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7 janvier 2023 6 07 /01 /janvier /2023 10:44

 

Estacas de Trueba, Vega de Pas, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

François Cheng :

Poésie et beauté sur le monde ;

une longue route vers le Vide et le Plein.

 

 

François Cheng : Une longue route pour m’unir au chant français,

Albin Michel, 2022, 256 p, 17,90 €.

 

François Cheng : Cinq méditations sur la beauté,

Albin Michel, 2017, 160 p, 15 €, Le Livre de Poche, 6,90 €.

 

François Cheng : Le Long d’un amour, Artfuyen, 2003, 94 p, 13,50 €.

 

François Cheng : Vide et plein, Seuil, 2021, 172 p, 45 €.

 

François Cheng, Cahiers de l’Herne,

sous la direction d’Olivia Mauriac, 2022, 288 p, 33 €.

 

 

« La beauté sauvera le monde », affirmait Bernard Bro[1] de manière peu ou prou péremptoire, ce dans une perspective sacrée, plus exactement chrétienne. Avec plus de circonspection, François Cheng prétend à cet égard seulement fournir un quintette de « méditations », néanmoins spirituelles, dans le cadre de sa pérégrination sur notre terre. Or à la « Longue Marche » de Mao qui fut le prélude du ravage communiste, ce Franco-chinois a préféré l’exil et nous conter enfin Une Longue route pour m’unir au chant français. Celui qui se veut d’abord poète est également un esthète, à la recherche de cette poétique des monts et des brumes innervant la peinture chinoise, ce au sein de son ouvrage Vide et plein. Au couronnement d’une carrière singulière, un Cahier de l’Herne offre cent clefs d’un parcours exemplaire, entre taoïsme et christianisme, auquel nous ne répondrons modestement qu’au moyen d’une partielle traversée d’un tel dynamisme créateur, philosophique, poétique et romanesque. Comment prétendre à un orphisme à la fois chinois et français ?

 

« Célébrer la sagesse », tel est le sens de son prénom chinois : Chi-Hsien. Né en 1929 à Nanchang, arrivé en France en 1948, embrassant une nouvelle langue, c’est en 1969 qu’il se prénomme en hommage à Saint-François d’Assise, mais aussi à la nation qui l’accueille. Professeur à l’Institut national des langues et des civilisations orientales, il mène de front l’enseignement et la traduction, non sans édifier une œuvre toute personnelle, assez vite couronnée de succès. Son premier roman, Le Dit de Tianyi[2] reçut le Prix Fémina, quand son recueil, Enfin le royaume[3], vit s’écouler 30 000 exemplaires : étonnant pour de la poésie ! Celle qu’il considère être sa vocation fondamentale depuis l’adolescence.

Aussi livre-t-il sa Longue route pour m’unir au chant français en commençant par une naissance inaugurale : « C’est à l’âge de quinze ans que le chant s’est éveillé en moi ». Le geste autobiographique est moins venu du corps que de la gestation de l’œuvre. Parmi les pins, le soleil illuminant la pluie, comme en une peinture ancienne de paysage montagnard, une « Présence » lui enjoint : « Toi qui as soif, sois chant. Chante et tu seras sauvé, et tout sera sauvé ». Cette taoïste réceptivité à la beauté des puissances de la nature et à l’irrationnel n’est probablement pas sans lien avec sa future conversion au christianisme. Mais au début des années quarante, la guerre sino-japonaise, si meurtrière, le chasse, et avec lui sa famille, vers l’intérieur de la Chine. Aussi, comme un autre échappatoire, lit-il avidement en traduction les poètes européens. Cependant, face à la guerre civile entre nationalistes et communistes, et face au désarroi intérieur, il cède à une période de désœuvrement, à une longue fugue. C’est à son retour que son père, expert en sciences de l’éducation, l’embarque pour Paris ; où il demeure, malgré le départ de sa famille vers les Etats-Unis. Il lui faut opiniâtrement apprendre la langue, vivre de petits boulots. Pendant que dans la Chine de Mao n’existe plus qu’une littérature de propagande, sa vocation créatrice ne pourra se réaliser qu’en français, lisant Rimbaud, Gide, mais aussi Rilke, se consacrant à « la voie orphique ». Il lui faut dix ans pour que ses premiers quatrains atteignent à la justesse :

« Nous avons bu tant de rosées

En échange de notre sang

Que la terre cent fois brûlée

Nous sait bon gré d’être vivants »

Enfin il obtient un poste au Centre de linguistique chinoise, ce qui n’est qu’un prélude à la réussite universitaire, jusqu’au sommet : un fauteuil de l’Académie Française, en 2002. Un jalon crucial se situe lorsque Julia Kristeva l’introduit parmi les éditions du Seuil, où paraît en 1977, L’Ecriture poétique chinoise. Dont le pendant est bientôt Vide et plein. Le langage pictural chinois. Cette osmose entre Orient et Occident lui permet de devenir « un être indéfinissable, à la crête d’une symbiose ». Et si la philosophie européenne, de Parménide à Kierkegaard, le requiert, il revient aux brumes et montagnes natales avec l’album L’Espace du rêve. Mille ans de peinture chinoise. Mais la réelle assomption orphique vient de la naissance de divers recueils, dont De l’arbre et du rocher, Cantos toscans, Le long d’un amour, plus tard réunis dans À l’orient de tout[4] : « De l’indicible au chant, notre voix est orphique, Transmuant les absents en d’ardentes présences ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le parcours autobiographique se change en recueil d’essais d’une pure finesse linguistique et interprétative, lorsque le poète commente sa découverte d’autres poètes, de Baudelaire à Rimbaud, également de ceux qu’il put rencontrer, engageant un dialogue fécond : Henri Michaux ou Yves Bonnefoy.  Sans compter un « pèlerinage rilkéen », soit en 1960 un voyage dans le Valais Suisse où Rainer Maria Rilke, l’auteur des Sonnets à Orphée, composa ses vers ultimes et français, et auprès de sa tombe émouvante. Là où une nuit de lune inspire François Cheng : « Que valent nos corps sous la houle des galaxies ? » en un écho de la « Première élégie[5] ».

Qui l’eut cru ? Après de telles prémisses, le genre romanesque devint une corde résonnante au sein de la lyre de François Cheng. Le Dit de Tianyi est à la fois un roman de l’artiste, une histoire d’amour absolu et une immersion dans la fureur d’un demi-siècle de l’Histoire chinoise, soit l’univers tyrannique des camps de Mao Zedong.

Ecrire un poème après Auschwitz - ce qu’Adorno pensait être impossible - est au contraire essentiel, prouvant « que les humains peuvent s’arracher à la vertigineuse pente qui mène au néant ». Rien d’engagé chez Français Cheng, rien d’insignifiant non plus, plutôt une quête de spiritualité, car « au sein de l’éternité, fût-ce durant quelques secondes, tout n’est pas là pour rien ». Pour lui, le Créateur n’a-t-il pas « besoin de répondants, d’être doués d’une âme et d’un esprit comme nous le sommes, qui donneraient sens à sa création »… En une rigoureuse continuité spirituelle, trois recueils d’essais se complètent, sur la beauté, la mort et l’âme. Et si engagement il y a, c’est en faveur de la langue française, dont toute sa tradition littéraire et poétique est garante. Il est lui-même la preuve de sa conviction : « On comprend que la France, pour accueillir ceux qui viennent à elle, procède par intégration ». Il est cependant à craindre qu’il pêche là par irénisme, seul bémol dont nous le gratifierons, tant de croissantes poches d’immigration ne font pas rimer ce dernier mot avec intégration, fort au contraire…

Conçu depuis l’« ultime stade de mon parcours terrestre », depuis le « bambou aux feuilles arrachées », le récit, mais aussi l’art poétique, est empreint d’une souplesse narrative enchanteresse, le réalisme n’empêchant en rien la prose poétique d’insuffler au lecteur le sens de la vie et de la création, de soi et de l’œuvre en gestation. « La vénération de la langue française » est une des morales de ce volume, morale à laquelle nous nous devons de rester fidèles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En ce sens cette Longue route est en phase avec les Cinq méditations sur la beauté : « En ces temps de misères omniprésentes, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourrait paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque un scandale. Mais à cause de cela même, on voit qu'à l'opposé du mal, la beauté se situe bien à l'autre bout d'une réalité à laquelle nous avons à faire face. Nous sommes donc convaincus qu'au contraire nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les deux extrémités de l'univers »...

L’on se doute que pour notre penseur la beauté[6] n’est pas une affaire de goût, ni un relativisme subjectif, mais au plus près de « la source même de la Création ». Elle est celle des paysages et de la plume, de la contemplation et du pinceau, de la calligraphie et de l’être, autant au sens moral qu’esthétique : « la vrai beauté est celle qui va dans le sens de la Voie étant entendu que la Voie n'est autre que l'irrésistible marche vers la vie ouverte ». Transcendant Orient et Occident, elle dispose évidemment d’une dimension universelle, ce dans la perspective de la pensée platonicienne, unissant le vrai, le beau et le bien. Non sans accorder que la capacité à la beauté, innée, doit être développée, dans le sens d’un art de vivre. La délectation philosophique à l’état pur, en toute simplicité, en toute beauté…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il fallait bien qu’en son humaine condition, le poète succombe à l’amour. Sous le nom mythique d’Iris, une aimée cristallise des émotions et expériences heureuses ou douloureuses parmi les pages aérées de Le Long d’un amour :

« Âme charnelle, cette basse chantante en chacun,

Lorsque le toucher de l’autre le fait

vibrer, résonner »

Ce n’est pas là un désordre violent de la passion, ni un narcissisme outrecuidant ; car le plus essentiel est présent :

« Derrière les yeux, le mystère

D’où infiniment advient la beauté

D’où coule la source du songe »

Une communion, plus qu’érotique, orphique serait-elle possible ? « Si le veut ton souffle / nous serons chant ».

Grâce à son recueil Le Long d’un amour, il semblerait François Cheng soit au plus près de la tradition lyrique occidentale, depuis l’amour courtois des troubadours. Cependant, loin de la tradition romantique,  une poétique ténue allie des notations venues du vide et plein des paysages naturels à la délicatesse du sentiment. Sans rien de l’ordre du sentimentalisme toutefois, affleure une union mystique entre amour humain et amour divin.

Selon Tsung Ping (375-443), le microcosme pictural est « plus vrai que la Nature elle-même ». Ainsi Vide et plein. Le langage pictural chinois restitue-t-il cet art du pinceau en prenant appui sur les souffles vitaux de l’Univers. Cet essai, originellement paru en 1979, nous est restitué en une somptueuse édition reliée et illustrée, réalisant une implicite promesse.

 Capter les lignes internes des choses, animer les relations qu’elles entretiennent entre elles, telle est la mission dont se sait redevable le peintre. Cependant le trait s’incarne parmi le Vide, auquel le Plein répond, en une dualité qui est une complétude, car le Rien, par « le truchement du souffle primordial », a donné naissance au Tout. Les autres notions de la peinture chinoise, et en premier lieu le Yin et le Yang, s’organisent autour de ces concepts fondateurs et redevables du Tao. Cependant le blanc du tableau n’acquiert aucune « qualité aérienne » s’il est « inerte ». L’important est que « le courant du vide médian circule au travers des figures incarnées, que le tableau en son ensemble, respire d’invisibles souffles vitaux à l’œuvre ». C’est là qu’intervient la mobilité de la brume, au sein de la confrontation paysagère entre montagne et eau, dont « l’interaction » est perçue « comme l’incarnation de la transformation universelle ». Et si les monts, les arbres et les cascades bénéficient des reproductions de peintures enchanteresses, s’y glissent également fleurs et insectes colorées, saisis dans leur perfection allusive, microcosme parmi le macrocosme. Parfois un vieux sage, en pied, ou minuscule sur une falaise, médite face à la permanence et à l’évanescence de soi et du monde…

Cette réédition magnifiée bénéficie d’une nouvelle préface, dans laquelle François Cheng non seulement réaffirme les principes de bases de la peinture chinoise, mais propose des rapprochements inattendus avec l’Occident. Turner et Matisse connaissent à leur manière la vitalité du vide en leurs œuvres paysagères ou dansées. En outre, ville, eau, ciel et lumière, Venise[7] est la ville d’une « constante circulation du souffle ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme les œuvres de François Cheng, faites de trilogies, romans, essais, poèmes, selon les triades confucéenne, égyptienne, platonicienne, puis la trinité chrétienne, le Cahier de l’Herne à lui consacré est un triptyque : « le poète-pèlerin », « le poète-artiste », « le poète de l’âme » sont les jalons révélateurs. Ce voyage au travers d’une œuvre et d’une pensée est de toute évidence géographique, entre Extrême-Orient, Paris, la Suisse de Rilke et l’Italie de Shelley. Il faut une pléiade d’auteurs pour le cerner sans le sceller par un introuvable point final : écrivains, poètes, universitaires, critiques, théologiens. La France est confrontée à la Chine, en des allers et retours féconds, de façon à comprendre comment « habiter la langue de l’Autre », comment trouver « la juste voix ». Plus loin la poétique du paysage et la pratique de la calligraphie rendent sensible la connivence entre l’art et la beauté.

De nombreux inédits balisent l’ambitieux volume. À côté de reprises de quelques pages cruciales de l’autobiographique Longue route, l’on découvre son Discours de réception à l’Académie française. Cette dernière se devait en effet d’accueillir en son sein un amant si studieux et si créatif de la langue de Molière et de Baudelaire. Il y fait d’ailleurs l’éloge, outre celui obligé de son prédécesseur Jacques de Bourbon Busset, de la France des Lumières et de son idéal d’universalité. La prose du « Pèlerinage rilkéen » nous entraîne sur les marches d’une tombe, mais aussi d’un hommage à un prince de la poésie. De cette méditation sur la finitude à la dimension philosophique il n’y a qu’un pas, dans la mesure où poésie et spiritualité trouvent leur symbiose à l’occasion du périple qui va « Du Tao à la Voix christique », pour reprendre le titre de l’analyse de Madeleine Bertaud. Les poètes également rendent leur hommage, qui n’a rien d’obligé ni de convenu, par l’essai ou par les vers : ainsi Gérard Bocholier et André Velter. En de tels examens informés et sensibles, le lecteur emprunte le chemin dans la pérégrination d’une vie, dans la montagne peinte et dans le poème…

À notre grande et belle surprise, le traditionnel cahier central de photographies a laissé place à douze calligraphies, plus parlantes qu’une succession de visages que le temps gomme. Il s’achève en beauté, par la grâce de trente Quatrains orphiques, presque des alexandrins, qui sait testamentaires :

« N’oublions pas nos morts ni notre propre mort ;

C’est le devoir mourir qui nous pousse vers l’élan.

De l’indicible au chant, notre voix est orphique,

Transmuant les absents en d’ardentes présences. »

 En écho à ceux de la poésie chinoise classique (« jue- ju ou « vers tranchés »), cette forme brève est pour lui, comme il le précise dans Une Longue route, le « minimum complet, apte à restituer une pensée, une vision, avec sa dialectique interne ». Cette pensée ramassée, qui est à la poésie franco-chinoise ce que le haïku[8] est à la poésie japonaise, réalise en quelque sorte la quadrature du cercle entre poésie chinoise et poésie française, au détriment peut-être du sonnet qu’il n’a pas cru devoir élire.

 

À la lecture de François Cheng, ce sésame entre les cultures, une impression diffuse se fait peu à peu chair : dans sa longue et féconde continuité, elle nous affine. Elle nous emporte vers la beauté et l’amour, sans niaiserie aucune, réalisant une sorte d’idéalité possible au-delà des barbaries inhérentes à l’humanité. Comme Orphée se retournant vers son Eurydice aussitôt disparue[9], le poète, s’il ne ramène pas la chair, ramène au jour les mots qui en sont la renaissance.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Bernard Bro : La Beauté sauvera le monde, Cerf, 1990.

[2] François Cheng : Le Dit de Tianyi, Albin Michel, 1998.

[3] François Cheng : Enfin le royaume, Poésie Gallimard, 2018.

[4] François Cheng : À l’orient de tout, Poésie Gallimard, 2005.

[9] Voir : Fonctions de la poésie et pouvoir d'Orphée

 

Estacas de Trueba, Vega de Pas, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

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30 décembre 2022 5 30 /12 /décembre /2022 08:43

 

Museo del Duomo, Milano.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Rachilde, Vénus masculine des Lettres,

et autres revanches des autrices.

Avec Cécile Chabaud et Julien Marsay.

 

 

Rachilde : Monsieur Vénus, L’Imaginaire Gallimard, 2022, 192 p, 11 €.

 

Cécile Chabaud : Rachilde, homme de lettres, Ecriture, 2022, 240 p, 18 €.

 

Julien Marsay : La Revanche des autrices, Payot, 2022, 272 p, 20 €.

 

 

Vénéneuse impénitente, féline orgueilleuse, Dame et homme des lettres, telle apparut, à la fin du XIX° siècle, un étrange météore, une fascinante et inapprochable harpie, un hybride scandaleux, dont la plume empruntait aux ailes d’Eros un délicieux venin. La dénommée Rachilde avait lu Baudelaire et ses lesbiennes « Pièces condamnées », les poètes maudits et les écrivains décadents. Son emblématique roman, Monsieur Vénus, attire les curieux d’orchidées anthropophages autant que nos contemporaines et les troubles dans le genre, pour reprendre le titre de Judith Butler[1], agités comme ludions dans un bocal. Autant une biographie bienvenue, par le soin de Cécile Chabaud, entretient la flamme de cette sulfureuse dame des Lettres, autant son regain participe de cette « revanche des autrices », mise en avant avec un brin de provocation discutable, mais bien des analyses critiques et des découvertes, par Julien Marsay. Qui, par son prénom, semble être un homme - n’est-ce pas ? - osant écrire sur les auteurs féminins : allégeance ou justice ?

Avec un titre en forme d’oxymore, les bien-pensants contemporains de Rachilde, en 1884, ordonnèrent en Belgique une condamnation pour obscénité. Le volume n’ayant paru qu’allégé de passages fort érotiques, voici Monsieur Vénus, vêtu de toutes ses pages originelles, ou plus exactement mis à nu comme il se doit.

Raoule de Vénérande  est une héroïne paradoxale. Elle inverse les rapports homme femme, dominant dominé. Un « être qu’elle méprisait comme homme et adorait comme beauté » est sa maîtresse, nourri au haschich pour en abuser, quand elle est d’une jalousie féroce. Aristocrate excentrique, elle féminise son amant, un ouvrier fleuriste joliment roux à qui elle offre un mécénat intéressé, puis le mariage : « Elle forçait Jacques à se rouler dans son bonheur passif comme une perle dans sa nacre ». Le réalisme, la « dépravation » du décadentisme, la riche et sensuelle écriture, torride et cependant allusive, servent l’action venimeuse à souhait et magnifie « le poème effrayant de la nudité humaine ».

Un scandale mondain, une fin tragique et vampirique ornent le roman des sensations fortes ; à condition d’apprécier l’association de l’amour et de la violence. Cette œuvre fondatrice de Rachilde, qui écrivit une Marquise de Sade[2], dans laquelle la jeune Mary devient un monstre assoiffé de sang, rappelle furieusement La Vénus à la fourrure de l’Allemand Leopold von Sacher-Masoch[3], paru en 1870, d’où vint par antonomase le mot « masochisme ».

Marguerite Eymery (1860-1953) ne devint Rachilde qu’après avoir usé du pseudonyme de Jean de Childra. Héroïne sulfureuse de la Belle époque, elle était selon son orgueil « homme de lettres », et fort prolifique, ce qui ne l’empêcha pas d’épouser Alfred Valette, directeur du Mercure de France, dont les locaux lui servaient de salon littéraire en vue. Son héroïne, Raoule de Vénérande, porte son nom comme un drapeau militant,  prénom presque mâle, matronyme lubrique, en digne précurseure des afficionados des théories du genre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La réédition de Monsieur Vénus vient à point pour raviver la trajectoire exceptionnelle de son auteure, s’il faut accorder le mot au féminin, qui bénéficie d’un roman biographique : Rachilde, homme de lettres, par le soin de Cécile Chabaud.

Une incroyable personnalité innerve la trajectoire de Marguerite Emery (1960-1953). Stimulée par le reproche de son officier de père qui aurait voulu qu’elle soit un garçon et en fit une amazone, énervée par les violences de ses parents, un viol précoce, un mari refusé, la petite provinciale qui a lu Zola et Sade – on l’avait deviné avec Madame de Sade - et se voit encouragée par Hugo, débarque du Périgord où elle avait écrit des contes, dont celui d’une Eve amoureuse « d’un ange avant le réveil d’Adam ». Un journal périgourdin avait même publié en feuilleton un roman pour le moins précoce : Madame de Sangdieu, mais que l’on devine plus innocent.

Soutenue par sa « maîtrise des mots », elle intègre à Paris le « Club des Hydropathes », gagne l’amitié de Sarah Bernhardt et de Jean Lorrain, l’amour jaloux de Maurice Barrès. Et publie à vingt-quatre ans sous le nom de Rachilde son provocant Monsieur Vénus qui intervertit les genres et fut interdit. En pleine Belle Epoque, elle se heurte à une société misogyne, pour accéder à la dignité d’« androgyne des lettres » : « Le hasard a fait de moi une femme, mais ma volonté a fait de moi un homme ». Ainsi les passions peu réciproques, pour Catulle Mendes et Marie-Paule Courbe se succèdent. Elle deviendra une égérie du décadentisme, une amatrice des tables tournantes et du spiritisme. Ce qui ne l’empêcha pas d’offrir en 1889 sa main à Alfred Valette, éditeur du prestigieux Mercure de France, publiant cependant en 1928 Pourquoi je ne suis pas féministe, posture un peu trop simpliste à son goût.

Celle qui « enterra sa vie de garçon » en épousant Valette, cette grande dame qui se voulut une vie masculine, est brossée avec une plume alerte et sensuelle par Cécile Chabaud, narratrice enthousiaste et documentée, qui, étrangement, consacre beaucoup plus de pages à la jeunesse de son héroïne qu’à sa maturité. Bien que son récit se lise comme un roman-feuilleton haletant, prodigue en drames et piquantes péripéties, le lecteur ne peut s’empêcher de rester sur sa faim, tant il aimerait que se continue d’une telle entraînante façon le tableau d’une vie singulière, qui ne manque pas d’autres livres à son actif. Peut-être dans une seconde édition augmentée ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S’est-elle rangée en épousant Alfred Valette ? Pas exactement. Car elle publie toujours à tour de bras. Une Virginité de Diane en 1886, sa Madame de Sade l’année suivante, un Monsieur Adonis en 1888, tous titres aux parfums sexuels évidents et troublants. La dimension fantastique affleure avec Le Démon de l’absurde (1894) et La Princesse des ténèbres (1896). Elle rejoint ensuite le genre du roman de mœurs avec Les Hors nature ou Le Meneurs de louves. Outre un recueil de poésies, Les Accords perdus en 1937, elle enrichit sa palette avec des essais, dont Portraits d’hommes et Alfred Jarry ou le Surmâle des lettres. Son dernier roman, Face à la peur, est en 1942 un tantinet autobiographique…

Peut-être son ouvrage le plus célèbre est-il La Tour d’amour[4], histoire de phare breton isolé au milieu des tempêtes. Le huis-clos met en scène deux gardiens, Jean et Mathurin, qui luttent sans cesse pour maintenir le feu, ce en toute confiance réciproque. Jusqu’à ce qu’à l’occasion de l’échouage d’un navire Jean découvre l’étrange passion de son confrère et maître. La belle morbidité de la chose fit - une fois de plus - scandale lors de la parution en 1899 : « Tous ces cadavres tourbillonnaient autour de moi, maintenant à m'en donner le vertige. Ils n'en passaient plus, et je les voyais encore, les uns la bouche ouverte pour leur dernier appel, les autres les yeux fixés à jamais sur leur dernière étoile. Ils allaient, allaient par troupe, par file, deux à deux, six ensemble, un tout seul, tout petit comme un enfant, et ils ressemblaient à une grande noce qui s'éparpille le long du dernier branle du bal ». La puissance poétique de ce roman fascine d’autant que l’écriture est d’une sensualité sourde, bientôt déchaînée, soit un véritable fleuron du décadentisme.

L’édition n’a pas été pingre avec Rachilde. Elle a su prendre sa revanche sur son enfance maltraitée. Ses titres ont été publiés, réédités. Des biographies l’ont radiographiée, des essais l’ont étudiée : Vicky Gauthier, par exemple, en fait une « écrivaine fantastique monstrueuse[5] », ce qui est d’importance. Pas d’injustice donc à l’égard d’une femme écrivain, qui, visiblement, n’a pas été invisibilisée…

 

Jacques Olivier : Alphabet de l'imperfection et de la malice des femmes,

Barraud, 1876. Photo : T. Guinhut.

 

Serions-nous assez bêtes, assez niais et niaises (puisqu’il faut féminiser) pour imaginer que nous ignorions tout de ces femmes qui eurent la plume à la main. Certes le XIX° siècle et la première moitié du XX° n’eurent pas toujours tendance à leur rendre justice, mais les noms de Christine de Pizan, auteure d’une utopie féminine, La Cité des dames[6], de Madame de Sévigné, de Germaine de Staël[7], de George Sand, ne déparaient pas les manuels de littérature, quoique avares en la matière. Aujourd’hui, il est de règle de vilipender le vilain patriarcat, qui ne fut certes pas toujours amène, d’appuyer sur la vilénie d’une injuste histoire littéraire. Aussi, en une « enquête sur l’invisibilisation des femmes en littérature » qui se veut provocante, Julien Marsay sonne l’heure de la « revanche des autrices », qui n’ont pas d’ailleurs attendu son tocsin pour écrire et exister. Il choisit de nous expliquer « comment les femmes ont été rayées de l’histoire littéraire », selon son angle d’attaque. Passons sur les anachronismes linguistiques, tel ce « blacklash » ou retour de bâton, sur le revanchardisme, pour employer un néologisme, typique d’un néoféminisme, qui n’est plus un humanisme ; sur une vision de la mythologie grecque où ne seraient que décriées les féminités, quand nous avons montré combien c’est le contraire[8]

Nonobstant notre instant de mauvaise humeur contre une furia de militantisme qui anime l’ouverture de l’ouvrage, il faut admettre que Julien Marsay nous apporte mille informations édifiantes, en ce qui ne se veut pas une anthologie, mais une « enquête ». Il a beau jeu de dénoncer de trop nombreuses « satires contre les femmes », dont celle de Pierre Motin le baroque, de Boileau, le classique, au XVII° siècle. Pourtant, la plus récente Encyclopoedia Universalis approuve encore en 1966 « les railleries justifiées de Boileau ». Il a encore beau jeu de dénoncer une Académie française qui mit plusieurs siècles avant d’ouvrir ses portes, en 1980, à une Marguerite Yourcenar. Tout du long, « les puissants mécanismes déployés afin de reléguer les autrices dans l’ombre » parcourent avec constance les temps littéraires, jusqu’au pillage parfois.

Songeons qu’en 1310, la béguine Marguerite Porette vit son livre trop amoureux, Le Miroir des simples âmes, brûlé avant qu’elle-même goutât aux flammes ! Des morceaux de bravoure de la rhétorique misogyne se répondent : au XVI° siècle, Gratien du Pont présente ses Controverses des sexes masculins et féminins, dont le blâme des « abus et forfaits féminins » répond à l’ouvrage de son contemporain Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes[9], quoique ce dernier soit plus humoristique et ne prétende pas se laisser prendre au sérieux.

Sont ici réhabilitées bien des belles de l’intellect. Les dames des Roches poétisent en déplorant « de nous tenir closes dans la maison », quand Marie de Romieu écrit un Brief discours, que l’excellence des femmes surpasse celle de l’homme. Toujours à la Renaissance, Marie de Gournay ne vit pas que dans l’ombre du Sieur de Montaigne mais plaide une Egalité des hommes et des femmes. Les querelles ont souvent fleuri de manière épineuse au XVII° siècle : contre les Précieuses, telle Madeleine de Scudéry, dont la mémoire souffrit très injustement des Précieuses ridicules de Molière ; ses romans, dont Clélie histoire romaine, nantie de son allégorique « Carte du Tendre », décrivant les étapes consenties de l’amitié et de l’amour, ont eu un succès considérable, une influence pérenne, puisque Rousseau la lit avec délectation, quoique ce dernier fasse de sa Sophie une créature inférieure à son Emile. Si l’on connait les contes de Perrault, ceux de Mesdames d’Aulnoy et de Murat restent dans l’ombre. Et Madame de Villedieu, créatrice du genre du « roman-mémoires » ? Si l’on connait maintenant Olympe de Gouges et sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, où est passé Madame de Genlis ? Et bien d’autres.

Il est vrai que le XIX° siècle fut souvent « rétrograde », s’échinant contre les « bas-bleus », ces dames de Lettres ainsi ridiculisées. Jules Janin et Barbey d’Aurevilly s’en moquèrent, quoique le premier fît un grand éloge de George Sand ; mais le second la tenant pour peu de choses. Lire Marie d’Agout (qui se fit appeler Daniel Stern), Louise Colet (plus connue comme correspondante de Flaubert), par exemple, permettrait de les laver des invectives dont leur siècle les a couvertes. Un Gustave Lanson, critique et pédagogue d’un grand talent en son Histoire de la littérature française de 1894, marqua bien des générations. Hélas, il excelle en « champion du dénigrement des autrices », conspuant « cette insupportable lignée de femmes auteurs » ! Ayons pitié du bonhomme en l’oubliant ; pour préférer Olympe Audouard, vigoureuse féministe.

Et si les Muses paraissent avoir depuis l’Antiquité une autorité sine qua non, le concept servit trop souvent à reléguer ces dames, épouses ou égéries, dans le statut d’inspiratrices muettes. Pourtant Elsa Triolet ne fut pas que l’Elsa des poèmes d’Aragon, mais une romancière. La poésie érotique aux mains des femmes parait alors un affront, quoique Christine de Pizan ou Louise Labé y excellent. Affront encore, si, comme Renée Vivien, son éros est lesbien. Notre essayiste reconnait cependant qu’il y eut des reconnaissances fulgurantes et largement partagées. Comme de Corinne ou l’Italie de Germaine de Staël, en 1807, un sommet du romantisme romanesque.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De tout temps est le plagiat, mais bien des messieurs en abusèrent au dépens des femmes : Choderlos de Laclos a-t-il trop lorgné les pages du Danger des liaisons de Madame de Saint-Aubin ? Octave Mirbeau celles d’une certaine Georges de Peyrebrune ? Voire Stendhal lui-même, qui, pour son Armance, se serait fort inspiré d’Olivier et le secret de Claire de Duras ? À moins qu’il s’agisse de réécritures, cependant au procédé peu courtois. En la demeure, Paul Valéry ne fut guère reconnaissant à Catherine Pozzi.

De même être « sœur de » ou « fille de » n’aide guère, si l’on est Lucile de Chateaubriand ou Judith Gautier, qui fut pourtant une romancière orientaliste remarquable. Le cas des « épousautrices » (un joli mot-valise) est plus délicat encore. Car d’un couple complice, comme dans le cas des Condorcet, Sophie et Nicolas, dont l’essai à quatre mains Sur l’admission des femmes au droit de cité est un texte trop peu connu des Lumières. Le catalogue vague entre les « maris indignes » à la Malraux et les « couples stars, tels celui formé par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Reste à ces dames à prendre un nom de plume masculin : nous pensons bien entendu à la géante George Sand, qui couvrit un champ romanesque immense, régionalisme, mœurs, science-fiction…

 Récemment encore les mouvements littéraires sont un peu trop largement, sinon exclusivement, masculins. Parmi Alain Robbe-Grillet, Clause Simon, Michel Butor, le Nouveau roman ne vit en son sein Nathalie Sarraute que par exception. Mais devant la déferlante actuelles des autrices et éditrices, il y a fort à parier qu’ils seront bientôt - bien trop ? - féminins ; la littérature féministe et néo-féministe, y compris avec ses abus, comme l’autrice du nécessaire Génie lesbien[10] qui ne prétend en sa souveraine bêtise (ou stratégie ?) ne plus lire aucun homme, étant un mouvement littéraire en formation…

Il fallait en effet passer les premières pages lourdement enfiévrées de l’ouvrage. Julien Marsay se révèle être un chercheur cultivé, qui nous initie à de belles découvertes. Pourront-elles cependant pousser la porte de la réédition, comme notre chère Madame du Boccage, avec La Colombiade ou sa tragédie Les Amazones[11] que l’on devine peu misogyne ? Il est vrai que son épopée sur Christophe Colomb subirait aujourd’hui les foudres incultes des décolonialistes…

Avec Femmes et littérature. Une histoire culturelle, sous la direction de Martine Reid, nous avions loué une approche plus prudente, une réhabilitation plus nombreuse également[12]. Il n’est pas certain qu’en usant d’un mégaphone militant Julien Marsay, qui ne s’arrête pas sur Rachilde (mais pouvait-il les citer toutes ?) serve au mieux son propos. Réclamer ces dames au programme du Baccalauréat de Français, alors qu’elles ne sont pas absentes, en témoignent Marguerite Yourcenar et Olympe de Gouges, serait-il abuser de l’idéologie ? Nous lui serons cependant gré d’avoir dénoncé avec méthode le fond de misogynie de la tradition culturelle française, qui n’était au reste guère une exception européenne. Son enquête se situe dans une mouvance prolixe, puisque l’on peut ouvrir de surcroit Autrices. Ces grandes effacées qui ont fait la littérature[13], qui est cette fois une anthologie, du Moyen-âge au XVII° siècle, dont il ne s’agit encore que du premier tome. Une fois le décrassage et le dépoussiérage faits la place est aujourd’hui ouverte pour de nouvelles Christine de Pizan et autres Rachilde, sans compter des génies singulières à venir…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Monsieur Vénus fut publiée dans Le Matricules anges, juillet-août 2022


[1] Judith Butler : Trouble dans le genre, La Découverte, 2021.

[2] Rachilde : La Marquise de Sade, L’Imaginaire Gallimard, 2014.

[3] Leopold von Sacher-Masoch : La Vénus à la fourrure, Minuit, 1990.

[4] Rachilde : La Tour d’amour, Mercure de France, 1994.

[5] Vicky Gauthier : Rachilde, écrivaine fantastique monstrueuse, L’Harmattan, 2020.

[9] Jacques Olivier : Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, Barraud, 1876.

[10] Alice Coffin : Le Génie lesbien, Grasset, 2020.

[11] Madame du Boccage : Œuvres, Chez les Frères Périsse, 1770.

[13] Daphné Ticrizénis : Autrices. Ces grandes effacées qui ont fait la littérature, Hors d’atteinte, 2022

 

Catedral de Sigüenza, Guadalajara, Castilla-La Mancha.

Photo : T. Guinhut.

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28 décembre 2022 3 28 /12 /décembre /2022 12:09

 

Claude Vignon : Crésus réclamant le tribut au paysan de Lydie, 1629,

Musée des Beaux-Arts, Tours, Indre-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Un demi-siècle d’impéritie étatiste.

Ou l’attentat contre les prospérités & les libertés.

 

 

Agnès Verdier-Molinié : On va dans le mur…

Albin Michel, 2015, 272 p, 19 €.

 

Nicolas Bouzou : Pourquoi la lucidité habite à l’étranger ?

JC Lattès, 2015, 250 p, 18 €.

 

Anne-Sophie Simpere & Pierre Samuel :

Comment l’Etat s’attaque à nos libertés, Plon, 2022, 288 p, 19 €.

 

Eric Delbecque : L’Insécurité permanente,

Cerf, 2022, 290 p, 20 €.

 

Aurélien Taché : Voyage d’un homme libre au pays de l’absolutisme,

Seuil, 2022, 224 p, 18 €.

 

Philippe Nemo : Esthétique de la liberté, PUF, 2014, 200 p, 18 €.

 

 

 

Comment ? Vous ne voyez pas les dents de l’engrenage rougeoyer ? Ces signaux et feux virulents de la décadence et du tiers-mondisme alarmer la France… Car un demi-siècle d’impéritie française coïncide avec cet étatisme prétendument protecteur, en fait nuisible, dégradant et menaçant les libertés. Poids de l’Etat obèse et premier voleur légal, pléthorique, dispendieux, hydre infiltrée dans nombre de secteurs en perte de vitesse : hôpitaux publics, santé, transport ferroviaire, agriculture, industrie, Education Nationale…  Déficit récurrent, dette exponentielle, chômage entretenu sans être jugulé, importation de l’Islam et des conflits ethniques, pénurie énergétique, tout se conjugue au profit du déclin. Sans vouloir prétendre que la perfection fut auparavant de ce monde, l’on peut compter que la déchéance commença avec la crise pétrolière de 1973, à laquelle ne répondit aucun programme d’exploitation du pétrole en France, car il en existe. Mais également avec la décision prise par Valéry Giscard d’Estaing du regroupement familial, couplée avec un droit des réfugiés dévoyé. Et surtout à l’occasion du grand bond en avant du socialisme mitterrandien, à partir de 1981, qu’aucun gouvernement, de droite ou de gauche, n’a réellement depuis remis en cause, tant la croissance de la fiscalité, de la distribution sociale, de l’hydre étatique étranglant l’économie, avantageusement aidée en cela par l’emprise de l’écologisme, le mépris du gaz de schiste, les délires des énergies renouvelables ineptes - sans compter les amendes que l’Europe menace d’infliger à la France pour ne pas avoir atteint ses objectifs en la matière - n’ont fait que prospérer, au profit de la décroissance de la prospérité et des libertés. Le nécessaire constat du monstre étatique est fait par Agnès Verdier-Molinié, la France est comparée au reste de l’Europe, à son désavantage, par Nicolas Bouzou, tandis que divers essayistes, Anne-Sophie Simpère, & Pierre Samuel, Eric Delbecque, Aurélien Taché, chacun à leurs manières, y compris à cause de l'insécurité, dénoncent la perte progressive des libertés. Alors qu’avec Philippe Nemo il faut en relever le défi esthétique… Comment s’aggravent et d’où viennent cette hypertrophie de l’Etat délétère et ce mépris de la liberté ?

Trois cent-soixante, 400 000 et 10 500, deux millions, 103 et 3 500, 61 384 et 1851, 36 769 et 39, 1244… Quelle fastidieuse énumération à lire ; et à taper sur le clavier, donc ! Et qui tapent sur la tête des Français, de l’économie et de la croissance rouleau-compresseurisés… Car la pyramide des privilégiés, des lois, normes, taxes et impôts écrase la France en passe de s’écrouler sur elle-même. Ce sont,  pêle-mêle, les chiffres aberrants et exponentiels des impôts et taxes, des normes et lois, des jours de grève par an, des différentes aides sociales, des pages du Code du travail, des élus et des primes, des communes, des régimes de retraite et agences publiques ! Agnès Verdier-Molinié, directrice de l’iFRAP (Fondation pour la Recherche sur les Administrations et les Politiques publiques) n’a pas peur de se coltiner ces brouettées de chiffres, de les décortiquer tour à tour, et d’en montrer l’inanité, là où On va dans le mur, en France d’Absurdie… Car ailleurs, à l’étranger, du moins dans les pays d’Europe les plus dynamiques, les choses sont plus légères en Lucidie : Pourquoi la lucidité habite l’étranger ? demande Nicolas Bouzou. Poser la question, c’est y répondre par nos yeux grand fermés.

L’apparente modestie du format (quoique 272 pages tout de même) cache un travail de fourmi pharaonique : Agnès Verdié-Molinié avoue avoir eu du mal à dénicher quelques-unes de ses informations, tant l’Etat lui-même a de la peine à connaître le nombre exact de ses fonctionnaires, de ses commissions, de ses décrets, des « mandats syndicaux de la Sécurité sociale ». Qui connait ces chiffres ? Ainsi ce n’est pas sans risque que le lecteur plonge dans ce réquisitoire argumenté, chiffré, pléthorique. Dégoût, stupéfaction se partagent notre entendement à la lecture de cette gabegie, de ces gaspillages, de ces freins tout serrés, de ces privilèges éhontés. Et si le constat date de 2015, ne doutons-pas que la gabegie ce soit aggravée.

Nous frisons les 45% de prélèvements obligatoires, les 60% de dépenses publiques par rapport au PIB, quand la dette dépasse allègrement les 100% de ce dernier : racket et tonneau des Danaïdes ! Serait-il urgent d’agir ? Déroulons alors la liste ubuesque et surréaliste des taxes qui ne nous honorent qu’à hauteur de l’invention et des capacités d’enfumages de nos Ministres et députés. 46 nouvelles taxes depuis 2007, dont la perception est fort coûteuse, et le rendement faible… « 153 taxes, pesant 72 milliard d’euros par ans, sur les entreprises de France, alors que l’Allemagne n’en compte que 55 ! » Taxes souvent venues des collectivités locales. Pourquoi une TVA unique ne suffit-elle pas ? Niches fiscales et sociales contribuent à l’exponentiel casse-tête paralysant le travail et la croissance…

Les agents de la Fonction publique sont 5,4 millions ; soit 15% d’augmentation en dix ans, surtout dans les collectivités territoriales. Ces dernières sont 36 769 communes, 15 903 syndicats intercommunaux, 27 régions, puis 15 sans que cela entraîne une diminution des dépenses, 101 départements. Ne faut-il pas penser que le mille-feuille serait dégrossi « par la suppression de l’échelon départemental et la fusion des communes françaises en 5000 super-communes » ?

Quand les ambassades sont 163 (bien trop), on compte 193 ambassadeurs. Cherchez l’erreur ! Les aides sociales sont 103 pour 700 milliards de dépenses sociales. Voilà comment occuper des fonctionnaires superfétatoires ! Ce qui peut d’ailleurs « permettre à ceux qui ne travaillent pas, ou très peu, de toucher autant qu’un Smic ». Voilà qui contribue au déficit des branches famille, santé, vieillesse… La Sécurité Sociale et ses nombreuses caisses arrosent généreusement leurs cadres et 1es bénéficiaires, souvent syndiqués, de 100 000 mandats paritaires, tout en observant une productivité modeste, et en étant la victime consentante des fraudes aux allocations pour environ 10 milliards d’euros. L’assurance chômage de même est une pompe financière pour les syndicats, le MEDEF…

« Un mandat électif pour 104 habitant », n’y-a-t-il pas pléthore ? « Un parlementaire pour 70 000 habitants », quand c’est un pour 600 000 habitants aux Etats-Unis ! Sans compter que leurs rémunérations généreuses sont aussi opaques qu’incontrôlées. Aussi scandaleuses que les 300 primes d’Etat : saviez-vous qu’il existe une prime de chauffage ou d’habillement et de chaussures, et pour les membres du Conseil d’Etat une « prime d’égout » ? Et pour nous, lecteurs et contribuables corvéables à merci, une prime de dégoût ! Ces primes sont une « chasse gardée des syndicats ». Dont le gibier est encore une fois le contribuable éreinté… Quant aux 5 millions de chômeurs, l’Etat-providence ne leur réserve que des « mesures inefficaces et coûteuses ».

Quoique personne - un comble - ne sache le nombre réel d’enseignants, l’on peut en 2015 les évaluer à 915 138. Soit un enseignant pour 14 élèves. Etrange, quand les classes de lycée tournent souvent à 35 ! D’où vient la différence ? Par exemple des lycées professionnels. Passer « à 20 heures de cours par semaine » (au lieu des 15 pour les agrégés et de 18 pour les certifiés) reviendrait à « économiser 47 000 postes d’enseignants », alors que l’on en manque. Pourquoi pas ? Presque rien n’y vient récompenser le mérite… Qui sait également à quoique servent, sinon à s’empiler, les 1244 agences publiques, sinon à recaser des fonctionnaires, et dont les budgets augmentent sans cesse ? Par ailleurs, les « participations tentaculaires » de l’Etat dans les entreprises sont moins un gage de réussite que de déficit.

Normes, lois et décrets sont, en 2015, 437 500, quand « nul n’est censé ignorer la loi » ! Lois sur la quantité d’œufs durs dans les cantines, sur les normes sismiques dans des régions où l’on ne tremble que de rire ! Le droit de l’Environnement et le Code des Impôts prolifèrent pourtant aux dépens de l’investissement et de l’activité entrepreneuriale. Complexité et illisibilité se conjuguent. Le pire en ce domaine est le Code du travail avec ses 3500 pages. Pourquoi ne pas le changer pour les 85 pages de son équivalent suisse (3% de chômeurs) ? En ce domaine l’employé (surtout syndiqué) finit par exploiter le patron jusqu’à le détruire. Licencier est un parcours impossible et coûteux, où l’employeur est plus souvent condamné qu’à son tour. Il faut alors une bonne dose d’héroïsme pour embaucher ! L’oppression est contreproductive. Surtout quand la France pratique le disqualifiant principe de « 10,3 semaines non travaillées par an en moyenne »…

Pamphlet argumenté, réquisitoire exact, l’essai salutaire d’Agnès Verdié-Molinié se veut cependant « optimiste ». Hors les précieuses « Annexes », où s’empilent les chiffres accablants, sa conclusion, « Et si demain on changeait tout » est rafraichissante. Et loin de rester dans le trop fameux « ya qu’à », elle répond à chaque problème par un « Comment on fait », fort pragmatique. Ainsi elle imagine l’année 2022, avant laquelle un gouvernement a eu le courage, en trois semaines, de faire un ménage salutaire. Simplification, réduction drastique du nombre des taxes, des élus, des dépenses de l’Etat, des mandats syndicaux, des fonctionnaires, plus que 5000 super communes, impôt sur les sociétés à 18 % : « La France respire, on a évité le mur. » Hélas nous avions deviné que c’était un rêve, rêve jamais abouti. Agnès Verdier-Molinié Présidente de la République ! Cela vaudra mille fois mieux que nos tyrans obèses de socialisme (de droite et de gauche confondues) qui se sont succédé depuis 1981. Lorsque la Loi santé propose un amendement contre « la maigreur extrême des mannequins », elle ferait mieux de se préoccuper de l’obésité d’un Etat proche de la déroute cardio-vasculaire…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’on excepte l’incorrection syntaxique du titre (dire : « Pourquoi la lucidité habite-elle l’étranger ? ») l’essai de Nicolas Bouzou est aussi documenté qu’éclairant. En un mot, étant donné l’état désastreux de la France, pourquoi ne pas s’inspirer des pays voisins où les solutions ont fait la preuve indubitable de leur efficacité ? Entre 3 et 6 % de chômeurs en Suisse, Autriche et Allemagne, sans compter que les Pays-Bas, le Danemark soient assez bien lotis en ce domaine, que le Royaume Uni crée des centaines de milliers d’emplois (si le retour au Travaillisme ne l’handicape pas), que même l’Italie et l’Espagne sont sur la voie des réformes. Voilà des pays lucides, quand la France est aveugle. Nicolas Bouzou bataille pour lui ouvrir les yeux et réalise pour nous « le tour d’Europe d’un économiste qui guette le réveil français ».

En cette ère où l’économie mondiale se situe « au début d’un cycle d’innovations au moins aussi fort que celui de la Renaissance européenne », les nanotechnologies et biotechnologies, la robotique et l’impression 3D, l’intelligence artificielle et les réseaux d’information ouvrent un cycle de croissance et une élévation extraordinaire du niveau de vie. Certes, des pans de l’économie disparaissent conjointement, mais il s’agit, pour reprendre Schumpeter, de « destruction créatrice[1] ». Quand les Français ne croient plus au progrès, il se réalise au-delà de nos frontières. Ainsi, Nicolas Bouzou confesse : « Je revins avec beaucoup d’idées nouvelles pour la France, mais aussi moins d’indulgence. »

Nicolas Bouzou aurait pu construire ses chapitres pays par pays ; il a justement préféré œuvrer par problèmes et solutions : « L’hyper-révolution » précède « La destruction », avant d’aboutir à « L’Europe de la croissance » et à « À la recherche du changement civilisé ». Le trio Portugal, Espagne, Grèce, engage des réformes qui commencent à porter leurs fruits. Même si les démagogues, en particulier de l’extrême gauche « se fourvoient dans le contresens classique qui veut que la crise européenne soit une crise du libéralisme, alors que c’est exactement l’inverse, puisque c’est, pour une large part, une crise de la mauvaise gestion des finances publiques », et ajouterons-nous, des législations fiscales et du travail. Sans compter la frilosité devant les nouvelles technologies : qui, dans l’hexagone, a entendu parler de neurotechnologie ? Certes l’innovation ne va pas sans destruction des pratiques industrielles obsolètes, mais pour de nouveaux emplois, de nouvelles extensions du domaine de la vie humaine : « la troisième hyper-révolution économique recèle des potentialités colossales en terme de revenu, de bien-être social, de santé ». Par exemple, une économie curative de la santé sera remplacée par une économie préventive.

Le tourisme économique de Nicolas Bouzou est un concept neuf et dynamique. Au-delà de Londres, Manchester fut la ville de l’industrie du coton, de Rolls-Royce et d’Alan Turing, ville industrielle dévastée puis en pleine renaissance. Trèves ensuite, en Allemagne, où est né Karl Marx, selon lequel l’économie est bien « l’infrastructure de la société », quoique l’exploitation capitaliste ait « une efficacité qui profite aux plus pauvres », car « c’est la classe des prolétaires qui s’est le plus enrichie ». Aujourd’hui, le nouveau capitalisme est celui la gestion de l’information, de l’invention permanente ; ainsi le capitalisme éducationnel des « Free school » est-il fondamental. Alors que « le délire anticapitaliste et la fatigue du progrès sont des luxes d’enfants gâtés ».

À Berlin, l’on s’interroge avec un pragmatisme hésitant : « Comment pratiquer l’eugénisme et le clonage après Auschwitz ? » Car la génomédecine peut avoir des objectifs justes et bienveillants : éradiquer des maladies, optimiser notre destin grâce au clonage thérapeutique, et notre liberté. Il n’est pas interdit de se demander quelle est « la part génétique de la surintelligence » ? Réfléchit-on avec un plus de rationalité sur Organismes Génétiquement Modifiés en Allemagne, quand en France ils sont diabolisés ? Le plein-emploi allemand reste cependant un modèle, certes perfectible, mais digne qu’on en examine et reproduise les recettes, sauf dans le domaine de l’énergie, où l’arrêt des centrales nucléaires fut un non-sens et reste une catastrophe.

À Varsovie, une étonnante embellie économique fait oublier le communisme. En Suisse, notre auteur se demande avec justesse pourquoi la France n’adopte pas sa politique économique, plus abondante en ingénieurs des nouvelles technologies et, rappelons-le, nantie d’un chômage à 3%. La dépense publique helvète représente 35 % du PIB, soit 22 points de moins que notre affreux hexagone.

En Autriche, un chômage à 4,5%, une croissance à 3% ! Tout cela grâce à la « flex-sécurité » (comme au Danemark), association de facilité de licenciement et de formation, de dégressivité de l’indemnisation chômage, parmi un « marché du travail désétatisé ». On y trouve « un système national d’assurance maladie obligatoire géré par des assurances privées en concurrence ». De quoi faire rêver, sans oublier « des salaires élevés, une protection sociale équitable et efficace ». Hélas, en France, « nous n’en tirons aucune conclusion » : « l’enlisement est préféré au changement ». Au-delà de la « peur écologique », et du constructivisme idéologique de la décroissance, ne peut-on imaginer que le capitalisme libéral œuvre en faveur d’une confiance en nos capacités à réenchanter le rapport entre natures et technologies ; à la façon de l’artiste et architecte autrichien Hundertwasser…

Au Pays-Bas, gouvernement limité et individualisme concourent à une prospérité et à une liberté sur laquelle nous ne voulons pas ouvrir les yeux. Pire, nous sommes des « critiques qui rationalisent l’échec de leur propre pays » en dénigrant la réussite d’autrui avec une mauvaise foi sans pareille.

Alors que la France préfère les séries qui « célèbrent les services publics et les antiquaires », en Suède, notre essayiste se demande si la série Real Humans, qui imagine une robotique capable de créer des « hubots », n’est qu’une préfiguration de notre monde de demain. Cependant les Suédois, dans le cadre d’un « renoncement au keynésianisme » savent autant diminuer la dépense publique que les impôts. Là, également, la thérapie génique et la biologie synthétique permettront bientôt de régénérer les organismes : nanotechnologies et intelligence artificielle permettront-elles un juste transhumanisme ? Mais c’est en Californie et en Chine (hélas au service du communisme) que ce dernier fait rêver à une humanité augmentée…

Pourtant, à l’occasion de la Suède, de ses émeutes ethniques et islamiques, Nicolas Bouzou note que « le plein-emploi ne suffit pas à assurer l’accueil harmonieux d’une immigration abondante ». Nous ne pouvons que partager le rejet de l’auteur du nationalisme et être avec lui favorable à une société ouverte ; hélas il ne semble pas prendre conscience de l’incompatibilité d’un Islam totalitaire avec les valeurs occidentales et libérales…

Si la démarche intellectuelle de Nicolas Bouzou est parfois un peu erratique, mais à la façon de son voyage européen, son récit-essai, mêlant histoire des villes (Venise, Athènes, Milan) et des idées, réalités et perspectives économiques, est bien stimulant pour l’esprit, entre vulgarisation historique et économique d’une part et enthousiasme d’autre part. Non, la croissance heureuse n’est pas un rêve niais mais une hypothèse autant en cours que réalisable, n’en déplaise aux pusillanimes Cassandres français… La « destruction créatrice schumpetérienne » n’est un prélude nécessaire aux progrès. En lecteur attentif d’Hayek, il nous fait relire son éloge de « l’ordre spontané » du marché, son « ordre politique d’un peuple libre[2] », au détriment des politiques étatistes, d’autant que « les politiques publiques ne peuvent que prolonger les crises ». Pourquoi, en cette évidence, les Français ont-ils coutume de vilipender le libéralisme qu’ils ne connaissent pas ?

Reste que Nicolas Bouzon semble ignorer qu’il existe des entreprises françaises aussi performantes qu’investigatrices. Neurospin, par exemple, s’intéresse aux applications de l’imagerie médicale pour les neurobiologistes ; l’Inria est un Institut de recherche en informatique et en automatique ; Aldebaran Robotics est le leader mondial des robots humanoïdes intelligents ; Cellectis produit des « ciseaux ADN » qui permettent de détruire les cellules cancéreuses. En mars 2015, le Salon des nouvelles technologies de Las Vegas réunit pas moins de 66 jeunes pousses (ou « start-up ») françaises, parmi lesquelles, iSetWatch, Holi ou MyFox, qui affectent toutes des noms anglophones pour exister au mieux, s’intéressent aux alarmes connectées, à l’éclairage, à l’arbitrage… La partie n’est sans doute pas aussi perdue qu’elle semblerait l’être.

Pauvre France absurde, étranglée par le socialisme, le syndicalisme et les privilèges étatiques. Quand sauras-tu devenir enfin rationnelle, gérer des budgets avec l’avarice nécessaire, faire confiance à la liberté d’entreprendre ? Car en dépit de tes menottes fiscales et législatives, de ton esprit borné, des entreprises magnifiques savent encore réussir, des initiatives fleurissent. Voyons, entre cent exemples, Bertin Nahum, classé quatrième entrepreneur le plus révolutionnaire du monde, patron de Medtech, une entreprise montpelliéraine, qui œuvre dans l’assistance robotique à la neurochirurgie. Que serait-ce si l’on voulait bien suivre les conseils avisés de nos deux précieux essayistes et s’ouvrir aux accessibles solutions à peine cachées derrière nos frontières ? Agnès Verdier-Molinié Présidente de la République, vous dis-je ! Et Nicolas Bouzou, Ministre de l’Economie !

 

Les Français par eux-mêmes, Curmer, 1840.

Photo : T. Guinhut.

Si le qualificatif de totalitaire est encore une hyperbole en France étatiste, il n’est pas indécent de sainement constater l’approche d’une tyrannie dont les filets plus ou moins invisibles se resserrent en toute régularité. Particulièrement française certes, mais aussi européenne, sinon mondiale, aux mains du club de Davos, par le moyen des banques centrales et de leurs planches à billets inflationnistes, du quota et de la taxe carbone, sans compter l’identité numérique qui nous pend au nez comme un reflet de la surveillance omnisciente du communisme chinois.

Ainsi, « Galaxie » porte bien son nom totalitaire : ce logiciel sophistiqué du fisc permet de surveiller tous les contribuables dans leurs échanges, y compris parmi les courriels et les réseaux sociaux, ensuite de traiter toutes les données personnelles et de recouper toutes informations diverses au service d'un imparable contrôle fiscal, dont on sait pourtant l’effet destructeur ; l’enfer fiscal n’ayant pas la vertu de ses métamorphoser en paradis[3].

La crise sanitaire fut un joyeux prétexte pour étrangler le et les pays sous les lacets de l’étatisme, y compris européaniste. Incarcérer l’économie en imposant des confinements ; s’endetter de manière une fois encore exponentielle, ornée du trop fameux « quoiqu’il en coûte », sans compter la généralisation imposée de vaccins expérimentaux, à l’efficacité discutable, voire délétère, toutes décisions désastreuses. Ce qui n’empêche guère les citoyens ayant approuvé toutes ces mesures comme un seul homme abreuvé par la servitude volontaire de se précipiter pour couvrir les boulevards de manifestations plus ou moins violentes pour contester bruyamment les conséquences inflationnistes et les pénuries dont ils ont par leur consentement et leurs votes étatistes préparé le terrain.

Pour refaire le coup de maître de « l’union de la gauche » mitterrandienne, qui imposa le socialisme à quatre décennies, pour le porter à son comble communiste, un Jean-Luc Mélanchon, Leader Maximo de La France Insoumise, à lui soumise, y compris avec l’aval des soumis de l’Islam qui vote en nombre pour lui et son islamogauchisme tactique, tente de phagocyter ce qui reste du Parti socialiste et les Ecologistes de parti.

En face, frères ennemis de la gauche étatiste, mais tout aussi étatistes, les orateurs du Rassemblement National et de la zémourienne Reconquête n’envisagent guère - et pourtant - l’union des droites. Alors que depuis longtemps la droite républicaine à force de colbertisme, d’écologisme et de culpabilisation par la gauche a rejoint les attendus économiques et administratifs du socialisme. Entre violences terroristes et islamistes d’une part et violences politiques extrême-gauchistes, anarchistes voire vegan de l’autre, les libertés doivent se sentir menacées par les dents d’une tenaille. D’autant que les règlements européens ôtent nombre de compétences aux Etats, voire laminent toute leur souveraineté.

Hélas, la « planification écologique », flanquée du ministère du Logement et du ministère des Transports, se double de « planification énergétique », alors que le maigre parti écologiste est boudé par les urnes. Ainsi les usines productrices et les centres commerciaux ne naissent plus, ou à peine, la Montagne d’Or de Guyane laisse la place aux orpailleurs illégaux et forts pollueurs,  le terminal 4 de Roissy verra ses potentiels clients migrer vers les pays voisins. Toute espèce d’industrie et de progrès se voit vilipendée, quels que soient les richesses attendues par les Français et la régression vers la pauvreté qui en résulte. Le diktat écologique est tel que ses militants gourmands d’interdictions et de sabotages pratiquent impunément la tabula rasa et le vandalisme. Quand bien même la France émet fort peu de CO2, cet épouvantail à gogo alors qu’il n’est pas un polluant et au contraire un accélérateur de végétation, la terreur climatique[4], absolument imaginaire au demeurant, est devenue l’instrument idéal d’oppression d’une planification verte, dont le ressort idéologique est bien entendu le rouge communisme totalitaire. La preuve, s’il en était besoin, selon le Président de la République Emmanuel Macron : « les patrons n’auront pas d’autre choix que d’être éco-responsables ». Nous voilà privés de charbon, inexploitable et pourtant abondant sous notre sol, sauf sous l’emprise hypocrite des importations d’électricité allemandes fomentées par une industrie nucléaire à la dérive, éradiquée dans son développement qui promettait d’être un fleuron français. Privés de gaz, sauf en le payant fort cher venu d’outre-Atlantique ou d’outre-continents (y compris aux bons soins de pays qui ne brillent pas par leur démocratie et leur tolérance) alors que le gaz de schiste (la recherche en ce domaine fut interdite en 2017) et celui des mines de Lorraine nous assureraient des décennies de prospérité ; privés de pétrole, alors que la mer de Guyane en regorge, et très probablement notre Méditerranée, voire le bassin parisien. La main punitive de l’Etat n’y va pas de main morte : interdictions des « passoires thermiques » de façon à augmenter la pénurie de logements, pléthoriques sanctions financières et réglementaires sur les voitures essence et diésel, sur les carburant déjà taxés à 65%, interdiction prochaine des chaudières au fioul, voire à gaz, des véhicules thermiques en 2035 par la sainte grâce de l’Europe, alors que ceux électriques sont des aberrations infinies que nourrissent si mal et si peu des éoliennes tout aussi aberrantes… Pourtant, c’est en lâchant la bride aux entrepreneurs qui n’ont pour ambition que d’innover que nous pourrions exploiter Terre en la magnifiant. En l’occurrence, il n’y a qu’un pas pour faire de celui qui ne serait pas un membre de la sainte église planétaire un sous-citoyen, un criminel fomentant le meurtre de Gaïa.

Tel est le tableau pitoyable d’un Etat aussi tyrannique qu’obscurantiste…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour en donner une preuve supplémentaire, voici Comment l’Etat s’attaque à nos libertés, par le duo Anne-Sophie Anne-Sophie Simpère & Pierre Januel. Cette fois il s’agit de dénoncer une « politique sécuritaire » passant par un confinement sanitaire absurde, même s’il faut reconnaître qu’au début de l’épidémie les perspectives  étaient peu assurées, montrant qu’une fois de plus l’intervention autoritaire de l’Etat et de son grand timonier républicain n’est une gesticulation d’ego pour signifier que l’on veille et agit, alors qu’il eût mieux valu ne pas agir. D’autant qu’il s’agissait de pallier l’impéritie suradministrée de l’hôpital public et sous-médicalisé par la débâcle économique. Mais aussi par un état d’urgence terroriste. D’une part parce qu’il s’agit d’enserrer les citoyens dans un filet de surveillances, d’autre part parce que l’erratique et incertaine efficacité de la chose ne nous assure guère la sécurité urbaine qui devrait être la règle. Nous ne sommes pas certains à cet égard de devoir récuser comme notre couple d’auteurs le laxisme de la Justice. « Tous surveillés et punis », annonce le sous-titre ; certes, mais combien échappent à toute punition justifiée ?

Si la méfiance envers les lois d’état d’urgence terroriste ou sanitaire doit être de règle, tant elles ont tendance à ne pas savoir s’effacer une fois hors de propos, il ne faut cependant pas jeter le bébé avec l’eau du bain comme aiment à le faire nos auteurs. En effet une surveillance, biométrique, par vidéo algorithmique, telle qu’elle se généralise à l’approche des Jeux Olympiques parisiens de 2024, doit pouvoir exclusivement contribuer à parer la délinquance et la criminalité ; rien d’autre. Et non permettre d’accumuler « l’absurdité des charges ». Hélas notre duo pêche par irénisme multiculturel, signalant combien « musulmans et étrangers » sont ciblés : ce n’est pas là racisme systémique policier (ou à peine) mais réalité statistique des comportements délictueux. Il faudrait aussi relever la différence de traitement des manifestants (quoiqu’il puisse s’agir là d’un euphémisme) entre Gilets jaunes matraquables à merci et Black Blocks extrême gauchistes aux vandalismes anticapitalistes et agressions contre la police récurrents et cependant à peine réprimés…

À cet égard, le sous-titre d’Eric Delbecque, « Les causes de l’impuissance française » est parlant. Son essai, L’Insécurité permanente, malgré d’impressionnants pandores casqués en couverture, ne rassure pas le quidam. Sachez que l’auteur est sérieusement informé, en tant qu’expert en sécurité intérieure et responsable de la sécurité de Charlie Hebdo suite à l’attentat de 2015. Malgré les niais politiques et médiatiques qui dénoncent le fantasme sécuritaire, finalement complices et responsables, les incivilités courantes, les délinquances ordinaires, les agressions violentes et les règlements de comptes entre bandes rivales, et la prégnance toujours menaçante des attentats islamistes, le Français vit mal en son territoire - qui ne lui appartient plus guère - s’il n’est pas blessé, tué. « Ensauvagement », « décivilisation », violence des mineurs, où git « la racine du mal », « haine du flic » et désinformations quant aux « violences policières » qu’il ne faut pas nier, mais bien dépassées par celles antipolicières, salafisme et jihadisme enfin, tout se conjugue pour qu’en quantités croissantes la poudre explose. Pendant ce temps les administrations des ministères de l’Intérieur et de la Justice temporisent, minimisent, espèrent en un apaisement impossible. Le tableau, documenté, comprend 150 000 vols de véhicules, 250 000 cambriolages, 700 000 vols sans violences, avec violence 100 000, dont 10 000 avec arme, et encore ne s’agit-il que de ceux déclarés chaque année. Laissons imaginer les homicides, soit 1,36 pour 100 000 habitants en 2019, sans compter « plus de 8000 personnes inscrites au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste » ; et s’il s’agit de la partie immergée de l’iceberg…  En conséquence, face à « quarante ans d’inaction », Eric Delbecque plaide pour un réinvestissement des territoires perdus de la République, pour une stratégie sécuritaire assumée par les spécialistes en la matière. Car « la sécurité c’est la restauration de la République et la première de nos libertés »

Autre concept inhérent à l’étatisme forcené : l’absolutisme. Il est dénoncé, moqué, combattu par un député, quoique macronien, alors que ses coreligionnaires de tous bords n’ont guère tendance à être des amants de la liberté : Aurélien Taché, qui publie un Voyage d’un homme libre au pays de l’absolutisme. Ce dernier ne vient pas seulement d’en haut, mais de tout un substrat des mentalités, qui prônent et pratiquent le conformisme, l’uniformité, l’immobilisme et le gel des convictions, fussent-elles démenties par les faits, par les réussites hors de France, en une permanence de la « connaissance inutile », pour reprendre le titre de Jean-François Revel[5].

Huit chapitres plus ou moins autobiographiques sont autant de « voyages » : « à la campagne », « au cœur des pouvoirs publics », « à l’Assemblée nationale », « à l’école » « dans l’entreprise », « au pays des militants », « dans l’inconscient national ». Bien que le pire réside parmi la fonction publique et les cabinets ministériels, le constat est toujours le même, même si les variantes abondent. Tout du long Aurélien Taché se heurte au carcan et au lacis administratif, en particulier dans le domaine du logement, plaide pour plus de responsabilités en dehors du seul salut de l’Etat, et se veut libéral, par exemple en légalisant le cannabis, en pensant à un « compte-temps » personnel au lieu d’un système de retraite national, en prônant un « revenu d’existence » pour tous. Face au travail dépourvu de sens et à un système de subordination : « plus de salariés ou d’indépendants, tous coopérants ! » rêve-t-il en idéaliste fougueux. Le réquisitoire est particulièrement vif à l’encontre du système scolaire, une « institution disciplinaire », qui a bien failli broyer le jeune Aurélien venu d’un milieu modeste en Deux-Sèvres.

Enfin le « voyage au-delà des nations » qui laissait espérer des expériences un tant soit peu plus ouvertes, aboutit à une dénonciation de « l’ordolibéarlisme » européen et du « néolibéralisme », concepts pour le moins confus qui ne sont pas très cohérents avec son idée du « primat de l’individu sur le collectif ». En effet il pense à une connivence dommageable entre l’Etat, mais aussi l’Europe avec les grandes entreprises capitalistiques, ce qui n’est plus de l’ordre du capitalisme libéral. Autre approximation, son approche des pays relevant de l’Islam, tout en soutenant les aspirations à la liberté, relève d’un certain irénisme, surtout lorsqu’il méconnait le caractère totalitaire de l’islam en prétendant ne pas vouloir encadrer le port des signes religieux. Si le principe directeur de cet essai, bourré d’observations nées de l’expérience, de contrariétés, de faits, de suggestions, est judicieux, le parcours argumentatif est parfois sinueux…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Absolutiste n’est-il pas également le mot pour tous ces monopoles étatiques, la plupart du temps déficitaires, refinancés en dérobant la poche du contribuable ? Ces monstres énormes, Sécurité sociale, Electricité De France, Société Nationale des Chemins de Fer, ne sont pas sujets à une saine et vivifiante concurrence (quoique grâce à une directive européenne cela soit en train d’évoluer pour la troisième). Une fois de plus, l’Etat est nuisible là où il devrait être utile, et, dans ce cas, là où il ne devrait rien avoir à faire. Car l’économie n’est pas de son ressort, sinon pour le gauchir, le casser.

Et, last but not least, n’avons-nous pas oublié le néoféminisme, le wokisme et sa délicieuse Cancel culture[6], qui use du décolonialisme et de l’antiracisme pour coloniser et raciser l’homme blanc, masque transparent une fois de plus de l’anticapitalisme, qui privilégie l’orientation sexuelle, le genre, au dépend du mérite, des compétences ? La propagation d’une telle idéologie en fait promptement un Etat dans l’Etat. Une minorité agissante, influente, comminatoire, ne fait-elle pas profession d’antilibéralisme, enlaidissant notre monde au moyen d’une propension à la tyrannie, comme s’il n’était pas assez laid ?

Car avec Philippe Nemo, nous pouvons penser le politique en termes de beauté et laideur, grâce à son lumineux essai : Esthétique de la liberté. Au-delà de la prémisse selon laquelle chez Platon, le vrai, le beau et le bien sont un, il montre que « la servitude enlaidit les existences humaines [et] que cela n’est pas seulement vrai de la certitude absolue instaurée par les totalitarismes, mais aussi de la demi-servitude instaurée par certaines sociétés réputées plus douces, les socialismes, qui sont nombreux dans le monde actuel ». En conséquence, seule une vie libre est créatrice de beautés et peut avoir un sens. Les vertus de justice, véracité, libéralité, esprit de paix, tolérance, prudence, tempérance, force, orientation positive des activités (en particulier l’innovation scientifique) fondent la beauté morale, donc politique, au sens où seule la participation de l’être libre leur permet d’accéder à la beauté de l’œuvre d’art. Rappelons-nous qu’avec Jean Petitot, Philippe Nemo signa une belle Histoire du libéralisme en Europe[7], ce dernier participant d’une indispensable esthétique de la politique.

 Nietzsche nous avait avertis : « Etat, de tous les monstres froids, ainsi se nomme le plus froid […] Sur terre rien n’est plus grand que moi ; de Dieu je suis le doigt qui ordonne[8] ». Très certainement cette hypertrophie de l’Etat et ce mépris des libertés ont pour source un centralisme et une verticalité politique hérités du Grand siècle Louis-quatorzième, de ce Colbertisme décisionnaire qui irrigua la tradition de droite, et bien entendu du venin marxiste et de sa pulsion de pouvoir totale, sans parler du keynésianisme, infiltré dans les artères gauchies de la pensée. De même la passion délétère de l’égalité se cristallise en une furia de dénonciation des inégalités, contre-productive en tant qu’elle arase les différences, les innovations, les perspectives d’enrichissement. Le constructivisme politique français est comptable d’une dette approchant les 3000 milliards d’euros et d’une islamisation dévorante. Le constructivisme économique, écologiste, est coupable de désindustrialisation, de chômage récurrent, de fermetures d’entreprises accablées par l’envolée des prix des énergies que notre Etat sut interdire de prospérer et plus simplement de naître, d’appauvrissement enfin. Cet Etat que Peter Sloterdijk qualifiait de « mère métaphorique supérieure », de « chirurgien des peuples[9] », dont on pourrait dire que la volonté de guérir contribue à la mort du malade. Il existe également un constructivisme sociologique, intellectuel, si ce dernier mot a encore un sens, fauteur d’obscurantisme, qui propose et dispose de lentes nuits de la pensée et de naufrage de la prospérité au tréfonds de notre avenir, si rien ne vient infléchir la tendance.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Joseph Aloïs Schumpeter : Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1979.

[2] Friedrich August Hayek : Droit, législation et liberté, PUF, 2007.

[5] Jean-François Revel La Connaissance inutile, Grasset, 1988.

[7] Jean Petitot & Philippe Nemo : Histoire du libéralisme en Europe, PUF, 2006.

[8] Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971, p 61-62.

[8] Peter Sloterdijk : Dans le même bateau, Rivages, 1997, p 40, 41.

 

Emmaüs, Ligugé, Vienne. Photo : T. Guinhut.

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23 décembre 2022 5 23 /12 /décembre /2022 14:47

 

Machaon ou Grand porte-queue, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Jean-Henri Fabre, prince de l’entomologie.

Avec le concours

d’En regardant voler les mouches.

 

 

Jean-Henri Fabre : Souvenirs entomologiques,

Le Pommier, 2022, 336 p, 14 €.

 

Henri Gourdin : Jean-Henri Fabre l’inimitable observateur,

Le Pommier, 2022, 288 p, 21 €.

 

En regardant voler les mouches. Arts, littérature et attention,

La Baconnière, 2022, 144 p, 20 €.

 

 

 

La cigale et la fourmi du fabuliste Jean de La Fontaine étaient le produit, certes d’un amateur des champs et des bois, mais aussi d’un anthropomorphisme aimable. Si les naturalistes du XVIII° siècle, dans le sillage de Buffon, pouvaient observer les insectes de manière plus objective, aucun n’atteint l’abnégation, l’attention infinie comme Jean-Henri Fabre, né en 1823, dans les montagnes de l’Aveyron, mort en 1915 après une longue vie d’étude et d’écriture. Entomologiste scrupuleux, il dédia sa vie aux hyménoptères et coléoptères, non sans une carrière d’instituteur attentif à la transmission. Cependant, la rigueur scientifique de l'observateur n'a d'égal que l'écriture jubilatoire. Et s’il écrivit des milliers de si belles pages au service de ses précieuses bestioles, il est aujourd’hui loisible d’en découvrir quelques-unes parmi les plus étonnantes et sensibles, dans une anthologie, intitulée Souvenirs entomologiques, et choisie par Henri Gourdin, qui parallèlement nous propose une biographie de son maître, Jean-Henri Fabre, dont on pourrait fêter le bicentenaire de la naissance. Au moyen de sa poétique insectophilie, n'a-t-il pas tant à nous apprendre sur la multiplicité des vies miniatures, sur les beautés et les cruautés de la nature? Alors qu’une poignée d’essayistes d’aujourd’hui n’aime rien tant qu’écrire avec attention En regardant voler les mouches, ces dernières, bien qu’irritantes, ayant également tant à nous apprendre, nous surprendre, parmi les fantaisies des Arts et des Lettres.

 

Faut-il commencer, en quelque sorte chronologiquement, par la vie ou par les écrits ? Si nous laissons in fine notre lecteur seul juge, c’est l’œuvre qui nous parait première, en une justification de la vie, voire une assomption. C’est au pied et jusqu’à la cime du Ventoux que se situe le théâtre des opérations. En 1865, sa rude et rocailleuse ascension est l’un des axes essentiels de ce recueil, car « une demi-journée de déplacement suivant la verticale fait passer sous les regards la succession des principaux types végétaux du sud au nord, suivant le même méridien ». L’on passe ainsi du thym méditerranéen au pavot velu alpestre. Le récit est vif, animé par le « coup de baromètre » (entendez une gorgée de rhum à chaque consultation de l’instrument par les compagnons de l’auteur) le goût de l’oseille. Une brève nuit à l’abri d’un « Jas de pierre » à 1500 mètres d’altitude permet de préparer la dernière montée pour assister au lever de soleil sommital. Une brume pluvieuse insistante les avait surpris au soir, cependant le matin permet d’élargir la vue jusqu’au Rhône. Le dramatique suspense, les descriptions lyriques donnent au récit un charme prenant. Les « douces joies » du naturaliste culminent lorsqu’il peut observer le Parnassius Apollo, ce papillon « à ailes blanches avec quatre taches d’un rouge carmin », « hôte élégant des solitudes des Alpes » !

Lisons ces pages lumineuses en pensant également au premier ascensionniste écrivain au Ventoux, le poète Pétrarque[1] lui-même, qui, en l’an 1336, fit son épuisante ascension, mais dans une perspective moins scientifique que philosophique, au-dessus de « la vallée de tes péchés » et « vers « la cime de la béatitude[2] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chaque objet de l’observation de l’entomologiste ne peut se séparer de son milieu, de ses prédateurs et de ses proies. Car ici point de pitié : le sphex aux ailes jaunes se gorge des femelles chargées d’œufs de l’éphippigère des vignes et ramène des grillons pour les enfermer avec ses rejetons qui s’en nourriront ; les ammophiles dévorent des chenilles et seront dévorés à leur tour par des oiseaux migrateurs. Ainsi va la chaîne de la vie et de la mort nécessaire.

Plus loin, apparaissent des créatures emblématiques, la « tarentule au ventre noir » et le « scarabée sacré ». La première est un « expert tueur » qui, grâce à sa morsure, paralyse le malheureux insecte qui s’est laissé surprendre. Non seulement elle est active sur le terrain, mais observée dans un large flacon préparé par le soin du patient narrateur et analyste. Le second accourt au fumet du crottin pour travailler avec ardeur à « la pilule sphérique, simples vivres que l’insecte cueille pour son propre usage et achemine vers une salle à manger creusée en lieu propice ». L’étude de ses mœurs va jusqu’à sa métamorphose, de larve à nymphe, afin de découvrir ce « bijou » que les Egyptiens divinisaient, voyant dans la boule excrémentielle roulée un symbole cosmique.

Sans oublier de plus théoriques observations sur l’instinct, son « discernement » et et ses « aberrations », notre entomologiste aime à quitter parfois le monde de ses bestioles favorites, mais jamais bien loin, pour guigner « l’hirondelle et le moineau », dont les nids sont tout un ouvrage, où l’on ramène mille proies miniatures à ses insectivores oisillons.

Parnassius Apollo, Valle Aurina, Prettau / Prédoi, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

Et si l’on s’attend à un froid exposé scientifique, l’on sera heureusement démenti. En effet, outre une exactitude scrupuleuse, la plume avisée, lyrique, de Jean-Henri Fabre use sans relâche d’un sens de la description contrasté, coloré, et d’une remarquable vivacité du récit. Au point que les activités, les combats de ces minuscules héros paraissent des épopées grandioses et pleine d’intérêt. Avec raison Victor Hugo, pourtant trop amateur d’hyperboles, l’appelait « Homère des insectes » ; dans cette lignée, Edmond Rostand préférait le qualifier de « Virgile des insectes ». Cette modeste anthologie, judicieusement concoctée, ne peut que donner envie de se plonger dans les dix fort volumes de ses Souvenirs entomologiques, écrits entre 1879 et 1907, dont l’édition définitive fut publiée à partir de 1924[3], et dont les textes sont accessibles chez Bouquins[4], moins les illustrations. À ce propos, il est dommage que l’anthologiste et l’éditeur n’aient pas songé d’inclure quelques illustrations, dessins et photographies qui ajoutent bien du charme et de l’intérêt scientifique à l’œuvre complète de notre réel écrivain. Il n’en est que pour preuve, au-delà de l’évident bonheur de lecture qui nous transporte dans un incroyable univers, que les treize langues où il fut traduit ; le Japon lui vouant un véritable culte. Au point que quelques Japonais à l’esprit curieux viennent visiter les musées qui lui sont consacrées à Saint-Léons en Aveyron et à Sérignan-du-Comtat dans le Vaucluse…

En sus de sa qualité d’entomologiste, nous rapporte Henri Gourdin, il était enseignant et poète, auteur de divers manuels scolaires, illustrateur de ses ouvrages et aquarelliste de 660 planches de champignons : un aimable monstre de patience et de travail. « Inimitable observateur » selon Charles Darwin, qui l’honore dans son Origine des espèces, Jean-Henri Fabre ne reconnaissait pourtant guère l’évolutionnisme, ne rendant pas la politesse à son confrère anglais. En précurseur cependant, notre naturaliste associe l’écologie, science des relations avec milieu naturel, avec l’éthologie, science des comportements. Ce précurseur ouvre la voie aux recherches sur le phylloxera, qui s’attaque à la vigne, sur les sauterelles invasives, sur les chenilles processionnaires et les pucerons invasifs, dont les coccinelles sont friandes. Soit à une agriculture raisonnée, loin de la pureté revendiquée par bien des écologistes, qui voudraient laisser faire une invasive nature aux dépens de l’homme.

Ainsi, c’est avec enthousiaste qu’Henri Gourdin consacre une biographie documentée au « poète des hannetons » : Jean-Henri Fabre l’inimitable observateur. Tandis que son choix de Souvenirs entomologiques figure dans une déjà généreuse collection des « Pionniers de l’écologie » chez le même éditeur. Elle compte des volumes consacrés aux oiseaux du peintre et naturaliste américain Jean-Jacques Audubon, au philosophe également américain Emerson[5], aux Steppes et déserts d’Humboldt, au géographe Elisée Reclus. La mode de l’écologisme ayant ceci de bon qu’elle permet de se pencher sur de beaux et précieux textes. Pourtant il faut se rappeler que Jean-Henri Fabre était farouchement opposé au « progrès hostile à la nature, qui en déforme la beauté ». Que dirait-il aujourd’hui, effaré par l’industrialisation et l’urbanisation conquérantes ? Prenons garde cependant que si la belle nature est indispensable, tant sanitairement qu’esthétiquement, elle ne doit pas avec les thuriféraires de l’écologisme ramener l’humanité à un désastreux état de nature, mais pactiser avec les progrès scientifiques et techniques salvateurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour le moins curieux, voici un volume à la mystérieuse couverture bleutée qui semble être la figuration des repères visuels d’un volatile en mouvement. Reste à savoir s’il fait mouche. Deux siècles après Jean-Henri Fabre, scientifiques et essayistes exercent leur polymorphe attention : En regardant voler les mouches réunit, entre Natacha Allet et Jean-Philippe Rymann, huit auteurs qui, loin de jouer aux mouches du coche (pour reprendre la fable de La Fontaine) confrontent arts et littérature au phénomène de l’attention.

Qu’est-ce alors que notre attention face aux qualités de l’œil de la mouche, dont on sait qu’elle s’enfuira toujours plus vite que la main qui voudrait l’abattre ? Par ailleurs, distraits par son bourdonnement, savons-nous rester attentifs face au monde ? Voire rester béat « en regardant voler les mouches », soit céder au désœuvrement, à la paresse, quad les yeux à facettes du diptère devraient être notre modèle en termes de connaissance du monde…

Dans la continuité de l’Eloge de la mouche[6], fameux éloge paradoxal du philosophe grec du II° siècle, Lucien, une trentaine de petits essais explore les occurrences du diptère dans les Lettres et parfois la peinture. Qui eût cru qu’allaient défiler en cet inventif exercice rien moins que Blaise Pascal et Georges Bataille, Lautréamont et Roland Barthes, Rabelais et Paul Valéry, Francis Ponge et Claude Simon, Nathalie Sarraute et Robert Musil, en tant que métaphore démultipliée de l’attention et de l’inattention ! Sans oublier l’inoubliable Nabokov dont le filet à papillons emprisonne parfois quelque mouche et dont l’autobiographie, Autres rivages[7], porte la trace mobile sur le front de Mademoiselle, sa gouvernante. Autre dérision, « la mouche sur le nez de l’orateur », qui ramène l’emphase rhétorique, voire politique, à la viande que nous sommes…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Trompe-l’œil favori des peintres, de l’antique Zeuxis au Carlo Crivelli du temps de la Renaissance, elle se pose sur le parapet d’une Vierge à l’enfant. Ironie et scrupule scientifique du temps de l’humanisme font bon ménage Toutefois sa petite taille se voit multipliée à taille humaine dans l’œuvre de l’artiste contemporain Francisco Tropa, de façon à acquérir une inquiétante monstruosité, cassant nos repères. Les ouvrages des naturalistes venus des siècles précédents avaient cependant, à l’aide de précises gravures, puis de photographies généreuses, grandi ces minces créatures à la lisière du fantastique.

L’œil aux 3000 facettes intrigue non seulement le scientifique, mais cinéastes et « acteurs, au moyen de « l’effet-mouche », lorsque Charlot tente de chasser l’intruse et provoque sans tarder le rire. L’on ne pouvait enfin rater l’auteur d’un film impressionnant, coruscant : La Mouche de David Cronenberg[8], cinéaste horrifique et romancier vigoureusement obsédé par les biologies science-fictionnelles et le transhumanisme[9]. Dans la tradition des Métamorphoses d’Ovide, un téméraire expérimentateur voit son corps, sinon son esprit, subir une progressive transition vers celui de l’insecte. Le « bellâtre joue le rôle d’un scientifique » : ses expériences de téléportation sont perturbées par l’intrusion d’une mouche dont l’ADN interfère avec le sien, gonflant son corps de protubérances charnues, d’yeux globuleux, d’ailes bientôt, sous le regard fasciné de sa maîtresse, la journaliste Véronica. La tératologie de Cronenberg n’est jamais innocente…

Un étrange et beau cahier central de photographies souvent en couleurs, rien moins que 32 pages - auquel on aurait pu emprunter quelque gravure pour une couverture plus attirante - anime cet ouvrage décidément original, à la perspicacité redoutable, auquel ne manquent pas les analyses subtiles, pour reprendre l’adjectif du titre de l’entomologiste Ernst Jünger[10]. Et si l'on veut poursuivre cette exploration entomologique, en revenant à notre cher Fabre, sachons qu'il existe, quoiqu'épuisée, une autre anthologie de ses souvenirs[11], vêtue d'une élégante couverture aux scarabées, sphex et mante religieuse...

 

Tout comme il n’y a de cabinet de curiosité sans insectes, il n’y aurait guère de vie sur notre planète sans eux. Le bousier ne dévore-t-il pas les excréments, en grand nettoyeur, les oiseaux ne se nourrissent-ils pas de leur fourmillement ? Qui sait si, en imaginant l’éradication de l’humanité au moyen de quelque catastrophe nucléaire, l’homme ferait place nette à une entomocratie…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Pétrarque : L’Ascension du Mont Ventoux, Séquences, 1990, p 34-35.

[3] Jean-Henri Fabre : Souvenirs entomologiques, Delagrave, 1924.

[4] Jean-Henri Fabre : Souvenirs entomologiques, Bouquins Laffont, 1989.

[6] Lucien de Samosate : Eloge de la mouche, Œuvres, II, Hachette 1874, p 267.

[7] Vladimir Nabokov : Autres rivages, Gallimard, 1989.

[10] Ernst Jünger : Chasses subtiles, Christian Bourgois, 1969.

[10] Jean-Henri Fabre : Souvenirs d'un entomologiste, Club des Libraires de France, 1955.

 

Jean-Henri Fabre : Souvenirs entomologiques, Delagrave, 1924.

Photo : T. Guinhut.

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17 décembre 2022 6 17 /12 /décembre /2022 15:49

 

Museo Casa Natal de Cervantès, Alcala de Henares, Madrid.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Salman Rushdie

ou les libertés de l’imagination :

Quichotte, Langages de vérité

& Penser Salman Rushdie.

 

 

Salman Rushdie : Quichotte,

traduit de l’anglais (Royaume Uni) par Gérard Meudal,

Actes Sud, 2020, 432 p, 24 €.

 

Salman Rushdie : Langages de vérité,

traduit de l’anglais (Royaume Uni) par Gérard Meudal,

Actes Sud, 2022, 400 p, 25 €.

 

Penser Salman Rushdie,

coordonné par Daniel Salvator Schiffer,

L’Aube, 2022, 248 p, 20 €.

 

 

Pourquoi condamner un écrivain ? Pour érotique obscénité façon Lady Chatterley, atteinte baudelairienne aux bonnes mœurs, éloge sadien du crime, blasphème enfin… Voilà qui, à l’exception de l’incitation au meurtre, pourrait se traduire par un seul mot : l’imagination. En tout état de cause c’est bien ce qui fut, ce qui est, qui sera, reproché à Salman Rushdie, lorsqu’une iranienne fatwa, en 1989, commanda de l’assassiner au service et au nom du prophète de l’islam. Comme un seul homme, la théocratie et les masses de ses affidés hurlèrent au blasphème, ne brulèrent que de porter la main du crime sur la gorge de l’écrivain, siège de la parole, de séparer de son corps sa tête, siège de l’intelligence et de la liberté. Les Versets sataniques était-il un roman si indécent ? Il n’en reste pas moins qu’il continua de conter ses histoires, au travers d’ouvrages comme Haroun ou la mer des histoires ou L’Enchanteresse de Florence, de composer avec brio de nouvelles Mille et une nuits et un Quichotte échevelé, non sans confier sa réclusion pour échapper au totalitarisme islamique dans Joseph Anton[1]. Mais aussi de rédiger entre 2003 et 2020 divers essais sur le pouvoir d’imagination de la littérature, réunis aujourd’hui sous un titre peut-être discutable : Langages de vérité. Le merveilleux des contes invoquerait-il la vérité ? Cette vérité qui serait insupportable aux yeux des fondamentalistes. Ce pourquoi il faut, avec rien moins que vingt-six auteurs divers, Penser Salman Rushdie, au nom d’un libre humanisme et de la dignité, tant de l’individu que de la civilisation.

 

L’inénarrable roman de chevalerie intitulé, en 1605 puis 1615, Don Quichotte, n’a pu que fasciner notre Salman Rushdie. Au point de vouloir en découdre avec le modèle inégalé. Double décalé de Cervantès, Sam DuChamp n’est qu’un piètre auteur de romans d’espionnage qui se concocte un alter ego romanesque, Ismail Smile, au nom révélateur. Aussi Salman Rushdie fait-il de son Quichotte un représentant de commerce en produits pharmaceutiques frelatés, amateur forcené de télévision, rêveur impénitent et cependant un poil raffiné. Quelle drôle de lubie le pousse à tomber amoureux de Miss Salma R, actrice sur le retour, animatrice de talk show, star de l’écran de ses songes ? Sancho n’est que son fils imaginaire et pourtant il l’accompagne au long cours d’une quête picaresque parmi les espaces immenses des Etats-Unis. Les aventures sont sans cesse dédiées à la dulcinée qui habite l’illusion du petit écran, faisant s’entrecroiser les vies à la manière fabuleuse de Salman Rushdie.

N’en doutons pas, la chose est intensément satirique. Le personnage affirme « son intention de s'attaquer à la sous-culture abrutissante et destructrice de notre époque tout comme Cervantès était parti en guerre contre la sous-culture de son temps ». Le road trip, pour user de l’anglicisme, décrit un pays en déshérence, dégringolant les échelons du spirituel, tant la drogue, les réseaux sociaux, les violences sexuelles, la pop culture, le racisme gangrènent pêle-mêle le pays. Bouillonnant, sans cesse en mouvement, le roman amuse, inquiète, tant il est à craindre qu’au bout de la quête de ce Quichotte improbable, malgré d’hilarants moments, de cette épopée déglinguée, ne se dessine qu’un vide apocalyptique.

Hélas, l’avatar rushdien a plus triste figure que son modèle. Si la verve ébouriffante  de Salman Rushdie n’est pas en reste et peut ravir un lecteur complice, changer Rossinante pour une Chevrolet, Dulcinée pour une actrice, Sancho Pansa pour un ami imaginaire dont le nez s’allonge comme celui de Pinocchio, malgré l’incessante intertextualité, ne suffit pas à égaler le modèle du XVI° siècle. De plus, surcharger la fresque de péripéties et de personnages secondaires, de surcroit éphémères, finit par lasser. Sans compter que la charge contre le bric à brac peu culturel américain, les errements de la politique à l’occasion l’Amérique de Trump, n’est ni nouvelle, ni forcément nuancée. Il n’en reste pas moins que si le héros de Cervantès confondait l’illusion et la réalité[2], celui de Salman Rushdie tente de ne pas confondre une réalité peu flatteuse avec le mensonge médiatique et propagandiste. En ce sens la prouesse romanesque truculente n’est pas sans mérite.

L’on ne s’étonnera pas qu’outre Don Quichotte, Les Mille et une nuits ait également fourni la trame d’une réécriture : Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits[3]. Ce n’est évidemment pas un hasard si ces deux chefs-d’œuvre de la littérature mondiale se composent, entre autres qualités narratives, de multitudes d’histoires emboitées, technique dont est friand notre écrivain anglo-indien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il ne s’agit pas seulement, dans Langages de vérité, d’une collection d’essais divers. Bien qu’issus de cours donnés dans diverses universités américaines, de préfaces pour des catalogues et autres discours, et bien entendus des articles publiés dans des magazines, ils forment un tout cohérent. Comme une sorte d’infra-roman de formation, il s’agit là d’un récit des origines, tant fictionnel qu’autobiographique ; mais aussi une entreprise critique.

Comment devenir Salman Rushdie ? En vénérant le dieu indien de la littérature, l’éléphant Ganesh, scribe du Mahabharata, qu’il découvrit dès l’enfance. En trouvant dans le réservoir immense des contes une stimulation permanente, de prolixes sources d’inspiration. En s’abreuvant aux Mille et une nuits, où l’on apprécie « l’absence presque totale de la religion », et dont Shéhérazade est le modèle révéré. Sans oublier tout un corpus indien, dont le Somadeva. Océan de la rivière des contes inspira le titre d’Haroun et la mer des histoires[4]. Mais en rencontrant également la partition de l’Ide et du Bengladesh, de l’hindouisme et de l’islam, lorsqu’au passé laïque de Bombay succède un « présent amer, porté à l’oppression, la censure et le sectarisme ».

Dans le panthéon de Salman Rushdie, Cervantès côtoie un autre géant mort à quelques jours d’intervalle, en 1616, William Shakespeare, dont la « liberté de forme » le stupéfie. Dans leur « truculence », tous les deux « se refusent à moraliser, et c’est en cela qu’ils sont beaucoup plus modernes que beaucoup de leurs successeurs ».

Il faut en conséquence à l’appétit omnivore de notre romancier autre chose qu’un piètre réalisme. Ce dernier dominant les Lettres et les appauvrissant, il est l’objet du dédain, voire du mépris du prince du récit, Salman lui-même, non sans raison. Il lui faut le merveilleux, quoiqu’il emploie à cet égard le terme « fantastique » qui n’est valable que pour Kafka, dont La Métamorphose permet l’irruption du surnaturel dans un contexte réaliste. Plutôt qu’au conseil  généralement donné à l’aspirant écrivain, « Parle de ce que tu connais », le développement de l’imaginaire est le credo de notre auteur qui préfère « injecter le fabuleux dans le réel pour le rendre plus vivant, et, curieusement, plus véridique ». Car « l’animal fabulateur » que nous sommes trouve dans les mythes, les fables, les contes, une raison de vivre, une morale, une évasion. Parmi le triangle formé par « l’amour, l’art, la vie », le réalisme magique peut se déployer en toute liberté.

En ce sens, l’on ne s’étonne pas que son personnage mythologique, allégorique et emblématique soit Protée. Car la vie, multiforme, monstrueuse, sans cesse changeante, doit trouver dans la forme et le sens romanesque, un reflet, une extrapolation de cette protéenne dimension. Ce pourquoi cette littérature « est plus réaliste que le réalisme, parce qu’elle correspond à l’irréalité du monde ».

Au côté de ce versant de la formation et surtout de l’esthétique de l’écrivain, figurent quelques belles pages plus autobiographiques, contant son enfance à Bombay, sa prodigieuse famille, ses lectures, puis son émigration vers les universités anglaises.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une seconde partie s’intéresse à la génération de l’écrivain, ses contemporains, voire ses complices. Philip Roth[5] par exemple, dont les romans mettent en scène les Juifs américains, le maccarthysme, le racisme et la montée du wokisme : « nous vivons une époque où les événements publics affectent si directement notre vie privée que le rôle de la littérature à présent est de montrer comment fonctionne cette relation ». Qu’il s’agisse du Complot contre l’Amérique ou de La Tache, il est « un Cassandre de notre temps, nous mettant en garde contre l’avenir sans être pris au sérieux ». Sauf qu’en faisant à cet égard allusion à Donald Trump (sans le nommer), Salman Rushdie ne fait guère preuve de pénétration[6]. C’est aussi Kurt Vonnegut qui regarde la guerre « avec le masque de la comédie », dans son Abattoir 5. Faisant « face à la mort », les romans de Samuel Beckett fascinent ce lecteur prolixe, qui appelle affectueusement Gabriel Garcia Marquez « Gabo », alors qu’il était le grand ami de Fidel Castro ! Toutefois l’on reconnaît  notre auteur dans cet éloge d’Harold Pinter : « un adversaire déclaré et passionné du sectarisme, des préjugés, de la censure et des abus de pouvoir commis par les puissants ». À ce égard, Slaman Rushdie ne prend-il pas fait et cause pour l’artiste chinois Ai Weiwei, arrêté par le pouvoir communiste ?

Malgré la multiplicité des vérités qui courent de par le monde, le romancier a pour but de « reconstruire la croyance de nos lecteurs dans la réalité, leur foi dans la vérité. Aussi faut-il bien du courage aux écrivains, qu’ils soient anglais ou chinois, pour affirmer la vérité de la liberté et infirmer la vérité des pouvoirs qui nous oppriment. Comme il en fit preuve à l’occasion d’un congrès du Pen Club en 1986, où il mania « la plume et l’épée ». Lors de houleuses controverses que l’on imagine, Saul Bellow répondit : « Nous n’avons pas de tâches, mais des inspirations », ce qui est remettre les pendules idéologiques à l’heure de la vitalité de l’écrivain face au monde qui nous entoure, face à ces pays où « l’imagination libre est toujours considérée comme un danger », où la censure s’impose, quoiqu’elle sache s’infiltrer dans les pays qui se prétendent libres. Y compris aux Etats-Unis où l’on peut furieusement souhaiter effacer la théorie de l’évolution de Darwin, voire la sorcellerie de J. K. Rowling et de son Harry Potter. Y compris en Inde où le fanatisme hindou concurrence celui de l’islam. Conclusion : « Se détacher des dieux, c’est la naissance de la liberté de l’individu et de la société ».

Si le titre peut être discutable tant les vérités au pluriel peuvent être le champ du relativisme, ces « vérités » restent néanmoins des défenses contre la vérité religieusement (ou politiquement) autoproclamée : « une religion définie comme la capacité pour ses adeptes de commettre des violences sur terre au nom de leur mystérieux dieu céleste ». L’allusion à l’islam étant assez claire et nous ramenant à la fatwa prononcée contre l’auteur des Versets sataniques, qui vient d’ailleurs cet automne de subir une grave agression au couteau, la férocité de ces détracteurs faisant preuve d’une mémoire têtue, depuis trois décennies. Or c’est avec pertinence que Salman Rushdie récuse le terme « islamophobie[7] » : étant donné le concours de violences et de tyrannie afférentes, « il est juste d’éprouver une véritable phobie sur de tels sujets ».

Cependant dans un pays comme l’Inde où les dieux sont pas moins de trois cents millions, le réalisme de l’écriture est quasiment impossible. À moins qu’il s’agisse de réalisme magique, comme dans Les Versets sataniques, qui est d’abord un livre sur l’immigration, où trois déesses antéislamiques pointent le bout de leurs nez, pour le plus grand mécontentement des monothéistes furieux, qui sont à l’origine de cette furie s’abattant sur New-York, dans le roman du même nom[8]. Ainsi Salman Rushdie, et on le comprend, préfère les polythéismes, où les histoires « sont bien meilleures » et laissent la liberté s’ébattre, alors que dans les monothéismes, « ces policiers de l’âme », elles sont « inhumaines ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est évident que le rapport entre « autobiographie et roman » dépasse de loin le seul cas de notre romancier, en un temps où l’on soupçonne sans répit que l’écrivain représente ses proches, ses amis, ses connaissances dans les pages de ses romans : « De nos jours, la supposition qui prévaut c’est que tout roman est en fait une autobiographie déguisée ». Il suffirait alors de connaître l’identité de la personne pour tout savoir sur le personnage, ce que Marcel Proust ne cesse de récuser[9]. Ce qui compte, « c’est le saut imaginatif, et non les éléments de la vraie vie ». Et notre Salman de donner de nombreux exemples, y compris dans sa famille, dont les membres ne deviennent personnages qu’en changeant de personnalité, de vie, dans Les Enfants de Minuit [10]ou Furie. La solution est-elle d’éviter les narrateurs à la première personne ? Ainsi Shalimar le clown[11] et L’Enchanteresse de Florence[12] échappèrent-ils à ce déterminisme…

Il est cependant difficile de convaincre une immense part du public que l’art est supérieur à la reproduction réaliste du vécu, ce dont témoigne le succès d’un Karl Ove Knausgaard[13].

Pour Salman Rushdie, comme certainement pour Shakespeare, quoiqu’il soit risqué de les comparer, « l’anglais est l’or des langues », tant il est malléable. Si nous le lisons seulement en français, hélas, tant sa langue est touffue, nous avons conscience de cette aisance à sculpter la pâte des phrases et des mots, d’une manière particulièrement évocatrice. Même si au long cours de ses romans une lassitude peut empreindre le lecteur, lorsque que s’enchaîne la pâte du récit sans cesse renouvelé par des histoires séductrices, mais dont on ne ressent pas toujours la nécessité morale et esthétique.

Véritable boite aux trésors, même si parfois inégaux, Langages de vérité recherche par exemple celle de « l’adaptation », soit le passage d’un livre à un film, le plus souvent médiocre, quoiqu’il existe de notables exceptions, comme Le Guépard de Luchino Visconti. La réflexion est de bric et de broc, comme l’exige l’exercice de la réunions d’interventions diverses, mais rarement sans sagacité. Comme à l’occasion de « Notes sur la paresse », qui entrechoque le classique Russe de Gontcharov, Oblomov, avec les films de Fellini, un anti-héros de Thomas Pynchon et le mannequin Linda Evangelista : ainsi le lecteur saura s’il peut être « pour ou contre la paresse[14] ». Le recueil s’achevant sur des textes rendant hommage à des artistes, peintres comme Francesco Clemente ou photographe comme Sebastiano Salgado, l’éclectisme et l’ouverture d’esprit sont au rendez-vous d’un intellectuel nécessaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voilà bien « quelqu’un qui ne croit ni en Dieu ni au diable », alors qu’il était né dans une famille sunnite et auprès de l’hindouisme. Insupportable apostasie, que la cohérence coranique et ses sbires se jurent de châtier. Aussi faut-il penser la tolérance, les droits de l’homme et de l'irréligion, autrement dit Penser Salman Rushdie, selon le titre d’un hommage, plus exactement d'un recueil de brèves et pertinentes mises au point, sous les plumes croisées de vingt-cinq essayistes engagés, dont les interventions ont été coordonnées par Daniel Salvatore Schiffer.

 Ils viennent d’horizons divers et sont de vifs défenseurs du « cou de Salman Rushdie », comme Eric Fottorino en son poème en vers libres, de son athéisme, comme Catherine Clément, voire de vigoureux procureurs d’un « islam inexistant », pour Guy Sorman. Remarquons des argumentaires appréciables, à la manière de Véronique Bergen : « La danse de la plume contre le couteau », le réquisitoire contre les « fanatiques de Thanatos » par Robert Redeker : « Humilier la liberté de penser est le seul blasphème », voire d’inquiétantes complicités : « Un nouveau négationnisme : l’islamo-gauchisme face à l’islamo-fascisme » sous la gouverne de Nathalie Heinich. Enfin le pertinent préfacier se fait, si l’on nous pardonne le néologisme, postfacier, en traçant une ligne directe depuis l’affaire Calas, rendue célèbre par Voltaire, jusqu’à notre écrivain si menacé, en passant par l’affaire Dreyfus. Être condamné à mort pour une fiction, au nom d’une autre fiction, l’une romanesque, l’autre religieuse, devrait pourtant dépasser tous les sommets de l’improbable et du ridicule. Mais Dieu est si souvent un tel vice humain…

Si le Coran n’avait été composé que de versets sataniques, et c’est l’hypothèse formée par le roman incriminé, les portes du polythéisme et de l’interprétation n’auraient pu être fermées. Dans la même perspective, et au-delà du seul cas Rushdie, ce volume multiplumes se propose d’être une ardente plaidoirie en faveur de la liberté, « contre toute tentation fasciste », pour reprendre les mots de Daniel Salvatore Schiffer, préfacier de ce courageux ouvrage.

Ce dernier n’échappe pas hélas à l’approximation. En effet Stéphane Barsacq cite en défense d’un islam tolérant un verset célèbre (V 32) qui s’adresse aux Juifs : « Voici, qui tue quelqu’un qui n’a tué personne ni semé de violence sur terre est comme s’il avait tué tous les hommes. Et qui en sauve un est comme s’il avait sauvé tous les hommes ». Mais il ne faut pas, au prix d’une grave erreur, omettre la suite : « Mais voici, après cela, il est sur terre un grand nombre de transgresseurs. Mais ceux qui guerroient contre Allah et ses envoyés, semant sur terre la violence, auront pour salaire d’être tués et crucifiés[15] ». Il faut alors se garder de ne prendre le verbe guerroyer qu’au sens militaire, ce que confirment de nombreux versets virulents, affirmant ainsi la dimension génocidaire d’une telle religion et l’affreuse cohérence de la condamnation à l’égorgement de notre écrivain, à l’instar d’un Samuel Paty. Malgré une telle approximation l’ouvrage mérite d’être médité, goûté. Il est à craindre cependant que de telles pages restent lettre morte, inaudibles, sinon proprement scandaleuses aux oreilles dans lesquelles a coulé le fiel de l’islam…

 

Pourquoi condamner un écrivain ? Il serait naïf de ne voir dans le péché capital de blasphème[16] que la condamnation aux mains d’une religion séculaire et de ses mortifères affidés. D’autres engeances ont aujourd’hui le doigt sur la gâchette de la reductio ad hitlerum, de l’anti-progressisme, du crime de lèse woke[17], lèse anticolonialisme, anti-néoféminisme, anti-écologiste, en somme pléthore de grigous obscurantistes violents. Certes ce sont des groupuscules ; mais en somme tous des tenants d’un activisme forcené empreint de religiosité bouffie : ils sont bien plus redevables de la pulsion tyrannique, de la pulsion de mort, que de la raison et de l’humaniste tolérance qui devraient nous conduire et libérer l’humanité.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[4] Salman Rushdie : Haroun et la mer des histoires, Bourgois, 1991.

[8] Salman Rushdie : Furie, Plon, 2001.

[10] Salman Rushdie : Les Enfants de minuit, Stock, 1983.

[11] Salman Rushdie : Shalimar le clown, Plon, 2005.

[12] Salman Rushdie : L’Enchanteresse de Florence, Plon, 2008.

[15] Traduction André Chouraqui, Le Coran, Robert Laffont, 1991, p 226-227.

[16] Voir : Eloge du blasphème, de Thomas d'Aquin à Salman Rushdie

[17] Voir : Pour l'annulation de la Cancel culture

 

Museo Casa Natal de Cervantès, Alcala de Henares, Madrid.

Photo : T. Guinhut.

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10 décembre 2022 6 10 /12 /décembre /2022 10:06

 

Monasterio El Paular, Rascafría, Madrid.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Profondeurs et lumières du noir et du blanc

 

par Michel Pastoureau

 

& Lucien X. Polastron.

 

Suivi par L’Etonnant pouvoir des couleurs

 

de Jean-Gabriel Causse.

 

 

 

Michel Pastoureau : Noir. Histoire d’une couleur,

Seuil, 2008, 212 p, 39,60 € ; Points, 2014, 288 p, 8,80 €.

 

Lucien X. Polastron : Au Cœur du noir,

Le Prunier Sully, 2022, 120 p, 24 €.

 

Michel Pastoureau : Blanc. Histoire d’une couleur,

Seuil, 2022, 240 p, 39,90 €.

 

Jean-Gabriel Causse : L’Etonnant pouvoir des couleurs,

Flammarion, 2022, 208 p, 32 €.

 

 

Loin de n’être que la nuit la plus négative, l’absence de toute vision, de toute lueur et couleur, le noir fut longtemps un symbole du chaos primitif et autant d’humilité que d’autorité, comme le montre le déjà légendaire Michel Pastoureau, dans son ode esthétique : Noir. Histoire d’une couleur. Limitant son attention à l’Occident, il laisse place à d’autres investigations bienvenues. Ainsi l’on apprend que se noircir les dents est une acmé de l’élégance japonaise, ce que rapporte et analyse, dans son essai intitulé Au Cœur du noir, Lucien X. Polastron. Mais en son dernier né de sa série qui en compte six, Histoire d’une couleur, sans ignorer ses Rayures, Michel Pastoureau dresse une stèle, un piédestal peut-être conclusif au blanc, que l’Occident aime virginal et pur, voire pénitent, alors qu’ailleurs il peut se faire funèbre. Un arc-en-ciel de volumes, tant culturels qu’esthétiques, trouve ici son achèvement, de façon à ce que le lecteur, contemplateur et acteur tolérant du monde, puisse partager une chromo-esthétique culturelle. Voire, avec le concours de Jean-Gabriel Causse, une chromothérapie tant le pouvoir des couleurs est étonnant.

Au commencement étaient les « mythologies des ténèbres ». Là où le dieu Anubis est celui de la mort, le noir est fécondant et promesse de renaissance. Car l’Egypte ancienne aimait la noirceur fertile du limon et des lourds nuages annonciateurs de pluie sur le delta. Et s’ils préféraient vivement peindre leurs temples et leurs statues, les Grecs connaissent Nyx, déesse de la Nuit et fille du Chaos, ainsi que les Parques et les Furies. Usant des charbons de bois, des os calcinés, les Romains en parent les peintures pompéiennes, mettant ainsi en valeur, par contraste, des tableaux de riches couleurs. Notons qu’en latin « niger » est brillant quand « ater » est sale, ce qui signifie qu’originellement « nègre » n’a rien de dépréciatif.

Ténèbres, deuil et enfer sont longtemps le lot du chrétien moyenâgeux, puisque le noir est antérieur à la création, moment où le dieu biblique sépare les ténèbres de la lumière. Cette obscure entité trouve à l’ère médiévale une faveur paradoxale, celle de la « palette du diable » et d’un « bestiaire inquiétant » entre loups et corbeaux, quoiqu’associée à la salissure auprès des laboureurs et artisans ainsi vêtus, alors que les guerriers ont le rougeflamboyant, les prêtres le blanc divin. Pourtant certains ordres monastiques se couvrent de noir par humilité. Terne et repoussant, chtonien et effrayant, il se trouve dans les profondeurs de l’Enfer, de Satan, du péché capital et de la mort, alors que le blanc est céleste, aux côtés de la sagesse et de la vertu. Reste l’énigme du chevalier noir qui cache son identité tout en étant positif, sa couleur symbolisant sa force. À la « palette du diable », succède une mode nouvelle, du XIV° au XVI° siècle, à l’occasion de laquelle le noir devient le signe de l’austérité et de l’autorité. La figuration de la peau noire - jusque-là horrifiante - au bénéfice de la reine de Saba ou du roi mage Balthazar participant de cette accession à la grâce. Est-ce après la grande peste de 1346-1350 qu’apparut un « noir moral et rédempteur » ? Bientôt les juristes et gens de robe l’affectionnent, puis les plus grands personnages, par imposante dignité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux siècles de la Renaissance, la mode est en noir et blanc, voire jusqu’à la guerre faite aux couleurs, par une sorte de pudibonderie, ce que notre historien appelle un « chromoclasme ». Ce n’est pas un hasard si ce mouvement correspond à l’essor de l’encre d’imprimerie, qui a remplacé l’enluminure, et de surcroit à la morale protestante. L’austérité du XVII° siècle réprouve l’ostentation chromatique, attitude cependant bien adoucie par un siècle des Lumières qui est « une sorte d’oasis colorée », alors que les peintres n’ont cédé que rarement à une omniprésente noirceur, qui sera en revanche celle du romantisme noir, celui de ses romanciers gothiques[1] et de ses peintres, comme Fussli. Le XIX°, « temps du charbon et des usines », voit coexister noir ouvrier et noir élégant du bourgeois, imposant une orthodoxie et préparant celui qui se change en une « couleur moderne » et honrable, malgré la dangerosité à venir des blousons noirs, des afficionados du rock et du punk. Au cours du précédent siècle, il acquiert des lettres de noblesse ou de honte politiques : il est la soutane et le curé, les « chemises noires » fascistes et des SS nazis, il est rebelle et anarchiste. Bien entendu il est de longtemps la norme de la photographie et du cinéma, et le voici devenu transgressif jusque dans l’érotisme du sous-vêtement féminin, il est le nouveau chic. En fait le noir est une couleur à part entière, de plus en plus plurivoque, à n’y plus retrouver ses codes…

Matrice prête à préparer le jour, le noir se découvre un nouveau prêtre en la personne du peintre Soulages, qui prétendit inventer « l’outrenoir ». Ce dernier avatar du dieu de la peinture fascine une vaste frange des amateurs d’art, il a son musée à Rodez, avant même la consécration de la mort, il sidère ceux qui auraient le front de contester son autorité picturale. Une spiritualité intense, venue d’une influence japonaise s’en dégage ; à moins que l’on puisse y voir le mécanisme de l’esbroufe, itération et réitération d’une recette à base de couteaux graissant l’huile et le goudron noirs, en une sorte de fatigue, voire de rejet de l’inspiration, un nihilisme comminatoire, hors duquel point de salut pour la figuration, l’imagination, la liberté esthétique, et auquel les badauds sacrifient en un culte entendu et muet.

Une fois de plus, parmi les livres de Michel Pastoureau, rouge, jaune, vert ou bleu, noir enfin, montrent combien se mêlent étroitement « les problèmes chimiques, techniques ou matériels et les enjeux sociaux, idéologiques ou symboliques ».

Nous avions connu Lucien X. Polastron dans un tout autre exercice, où l’on devinait cependant un noir repoussoir : un roboratif essai sur Les Livres en feu[2], où la dimension historique ne se déparait pas d’une intention polémique en faveur de la liberté de publication, d’expression et de conservation des bibliothèques. Le voici plus paisiblement méditatif avec Au Cœur du noir.

Si Michel Pastoureau limitait ses histoires des couleurs aux sociétés européennes, il laissait avec humilité la place à des entreprises telles que celle de Lucien X. Polastron tourné, lui, vers l’Extrême-Orient. Art de vivre et philosophie esthétique, le noir, quoiqu’il ait son origine matérielle et esthétique en Chine, s’est longuement épanoui dans l’archipel japonais. Au contraire de la préférence occidentale pour la luminosité, la non-lumière, essentiellement naturelle, est le vortex d’une riche et profonde impression visuelle, au point d’être à la source de la rêverie, de la sensualité. Toutes les pulsions artistiques, du style de vie jusqu’aux spéculations philosophiques, empruntent sa voie, dans le cadre du shintoïsme et du zen : il est donc couleur absolue. Or « l’extrême couleur signifie le pouvoir suprême ».

Venu d’époques ancestrales, le noircissement des dents est une parure aristocratique. La délicieuse Sei Shônagon, dans ses Notes de chevet[3] écrites au XI° siècle, ne classe-t-elle pas, parmi les « Choses qui égayent le cœur », « Des dents bien noircies » ? Si la mode s’est affaiblie lors de l’ère Meiji, qui vit l’ouverture à la modernité occidentale à partir de 1868, elle perdure chez les geishas. La longue chevelure noire féminine est également un gage d’érotisme et de distinction, surtout si elle est plus longue que sa détentrice, ce que l’on peut observer dans les peintures illustrant le Dit du Genji[4]. Cet accord entre dents et cheveux « relève d’une esthétique de l’insondable », alors que les « échelonnements bariolés des encolures de vêtements » sont la règle. Or le bouddhisme japonais vêt ses novices de la plus sombre nuance nocturne, car « c’est la couleur de l’acceptance de tout ». En tant qu’ornement et essence, le noir est aujourd’hui pour les stylistes « l’étoffe absolue », la noblesse et l’intelligence. Il est d’abord de soie, mais aussi de lin, de coton et de laine. De surcroit, pour les femmes, le kimono noir, sans autre ornement, est si « érotiquement troublant » ! Ainsi, il n’est pas une couleur, mais « un idéal esthétique ». L’on devine que, malgré les matières botaniques, terreuses et ferriques qui le composent, les artisans teinturiers ne dévoilent pas entièrement leurs précieuses recettes pour aboutir à la profonde intensité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De tels costumes, sans oublier les ombres, jouent un rôle prépondérant dans les spectacles du kabuki et du bunraku. Si l’on ne s’étonne pas qu’un tel goût ait touché la cérémonie du thé, au travers de bols au premier regard grossiers, mais doués d’un raffinement insondable, l’on sera plus surpris de savoir que le tatouage total et entièrement noir touche la jeune génération. Le jeu de go, lui, a 181 pions noirs, soit un de plus que les blancs, ce qui n’est pas sans sens. L’on aime également trouver des aliments couleur de nuit ; et l’on imagine qu’à la rencontre de dents noircies un pétillement d’extase ne manque pas de se produire. En cohérence avec une telle esthétique, la « planche de cèdre cuite » orne certaines maisons, comme chez nous les bardeaux. Un calligraphe a même enduit sa demeure d’encre à calligraphier ; luxe suprême n’est-ce pas ?

La pierre à encre offre la même nuance que celle qui va imprégner le pinceau. Venu d’une suie et de gélatine animale, le mélange étant patiemment travaillée de façon traditionnelle, un tel bâton d’encre peut encore se payer à prix d’or. L’art de la calligraphie, qu’il soit figuration des êtres et des paysages de l’univers, ou poème, se ressourçant dans la profondeur originelle de l’encrier, est en quelque sorte le fondateur d’une part de l’art moderne du XX° siècle, soit le tachisme, l’expressionnisme abstrait de Franz Kline et Hans Hartung, et l’abstraction lyrique de Georges Mathieu et de Zao Wou Ki[5]

Notre essayiste ne se fait pas faute d’oublier Tanizaki Junichiro, dont la Louange de l’ombre[6] est le nostalgique éloge d’une habitation sereinement ombreuse et d’une esthétique en voie de disparition. Pourtant, là, une méditation zen pouvait accéder au « moi sans forme », à un « monologue intérieur ayant fondu au noir ». Est-il permis de voir en cette ancestrale mythique le reflet des trous noirs de l’astrophysique contemporaine ?

Cet essai, précieusement noirci d’illustrations expressives, parcourt l’esthétique profonde du Japon. Aristocratique, le noir orne le vêtement, quand les ombres de la maison sont propices à la paix. Il faut cependant s’intéresser à la fabrication de l’encre autant qu’à leurs reflets dans les valeurs morales. Ainsi cette synthèse méticuleuse est autant esthétique, sociétale que philosophique. L’on ne s’étonnera pas que, grand connaissance de l’Extrême Orient traditionnel, Lucien X. Polastron ait publié un volume sur la calligraphie chinoise[7], en quelque sorte heureusement complémentaire.

Santa Maria de Pellizzano, Trentino Alto-Adige.

Photo : T. Guinhut.

Quittons l’obscur, si nous en avons assez de broyer un noir cependant spirituel, et revenons à l’Occident avec Michel Pastoureau. Pour trouver son opposée, pure luminosité. Car il n’a rien d’incolore. Dès l’Antiquité, le blanc est l’apanage du taureau de Pasiphaé, du cygne de Léda. Cependant une fausse croyance venue du XIX° siècle prétendait que les temples et statues grecs étaient immaculés. Eh bien non ! ils étaient peints de couleurs vives pour honorer les dieux, les peintres étant d’ailleurs payés plus chers que les sculpteurs. Quoique Platon pensât de la pureté et de la beauté du blanc, seul convenable : « La couleur qui conviendrait à une offrande aux dieux serait le blanc[8] ». Et si les Romains aimaient les robes immaculées des vestales et les toges blanches, en particulier les sénateurs, les peintures de Pompéi et d’Herculanum témoignent de leur appétence gourmande pour les forces multicolores.

Biblique est le blanc, vêtant de peu le Christ sur la croix, ainsi que les apôtres et les anges. La pureté, la justice divine sont ainsi magnifiées. Pendant l’ère médiévale, les moines bénédictins, les pénitents, arborent ce symbole de l’innocence et de la sainteté, même si le noir des moines de Cluny n’a rien de diabolique tant il est humilité. Le bestiaire lui-même n’échappe pas à cette pureté tant sont valorisés l’agneau christique, la colombe de Noé, la licorne et le cygne. Du Moyen-âge à la Renaissance, il s’agit d’une nuance féminine, alliant clarté du teint et propreté vestimentaire. Ainsi est peinte « l’amour profane » du Titien. Cependant le nourrisson et le mort se rejoignent en cette blancheur, lange et linceul. Couleur de la noblesse, au moyen de ses dentelles, mais aussi des Protestants, et jusqu’au XVIII° siècle celle des rois, elle a tout pour être raffinée, honorée, sanctifiée. L’on sait qu’elle n’échappe pas à la politique : monarchiste lors de la Révolution française et des guerres de Vendée, tsariste contre les révolutionnaires bolcheviques…

Mais à partir du XVII° siècle, siècle scientifique, le noir et le blanc ne sont plus des couleurs. La neutralité du papier en témoignant. La naissance de la photographie, en 1839, ne fait qu’accentuer le phénomène. Pourtant les impressionnistes, Monet, Whistler expérimentent avec virtuosité le blanc sur blanc, neigeux, crémeux… C’est à cette époque que la mariée est ainsi ornée. Voilà qui est concomitant avec les avancées de l’hygiène, alors que des professions arborent la blouse et la toque, plâtriers, cuisiniers, bouchers, pâtissiers, chirurgiens, comme un gage de vie saine, et bientôt les joueurs de tennis. Aujourd’hui il est encore le « blanc du design », alors que c’est au tour du gris d’être « le degré zéro de la couleur », même si l'on pourrait objecteur qu'il beaucoup utilisé dans la décoration, l'ameublement, la tapisserie, pour raison de sobriété, de neutralité...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une fois de plus Michel Pastoureau fait un travail très propre sur le blanc de la page, tant les caractères noirs y sont révélateurs des temps et des mentalités changeantes, tant le chromatisme des illustrations concourt à cette fête des yeux et de l’intellect historique, la science, la religion, la sociologie et la création artistique participant de ce couronnement de ses « Histoires d’une couleur » par la blancheur.

La seule réserve que nous saurions exprimer face aux ouvrages de notre cher Michel Pastoureau tient aux couvertures, au design certes pur, mais minimalistes, austères. N’aurait-on pas pu, parmi les nombreuses et somptueuses illustrations qui émaillent les volumes de ces « Histoires d’une couleur », choisir quelque splendeur plus explicite ? Par exemple le portrait d’un « jeune homme élégant » de Lorenzo Lotto, dont la chevelure rousse est relevée par le noir du pourpoint et du bonnet ; et la jeune nudité à peine rosée sur draps et des oreillers abondamment crémeux de la Rolla d’Henri Gervex…

Les avatars du noir et du blanc sont loin d’être achevés. Aujourd’hui les « wokistes » et autres « éveillés » antiracistes s’en donnent à cœur revanchard et tyrannique pour élever une couleur de peau « racisée » - qui en soi n’a aucune vertu - à un absolu face auquel la blancheur du derme est condamnée au racisme « systémique ». Faudra-t-il briser et brûler les damiers et leurs échecs, pour crime de « black face », condamner l’antagonisme du blanc et du noir, pour crime raciste par la pensée, le délit de colorisme prétendant s’afficher à l’encontre exclusive des faces de couleurs, euphémisme pour le noir, cette inqualifiable noirceur que ne veut pas voir enfumée la Cancel culture ou inculture de l’annulation[9]… Pourtant, n’en déplaise aux grincheux, aux langues plus empreintes de noirceurs que leur peau, mieux vaut laisser nos yeux se réjouir de ces deux nuances complémentaires, y compris sur les pages imprimées, quoique les couleurs multipliées des papiers et des polices de caractères ne feraient pas de mal à nos préjugés et à notre joie de lire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Justement, voici un livre multicolore dont aucune page n’est blanche, même si les caractères restent noirs. Jean-Gabriel Causse nous propose une chromothérapie généreuse, tant le pouvoir des couleurs est étonnant. Même s’il ne peut qu’être complice de Michel Pastoureau, la démarche n’est plus historienne, mais didactique, et de surcroit un brin ludique.

Lorsque le bleu relaxe, le vert rassure. Il suggère qu’il est permis d’aller de l’avant, ce dont témoignent les feux de signalisation. L’on devine le danger à l’apparition du rouge. Science et psychologie président donc à cet ouvrage qui propose une colorimétrie des sentiments et des informations délivrées plus ou moins inconsciemment au cerveau humain, selon des intentions universelles, mais aussi culturelles. Tant en qui concerne l’apprentissage, la décoration d’intérieur, la mode, la créativité, le marketing et le packaging, le choix des couleurs peut être d’une réelle pertinence, sachant combien il peut contribuer à l’achat, au repos, à l’action. Jusque bien entendu à l’occasion de l’émotion érotique, où la robe rouge, le rouge à lèvres et les tapisseries pourpres contribuent à l’inflammation du désir. D’ailleurs il serait temps de passer au mauve, car l’on fait plus souvent l’amour dans une chambre ainsi ornée.

Les influences chromatiques sont infinies. Y compris en pharmacologie, tant la couleur du médicament, sirop ou gélule, persuade et contribue à l’effet placébo. Comme lorsque le rose du yaourt laisse penser que vos papilles ont rencontré la fraise même si ce n’est pas le cas. Et si les murs blancs sont majoritairement élus dans les bureaux d'entreprise, l’on ignore combien ils sont ainsi contre productifs. A contrario, le lave-linge et le lave-vaisselle sont immaculés pour suggérer la capacité à réussir leur mission de propreté.

Illusions d’optique, synesthésie, daltonisme, sont également au rendez-vous de cet ouvrage. Le petit adage « voir la vie en rose » n’est pas seulement une métaphore mais une réalité scientifiquement prouvée, sans compter qu’au rebours d’un préjugé défunt les hommes aussi aiment le rose. Par contre, le jaune est le mal aimé : il suffit pour s’en convaincre de constater combien peu il nous habille. Au contraire du rouge, qui pour le bibliophile est la nuance la plus prisée pour habiller les livres d’une somptueuse reliure. À cet égard l’on préfère parler de reliure « citron », quoique l’on assure ici que « le jaune est la couleur de l’intelligence ».

En conséquence, un peu de chromothérapie ne nous fera pas de mal : nous en aurons pour preuve la révélation selon laquelle la lumière - qui l’on sait est la somme des couleurs - est remboursée par la sécurité sociale en Suisse, évidement bien plus performante que dans notre piètre hexagone et pas le moins du monde déficitaire.

Illustré avec humour par les collages de Robin Gillet (que l’on aimerait avoir orné également la couverture) cet assai avance en un joyeux désordre, en une réjouissante promenade colorée, plaisante à l’œil, enrichissante pour l’esprit. Designer, Jean-Gabriel Causse fait pour notre plaisir voyager l’arc-en-ciel de l’esthétique aux comportements, en passant par les perceptions, de façon à mieux faire connaissance avec notre corps et notre cerveau. « Connais-toi toi-même », disait Socrate, se référant à l’inscription gravée sur le fronton du temple de Delphes où les oracles du dieu Apollon frappaient l’oreille humaine par l’intermédiaire de la Pythie. Ses messages cryptiques avaient, qui sait, une teneur colorée, rien n’étant impossible aux dieux, qui, d’ailleurs ont pour messagère Iris, soit l’arc-en-ciel.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Sei Shônagon : Notes de chevet, Citadelles et Mazenod, 2020, p 48.

[7] Lucien X. Polastron, Ouyang Jiaojia : Initiation à la Calligraphie chinoise, Fleurus, 2013.

[8] Platon : Lois, 956 a, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 994.

 

Catedral San Vicente de Roda de Isabena, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

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1 décembre 2022 4 01 /12 /décembre /2022 14:12

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Pour une histoire de la poésie

du romantisme à la Shoah,

en passant par l’expressionnisme,

l’esprit nouveau & le surréalisme :

 

Anna de Noailles, Georg Trakl, Blaise Cendrars,

Luis Buñuel, Louis Aragon, Edith Bruck.

 

 

Anna de Noailles : Le Cœur innombrable, Bartillat, 2022, 152 p, 20 €.

 

Georg Trakl : Hélian et autres poèmes,

traduit de l’allemand par Gustave Roud, Allia, 2022, 96 p, 8 €.

 

Blaise Cendrars : La Fin du monde, filmée par l’ange M.D.,

illustré par Fernand Léger, Denoël, 2022, 80 p, 34 €.

 

Luis Buñuel : Le Chien andalou et autres textes poétiques,

traduit de l’espagnol par Philippe Lançon,

Poésie Gallimard, 2022, 416 p, 10,60 €.

 

Louis Aragon : Hourra l’Oural, Denoël, 2022, 160 p, 16 €.

 

Edith Bruck : La Voix de la vie,

traduit de l’italien par René de Ceccatty,

Rivages poche, 2022, 208 p, 9,50 €.

 

 

Ange incertain du verbe, la poésie vient transcender la langue et nos représentations du monde. Plurivoque cependant, elle parcourt une histoire littéraire qui se cherche des bornes, des sommets et des chemins. Des noms propres côtoient des ismes, parfois artificiels et ultérieurs, promis à l’oubli ou à l’honneur de la mémoire, parfois inscrits par de hautains critiques ou jetés par leurs créateurs comme des manifestes, des coups de poing. Or les hasards des paniers 2022 de l’édition nous permettent de voyager parmi ces mouvements littéraires, du romantisme à notre contemporain, en passant par l’expressionnisme et l’esprit nouveau, le surréalisme, y compris par la Shoah. Anna de Noailles en 1901 ouvre avec cœur le bal, George Trakl creuse les noirceurs de la faute et de la guerre, Blaise Cendrars fait son cinéma cubiste alors que Luis Buñuel le préfère dalinien. Et Louis Aragon se fourvoie dans la gloire du stalinisme quand bientôt un autre totalitarisme lui répond au travers des spectres d’Auschwitz ranimés en vain par Edith Bruck. Où va la poésie ? Comment l’écrire ? Dans quelle sensibilité fleurie, quelle noire tragédie, quelle utopie délétère, quelle déploration mémorielle…

Elle ressemble à un personnage de Marcel Proust[1]. Du moins ce dernier en fera non seulement une amie, avec laquelle il échangera longtemps des lettres chaleureuses : « Bien souvent, les moindres vers des Eblouissements me firent penser à des cyprès géants, à ces sophoras roses que l’art du jardinier japonais fait tenir, hauts de quelques centimètres, dans un godet de porcelaine de Hizen ». Mais aussi le modèle de la Vicomtesse de Réveillon, dans Jean Santeuil, et celui d’une « jeune princesse d’Orient » épousée par un cousin de Saint-Loup parmi les pages du Côté de Guermantes. Sans compter quelques motifs proustiens qui n’ont peut-être pas toute leur origine, du moins une correspondance au sens baudelairien, dans les vers de sa belle amie fêtée en 1901 pour son premier recueil : Le Cœur innombrable. Comtesse et femme du monde d’origine roumaine et néanmoins poète par-dessus tout, première femme commandeur de la Légion d'Honneur, Anna de Noailles (1876-1933) fut l'égérie de toute une génération d’amateurs de vers romantiques.

Le titre lui serait venu du reproche d’un pauvre homme : au vu de la modestie de son aumône elle n’avait pas le « cœur innombrable ». Il l’ignorait, mais il fut l’auteur d’une offrande pérenne : le moteur lexical et thématique d’un recueil qui contient en germe les développements futurs d’une œuvre abondante, surtout poétique, mais aussi romanesque, parfois faite de récits et d’évocations que l’on apprécie comme des poèmes en prose : Les Innocentes ou la sagesse des femmes[2].

Dans une perspective panthéiste, ses thèmes permettent une fusion de l’être avec la nature et les choses, la beauté de la terre et des saisons : « Le charme désolé du paysage roux / Soupire un air connu des vieilles épinettes ». Une nostalgie sensuelle marque les vers de son empreinte : « Mon cœur est un palais plein de parfums flottants / Qui s’endorment parfois aux plis de ma mémoire ». Mais aussi une mélancolie prégnante : « Et c’est aussi l’extase et la pleine vigueur / Que de mourir un soir, vivace, inassouvie ». Elle goûte l’Antiquité au travers d’« Eros » et de « Pan » : « D’invisibles Erôs habitent les forêts / Et des poisons subtils montent du cœur des plantes ». En outre, l’acceptation de la condition mortelle annonce un recueil ultérieur : L’Honneur de souffrir[3]. La dimension méditative et lyrique ne se révèle jamais mieux que dans « La vie profonde », qui est peut-être l'une de ses plus belles réussites :

« Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain,

Etendre ses désirs comme un profond feuillage,

Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,

La sève universelle affluer dans ses mains.


Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,

Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,

Et goûter chaudement la joie et la douleur,

Qui font une buée humaine dans l'espace.


Sentir, dans son cœur vif, l'air, le feu et le sang

Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre ;

S'élever au réel et pencher au mystère,

Être le jour qui monte et l'ombre qui descend.


Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,

Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l'eau,

Et comme l'aube claire appuyée au coteau

Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise... »

Le romantisme de Lamartine, de Victor Hugo et de Marceline Desbordes-Valmore est présent dans sa continuité, celui du plus sage Baudelaire, voire un relent verlainien et symboliste. Loin de l’innovation des poètes modernes, décadents et autres maudits, du virulent Baudelaire et du pur Mallarmé, sans parler des Apollinaire et Cendrars qui vont la remiser au grenier poétique, son style a quelque chose de délicieusement désuet, et cependant parfaitement singulier, comme une gageure entre passéisme et éternité. Elle reste fidèle longtemps aux quatrains, aux alexandrins, aux rimes. Sans cependant sacrifier à la forme du sonnet. Son art délicatement musical semble coller à un cliché de la poésie, mais dans le meilleurs sens du terme, tel qu’il est attendu par un public doué de sensibilité, son calme lyrisme est une sorte d’assurance contre la banalité, le prosaïsme et la vulgarité. Sa touchante inactualité lui permet d’atteindre l’universel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Noir. Noir. Visage creusé, orbites cernées de noir. Le mot revient en sa noirceur obsessionnelle lorsque dans les années 1910, sans plus de précision, Georg Trakl (né en 1887) écrit Hélian. Ce prénom releve d’Helios, une étymologie solaire donc, alors qu’il meurt trop tôt, en 1914, miné par le contact avec les blessés et les cadavres de la Première guerre mondiale dont il fut le gardien exclusif pendant deux jours traumatiques, et par une ultime dose de cocaïne. Probablement un autobiographique alter ego, cet Hélian est une sorte de soleil mort :

« Saisissante est la déchéance d’une race !

C’est l’heure où les yeux du voyant s’emplissent

De l’or de ses étoiles.

 

Un carillon retombe dans le soir et ne tinte plus ;

Les murs noirs croulent sur la place.

Le soldat mort appelle à la prière.

 

Le fils, un ange blême,

Entre dans la maison déserte de ses pères ».

Les vers et ses proses de cet Autrichien sont chargées de visions ténébreuses, désespérées, empoisonnées par l’obsession de la culpabilité - une tradition chrétienne - et de la déchéance, par l’inéluctabilité de la mort : « Vers le soir le père devint un vieillard ; dans les chambres obscures se pétrifia le visage de la mère et sur l’enfant pesa la malédiction de sa race dégénérée. […] Vers le soir il aimait à s’en aller au cimetière en ruine, ou contemplait les morts dans la pénombre du caveau, sur leurs belles mains les taches vertes de la pourriture ». La violence des images est sépulcrale, les mots sont le cri d’un « loup rouge qu’un ange étrangle » ; le recueil s’achevant sur un poème en prose « Révélation et chute au néant », dans lequel « la terre vomit un cadavre d’enfant ».

Il n’a guère le temps d’écrire beaucoup, mais son expressionnisme, s’il assume sa dette envers Hölderlin et Rimbaud, projette une fulgurance qui se brise au contact de son époque catastrophique, au cours de laquelle tous les mythes héroïques et surtout guerriers s’écroulent : « Tous les chemins débouchent dans une noire pourriture ».

Grâce au poète et traducteur suisse Gustave Roud, Philippe Jaccottet fit paraître en 1978 un recueil des poèmes de Georg Trakl. La présente édition est complétée des traductions inédites, des extraits de lettres de Rainer Maria Rilke, fervent défenseur de Georg Trakl, quoique d’une esthétique bien différente. Pour Gustave Roud, il appartient à la famille secrète des « voyants ». Que le destin aveugla de terre. Seule n’en reste que la matière noire de l’encre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il ne se suffit pas de sa météorique Prose du Transsibérien, publiée de manière si précoce en 1913. D’autant remarquable par la dynamique de ses vers libres que par les « couleurs simultanées » de Sonia Delaunay qui accompagnèrent la première édition. Six ans plus tard, soit en 1919, il offre aux éditions de la Sirène La Fin du monde filmée par l’ange N.-D., cette fois avec le peintre Fernand Léger. C’est un fac simile magnifique au généreux format que nous proposent les éditions Denoël, rééditant à l’occasion l’œuvre poétique entière[4].

Le Suisse Frédéric Louis Sauser (1887-1961) est sous le pseudonyme de Blaise Cendrars un écrivain fugueur, voyageur et aventurier. Est-il allé à Moscou et en Chine comme le prétend sa Prose du Transsibérien ? Il a bien cependant baroudé dans la Légion Etrangère, qui lui valut de perdre un bras, et sans nul doute bourlingué de boulots divers rédactions de romans aventureux. La typographie souvent colorée de sa Fin du monde, filmée par l’ange M.D. semble mimer ce déplacement perpétuel. Il n’y eut pas de hasard dans cette publication réellement originale : Blaise Cendrars était alors un collaborateur des éditions de la Sirène ; ce qui lui permit d’en superviser la fabrication. Caractères amples, pochoirs et dessins au trait, tout est fait pour magnifier l’hybride poétique et scénaristique.

Aussi brillant que le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel, le texte du poète manchot jette sur la page 55 paragraphes où se défoule la virtuosité d’un Dieu le Père en homme d’affaires américain. L’espace s’élance depuis Paris jusqu’à Mars, dépassant la Terre. La « fugue lyrique », jaillie en une seule nuit d’écriture, est également satirique, l’on s’en doute. Car une fois par an, Dieu fait son bilan. Il convoque ses « chefs de rayon » : le Pape, le Grand Rabbin, la Grand Lama, Raspoutine, entre autres, et le bilan est bon, car « la Grande Guerre rapporte ». Après une vaste énumération ferroviaire et industrielle, « le Barnum des religions » a lieu sur Mars. L’on est subjugué par « Les sortilèges, la réclame criarde, la musique tintamarresque, toute la mise en scène chamarrée, l’or des costumes, la violence des parfums, le tragique, l’horreur de certains spectacles ». Dieu fomente de rameuter ses prophètes et d’ouvrir un cinéma des plus grandioses faits de guerre au dépend des pacifiques Martiens. À Paris, l’ange N. D. souffle la fin du monde dans son clairon. Si la nature semble reprendre ses droit, ce n’est que brièvement. Le poète, second Saint-Jean de l’Apocalypse, réécrit avec feu une Genèse rembobinée, dans un déluge de plan-séquences simultanéistes.

Entre esprit nouveau poétique à l’intrépide déroulement et cubisme pictural, un tel volume, qui n’avait jamais été réédité depuis un siècle, prend toute sa place de jalon poétique et artistique nécessaire dans la bibliothèque.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En vers libres ou en prose, les poèmes du Chien andalou datent peu ou prou de la même année, 1929, que le film du même nom réalisé avec Salvador Dali. Si nous le connaissons comme un étonnant cinéaste, de Viridiana au Fantôme de la liberté, Luis Buñuel (1900-1983) fut à Madrid puis à Paris, un poète insolent, de surcroit ami de Federico García Lorca[5] et Salvador Dalí. Ici augmenté de textes épars et sans le moindre chien, Le chien andalou brille comme un joyau de l’univers surréaliste, libre, facétieux, imaginatif en diable, non loin de l’univers du pape du mouvement : André Breton. Les métaphores aléatoires et cependant expressives en sont bien caractéristiques : « les ongles des morts / qui doivent ressusciter avec les doigts changés en fleurs / en fleurs d’agonie éteinte et de salut », image qui rappelle le catholicisme espagnol. Néanmoins ces textes des années 1920 témoignent d’une révolte libertaire contre les mœurs et la raison.

Force est cependant de constater que de telles pages tombent le plus souvent à plat, au mieux résonnent comme des blagues de potaches : « Que les cache-sexes reposent en paix !!! ». Quelques nouvelles curieuses (« Pourquoi je n’ai pas de montre »), quelques parodies théâtrales (« Hamlet. Tragédie comique ») rallument l’intérêt. Ce Chien andalou se veut selon son auteur un « passionné appel au meurtre ». De « La lame du rasoir traverse l’œil de la jeune fille en le sectionnant » à la « main, au centre de laquelle grouillent les fourmis qui sortent d’un trou noir », l’on reconnait de célèbres plans cinématographiques, dont l’iconicité peut laisser de marbre. À moins que l’on y reconnaisse un fantasme sadique…

La poésie ancienne étant évacuée comme tabula rasa, le surréalisme jubile. Il peut paraître gratuit, finalement vain, sinon grotesquement fantasmatique, il n’en est pas moins le lieu d’une réelle vivacité poétique, et comptera de plus des épigones qui sauront s’en détacher pour élire leur univers propre, certainement plus intelligent, tel, et non des moindres, le Mexicain Octavio Paz.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Promoteur du langage surréaliste, héritier du futurisme russe de Vladimir Maïakovski, des épopées de Blaise Cendrars, en voilà un qui fut capable du meilleur et du pire. Pourtant garant en quelques occasions d’une qualité poétique réelle, le nom d’Aragon ne résiste pas toujours à l’examen. Le Paysan de Paris fut en 1926 une belle déambulation urbaine et surréaliste ; les vers de « La Tapisserie de la grande peur[6] » (sur l’exode de mai 1940) sont parmi les plus intenses qu’il écrivit, au contraire de ceux démesurément gonflés des Yeux d’Elsa. Certainement son talent s’est couché pour sucer la poussière devant la puérile et militariste idéologie, l’esprit de parti (s’il reste là une bride d’esprit), l’aveuglement marxiste et communiste, la science infuse du matérialisme historique.

Peut-on parler de qualités littéraires à l’occasion de Hourra l’Oural, lorsque toute éthique politique s’est dissoute devant la foi marxiste ? Comment peut-on voyager en 1932 au travers des régions de l’Oural, alors en pleine industrialisation, sans quitter les lunettes rouges fournies par ses hôtes, par les édiles du parti, par les frais payés et rester un thuriféraire du communisme ? 

L’esthétique du réalisme socialiste (un oxymore !) fige cette suite de vingt-six poèmes dans le propagandisme le plus éhonté. C’est chaleureux comme un haut-fourneau et galvanisé comme une matraque : « Partisan Rouge prends les armes / nouvelles de l’habileté / Donne / Pour que vive à jamais Lénine / Que le Plan soit exécuté ». L’on croise l’éloge du « mélangeur de béton », en d’autres termes du stakhanovisme. « L’hymne » chante : « Gloire sur la terre et les terres / au soleil des jours bolcheviks / Et gloire aux Bolcheviks ». L’épopée pointe son nez immonde : « Le paysage est un géant enchaîné avec des clous d’usine ». Le dernier mot est grand comme de l’Antique : « Salut au Parti Bolchevik […] et à son chef le camarade Staline ».

Certes, nous direz-vous, en 1934, les crimes du stalinisme n’étaient pas tous connus en Occident. Mais les procès de Victor Serge entre 1928 et 1933, le clairvoyant Retour d’URSS d’André Gide, également invité, quoiqu’en 1936, sans oublier la méfiance nécessaire envers le collectivisme, la connaissance de la révolution bolchevique et des dix mesures totalitaires du Manifeste communiste de Karl Marx de 1848[7] auraient dû suffire à un esprit éclairé. Faut-il attribuer à la naïveté, à la servitude volontaire, au pleutre goût de la tyrannie commune et à la recherche de la collusion honorifique avec le pouvoir un tel enthousiasme ? Et si Louis Aragon s’est passablement engagé dans la résistance antinazie, ce n’est qu’après la fin du Pacte germano-soviétique, et jamais dans l’anticommunisme…

Nanti d’une couverture laide comme une affiche soviétique, ce recueil n’a qu’une qualité, et finalement pas des moindres, celle du documentaire historique et du repoussoir politique et éthique en quoi peut se mirer l’engagement malheureux du poète. Pendant ce temps d’admirables poètes russes, Ossip Mandelstam[8], Marina Tsvetaeva[9], Anna Akhmatova[10], moururent au Goulag, ou virent leurs proches y mourir, leurs poèmes interdits, traqués.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un totalitarisme nouveau dut nécessairement engendrer des poètes justement engagés, du moins s’ils avaient survécus. La parole restant aux témoins. Au-delà de Paul Celan[11] et des Brasiers d’énigmes de Nelly Sachs[12], de Yitskhok Katzenelson et son Chant du peuple juif assassiné[13], qui tous déplorèrent la Shoah, une Hongroise, détentrice de la nationalité italienne, doit attirer notre attention. Née en 1932 dans un village hongrois, elle fut en tant que Juive déportée à Auschwitz en 1944, dont elle réchappa. Fatalement, elle devait être une amie de Primo Levi - celui qui honora la littérature concentrationnaire de son Si c’est un homme[14]. Edith Bruck publia une poignée de recueils entre 1975 et 2021, dans la langue de Dante qu’elle choisit de faire sienne. Ils s’appellent Le Tatouage, Pour la défense du père ou Temps. Les voici réuni dans cette anthologie intitulée La Voix de la vie, après Pourquoi aurais-je survécu ?[15] Selon la préface de l’auteure même, la poésie « dit la vérité qui trouble les consciences ».

Entre prières, portraits et rêves, il y a place pour les aphorismes d’une sagesse empreinte de la douleur infligée à l’humanité par l’humanité :

« Elle n’a plus peur

que sa mère la découvre en ma compagnie

elle est nue chauve légère

je la traîne au sommet d’une pyramide

de squelettes pour l’installer près de Dieu

(auquel elle croyait tellement) recherché pour les crimes

Commis sous ses yeux ».

L’interrogation métaphysique sans réponse innerve la pensée, pour qui « le mal est indélébile ». Cependant elle se répand au travers de cette « mendiante d’affection », avec qui elle entretient un émouvant dialogue : « tu as eu de la chance / tu n’es pas un arbre / parmi six millions d’arbres ». La déploration est un art, même si elle n’a « pas de tombe / où pleurer / où apporter des fleurs ». Car sa mère « n’imaginait pas / qu’elle n’aurait pas plus  / que des millions d’innocents / ce mouchoir de terre ». Témoigner n’empêche en rien la beauté peut-être salvatrice de la langue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sont diverses manières d’envisager l’écriture de la poésie qui sont proposées ici. Le lyrisme du cœur nombreux pour Anna de Noailles, la défaite devant la tragédie humaine et guerrière pour Georg Trakl, et si l’on considère que le temps des grands récits historique a passé, l’épopée parodique de Blaise Cendrars. Mais devant le sens de l’Histoire à remettre en cause, s’affrontent les thuriféraires d’un engagement social, matérialiste, politique et finalement totalitaire assumé par la plupart des surréalistes tour à tour staliniens et trotskystes, et plus encore par l’une des hontes de la poésie : Louis Aragon. Que ceux qui peuvent encore lire en liberté apprécient tout le prix des quatre précédents auteurs ; et bien entendu de la « voix de la vie », dont put témoigner une Edith Bruck. Chaque poème, y compris traitant d’un brin d’herbe au vent plus précieux que les idéologies comminatoires, y compris de l’écologisme, ne doit-il pas interroger son éthique ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Anna de Noailles : Les Innocentes ou la sagesse des femmes, Fayard, 1922.

[3] Anna de Noailles : L’Honneur de souffrir, Grasset, 1927.

[4] Blaise Cendrars : Poésies complètes, 2022.

[6] Louis Aragon : « La Tapisserie de la grande peur », Le Crève-cœur et les yeux d’Elsa, La France Libre, Londres, 1944, p 40.

[12] Nelly Sachs : Brasiers d’énigmes, Rombaldi, 1972.

[13] Yitskhok Katzenelson : Chant du peuple juif assassiné, Zulma, 2007.

[14] Primo Levi : Si c’est un homme, Robert Laffont, 1996.

[15] Edith Bruck : Pourquoi aurais-je survécu ? Rivages, 2022.

 

Anna de Noailles : Les Innocentes ou la sagesse des femmes, Fayard, 1922.

Anna de Noailles : L'Honneur de souffrir, Grasset, 1927.

Photo : T. Guinhut.

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27 novembre 2022 7 27 /11 /novembre /2022 12:43

 

Cervantès & Gérard Garouste : Don Quichotte, Diane de Selliers.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Gérard Garouste,

de Don Quichotte au Banquet de Kafka.

 

 

Philippe Langénieux : La Vengeance divine selon Garouste,

Ateliers Henry Dougier, 2022, 128 p, 12,90 €.

 

Cervantès : Don Quichotte, illustré par Gérard Garouste,

Diane de Selliers, 2012, La petite collection,

traduction de François Rosset, revue par jean Cassou,

deux tomes sous coffret, 326 p et 360 p, 95 €.

 

Olivier Kaeppelin : Le Banquet de Garouste,

Seuil / Fiction & Cie, 2022, 98 p, 22 €.

 

Gérard Garouste, Catherine Grenier : Vraiment peindre,

Seuil / Fiction & Cie, 2021, 160 p, 20 €.

 

 

 

Peintre classique, peintre baroque et anti-contemporain, et cependant vigoureusement novateur, curieusement singulier, tel est Gérard Garouste (né en 1946), chez qui la couleur excède le dessin, comme le souhaitait Le Titien. Parfois démesurées, ses toiles sont à thèmes, à histoires, illustratives et fantasmatiques, sensuelles et cultivées. Néanmoins il peut paraître ludique et décoratif, voire kitsch, lorsqu’il séduit la mythologie et ses figures les plus emblématiques, comme celles de Diane et d’Actéon. Peut-être  manquait-il parmi sa première période un brin naïve une profondeur émotionnelle et expressive que lui a permis l’acquisition de la virtuosité ainsi qu’une réelle ascèse intellectuelle. C’est en illustrant des chefs-d’œuvre de la littérature, tels le Don Quichotte de Cervantès, en emportant ses pinceaux aux vents de Kafka, du Talmud et de la Shoah, des grands maîtres du judaïsme, qu’il a trouvé sa véritable dimension. Et si nous aimons tant ce peintre littéraire, au meilleur sens du terme, c’est également pour investiguer ceux qui le commentent, qui pratiquent l’ekphrasis, voire la prosopopée, en faisant discourir ses tableaux. Mais aussi celui qui aime « Vraiment peindre », comme l’affirment ses entretiens avec Catherine Grenier. Notre Gérard Garouste signe-t-il le retour en grâce de la peinture ?

Cela n’étonnera personne, une constante source d’inspiration pour Gérard Garouste est la mythologie gréco-romaine. L’un de ces mythes, celui de Diane et d’Actéon, est examiné par Philippe Angénieux, dans la collection « Le Roman d’un chef-d’œuvre », sous le titre de La Vengeance divine selon Garouste. Selon une stimulante idée de départ, le romancier fait parler le tableau à la première personne, comme le propose la rhétorique, au moyen de la prosopopée, qui fait parler tout ce qui ne parle pas : animal, dieu, objet… Ce pour quoi il s’agit bien du « roman d’un chef-d’œuvre ».

Le thème de « la fâcheuse curiosité » est mis en scène, depuis ne serait-ce que Les Métamorphoses d’Ovide[1], au moyen de « la rencontre fortuite et fatale entre la déesse de la Chasse et le petit-fils d’Apollon. De prestigieux ancêtres de l’Histoire de l’Art président à l’innovation garoustienne - si l’on peut employer ce néologisme - : Titien, Rembrandt, Boucher, Böcklin… La toile vierge confie son bonheur de ne pas avoir été lacérée par un Lucio Fontana, brûlée par un Yves Klein, ignorée par les idolâtres de Marcel Duchamp. Puis son attente dans un immense atelier où musique, lumières et masques s’enchantent les uns les autres. Aux côtés des boites de couleurs, en fonction d’une commande, les échanges philosophiques, politiques, théologiques fécondent le geste à venir : « J’ai vécu assez de mois dans l’atelier pour comprendre que ces débats sont nécessaires à son travail, qu’ils en sont l’essence même ». Carnets, esquisses et dessins préparent l’exécution ; là il s’agit de « peindre à l’ancienne ». Cependant l’artiste joue avec les représentations traditionnelles : « Il coupe, cache, hypertrophie, plie, tord, noue, démultiplie les figures, les membres et les corps, se refusant à respecter la moindre convention, organisant toujours un labyrinthe d’interrogations et de mystères ». Etape par étape, avance le récit de la création formelle et colorée : Surprise dans l’onde bleue, Diane, cependant sereine, condamne la sacrilège à être torturé, dévoré par ses propres chiens. Le plus étrange n’est-il pas que l’on puisse reconnaître dans la déesse un peu du portrait de son épouse Elizabeth, voire dans celui d’Actéon un autoportrait au cri…

Toute fière d’elle, la toile achevée relate son voyage capitonné vers la galerie Daniel Templon, à Paris, puis vers la galerie Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Enfin elle se sent admirée et ne compte pas son bonheur.

Si la couverture de ce volume ne présente qu’un détail, le rabat s’ouvre sur la reproduction complète du tableau. L’on y mesure le contraste entre le lisse utilisé pour peindre Diane, sur la droite, et le brouillé, qui sur la gauche isole le malheureux Actéon, se métamorphosant en cerf aux bois élancés, dont la chair cruellement se dissout sous les crocs des chiens furieux. Et si ces derniers sont devenus chasseurs du chasseur, sous le commandement de la chaste, froide et lunatique déesse dont la pudeur fut transgressée, il est logique que cette toile soit maintenant exposée à Paris, sur les cimaises du Musée de la Chasse et de la Nature, qui en fit la commande. Elle fait rayonner, dans un décor XVIII°, l’effroi et la beauté, où « chaque jour de visite est un jour de surprise », celle sans cesse renouvelée des énigmes et du sens des grands mythes.

 

Personnage éminemment baroque, Don Quichotte oscille entre illusion et réalité, pour reprendre le titre d’Alfred Schulzt[2]. Ce serait alors affirmer que la seconde infirme sans recours la première. Cependant, au chevalier à la triste figure, l’illusion est bien plus précieuse et nécessaire. Et si Sancho semble irréductiblement, de sa grosse panse et de son âne, incarner la réalité, il n’est pas sans céder aux visions de son maître, son opposé, son miroir et son double, comme le confirme la tête biface de Janus les unissant sur la couverture imaginée par le peintre Gérard Garouste,

Cette relecture, stimulante, de Don Quichotte ne peut se passer du retour au texte de Cervantès ; surtout s’il est accompagné des images des illustrateurs des XIX° et XX° siècles, Tony Johannot, Gustave Doré, Dubout… Il faudra maintenant compter sur un renouvellement inouï de l’imagerie en 150 gouaches et 126 lettrines aux prestigieuses éditions Diane de Selliers[3]. Car l’œil et le pinceau de Gérard Garouste (né en 1946) ont ce grain de lyrisme et de folie qui font exploser les couleurs au service des facettes du mythe quichottesque.

En toute singularité complice, le Don Quichotte de Gérard Garouste est un sous-univers flamboyant, né de la rencontre d’un écrivain du XVI° siècle déjà égaré en son temps, quoiqu’incroyablement moderne, avec un peintre inactuel, qui ne s’embarrasse pas des credo conceptuels et post-duchampiens de l’art contemporain. Il joue avec la fraîcheur de la gouache, avec la représentation, la diffraction, aussi bien mentales que colorées. Il peint comme le fantasme d’un enfant qui hallucine le monde de la fiction, mais avec les moyens et la liberté d’un artiste achevé. En fait il s’agit de la représentation par l’artiste de la représentation de la réalité que s’est faite Don Quichotte, lui-même personnage de fiction, né d’un auteur fictionnel, Cid Hamet Ben Engeli, imaginé par Cervantès. Les mises en abymes de la représentation et de la fiction brouillent tout espoir de réalité dès lors qu’il s’agit d’œuvre d’art aux multiples facettes, concaténations et métamorphoses.

Gérard Garouste montre avec autant de brio qu’Alfred Schütz[4] combien Don Quichotte a un problème avec la et sa réalité. Il le peint à travers des distorsions corporelles, des affabulations de la perception. Sa tête se déploie, se retrouve détachée entre ses mains, multipliée, liée sans retour avec son complice et opposé, Sancho, qui est l’autre face de ce Janus. De plus, son miroir se renverse, comme il se démultiplie dans le miroir des histoires enchâssées parmi le roman. Il est tatoué d’yeux et de songes, couché dans la caverne de Platon. Allégorique comme les tarots, puéril comme le barbouillage, le travail du peintre bouscule les yeux, ravit l’esprit. Les métaphores baroques de Cervantès s’animent sous nos paupières : squelettes en feu, chanteuse devenue harpe, bossue se changeant en pieuvre, une duchesse se partageant en lune et soleil… Mieux encore, Gérard Garouste, en sa belle et quichottesque folie, s’identifie à son personnage et peint ses propres traits pour un « Quixotte apocrifo ».

Nous n’aurons pas la folie qu’eurent le curé et la gouvernante de Don Quichotte : jeter dans la cour et brûler ses livres de chevalerie. Que la raison, la beauté et la bibliophilie nous gardent d’agir de même ! Prenons soin du coffret où Diane de Selliers sut unir la main de Cervantès et celle du peintre aux pinceaux polymorphes…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Banquet de Platon cherchait l’origine et le sens de l’amour, sous la gouverne de Socrate, qui avait le dernier mot en donnant la parole à l’idéale Diotime, après un défilement d’hypothèses mythiques. Il est bien possible qu’avec un tel titre, Gérard Garouste y ait pensé, mais pour lui opposer une autre tradition culturelle : celle du judaïsme. Avec un clin d’œil formel à la tradition picturale chrétienne, puisqu’il s’agit d’un triptyque, comme ceux de la nativité ou de l’adoration des mages, ou encore Le Jardin des délices de Jérôme Bosch. Mais il s’agit cette fois d’un triptyque intensément coloré, virevoltant, placé sous le signe de Kafka[5].

L’essai d’Olivier Kaeppelin relève de l’exerce classique de l’ekphrasis, soit, en rhétorique, la description d’une œuvre d’art. Si l’on reconnait d’emblée la figure de Franz Kafka, celles de Walter Benjamin et de Gershom Scholem[6]  ne sont accessibles qu’à l’initié. D’autant que l’art de Gérard Garouste aime associer son hommage fervent à des déformations corporelles, un rien grotesque, serpentiformes, où l’on devine le souvenir d’un Espagnol : Le Greco.

Au centre, Le Banquet proprement dit, intitulé « Le festin d’Esther », du nom de cette héroïne de la Bible qui sauva le peuple juif, au dépend des « oreilles d’Aman », celui qui crut pouvoir le massacrer. Autour d’une table en perspective diagonale et nappée de blanc, les convives sont présidés par un Kafka au faciès tourmenté, et opprimé par un fantôme vermiforme bleuâtre. Le conclave pensif et facétieux ne semble guère festif, car hanté par la Shoah, les femmes aimées, Felice et Dora, et les trois sœurs de l’auteur du Procès, victimes de la barbarie nazie : « spectres, algues, plantes sous-marines, couleurs verdâtres sont conviées à la fête de Pourim, mais avec elles la mort s’invite ».

La partie gauche fait survoler par un ange en forme de zeppelin un « Carnaval » fantasque et animalier sur le Grand canal vénitien, où le pont rappelle le « je et le tu » de Martin Buber. Mais un petit masque jaune tombé signe le ghetto et annonce la partie suivante. Celle de droite voit une farandole de créatures animaliformes tournoyer autour d’un poète bâillonné taquinant sa lyre, dans lequel on reconnait le peintre soi-même, sous les confettis multicolores de la manne biblique, nourriture physique et spirituelle. Il fait danser les « chiens musiciens » venus d’un récit de Kafka, auprès duquel le « choucas » (« kavka » en tchèque) ponctue le tableau comme une signature, rappelant le « G » de Garouste sur la tombe de l’auteur de La Métamorphose, à droite du dernier volet.

Lorsque la Kabale, le Talmud sont à la source de toute cette farandole, la « tragédie de l’Histoire » est-elle rédimée par les intellectuels, écrivains, poètes, et par la manne divine, sous la gouverne de l’artiste postbaroque ?

La prose d’Olivier Kaeppelin fournit les clefs que lui confia le peintre, conduit son lecteur avec patience et sens des nuances parmi les arcanes du vaste ensemble pictural, somptueusement reproduit avec maints détails et un dépliant qui nous laisse imaginer avec un rien d’effarement et un beaucoup d’admiration les trois mètres sur huit du chef-d’œuvre. Elle explicite les allusions à Dante, Scholem, Benjamin et surtout Kafka dont lettres et récits sont sollicités. Enfin « À ce banquet, les convives, les spectateurs se nourrissent d’une manne mentale et picturale ».

Peut-être pourra-t-on, mais seulement si l’on se montre grincheux, qualifier la chose de peinture trop littéraire. Le peintre a tant joué avec une débordante fantaisie de Don Quichotte pour que l’on ne puisse le qualifier de simple copiste du mot par l’image. Le seul éblouissement visuel qui se produit de prime abord suffit par ailleurs à disqualifier l’argument. Si chercher à nommer les personnages et décrypter les énigmes est ici exaltant, rien n’interdit la pure contemplation des formes dansantes et des couleurs amères ou enjouées, avant de se confier à une esthétique qui est une herméneutique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Non sans une réelle provocation à l’encontre des installations pléthoriques de l’art contemporain, Gérard Garouste, professe de Vraiment peindre, comme l’affirment avec une inquiète jubilation ses entretiens avec Catherine Grenier.

Composé sous forme d’autobiographie, ce volume modeste, et cependant somptueusement illustré comme l’annonce sa couverture, est une conversation idéale entre le peintre et son attentive amie, au point qu’il paraisse offrir avec largesse ses confidences à ses lecteurs. Une enfance dyslexique auprès d’un père violent, des épisodes « maniaco-dépressifs », dix ans sans peindre, et l’indéfectible soutien de son épouse Elisabeth. Voilà pour les épreuves, exposées sans fard. Puis une pièce de théâtre Le Classique et l’Indien, dont il réalisa les décors. Et enfin une carrière ininterrompue jalonnée de peintures de chevalet, soutenue par des galeristes fidèles, dont Daniel Templon, des collectionneurs passionnés. Marqué par la révolution du ready made de Marcel Duchamp, il est cependant plus exactement l’héritier du Greco, de Tiepolo et de Chirico, voire d’Alberto Savinio. Ses rouges, ses bleus et ses ocres flamboient, ses figures s’étirent, multipliant leurs bras et leurs têtes dans un fantastique baroque. Les autoportraits et les portraits sont triturés, infiniment expressifs, alors que l’étude des mythes, de grandes œuvres de la littérature mondiale, comme Don Quichotte ou Faust, puis de la spiritualité biblique et juive nourrissent un univers sans cesse renouvelé. La réalité trouve en ses toiles et ses dessins de nouvelles dimensions de la représentation, des élaborations sensuelles de l’imagination et de l’intelllect. Si le métier est « classique », l’élaboration patiente, tout est possible dans ce « grand œuvre drolatique ».

Être un peintre aux visions bouillonnantes n’empêche pas l’humanité. Pour preuve, l’association « La Source » que Gérard Garouste anime et dans laquelle il propose des ateliers au service des enfants en difficulté. Un homme aux pinceaux et à la pensée stimulants se livre ainsi dans un livre qui n’a qu’un défaut : de laisser le lecteur un peu sur sa faim tant il aimerait plonger encore un peu plus dans l’immensité physique et psychique de ses tableaux. Heureusement, il ne manque pas d’occasion de contempler ses tableaux en chair et en os, tant ils flamboient de vie, et de beaux livres qui sont autant de polyptiques du maître, comme le catalogue du Centre Pompidou[7].

Dans une sorte de nihilisme, de ressentiment contre la tradition classique, de paupérisme intellectuel, de provocation infantile, nombre d’artistes, la plus grande part de l’art contemporain[8] en fait, a non seulement abandonné la peinture, mais la culture. Entre minimalisme abstrait monochrome et pléthore de quincaillerie d’objets prétendument pensants au moyen des installations, une désertification balaie l’espace artistique et le temps muséal. Mais avec ce mythologue quichottesque et kafkaïen, Gérard Garouste enfin, et une abondante exposition au Centre Pompidou en 2022, en forme de reconnaissance tardive des institutions et de l’Etat, au contraire des amateurs et collectionneurs depuis bien longtemps plus avisés, l’on signe enfin le retour en grâce de la peinture dans l’art contemporain, dont ce Banquet est l’œuvre tutélaire.

Thierry Guinhut

La partie sur Le Banquet de Garouste fut publiée

dans Le Matricule des anges, octobre 2022

 

Cervantès : Don Quichotte, Editions Diane de Selliers.

Photo : T. Guinhut.

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