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5 mai 2024 7 05 /05 /mai /2024 14:55

 

Catedral de Sigüenza, Guadalajara, Castilla la Mancha.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Salman Rushdie : de Joseph Anton au Couteau,

en passant par La Cité de la victoire :

plaidoyers pour les libertés entravées

& les utopies politiques.

 

 

Salman Rushdie : Joseph Anton, une autobiographie,

traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Plon, 2012, 736 p, 24 €.

 

Salman Rushdie : Le Couteau, traduit de l’anglais par Gérard Meudal,

Gallimard, 2024, 272 p, 23 €.

 

Salman Rushdie : Essais 1981-2002,

traduit de l’anglais par Aline Chatelin et Philippe Delamare, Folio, 2024, 1088 p, 14,30 €.

 

Salman Rushdie : La Cité de la victoire, traduit de l’anglais par Gérard Meudal,

Actes Sud, 2023, 336 p, 23 €.

 

 

En 1644, le poète anglais Milton plaida « la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » dans son Areopagitica[1] ; en 1632, Galilée dut abjurer son héliocentrisme devant l’inquisition du Saint-Office ; en 1766, Voltaire défendit la mémoire du chevalier de la Barre qui, pour n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession et autres incivilités, fut torturé, décapité et brûlé avec le Dictionnaire philosophique[2]. Depuis, en terres d’Occident et des Lumières, nous croyions être débarrassés de ces entraves à la liberté d’expression. Douce illusion, quand en 1989, le fanatisme que Voltaire appelait « l’Infâme », jeta sa griffe fétide, venue d’Islam, sur un livre et son auteur, sous le coup d’une iranienne fatwa, menacé d’être à chaque instant, traqué, assassiné. Etait-il possible à Salman Rushdie de s’en libérer en écrivant Joseph Anton. Une autobiographie ? Trente-trois ans plus tard, en 2022, un Musulman zélé parvenait à le frapper quinze fois, sectionnant les tendons d’une main, l’éborgnant. Miraculeusement, non seulement il survit, mais il écrit Le Couteau, répondant à la virulence par l’art. Cet art du roman et du mythe animant en outre les pages heurtées de La Cité de la victoire, utopie politique s’il en est.

 

 

En 1989, soudain menacé par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, l’écrivain Salman Rushdie est protégé par une branche spécialisée de la police britannique (dont il louera les qualités professionnelles et humaines), alors qu’aucun membre du gouvernement ne le reçoit ni ne le visite, que certains écrivains (John Le Carré, John Berger) lui reprochent de l’avoir bien cherché, que des Anglais s’émeuvent du coût de cette protection. Pire encore, des Musulmans anglais relaient publiquement l’appel au meurtre de l’auteur des Versets sataniques, de l’écrivain apostat et blasphémateur. Depuis quand ceux qu’accueille une démocratie libérale tolérante (trop tolérante ?) peuvent-il se permettre de trahir les principes d’humanité, de respect d’autrui qui sont les nôtres, sans parler de pardon…

Ainsi, se sentir offensé pour un croyant en une religion, a fortiori aussi brutale et rétrograde qu’un Islam obscurantiste, est devenu une sorte de sport, une soupape de colère. Alors que cette absurdité est absolument attentatoire à la liberté d’expression. Un livre nous déplait : il suffit de ne pas l’acheter. Une pensée heurte les préjugés, les dogmes et la crispation des lecteurs d’un livre prétendu saint, et la haine fuse comme d’un lance-flamme. « Depuis quand les histoires fantaisistes des superstitieux étaient-elles hors d’atteinte de la critique, de la satire ? », s’indigne Rushdie, pointant une seconde ignominie : « Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. » Voilà comment il plaide sa cause, celle de l’art et de la liberté dans son Joseph Anton. Une autobiographie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Seules lueurs dans la solitude de ses villas prisons et parmi « l’ornithologie de la terreur », entre le rejet de sa femme et l’intransigeance des haineux professionnels que sont les fatwa-dépendants, son fils Zafar, pour qui il écrit un conte fabuleux, Haroun et la mer des histoires, les encouragements d’amis écrivains (Martin Amis, Nadine Gordimer, Mario Vargas Llosa, Thomas Pynchon), le devoir enfin de fatiguer sa machine à écrire, puis son ordinateur, pour des essais, de nouveaux romans, raisons d’être et de vivre libre… Malgré l’assassinat de son traducteur japonais, il n’a pas cédé à la peur, seulement à la tentation « d’être aimé », en imaginant pouvoir être excusé par les croyants en la violence. De même, il céda un moment à la même faiblesse envers son épouse Marianne qui se détachait de lui. Heureusement, à l’occasion de la parution de l’édition de poche de Patries imaginaires, l’intégrité est redevenue sienne : face à « la persécution religieuse (…) la liberté de parole est la vie même », ajoutant : « Il était incroyant et fier de l’être ». Les Versets sataniques sont bien un livre libre, il n’y a pas à le regretter, même si, « Cassandre de son époque », il n’est probablement que le prélude d’une longue série d’occasions tyranniques pour l’Islam d’opprimer la dhimmitude de l’Occident : « une ère dans laquelle des éditeurs occidentaux parlaient ouvertement de ne publier aucun texte qui pourrait paraître crique envers l’Islam ».

Quoique la presque infinité de ses détracteurs vengeurs ne l’aie pas lu, l’on peut penser qu’un passage incriminé des Versets sataniques soit le suivant : « La condition humaine, mais quelle est la condition des anges ? À mi-chemin entre Allahbonne et homo sapiens, ont-ils jamais douté ? Oui : défiant la volonté de Dieu un jour ils se sont caché sous le trône, osant poser des questions interdites : des antiquestions. Est-ce juste. Ne pourrait-on pas en discuter. La liberté, la vieille antiquête[3] ».

Le titre lui-même est suffisamment explicite, faisant allusion aux versets 19 à 23 de la sourate 53 – « L’étoile » – du Coran, dans lesquels Satan aurait fait prononcer à Mahomet des paroles empreintes de conciliation avec les idées polythéistes. L'expression  inventée par l’orientaliste William Muir vers 1850 reste cependant inusitée dans la tradition arabo-musulmane. « Versets sataniques » apparaitrait en effet comme un insupportable oxymore.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Baptisée « Inferno » en cours d’écriture, cette autobiographie intitulée Joseph Anton, menée jusqu’au trop fameux 11 septembre américain, était deux fois nécessaire : pour son auteur, en une sorte de catharsis qui le libèrerait du poids de l’angoisse, au moyen de cette distanciation qu’est le choix de la troisième personne pour se raconter, se disculper ; et pour ses lecteurs de bonne volonté. Quant à ceux qui seraient de mauvaise volonté, il leur est réservé une leçon de courage et de juste insoumission, si l’on se souvient qu’Islam signifie soumission. C’est également un hommage continu à l’amitié, à tous ceux qui lui ont prêté leur maison, qui ont continué à éditer ses livres, qui l’ont invité à des rencontres publiques. Mais aussi à Margaret Thatcher ou Bill Clinton qui ont fini par le soutenir, ou encore à l’enthousiasme de Bono, le chanteur de U2. Sans compter l’amour profond d’Elizabeth, quoique éphémère, ou celui magique, quoique cyclothymique, de la belle Padma qui défraya la presse, instillant pour le lecteur le soupçon terrible de la vanité des mariages : « il se demanda si lui aussi allait être toute sa vie poursuivi par les Furies, les trois Furies du fanatisme islamiste, des critiques de la presse et de la colère d’une femme abandonnée, ou bien si, à l’instar d’Oreste, il allait réussir à briser la malédiction qui pesait sur lui, à être acquitté par une sorte de version moderne de la justice athénienne, et à être autorisé à vivre en paix. »

Certes, il ne faut guère attendre en ce récit un festival d’inventions rhétoriques, comme « privé des richesses du langage », alors que « la beauté ouvre des portes à l’intérieur de l’esprit ». Au contraire de ses romans empreints des feux d’artifice du réalisme magique et des saveurs épicées du conte oriental, la neutralité de la confession et du témoignage, hors l’indignation, reste de mise. Si l’on excepte un sentiment diffus de longueurs et de répétitions, le mélange des genres, entre thriller et chronique familiale, fonctionne comme une fresque où la vastitude de la perspective politique et morale côtoie l’accumulation des détails quotidiens. Pourtant, quelques pages flamboyantes sur la création littéraire jaillissent aux côtés de ce camion et de sa « cargaison de fumier » qui faillirent le tuer : « Tomber dans la page, guettant l’extase qui se produisait trop rarement. (…) Il se laissa tomber avec délice vers ce lieu profond où les livres non écrits attendent d’être découverts ». Ou : « Nous sommes citoyens de nombreux pays : la région finie et délimité de la réalité observable et de la vie quotidienne, les Etats-Unis de l’esprit, les nations célestes et infernales du désir et la république libre de la langue ». Ou encore : « La littérature s’efforçait d’ouvrir l’univers, d’augmenter, ne serait-ce que légèrement, la somme de ce que les êtres humains étaient capables de percevoir, de comprendre, et donc, en définitive, d’être. »

Photo : T. Guinhut.

 

L’écrivain poursuivi et balloté de cache en cache aurait pu être Grégoire K, pour reprendre les personnages de La Métamorphose et du Procès de Kafka ; il fut Joseph Anton par nécessité d’anonymat, quoique y cachant deux de ses auteurs préférés : Conrad et Tchékhov. Il reste l’héritier d’ « Ibn Rushd, l’Averroès de l’Occident (…) le commentateur et traducteur très fameux des œuvres d’Aristote (…) au premier plan de l’interprétation rationaliste de l’Islam contre la tradition littérale. » D’où le père de Salman tira son nom. Ce qui est d’ailleurs une erreur tant Averroès prône la possibilité de la compréhension de Dieu par la raison, mais en rien un rationalisme des Lumières, ni a fortiori la liberté de pensée et d’apostasie…

 Aujourd’hui, toujours sous le coup de la fatwa nantie de millions de dollars supplémentaires à l’intention de l’éventuel meurtrier, il est notre nouveau Voltaire, dont le chemin de croix sans pardon emprunte un orbe planétaire.

De ce pitoyable feuilleton de la bassesse de l’humanité, de ce roman d’aventures secrètes et diplomatiques nourri de suspense que fut la vie traquée de Salman Rushdie, de cette renaissance et reprise en main de soi par le combat des idées, l’écriture romanesque et autobiographique, nous retiendrons la vigueur nécessaire du réquisitoire contre le totalitarisme fondamentaliste, et le plaidoyer en faveur de la dignité humaine. La liberté d’écrire, de publier, d’inventer, de parodier, de blasphémer[4] (si tant est que ce mot ait un sens), de penser enfin, n’est pas un instant négociable. Pourtant l’Etat français lui-même, en la personne de Jacques Chirac, alors maire de Paris, n’a-t-il pas franchi les bornes de l’abjection en affirmant en 1989 qu’il n’avait « aucune estime pour lui ni pour les gens qui utilisent le blasphème pour se faire de l’argent » !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mémoire têtue de l’islam arme en 2022 la main d’un assassin, alors qu’au nord de New-York, à Chautauqua, il vient, ironie du sort, disserter dans un amphithéâtre de la « sécurité des écrivains » et de leurs « villes refuges ». Mais au grand dam du jeune fanatique abruti – qu’il  appelle « A. » comme Assassin –  il peut, après coups, rédiger, à la lisière de l’essai et, encore une fois, de l’autobiographie, Le Couteau, qui se déplie, comme les deux volets d’un diptyque : « L’ange de la mort », puis « L’ange de la vie ». Respectivement l’attentat et les séjours à l’hôpital, en rééducation, puis le retour à la maison.

Brusquement, vêtu de noir, « un fantôme meurtrier surgi du passé » assaille l’écrivain. Le couteau contre la plume. Si notre romancier fut à plusieurs reprises la proie de cauchemars, attaqué par un gladiateur dans un amphithéâtre romain, voici le cauchemar incarné : « À Chautauqua, j’ai connu à la fois le pire et le meilleur de la nature humaine ». Il n’est que le reflet, le point nodal d’une crise de nos sociétés : « la liberté est attaquée de toutes parts autant par la gauche bienpensante que par les conservateurs épris de censure », allusion à la Cancel culture des wokistes[5] et à l’offensive de l’islam, sans exclusive.

Lors de son douloureux séjour à l’hôpital d’Hamot, mutilé, recousu, les opiacés lui procurent des visions : « Je m’étais habitué à ces palais d’alphabet et à ces lettres d’or flottant dans l’air ». Ensuite la rééducation courageuse, physique et spirituelle, permet enfin de repenser à son parcours romanesque, depuis Les Enfants de Minuit[6].

Un dialogue imaginaire s’instaure entre la victime et A. Comme attendu, le jeunot, qui prétend trouver la liberté dans la soumission, est inculte et buté, pétri de ressentiment, usant d’ « âneries dogmatiques en noir et blanc ». Ce face à la richesse argumentaire de l’écrivain rigoureusement athée. Mais au final l’emporte un livre émouvant, pétri autant d’humanité que d’éthique politique, au moyen de son « désir de protéger les libertés – celle de Thomas Paine, des Lumières, de John Stuart Mill ».

Même si l’on se doit de regretter quelque abjection, à l’occasion d’une reductio ad hitlerum, lorsqu’il met dans le même sac « Donald Trump, Boris Johnson, Adolf Eichmann ». Ou parlant du premier, cette contre-vérité : « S’il est réélu, ce pays pourrait bien devenir impossible à vivre ». Comme quoi la clairvoyance politique n’est pas toujours notre fort…

De plus, ne commet-il pas une grave erreur d’appréciation, en prétendant à « la transformation de l’islam en arme un peu partout dans le monde » ? En prétendant que « le totalitarisme religieux a provoqué une mutation mortelle au cœur de l’islam » ? Nous avons assez lu le Coran et  étudié l’histoire de l’islam pour constater que ce dernier est ab ovo[7] une arme de génocide, d’esclavage et de soumission[8].

Enfin, malgré la mort frôlée – comme celle entre temps accomplie d’amis écrivains, dont Martin Amis[9] – il prend la décision d’écrire ce que nous lisons : « J’allais répondre à la violence par l’art », quand ce dernier, toujours, « défie l’orthodoxie ». Hélas, « un  poème ne peut arrêter une balle », conclue-t-il, non sans amertume.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certes, « l’ange de la vie » peut être l’énergie vitale, et tous ceux, public, médecins, qui l’ont sauvé. Mais n’est-ce pas également Rachel Eliza Griffiths, rencontrée peu d’années plus tôt, alors qu’il heurtait une porte de verre, qu’elle lui porta secours, avec laquelle il s’unit d’amour, lui rendant en ces pages hommage ? Car lors de cette reconstruction après le couteau, elle « passa en mode super-héros ». Il l’appelle Eliza, en une romance réciproque étonnante qui fait rêver. Sans omettre qu’elle est une auteure de talent dont la détermination contribua fort à la résurrection de son écrivain d’époux. Les livres de Rachel Eliza Griffiths sont celle d’une romancière, avec Promise[10], d’une poétesse, avec l’élégiaque Seeing the Body[11], illustré par ses propres photographies, tant elle est « photographe et vidéaste accomplie ». Et si nous ne pouvons pas encore lire ses livres en traduction française, nous ne pouvons qu’éprouver une profonde admiration et curiosité pour elle, pour son actif dévouement à l’égard de celui qui, grâce au génie profondément humain de sa Muse, écrit ce qui est également un livre d’amour. Ainsi se présente-t-elle :

« Je suis une hors-la-loi

Une femme dansant dans l’ombre.

Qui vit trop vite pour être blessée.

Comment nommer ceux qui reçoivent la beauté. »

En conséquence, notre prosateur en tire une judicieuse éthique littéraire en forme d’énigme : « Le voyage qui permet de franchir la frontière entre Poesiland et Proseville semble souvent passer par le Mémoiristan. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prolifique, Salman Rushdie aligne plus de mille pages d’article de presse, publiés au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, puis chez nous sous les titres de Patries imaginaires et de Franchissez la ligne. Ce sont des critiques littéraires consacrées à des collègues d’élection, en un large spectre, qui va de l’Inde à l’Amérique en passant par l’Europe, d’Ania Desai ou V.S. Naipaul, à Umberto Eco, Mario Vargas Llosa ou Gunther Grass… Mais aussi des textes de politique internationale sur le Kosovo ou le Pakistan. L’on peut lire des témoignages plus personnels et métalittéraires sur la conception des Versets sataniques, ou sur l’angoisse de la fatwa.

Celui qui est né à Bombay en 1947 s’inquiète également du nationalisme hindou, lorsque « le militantisme religieux menace les fondements de l’Etat laïque ». Et si la globalisation américaine, et sa conception de la pax americana ne sont pas la panacée absolue, il craint contre elle à juste titre « une alliance improbable qui rassemble tout le monde, des libéraux culturo-relativistes aux intégristes inconditionnels ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quittons la terre obligée par les circonstances de l’autobiographie et de la presse pour nous élever vers ce qui originellement et finalement la raison d’être de l’auteur d’un nouveau Quichotte [12]: la fiction. Conjointement au réalisme scrupuleux du Couteau, voici de nouveau l’art en « rêve éveillé », le « réalisme magique », tels qu’il définit son écriture parmi les pages du Couteau. Voici La Cité de la victoire, qui présente une université mystérieuse et énigmatique, lorsque la déesse emprunte la bouche d’une petite orpheline, Pampa Kampana, qui vivra deux cent quarante-sept années. Dans cet immense conte flamboyant, elle est à l’origine de la ville de Bisnaga, soit la « cité de la victoire » du titre, brillante civilisation où les femmes sont les égales des hommes. Elle pense moins à sa gloire qu’au confort des habitants, faisant par exemple construire, un barrage, un aqueduc : « L’eau crée plus facilement l’amour que la victoire ». Cependant le destin d’une telle cité n’échappe pas aux fluctuations des empires, aux guerres perdues, à l’hubris du pouvoir. Ainsi « Naissance », « Exil », « Gloire » et « Chute », selon les parties du quadriptyque, ponctuent les âges de la vie et du monde : sic transit gloria mundi.

Bien des romanciers ont présenté leur création comme un manuscrit qu’ils auraient découvert. Salman Rushdie prétend offrir la traduction d’une antique épopée. Un « poème narratif », aussi long que le Ramayana et conclu à la fin de sa vie par la poétesse aveugle, comme Homère, et comme Salman Rushdie faillit le devenir. Certes, réfugiée dans le mythe, comme le Mahabharata, cette création littéraire peut paraître hors d’âge ; mais intemporelle, elle parle à notre temps, enchante notre mémoire, nos lendemains, nos destinées, tout en délivrant une juste morale : « La voix dans sa tête lui disait d’oublier la guerre et l’intolérance ». En ce sens il s’agit d’une heureuse, quoique provisoire, utopie : « Une vision qui n’était plus opposée à l’art ou aux femmes, qui n’était pas hostile à la diversité sexuelle mais qui englobait la poésie, la liberté, les femmes et la joie, et ne retenait du manifeste originel que la Première Protestation contre l’implication de la sphère religieuse dans les affaires du gouvernement »…

Les derniers vers de ce roman haut en couleurs et bourré de péripéties dramatiques ne sont-ils pas bellement programmatiques, quoiqu’élégiaques ? Lorsque le personnage central, conseillère du roi et gouvernante éclairée, la poétesse Pampa Kampana elle-même, célèbre le pouvoir du langage capable de survivre aux empires : « Les seuls vainqueurs, ce sont les mots. / Seule subsiste la cité des mots ».

 

 

Il n’en reste pas moins qu’en tant que civilisation occidentale issue de la source grecque[13], du christianisme et des Lumières, qu’en tant que démocraties libérales (même amochées) nous sommes tous des Salman Rushdie in nucleo, nous sommes tous sous le couteau de Damoclès : celui d’une fatwa universelle – ce dont témoigne l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty – qui n’attend que les moindres rébellions contre une soumission programmée…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

 

[1] Milton : Areopagitica ou la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, Aubier, 1956.

[2] Voltaire : Dictionnaire philosophique, GF, 2010.

[3] Salman Rushdie : Les Versets sataniques, Christian Bourgois, 1989, p 108.

[6] Salman Rushdie : Les Enfants de Minuit, Stock, 1983.

[7] Depuis l’œuf.

[10] Rachel Eliza Griffiths : Promise, Random House, 2023.

[11] Rachel Eliza Griffiths : Seeing the Body, W. W. Norton, 2020.

[12] Voir : Salman Rushdie ou les libertés de l'imagination : du Quichotte aux langages de vérité

[13] Pour reprendre le titre de Simone Weil : La Source grecque, Gallimard, 1953.

 

 

Jaramilla de la Fuente, Burgos. Photo : T. Guinhut.

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29 avril 2024 1 29 /04 /avril /2024 14:33

 

Costa de Jaizkibel, Hondarribia, Guipuzcoa.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

De la Méduse de la peur à l’Apocalypse zéro.

Sous le regard de Méduse ;

Michel Maffesoli : Le Temps des peurs ;

Nicolas Bouzou : La Civilisation de la peur ;

Pascal Bruckner : Je souffre donc je suis ;

Michael Shellenberger : Apocalypse zéro.

 

 

Sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques,

Direction : Emmanuelle Delapierre & Alexis Merle du Bourg,

In Fine/Musée des Beaux-Arts de Caen, 2023, 344 p, 39 €.

 

Michel Maffesoli : Le Temps des peurs, Cerf, 2023, 216 p, 20 €.

 

Nicolas Bouzou : La Civilisation de la peur, XO éditions, 2024, 224 p, 19,90 €.

 

Pascal Bruckner : Je souffre donc je suis, Grasset, 2024, 320 p, 22 €.

 

Michael Shellenberger : Apocalypse zéro,

traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Daniel Roche,

L’Artilleur, 2021, 528 p, 23 €.

 

 

Fille de Phorcus, elle est une des trois Gorgones, et seules ses deux sœurs Sthéno et Euryalé ont le privilège d’être immortelles. Le dieu des mers, Neptune, abusa d’elle et la rendit enceinte dans le temple de Minerve, ce pourquoi la déesse, irritée d’un tel sacrilège, métamorphosa les cheveux de la malheureuse en serpents et donna à sa tête le pouvoir de changer en pierre quiconque la regarderait. Seul Persée parvint à la décapiter, en usant du poli de son bouclier comme miroir. La tête orna celui d’Athéna ainsi que son égide. Aussi, depuis la Théogonie d’Hésiode, Méduse peut-elle passer pour l’indépassable allégorie de la peur. Ce qui se décline « de la Grèce antique aux arts numériques », pour reprendre le titre de l’ouvrage somptueux qui fascine le lecteur, les peintres, les sculpteurs et les plasticiens : Sous le regard de Méduse. Loin d’être une quincaillerie mythologique, elle continue de pétrifier notre aujourd’hui, qui, selon Michel Maffesoli et Nicolas Bouzon est celui du Temps des peurs et de la Civilisation de la peur, tant elle emprunte le visage de la guerre lointaine sinon proche, des cancers et autres affections, mais surtout d’une catastrophe climatique et écologique. Enfin nous ne nous laisserons pas intimider par « un nouveau sacré qui méduse », selon la formule de Pascal Bruckner, qui, dans Je souffre donc je suis, montre combien les victimes, ou prétendues telles, usent de la posture victimaire pour assurer leur hubris et leur pouvoir. Entre peurs rationnelles, utiles, et peurs irrationnelles, tout le monde, malgré les manipulateurs et le panurgisme, ne se laisse pas flouer par les agitateurs de Méduse, et surtout pas Michael Shellenberger, qui, dénonçant « les erreurs de l’écologie radicale » et annonçant que « la fin du monde n’est pas pour demain », titre Apocalypse zéro et avec une conviction assurée son essai. N’ayons donc pas peur des peurs ; de façon à les balayer, les affronter…

 

 

La « fortune iconographique » de Dame Méduse est considérable, et malgré des artistes à cet égard célébrissimes, tels Rubens et Caravage, bien d’autres se relèvent de l’oubli, au moyen de l’exposition qui se tint au Musée des Beaux-Arts de Caen lors de l’été 2023, et surtout grâce à ce pérenne ouvrage dont le titre fait déjà frémir : Sous le regard de Méduse. Rassurons-nous, l’impeccable papier glacé, miroir des œuvres, est inoffensif et nous ne serons pétrifiés que de beauté. Car si elle ne peut être directement regardée, il est fort possible de la représenter. Une histoire littéraire et surtout figurative de vingt-six siècles permet à Méduse, avatar de Phobos, dieu de la peur panique, de dépasser largement le renom du Sphinx et de la Chimère, pourtant choyées par Ingres et Gustave Moreau. Au point qu’elle retrouve sa coiffe de serpents chez les Furies, qui se délectent de poursuivre le coupable aux Enfers. Sans compter qu’un de ses doubles est la figure de l’Envie dont la langue serpentiforme s’étale sur une fresque de Giotto.

Elle est le visage de la mort, en voie de putréfaction, gluante comme les serpents de sa chevelure, voire d’une sexualité maléfique et serpentine en tant que figure-vulve castratrice selon le penchant freudien. Infernale, elle est conjuratoire et ambivalente, car son sang fatal peut avoir des vertus curatives. Elle protège le guerrier qui l’arbore, ainsi que les édifices et les foyers qui lui confient frontons et acrotères. L’idéal de beauté des Grecs doit composer avec la laideur bestiale du monstre…

Mais au-delà de l’Antiquité, ce sont l’art baroque, puis le dix-neuvième fin de siècle et décadent qui goûtent les formes délétères du chef sanglant de Méduse. Toutefois, d’affreuse, elle devient parfois séduisante beauté fatale, si l’on pense à l’hellénistique Méduse Rondanini ou au symboliste Fernand Khnopff. La voici blafarde ou noirâtre, criant ou vomissant, alors qu’elle peut être multicolore, ou limpide, trompeusement calme. Elle sait hurler furieusement sur l’armure de Julien de Médicis par Verrocchio, dégouliner en déliquescence dans le bronze vert-de-gris de Bourdelle…

Mais à cette pauvre femme punie pour avoir été violée par Neptune, ne faut-il pas rendre justice ? Aussi un féminisme humaniste lui permet d’implorer la pitié dans une photographie de Dominique Gonzalez-Foerster, dans laquelle elle se photographie (en 2021) en buste nu, blafarde, les yeux délavé bleus sous une lourde chevelure qui n’a de serpentiforme qu’une longue corde lamée noir et or. Ou Laetitia Ky dont la touffe crépue qu’on lui imposa de raser en côte d’Ivoire « parce qu’elle risquait de séduire les garçons et les professeurs », s’anime en 2022 de tresses à têtes de serpents. À moins de penser, comme Luciano Garbati, en 2023, qu’il faille représenter Méduse tenant la tête de Persée, en guise de féminisme offensif.

Ce bel ouvrage est un modèle du genre. S’il ne nous pétrifie pas – et c’est heureux- il nous enchante intellectuellement et esthétiquement. Son anthologie de textes antiques est médusante, d’Homère à Nonnos de Panopolis, en passant par Euripide, le Pseudo-Apollodore et Pausanias. Une iconographie époustouflante pullule en bon ordre. Amphores et bronzes, coupes et camées, rares enluminures médiévales, huiles sur toile bien entendu, marbres et affiches, photographies et vidéos enfin… Quant aux analyses et commentaires d’œuvres, ils ne sont jamais verbeux, mais aussi enrichissants que clairs, montrant combien les mentalités en évolution sont médusés par l’effroi du féminin, même affreusement soumis. Selon l’adage populaire, comme la Gourmandise, il vaut mieux avoir cette Méduse en peinture qu’en pension n’est-ce pas…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourtant c’est sous les traits de la peur qu’elle est une pensionnée, de tous les temps certes, comme le montre l’essai déjà classique de Jean Delumeau[1], mais une pensionnée de notre temps, qui de surcroit nous coûte fort cher. C’est ce que deux essayistes, soit Michel Maffesoli et Nicolas Bouzou, jettent à la face de tous ceux – s’ils consentent à les lire – qui baissent la tête et la garde devant les miroirs aux alouettes de nouvelles méduses, cette fois sociétales, voire planétaires.

Certes la Covid 19 fut une pandémie biologique, mais elle fut autant idéologique. En avoir peur était logique, en instrumentaliser la peur pour des confinements, dont la méthode primitive put laisser pantois, relevait opportunément du détournement d’attention de problèmes plus vastes et avérés pour lesquels les gouvernements restaient incompétents et qu’ils préféraient cacher sous le tapis, mais aussi d’un exercice grandeur nature de contrôle des populations. Ainsi Michel Maffesoli relie-t-il « la peur archétypale » à « la société du spectacle », lorsqu’est patente « l’envahissement de la socialité par le « Léviathan » hobbesien, figure de l’Etat tout puissant, de sa techno-bureaucratie se focalisant en ce moment sur une sorte de tyrannie médico-politique ». Soit « des apeurants manipulant des apeurés ». En effet, ajouterons-nous, la Suède, sans recourir au confinement, mais au  moyen de recommandation de distanciation, n’a pas subi de surmortalité ; au contraire même.

Au « covidisme » s’ajoute le « wokisme » qui est une forme de « peur de soi » (l’angoisse des minorités visant à étouffer autrui), le « canicularisme », sur lequel notre essayiste manque de se pencher plus avant. Les « théâtralisations caricaturales » ne craignent pas le ridicule et le canular. Pourtant ils rassemblent la doxa et nombre de savants, car la science s’acoquine avec l’air du temps. D’où la propension à taxer de « complotisme » les dissidents, les sceptiques, ce qui est une forme de « démonologie ». En ce sens il est à espérer, ou à craindre, « la rébellion du peuple », selon qu’elle redonnera  « vigueur à une immémoriale Tradition », soit une « Renaissance », ou à quelque dangereuse révolution.

Il n’en reste pas moins que le contrôle des peurs associé aux injonctions moralisatrices ne vise qu’à « museler au nom des injonctions politiques la liberté d’expression », trace d’une « marxisation de l’esprit ». Ainsi, s’appuyant sur une réelle érudition philosophique, l’analyse de Michel Maffesoli témoigne d’une rare largeur de vue. Sa pensée prolixe s’étant par ailleurs appliquée à diagnostiquer L’ère des soulèvements[2] aussi bien que le postmodernisme[3].

Ajoutons une autre peur pleutrement orchestrée, celle du Rassemblement National, qui si médiocre et étatiste qu’il soit, n’en n’est guère, malgré quelques-uns de ses affidés néonazis, « fasciste ». La réduction ad hitlerum montre bien que l’on se méprend sur le sens du fascisme, alors que Michel Maffesoli préfère dénoncer de la part de nos élites « la saturation du totalitarisme économique », l’exagération n’empêchant pas tout à fait la pertinence. Sans compter qu’une telle surenchère du danger – bien entendu de droite et si rarement de gauche – lasse bien vite et pousse à voter son bulletin là où il ne faut pas, ou entraîne l’abstentionnisme, peut-être plus sage à l’ère des étouffants étatistes aux insuccès récurrents.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Moins philosophe, mais plus sociologue et économiste, Nicolas Bouzou pointe les prophètes de malheur, dénonçant leur marché lucratif, sans manquer de témoigner d’une judicieuse confiance en l’avenir, car sur notre planète la pauvreté recule, la santé et l’alphabétisation s’améliorent. Les peurs irrationnelles – quoiqu’il faille ne pas méconnaître celles rationnelles de façon à se prémunir contre le pire – obèrent  notre présent, voire notre demain.

Certes le souvenir de la Covid, le présent conflit russo-ukrainien, aux portes de l’Europe, les dettes et déficits récurrents de l’Etat, faisant craindre une crise financière, ne laissent pas d’inquiéter. La négativité ambiante et politico-médiatique intéresserait moins si elle ne comptait que les succès, les trains qui arrivent à l’heure ne faisant pas recette. Basé sur le « pessimisme organique » et « le ressentiment des intellectuels » marxisants envers ceux qui savent réussir, sans compter la pulsion totalitaire des apprentis sorciers de la politique, le catastrophisme vise à asservir au service d’une caste de régulateurs, de socialistes, écologistes et autres constructivistes antilibéraux.

Plutôt qu’un « catastrophisme [qui] paralyse l’action », un avenir plus souriant emporte la conviction de Nicolas Bouzou. Il soutient que l’on puisse « empêcher l’effondrement écologique », « guérir tous les cancers », « rendre le travail plus intéressant et plus rémunérateur grâce à l’intelligence artificielle », voire permettre « la renaissance de l’Occident et de la démocratie libérale ». Pour ce faire il est nécessaire de « réapprendre l’esprit des Lumières ». En conséquence, plutôt que de tabler sur une surpopulation largement fantasmée, tant la tendance est à la dépopulation prochaine, plutôt que d’assujettir la jeunesse à l’éco-anxiété, ne faut-il pas faire des enfants ?

Mis à part sa naïveté envers le « changement climatique » d’origine anthropique que l’humanité pourrait freiner – mais il serait trop incorrect de ne pas être crédule – Nicolas Bouzou a la tête sur les épaules. Ce qu’il avait, entre autres essais, montré avec Pourquoi la lucidité habite à l’étranger ?[4] Et pour revenir à son dernier titre en forme d’oxymore, ne faudrait-il pas tabler sur une civilisation de la confiance ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un phénomène concomitant n’est pas sans importance. C’est la valorisation de la souffrance victimaire, vraie ou fantasmée. Ce « nouveau sacré qui méduse » permet à Pascal Bruckner de titrer son dernier essai : Je souffre donc je suis, sous-titré « Portrait de la victime en héros ».

Il n’est pas niable que nombre d’individus, de groupes humains, aient été victimes de l’Histoire. Noirs esclaves aux Amériques, homosexuels conspués et tués, femmes opprimées plus qu’à leur tour… N’ont-ils pas droit, ceux des siècles passés, ceux d’aujourd’hui, ainsi que leurs descendants, à une juste reconnaissance ? Mais leur victimisation ne devrait pas être le gage d’une nouvelle oppression sur les descendants des oppresseurs, sur leur race entière – quoique le mot soit une farce – sur leur civilisation, forcément blanche, patriarcale et capitaliste, forcément coupable : « Plus le monde occidental décline, plus il se gonfle et se dit responsable de toutes les horreurs qui arrivent, réchauffement climatique compris ». Afrique et monde maghrébin se servent d’un passé colonial largement exagéré et exécré pour se dédouaner de leurs responsabilités et installer leurs tyrannies.

Ainsi le message des Lumières « aboutit à une société du sanglot et de la fragilité, c’est-à-dire de la démission ». Ainsi le statut de paria permet « d’accuser et d’opprimer au nom de sa blessure », parfois bien fantasmée. Ainsi les monstres « se déguisent en martyrs pour perpétrer leurs abominations ».

C’est la thèse que défend brillamment Pascal Bruckner : « le fait d’avoir été asservi  ou discriminé ne confère aucune supériorité métaphysique à une catégorie d’être humain sur les autres ». Encore moins « lorsqu’ils basculent dans la violence ». Du supplice d’hier l’on fait un blanc-seing moral qui permet de fasciner autrui sous le joug de l’injonction pétrifiante et d’être le persécuteur de demain. Le passé ne doit pas peser sur les jeunes générations « à la manière d’un titan qui les terrasse ». Pour paraphraser le sous-titre de l’essayiste, la victime, qui plus est imaginaire, ne peut se muer impunément en héros vengeur. Une vie politique ne peut consister en « un cahier de réclamation sans fin ». Lorsque la victimisation conduit au fatalisme, la « domestication de nos frayeurs » est plus que nécessaire. Plutôt que de céder à la haine de soi, « c’est aux temps de fer qu’il faut se préparer, ne fût-ce que pour les éviter ».

Or n’est-il pas curieux que les souffrances des Juifs, d’Israël, des Chrétiens – Arméniens entre autres – des Noirs victimes de la traite arabo-islamique et des Blancs de la piraterie séculaire en Méditerranée, sans compter celle de ceux que l’islam encore et toujours persécute au travers le monde, que toutes ces souffrances soient, elles, passées sous silence ? Deux poids, deux mesures, victimisation sélective donc au service d’une tyrannie wokiste souvent antisémite qui a les yeux de Chimène pour  l’islam et ceux d’une atavique colère contre l’Occident libéral…

Une fois de plus, Pascal Bruckner, qui dénonça Le Sanglot de l’homme blanc[5] et Le Fanatisme de l’apocalypse[6], fait brillamment mouche…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La peur la plus vendable est aujourd’hui sans conteste celle écologique : le réchauffement climatique dont est inévitablement coupable l’homo capitalisticus – mâle et blanc de surcroit – serait un indéniable facteur apocalyptique si rien n’est fait. Et si le parti vert n’est pas nommément au pouvoir, il l’est de fait. À coups de taxes carbone et pétrolifères, d’oukases à l’encontre des véhicules thermiques, de subventions monstrueuses à l’éolien, d’interdiction d’aménager de nouveaux espaces, et nous en passons, le succès outrecuidant du chantage et de l’extorsion est sidérant. Pourtant il ne manque pas d’esprits scientifiques et rationnels pour affirmer, preuves à l’appui, comme Michael Shellenberger, qui bénéficie en outre d’une préface de notre avisé Pascal Bruckner : Apocalypse zéro !

Car la survie de l’humanité serait en sursis si rien n’est fait, selon une vulgate serinée sans cesse… Erreur, fantasme, mensonge, tout cela au service d’une caste exponentielle de profiteurs, financiers, industriels, politiques, journalistes, associations, élus en puissance !

A contrario des éco-anxiétés qui enveniment notre jeunesse, les émissions de gaz carbonique (CO2) sont en baisse dans le pays développés – quoique cela n’ait aucune importance, nous y reviendront – les catastrophes météorologiques ont diminué de 80 %, les forêts du globe ne sont en rien menacées, hors dans quelques zones surexploitées, la hausse du niveau marin se compte en peu de centimètres, les glaces des pôles se portent vaillamment bien.

Nombreuses sont les occurrences à relever dans cet essai profus. Le plastique qui encombre les océans est en fait rapidement dissous sous l’action conjuguée de l’eau de mer et du soleil. Michael Shellenberger en choquera plus d’un, ou les surprendra, en affirmant que « la sixième extinction est annulée », tant, d’après un article de la revue Nature en 2011, on surestime toujours les taux d’extinction en omettant la croissance de la biodiversité, y compris en Europe. Que « la cupidité a sauvé les baleines, pas Greenpeace », car le pétrole et l’huile végétale ont remplacé leur huile, le plastique leurs fanons, et leur potentiel économique oblige à les protéger.

De surcroît les politiques constructivistes, donc collectivistes, de l’écologisme nuisent non seulement au développement économique et humain, mais aussi à la nature elle-même. Il suffit de penser à ces forêts que l’on n’entretient plus pour ne pas contrarier la nature et donc plus vulnérables aux incendies, presque toujours de main humaine, quoique les feux causés par la foudre soient nécessaires pour renouveler la végétation…

L’on fait fausse route avec le béton des éoliennes, si peu productives, leur technologies plus ou moins chinoises et peu recyclables, alors que les investissements en infrastructure hydro-électriques sont réduits à peau de chagrin ; même si l’on commence à se rendre compte qu’en dépit de l’ignorance des militants antinucléaires, l’énergie nucléaire de nouvelles générations est un bienfait de plus en plus prometteur, que l’on imagine à peine que les moteurs thermiques et le pétrole ont encore de beaux jours devant eux, de plus de moins en moins polluants, que d’inédites technologies ne demandent qu’à naître de l’inventivité humaine et non des interdictions. Là encore, loin du « fanatisme religieux de l’environnementalisme apocalyptique », à la peur doit succéder une confiance humaniste et courageuse.

Bourré de connaissances, de faits, de témoignages, d’enquêtes et de notes scrupuleuses, l’essai de Michael Shellenberger dresse un réquisitoire implacable contre les marchands d’apocalypse verte. Arrêtez de vous laisser prendre par les filets d’une peur irrationnelle, nous dit-il en substance. Son seul défaut est de ne pas convenir de l’innocuité du gaz carbonique – il n’est pas un gaz à effet de serre comme le méthane et la vapeur d’eau – qui, au contraire est naturel, nécessaire à la vie et à la croissance des plantes, donc au verdissement feuillu.

Hélas en France, voire en Europe, bien qu’heureusement traduit, l’essai de Michael Shellenberger est peu lu, plus invisibilisé que par une bruyante censure[7], persona non grata d’un débat que l’on réserve à la sous-catégorie méprisable des sceptiques et autres complotistes. La reductio ad complotismus en quelque sorte…

 

 

Si la politique est l'art de la peur, gardons-nous des peurs irrationnelles. En particulier de celle imaginaire du réchauffement climatique d’origine anthropique. S’il y a réchauffement, il n’a rien de catastrophique, et puisque cyclique, naturel et solaire, nous n’y pouvons rien. En revanche la peur rationnelle doit nous alerter ; contre les étatistes dont le constructivisme démagogique vise rien moins qu’à nous asservir, qu’ils soient socialistes de gauche et de droite, communistes ou écologistes ; contre l’islamisme dont le terrorisme n’est que la partie visible de l’iceberg dont l’énorme base est un colonialisme démographique, idéologique et théocratique délétère. Aussi est-il nécessaire, comme Persée, de s’armer du bouclier judicieusement poli de la connaissance rationnelle pour vaincre ces Méduses. Une fois de plus, une création de la mythologie grecque n’est pas sans secours pour comprendre notre temps, et pour ne pas obérer la civilisation libérale.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Jean Delumeau : La Peur en Occident XIV-XVIIIème siècle, Fayard, 1978.

[2] Michel Maffesoli : L’ère des soulèvements. Les derniers soubresauts de la modernité, Cerf, 2021.

[3] Michel Maffesoli : Être postmoderne, Cerf, 2018.

[5] Pascal Bruckner : Le Sanglot de l’homme blanc, Seuil, 1983.

[6] Pascal Bruckner : Le Fanatisme de l’apocalypse, Grasset, 2011.

[7] Voir : Histoire des livres censurés et des colères morales

 

Copie anonyme de la Méduse Rondanini, XVIII° siècle,

Musé des arts, Nantes, Loire-Atlantique.

Photo : T. Guinhut.

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23 avril 2024 2 23 /04 /avril /2024 13:25

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Pléiade, poésie, poétique

 

& Belle liberté de Pierre de Ronsard :

 

commentaire littéraire.

 

 

La Pléiade. Poésie, poétique, édition de Mireille Huchon,

Gallimard La Pléiade, 1632 p, 69 €.

 

 

Bouquet céleste venu de la mythologie grecque, les Pléiades sont les filles de Pléione et d’Atlas, lesquelles furent métamorphosées en étoiles, et placées sur la poitrine du Taureau, l’une des douze figures du Zodiaque. Leur père ayant voulu lire dans le ciel pour découvrir les secrets des dieux, ainsi furent-elles châtiés. Elles étaient sept, à savoir : Alcyoné, Astérope, Céléno, Electre, Mérope, Taygeté, et Maïa, la plus brillante enfin. Ils étaient sept également, lorsqu’au XVIème siècle, sous le règne d’Henri II, effaçant leur premier nom de groupe, « La Brigade », ils choisissent de renouveler le geste antique de sept poètes alexandrins pour s’affirmer en nouvelle « Pléiade », sous l’égide de Ronsard, avec, à ses côtés, Du Bellay, Jodelle, Baïf, Pelletier, Belleau, Tyard, auxquels l’on ajoute souvent Dorat, grand helléniste. Ainsi surent-ils donner un lustre jamais vu à la poésie française. Lors faut-il saluer cet indispensable et généreux volume, à la conception originale, intitulé La Pléiade. Poésie, poétique, réunissant plus que sept complices, prolixe en poèmes, théâtre et traités de poétique, fourmillant de textes rares, dont cette Deffence et illustration de la langue française, rédigée avec ferveur par Joachim du Bellay et jusqu’alors introuvable. De ce septuor, le plus brillant est sans conteste Pierre de Ronsard, et dont non lirons avec un soin que l’on espère précieux, le sonnet « Ah ! Belle liberté » au moyen d’un commentaire littéraire.

Curieusement, parmi ce pléiade de La Pléiade, sous l’autorité de Mireille Huchon, les textes ne sont pas classés par auteurs, ce qui pourrait désarçonner le lecteur, obligé de parcourir la table des matières pour réconcilier leurs œuvres. Pourtant une autre cohérence les rassemble. C’est l’ordre chronologique de parution de chacun des sept contributeurs qui est retenu, indépendant du genre, poésie, théâtre, essai. Ainsi l’on découvre qu’en une seule douzaine d’années, entre 1547 et 1560, une floraison exceptionnelle orne les lettres françaises. Françaises d’autant plus qu’il y faut à Joachim du Bellay en prendre la « deffence » en un manifeste, pour lui réclamer sa noblesse face à l’encore omniprésent latin, scholastique et sacré. Un peu à l’instar des « trois couronnes » de la langue italienne – Pétrarque, Dante et Boccace – ils fécondent notre langue, avec des créations lexicales venues du grec et du latin et autres dérivations. De ces trois auteurs transalpins ils retiennent le modèle, cultivant l’humanisme,  le pétrarquisme et le lyrisme. Une originale imitation des Anciens leur permet de dépasser l’héritage et les genres médiévaux, auxquels ils préfèrent l’ode, le poème épique et la tragédie, mais également le sonnet italien et l’alexandrin. Aussi L’Olive, recueil du sonnettiste Joachim du Bellay, remporte-il en 1550 un vif succès. Mais à Lyon, entre 1549 et 1552, la poésie amoureuse de Pontus de Tyard se fait remarquer, tandis que son cousin Guillaume Des Autels, dispute des genres littéraires. La voie est tracée pour Pierre de Ronsard, avec ses brillants Amours de Cassandre, en 1552 et 1553, de surcroit ceux de Baïf, et la première tragédie française à l'antique, par les soins de Jodelle : La Cléopâtre captive de Jodelle, sans compter le scandale des « Folastries », car l’on reproche volontiers à ces poètes des vers dignes des bacchanales et autres priapées. C’est à ce moment qu’avec Le Cinquième Livre des Odes, dans une édition augmentée, Ronsard comprend en son élégie à Jean de La Péruse, sa sélection de poètes, même si le mot « Pléiade » n’y figure pas encore. Il faut attendre 1555 pour qu’il apparaisse dans l' « Hymne à Henri II », avec une liste revue, car La Péruse n’est plus de ce monde : Belleau « vien[t] en la brigade / Des bons, pour acomplir la setiesme Pliade ». Tyard avoue ses Erreurs amoureuses. Ronsard et Baïf offrent de nouvelles dames à leurs vers. Et nonobstant ces deux seules mentions, le variable septuor, père d’une cinquantaine de recueils, et leur conjonction astrale firent florès dans l’histoire littéraire…

Bientôt, la consécration surgit de la Rhétorique de Foclin – soit la première rhétorique moderne – car ses exemples sont tirés des textes de cette nouvelle Pléiade. Près de cinq siècles plus tard, notre volume donne à lire des pièces poétiques célébrissimes, d’autres plus confidentielles, déploie pour le plaisir de notre intellect les débats poétiques et linguistiques. Outre la « Deffence », c’est ici abondance d’art poétique répondant en français à l’antique Horace, de tragédies et d’une comédie fondatrices, sous la plume avisée d’Etienne Jodelle… L’on aura même connaissance enfin des réactions des contemporains, entre « polémiques et témoignages ». Par exemple, d’un certain Macer, en 1577, une venimeuse Philippique contre les poëtastres

Le dialogue entre Ronsard et Du Bellay, amis et rivaux à la fois, ne cesse de se poursuivre, par exemple au travers d’une élégie dans laquelle le poète de la La Franciade parle au spectre – horriblement décrit – de l’auteur des Regrets, tout en l’assurant que c’est lui, Ronsard, qui le premier l’enhardit et lui forma « la voix / À célébrer l’honneur du langage François ».

L’on se délectera des nombreuses allusions à l’Antiquité, en particulier mythologiques, venues de l’étude d’Horace, Virgile ou Ovide, ou encire du « Démon de Jodelle[1] », peut-être le plus talentueux, et jeune de surcroît ; ainsi l’on peut constater, en quelque sorte en direct, combien « nostre Langue, qui commence encores à fleurir, sans fructifier », ce au chapitre trois de La Deffence, n’a cessé de donner les plus beaux fruits : « tout Arbre qui naist, Florist et Fructifie bien tost […] a longuement travaillé à jeter ses Racines ». En effet, en sus d’user de l’ode et du sonnet, le « Poëte Françoys » ne doit craindre « d’inventer des Motz ». D’un tel programme, le profus et élégant  Joachim du Bellay fait la démonstration dans ses Cinquante sonnets à la louange de l’Olive :

« Orne mon chef, donne moy hardiesse

De te chanter, qui espère te rendre

Egal un jour au Laurier immortel. »

Nul n’ignore en parcourant ce volume que le thème privilégié est amoureux et donc lyrique. Pontus de Tyard n’échappe pas à cette emprise :

« Au long discours de ma libre pensée

Raison vivoit, et Amour, son contraire

Taschant tousjours de son costé m’attraire »

À l’instar de Jean-Antoine de Baïf, dont la « Muse Françoise, ores dresse la teste », Ronsard aime autant, sinon plus, sa « lire » (entendez sa lyre) que les dames successives de ses Amours, bien qu’il soit « trop heureux, / D’avoir au flanc l’aiguillon amoureux ».

D’étonnantes pièces sont ici exhumées, tel ce Dialogue moral, en décasyllabes, de Guillaume des Autels, dont les allégoriques personnages sont le Ciel, l’Esprit, la Terre, la Chair, l’Homme, en une gradation descendante invitant à l’humilité.

S’il s’agit d’une anthologie, parfois illustrée de portraits et de frontispices en noir et blanc, la Déffence et les poétiques, ainsi que les pièces de théâtre sont données dans leur intégralité. C’est le cas de la comédie d’Eugène de Jodelle, ou, du même, la Cléopâtre captive, finalement « blesme et morte couchée / Sans qu’elle fust d’aucun glaive touchée ». Mais aussi de la vengeresse Médée, de Jean de la Péruse, deux ancêtres irréfutables de la tragédie du Grand siècle classique. De même l’intégralité de la Poétique d’Horace, traduite par Peletier du Mans, rejoint les pédagogiques et ordonnés Art poëtique françois de Thomas Sébillet ainsi que celui de Peletier du Mans. Pour ce dernier les vers du sonnet doivent être justement « quasi tout filososofique en conceptions ».

Et lorsqu’une certaine frustration agacera le lecteur face à ces bribes ronsardiennes, l’on ne manquera de lui proposer pas de compléter avec la nouvelle édition en un élégant coffret des Œuvres complètes de Ronsard[2].

Un tel volume de la pléiade, qui mérite deux fois son nom, est emblématique de la collection. L’on se doute qu’avec son soin coutumier une préface scrupuleuse, érudite, et une chronologie insèrent ces textes dans le contexte historique du milieu du XVIème siècle, où les allégeances au roi sont quasiment obligées. N’omettons pas de noter que l’orthographe et le « Languaige » du temps sont respectés, toutes obscurités plus ou moins légères ponctués de notes de bas de page pour aider à l’entendement de l’honnête homme de notre contemporain.

Et malgré notre goût immodéré pour Les Antiquités de Rome de Joachim du Bellay, rien de tel que de plonger, au moyen d’un commentaire littéraire, dans un sonnet pour Hélène, de Pierre de Ronsard, dont nous donnons ici les vers in extenso :

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

LXVIII

 

Ah ! belle liberté, qui me servais d’escorte,

Quand le pied me portait où libre je voulois !

Ah ! que je te regrette ! Hélas, combien de fois

Ai-je rompu le joug, que malgré moi je porte !

 

Puis je l’ai rattaché, étant né de la sorte,

Que sans aimer je suis et du plomb et du bois,

Quand je suis amoureux j’ai l’esprit et la voix,

L’invention meilleure et la Muse plus forte.

 

Il me faut donc aimer pour avoir bon esprit,

Afin de concevoir des enfants par écrit,

Pour allonger mon nom aux dépens de ma peine.

 

Quel sujet plus fertil saurais-je mieux choisir

Que le sujet qui fut d’Homère le plaisir,

Cette toute divine et vertueuse Hélène ?

 

                                             Pierre de Ronsard

 

 

Commentaire littéraire :

 

Ah ! belle liberté.

 

 

« Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème »… C’est ainsi qu’en 1674 Boileau, dans son Art poétique, œuvre didactique et critique en alexandrins, louait le sonnet dont il connaissait la difficulté, au point de ne guère s’y risquer, surtout après Ronsard, même s’il l’avait laissé dans l’oubli. Le maître de la Pléiade, né en 1524 et mort en 1585, s’il n’eut pas le bonheur d’égaler Homère en concevant son épopée La Franciade, qu’il laissa inachevée, ne manqua pas d’y faire allusion parmi ses plus grandes réussites lyriques : Les Amours, parmi lesquelles se détachent, après les vers consacrés à Marie et Cassandre, les Sonnets pour Hélène (1578), dont nous allons étudier le LXVIII. En quoi l’opposition entre la liberté et l’amour permet-elle en ce sonnet l’éclosion lyrique la plus achevée ? Le poète, libre, puis prisonnier, met son lyrisme amoureux au service d’Hélène afin de concevoir un sonnet pétrarquiste et caractéristique de la Pléiade.

Le poète se livre en quelque sorte à un autoportrait. D’abord attentif à sa liberté, heureux d’en être escorté, voyageant à pied, en une synecdoque où le pied n’est mentionné que pour dire l’entier de sa personne, il fait de cette allégorie, dont il loue la beauté, une compagne bienveillante. Cette éthopée, ou portrait moral, est hélas l’objet d’un regret. Le registre élégiaque associé à la liberté perdue, accentué par l’anaphore exclamative de « Ah ! », prépare la « peine », elle plus pathétique.

La « liberté », en quelque sorte féminisée, mais comme une amie fidèle, qui n’a d’abord rien d’inatteignable et qu’il tutoie, est à l’antithèse face au « joug ». Cette métaphore agricole et bovine, une animalisation, montre combien l’amour le lie, car « étant né de la sorte », une fatalité l’entraîne à aimer, génétiquement dirait-on aujourd’hui. Pourtant le joug, qui est fait de bois, se trouve positivé lorsqu’il est opposé à « du plomb et du bois », métaphores et chosifications de son incapacité créatrice lorsqu’il est libéré de l’amour. Ainsi un nœud complexe enserre le poète, attaché à la liberté, plus encore attaché à l’amour qui libère sa « Muse » créatrice. Muse qui est également celle qu’il aime et qui l’inspire, permettant alors à son identité de poète de se constituer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce n’est qu’au dernier vers, à la chute, que l’on apprend l’identité de l’aimée : Hélène. Nous savons qu’il s’agit d’Hélène de Surgères, dame de la Cour, bien jeune pour celui qui frôle la cinquantaine, âge déjà vénérable au XVI°. Seuls les vers du poète, probablement en vain, sauront la séduire. Cet amour restera en effet platonique. D’où le lyrisme, l’intimité du sentiment personnel et de ses pronoms, tiraillé entre « plaisir » d’ « aimer » et de louer, et « peine », discrètement pathétique. Le lyrisme se fait chant sublime lorsqu’il fait l’éloge, par l’hyperbole, de « Cette toute divine et vertueuse Hélène ».

La prosopographie, ou portrait physique, est implicite puisque, dans l’Iliade  d’Homère, elle est la belle plus femme du monde -après Aphrodite, certes-, au point qu’enlevée par Pâris, elle fut l’enjeu de la guerre de Troie. L’éthopée, elle, est explicite, au point que « toute divine et vertueuse », elle soit une pure perfection morale. Ce non seulement dans une perspective platonicienne, où le beau, le vrai et le bien confluent en une seule entité et essence, mais aussi dans le cadre de la tradition pétrarquiste. Hélène est en effet idéalisée à l’image de Laure, dans Le Chansonnier de Pétrarque. L’argumentation amoureuse épidictique caresse de termes mélioratifs cette Hélène de Surgères avantageusement comparée à celle d’Homère. Ce pourquoi la question rhétorique n’attend qu’une évidente réponse : elle est bien le « sujet plus fertil ». Sans compter l’insistante répétition du mot « sujet », qui en montre la noblesse.

 Une autre argumentation, cette fois poétique et esthétique, innerve le sonnet. Au passé révolu de la liberté stérile, succède le présent de l’amour enchaîné et de l’écriture qui lui est consubstantielle. En conséquence, aimer est nécessaire à la création versifiée. C’est à la volta, cette charnière argumentative entre les deux quatrains et les deux tercets, que le poète soutien sa thèse : « Il me faut donc aimer pour avoir bon esprit ». Bon esprit, au sens de la courtoisie, du savoir aimer, mais aussi de l’intellect apte à la création esthétique et littéraire de qualité. Certes Ronsard a bien les moyens de sa prétention. Son programme esthétique, ici délibératif grâce à l’injonction à soi-même adressée, est à la fois théorisé et mis en œuvre au moyen de la preuve de sa réussite : le sonnet que nous lisons. Il est, après le verbe « concevoir » à double sens, l’un de ses « enfants par écrit ». La métaphore filée compense avantageusement l’absence de réalisation charnelle de l’amour par la naissance de poèmes ainsi personnifiés. Le « nom », synecdoque du poète, trouve ainsi sa perpétuation, voire son immortalité.

C’est parce que Ronsard, au sein de la Pléiade, a choisi le sonnet, amplifié par le choix alors moderne de l’alexandrin, au détriment du décasyllabe, que sa poésie prend toute son ampleur. Mais au moyen d’un texte que ses contraintes formelles, entre rimes masculines et féminines, entre même sons répétés à la rime quatre fois dans les quatrains, mais surtout sa concision, le passage obligé de la volta, la pointe à la chute, rendent autant séduisant que risqué. Le défi formel, intellectuel et musical (« la voix »), orné d’images évocatrices, rend chez Ronsard le sonnet irremplaçable. Depuis l’invention de ce bijou en quatorze vers par un sicilien anonyme au XIII° siècle, en passant par Pétrarque qui le popularisa en plus de trois cents variations en l’honneur de Laure, par Du Bellay et ses Regrets, par Baudelaire en ses Fleurs du mal, jusqu’à Bonnefoy aujourd’hui ou Vikram Seth, dans Golden gate[3], un avenir est toujours ouvert au sonnet, en ses métamorphoses…

Le mouvement littéraire de la Pléiade, autour de ses sept poètes, et de la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay, n’est pas pour rien dans cette évolution. La langue de Ronsard en ce 68ème sonnet pour Hélène est encore la langue française, élégante et raffinée, d’aujourd’hui. Sa dimension humaniste est marquée une utilisation efficace des allusions mythologiques, depuis Hélène de Troie jusqu’à la « Muse », allégorie de l’inspiration poétique, probablement Erato, l’une des neuf sœurs nées de Zeus et de Mnémosyne, déesse de la mémoire, elle consacrée à la poésie érotique et amoureuse. Être moderne en fondant une langue, en rejetant la poétique médiévale, ne se fait qu’en s’appuyant sur la connaissance de l’antique, ce dans le cadre culturel de la Renaissance. Cultivé et cependant touchant, ce sonnet de Ronsard est autant un régal intellectuel qu’une émotion du cœur, une réussite esthétique.

Du lyrisme élégiaque à l’éloge amoureux, de la confrontation entre la liberté perdue et la prison d’amour d’où s’envolent les poèmes, Ronsard allie éloge de son Hélène et mise en scène de la création littéraire. L’imitation des Anciens n’est plus stérile, c’est un acte « fertil », où pétrarquisme et humanisme fondent en la Pléiade toute la modernité de la Renaissance. C’est après avoir franchi les Alpes, entre Pétrarque et Ronsard, que le sonnet franchira la Manche : les 154 Sonnets de Shakespeare sauront en 1609 aimer un jeune homme blond, une dame brune, pour figurer le tableau le plus blond, et le plus noir, des passions humaines…

 

 Thierry Guinhut

 Une vie d'écriture et de photographie

 

Photo : T. Guinhut.

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11 avril 2024 4 11 /04 /avril /2024 15:08

 

Cathédrale Saint-Pierre, Saintes, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Miscellanées littéraires :

Odile Massé, Richard Canal,

Mary Elizabeth Braddon,

William Chambers Morrow, James Morrow,

Sarai Walker, Andreï Guelassimov,

Nino Haratischwili & Sofronis Sofroniou.

 

 

Odile Massé : Forêt des mots, dessins de Paul Pignol,

L’Atelier contemporain, 2022, 160 p, 20 €.

Richard Canal : Cristalhambra, Mnémos, 2023, 304 p, 21,5 €.

Mary Elizabeth Braddon : La Bonne Lady Ducayne,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Jacques Finné, Corti, 2024, 80 p, 13,50 €.

William Chambers Morrow : Dans la pièce du fond,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Baptiste Dupin, Finitude, 2022, 192 p, 19 €.

James Morrow : Lazare attend,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sara Doke, Au diable vauvert, 2022, 496 p, 21 €.

Sarai Walker : Les Voleurs d’innocence,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janique Jouin de Laurens, Gallmeister, 2023, 624 p, 26,40 €.

Andreï Guelassimov : Purextase,

traduit du russe par Raphaëlle Pache, Editions des Syrtes, 2023, 344 p, 23 €.

Nino Haratischwili : Le Chat, le Général et la Corneille,

traduit de l’allemand par Rose Labourie, Belfond, 2021, 592 p, 24 €.

Sofronis Sofroniou : Fonte brute,

traduit du grec (Chypre) par Nicolas Pallier, Zulma, 2023, 368 p, 23,50 €.

 

 

 

Selon le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1776,  les miscellanées sont « un recueil de différents ouvrages de science, de littérature, qui n’ont quelquefois aucun rapport entre eux ». En effet, ce seront là dix éclats de lumières jetés sur un autel littéraire, au moyen de minces articles – mais pas forcément consacrés à de minces livres – que leur format presque lilliputien ne permettait pas de voir publiés sur ce blog, mais qu’il fallait rédimer, pour les offrir à la curiosité du lecteur, voire à quelque secrète lectrice qui en serait charmée. Ils ont le plus souvent, et de loin en loin, été publiés dans Le Matricule des anges, au risque d’avoir été oubliés. Les voici peut-être rédimés. Et puisque qu’aucune cohérence ne les relie, nous adopterons une démarche centrifuge, en partant de quelque Française, Odile Massé, en passant par des Anglais et une Américaine, sans oublier deux homonymes anglo-saxons, une Macédonienne, jusqu’à deux lointains Russes et un Chypriote. L’intime et le soin du langage côtoient ici le Space opera de la science-fiction, le gothique sentimental joue avec le fantastique du plus bel aloi, voire le surnaturel théologique ; quand le conte familial tragique culbute les mariages un brin burlesques, les trépidants souvenirs d’un rappeur et les désastres de la guerre, ou encore les structures labyrinthiques et oniriques du récit…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Odile Massé : Forêt des mots.

 

Quoique laconique, le titre dit assez l’intrication entre un espace et le langage, de plus la métaphore qui les unit : Forêt des mots. Une alternance de brèves proses et d’un vaste flux de vers libres compose ce qui est moins un recueil qu’un poème au long cours. Nous voici dans une forêt obscure dantesque mais sécularisée, dans laquelle s’aventurent des êtres parlants. Une tribu disparate avance dangereusement, frayant son chemin parmi les arbres à la manière de qui s’avance parmi les dangers du langage, « taraudant la moelle avec fureur ».

Le déroulé poétique parait puiser au fonds le plus ancien des littératures. En un conte mystérieux, l’on croise « la maison de l’ogre », les protagonistes sont « tourmentés par l’attente des loups ». Cependant le récit et son flux de paroles est intemporel ; il s’embrase par instants de lyrisme, il bruit de polémique et d’ironie, non sans véhiculer une ardente satire contre notre modernité.

Les paroles sont vivantes, « comme autant de lianes », les voix s’entremêlent, c’est « une mission d’enfer », tandis que le bavardage et l’urgence poétique parcourent les pages avec une intense vibration, dénonçant au passage les clichés et les attentats contre la langue, mais aussi son « leurre ». L’on croirait lire une fatrasie, une épopée de l’humanité à l’incertain destin. Parfois, dans la course et la rumeur langagière, des aphorismes signifiants pointent leur nez : « Qui n’a plus de mémoire n’a pas de devoirs ».

À la voix singulière d’Odile Massé sont associés les expressifs et dansants graphismes et sanguines arbustifs de Paul de Pignol qui illustrent cet ouvrage : le seul reproche que l’on puisse leur faire, c’est d’être trop peu nombreux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Richard Canal : Cristalhambra.

 

Space opéra, puissances politiques, ordre religieux, Richard Canal fait feu de tout bois pour alimenter sa science-fiction multi-planétaire, situé dans les sphères de Cristalhambra.

Parmi les huit « Quadrants », règne la Chancelière Farida Dontzen, dont l’univers est menacé par la chute de la planète « Déloria » sous les coups de l’énergie infinie des « mornes », non sans que les réseaux de la « Trame » soient également attaqués. Voilà le résultat de « l’essaimage de l’humanité à travers le vide intersidéral » et de la duplication des individus « dans l’Analog Word sous une forme solide, la personna ». De surcroit la mort prochaine de celui qui espérait l’immortalité, Kuniaki Toshigawa, maître du plus riche Quadrant, risque de faire s’écrouler la coexistence des puissances. À l’occasion de ce personnage, la culture japonaise est omniprésente. Cédant à la glace, « Cristalhambra, la ville vertige » est le reflet de cet équilibre menacé. Et qui sait si les âmes rejoindront la planète « Animamea » ? C’est l’enjeu d’un vaste conflit religieux, y compris avec les Templiers qui fomentent d’éliminer la Chancelière. Entre les adeptes de la « Congrégation du Retour » sur terre et les expansionnistes, le sort de l’empire est fort disputé. Un enfant, nommé Inti, va jouer un rôle prépondérant, car investi d’une mission par la ville…

Il y a plus de guerre que de paix dans cette monstrueuse épopée. L’orgueil et les dissensions économiques sont le signe qu’un tel roman est une métaphore de notre monde. En cinquante chapitres aux noms de personnages alternés et récurrents, la narration progresse jusqu’à l’épilogue avec la mécanique heurtée d’une horloge atomique. Peut-être Richard Canal, tant son imagination bouillonne, est-il le digne émule de Dan Simmons[1] dont la tétralogie d’Hypérion est probablement le plus ample et le plus subtil joyau de la science-fiction contemporaine…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mary Elizabeth Braddon : La Bonne Lady Ducayne.

 

Qui sait si nous sommes dans un roman à l’eau de rose ? Mais une eau peut-être teintée de pourpre, celle du sang. Car la Cendrillon du récit, la jeune londonienne Bella, doit se résoudre à devenir demoiselle de compagnie auprès de « la Bonne Lady Ducayne »,  pour contrer sa pauvreté et celle de sa mère, au péril de sa vie, quoiqu’elle n’en ait pas le moins du monde conscience.

Engagée par une fort vieille dame, « la rêveuse romantique » est derechef embarquée dans un voyage en Italie, qui lui « avait toujours paru utopique ». L’euphorie est au rendez-vous parmi les paysages méditerranéens. Mais le plaisir de Bella s’émousse : n’est-elle pas moins en forme ? Pendant que Lady Ducayne affecte une vieillesse indécente sous son « masque parcheminé », elle est assistée par le docteur Parravicini, qui la contemple en « artiste qui ressentait une immense fierté devant sa création ». Ce dernier panse également des piqures de moustiques « au sommet d’une veine » de la jeune fille, dont les prédécesseures ont vu leur santé décliner jusqu’à la mort. Les cauchemars et la mélancolie l’oppressent. Herbert Stafford, bien plus jeune médecin, qui avec stupéfaction reconnaît sur le bras blessé la marque d’une « saignée », saura-t-il veiller sur elle et sur son cœur ?

Auteure aussi originale que prolifique de roman policiers, Mary Elizabeth Braddon (1835-1915), aime cependant à flirter avec le conte, voire le fantastique, ce dans la tradition du courant gothique. C’est en effet, en 1896, soit un an avant le Dracula de Bram Stocker[2], dont elle était l’amie, une délicieuse variation sur le thème du vampirisme. Elle use d’une écriture vivante et colorée, d’un art du suspense consommé, non sans le sens de l’ironie, parfois ravageur. De ce côté de la Manche, une victorienne trop ignorée, en somme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

William Chambers Morrow : Dans la pièce du fond.

 

Traduit par un homonyme du détective Dupin créé par Allan Edgar Poe, voici entre ce dernier, Lovecraft et Stephen King, un chaînon manquant à redécouvrir. William Chambers Morrow (1854-1923) est l’inventeur d’un genre oxymorique : le fantastique policier, auquel il excelle parmi dix nouvelles. Leurs titres sont tout un programme : « L’automate hanté », « L’ombre fatale », « L’étrangleur écarlate ». Parmi une telle compagnie, « La femme dans la pièce du fond », qui donne son titre au recueil, acquiert son poids de mystère morbide.

Notre nouvelliste aime les automates : l’un répète : « Je suis hanté » pour jouer un tour à son acquéreur, un riche et vieil alcoolique qui séquestre sa nièce ; l’autre est un maléfique pendu qui s’anime à l’heure dite dans une pendule. Son sosie, qui a « le meurtre sur le visage », prend le temps de boucler le cycle de la vengeance. Non loin de là, les phrénologues discernent dans le crâne d’un jeune garçon, qui se trouve être le narrateur, le profil d’un « meurtrier », quoique moins virtuose que cet « étrangleur » au bras serpentiforme. C’est en glissant le doigt jusqu’au cerveau d’une victime que la fille du chirurgien découvre son identité, voire la criminelle… Le détective nommé Rutan est à la recherche d’un homme monstrueux et d’une femme fascinante qui sera victime d’un énorme python. Le principe du mal est-il humain ou animal ?

Les récits scrupuleux montent en puissance jusqu’à une amé palpitante, une chute surprenante. Angoisse, tension, folie, tout accuse un crescendo redoutable, non sans ironie lorsque le narrateur joue avec le suspense et avec les nerfs de son lecteur.

James Morrow : Lazare attend.

 

Venu des temps bibliques, Lazare, opportunément ressuscité par le Christ, s’offre une nouvelle résurrection sous le clavier impertinent de James Morrow. Prétendant que son histoire ancienne était un « tour de magie », le voici réincarné en « Larry » à New-York dans les années soixante. Un cinéma diffuse une pornographique « Salopmé » et autres « films bibliques à succès », il découvre Freud et les comics de super-héros.

Après un tel prologue, reprenant le fil de sa mémoire, il est forcé de fuir la Judée. Nouveau « Juif errant », il trouve refuge avec les deux Marie et Madeleine sur un bateau somptuaire égyptien, dont le timonier est un automate à tête de crocodile, qui use d’un « globe de vision ». Vaisseau spatial et temporel, « chevauchant frénétiquement le calendrier », il permet un voyage parmi des temps et des personnages hallucinants, entre Rome et Alexandrie, gladiateurs, thuriféraires d’Astarté, et une philosophe épicurienne, Celaeno, qui devient un moment l’épouse de Lazare, avec lequel elle met en œuvre  une bibliothèque philosophique.

Nos « chrononautes » filent vers l’époque de Constantin, pour, à l’aide de stratagèmes messianiques et prédictions, contribuer à sa victoire contre Maxence, permettant au Christianisme de devenir religion officielle, puis vers le Concile de Nicée, ou, malgré la « folie meurtrière » ambiante, les « hérésies et hystéries », Lazare espère en une tolérance universelle.

Prolifique, l’Américain James Morrow déplie le surnaturel jusqu’en des proportions cosmiques et chronographiques démesurées. Il fait feu de péripéties rocambolesques, d’une culture encyclopédique pour développer une dystopie fantasque, ce dont témoignent ses titres : L’Arche de Darwin ou La Trilogie de Jéhovah. Avec une écriture riche et intelligente, il est le maître de la science-fiction historique et théologique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sarai Walker : Les Voleurs d’innocence.

 

Un bouquet de jeunes filles… Elles sont six et portent des prénoms floraux. L’on sait pourtant que les fleurs sont mortelles. Car au sein de ces sœurs refermées sur elles-mêmes, une malédiction frappe la féminité. Malgré la prospérité qui comble cette famille américaine, au sortir de la deuxième Guerre mondiale, une chape de plomb sexuelle pèse sur les consciences.

Appelée « le gâteau de mariage », l’immense villa victorienne est sous l’égide du père, un immense industriel de l’armement, et de la mère, Belinda, douloureusement égarée, dont « le mariage en lui-même s’était révélé être la plus grande des indignités, à la façon qu’avait eu son mari de se servir de son corps pour son propre plaisir et de la tuer à petit feu avec cette grossesse ». Elle est viciée par l’odeur des roses, obsédée par des fantômes, des visions prémonitoires annonçant la mort de l’aînée, Aster, si elle commet son mariage ; puis après la conséquence sanglante de la nuit de noces, celle de la seconde, Rosalind, qui ne tient en rien compte de l’avertissement. Car, selon Iris, « notre lignée maternelle est un collier enroulé si serré autour de notre cou qu’on ne peut pas respirer ». Ce qu’illustre une comptine du village voisin : « Les sœurs Chapel : / d’abord elles sont mariées / Puis elles sont enterrées ». Hors de cette villa, en une frappante antithèse, le luxueux univers newyorkais semble permettre une vie rêvée avec un homme : « C’est quoi la vie sans amour ? », demande Zélie avant de succomber à son tour.

Les « voleurs d’innocence » du titre sont à n’en pas douter, mais avec une généralisation abusive, voire dommageable, les hommes : père aux armes meurtrières, « un nuage de pollution morale », maris sacrifiant leurs épouses sous la violence de leur sexualité. Daphne semble en passe d’y échapper car cultivant les amours saphiques ; pourtant elle préfère se noyer. Est-ce la pression sociale, le mythe de la famille heureuse avec des enfants, qui poussent Zélie à sauter le pas ?

Dans un cadre réaliste, le fantastique rôde autour de la maudite Belinda, des plus jeunes attendant le retour de l’esprit de leurs sœurs, alors que la tragédie fauche ses proies, sans pitié pour les plus enjouées, pour les plus douées, comme Calla écrivant des poèmes à la façon d’Emily Dickinson.

Seule la narratrice, Iris, sait échapper à la fatalité, à l’hécatombe. Elle devient l’allégorie de l’accession des femmes à la liberté et à la créativité, au travers de la découverte de l’expressionnisme abstrait, de la nécessité de peindre non plus les objets et les personnes, mais les sentiments. Puis de ses amours avec Lola. À cette occasion, le roman prend un nouvel envol, remarquable. Devenue célèbre, sous le nom de Sylvia Wrenn, elle pratique une peinture florale sexualisée, non sans faire penser à Georgia O’Keeffe, et rédige enfin ses souvenirs dans ses carnets.

Construit comme une tragédie grecque, où l’on lutte contre un implacable destin, le roman progresse au moyen de vastes tableaux vigoureux et sensibles, de détails signifiants, de portraits tendres, effrayants et affutés, d’un suspense récurrent. La mise en abyme de la création artistique n’est sa moindre qualité. Chronique sociale, conte gothique, apologue féministe : toutes ces dimensions irriguent le volume prenant de Sarai Walker, qui s’illustra avec (In)visible[3]. Au sein d’une trame policière, cet autre roman interroge les critères de beauté de notre société occidentale. Exagérément ronde, Prune est happée parmi la clandestine « Fondation Calliope » dont les femmes rejettent les diktats sociétaux. Quel prix chirurgical et mental payer pour devenir belle ? Une guérilla terroriste aura-t-elle raison des auteurs de violences contre les femmes ?

Rumena Buzarovska : Mon cher mari.

 

C’est à un jeu de massacre tour à tour hilarant et amer que se livre l’écrivaine macédonienne Rumena Bužarovska. Son titre, Mon cher mari, est à lire par antiphrase, tant l’ironie est à fleur de récit.

Très vite, l’admiration, la passion se sont fanées. Là où la vie conjugale n’est pas semée de roses, mais d’épines, ils sont tous plus ou moins ridicules, comme le « poète », vaniteux bien entendu, menteurs, alcooliques, brutaux, usant sans vergogne de « l’adultère ». Sans oublier « le gynécologue qui peint des chattes », dont la prétention artistique agace Madame. Elles sont parfois poètes, peintres, en dépit des vexations subies. Le sens de l’observation, l’écriture piquante et enlevée assurent le lecteur d’un plaisir immédiat et durable. Ainsi le temps du romantisme a irrémédiablement laissé place à un réalisme cruel.

Cependant, moins qu’un recueil de nouvelles, il s’agit d’une fresque de société aux onze facettes. Et ne croyez pas qu’il ne s’agisse que d’un brûlot féministe : ces dames, bien que narratrices, subissent en creux les égratignures de la satire. Elles ne sont guère parfaites en effet, tant l’une brandit « la pelle au-dessus de [sa] tête » pour commettre l’irréparable à l’encontre d’un type abject, tant l’autre est aussi « méchante » que son fils, en vertu des « gènes » ; la dernière se couvre d’un symbolique « vomi » avec son amant de passage en pensant : « Boban, mon mari bien-aimé, l’amour de ma vie ». L’un des moindres mérites d’un tel ouvrage n’est pas le sens de la chute, surprenante, cinglante, humoristique, permettant une efficacité redoutable. Et il ne faut pas omettre la verve de la traductrice, Maria Bejanovska, qui sut aussi révéler le Serbe Milorad Pavić.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Andreï Guelassimov : Purextase.

 

Le bruit du rap, la fureur de la guerre, le désordre russe, tout concourt à faire de ce roman un phénomène de génération. Si l’action parait se dérouler en 1996, ce sont toutes les années quatre-vingt-dix qui sont ici prises en écharpe, mais aussi, plus tard, en 2016, l’Allemagne de Dortmund, au moyen des souvenirs d’un célèbre rappeur. Qu’il s’appelle Pistoletto, Tolia ou Booster, selon ses divers pseudonymes et selon les trois parties successives du roman, le narrateur traverse le chaos postsoviétique à Rostov-sur-le-Don ou Moscou, ses violences, ses trafics. Il trimballe une vipère domestique, alors qu’il se veut « le dieu des piqures », entame une carrière de « vulgaire toxicomane », doit rembourser une « dette aux truands pour de l’herbe [qu’il avait] incendiée » ; bien entendu les flics déboulent. Le voilà ressassant des « conversations psychothérapeutiques » avec la doctoresse Natacha. Un « concert en prison » côtoie des liaisons amoureuses pas toujours reluisantes, comme lorsque la possessive Maïka écarte une nana canon : « Oublie. C’est pas ton niveau. Pour toi c’est à peu près… Comme le cosmos pour un cafard ». En somme, constate notre personnage, « Tout s’écroule dans ma vie ».  Ne s’ingénie-t-il pas à faire « de sa vie le dernier cercle de l’enfer »…

Avec inventivité, non sans humour, il rapporte sans ambages le langage parlé des protagonistes, le rythme haletant des vies, des fantasmes et du son : « Tu es à côté de moi… C’est la plus purextase » !

La musique peut-elle donner un sens à la vie ? Certainement. Et si l’on n’est guère amateur de rap, l’on préfèrera certainement le rythme romanesque trépidant de ce picaresque opus. Car, né en Sibérie, à Irkoutsk, en 1965, Andreï Guelassimov, anime en son Purextase des personnages déglingués pour une fresque de société déjantée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nino Haratischwili : Le Chat, le Général et la Corneille.

 

Plutôt qu’une fable, à laquelle peut faire penser le titre animalier, Le Chat, le Général et la Corneille est une épopée aux acteurs hauts en couleurs et en noirceurs. Le premier est le surnom de Sesili, actrice en devenir qui a fui  la Géorgie pour l’Allemagne et parait être un alter ego de l’auteure. Le second, Alexander Orlov, est un oligarque russe richissime dont la fille s’est suicidé devant la monstruosité du monde, d’où sa froideur vengeresse. Onno Brenner, journaliste parmi les conflits les plus meurtriers, tient de son oiseau-totem la capacité d’annoncer le malheur.

Ces personnages alternés dessinent une fresque de de la Russie à la suite de la chute du communisme, alors que la guerre de Tchétchénie est le pivot de l’horreur. Nuit fatale, viol et assassinat de la jeune Nura, culpabilité de Malish qui pense n’avoir pas su la protéger, théâtre, tout cela s’avance inexorablement, s’imbrique, pour enchainer le lecteur dans une vertigineuse tragédie. Et l’on se doute qu’Onno Brenner aura fort à faire pour démêler vingt ans plus tard les responsabilités du Général. L’indépendance des femmes est tour à tour brisée, développée, selon les points de vue et les destinées ; l’étrange ressemblance de Nura et du Chat permettant à l’actrice de se voir proposer par Orlov un rôle traumatique : « Dans cette galaxie noire, poussiéreuse, sans fenêtre, elle voulait fouiller, explorer tous les abîmes, et, tel un phénix, renaître de ses cendres, plus vide que jamais ».

Hors le peu de concision et la tension trop mélodramatique (surtout à la fin), Nino Haratischwili est en son roman déjà historique une conteuse éprouvée, maniant avec sûreté un réalisme cru, un rare lyrisme, une acuité psychologique prenante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sofronis Sofroniou : Fonte brute.

 

          La métaphore du jeu d’échecs innerve le roman de Sofronis Sofroniou, onirique météore plus qu’étrange qui défie les bulles temporelles. Car, en ce Fonte brute, au voyage dans l’espace s’ajoute celui dans le temps, entre fantastique et science-fiction. Car une partie délicate s’engage, entre la vie et la mort, entre la mémoire et l’art.

Assassiné en 1948, à la soixantaine, le narrateur, un joueur d’échec new-yorkais, est projeté sur la planète « Petite Vie », retrouvant l’âge de vingt ans. Gagner dix ans de vie ne se fait pas sans contrepartie. Il lui incombe de se plier au « Mois du souvenir », de faire la preuve de ses facultés de réminiscence en confiant les précieuses données accumulées. Et surtout de recomposer une œuvre énorme, soit 4001, d’un certain Robert Krauss, dont le livre est un « océan de révélations intellectuelles ». D’autres comparses ont pour mission de reconstituer, qui une nouvelle de Tchekhov, qui un opuscule de Kant. Son travail se fera avec le concours de Bonadea, qui porte le même prénom qu’un personnage du roman recherché.

Un long parcours s’impose, labyrinthique, ponctué de stations fantomatiques et énigmatiques ; qui pourrait être borgésien s’il était plus laconique. Couloirs blafards, salles chirurgicales, pièces renouvelées où l’on se restaure et change de vêtements, immenses paysages, sollicitations érotiques diverses, « fulgurance mnésique » et « instabilité cognitive » s’accumulent en un cauchemardesque capharnaüm. Le carambolage des espaces temporels dispose un puzzle à l’inénarrable solution, tant le but annoncé, soit l’écrivain Robert Krauss, semble introuvable, oublié même : « Etions-nous livrés aux mains d’une caste déstructurée, ou bien existait-il un plan derrière tout ce qui nous arrivait ? »

La quête permet d’explorer les continents de cette planète, de rencontrer divers types humains, parfois menaçants, dans des atmosphères souvent kafkaïennes, de s’interroger sur le rétablissement ou l’éradication des souvenirs terrestres, enfin de « saper pour l’éternité les fondements de tout rationalisme ». Les épreuves initiatiques et symboliques se succèdent, comme lorsqu’il faut passer une cuve aquatique, voir Baxter « se faire aspirer l’intégralité du cerveau », être confronté aux cohortes des nombreux Hans acharnés à restaurer « le Mécanisme » : « un gigantesque mécanisme souterrain, conçu comme une tentative de reproduction de l’encéphale humain ». Cependant « la compréhension de l’univers et de l’existence » est l’enjeu de rivalités, de pillages : « une guerre est engagée au nom de la connaissance, de la préservation et de la survie de toute notre planète ».

Que le Chypriote Sofronis Sofroniou, né en 1976, ait étudié les neurosciences ne nous étonne guère, tant les facettes de la perception et le dédale des hypothèses interprétatives empreignent son onirique roman, qui fut d’ailleurs précédé par Les Géniteurs, non traduit.

Fulgurantes sont les premières pages. Aussi craint-on qu’au long cours les promesses ne soient pas tenues. Pourtant, malgré un rythme plus patient, une avalanche continue de péripéties, l’intérêt décroit, se ranime, tandis que le mystère reste intact. Ne serait-ce qu’à l’occasion d’allusions à la caverne de Platon, à Jules Verne, à L’Homme sans qualités de Robert Musil, à la Recherche de Marcel Proust. Ou encore lorsque les tas de vêtements deviennent ceux des camps d’extermination, dont le cinéaste Alfred Hitchcock aurait imaginé de tirer un film. Mais aussi à la mythologie grecque, jusqu’à une tragédie perdue de Sophocle « imprimée dans [l’] esprit du narrateur ». Récit testamentaire et postmoderne, au sens métalittéraire, cette recherche d’un écrivain mythique, butant sur des statues semblant « protégées du vieillissement », n’est pas sans rappeler celle d’Arcimboldo, dans 2666 du Chilien Roberto Bolaño[4], quoiqu’avec des moyens romanesques aussi différents qu’excitants.

Il n’y a pas de conclusion à de telles miscellanées. Pourrait-il y en avoir ? Le genre, si genre se peut imaginer en l’espèce désuète, mais soudain innovante, est toujours ouvert, poreux à de nouvelles découvertes, minimes, sinon, qui sait, capitales.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Sarakh Walker : (In)visible, Gallimard 2017.

[4] Voir : Roberto Bolano ou l'artiste devant le mal : 2666

 

Cathédrale Saint-Pierre, Saintes, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

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1 avril 2024 1 01 /04 /avril /2024 07:20

 

Ciudad Encantada, Cuenca, Castilla la Mancha.

Photo : T Guinhut.

 

 

Arthur Machen,

maître gallois du fantastique.

La Colline des rêves,

La Pyramide de feu & Le Grand Dieu Pan.

 

 

Arthur Machen : La Colline des rêves, traduit de l’anglais (Pays de Galles)

par Anne-Syvie Homassel, Aux Forges de Vulcain, 2023, 512 p, 30 €.

 

Arthur Machen : La Pyramide de feu, traduit par Francine Achaz et Jacques Parsons,

La Bibliothèque de Babel, Retz-Franco Maria Ricci, 1978, 180 p.

 

Arthur Machen : Le Grand Dieu Pan, traduit par Paul-Jean Toulet & Jack Parsons,

illustré par Samuel Araya, Callidor, 2023, 320 p, 35 €.

 

 

Jorge Luis Borges, dont le jugement est rarement mis en défaut, le plaçait parmi les légendes de « La Bibliothèque de Babel », cette précieuse collection d’une douzaine de volumes aux éditions Franco Maria Ricci. Arthur Machen (1863-1947) pionnier de l'imaginaire généalogique, aimait côtoyer des menaces subtiles, des terreurs profondes. Maître de la littérature fantastique, de cette anglaise « weird fiction » issue du roman gothique et cependant plus ancrée dans une étrange alliance des ressouvenirs de la mythologie gréco-romaine et du celtisme. De La Colline des rêves à La Pyramide de feu, en passant par Le Peuple blanc et Le Grand Dieu Pan – ce dernier magnifié par les éditions Callidor – l’on aura connaissance des récits les plus marquants de celui qui fut un irremplaçable ancêtre et contemporain de l’américain Lovecraft. De toute évidence, Arthur Machen était préoccupé par le mystère du mal…

Fils unique d'un prêtre anglican, il naquit à Caerlon-on-Usk, dans une région séminale du Pays de Galles, où la légende situe le départ des Chevaliers de la Table Ronde en quête du Graal. Solitaire, ayant échoué à intégrer l'école de médecine de Londres, c’est un lecteur fébrile, que les volumes du décadent Charles Swinburne bouleversent au point de le persuader d’écrire. Il goûte également Allan Edgar Poe[1] et Thomas de Quincey, auxquels il faut souvent allusion, en particulier dans La Colline des rêves. Après l’éclosion d’une poignée de poèmes mystiques, il vit pauvrement à Londres en travaillant dans une librairie où il doit classer des collections qui lui permettront de publier en 1885 un Catalogue occultiste, puis en tant qu’enseignant. Son épouse, Amy Hogg, professeure de musique, l'introduit en 1887 dans les cercles littéraires londoniens. Outre des travaux journalistiques aux Evening News, il traduit L'Héptaméron de Marguerite de Valois, les Mémoires de Casanova. Soudain, grâce à un héritage, il peut se consacrer totalement à la littérature. Il rejoint en 1903 la Golden Dawn, société rosicrucienne à laquelle sont affiliés rien moins que W. B. Yeats, Bram Stocker, Sax Rohmer, Algernon Blackwood et Aleister Crowley. La mort de sa première femme lui donne l’occasion d’épouser en seconde noces Dorothie Hodleston. Ses ouvrages, une trentaine, se succèdent rapidement pour se signaler parmi la littérature fantastique la plus efficace, aux lisières des temps disparus et du surnaturel le plus horrifique. Outre La Colline des rêves, un roman largement autobiographique, en 1907, l’on compte les récits, ou novellas, du Grand Dieu Pan en 1894, La Pyramide de feu en 1895, Les Trois Imposteurs ou les Transmutations en 1895, Les Archers en 1914, et enfin La Gloire secrète en 1922.

Une lente promenade initiatique occupe les premières pages de La Colline des rêves, roman de formation de Julian, peut-être un alter ego de son auteur. La campagne du Pays de Galles se révèle touffue, escarpée. Le jeune homme, au travers des bois, des chemins creux, souvent obscurs, fait l’ascension de la « colline des fées », dans une atmosphère onirique. Là-haut, les vestiges d’un fort romain l’impressionnent grandement, alors que la contrée est également imprégnée par « la magie celte ». Quelle « sombre horreur » serait là dissimulée ? Des « masques d’hommes », la « vision lumineuse et charnelle d’un faune égaré », voilà qui occupe ses rêves nocturnes.

Méprisé par la société locale, parce que pauvre, Julian a cependant de vastes aspirations. Il dévore les livres. Il écrit. Un premier manuscrit refusé lui procure déception ; encore plus lorsqu’il constate qu’il est victime d’un plagiat éhonté. Pourtant, il ne se décourage pas : un nouvel enthousiasme le pousse de nouveau vers l’écriture, tandis qu’amoureux d’Annie sa capacité d’idéalisation est à son comble, au point qu’il vive dans une ville imaginaire : « il s’était mis à considérer la ville comme un étrange chef-d’œuvre de joaillerie ». Toute la beauté onirique du « jardin d’Avallaunius » se déploie dans son esprit, et bien entendu dans la prose poétique du romancier. La vision devient de plus en plus hallucinatoire, concrète et sensuelle à s’y méprendre, parmi les tavernes luxurieuses, « les prêtres de Mithra et d’Isis », à la recherche de « l’amphore sur laquelle est inscrite le nom de Faunus ». C’est au moyen du langage que se relève ce monde enfoui : « Là gisait le secret de l’art sensuel de la littérature : la suggestion, l’art de provoquer des sensations délicieuses par les mots ». Y compris d’un érotisme des dames romaines affriolant…

Le voici désormais à Londres, dans une mansarde, poursuivant ses songes et ses écrits. Vient alors l’héritage d’un lointain cousin, dont la rente lui permet d’assurer le quotidien et de ne penser qu’à « la grande aventure des lettres ». À l’opposition traditionnelle entre le « désert urbain » et la richesse de la campagne se mêle celle entre un passé somptueux venu de la civilisation romaine et un présent sordide, sans oublier une luxure mentale obsédante et une chasteté physique au refoulement ingrat. Reste une autre hypothèse pour explique sa solitude incorrigible : « le stigmate du mal défigurant son front ».

Le narrateur interne, rarement omniscient, transmet à notre patience attentive les rêves hallucinatoires de celui qui devient un anti-héros, ciselant le voyage au travers des espaces d’une âme tourmentée : « il ne pouvait atteindre à l’art des lettres et il avait perdu celui de l’humanité ». À tel point que sa mort, tombé sur ses manuscrits que personne ne lira, est peut-être due, qui sait, à une overdose de fantasmes, à la démence, à l’inanition, à une « communion avec le démon », à une créature venue des songes : « la mort habitait le visage de la femme qui l’avait, sans conteste, invité au Sabbat »…

Personnage éminemment romantique, le héros de La Colline des rêves nous permet de nous absorber dans un immense et beau roman, idéaliste et sombre à la fois, riche d’aspirations et d’images contrastées, tragique finalement, sans omettre la dimension métalittéraire, tant son auteur nous confie sa méthode et ses émotions, les souffrances et les extases du créateur, « son désespoir et son malaise [qui] étaient choses maudites ». Hélas, ce double et repoussoir antithétique de l’auteur ne rencontrera pas une professeure de piano pour l’épouser, ses livres resteront à jamais impubliés, y compris ce « chef d’œuvre au pied de l’arc-en-ciel ».

 

Ciudad Encantada, Cuenca, Castilla la Mancha.

Photo : T Guinhut.

 

À ce volume intitulé La Colline des rêves - et illustré par Bastien Bertine - s’ajoute un quatuor de nouvelles essentielles, dont Le Peuple blanc et La Terreur, toutes dans une nouvelle traduction, y compris Un Fragment d’existence, jusque-là inédit en français. Ce qui fait qu'un tel ouvrage ne doit en aucun cas manquer à une bibliothèque fantastique digne de ce nom.

De nouveau des forêts, des hauteurs, mais cette fois au sommet un champ de mégalithes. Il faut, pour découvrir le « peuple blanc », déflorer le carnet vert d’une jeune fille, trouvé par Ambrose dans un tiroir et confié au moyen d’un récit emboité ; le manuscrit découvert étant un topos romanesque, un accélérateur de mystère.

Si le récit parait d’abord de l’ordre du merveilleux, la conversation d’Ambrose avec une poignée d’amis en quoi consiste le prologue propose une vision du Mal pour le moins virulente. Car dans la partie centrale du triptyque, intitulée Le livre vert, une très jeune fille confie être initiée à de très anciens cultes maléfiques. Elle rencontre des petits visages blancs, chante « des chansons pleines de mots que l’on ne doit ni dire, ni écrire », prononce des mots anciens « dans le langage des fées ». Ainsi les contes de nourrice dont elle a été nourrie sont empreints de véracité odieuse, les nymphes claires et les nymphes sombres entraînant la victime dans un inconnu terrifiant que balisent les « lettres aklo » et la langue Chian ».

 Cependant l’épilogue, quoiqu’Ambrose prétende l’avoir connue, ne peut nous dire en quoi consiste cette vérité abominable qui conduisit la jeune fille à s’empoisonner. Ne reste que le souvenir d’une « statue romaine » qu’il fallut pulvériser car coupable d’avoir été « incorporée dans la mythologie monstrueuse du sabbat ».

Ambrose aime à cultiver les paradoxes : «  bien des saints les plus honorés n’ont jamais accompli ce qu’on appelle communément « une bonne action ». D’autre part, il y a ceux qui ont sondé les abîmes du péché sans commettre dans toute leur vie une seule mauvaise action ». Le vert manuscrit apparait alors comme la preuve de ses dires et d’un mal insoutenable et antédiluvien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De manière tout à fait réaliste et de bon aloi commence Un Fragment d’existence. Il y est beaucoup question d’argent et d’ameublement, entre un couple et quelques comparses de l’excellente bourgeoisie, parfois un brin dérangés. Darnell et son épouse Mary vivent harmonieusement dans « la réalité raisonnable ». Pourtant le premier chapitre se conclue de manière inattendue : n’avait-il pas « oublié les mystères et les splendeurs à l’éclat lointain du royaume dont il était l’héritier légitime » ? À Mary, émerveillée, il conte ses explorations d’un Londres qui lui réserve des visions féériques. Quelques péripéties secondaires plus tard, le « sang ancien » se réveille chez lui, depuis son vieil oncle et leurs ancêtres, leur « maison grise » dans les collines boisées du « pays de l’ouest ». Plongé dans « les manuscrits Iolo », il réalise que les merveilles et les fées côtoient « les forces essentielles du mal ». Le nouvelliste laisse là le couple, dont on ne saura plus rien, en une fin ouverte, à moins qu’il ait laissé tomber sa plume. Cette nouvelle, ou plutôt ce bref roman, associe satire sociale humoristique et changement progressif d’atmosphère habilement mené, u point que nous ayons tout à craindre de deviner les aventures de Darnell et de la délicieuse Mary.

Plus que le temps de la guerre qui couvre l’Angleterre, dans La Terreur, ce sont les conversations des habitants qui véhiculent à demi-mots des horreurs enfouies, malgré la censure infligée par le gouvernement afin que rien ne puisse dévoiler des événements qui frappent un certain nombre de zones reculées du pays, sans y rien comprendre. Pourtant le récit des étranges manifestations qui inquiètent au plus haut point « en sera secrètement transmis de père en fils, deviendra plus insensé à chaque génération, sans jamais réussir cependant à dépasser la vérité ». Quoique seulement infligée à la fin du récit, cette vérité se veut apocalyptique en diable.

Quant aux Archers, plutôt des à-côtés littéraires, leur sous-titre est assez parlant : « et autres légendes de la guerre ». Si nous sommes en 1914, sur le front, les fantômes des anciens archers anglais des batailles médiévales de Crécy et d’Azincourt reviennent combattre aux côtés des soldats anglais, ce qui donna l’occasion à la légende des « Anges de Mons » de perdurer. Le fantastique reste à l’ordre du jour, mais il a quitté les espaces londoniens et l’arrière-pays gallois pour perdre en efficacité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un feu d’artifice de trois nouvelles associe à La Pyramide de feu, l’opposition entre L’Histoire du cachet noir » et celle « de la poudre blanche ». Comme souvent chez Arthur Machen, la première commence par une conversation. L’incipit est efficace : « Hanté, dites-vous ? » Car le pays des collines est un « théâtre de drames ». Est-ce la même Annie, qui cette fois disparait ? Sans nul doute elle a « rejoint les fées ». Parmi les seuls indices est une « pyramide de silex », d’antiques pointes de flèches en fait. Puis au creux des vestiges d’un amphithéâtre, appelé le « Bol », s’élèvent des forces démoniaques, à moins que grouille le « ver de la corruption », d’où jaillit une « pyramide de feu » ; sont-ce les membres et le cri de la jeune fille ? Une broche résiduelle en témoignera. Il s’agit bien moins d’un récit policier aux intelligentes déductions dignes d’un Sherlock Holmes, que d’un sommet du fantastique ; pire de l’horrifique…

De même L’Histoire du cachet noir est confiée à un sceptique, mais par une jeune femme. Pauvre et démunie, elle est sauvée de la famine et du désespoir par un professeur londonien d’ethnologie qui en fait la gouvernante de ses enfants et sa secrétaire. Bien innocente, elle consent avec plaisir à l’accompagner dans ses recherches, au fond d’une région de collines. À leur stupéfaction ce cachet est exactement conforme à la « pierre Hexalithe », dont parle Solinus, un géographe de l’Antiquité. Les plus étranges caractères ornent le corps du délit, où l’on peut lire quelque chose comme « Ishakshar », soit « les secrets du monde inférieur », vocable expectoré par un adolescent malade mental, voire issu d’une copulation immonde.

Les topos récurrents des collines et des souvenirs antiques est abandonné dans L’histoire de la poudre blanche, contée par la sœur de la victime. Comment un revigorant médicament peut-il être la cause de sa dégénérescence « en masse sombre et putride, foisonnant d’une hideuse pourriture » ? Sauf s’il s’agit d’un « vin de Sabbat […] graal infernal » grâce auquel la consommation d’un mariage diabolique ne peut qu’aboutir à la corruption. Arthur Machen sait à cette occasion parfaitement encercler son lecteur dans les rets du suspense et de l’effroi !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Venu des abîmes de la mythologie gréco-romaine, Le Grand Dieu Pan traîne à sa suite d’anciens rites effarants, dont l'horreur n’est que suggérée pour rester plus puissamment suggestive. Un étrange savant londonien, « voué à la médecine transcendantale », consacre son existence à des recherches ésotériques, prétendant à la présence terrestre et inévitable de créatures profondément maléfiques. Ce docteur Raymond s’engage en un espace interdit, irrépressiblement poussé par son obsessionnelle conviction de pouvoir aborder et révéler le « monde vrai », soit « voir le Dieu Pan ». C’est en quelque sorte l’envers de la caverne de Platon, là où l’on serait incapable de contempler l’essence du mal, sinon par de minces reflets : « le gouffre inexprimable, le gouffre impensable qui bée si profondément entre deux mondes, le monde de la matière et le monde de l'esprit ». Est-il un avatar de Prométhée, de Faust, cet autre docteur ?

Toujours est-il que ce savant fou use de la jeune Mary pour pratiquer sur son cerveau une incision : ainsi « elle est idiote irrémédiablement […] elle a vu le Grand Dieu Pan » ! Elle n’est pas la seule victime, car Hélène Vaughan « a bien fait de s’attacher la corde et de mourir »… La protagoniste fondamentale de ce récit, la démone Helen Vaughan, fille en personne de Mary et du hideux Pan lui-même, est d’une plasticité extraordinaire : « Je vis la forme aller d'un sexe à l'autre, se séparer d'elle-même puis s'unir à nouveau. Puis je vis le corps descendre à l'état de bête, d'où il remonta, et ce qui était sur les hauteurs plonger dans le gouffre, dans l'abîme même de tout être ». Le pire étant peut-être la dissolution dans l’absolu du néant : « la lumière s'était faite noirceur [...] négation de la lumière ». Le dieu grec Pan, « simple fantaisie antique et poétique » n’étant qu’une allégorie, est-il à ce point une ruse du mal qui à tout instant peut débouler en foule sur le monde, d’où la peur panique ? Le mal vient-il des dieux, des profondeurs de l’Antiquité, du tréfonds de l’humanité, des nerfs de chacun d’entre nous ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Etrange amalgame réussi entre la mythologie gréco-romaine et celle galloise, donc celtique, ce Grand dieu Pan bénéficie d’une édition aussi soignée que somptueuse, chez Callidor, dont la vocation affichée consiste à associer les textes phares – comme Dracula de Bram Stoker[2] – aux plus grands illustrateurs. En cet écrin sombre aux rougeurs scintillantes, Samuel Araya vient ajouter sa touche obsédante.

Une bonne surprise vient rarement seule. Car outre le texte du Grand dieu Pan, l’on trouve en cette édition pour collectionneurs attentifs et néanmoins jaloux, ceux que réunissait Jorge Luis Borges dans La Pyramide de feu, avec les histoires « du cachet noir » et « de la poudre blanche ». La préface de l’auteur de La Bibliothèque de Babel est également reprise : « Presque jamais il n’écrit pour forcer l’étonnement, il écrit parce qu’il se sait l’hôte d’un monde étrange », ce dans le cadre d’une « victoire démoniaque ». De surcroit une postface, par les soins du scrupuleux biographe de Lovecraft, S. T. Joshi[3], révèle combien « Le Grand dieu Pan nous semble reposer sur l’horreur qu’inspire le sexe – ou plus exactement sur l’horreur qu’inspirent les femmes sexuellement actives », soit le ravage d’un puritanisme traumatique.

Mieux, s’il en est possible, un inédit vient illuminer cette édition : une nouvelle intitulée La Lumière intérieure. Un écrivain en herbe s’intéresse à la « physiologie de Londres », prétendant maîtriser une « conception de l’horreur » plus fine que ses contemporains. Il découvre le « stupre insatiable, une inextinguible lubricité » en la personne de la belle épouse du Docteur Black, qui, malgré sa perfection, « n’avait rien d’humain ». Le meurtre de la femme par son époux serait-il parfaitement justifié ? Sous la beauté du visage vivait en effet, selon le résultat de l’autopsie, « le cerveau d’un démon » ! Un message jeté sur le sol, et sous la forme d’une comptine, conduit notre enquêteur auprès d’un Docteur Black prématurément vieilli – qui laisse une confession ici reproduite de manière manuscrite. Tout cela permettrait-il de penser qu’une opale brillant d’une lumière fabuleuse serait une âme ? Celle extraite de la matière de la belle qui s’est sacrifiée aux recherches de son mari ? Entremêlant intrigue policière et fantastique, le récit haletant, magnifique, étreint son lecteur.

Adepte du noir et du rouge, comme-il se doit pour un serviteur du romanesque gotique, Samuel Araya balise ce volume de masques et d’yeux, de monstrueuses créatures, minotaures et autre vampires ailés, de morbides amas, de belles et de démons, ponctués de figures cabalistiques. L’illustrateur, originaire du Paraguay, est un adepte de l’occultisme, de la « magie rituelle ». Ses « paniques visuelles » aiment à retravailler d’anciennes photographies en noir blanc, afin de les faire rougir d’horreur au moyen d’une encre qu’il appelle « vin de sabbat ».

Si les prodiges et les erreurs de l’imagination conduisent à de tels beaux livres, chef-d’œuvre nocturne et cramoisi, qu’ils en soient pardonnés…

 

 

Lovecraft le tenait en haute estime. Au point qu’il lui consacra plusieurs pages élogieuses en 1927 dans son essai Epouvante et surnaturel en littérature : « Parmi les créateurs contemporains capables de hisser la peur cosmique à son plus haut niveau d’expression artistique, rares sont ceux qui peuvent espérer égaler Arthur Machen». Il qualifie La Colline des rêves de « mémorable épopée de la sensibilité esthétique[4] ». Cependant, si Borges était un expert apportant une caution bienvenue à notre romancier et nouvelliste, peut-être a-t-il eu le tort de méconnaître l’Américain Lovecraft[5], le mythe de Cthulu et de ses « Grands Anciens », valant à lui seul son pesant d’horrible splendeur…

Thierry Guinhut

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22 mars 2024 5 22 /03 /mars /2024 14:20

 

Lucane cerf-volant. Photo T. Guinhut.

 

 

 

Rencontre avec des animaux extraordinaires,

Lobo le loup, Monarque le grizzly

& autres rapaces nocturnes.

Andrès Cota Hiriart, Ernest Thomson Seton

& John Lewis-Stempel.

 

 

 

Andrès Cota Hiriart : Rencontre avec des animaux extraordinaires,

traduit de l’espagnol (Mexique) par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2024, 328 p, 22 €.

 

Ernest Thomson Seton : Lobo le loup,

traduit de l'angalis (Etats-Unis)

par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2023, 144 p, 17,50 €.

 

 

Ernest Thomson Seton : Monarque le grizzly,

traduit par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2023, 144 p, 17,50 €.

 

John Lewis-Stempel : La Vie secrète des rapaces nocturnes,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Patrick Reumaux,

Klincksieck, 2024, 116 p, 21 €.

 

 

 

Depuis au moins les Grecs de l’Antiquité, sinon les compilateurs de tablettes cunéiformes mésopotamiennes, poètes, scientifiques et philosophes sont fascinés par les bêtes. Ainsi, par-delà les millénaires, le Mexicain Andrès Cota Hiriart est-il un successeur d’Aristote qui écrivit une Histoire des animaux en distinguant ceux qui ont du sang et ceux qui n’en ont pas. Notre écrivain et naturaliste choisit lui d’examiner les plus extraordinaires pour stupéfier son lecteur : babiroussa, basilic, charale, dragon de Komodo, tarsier, autant de bestioles pour le moins étranges. Ce sont les tribulations d’un naturaliste mexicain et planétaire dans la collection « Biophilia », qui compte également un loup, un grizzly et un mouflon parmi ces trophées, cette fois sous la plume d’Ernest Thomson Seton. Et quittant les clartés du jour, trouvons celles plus mystérieuses des rapaces nocturnes, aux bons soins d’une autre plume, celle de John Lewis-Stempel, qui sait également éclairer la lanterne de notre connaissance.

En un prélude autobiographique, Andrès Cota Hiriart, qui vit dans l’immense métropole de Mexico, conte comment il fut saisi par le virus de la collection. Mais uniquement d’être vivants, tortue, mille pattes, jusqu’à « Perro, le boa constrictor de trente kilos et de quatre mètres de long, avec qui j’ai partagé ma chambre pendant dix ans ». Ensuite ce furent les axolotls, capables de se métamorphoser en salamandre, qui retiennent cet enfant, lui-même en passe de se métamorphoser en biologiste scandalisé : « la créature la plus emblématique de nos zones humides était au bord de l’extinction à cause de désastres successifs ». L’on devine qu’il n’allait pas s’arrêter là, qu’il lui faudrait de plus grands espaces.

En effet, c’est à Bornéo que coexistent les orangs-outans - jusqu’à quand ? - et les « déforestations les plus intenses jamais enregistrées », soit une cause peut-être perdue. Une telle « lune de miel » avec sa jeune épouse est en quelque sorte une urgence. Entre temps, ses poches de pantalon cachent dans l’avion venu du Texas de petits « boas arc-en-ciel » et des bébés de « caméléons à quatre cornes », en une contrebande qui ne laisse pas de l’inquiéter aux contrôles de l’aéroport. Il assume d’être une sorte de « toxicomane », un « accro aux écailles ». Voire, en un paradoxe certainement hallucinant, d’aimer la férocité des crocodiles. Bientôt, révulsé par ses terrariums, il prend sa décision : « je n’ai jamais plus eu d’animaux enfermés ». Elargissant les découvertes, l’on saura comment survivre « face à une attaque d’anaconda dans la jungle », comment affronter aux îles Galapagos une otarie mâle, « un pinnipède aux dents pointues et violent sultan de son harem en pleine saison des amours ». Quant aux tarsiers des Célèbes, ce sont des primates carnivores aux oreilles proéminentes et aux yeux énormes, dont le dialogue est « fourni de cris métalliques presque ultrasoniques […] de vocalises ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’intenses accents lyriques parcourent le texte, comme lorsque vibre l’éloge paradoxal du scorpion empereur : « de la biomécanique dans toute sa splendeur […] Protagonistes durables de bestiaires médiévaux, d’images poétiques et de passages narratifs en rapport avec le malheur ». Connaissant bien le naturaliste en herbe, sa petite amie lui offre dans une boite à chaussures ce scorpion : « Cupidon sous la forme d’un arachnide ». L’attention est pour le moins délicate, sinon ambigüe. Le voyage planétaire à la recherche de ceux avec qui nous cohabitons sans guère de respect, quoique parfois violemment sauvages, est également un voyage à l’intérieur de la personnalité singulière, attachante d’Andrès Cota Hiriart.

La conclusion est un plaidoyer en faveur de la biodiversité, de l’écologisme global militant que le lecteur appréciera dans sa sincérité, dans sa nécessité, par exemple contre « l’invasion du plastique », mais aussi dans son inquiétant globalisme politique. Néanmoins, et par conséquent, dans la tradition des grands naturalistes, de Buffon à Darwin, Andrès Cota Hiriart est bien digne de figurer parmi la collection « Biophilia », dont le titre vient du livre de Edward O. Wilson, Biophilie, et déjà fameuse aux éditions Corti, à la couverture verte comme de juste, et au discret graphisme végétal ou animalier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ernest Thomson Seton est un conteur qui aime nommer affectueusement les animaux. Ainsi de son Lobo le loup, recueil en plusieurs volets Ce naturaliste américain, qui vécut de 1860 à 1946, fut un défenseur des Indiens et de la faune sauvage. Ses héros à pattes et à poils sont ceux du wilderness. Mais pas seulement des héros d’imagerie animalière. Bien avant le philosophe Gary Francione[1], il postule que les animaux puissent avoir des droits, moraux et légaux. Pour ce faire il propose avec Lobo le loup huit histoires « authentiques » de bêtes, dans lesquelles il s’agit de « leur héroïsme et de leur personnalité ». Hélas « la vie d’un animal sauvage a toujours une fin tragique ». Trois chiens ou loups, bien avant Croc Blanc de Jack London, font l’objet de portraits élogieux, alors qu’ils voisinent avec une corneille et une gélinotte huppée, avec un lapin, une renarde et un mustang. On le voit, ce ne sont pas forcément les amis les plus proches de l’homme qui font l’objet de l’amicale attention de l’auteur.

Lobo est un redoutable chef de meute, un grand loup tueur de bétail, un « ravageur gris », dont la tête est mise à prix à concurrence de 1000 dollars par les hommes. Pourtant, sa noblesse fait l’admiration du conteur : il déjoue toutes les ruses, méprise les pièges et les appâts empoisonnés savamment disposés par notre narrateur, qui finit par ressentir « quelque chose comme du remord » lorsqu’il parvient à signer la fin du « majestueux vieil hors-la-loi ».

« Tache d’argent » est une corneille dont les cris et les chants, ici posés sur une portée musicale, non seulement mettent en garde ses congénères, mais savent dire si le prédateur humain est armé ou non d’un fusil ! Plus étonnant encore, Ernest Thomson Seton « traduit du lapin »  son histoire dans laquelle « Feuille de chou » reçoit de sa mère des leçons de vie. Quant au chien Bingo, s’il reçoit une éducation de notre conteur, ce n’est pas sans réciprocité : « Très peu de temps après, il entreprit la mienne », avoue-t-il… « Le Balafré » est un renard, dont la compagne est « Diablesse ». Face à ses renardeaux, elle a « ce regard caractéristique des mères, plein de fierté et d’amour ». Le mustang, un « vrai dandy », sacrifiera sa vie pour la liberté. « Collier roux », la gélinotte, dernier représentant de sa race en une vallée, perdra la vie et la liberté, elle aussi par le coup de grâce de la  main humaine. Ces récits de chasseur sont en fait marqués par une immense compassion. Faut-il douter du règne de l’homme[2] ? C’est bien, en ses récits réalistes, une interrogation qui motive Ernest Thomson Seton, fort chagriné par l’agressivité criminelle envers les animaux, envers des espèces en voie de génocide…

 

Charles d’Orbigny : Dictionnaire universel d’histoire naturelle,

Atlas, Renard, Martinet & cie, 1849.

Photo : T. Guinhut.

 

Quoiqu’il ne soit pas réputé pour être le roi des animaux, à l’instar du lion des savanes et de Jean de La Fontaine, le grizzly est un « Monarque » pour Ernest Thomson Seton. D’abord chasseur, notre conteur fut scrupuleusement initié au pistage et à l’observation du gibier. L’alphabet des bois et des traces n’a presque plus de secrets pour lui, au point qu’il ait compris qu’une véritable connaissance du vivant ne peut se passer du déchiffrement des hiéroglyphes sur le sable, la boue et parmi les herbes.

Monarque le grizzly est un ouvrage en forme de diptyque. Ses deux volets s’attachent d’abord à la figure de Monarque, le grizzly géant de Tallac, fiévreusement convoité par le magnat William Randolph Hearst, puis à celle de Krag, le Mouflon du Kootenay, quant à lui soumis à l’obsession meurtrière de Scotty.

Dans les Rocheuses de l’ouest des Etats-Unis, le mont Tallac frôle les 3000 mètres d’altitude. En ces escarpements reculés et forestiers règne Monarque, un grizzly géant pour le moins peu commode. Mais ici, ce sont plusieurs de ses congénères qui sont synthétisés en un seul, au moyen de témoignages divers, de façon à lui donner une stature allégorique. De sa découverte à sa captivité, donc son désespoir, il est décrit, poursuivi, par un implacable chasseur. Ce dernier commence par tuer la « Vieille teintée », une ourse dont il capture les deux oursons. L’un d’entre eux, Jack, vendu, devient un féroce adulte, confronté à un taureau pour l’amusement du public, ce qui lui permet la fuite, « l’Indépendance » enfin : « la confrontation avec la réalité de la vie sauvage ne fit qu’affuter son intelligence ». Il n’est pas que végétarien, dévore les moutons au dépend des bergers. La bataille entre le grizzly et le teigneux berger est ponctuée de coups de feu, d’un incendie de forêt, et lorsque le premier parait écraser le second, le narrateur se fait pour le moins irénique : « Il était incapable d’imaginer que cette brute au poil hirsute obéissait à une impulsion innée pour le bien ». C’est lorsqu’avec ses compères il se met à dévorer force bœufs qu’il gagne son surnom : « Monarque » ! Fatalement, malgré sa stature presque fantastique, il sera « déchu », enchaîné…

Toujours dans les Rocheuses, mais canadiennes, en Colombie britannique, Krag est le « mouflon du Kootenay », ou « bighorn ». Mouflons et agneaux sont sans cesse menacés par le puma et par l’homme. « Courtes cornes » doit affronter le « bizutage » de ses pairs pour être admis. Et lorsque, grandissant, ses cornes s’allongent, « incurvées comme un sabre », il devient Krag, « bélier solitaire », dont « la joie d’exister », mais aussi « la beauté et la bravoure » s’épanouissent parmi les crêtes. Il n’a guère de mal à vaincre ses mâles rivaux, à devenir grâce à son intelligence et sa ruse le chef d’un prospère troupeau. Mais avec le têtu Scotty c’est une autre affaire, quoique ses trois lévriers russes chutent et meurent lors d’une poursuite montagneuse, car le fusil sait être redoutable, même contre un bélier dont les cornes balaient les loups. L’épitaphe prononcée par Scotty est paradoxale : « J’y rendrais bien la vie, si j’pouvais ». Ne demeure que la tête aux cornes imposantes, « suspendue sur le mur d’un palais »…

Méticuleusement, Ernest Thompson Seton poursuit ces deux destinées avec un infini respect. Parlant de la « sagesse » de ses animaux, il les anthropomorphise ; peut-être à l’excès. De chasseur et tueur, notre auteur s’est métamorphosé en protecteur des animaux et de la « wilderness » - soit la nature sauvage selon un anglicisme spécifique - menacée par l’inéluctabilité du « progrès économique ». Il renonce à la chasse et à la mort de la proie, pour préférer l’investigation, l’initiation, la connaissance du règne animal, afin de tirer parti de ses enseignements, de l’individualiser, et peut-être communiquer avec lui. La vie devient un trophée à soi-seul, il choisit l’animal dans son milieu, non la viande et le cadavre, non la fierté du mur orné par un faciès naturalisé, et pas plus la cage, le zoo.

Ernest Thompson Seton (1860-1945) était un artiste, naturaliste, écrivain, défenseur des Indiens et de leur mode de vie, engagé en faveur de la nature sauvage et de ses habitants originels. L’histoire naturelle au sens scientifique s’allie chez lui au sens de la narration, véritable « récit épique ». Son talent le place indubitablement dans la lignée d’un Jack London et en complicité avec un autre Américain des montagnes, John Muir[3], également publié dans cette collection « Biophilia ».

Lointaine, parmi d’autres continents, la faune exotique nous est difficilement accessible, à moins de voyages aériens et autres safaris, que l’on espère photographiques. Quoique tout près de nos demeures, de nombreux spécimens restent délicats à débusquer, car nocturnes, comme ces rapaces dont la « vie secrète » nous est révélée par le naturaliste anglais John Lewis-Stempel.

Alertés par les « hululements dans les bois », nous pensons au monde des spectres, alors qu’il ne s’agit que de la chouette hulotte. Elle est celle d’Athéna, donc de la sagesse, mais aussi le hibou doudou des enfants. Celle que l’on appelle « Vieille Brune », se réveille au crépuscule pour tuer dans l’ombre ses proies, ce à l’aide de l’acuité de son ouïe, de sa « vue mortellement perçante » de ses serres, puis de son bec. Les squelettes de ses victimes se retrouvent momifiés et emballés dans les « pelotes de régurgitation ».

Du grand-duc à la chevêche, ces nocturnes sont peints dans les grottes du paléolithique. De la Chine aux Apaches, de la Bible aux mythes celtiques, l’on prétend que la chouette  annonce la mort, alimentant les superstitions, jusqu’à la prendre pour une femme fatale. Cependant, pour John Lewis-Stempel, quoique les corvidés soient plus intelligents, les chouettes « sont charismatiques et aucune ne l’est plus que la chouette neigeuse », soit le Harfang des neiges, visible au nord de l’Ecosse.

En ces pages délicatement illustrées par des portraits plumeux du naturaliste du XIX° siècle John Gould, et par des poèmes de Baudelaire et autres Anglais méconnus, l’ornithologue John Lewis-Stempel est un narrateur scientifique attentif à ses « strigidés » préférés, ainsi qu’à l’univers culturel qui les entoure, soit un redécouvreur d’espèces méconnues et cependant fort utiles, un délicieux guide dans la nuit rapace…

Même si boa constrictor, scorpion, otarie mâle, loup, grizzly et hibou grand-duc sont loin d’être nos amis, la faune sauvage mérite le respect de ses espèces et espaces. Certes pas au dépend de l’humanité. Pour rétorquer à Ernest Thompson Seton, la sagesse étant un concept humain, elle n’est guère animale, lorsqu’il faut parler d’instinct, quoique certaines espèces soient capables d’apprentissage. Il n’en reste pas moins, que malgré la nécessité de se nourrir en partie de viande pour les chasseurs cueilleurs que nous sommes anthropologiquement, le plaisir de tuer ne doit s’appliquer à aucun de nos congénères et voisins sur cette terre. Apprendre à connaître animaux extraordinaires et ordinaires doit être notre ordinaire.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Andrès Cota Hiriart fut publiée

dans Le Matricule des anges, mars 2024.


[3] John Muir : L’Appel du sauvage, Corti, 2021.

 

Charles d’Orbigny : Dictionnaire universel d’histoire naturelle,

Atlas, Renard, Martinet & cie, 1849.

Photo : T. Guinhut.

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11 mars 2024 1 11 /03 /mars /2024 12:58

 

Costa de Jaizkibel, Hondarribia, Guipuzcoa.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Terre en colère, catastrophe, catastrophisme

& destruction mondiale par le feu.

 

François Walter, Bernard Chambaz,

Michael Farris Smith, Mary Robinette Kowal

& Peter Sloterdijk.

 

 

François Walter : Catastrophes. Une histoire culturelle, XVI-XXI° siècle, Seuil, 2008, 384 p, 22 €.

 

Bernard Chambaz : La Terre en colère, Seuil, 2023, 264 p, 39,90 €.

 

Michael Farris Smith : Sauver cette terre,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Juliane Nivelt, Gallmeister, 2024, 304 p, 23,50 €.

 

Mary Robinette Kowal : Sur la lune, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Imbert,

Folio SF, 2024, 752 p, 11 €.

 

Peter Sloterdijk : Le Remord de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu,

traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Payot, 2023, 128 p, 10 €.

 

 

Si l’on en croit les catastrophistes et autres grands culpabilisateurs, ne resteraient plus de cette terre qu’un océan stérile, des roches nues et polies par le vent des sphères, un fagot de branches desséchées échappées des cendres… Le réchauffement climatique, paranoïa aidant, d’origine forcément anthropique, parait une urgence nouvelle, alors que les colères de la terre, les catastrophes ont une longue histoire, tant du passé que de l’avenir, dont témoignent leurs représentations, historiques et esthétiques, décryptées par François Walter et Bernard Chambaz. Tandis qu’entre thriller et science-fiction un nombre pléthorique de romanciers s’empare de l’urgence tellurique, comme Michael Ferris Smith ou Mary Robinette Kowall, il ferait bon de garder raison, tout en convoquant la pensée précieuse d’un brillant philosophe, Peter Sloterdijk interrogeant le don de Prométhée en rapport avec la destruction ignée qui nous pendrait au nez et au bout de l’histoire cosmologique de la terre. Quoique nous ne partagions pas son alarmisme environnemental…

Notre temps n’est pas plus prodigue de catastrophes que le passé dont nous laissons les colères naturelles sous les cendres de l’oubli. François Walter nous rappelle non seulement qu’elles furent nombreuses, mais qu’elles sont perçues dans des contextes culturels variés et avec des explications souvent irrationnelles. Ne commençant qu’au XVI° siècle - ce qu’il fit également avec un ouvrage sur le territoire et le paysage européens[1] - notre essayiste omet le déluge et les pestes buboniques et noires qui balisèrent un millénaire de Moyen âge.

De longtemps les interprètes n’ont su que faire parler le ciel, pour reprendre le titre de Peter Sloterdijk[2]. De façon à imputer les catastrophes, naturelles ou non, à la colère des dieux, à la punition divine, dans la lignée du déluge et du feu de Sodome bibliques. Dans le cadre d’une « théologie de l’histoire », pour reprendre François Walter, les sociétés anciennes ne se pensent pas eut égard aux catastrophes en tant que telles. Dominent « le paradigme providentialiste » et la dimension spectaculaire destinée à avertir le croyant. Cependant, à partir du XVIII° siècle, les aléas naturels deviennent des questions scientifiques, ainsi lorsque l’invention du paratonnerre en 1749 par Franklin ne permet plus de considérer la foudre comme un attribut divin. La « désacralisation de l’univers » se poursuit à l’occasion du tremblement de terre de Lisbonne, en 1775, qui fit dix mille morts. Un tel événement devient un motif littéraire chez Voltaire écrivant un poème scandalisé, alors que Rousseau y voit surtout les conséquences d’une urbanisation pléthorique. Le « choc du choléra » au XIX° siècle, accentue la conviction de l’immoralité de la nature et la prégnance de l’idéologie naturaliste. La « civilisation prométhéenne » voit son écueil lors de l’apocalypse de la Première Guerre mondiale, lorsque les grandes catastrophes ne sont plus seulement d’origine naturelle, mais humaine. Le XX° siècle voit s’accentuer la réalité du mal absolu, entre nazisme et communisme. Or de « nouvelles cultures du risque » rendent nécessaires « protection, prévention, précaution », au risque des « pathologies de l’hyper-organisation », bien réelles. Aujourd’hui les nouveaux dangers planétaires, comme la prolifération nucléaire, s’augmentent des inquiétudes climatiques. Un tel « néo-catastrophisme », « chimère récente », ne peut manquer de « nouveaux prophètes » adhérant aux « mythes environnementalistes », soit une religiosité croissante. Où l’on voit que notre essayiste, avec la prudence de l’historien, fait preuve d’un judicieux scepticisme, argumenté de surcroit, appuyé par la raison scientifique, dénonçant une culture de la « fausse alerte écologique ».

Reste que les terrorismes, guerres et autre suicides collectifs sectaires, ont de beaux jours devant eux. Sans cesse, « L’histoire culturelle des risques » n’attend que son lot de chapitres à venir…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rien d’étonnant à ce que les artistes s’emparent d’impressionnantes catastrophes pour offrir l’effroi esthétique à leurs représentations. Les peintres, du Moyen âge à notre contemporain, en témoignent grâce au concours de l’ouvrage intitulé La Terre en colère par Bernard Chambaz. Plutôt que le défilement chronologique, il a choisi un ordre thématique, du déluge et du « Passage de la mer Rouge » aux « Enfers et prophéties ». Car tous ces ordres et désordres du monde peuvent fasciner les peintres quels que soient leurs époques et leurs courants. À cet égard le choix d’une œuvre grandiose et romantique de l’anglais John Martin, Le Grand Jour de Sa colère, abondant en nuages de pierres et de feu au-dessus d’une maigre humanité effarée dans le noir, est fort parlant.

Inondations, tempêtes, orages, neige et petit âge glaciaire, volcans, tremblements de terre, plaies et sécheresses, épidémies, tour à tour ils balisent les chapitres, fournissant des motifs rêvés pour colorer la fresque, voire le vitrail, et soulever la toile jusqu’à l’effroi du sublime. La Bible fournit alors son charroi de pluies de quarante jours et de feu sodomite, alors que le paysage, peu à peu désacralisé, bouillonne des événements dont le compte défierait l’application de l’historien, édifiants, effrayants, voire à grand spectacle.

Les beautés plastiques sont ici légions, de Poussin à Turner, en passant par Rembrandt, sans oublier des artistes moins connus, comme ce Philippe-Jacques de Loutherbourg, dont une impressionnante Avalanche de glace dans les Alpes de 1803 illustre la couverture. Le siècle romantisme est captivé par les manifestations les plus sauvages de la nature, y compris destructrices. D’autres, plus contemporains, même si l’abstraction lyrique de Zao Wou-ki (Le vent pousse la mer) relève le niveau, laissent le lecteur sceptique, voire bougon, face aux pauvretés picturales d’un Philip Guston ou d’un Andy Warhol dont le pop art reste indigent. Fort heureusement le parcours historique se double d’un autre, géographique, des peintres italiens et flamands, jusqu’aux japonais, à l’instar d’Hokusai.

Bel ouvrage judicieusement illustré, avec le concours de notices enrichissantes, cette Terre en colère, dont l’anthropomorphisme, la personnification peuvent être discutables, mériterait un éloge sans mélange, si une introduction et un post-scriptum alarmistes n’abondaient en litanies et vaticinations sur « l’accélération des catastrophes climatiques » - malgré l’apparente prudence de ne pas devoir « céder au vertige de la collapsologie » - car « l’apocalypse a commencé » ! Le modeste critique, comptable du suivisme collectif et du cliché répandu à grands seaux et grands sots, ne se mettra pas en colère, quoiqu’il soit pour le moins agacé par le réchauffement des cerveaux…

Les romanciers usent et abusent du pouvoir fascinant de la peur. Depuis l’Apocalypse de Saint Jean et Le Dernier homme de Mary Shelley[3], c’est surtout la science-fiction qui nous abreuve de terre dévastée, de civilisation annihilée, d’humanité disparue, voire extradée vers quelque lune ou exoplanète. Prenons deux exemples, cependant dissemblables, parmi la production éditoriale récente : de Michael Farris Smith à une autre Mary, soit Mary Robinette Kowal.

Une météo catastrophique, des ouragans perpétuels, une fuite effrénée, voilà dans le roman de Michael Farris Smith, Sauver cette terre, qui met la Louisiane et le Mississipi sous tension. Et plus encore Jessie, une jeune femme traquée. Qui, dans ces bois sauvages, la poursuit, elle et son fils ? À pied, en voiture volée, qui plus est nantie d’un cadavre emballé vite dégagé, elle revient se réfugier chez son père Wade. Mais un certain Holt - le père de l’enfant - intègre « le Temple de la gloire et de la douleur », auprès d’« Elser, la dirigeante charismatique », qui vocifère contre les puissants de la société au moyen d’une religieuse logorrhée : « Les orages ne sont pas la faute de Dieu, mais leur faute à Eux ». Prophétesse, elle annonce une «  fillette  susceptible de nous sauver du climat ». Holt est bientôt traqué par les affidés d’Elser pour l’avoir trahie, pour une histoire de clefs qui semblent avoir une importance considérable. Quelque « assemblée de cul-bénis » qui ne recule pas devant le meurtre et la séquestration est à la recherche d’un endroit qu’elle appelle « l’Abîme »…

Une humanité en déshérence vivote et parcourt sans guère d’espoir une région dévastée par la crise climatique et économique. Peut-être le quatuor familial réuni en réchappera-t-il, alors que le tragique va crescendo jusqu’à la confrontation finale… Ce roman relève-t-il d’un catastrophisme excessif ? Aussi, au-delà du genre policier fort noir, du tableau de mœurs à la Faulkner, peut-être peut-on imaginer qu’il s’agit, en cet « œil du cyclone », d’une dystopie.

Malgré un rythme parfois erratique, la narration menée à un rythme haletant dès la première page, est bourrée de péripéties. Drame psychologique et apologue à méditer, le thriller impressionne, séduit, sachant jouer avec les peurs climatiques, sectaires et fanatiques, avec la fatalité du mal.

Bien entendu, l’on peut lire le roman de Michael Farris Smith, Sauver cette terre, comme une synecdoque, soit, en rhétorique, une partie pour le tout. Ce bout de territoire américain dévasté par l’apocalypse météorologique et la folie des hommes qui ne fait pas qu’en découler, car émanant d’abord d’eux-mêmes, n’est que le reflet de la planète entière. Une seule région des Etats-Unis d’Amérique serait le point nodal d’un désordre climatique dont l’origine humaine est à peine mentionnée. L’ordre climatique n’étant de toute évidence qu’une fiction en rien scientifique, le dérèglement n’étant qu’un diktat écologiste alors que la règle en telle occurrence n’a pas l’ombre d’une existence, entre feu du bigbang originel, glaciations et réchauffements irréguliers, sans compter la future extinction de notre étoile solaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avec le vaisseau science-fictionnel de Mary Robinette Kowal, embarquons Sur la lune. Car le climat craque de partout, rendant la terre de moins en moins habitable. La fuite est-elle inexorable ? Tous pourront-ils en profiter ? Avant d’habiter Mars, la colonie lunaire est un préalable. « Echapper à la gravité terrestre » peut se lire dans les deux sens du mot. Tout cela sans compter un climat politique explosif, des émeutes, un « saboteur actif sur la lune », des inondations immenses, des « changements météorologiques postmétéore »...

Le roman d’aventure brasse large, entre destin tragique de l’humanité, famille aux implications diverses, élections américaines, famines et dettes, sentiments contrastés. « L’astronette » Nicole Wargin doit déjouer un projet d’attentat sur Mars, tandis que son mari, gouverneur du Kansas, prétend pouvoir siéger à Washington. Les qualités stylistiques de ce roman ne sont guère palpitantes, malgré le suspense indéniable ; il faut y voir avant tout un symptôme de l’état d’esprit de notre temps. Un scénario hollywoodien en quelque sorte pour souffler sur les braises de la grande peur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le feu, apocalyptique, foudre, volcan ou pyromanie humaine, parait être le plus vorace des ennemis. De la politique des terres brûlées aux fumées industrielles, mais en passant par le cru et le cuit - pour faire allusion à Claude Lévi-Strauss[4] - et la chaleur domestique, il est le legs de Prométhée, tant le mythe répond aux inquiétudes et aux initiatives humaines. En effet l’homme fut la plus nue et fragile des créatures, que le feu, cet « agent extracorporel », put rendre armé contre les bêtes sauvages, contre le froid, et bientôt maître de la métallurgie si utile à l’attaque et à la défense…

En une vaste perspective, le philosophe de la « sphérologie[5] », Peter Sloterdijk suppose Le Remord de Prométhée, non content d’être soumis au vautour qui lui dévore le foie aux Enfers pour avoir défié l’interdit des dieux, mais également de se sentir contrit d’avoir mis entre les mains humaines l’outil de sa propre perdition universelle, au travers de la multiplication des armes atomiques dénoncée par Gunther Anders[6]. « Du don du feu à la destruction mondiale par le feu », tel est le sous-titre de l’essai de notre philosophe. Cette pyrotechnie, dont Hanzelet Lorrain fit un livre au début du XVII° siècle[7] pour en expliciter les applications militaires et meurtrières, est bien la preuve que « toute l’histoire de l’humanité antérieure représente l’Histoire des applications du feu ».

Bientôt la force de l’esclave et de l’animal deviennent obsolètes grâce au charbon et la vapeur, au moteur à combustion, tous impensables sans le feu - l’électricité étant une variante du feu - qui cependant brûlent d’antédiluviennes forêts : « L’humanité moderne est un collectif d’incendiaires qui mettent le feu à des forêts et des tourbières souterraines ». Une catastrophe pour les partisans de la préservation de la ressource fossile conspuant les « illusions d’une infinité pyrotechnique virtuelle ». Il faudrait alors « que l’homme renonce au don du feu […] dans une mesure compatible avec le climat » et imagine un « pacifisme énergétique ». Malgré les piètres solutions éoliennes et solaires, n’oublie-t-on pas qu’une fois les réserves fossiles épuisées, bien que cela ne soit pas pour demain, le nucléaire nouvelle génération, en particulier le thorium, sans compter de probables nouvelles inventions, y compris inimaginées, viendra secourir toutes ces inquiétudes…

Pour revenir à l’histoire économique, l’on peut considérer la conséquence du feu industriel : « le marxisme voulait littéralement faire du prolétariat une classe prométhéenne ». Ce qui entraîna des « dictatures de fer ». Autre conséquence, les « particules excédentaires de Co2 dans l’atmosphère terrestre », causes du « changement climatique », si tant est que ce gaz soit réellement à effet de serre, tempérerons nous…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne prétend-on pas que le feu de la révolution industrielle serait responsable, non seulement de la pollution, mais encore de l’effrayant réchauffement climatique qui n’aurait d’autre fin que l’ignition de la planète entière ? Si la pollution a bien une origine humaine, hors celle bien naturelle des volcans et autres pétroles et substances toxiques d’origine tellurique et naturelle, ce réchauffement (1,5° en deux siècles) n’est que billevesées face aux vagues glacières, tièdes ou chaudes de l’Histoire et de la préhistoire[8]. La culpabilisation du capitalisme et de l’espèce humaine n’a d’autre but que d’assoir une domination comminatoire, une tyrannie régressive et antiscientifique.

À cet égard il faut reconnaître à Peter Sloterdijk une défiance justifiée à l’encontre de l’Etat, et surtout la connaissance de Frédéric Bastiat, économiste libéral du XIX° siècle, pour qui l’Etat ne doit jamais servir « entre tous les citoyens d’instrument d’oppression et de spoliation réciproques[9] ». De plus notre philosophe n’oublie pas de signaler combien ce don de Prométhée et son utilisation industrielle par le capitalisme ont permis la prospérité de la plus grande partie de l’humanité, « favorisant des degrés supérieurs de liberté, d’épanouissement et de détente » ; notant de surcroit « l’effet émancipateur de l’emploi des machines », non seulement pour les salariés, mais aussi pour « l’univers des femmes au foyer ». Et lorsqu’il prône une « helvétisation de la planète », en ce qu’elle corrigerait les méfaits des agglomérations gigantesques et de « la malignité de la Chine », ne s’agit-il pas d’une libéralisation de l’économie et de l’inventivité au service des bienfaits fournis à l’humaine condition ? Or à cet égard est-il judicieux d’imaginer de proclamer le « patrimoine des richesses minières de l’humanité », en un hyperétatisme inquiétant ? Encore une fois, les solutions futures, thorium et autres inventions possibles, ne sont pas envisagées… Contrairement à notre cher Peter Sloterdijk, nous sommes attentifs à l’essai fort judicieux de Michael Schellenberger : Apocalypse zéro. Pourquoi l’alarmisme environnemental nuit à l’humanité[10].

Une fois de plus, même si nous n’approuvons pas sa foi dans le réchauffement climatique d’origine anthropique - l’immodeste critique a la magnanimité de le lui pardonner - Peter Sloterdijk, qui cependant alerte du danger d’un « léninisme vert » et de son cortège de sabotages et autres agressions criminelles, nous livre un de ces essais qui offrent au lecteur la sensation et la conviction d’en sortir plus intelligent, voire « néoprométhéens ».

Pour reprendre François Walter, les catastrophes, qu’elles soient réalités ou prévisions oraculaires, sont toujours des représentations, religieuses, politiques. À fin de domination, spirituelle ou coercitive. La nature - mais il en est de même pour l’humanité - est en substance faite de catastrophes récurrentes, où vaincre et mourir, donc à surmonter. Nombre de mouvements politiques, théocratiques ou écologistes, tablent sur le fonds de commerce de la peur pour assoir leur influence, leurs profits et leur tyrannie ; sachons nous en méfier…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] François Walter : Les Figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16°-20° siècle), Editions de l’EHESS, 20004.

[2] Peter Sloterdijk : Faire parler le ciel, Payot, 2022.

[4] Claude Lévi-Strauss : Le Cru et le cuit, Plon, 1964.

[7] Hanzelet Lorrain : La Pyrotechnie, Editions des 4 seigneurs, 1971.

[9] Frédéric Bastiat : L’Etat. Maudit argent ! Guillaumin & Cie, 1849, p 23.

[10] Michael Schellenberger : Apocalypse zéro. Pourquoi l’alarmisme environnemental nuit à l’humanité, L’Artilleur, 2021.

 

Pierre-Jacques Volaire : Eruption du Vésuve et vue de Portici, fin XVIII° siècle,

Musée des arts, Nantes, Loire-Atlantique.

Photo : T. Guinhut.

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7 mars 2024 4 07 /03 /mars /2024 09:58

 

Herman Van Swanewelt : Paysage avec ruines, 1604.

Musée des Beaux-Arts, Tours, Indre-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Thierry Guinhut

 

Faillite et universalité de la beauté,

de l’Antiquité à notre contemporain.

 

La Mouette de Minerve éditeur,

mars 2024.

 

 

Depuis le beau platonicien, il semble qu’une avalanche, une décadence, puissent être observées, voire diagnostiquées. Pour qu’aujourd’hui n’en restent que le souvenir muséifié, les éclats, voire la parodie, jusqu’à sa disparition nimbée de mépris dans l’Art contemporain. L’idéale sérénité de la beauté, donc les Grecs assuraient l’universalité, n’a plus qu’un rire tragique, dont le masque est attaqué, délavé, arraché, par la laideur, la vulgarité, le consumérisme et l’égalitarisme. Comment s’est opérée cette catastrophe esthétique ? Comment touche-t-elle l’obsolescence de la peinture, la figure même de l’artiste, livrant une image inquiétante de notre temps ?

Suite à l’irruption du sublime, de l’esthétique des ruines, des pierres et du cosmos, de l’usage signifiant de la mode, des couleurs, puis de l’Art Brut, d’autres avatars de la beauté ont surgi, à l’instar du beau photographique. Cependant, malgré la propension à souiller les icones dans l’Art contemporain, le tapage de la mocheté et du mauvais goût, témoins d’une inversion des valeurs, qui sait s’il reste la possibilité d’un dandysme inédit… À cette dégradation de la beauté plastique, sans oublier celle du langage, faut-il accoupler celle morale, lorsque les idéaux de La République de Platon se changent en monstres politiques, utopie devenue dystopie…

L’essai de Thierry Guinhut, entre esthétique et philosophie politique, tente d’apporter des perspectives originales, s’appuyant sur une judicieuse bibliographie, consultant maints jalons de l’Histoire de l’art et de la pensée, au service d’une conscience de notre temps.

 

Minerva Pacifica, Museo Romano, Calahorra, La Rioja.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Après une maîtrise en Histoire de l’Art Contemporain, Thierry Guinhut,

qui vit en Poitou, devient Agrégé de Lettres Modernes.

Critique littéraire, il a publié un roman, Voyages en archipel,

les récits du Recours aux monts du Cantal.

Photographe, son Marais poitevin fut couronné

par le Grand prix Hippolyte Bayard de Photographie 1991.

Après ses albums sur l’Ile de Ré, les Pyrénées et le Haut-Languedoc,

ce sont deux romans philosophiques :

La République des rêves (L'Harmattan, 2023),

ou la formation d'un artiste photographe parmi la société aquitaine,

des paysages au cosmos, en passant par l'éros :

La République des rêves

Muses Academy (La Mouette de Minerve, 2023),

ou l'irruption des Muses de l'Antiquité grecque

au service la téléréalité contemporaine

et au moyen d'un concours de récits criminels :

Muses Academy

 

 

I Faillite et universalité de la beauté, de Platon à l’Art contemporain     

II L’irruption esthétique : japonisme et arts premiers                                                                   

III L’Art contemporain est-il encore de l’art ?                                         

IV De l’iconologie de Panofsky au Banquet de Gérard Garouste           

V Décadence, obsolescence, effervescence de la peinture                     

VI L’image de l’artiste, de l’Antiquité à l’Art contemporain             

VII Cosmos de littérature, de science et d’art                                       

VIII Peintures et paysages sublimes                                                       

IX L’esthétique des ruines                                                                        

X De la beauté cachée des pierres                                                            

XI Des théories du portrait au portrait comme fiction                        

XII Histoire esthétique et philosophique de la mode                        

XIII Du beau photographique                                                               

XIV Sens et valeurs des couleurs de l‘Occident                                   

XV Éloge du noir et blanc ; ou le beau n’est-il que coloré ?             

XVI De la beauté politique aux couleurs des monstres politiques   

XVII Beau religieux et désacralisation versus théocratie                    

XVIII Art brut et beauté brutale

XIX Piss Christ, une icône souillée    

XX Laideur, mocheté, mauvais goût

XXI De la vulgarité langagière au règne du langage   

XXII Éloge du dandysme      

Conclusion. Ou la mémoire de l'avenir  

Sonnet des peintres          

 

 

 

448 pages, 35 photographies couleur, 22 €.

 

Christian Babou, Abbaye de Flaran, Gers.

Photo : T. Guinhut.

 

I

Faillite et universalité de la beauté,

de Platon à l’art contemporain.

 

 

Il semble évident que la beauté puisse être celle des visages et des corps, de la nature, de l’œuvre d’art enfin. Qu’elle soit une parfaite utopie visible, épargnée, comme le pur regard d’une Aphrodite, y compris si sa joue fut brisée par le temps. Mais au-delà d’un modèle abstrait ou classique, n’y-a-t-il pas cent beautés variées, dépendantes des époques et des cultures, de la perception plus que de l’objet, voire contradictoires ? Pire, avec l’explosion planétaire de l’art contemporain, elle est conspuée, évacuée, niée. Est-ce à dire qu’il faille la rayer de notre vocabulaire, en décrier la prétention platonicienne et universaliste ? À moins que notre capacité à recevoir et conceptualiser le beau mérite d’être étendue, remodelée…

L’affaire paraissait entendue avec Platon : le beau, le bien et le vrai sont équivalents, l’en soi esthétique est en conséquence un en soi moral. En-deçà et au-delà de l’humain, comme les mathématiques, la beauté est aussi éternelle qu’universelle, reposant sur des critères inatttaquables : la complétude, la symétrie, la justesse des proportions, la clarté, la puissance du sublime et la délicatesse de l'expression. De même son pouvoir de persuasion est irrésistible : « Les hommes, ceux du moins qui sont beaux, ô Hippias, comme toutes les décorations, les peintures ou les sculptures, charment nos regards lorsqu’ils sont beaux […] Le beau est ce qui plait par l’ouïe et par la vue[1]. » Or la polysémie du terme est vaste : il s’agit aussi  d’un avantage, d’une honnêteté, d’une distinction, d’une gloire… Il ne faut alors pas douter que le beau soit dans l’objet et non dans la perception. Beauté des corps, des discours et des actions, des âmes, confluent dans l’idéalité du beau en soi. Non sans compter la splendeur du cosmos, d’où vient tant étymologiquement que conceptuellement notre cosmétique moderne, et son au-delà des orbes célestes, tintant de la musique des sphères et résonant de transcendance, où l’impalpable essence du Beau, comme l’Être, ne peut être contemplée que par l’intellect, « ce pilote de l’âme[2] ». Bien sûr, plus bas en notre caverne, le beau s’oppose radicalement au laid, au difforme, au vil, au déshonorant.

Même si plus réaliste, Aristote dans sa Poétique confirme combien le beau est à l’image du vrai : l’artiste imitateur doit chercher le vraisemblable et non le monstrueux. La représentation, pour être belle, doit faire tendre son sujet vers son propre idéal, vers son tèlos réalisé : « Les auteurs de représentations représentent des hommes qui agissent ». L’artiste, peintre, poète ou dramaturge, procure du plaisir à l’amateur « en raison du fini de son exécution, de ses couleurs[3] ».

Au cours du Moyen Âge, le beau reste transcendantal, quoiqu’en cohérence avec le christianisme. De la beauté de la création divine à celle de l’homme et de la musique, proportio, integritas, claritas restent les critères indéfectibles que reconnaît Thomas d’Aquin : en cohérence avec un « ordre théologique de l’univers, une fois passée la crise des alentours de l’an Mil, l’esthétique devient philosophie de l’ordre cosmique[4] ». Cet humanisme de l’intemporel sera cependant infléchi par la mise en retrait du théologique et le regain du platonisme.

Lors de la Renaissance italienne, Leon Battista Alberti privilégie le beau, alors que « circonscription, composition et réception des lumières sont complémentaires en peinture », là « où les hommes représentés montreront avec force les mouvements d’âme qui les animent[5] ». L’inspiration néoplatonicienne et le culte du nombre d’or nourrissent de surcroit cette Renaissance. La lecture de Plotin est alors fondamentale, grâce auquel le monde des idées ne se sépare pas du visible. Cependant, chez ce dernier, l’objectivisme du beau se voit contré par sa dimension spirituelle : la forme ne suffit pas sans l’ascèse de l’œil intérieur qui voit « cette beauté de l’âme bonne ». Plotin ordonne : « ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste », afin de devenir « une lumière sans mesure […] Que tout être devienne d’abord divin et beau, s’il veut contempler le Beau et le Divin. […] En tous cas, le Beau est dans l’intelligible[6] ». Pour l’âme, la laideur, qui « la souille, la rend impure et y mélange de grands maux[7] », est l’exacte antithèse. Ce pourquoi Umberto Eco aura beau jeu de consacrer deux volumes encyclopédiques opposés, et cependant accolés, à l’Histoire de la beauté[8] et à l’Histoire de la laideur[9]. L’on retrouve encore une telle opposition à l’occasion d’un romancier allemand du XIX° siècle qui sut allier la tradition de l’esthétique classique et le romantisme, Adalbert Stifter : « rien, dans l’art, n’est absolument laid aussi longtemps que c’est une œuvre d’art, en d’autres termes, aussi longtemps que cela ne nie pas le divin mais aspire à l’exprimer[10] ». Ce qui pousse à penser que la perte de la foi en Dieu puisse entraîner une dégradation de l’art, condamné à se déjuger…

De même, dans la tradition du beau et du bien platonicien, Adam Smith, au XVIIIème siècle continue à faire l’éloge de « la beauté attachée au gouvernement civil du fait de son utilité », ce dans sa Théorie des sentiments moraux[11]. Le beau esthétique doit confluer en un beau politique.

De longtemps cette conception d’origine platonicienne perdure. En témoigne ce qui est probablement le premier essai d’esthétique en tant que tel, celui du Père Yves-Marie André, simplement intitulé Essai sur le beau, publié en 1760. Il y différencie le beau visible et celui audible, selon deux des cinq sens qui lui permettent l’accès, tout en assurant qu’il est indépendant du sentiment. Est-il absolu ou relatif, « suprême, qui soit la règle & le modèle du beau subalterne que nous voyons ici-bas » ; dépend-il du caprice des hommes, de l’opinion & du goût » ? Voici sa réponse : « je dis qu’il y a un beau essentiel, & indépendant de toute intention, même divine, qu’il y a un beau naturel, & indépendant de l’opinion des hommes ; enfin qu’il y a une espèce de beau d’institution humaine, & qui est arbitraire jusqu’à un certain point ». En sus du beau sensible et du beau intelligible, il convient qu’il y a « un beau essentiel, & indépendant de toute institution, qui est la règle éternelle de la beauté visible des corps », s’appuyant sur « la régularité, l’ordre, la proportion, la symétrie », soit une « géométrie naturelle[12] », bien dans le fil du classicisme.

En 1841, Vicenzo Gioberti se montre plus prudent : « le Beau est un je ne sais quoi d’immatériel et d’objectif qui frappe l’esprit de l’homme et l’attire avec ses charmes», tout en concluant indéfectiblement : « le Beau est inséparable du bien et du vrai[13]  ».

Sauf que l’on pourrait s’interroger : le beau est-il dans les choses, ou n’est-il qu’un sentiment moral ? Ce à quoi répond Emmanuel Kant, pour qui le seul attribut véritable du beau est le sentiment esthétique et non la propriété de l’objet observé. De plus, en rupture avec le platonisme, il affirme qu’il « n’y a et ni ne peut y avoir aucune science du beau et que le jugement de goût n’est pas déterminable par des principes[14] ».

Cependant les critères permettant de définir le beau, depuis essentiellement la statuaire grecque et ses Aphrodite, jusqu’à l’époque classique, restent la complétude, la symétrie, la justesse des proportions (depuis Vitruve), la mimesis et la sérénité. Ce que n’oublie pas de mentionner Hegel dans son Idée du beau : « ce qui caractérise avant tout l’idéal, c’est le calme et la félicité sereine », en particulier « la calme sérénité des personnages créés par les œuvres d’art de l’antiquité[15] ». Cependant Hegel, probablement lecteur d’Edmund Burke, a intégré une nouvelle dimension : l’« horreur délicieuse[16] » du sublime romantique. « Dans l’art romantique, le déchirement et la dissonance intérieurs sont plus accusés […] c’est souvent (pas toujours cependant) la laideur ou la non-beauté qui se substitue à la beauté sereine.[17] » Gageons qu’après que le sublime ait dévasté le beau, la beauté du laid s’impose, comme lorsque Baudelaire publie en 1857 Les Fleurs du mal et fait l’éloge paradoxal de sa « charogne ».

Mais à l’attaque de la beauté du laid s’est ajoutée une autre déconvenue : Voltaire, dans « Beau, beauté », son article du Dictionnaire philosophique, ouvre la boite de Pandore du relativisme, non sans se moquer du « to kalon » de Platon : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon : il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. » Il conclut en toute logique, et ce dans la tradition de Descartes, malgré le piquant d’une facile ironie, « que le beau est souvent très relatif[18] ».

C’est plus nettement à partir de Nietzche que s’ouvre définitivement la faille : car « rien, absolument rien ne nous garantit que le modèle de beauté soit l’homme. » En effet, selon son antiplatonisme, « Le beau en soi n’est qu’un mot, pas même un concept. […] le prédicat « beau » c’est la vanité de l’espèce ». Rien de plus relatif et arbitraire que cette idole dont voici le crépuscule définitif : « absolument rien ne nous garantit que ce soit justement l’homme qui constitue le modèle du beau[19] ».

Bientôt, aux côtés de la démultiplication du goût, l’anthropocentrisme et l’éthnocentrisme se liguent alors pour autoriser une déconstruction du concept de beauté, historiquement, religieusement et esthétiquement constitué, dans la perspective de Derrida. À moins que, selon Jean-Pierre Changeux, une « neuroesthétique[20] » permette à la beauté et à la laideur d’illuminer des aires neuronales différentes ; et surtout à la première de procurer des émotions plus paisibles, plus éclairées…

Avec l’impressionnisme des Nymphéas de Monet et a fortiori l’abstraction, une beauté informelle, exclusivement colorée, peut enfin apparaître, affranchie de toute injonction aristotélicienne à la représentation, assimilable par le plaisir visuel de l’émotion et du sentir, d’aires neuronales exquisément chatouillées, quoique non sans une possible élégance du goût, tant l’harmonie de la composition et des couleurs restent un critère flagrant, malgré l’assertion kantienne selon laquelle « la critique du goût est [...] simplement subjective[21] », de Vassily Kandinsky à Marc Rothko et Olivier Debré… Faut-il alors regretter que l’art moderne se soit souvent consacré au goût, voire au culte, de la laideur ?

[...]

 

 


[1] Platon : Hippias majeur, 298a, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 543.

[2] Platon : Phèdre, 247 c, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 1263.

[3] Aristote : Poétique, 1448a, 1448b, Œuvres complètes, Flammarion, 2014, p 2762, 2764.

[4] Umberto Eco : Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin, PUF, 1993, p 219.

[5] Leon Batista Alberti : De Pictura, Allia, 2019, p 44, 56.

[6] Plotin : Ennéades, I 6-9, Les Belles Lettres, 1924, p 105 et 106.

[7] Plotin : Ennéades, I, 6-5, Les Belles lettres, 1924, p 101.

[8] Umberto Eco : Histoire de la beauté, Flammarion, 2004.

[9] Umberto Eco : Histoire de la laideur, Flammarion, 2007.

[10] Adalbert Stifter : L’Arrière-saison, Gallimard, 2000, p 349.

[11] Adam Smith : Théorie des sentiments moraux, PUF, 2011, p 261.

[12] Père André : Essai sur le beau, J. H. Schneider, 1767, p 2, 3, 5.

[13] Vincent Gioberti : Essai sur le beau, Meline, Cans et Compagnie, 1843, p 9, 304.

[14] Emmanuel Kant : Critique de la faculté de juger, § 60, Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Gallimard, 1985, p 1146.

[15] Hegel : Esthétique, II, L’Idée du beau, Aubier, 1964, p 112.

[16] Burke : Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime du beau, Vrin, 2009, p 227.

[17] Hegel : Esthétique, II, L’Idée du beau, Aubier, 1964, p 113.

[18] Voltaire : Dictionnaire philosophique, Bry Ainé, 1856, tome II, p 49.

[19] Friedrich Nietzsche : Le Crépuscule des idoles, § 19, Œuvres III, La Pléiade, Gallimard, 2023, p 742.

[20] Jean-Pierre Changeux : Du vrai, du beau, du bien, une nouvelle approche neuronale, Odile Jacob, 2008, p 103.

[21] Emmanuel Kant : Critique de la faculté de juger, § 34, Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Gallimard, 1985, p 1063.

 

 

Parador de Tujillo, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

 
   

Conclusion.

 

Ou la mémoire de l'avenir.

 

 

Nous n’aurons jamais fait que gloser de la beauté, que l’honorer, la regretter, la relativiser, la conspuer, la ressusciter peut-être, voire, qui sait, écrire pour elle en beauté. Car malgré toutes les avanies que les temps modernes et contemporains lui ont faites, lui font et lui feront subir, elle reste un horizon de l’humanité. Universelle, depuis la sereine Aphrodite capitoline jusqu’à une éruption sublime du Vésuve, d’un masque nô japonais ou Ibo du Nigéria jusqu’au plus brut de l’Art Brut, voire au coin de la mocheté, à l’ironie de la laideur. Pour emprunter une opposition nietzschéenne et le sens des métaphores de Peter Sloterdijk, la thérapeutique apollinienne qui était celle de la beauté platonicienne est peut-être passée du côté obscur de la « thérapeutique dionysiaque »[1]. Sauf si l’érosion jusqu’à la disparition de la beauté confine à la disparition de sa dimension thérapeutique et cathartique, remplacée par le divertissement, ce qui se- rait un signe inquiétant au service du diagnostic afférent à notre civilisation.

D’autant que la dimension métaphysique échappe à notre perception esthétique, alors que le poète Yves Bonnefoy nous le rappelle : « L’art, ce serait ce qui profite du déni conceptuel de la finitude pour le plaisir - un plaisir qui souvent prend figure d’une souffrance - et non plus pour la connaissance. Il saurait que de la simple apparence peut naître une beauté qui aidera à voiler les terreurs du gouffre »[2].

Pour emprunter encore à Peter Sloterdijk, le crime per- pétré par l’art contemporain, le consumérisme vulgaire, le relativisme et l’égalitarisme, commis sur l’immémoriale beauté, vaut comme un temps du crime, lorsque l’« abandon de l’Être qui caractérise les univers de l’art était inéluctable »[3] qui aurait pour vertu paradoxale d’en valoriser les ruines, la disruption du sublime, l’assaut du moche, venus de son éclatement. En une catharsis peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que du pire voyeurisme, la beauté qui sera « convulsive, érotique-voilée, explosante fixe », venue d’André Breton[4], propose encore les traces, les indices, qui permettraient à l’enquêteur de retrouver la victime, voire de la rédimer. Ce au nom du droit naturel du dandy à la liberté et du droit intellectuel à la beauté, dans sa dimension peut-être universelle. Ce dans le cadre d’un universel qui ne soit pas uniformisateur, sans menacer la diversité culturelle qui compose l’humanité, mais également sans que les revendications identitaires le menacent.

Autre universel de l’humanité, la liberté politique. Car avec Philippe Nemo, nous pouvons penser le politique en termes de beauté et laideur, grâce à son lumineux essai : Esthétique de la liberté[5]. Au-delà de la prémisse selon la- quelle chez Platon, le vrai, le beau et le bien sont un, il montre que « la servitude enlaidit les existences humaines [et] que cela n’est pas seulement vrai de la certitude absolue instaurée par les totalitarismes, mais aussi de la demi-servitude instaurée par certaines sociétés réputées plus douces, les socialismes, qui sont nombreux dans le monde actuel ». En conséquence, seule une vie libre est créatrice de beautés et peut avoir un sens. Les vertus de justice, véracité, libéralité, esprit de paix, tolérance, prudence, tempérance, force, orientation positive des activités (en particulier l’innovation scientifique) fondent la beauté morale, donc politique, au sens où seule la participation de l’être libre leur per- met d’accéder à la beauté de l’œuvre d’art. Rappelons-nous qu’avec Jean Petitot, Philippe Nemo signa une belle Histoire du libéralisme en Europe[6], ce dernier participant d’une indispensable esthétique de la politique.

Nous savons bien hélas que la liberté n’est pas partout et en tout temps cet invariant du droit naturel dont nous réclamons l’éthique et l’esthétique. L’on y préfère trop souvent la servitude imposée et volontaire des théocraties ou des constructives totalitaires. L’espérance cependant de la beauté libre ne doit pas nous abandonner. Nous serons ainsi un dandy, non seulement de la beauté plastique, mais un dandy politique. Car à la rencontre nécessaire de ces deux disciplines complémentaires, esthétique et philosophie politique, l’art, qui selon Gilles Deleuze « n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou la sensation[7] », est un universel de l’humanité.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 
   

[1] Peter Sloterdijk : Le Penseur sur scène, Christian Bourgois, 2000, p 199.

[2] Yves Bonnefoy : La Beauté dès le premier jour, William Blake & co, 2010, p 41.

[3] Peter Sloterdijk : Essai d’intoxication volontaire Suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, Hachette Pluriel, 2001, p 226.

[4] André Breton : L'Amour fou, Gallimard, 1976, p. 26.

[5] Philippe Némo : L’Esthétique de la liberté, PUF, 2014, p 11-12.  

[6] Jean Petitot & Philippe Nemo : Histoire du libéralisme en Europe, PUF,  2006.

[7] Gilles Deleuze & Félix Guattari : Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, 1991, p 192.

 

Cy Twombly, Neuf discours sur Commode, Museo Guggenheim, Bilbao, Bizkaia.

Photo : T. Guinhut.

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