruyamment colorée. Il est réduit à rester professeur de roumain dans une modeste école de quartier, plus proche de l’horreur que de la sérénité de l’éducation. C’est là qu’il est confronté à un duo plus ou moins étrange, alors qu’il tente d’échapper à « la conspiration de la normalité » : Irina, dont il devient amoureux, un mathématicien qui devient son initiateur, jusqu’aux plus mystérieux tréfonds de sa matière. Non sans croiser la route d’une secte mystique, les « piquetistes », dont le principal rituel consiste en manifestations contre la mort dans les cimetières voisins : « Boycott de l’agonie ! […] A bas les milliards de siècles où nous ne serons plus ! », scandent-ils.
Les poux et les punaises pullulent dans l’école, les livres pourrissent dans une bibliothèque, scorpions, rats et fœtus se bousculent, un concours de crachats fomenté par l’athéisme communiste macule les icones. La sexualité se cache et s’exhibe sans fard, tel ce nombril que se tripatouille le narrateur, pour en faire surgir des paquets de ficelle ombilicale, en un narcissisme torturé, non sans humour et autodérision. Il fait ainsi profession de sechercher et de chercher « dans la réalité de la lucidité, du rêve, du souvenir, de l’hallucination, et dans toute autre réalité. Bien qu’elle soit source de peur et d’horreur, ma quêteme satisfait pleinement, comme les arts méprisés et non homologués du dressage de puces ou de la prestidigitation ». Mieux, sa maison, bâtie sur un « solénoïde[4] », d’où le titre, est faite d’un nombre inconnu et inconnaissable de pièces, escaliers et couloirs, non loin de celle de Danielewski[5]. Faire l’amour avec Irina au-dessus de ce moteur de lévitation confine au Kamasutra le plus paradisiaque. De plus un tel sous-sol risque d’entraîner la lévitation de la ville entière, d’ailleurs ruiniforme…
Une fois de plus baroque, comme une solide et folle coupole qui chapeauterait la destinée de l’écrivain, ce à quoi participe le défi de la mise en page, Solénoïde plonge ses racines dans tout un substrat culturel, sans renoncer à se montrer outrageusement moderne. Tour à tour trivial, dérisoire, tour à tour ingénieusement métaphorique, il s’y agglutine laideur et beauté. En ce journal, les circonvolutions de la mémoire, le tableau polymorphe du présent et les projections des désirs et des effrois se télescopent : « La tache matérielle s'étendrait sur des surfaces inimaginables dans l'interstice presque nul à présent, entre les parois métaphysiques, elle ferait autant qu'une galaxie ou autant qu'un univers, mais elle resterait un accident insignifiant dans l'infinie crevasse. »
Poème en prose plutôt que récit, architecturé comme un dédale universel, le livre de Mircea Cartarescu pourrait se lire en suivant son chaotique flux, ou en l’ouvrant au hasard, comme le YI King, à la recherche de joyaux de langue - où œuvra le traducteur comme un mineur de fond - ou d’oracles : « Mais comme la substance de leur corps est semblable à celle notre corps, la substance de notre pensée est similaire à celle des créatures qui ne sont que pensée. Pour parvenir à les connaître, il faut une pensée d'une autre nature et située sur un autre degré, la pensée d'un corps de pensée que nous ne pouvons concevoir pas plus que le sarcopte ne peut ni ne pourra jamais concevoir notre pensée ».
Un tel roman ne ressortit certainement pas de la sphère du divertissement. Il est à la fois psychanalyse profonde et orage métaphysique, mitrailleuse politique, nuage onirique et maelstrom d’expériences textuelles, où se côtoient réalisme glauque et réalisme magique, parfois rebutant, lourdement indigeste, là où le lecteur risque de perdre pied, et générateur d’une trouble extase à la rencontre de phrases iconiques : « J’ouvrais chaque livre comme un chirurgien aurait trépané un crâne, avec l’étonnement du médecin qui, au lieu de trouver toujours les mêmes circonvolutions et la même substance gris-beige irriguée par l’arborescence des vaisseaux sanguins, aurait découvert autre chose dans chaque dure-mère ouverte : un enfant recroquevillé, prêt à naître, une araignée énorme, une ville aux premières heures du matin, un gros et tendre pamplemousse, une tête de poupée aux yeux tournés vers l’intérieur ». Cette extase est bien celle de la réelle littérature. Si cette dernière ne mettait pas ainsi en page la dissection d’un cerveau vivant et reflet du monde, à quoi servirait-elle ?
Egalement auteur d’un recueil de nouvelles, Pourquoi nous aimons les femmes[6], que l’on devine à la gloire de l’éternel féminin, Mircea Cartarescu se fit connaître par un recueil, La Nostalgie[7], cousu de textes divers, quoique unis par le motif récurrent de l’araignée, qui reçut les honneurs de la censure. Il compte, avec Florina Ilis[8], parmi les écrivains roumains plus que marquants, et redevable d’un réalisme magique qui dépasse largement les frontières. Et si l’Histoire enfante des monstres, l’histoire littéraire a besoin de ces monstres pour les figurer, les moquer, les exorciser, les subvertir, en une catharsis que déploie Mircea Cartarescu sous la forme de sa trilogie somptueuse, et de son au-delà solénoïde, subtils comme les motifs d’une aile de papillon, lourde comme une tenture vénitienne chamarrée d’ors et de noirs opératiques où pullulent les araignées de la peur.
Echappée à deux totalitarismes successifs, nazisme et communisme, la Roumanie penserait-elle renouer avec de vieux démons ? En ce sens Norman Manéa est indubitablement un témoin intérieur et une conscience de l'histoire de son pays. Né en 1936, jeune juif, il est déporté. Il est ingénieur puis écrivain, lorsque la censure roumaine s'attaque violemment, en 1986, à L'Enveloppe noire. Il alors est contraint de quitter le pays pour Berlin, puis New-York (qu'il appelle ici « le Dada des exilés ») où il enseigne la littérature européenne. Il reste source de controverses en Roumanie de par sa critique de l'antisémitisme endémique et des relectures tendancieuses de l'histoire nationale. C'est ainsi que son essai consacré à Mircea Eliade (en 1991) et s'attachant au passé pro-fasciste de l'historien des mythes passa pour un crime de lèse-majesté. Après la fresque biographico-politique du Retour du hooligan, qui fut un succès, cette Tanière jette un nouveau froid sur le passé nauséabond de la Roumanie. Autour d'un professeur exilé, les protagonistes menaçants de la mémoire roumaine resurgissent,comme en un retour du refoulé. Mémoire roumaine, cependant littéraire, également convoquée dans les essais de La Cinquième impossibilité.
Le professeur Gora, réfugié dans la quiétude des Etats-Unis et la « tanière » de sa bibliothèque, va devoir interrompre sa « thérapie du passé » pour assister au retour du refoulé. Ce en les personnes de son ex-femme, Lu, et de son amant, Peter Gaspar, qui vient semer le trouble, la zizanie. Menacé de mort, ce dernier entraîne Gora dans la spirale de la peur et du soupçon, dans une enquête qui intéresse le FBI. Ce sont des histoires de rivalités familiales, d'amant, de maîtresse et de trahison, de troubles complots érotiques qui reviennent à la surface : « Dans le roman, le véritable ennemi, c'est la mémoire, le trauma infligé à l'identité. Les termes de la biographie deviennent des impulsions morbides », note une étudiante de celui qui pratique l'art des nécrologies, jusqu'à ce qu'il envisage la sienne, la « Nécrologie de Gora ».
Pire encore, sont la remontée, la réactualisation d'anciens tropismes d'extrême-droite, liées à des assassinats, perpétrés ou envisagés. Ainsi la figure emblématique et vénérée du « Maître », le « vieux Dima », célèbre et profond érudit national ne laisse pas d'être trouble, voire terrifiante. L'attachement de disciples et de séides de mouvements politiques (pour le moins réactionnaires) à l'honneur de « l'icône », les conduiraient au pire. A moins qu'il s'agisse d'un masque à peine opaque posé sur le grand essayiste, l'historien des mysticismes et de la terre-mère, l'auteur de Rêves, mythes et mystères : Mircea Eliade tel qu'en lui-même le fascisme dissimulé le change... L'on se demande d'ailleurs si l'ère de la démence incarnée par Ceauscescu n'est pas une autre facette du même phénomène. Manea lui-même confirma dans un entretien avec La Vie littéraire : « les similarités entre les deux systèmes totalitaires, apparemment opposés qu’étaient le nazisme et le communisme.»Ainsi il met en scène une problématique passionnante et inquiétante sur le destin des peuples et des nations. Peut-on se débarrasser si facilement des atavismes de la tyrannie, et de la « servitude volontaire », pour reprendre le titre de La Boétie, devant les brutes, les héros et les intellectuels charismatiques adonnés aux perverses manoeuvres de pouvoir...
D'une certaine manière, ce vieux professeur qui voit resurgir des personnages de son passé n'est pas sans faire penser à ceux de Philip Roth. Mais sans la précision de la narration, l'acuité de l'écriture de ce dernier. Car entre introspection, monologue intérieur, dialogues et allusions disertes à Kafka ou Borges, ces maîtres du labyrinthe (qui est un thème récurrent du roman), le ragoût d'idées justes et de personnages soigneusement représentatifs a parfois un peu de mal à prendre, à mi-chemin du thriller et du policier d'investigation, du devoir imposé, du roman à thèse et de l'impressionnant coup de sonde dans une histoire autant intimement personnelle qu'européenne.
Il y a impossibilité d’ignorer que la Roumanie pullule d’écrivains, qui plus est prodigieusement curieux des autres plumes qui les ont précédées et les nourrissent. Ainsi, Norman Manea, romancier de la mémoire et de l’identité avec La Tanière, ajoute à la maîtrise de sa langue narrative celle de l’essai, avec douze analyses pertinentes de ses ainés et de de ses pairs, dont évidemment celle du cruel pessimiste qu’est Cioran. En natif d’une Europe centrale tourmentée (il est né en 1936), enfant juif qui connut la déportation et les camps, jeune homme qui subit le communisme, « les lectures allaient [le] sauver de l’abrutissement qu’instaurait la langue de bois de la dictature ». Méditations cosmopolites et cultivées, depuis Ionesco, son compatriote en « Rhinoroumanie », jusqu’à l’argentin Sabato, les Italiens Magris et Tabucchi, les Américains Saul Below et Philip Roth… Car « dans les épreuves de la vie -et de la création- l’œuvre des grands artistes peut nous fortifier ».
Attentif à la « Bibliothèque de l’Holocauste », il scrute les destins d’Anne Franck, de Selma Meerbaum, poétesse de dix-huit ans jetée aux chiens par les Nazis. Le texte le plus fouillé est celui qu’il consacre aux poètes Celan et Fondane, parce qu’ils touchent aux rapports contrariés avec la langue. De même, s’il conclut avec Kafka, énigme et pierre de touche, c’est pour ajouter à ses « impossibilités d’écrire », « la cinquième impossibilité », celle de l’expatriation…
Emportant avec lui la « maison de l’escargot roumain », sa langue toujours choyée, qui « est son placenta », il entre avec respect dans ces dépôts de tragédies et d’amitiés que sont les livres de ses auteurs de prédilection, cette « parentèle secrète ». En ces essais, il dit « je », dispersant des bribes d’autobiographie et d’exil jusqu’aux Etats-Unis où il enseigne les littératures européennes, il reste à l’écoute du « bruit protéique et pérenne dans l’unité de l’art authentique ».
Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 2019, 512 p, 35 €.
Rafael Alberti : À la peinture,
traduit de l’espagnol par Claude Couffon, Le Passeur, 2001, 176 p, 11,89 €.
« De gustibus et coloribus non est disputandum »… Ce qui, depuis les philosophes scholastiques médiévaux, donne : « des goûts et des couleurs on ne discute pas ». Malgré la liberté octroyée en ces domaines par le Christianisme (ce n’est pas le cas de toutes les religions), c’est une grave erreur cependant que cette démission devant la connaissance, les arguments et le jugement. Nietzsche n’affirmait-il pas : « Et vous me dites, mes amis que des goûts et des couleurs on ne doit pas disputer ? De goûts et de couleurs toute vie est contestation ![1] » Nous n’en aurons pour preuve que les couleurs politiques ainsi que les études du rouge, du noir, du bleu et du jaune par Michel Pastoureau[2], alors que les ténors de l’iconologie, Aby Warburg et Erwin Panofsky sont muets à ce sujet. De plus nous oublions que toute l’Histoire des civilisations et de l’art n’use point de la couleur par la grâce superficielle et spontanée du goût, mais que s’y cachent sens et valeurs, voire la marque d’un ordre social qui n’apprécie guère l’individualisme et les irrationnelles dérives. C’est le projet d’Hervé Fischer de nous rappeler que les pigments sont de longtemps codifiés, dans Les Couleurs de l’Occident. Et si l’on s’est ici limité à l’Occident, sans compter le trop large champ à explorer, l’on n’y verra pas un vain européanocentrisme, ne serait-ce que parce que l’Histoire de l’art, et particulièrement le XIX° siècle, a de longtemps cédé à l’orientalisme et au japonisme. Mais à un tel nuancier passionnant, il faut adjoindre, sous la plume-pinceau de Rafael Alberti, un hommage poétique et coloré à la peinture.
L’on devine avec Hervé Fischer que la rareté des terres naturelles limita le choix des premiers artistes de la Préhistoire. Ce sont peu de nuances de brun, de rouge et de jaune, plus le blanc et le noir. Mais avec si peu, quels prodiges de Lascaux à Altamira ! Cependant la dimension symbolique et rituelle de ces pigments, certainement collective, nous est restée mystérieuse, à moins que l’on s’adresse à l’esprit de la terre, à une puissance chtonienne, mais aussi à des Vénus fécondes.
Les Grecs interrogèrent l’origine des couleurs : apparences mensongères des objets selon Platon ou accidents de la lumière pour Aristote, elles sont associées aux sept planètes. L’on aimait la pourpre, pour le prestige, la guerre et le soleil, alors que le blanc était la couleur des dieux et du deuil, quand le noir se voulait symbole des Enfers et de l’immortalité. Les Romains avaient une vision cosmogonique plus affirmée encore, et c’est là que le noir devint mortel, et le blanc divin. Or le rouge est pour ces derniers la jeunesse et le triomphe, le bleu la terre et la mer, la pourpre encore, extraite du murex (un coquillage), est « la couleur emblématique de l’Empire ». Etonnamment, le vert est « glauque », associé à l’automne venteux et à la sexualité…
L’arrivée du christianisme, du culte de Mithra, puis la chute de Rome, tout cela « embrouille la symbolique chromatique », avant qu’elle puisse se renforcer au Moyen Âge. La peinture, l’enluminure et le vitrail religieux privilégient le blanc pour la pureté, l’or pour la lumière divine, le bleu pour la Vierge, le rouge étant le sang du Christ. Cependant, « ce code exclut le clair-obscur et le jeu des ombres qui est le mal ». Car de réalisme, point, il faut transmettre le message de l’au-delà, quand les objets du culte aiment les pierres précieuses : elles sont « la couleur lumière par opposition à la couleur matérielle ». Et si l’or est apprécié, le jaune est attribué à Judas et à sa trahison…
Hors de l’univers religieux, le monde civil codifie également les couleurs, en particulier au servie de la chevalerie et de l’héraldique, où le jaune devient lys d’or, où elles signifient des valeurs morales, comme l’azur qui est loyauté et plus précisément en amour s’il devient violet, ou le sable qui est mélancolie… Si les codes chromatiques populaires et de la vie quotidienne médiévaux sont moins bien connus, l’on peut tout de même y voir une distribution sociale, le blanc pour les enfants, le jaune pour les gens d’armes et laquais, le vert pour les jeunes gens joyeux ; cependant le gris « est bon pour marchand qui va aux champs, mariniers, laboureurs »… Mais le jaune - encore lui ! - peut-être l’écharpe des prostituées, le vêtement des juifs.
La Renaissance et son humanisme rendent les couleurs au réalisme et à la perspective. Elles s’adoucissent avec Piero della Francesca, l’on invente la « couleur locale », celle du paysage et de ses habitants. D’Alberti à Léonard de Vinci, les traités proposent leur atténuation vers les lointains. Giorgione, Le Titien, Le Tintoret et Véronèse sont des coloristes virtuoses, imitant la nature, sublimant l’humanité et ses arts vestimentaires.
En un retournement de pensée, le clair-obscur n’est plus un péché, surtout au temps du classicisme, qui voit le débat entre dessin, « cosa mentale », et la couleur sensuelle s’accentuer : pour Charles Le Brun, « la couleur ne fait que satisfaire les yeux, au lieu que le dessin satisfait l’esprit ». Reste que la première est au service de la monarchie absolue : « ce classicisme du clair-obscur, qui limite la vivacité des couleurs aux personnages de premier plan, correspond à l’affirmation du pouvoir politique centralisateur ». C’est d’ailleurs sous Louis XIV que le nuancier de l’armée s’uniformise, d’abord en fonction des régiments de province. Mais les couleurs de l’ostentation, opposées aux bruns des paysans de Le Nain, sont celles de l’esthétique baroque.
Dans la continuité de l’austérité protestante, du calvinisme et du jansénisme réprouvant la somptuosité assimilée à la dépravation, et en passant par l’ « éthique achromatique de la Révolution française », dont Ingres est le grand représentant, la bourgeoisie puritaine du XIX° aime s’habiller de noir, de façon à paraître éradiquer la discrimination vestimentaire. Goethe, en 1811, notait dans son Traité des couleurs : Les gens cultivés éprouvent quelque éloignement pour les couleurs […]. De nos jours, les femmes sont presque uniquement vêtues de blanc, et les hommes de noir ». Incroyablement, la seconde moitié du XIX° siècle voit s’infiltrer une psychiatrisation des goûts trop colorés !
Cependant il faut lire dans le retour au goût des couleurs du romantisme, puis du symbolisme, un goût de l’individualisme, une expression de la subjectivité et de l’émotion, comme lorsque Théophile Gautier, « Chevalier du rouge », arbore un provocateur gilet rouge lors de la première d’Hernani de Victor Hugo en 1830. Alors que les expositions officielles sont « sous l’emprise du bitume », Delacroix retrouve un colorisme parfois vif, en particulier au contact du Maroc. Au point que dans une démarche synesthésique, l’on puisse adjoindre aux couleurs des correspondances musicales ; pensons bientôt au « Sonnet des voyelles » de Rimbaud. Flaubert dit écrire en gris dans Madame Bovary, mais dans Salammbô, il prétend faire « quelque chose de pourpre ». La « révolution chromatique » explose avec l’impressionnisme qui aime des huiles et des pastels purs, quand avec Van Gogh et Manet le noir et le blanc redeviennent des couleurs. Ce malgré « le réductionnisme chromatique » de Cézanne.
Ainsi prend fin une « dévalorisation idéologique séculaire ». Le fauvisme poussera cette démarche dans ses derniers retranchements, participant de « l’explosion chromatique du XX° siècle ». Matisse en est le maître du scandale, épaulé par l’italien futurisme, les russes, comme Kandinsky. Pendant ce temps, l’Art nouveau a coloré jusqu’à ses architectures. Malgré ce que l’on peut considérer comme un recul chez les cubistes, fureur et beauté vont avec les audaces de ce qui devient l’abstraction, puis l’abstraction expressionniste américaine, dont le langage ne peut guère se passer de la couleur, sauf à considérer que Soulages use d’un noir aux cents nuances. Quoique monochrome, ou presque, l’intensité profondément lyrique n’est pas moins grande chez Rothko.
Après que les identités politiques se soient arrogé le rouge pour la tyrannie communiste, le noir et le brun des chemises mussoliniennes et hitlériennes, la science se mêle de colorimétrie, dans l’espace de travail ou de loisir, au service du capitalisme, du bien-être et de la mode, la couleur joyeuse s’attache à lutter contre la grisaille urbaine. Plus près de nous, la « bannière arc-en-ciel de la fierté gay » gagne en légitimité.
Hervé Fischer s’avance-t-il un peu trop lorsqu’il annonce : « Vers un renforcement de l’ordre social et du système chromatique au XXI° siècle » ? Au travers d’un « univers couleur bonbons » parle une communication de masse, alors que la mode vestimentaire bâche les rues de noirs et gris uniformes. La couleur serait-elle en train de perdre ses vertus, face à ce qui devient un « fauvisme digital », par la grâce des fausses couleurs de la technologie numérique ? Est-on guetté par « un abus de pouvoir social des couleurs » ? Le vert de la nature ne devient-il pas un « vert utopien », pour reprendre la formule de Louis Marin ? Il est certain qu’il est idéologique, voire tenté par le totalitarisme[3], ce que ne dit pas notre essayiste, qui ne pense pas non plus au vert islamique…
Combien de telles analyses sont éclairantes ! S’appuyant essentiellement sur les peintres, qui sont « des baromètres sociaux », notre essayiste affirme : « À chaque société son système de couleur », et à chaque époque sa récriture du système chromatique « pour mieux renfermer la couleur dans l’ordre de son institution ». Mais en notre contemporain tout explose : les codes et symboles colorées s’effacent devant les appétits, les goûts, les modes. Or, face à cet individualisme, ce subjectivisme sans raison, Hervé Fischer semble déceler un « retour à l’ordre de nos sociétés de masse ». Aussi l’audace ou le conformisme picturaux des artistes permettent de constater combien ils se coulent dans les usages de leur temps, ou les transgressent. Mais coloriser s’entend depuis longtemps au-delà des temples et cathédrales, des fresques, des tableaux. Il s’agit d’envahir les journaux, le mobilier urbain, les écrans, voire l’esprit qui serait lui aussi en fausses couleurs…
Polymorphe, la couleur est tour à tour divine ou vulgaire, pécheresse ou salvatrice, décorative ou fonctionnelle, sociologique ou psychologique, militaire ou affective, tendre ou brutale, raffinée ou barbouillée, libérale ou totalitaire. Elle offre une image, consciente ou inconsciente, de qui la porte, l’exhibe ou la cache, de qui la manipule en nous manipulant.
S’appuyant sur une exquise érudition, Hervé Fischer, convoque à point Pline l’Ancien et Vitruve, Goethe ou Le Corbusier ; sa bibliographie étant d’ailleurs passablement impressionnante… Mieux, c’est avec discrétion qu’il nous avertit de la dimension morale du choix des couleurs, voire de la nécessité d’une sérieuse réflexion éthique et politique devant leurs utilisations, voire leurs confiscations. À son essai d’esthétique qui prend en écharpe les époques, les mentalités et les idéologies, et cela va sans dire, les arts, non ne pourrons opposer le vain argument selon lequel il serait incolore !
Fidèle à l’esprit de la collection, « La Bibliothèque illustrée des histoires », ce volume s’adosse une belle iconographie. Il ne reste cependant qu’à regretter un tantinet la fadeur et le convenu des images concernant la seconde moitié du XX° siècle et notre contemporain, privilégiant une architecture aux géométries colorées dans le sillage de Mondrian, des colorisations à la Warhol, ou des espaces urbains tamponnés de pochoirs. Reste que l’essai d’Hervé Fischer est bien digne d’être collectionné auprès de Faces d’Hans Belting[4], des Rythmes au Moyen Âge de Jean-Claude Schmidt[5], ou des Théories du portrait d’Edouard Pommier[6].
« Ut pictura poesis », prétendait Horace en son Art poétique ; ce qu’a d’ailleurs démenti Lessing au XVIII° siècle, dans son Laocoon. Si la peinture est comme la poésie, la poésie de Rafael Alberti est éminemment picturale. En son recueil titré À la peinture, non seulement il construit une ode à l’art des peintres, mais tout autant aux couleurs.
La première vocation de Rafael Alberti (1902-1999) était en effet picturale ; l’adolescent confie d’ailleurs sa « Folie de posséder / Une boite de peinture, / Une toile blanche et un chevalet » en 1917. Né en Espagne, engagé aux côtés des Républicains, il dut à la suite de la victoire franquiste s’exiler en Argentine. C’est là qu’à partir de 1946, il écrivit ce recueil publié à Buenos Aires en 1948. Le poète de Marin à terre, peut-être son livre le plus célèbre, sait à l’évidence disposer avec soin les motifs de son recueil. À la peinture se compose d’une cinquantaine de poèmes, qui vont du haïkai au sonnet, en passant par l’ode, et dont les héros sont alternativement les peintres, les techniques et les couleurs.
De Giotto et son « frère pinceau », à Picasso et Tàpies, en passant par Véronèse et Vélasquez, l’éloge est voluptueux et symbolique, comme à l’égard du Titien : « La mer bleue courtisane de Venise, / la ceinture dégrafée de Vénus, / la suprême plastique bucolique ». Parfois il s’adresse « À la palette », « À la divine proportion », à la fois en technicien et en esthète. Le poète chante les six couleurs essentielles : « Le bleu des Grecs / repose, comme un dieu, sur des colonnes », ou « Je me violente et je m’élève / et pour finir j’éclate en sang » ; ou encore « Quand je me mets à voler et que ma gorge / lâche un or de flûtes multipliées / ma joie se colore de jaune : / de jaune canari ». Ainsi se confie le lyrisme enflammé.
Jaune velouté, discret rouge vif du graphisme, caractères noire, la couverture de ce recueil de Rafael Alberti est égale à l’élégance du volume, confectionné par la maison d’édition « Le Passeur ». Illustré par quelques dessins du poète lui-même, il s’agit là bien plus qu’un décoratif recueil, que tout amateur éclairé d’esthétique devrait ranger - ouvrir, cela va sans dire - au rayon des livres d’art, fussent-ils impressionnants par leurs formats ou par leur sapience, comme celui d’Hervé Fischer. Ou encore comme celui d’Erwin Panofsky sur Le Titien, déployant des « questions d’iconologie » : Lorsque ce denier peint « L’Amour sacré et l’Amour profane » aux carnations sensuelles, aux rouges somptueux, ne s’agit-il pas, dans le cadre d’un néoplatonisme venu de Marcile Ficin, d’une « quasi-sanctification de l’expérience érotique et esthétique[7] » ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.