Estacas de Trueba, Vega de Pas, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.
François Cheng :
Poésie et beauté sur le monde ;
une longue route vers le Vide et le Plein.
François Cheng : Une longue route pour m’unir au chant français,
Albin Michel, 2022, 256 p, 17,90 €.
François Cheng : Cinq méditations sur la beauté,
Albin Michel, 2017, 160 p, 15 €, Le Livre de Poche, 6,90 €.
François Cheng : Le Long d’un amour, Artfuyen, 2003, 94 p, 13,50 €.
François Cheng : Vide et plein, Seuil, 2021, 172 p, 45 €.
François Cheng, Cahiers de l’Herne,
sous la direction d’Olivia Mauriac, 2022, 288 p, 33 €.
« La beauté sauvera le monde », affirmait Bernard Bro[1] de manière peu ou prou péremptoire, ce dans une perspective sacrée, plus exactement chrétienne. Avec plus de circonspection, François Cheng prétend à cet égard seulement fournir un quintette de « méditations », néanmoins spirituelles, dans le cadre de sa pérégrination sur notre terre. Or à la « Longue Marche » de Mao qui fut le prélude du ravage communiste, ce Franco-chinois a préféré l’exil et nous conter enfin Une Longue route pour m’unir au chant français. Celui qui se veut d’abord poète est également un esthète, à la recherche de cette poétique des monts et des brumes innervant la peinture chinoise, ce au sein de son ouvrage Vide et plein. Au couronnement d’une carrière singulière, un Cahier de l’Herne offre cent clefs d’un parcours exemplaire, entre taoïsme et christianisme, auquel nous ne répondrons modestement qu’au moyen d’une partielle traversée d’un tel dynamisme créateur, philosophique, poétique et romanesque. Comment prétendre à un orphisme à la fois chinois et français ?
« Célébrer la sagesse », tel est le sens de son prénom chinois : Chi-Hsien. Né en 1929 à Nanchang, arrivé en France en 1948, embrassant une nouvelle langue, c’est en 1969 qu’il se prénomme en hommage à Saint-François d’Assise, mais aussi à la nation qui l’accueille. Professeur à l’Institut national des langues et des civilisations orientales, il mène de front l’enseignement et la traduction, non sans édifier une œuvre toute personnelle, assez vite couronnée de succès. Son premier roman, Le Dit de Tianyi[2] reçut le Prix Fémina, quand son recueil, Enfin le royaume[3], vit s’écouler 30 000 exemplaires : étonnant pour de la poésie ! Celle qu’il considère être sa vocation fondamentale depuis l’adolescence.
Aussi livre-t-il sa Longue route pour m’unir au chant français en commençant par une naissance inaugurale : « C’est à l’âge de quinze ans que le chant s’est éveillé en moi ». Le geste autobiographique est moins venu du corps que de la gestation de l’œuvre. Parmi les pins, le soleil illuminant la pluie, comme en une peinture ancienne de paysage montagnard, une « Présence » lui enjoint : « Toi qui as soif, sois chant. Chante et tu seras sauvé, et tout sera sauvé ». Cette taoïste réceptivité à la beauté des puissances de la nature et à l’irrationnel n’est probablement pas sans lien avec sa future conversion au christianisme. Mais au début des années quarante, la guerre sino-japonaise, si meurtrière, le chasse, et avec lui sa famille, vers l’intérieur de la Chine. Aussi, comme un autre échappatoire, lit-il avidement en traduction les poètes européens. Cependant, face à la guerre civile entre nationalistes et communistes, et face au désarroi intérieur, il cède à une période de désœuvrement, à une longue fugue. C’est à son retour que son père, expert en sciences de l’éducation, l’embarque pour Paris ; où il demeure, malgré le départ de sa famille vers les Etats-Unis. Il lui faut opiniâtrement apprendre la langue, vivre de petits boulots. Pendant que dans la Chine de Mao n’existe plus qu’une littérature de propagande, sa vocation créatrice ne pourra se réaliser qu’en français, lisant Rimbaud, Gide, mais aussi Rilke, se consacrant à « la voie orphique ». Il lui faut dix ans pour que ses premiers quatrains atteignent à la justesse :
« Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivants »
Enfin il obtient un poste au Centre de linguistique chinoise, ce qui n’est qu’un prélude à la réussite universitaire, jusqu’au sommet : un fauteuil de l’Académie Française, en 2002. Un jalon crucial se situe lorsque Julia Kristeva l’introduit parmi les éditions du Seuil, où paraît en 1977, L’Ecriture poétique chinoise. Dont le pendant est bientôt Vide et plein. Le langage pictural chinois. Cette osmose entre Orient et Occident lui permet de devenir « un être indéfinissable, à la crête d’une symbiose ». Et si la philosophie européenne, de Parménide à Kierkegaard, le requiert, il revient aux brumes et montagnes natales avec l’album L’Espace du rêve. Mille ans de peinture chinoise. Mais la réelle assomption orphique vient de la naissance de divers recueils, dont De l’arbre et du rocher, Cantos toscans, Le long d’un amour, plus tard réunis dans À l’orient de tout[4] : « De l’indicible au chant, notre voix est orphique, Transmuant les absents en d’ardentes présences ».
Le parcours autobiographique se change en recueil d’essais d’une pure finesse linguistique et interprétative, lorsque le poète commente sa découverte d’autres poètes, de Baudelaire à Rimbaud, également de ceux qu’il put rencontrer, engageant un dialogue fécond : Henri Michaux ou Yves Bonnefoy. Sans compter un « pèlerinage rilkéen », soit en 1960 un voyage dans le Valais Suisse où Rainer Maria Rilke, l’auteur des Sonnets à Orphée, composa ses vers ultimes et français, et auprès de sa tombe émouvante. Là où une nuit de lune inspire François Cheng : « Que valent nos corps sous la houle des galaxies ? » en un écho de la « Première élégie[5] ».
Qui l’eut cru ? Après de telles prémisses, le genre romanesque devint une corde résonnante au sein de la lyre de François Cheng. Le Dit de Tianyi est à la fois un roman de l’artiste, une histoire d’amour absolu et une immersion dans la fureur d’un demi-siècle de l’Histoire chinoise, soit l’univers tyrannique des camps de Mao Zedong.
Ecrire un poème après Auschwitz - ce qu’Adorno pensait être impossible - est au contraire essentiel, prouvant « que les humains peuvent s’arracher à la vertigineuse pente qui mène au néant ». Rien d’engagé chez Français Cheng, rien d’insignifiant non plus, plutôt une quête de spiritualité, car « au sein de l’éternité, fût-ce durant quelques secondes, tout n’est pas là pour rien ». Pour lui, le Créateur n’a-t-il pas « besoin de répondants, d’être doués d’une âme et d’un esprit comme nous le sommes, qui donneraient sens à sa création »… En une rigoureuse continuité spirituelle, trois recueils d’essais se complètent, sur la beauté, la mort et l’âme. Et si engagement il y a, c’est en faveur de la langue française, dont toute sa tradition littéraire et poétique est garante. Il est lui-même la preuve de sa conviction : « On comprend que la France, pour accueillir ceux qui viennent à elle, procède par intégration ». Il est cependant à craindre qu’il pêche là par irénisme, seul bémol dont nous le gratifierons, tant de croissantes poches d’immigration ne font pas rimer ce dernier mot avec intégration, fort au contraire…
Conçu depuis l’« ultime stade de mon parcours terrestre », depuis le « bambou aux feuilles arrachées », le récit, mais aussi l’art poétique, est empreint d’une souplesse narrative enchanteresse, le réalisme n’empêchant en rien la prose poétique d’insuffler au lecteur le sens de la vie et de la création, de soi et de l’œuvre en gestation. « La vénération de la langue française » est une des morales de ce volume, morale à laquelle nous nous devons de rester fidèles.
En ce sens cette Longue route est en phase avec les Cinq méditations sur la beauté : « En ces temps de misères omniprésentes, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourrait paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque un scandale. Mais à cause de cela même, on voit qu'à l'opposé du mal, la beauté se situe bien à l'autre bout d'une réalité à laquelle nous avons à faire face. Nous sommes donc convaincus qu'au contraire nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les deux extrémités de l'univers »...
L’on se doute que pour notre penseur la beauté[6] n’est pas une affaire de goût, ni un relativisme subjectif, mais au plus près de « la source même de la Création ». Elle est celle des paysages et de la plume, de la contemplation et du pinceau, de la calligraphie et de l’être, autant au sens moral qu’esthétique : « la vrai beauté est celle qui va dans le sens de la Voie étant entendu que la Voie n'est autre que l'irrésistible marche vers la vie ouverte ». Transcendant Orient et Occident, elle dispose évidemment d’une dimension universelle, ce dans la perspective de la pensée platonicienne, unissant le vrai, le beau et le bien. Non sans accorder que la capacité à la beauté, innée, doit être développée, dans le sens d’un art de vivre. La délectation philosophique à l’état pur, en toute simplicité, en toute beauté…
Il fallait bien qu’en son humaine condition, le poète succombe à l’amour. Sous le nom mythique d’Iris, une aimée cristallise des émotions et expériences heureuses ou douloureuses parmi les pages aérées de Le Long d’un amour :
« Âme charnelle, cette basse chantante en chacun,
Lorsque le toucher de l’autre le fait
vibrer, résonner »
Ce n’est pas là un désordre violent de la passion, ni un narcissisme outrecuidant ; car le plus essentiel est présent :
« Derrière les yeux, le mystère
D’où infiniment advient la beauté
D’où coule la source du songe »
Une communion, plus qu’érotique, orphique serait-elle possible ? « Si le veut ton souffle / nous serons chant ».
Grâce à son recueil Le Long d’un amour, il semblerait François Cheng soit au plus près de la tradition lyrique occidentale, depuis l’amour courtois des troubadours. Cependant, loin de la tradition romantique, une poétique ténue allie des notations venues du vide et plein des paysages naturels à la délicatesse du sentiment. Sans rien de l’ordre du sentimentalisme toutefois, affleure une union mystique entre amour humain et amour divin.
Selon Tsung Ping (375-443), le microcosme pictural est « plus vrai que la Nature elle-même ». Ainsi Vide et plein. Le langage pictural chinois restitue-t-il cet art du pinceau en prenant appui sur les souffles vitaux de l’Univers. Cet essai, originellement paru en 1979, nous est restitué en une somptueuse édition reliée et illustrée, réalisant une implicite promesse.
Capter les lignes internes des choses, animer les relations qu’elles entretiennent entre elles, telle est la mission dont se sait redevable le peintre. Cependant le trait s’incarne parmi le Vide, auquel le Plein répond, en une dualité qui est une complétude, car le Rien, par « le truchement du souffle primordial », a donné naissance au Tout. Les autres notions de la peinture chinoise, et en premier lieu le Yin et le Yang, s’organisent autour de ces concepts fondateurs et redevables du Tao. Cependant le blanc du tableau n’acquiert aucune « qualité aérienne » s’il est « inerte ». L’important est que « le courant du vide médian circule au travers des figures incarnées, que le tableau en son ensemble, respire d’invisibles souffles vitaux à l’œuvre ». C’est là qu’intervient la mobilité de la brume, au sein de la confrontation paysagère entre montagne et eau, dont « l’interaction » est perçue « comme l’incarnation de la transformation universelle ». Et si les monts, les arbres et les cascades bénéficient des reproductions de peintures enchanteresses, s’y glissent également fleurs et insectes colorées, saisis dans leur perfection allusive, microcosme parmi le macrocosme. Parfois un vieux sage, en pied, ou minuscule sur une falaise, médite face à la permanence et à l’évanescence de soi et du monde…
Cette réédition magnifiée bénéficie d’une nouvelle préface, dans laquelle François Cheng non seulement réaffirme les principes de bases de la peinture chinoise, mais propose des rapprochements inattendus avec l’Occident. Turner et Matisse connaissent à leur manière la vitalité du vide en leurs œuvres paysagères ou dansées. En outre, ville, eau, ciel et lumière, Venise[7] est la ville d’une « constante circulation du souffle ».
Comme les œuvres de François Cheng, faites de trilogies, romans, essais, poèmes, selon les triades confucéenne, égyptienne, platonicienne, puis la trinité chrétienne, le Cahier de l’Herne à lui consacré est un triptyque : « le poète-pèlerin », « le poète-artiste », « le poète de l’âme » sont les jalons révélateurs. Ce voyage au travers d’une œuvre et d’une pensée est de toute évidence géographique, entre Extrême-Orient, Paris, la Suisse de Rilke et l’Italie de Shelley. Il faut une pléiade d’auteurs pour le cerner sans le sceller par un introuvable point final : écrivains, poètes, universitaires, critiques, théologiens. La France est confrontée à la Chine, en des allers et retours féconds, de façon à comprendre comment « habiter la langue de l’Autre », comment trouver « la juste voix ». Plus loin la poétique du paysage et la pratique de la calligraphie rendent sensible la connivence entre l’art et la beauté.
De nombreux inédits balisent l’ambitieux volume. À côté de reprises de quelques pages cruciales de l’autobiographique Longue route, l’on découvre son Discours de réception à l’Académie française. Cette dernière se devait en effet d’accueillir en son sein un amant si studieux et si créatif de la langue de Molière et de Baudelaire. Il y fait d’ailleurs l’éloge, outre celui obligé de son prédécesseur Jacques de Bourbon Busset, de la France des Lumières et de son idéal d’universalité. La prose du « Pèlerinage rilkéen » nous entraîne sur les marches d’une tombe, mais aussi d’un hommage à un prince de la poésie. De cette méditation sur la finitude à la dimension philosophique il n’y a qu’un pas, dans la mesure où poésie et spiritualité trouvent leur symbiose à l’occasion du périple qui va « Du Tao à la Voix christique », pour reprendre le titre de l’analyse de Madeleine Bertaud. Les poètes également rendent leur hommage, qui n’a rien d’obligé ni de convenu, par l’essai ou par les vers : ainsi Gérard Bocholier et André Velter. En de tels examens informés et sensibles, le lecteur emprunte le chemin dans la pérégrination d’une vie, dans la montagne peinte et dans le poème…
À notre grande et belle surprise, le traditionnel cahier central de photographies a laissé place à douze calligraphies, plus parlantes qu’une succession de visages que le temps gomme. Il s’achève en beauté, par la grâce de trente Quatrains orphiques, presque des alexandrins, qui sait testamentaires :
« N’oublions pas nos morts ni notre propre mort ;
C’est le devoir mourir qui nous pousse vers l’élan.
De l’indicible au chant, notre voix est orphique,
Transmuant les absents en d’ardentes présences. »
En écho à ceux de la poésie chinoise classique (« jue- ju ou « vers tranchés »), cette forme brève est pour lui, comme il le précise dans Une Longue route, le « minimum complet, apte à restituer une pensée, une vision, avec sa dialectique interne ». Cette pensée ramassée, qui est à la poésie franco-chinoise ce que le haïku[8] est à la poésie japonaise, réalise en quelque sorte la quadrature du cercle entre poésie chinoise et poésie française, au détriment peut-être du sonnet qu’il n’a pas cru devoir élire.
À la lecture de François Cheng, ce sésame entre les cultures, une impression diffuse se fait peu à peu chair : dans sa longue et féconde continuité, elle nous affine. Elle nous emporte vers la beauté et l’amour, sans niaiserie aucune, réalisant une sorte d’idéalité possible au-delà des barbaries inhérentes à l’humanité. Comme Orphée se retournant vers son Eurydice aussitôt disparue[9], le poète, s’il ne ramène pas la chair, ramène au jour les mots qui en sont la renaissance.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Bernard Bro : La Beauté sauvera le monde, Cerf, 1990.
[2] François Cheng : Le Dit de Tianyi, Albin Michel, 1998.
[3] François Cheng : Enfin le royaume, Poésie Gallimard, 2018.
[4] François Cheng : À l’orient de tout, Poésie Gallimard, 2005.
[9] Voir : Fonctions de la poésie et pouvoir d'Orphée
Estacas de Trueba, Vega de Pas, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.