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18 décembre 2023 1 18 /12 /décembre /2023 10:10

 

Au jardin. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Présences, absences fantastiques

& autres contes philosophiques.

Jonas Karlsson : La Pièce,

Fernando Trias de Bes : Encre.

Laurent  Pépin : L’Angélus des ogres,

Kjell Espmark : Le Voyage de Voltaire,

Zaki Beydoun : Organes invisibles.

 

 

Jonas Karlsson : La Pièce, traduit du suédois par Rémi Cassaigne,

Actes Sud, 2016, 192 p, 6,50 €.

 

Laurent Pépin : L’Angélus des ogres, Fables fertiles, 2023, 104 p, 17,50 €.

 

Fernando Trias de Bes : Encre, traduit de l’espagnol par Delphine Valentin,

Actes sud, 2012, 176 p, 18 €.

 

Kjell Espmark : Le Voyage de Voltaire,

traduit du suédois par Hubert Nyssen, Marc de Gouvenain et Léna Grumbach,

Actes Sud, 2012, 240 p, 20€

 

Zaki Beydoun : Organes invisibles, traduit de l’arabe (Liban)

par Nathalie Bontemps, Actes Sud, 2023, 128 p, 14,50 €.

 

 

Certes nous disparaissons tous, que les causes soient naturelles ou accidentelles. À moins d’y songer sous les espèces du fantastique. « Escamotage » de Richard Matheson[1] est à cet égard une nouvelle emblématique. Bob manque cruellement d’argent, se dispute avec sa femme, qu’il a de plus trompée. Est-ce le remord qui cause ses troubles graves ? Est-ce le monde qui lui fait défaut ? Son épouse a disparu, le lieu de son travail n'existe même plus. Ses amis et sa famille disparaissent un par un, jusqu’à ce que lui-même disparaisse également. Ce dont ne témoigne que son journal intime abandonné dans un pub. Au plus près de cette angoissante perspective, le thème de la pièce surnuméraire, de « la chambre, l’appartement, l’étage, la rue effacée de l’espace[2] » reste un classique, tel que référencé par Roger Caillois, alors que Marcel Aymé subvertit en 1943 le thème avec son Passe-muraille. Hélas son anti-héros « était comme figé à l’intérieur de la muraille. Il y est encore à présent, incorporé à la pierre[3] ». Plus près de notre contemporain, une « pièce », existe ou non dans un bref roman de Jonas Karlsson satiriste de l’Administration. Chez Trias de Bes, l’encre d’un livre ne se manifeste plus que par son absence. Laurent Pépin use d’une thanatopractrice pour pallier ka disparition. Kjell Espmark préfère subtiliser à son siècle le philosophe des Lumières et le ressusciter dans notre contemporain, là où a disparu toute raison. Le double jeu entre présence et absence ne cesse de réapparaitre parmi des écrivains aux origines et cultures diverses, au point que, chez Zaki Beydoun, il puisse entraîner l’évaporation absolue de l’individu lui-même. L’on hésite alors, parmi ses écrivains, suédois, français, espagnols, libanais, entre effacement politique et effacement métaphysique.

 

Le récit de Jonas Karlsson, plutôt minimaliste, parait d’abord anecdotique. Le narrateur, Björn, nouvel employé d’une quelconque « Administration », montre son zèle le plus exact, en vue d’en « devenir un gros bonnet ». Mais, très vite, il découvre la « pièce », petite, où tout est « en ordre parfait ». Il s’y ressource parfois, ne ménageant pas son application dans son travail, jusqu’à ce que son attitude, debout, immobile, devant un mur, laisse ses collègues pantois. Jusque-là, le propos est celui d’une nouvelle réaliste, tout juste impeccablement écrite, respectant avec un brin d’humour la prétention du personnage, mais sans absolue originalité.

Cependant, abrité en cette « pièce », le narrateur travaille mieux, le soir, la nuit, chipe les dossiers de son voisin pour les traiter avec brio, accède aux documents classés dans la catégorie supérieure ; le voici fin prêt à conquérir les échelons de la hiérarchie, décide qui va bientôt être congédié. La success-story serait implacable et cynique si la gêne occasionnée par son insistance à affirmer l’existence de son lieu d’élection n’était source de trouble et de conflit dans le service. Au point que l’on envisage pince sans rire : « Un consultant va devoir venir pour nous dire que la Pièce n’existe pas ? ». Le trouble psychiatrique probablement dû à l’addiction au travail irait-il s’aggravant…

Pourtant, peu à peu, l’intensité du récit, l’insistance de l’écrivain qui mène son personnage jusqu’aux plus honorables qualités de l’employé modèle ambitieux, les intrigues de bureau - plus exactement un inquiétant espace de travail ouvert - voilà que tout cingle le lecteur d’une déflagration d’ironie, lui laissant prendre conscience qu’une vaste satire est à l’œuvre.

Ce sont en effet les mondes des entreprises, des complexes de bureaux, des administrations de tous bords qui sont ici cruellement moqués. En ce monolithique univers, qui n’est pas loin de faire songer à Kafka, Björn n’a pas la moindre vie hors du bureau auquel il est corps et mental dévoué ; à peine l’exception d’une aventure sexuelle mécanique avec une collègue. De plus, cette « Administration » n’a jamais le moindre référent dans le réel. À quoi s’occupe-t-elle, sinon traiter des dossiers dont le contenu est tu, classer le vide, archiver le néant ? Qui sait si ce ne sont pas des vies humaines, des prisons politiques qui sont là gérées, tant la peur irrigue les employés à la moindre anicroche ? L’absurde activité tourne pourtant avec régularité, quoique avec paresse et négligence pour les uns, et surefficacité pour Björn. La majuscule affublant l’« Administration » laisse à penser qu’elle est la seule, la suprême, qu’il s’agit peut-être d’une émanation de l’Etat total, sinon cet Etat lui-même.

Enfin, sans qu’il n’y paraisse, page 179, le mot est lâché : « Selon ma kremlinologie personnelle, le mouchard le plus vraisemblable était Ann. » Sans qu’il s’agisse forcément du communisme soviétique, la dimension totalitaire innerve impitoyablement les lieux, les esprits, sans espoir de retour.

Il faudra suivre les productions, aussi brèves que perspicaces et troublantes du Suédois Jonas Karlsson. En un précédent volume, La Facture, un autre anti-héros était l’exact opposé de celui de La Pièce : insouciant employé sans ambition, il ne sait qu’être heureux, alors qu’il est frappé d’un immense impôt sur le bonheur[4]. Là encore l’Etat le plus innocemment monstrueux a frappé. La morale de l’apologue est claire. En une « pièce » qui n’existe pas, la perfection du travail administratif se déroule, quand ailleurs une fiscalité redistributrice prétend égaliser le bonheur. Sous des apparences anodines et parfois burlesques, Jonas Karlsson est un expert es anti-utopies on ne peut plus affuté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on sait que chez les défunts la vie disparait sans retour. Pourtant la thanatopractrice de Laurent Pépin, dans son Angélus des ogres, s’attache à capturer des « fragments de vie résiduels ». Comme le fait l’écrivain finalement…

À l’issue de Monstrueuse Féérie, précédent volet du trio narratif, son narrateur, psychologue clinicien, avait été lui-même interné dans l’hôpital psychiatrique où il exerçait, ce à cause de crises de panique et autres hallucinations. Ou peut-être à l’issue d’une saine réflexion : « J’habitais dans le service pour patients volubiles depuis ma décompensation poétique. Au fond, je crois avoir toujours su que cela se terminerait ainsi. Peut-être parce qu’il s’agissait du dernier lieu susceptible d’abriter une humanité qui ne soit pas encore réduite à une pensée filtrée suivant les normes d’hygiène. Ou plus simplement, parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs dans le monde pour un personnage de conte de fées ». Le voici en plein délire, si l’on en croit la ténacité avec laquelle les cliniciens dépoétisent l’homme et le monde, à moins qu’il s’agisse des portes de la perception. Sauf qu’une thérapie amoureuse est en cours à son chevet, à l’instigation de Lucy, qui s’amaigrit au fur à mesure qu’elle sauve ses patients de leurs monstres, ou de leurs « ogres », dans le cas du narrateur. En effet, pendant la nuit, Lucy devient une ogresse alors que pendant le jour elle agonise. Son anorexie ne fait qu’empirer depuis qu'elle a perdu un bébé. Aussi est-elle en chasse des « traits unaires », censées receler les émanations encore vivantes des morts, de façon à sauvegarder les pensées qui s'évanouissent, une fois que l’individu est privé de son imaginaire, donc de ses contes. Le tout avec le concours d’entités indispensables : « les Monuments s’en allaient et entraient par les fenêtres des enfants malades pour leur faire le récit de vies extraordinaires, de trouvailles miraculeuses : ils réveillaient l’imagination éteinte des enfants malades de la pensée filtrée. Puis ils revenaient et n’en parlaient plus ». Ces mêmes Monuments « s’étaient rendus maîtres de tous les organes de décision du pays et avaient aboli toute pensée officielle. À la place, ils saupoudraient de pensée singulière la nuit ». Un monde affreusement rationnel a disparu au profit « des histoires d’enfance aventureuse ». Le titre alors semble supposer en son oxymore, une poétisation par la prière et une conversion de l’horreur ogresse. Soit une catharsis.

S’agit-il d’une satire de la psychiatrie, ce « camp de concentration » ? Sommes-nous ici confinés dans le seul fantastique ; sinon plutôt dans le merveilleux puisqu’il s’agit d’un conte ? Le doute reste cependant permis face au final « ricanement rauque du Philosophicus scepticus »…

Indéfectiblement onirique et consolatoire, cet Angélus des ogres est le second volet d’un triptyque initié par Monstrueuse féérie[5]. La pérennité du genre du conte, que l’on aurait pu croire enfoui dans le temps de Perrault, Grimm ou Andersen, trouve ici son rebond, sa réactualisation intrigante, séduisante, prenante. Peut-être au croisement du pays des fées, d’Alice au pays des merveilles et du monstrueux cinéma de David Cronenberg, que l’on connait pour sa métamorphose en mouche[6]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce n’est pas un homme qui disparait chez Trias de Bes, mais peut être pire… De l'encre des incunables à l'encre des fictions, combien de rêves et de cauchemars dansent-ils parmi nous ? Deux hommes blessés par la vie cherchent, au tout début du XX° siècle, l’origine de leur infortune parmi les pages chatoyantes de ce roman intitulé Encre. L’un, Johann Walbach, est libraire à Mayence, ville qui fut le berceau de l’imprimerie de Gutenberg. Parce que son épouse le trompe chaque mardi avec un inconnu qu’elle n’aime pas, il cherche à comprendre le pourquoi de cette attraction. L’autre, mathématicien, aimerait voir revenir son épouse comme lui bouleversée par la mort, par noyade en mer, de leur fils. L’un va lire ses livres pendant des années, l’autre poursuivre ses chiffres, de façon à rejoindre la phrase ou l’équation introuvable qui les délivrerait du non-sens. Leur rencontre permet au second de fouiller les livres à la recherches de phrases récurrentes et de composer grâce à quelque algorithme savant un livre parfait et salvateur. S’ajoutent alors un imprimeur qui cherche à réaliser, pour ces assoiffés de certitudes, un livre effacé aussitôt lu, un ouvrier créateur d’une encre qui a les propriétés de la pluie, un éditeur qui ne lit pas et s’enduit chaque matin le corps du noir de froides pages imprimées, un collectionneur de nuages et correcteur déçu par son œuvre littéraire…

Nos deux protagonistes cherchent, pour l’un le secret d’Eros, pour l’autre le secret de Thanatos. Pour tous, la quête métaphysique est celle de la « pierre de Rosette des injustices ». A moins que ce livre vierge et mallarméen, où l’on a imprimé avec le plus grand soin les phrases fondamentales de la littérature et de la philosophie, permette à son lecteur d’« aimer en sachant que la raison de son injustice n’existait pas ». Là sont nos démons et nos paradis, si l’on consent à lire au plus près du monde, à écrire au plus près de soi, là sont les rédemptions des personnages, les nôtres peut-être : « Une identité étrange où la déraison acquiert un sens ». Ou encore : « De l’encre par amour ».

Mais à la chute du roman, lorsque le libraire reçoit « la livre de l’origine de l’infortune », ne s’ouvrent que des pages blanches. Quelle est cette sanction qui fit disparaître l’encre et son pouvoir de lisibilité ?

Outre cinq fictions encore inédites en français, Fernando Trias de Bes, né à Barcelone en 1967, nous avait proposé en 2006 Le Vendeur de temps (Hugo, roman éditeur). Vendre du temps était une géniale trouvaille, jusqu’à bouleverser l’économie toute entière, non sans user des armes aiguisées de la satire. A la lisière du fantastique, Encre, ce conte à la chute surprenante, précieux et attachant, passablement anachronique, postromantique et symbolique, est tout entier une métaphore des pouvoirs et des apories de la lecture et de l’écriture, du livre enfin.

 

Voltaire : Candide, illustré par Brunelleschi, Gibert Jeune, 1933.

Photo : T. Guinhut.

 

À lui tout seul un monde, Voltaire ne peut cesser de faire école, d’engendrer des émules. Son Candide ne peut manquer de réécritures, comme le prouve le Suédois Kjell Espmark au moyen de son Voyage de Voltaire. Et c’est dans la tradition de Voltaire et de Borges que l’espagnol Fernando Trias de Bes nous propose un conte philosophique mélancolique et coruscant.

Croyant mourir, donc disparaître, Voltaire s’éveille, avec toutes ses dents et sa vigueur intellectuelle, mais en ce XX° siècle qui « paraissait être le plus détestable de l’Histoire ». Comme Montesquieu promenait son Persan à Paris, voilà donc le héros des Lumières mis à l’épreuve de notre contemporain. Envoyé en mission pour l’ONU, il visite New York, puis la Russie où il est enlevé par les nouveaux capitalistes d’une « cleptocratie » qui salarie le gouvernement. Il s’agit de rétablir les forces de la raison contre le fanatisme islamiste. Après une critique des mœurs et des institutions suédoises, le philosophe se voit coiffé du casque bleu dans les Balkans. Nouveau Candide, il parcourt les horreurs serbes et leur justification pseudo-rationnelle, voyant ses idées reprises et trahies.

Dénonçant le cynisme des puissants, les totalitarismes, ce voyage est une amusante satire. Qui risque cependant d’enfoncer des portes ouvertes, de frôler les clichés, faute d’analyses précises. En Chine, au Japon, partout il note « les déceptions liées à la déchéance de la Raison ». En Iran, la « Raison divine » lapide. Après sa rencontre avec une nouvelle et noire Emilie parmi l’Afrique massacrée, il ira « cultiver son jardin », « la pelle de la Raison s’enfonçant dans l’humus des forces souterraines ». Sous la plume de Kjell Espmark, c’est bien un apologue fort désabusé.

L’objet satirique est à lire avec humour, même si Kjell Espmark n’a pas la vivacité de son modèle du XVIII° siècle. Mais en cette parodie du conte philosophique le plus fameux de Voltaire, n’a-t-on pas le plaisir, après la disparition de ce dernier, de le voir réapparaitre en un siècle qui n’est pas le sien, où il semblerait qu’ait disparu l’esprit des Lumières et brillé par son absence la raison.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La frontière entre la réalité et le surnaturel est d’autant plus ténue qu’elle explose sous la plume du Libanais Zaki Beydoun. L’anti-héros de ces Organes invibles est peut-être toujours le même, récurrent ou diffracté parmi une poignée de nouvelles. D’autant que l’« Extension » cosmique ou la disparition semblent affecter ce qui l’entoure, jusqu’à sa petite amie, quoiqu’elle s’avère bien présente pour tous les autres : « Ne voulez-vous pas saluer votre amie, me demande-t-il en désignant un fauteuil vide à côté du mien ». Un protagoniste « tombe en déliquescence » quand le narrateur le touche. Les visages s’effacent, jusqu’au silence…

Un autre, en pleine « Paranoïa », est persuadé que l’on lit dans ses pensées. Alors qu’il est paralysé par « le complexe du mille-pattes », et que plusieurs comparses s’appellent laconiquement « K », faut-il y voir une révérence à Kafka ? Au choix, l’on peut être « enfermé dans un point », trouver sa bouche changée en « grenouille hybride », ou se reconnaître autre : « Dans un instant de lucidité, j’ai consulté le grand miroir à côté du lit, et j’y ai vu Mr K ».

Entre « Gueule du monstre », « Terrorisme au ciel » et « Médicament de la mort », où « une Fatwa a peut-être été promulguée », l’on hésite : folie, hallucination, déni de réalité, dérangement psychologique, lois physiques de l’univers débordées ? « L’invisible s’est révélé possible » en cette prose envoûtante à la métaphysique inquiète et vertigineuse. Les métamorphoses traumatiques et de plus en plus abstraites côtoient les rêves borgésiens.

Etonnant à maints égards, Zaki Beydoun cumule quatre recueils fantastiques, volontiers surréalistes, un doctorat de philosophie qui lui permet d’enseigner en Chine et d’y épouser une Chinoise professeur de français. La philosophie serait-elle devenue folle ? Ou pour le moins perspicace tant il s’agit de dire sans dire, de feindre le fantastique et la métaphysique, pour ne pas dire la réalité du totalitarisme communiste chinois…

 

Le conte philosophique, ou apologue, qu’il joue avec les époques en les subvertissant par la dystopie, comme chez Jonas Karlsson et Kjell Espmark, ou qu’il convoque les fabulosités du fantastique, comme chez Trias de Bes et Laurent Pépin, aura de longtemps la capacité d’inspirer lecteurs et écrivains. Le satiriste politique autant que le rêveur des pouvoir des bibliothèques y trouveront sans fin leur miel, amère pour celui qui est l’objet d’une disparition fomentée par une administration, un régime totalitaire, cependant voluptueux pour le lecteur, à l’abri des pages parmi lesquelles ne s’est pas encore évanouie l’encre.

 

Thierry Guinhut


[1] Richard Matheson : Intrusion, Flammarion, 1999.

[2] Roger Caillois : Anthologie du fantastique, Le Club Français du Livre, 1958, p. 10.

[3] Marcel Aymé : Le Passe-murailles, Gallimard, 1943, p 21.

[5] Laurent Pépin : Monstrueuse féérie, Fables fertiles, 2022.

 

 

Collégiale de La Romieu, Gers.

Photo : T. Guinhut.

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11 décembre 2023 1 11 /12 /décembre /2023 18:39

 

Orphée, Musée Massey, Tarbes, Haute-Pyrénées.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Poèmes magiques et cosmologiques d’Orphée.

Pouvoirs & fonctions de la poésie.

 

 

Orphée : Poèmes magiques et cosmologiques,

traduit du grec par Alain Verse,

Les Belles Lettres, 2023, 182 p, 21 €.

 

 

 

« Favola in musica » et sujet obligé de l’opéra, le chant d’Orphée résonne depuis Monteverdi en 1607, en passant par celui parodique d’Offenbach en 1858, jusqu’au Voile d’Orphée, composé par Pierre Henry en 1953 avec des moyens électroniques. Et si l’on s’appuie sur la mort de son épouse Eurydice qu’il ne parvient pas à ramener des Enfers, ainsi que le racontent Virgile dans les Géorgiques et Ovide dans les Métamorphoses, l’on oublie qu’il mourut déchiré par de jalouses Ménades, sa tête posé sur sa lyre flottant sur les eaux, tête continuant de chanter... Le pouvoir de son chant avait charmé animaux et plantes, jusqu’aux pierres, avait endormi Charron, touché Perséphone et l’inflexible Hadès, d’où une réputation sans égale. Mais connait-on les vers de celui qui porte si haut sa lyre ? Magiques et cosmologiques, les voici traduits depuis des lamelles d’or et des papyrus, par Alain Verse. De telles révélations n’ont pas fini de faire d’Orphée l’allégorie de la poésie, et d’inspirer mille poètes, qu’ils soient lyriques, engagés, épiques, didactiques, en vers rimés, voire en prose.

 

Voici un corpus parcellaire, d’autant plus fascinant qu’il laisse imaginer une œuvre souverainement complète, à l’image du cosmos, dont il offre, par le biais d’une théogonie, le tableau de la création. C’est ainsi que nous parvient l’œuvre du poète mythique, venu des légendes de Thrace, fils du roi Œagre, également dieu d’un fleuve, et de la Muse Calliope, la plus savante et maîtresse en poésie épique. Pour les Anciens, Orphée était non seulement un poète stupéfiant, un devin, un musicien, un chanteur, mais de surcroit un fondateur de Mystères, non loin de ceux de Dionysos. S’il était capable de traverser les Enfers sans peine, du moins sans pouvoir répéter cet exploit, la mort ne l’a pourtant pas épargné. Le ressuscitant, ses textes sont d’une importance fondamentale, parce que l’on y trouve une révélation antérieure à toute autre, car Orphée parle directement sous l’inspiration des dieux. Cette révélation donne la clef de la création du monde et de l’homme ; elle pose le principe de l’immortalité de l’âme et fonde les pratiques rituelles initiatiques pouvant conduire l’être humain à dépasser sa finitude.

Quoique moins rigoureuse que celle d’Hésiode, du moins en fonction des 23 colonnes de textes conservées sur un papyrus carbonisé, la théogonie d’Orphée conte comment Zeus  s’empare du pouvoir après avoir avalé Protogonos, le Premier né, tout en rappelant sa généalogie divine : Nuit, Ouranos et Cronos. Le récit s’arrête brusquement au moment où Zeus désire sa mère, ce qui présidera à la naissance de Dionysos…

Quant aux Rhapsodies, elles se veulent « discours sacrés », en XXIV chants, soit autant que l’Iliade et l’Odyssée, ce qui n’est en rien un hasard, tant l’ambition est grande de se mesurer aux poèmes homériques. Hélas, là encore, nous n’avons conservé que des bribes de cette théologie orphique. Chronos donne naissance à l’Ether et au Chaos, puis à partir d’un œuf, à un être double : deux paires d’yeux, deux sexes, des ailes et quatre têtes animales. Il s’appelle parfois Phanès, parfois Eros. Il est celui qui transmet le sceptre à la Nuit, qui est sa fille-épouse et également sa mère. C’est au tour d’Ouranos (le Ciel), de Gaïa (La Terre) et de Pontos (la Mer), d’enfanter Cyclopes, Titans et Titanides. L’on sait qu’Ouranos est châtré par Cronos, selon Hésiode ; ici Zeus châtre son père Cronos et avale Phanès, permettant ainsi l’apparition de tous les autres dieux. Zeus n’arrête pas là ses talents ; en effet, s’unissant avec Corè, il engendre Dionysos, lui-même tué et mangé par les Titans jaloux, avant qu’ils soient châtiés par Zeus, qui les foudroie et les enchaîne dans le Tartare. Que l’on se rassure, le cœur de Dionysos, sauvé par Athéna, permet de lui redonner vie, en un éternel recommencement. À cette théogonie succède une anthropogonie, soit l’apparition des hommes, depuis la chair mêlée de Dionysos et des Titans, et dont l’âme pourrait passer parmi les créatures, humaines et animales, d’où la possible remontée de l’âme vers le divin. Probablement ces Rhapsodies furent-elles composées quelque part entre la fin du premier siècle et le début du second.

Lisons sur une lamelle d’or, provenant de Thourioi  depuis le IV° siècle avant Jésus Christ et conservée au Musée archéologique national de Naples :

« Mais sitôt que l’âme a quitté la lumière du soleil,

Va sur la droite aussi loin qu’on peut

Aller, en étant bien sur tes gardes.

Salut, ô toi qui as souffert la peine ;

Cette peine tu ne l’avais jamais connue auparavant,

Tu es devenu dieu d’homme que tu étais.

Chevreau, tu es tombé dans le lait.

Salut, salut, toi qui chemines sur la voie de droite,

Vers les saintes prairies et les bois de Perséphone. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      En ce sens, l’orphisme est une doctrine du salut. Une souillure originelle condamnant l'âme à un cycle de réincarnations, seule l'initiation doit pouvoir  la conduire vers une survie bienheureuse où l'humain rejoint le divin. Une telle eschatologie est entretenue dans une littérature poétique apocryphe hellénistique, puis néoplatonicienne, en particulier par le soin de Proclus, Damascius, voire Plotin. Cependant nombre d’auteurs antiques, dont Platon, ne manquaient pas de voir là charlatanisme et ramassis de superstitions.

Une autre lamelle confirme l’autorité du poète : « je possède le don de Mnémosyne, célébré par des chants chez les hommes ». Mnémosyne étant la déesse de la Mémoire, mère des neuf Muses, l’on conçoit combien il ne peut y avoir inspiration sans mémoire, et combien cet Orphée est originel, de plus le garant de la transmission du don poétique parmi les générations.

Ce savant volume commence par un choix de plus de 250 témoignages antiques, en particulier, celui d’Hérodote, le plus ancien. Les fragments « veteriora », côtoient les tablettes « orphiques », les papyrus de Derveni, les Stemma des théogonies orphiques et les rhapsodies, ou discours sacrés. Le tout attestant des plus anciennes théogonies et doctrines orphiques aux Ve et VIe siècles avant Jésus Christ. Alain Verse a présidé au choix des textes et aux traductions, restituant la beauté stupéfiante du chant, alors que l’édition est revue et augmentée par Alexandre Marcinkowski, non sans une précieuse postface de Luc Brisson, fort documentée. Ainsi nous découvrons où les auteurs néoplatoniciens ont élaboré leurs exégèses si subtiles de ces textes. Volume d’autant plus précieux que l’édition des Hymnes[1], à l’Imprimerie Nationale, est épuisée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toute une tradition fit d’Orphée le créateur, le propagateur et l’inspirateur de la poésie. Tout poète a une dette envers lui. Quelques soient les fonctions qu’il assigne à ses vers. Rainer Maria Rilke n'en témoigna-t-il pas en ses Sonnets à Orphée ?

« Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses ». Ainsi Baudelaire était-il un nouvel Orphée dans « Le balcon », publié en 1857 parmi Les Fleurs du mal. Ramener le passé à la présence réelle et donner au présent son plein éclat grâce au pouvoir des mots et des vers, seraient donc la fonction du poète armé de sa lyre ; comme le fit Orphée, dans Les Métamorphoses d'Ovide, charmant Charron et Pluton au royaume des morts et tentant de ramener à la vie et à l'amour son Eurydice. Sensations et sentiments sont alors le miel du poète qui, écrivant ses vers mélodiques et imagés, privilégie le registre lyrique. Mais la poésie a-t-elle pour unique fonction cette expressivité des sentiments ? Certes, le lyrisme, et plus précisément le romantisme, sont le ressort des vers ; pourtant, la fable, la poésie engagée, l'Art pour l'art ont bien d'autres fonctions, quoique avant de devoir servir à quelque chose, la création poétique soit d'abord et dans tous les cas osmose réussie entre un dire, un sens, ses images et sa musicalité.

Le préjugé commun dirait sans doute que la poésie sert à exprimer ses sentiments. Si le mot grec « poiêsis » signifie création, elle est aussi une qualité d'émotion, donc, de manière élective, le support de ce lyrisme qui existe depuis l'Antiquité et sous tous les climats. Et bien sûr l'amour en est le thème roi. Du Romain Properce « À la gloire de Cynthie », jusqu'aux Yeux d'Elsa de Louis Aragon, en passant par Les Amours de Ronsard, tout est tendresse et passion, charme et éloge :

« Marie, qui voudrait votre nom retourner,

Il trouverait aimer ! Aimez-moi donc, Marie ».

Ainsi chante au XVI° le poète de la Pléiade qui affectionne le sonnet pour exalter et offrir à l'aimée ses plus purs sentiments, comme l'a fait après lui Shakespeare, ou plus tard encore Baudelaire...

 

Eisen : Orphée. Ovide : Les Métamorphoses, Desray, 1807.

Photo : T. Guinhut.

 

Mais d'autres lyrismes proposent d'extérioriser d'autres affections, pour les calmer peut-être. Lorsque Victor Hugo va se recueillir sur la tombe de sa fille Léopoldine dans « Demain, dès l'aube», sa plainte et sa détresse s'expriment avec pudeur dans un registre élégiaque. Paul Eluard, lui, propose un ardent éloge à « Paris [sa] belle ville » dans « Courage ». Nombre d'entre eux utilisent le « je » pour marquer leur intimité et permettre ainsi l'identification du lecteur qui trouvera son sentir mieux exprimé qu'il en était capable...

Indubitablement, c'est le romantisme qui a porté à l'incandescence les sentiments personnels. John Keats, dans l'« Ode à un rossignol » est « à demi amoureux de la mort secourable », dans une exacerbation de sa mélancolie. Alphonse de Lamartine, dans « Le Lac » et devant la fugacité du bonheur des amants, commande vainement : « O temps ! suspend ton vol ». Plus loin, dans Les Méditations poétiques, il énonce ce que nous avons tous ressenti : « Un seul être vous manque est tout est dépeuplé ». Gérard de Nerval commence ainsi son sonnet : « Je pense à toi, Myrto, divine enchanteresse », pour terminer « El desdichado » par :

« Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée ».

Il pense offrir à l'aimée autant qu'au lecteur la quintessence de l'expression des sentiments, de façon à les persuader de leur intensité et de sa sincérité... Orphée, d'ailleurs, étant l'archétype du poète lyrique puisqu'il parvient à séduire par son chant aussi bien les animaux que les dieux des Enfers pour presque parvenir à en ramener son Eurydice, ramenant le lecteur auprès de celle qu’il aime et que seule la poésie peut rattraper au-delà du temps.

Cependant, même les romantiques ont su ne pas se limiter à la poésie lyrique. En effet, qu'ils s'appellent Alfred de Vigny ou Victor Hugo, ils ont cherché à exprimer bien autre chose que des sentiments personnels, à travers le didactisme ou l'engagement. Dans la tradition de l'apologue, Alfred de Vigny fait des alexandrins de « La mort du loup » un précepte stoïcien, enseignant l'homme à supporter la douleur, à l'exemple des animaux. C'est dans ce genre, où se sont illustrées les Fables choisies mises en vers de Jean de La Fontaine, que nous connaissons tous « Le corbeau et le renard », que nous retenons que « Tout flatteur vit au dépens de celui qui l'écoute ». Ainsi divertir et instruire sont les fonctions jumelles de la poésie. Nous savons grâce au « pouvoir des fables », qu'

« À ce reproche l’assemblée,

Par l’apologue réveillée

Se donne toute entière à l’orateur :

Un trait de fable en eut l’honneur ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Victor Hugo, lui, a mis toute sa passion pour la liberté des peuples dans Les Châtiments, conspuant Napoléon III et son coup d'état, celui qu'il appelait par ailleurs « Napoléon le petit », avec cependant bien de l’inhustice. Cette poésie engagée, dans la tradition des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné qui, au XVI°, s'attaque aux vices des puissants et dénonce les guerres de religions, trouve son champ d'élection pendant la Seconde guerre mondiale, lorsque Louis Aragon, Robert Desnos et Paul Eluard appellent à la Résistance, à la libération de la France occupée par la tyrannie nazie, dans un recueil commun, clandestin et signé de seuls pseudonymes : L'honneur des poètes. L’on se souvient que « Liberté, j'écris ton nom » d'Eluard fut par jeté par les avions anglais au-dessus de la France résistante : quelle belle preuve du pouvoir des mots et des vers, preuve que n’eût pas méprisé Orphée lui-même... Pierre Seghers, dans La résistance et ses poètes, refuse que ces derniers se réfugient dans une « tour d'ivoire » et légitime l'engagement de celui dont le devoir ne se limite pas à chanter sa bien-aimée. Il s'agit donc d'une poésie argumentative qui, au-delà de ses talents de persuasion, de conviction et de délibération (comme lorsque Paul Eluard dans « Courage » appelle les Français à libérer Paris), manie tous les talents de l'image et de la musicalité, non sans faire parler l'émotion et la responsabilité.
      Il y a bien moins d'émotion, hors l'admiration esthétique, dans l'Art pour l'art. Au milieu du XIX° siècle, Théophile Gautier préfère le marbre : « le carrare / Avec le paros dur », car « l'art robuste / Seul a l'éternité. » Les Parnassiens fondent une école poétique, en réaction contre le romantisme, qui perdurera jusqu'aux sonnets des Trophées de José Maria de Hérédia. La poésie alors ne doit rien au didactisme, ni aux sentiments, ni à l'engagement, elle se veut pure perfection plastique, non sans froideur peut-être. L'écriture des poèmes sert-elle alors à la société ? Ne sert-elle pas d'abord le langage, notre capacité à dire le moi et le monde, dans la plus pure tradition orphique...
      Que l'on compose en classiques alexandrins, en vers libres, en versets, voire à l'occasion d'un poème en prose, il ne suffit pas d'avoir un bon sujet, qu'il soit émouvant, moral, politique ou esthétique, encore faut-il savoir y unir la suggestion des images et les pouvoirs de la musicalité, cette « sorcellerie évocatoire » dont parlait Baudelaire, de façon, comme le fit Orphée, à charmer hommes et animaux, peut-être jusqu'aux dieux des Enfers. La preuve : dans la poésie en prose, comme chez Charles Baudelaire dans Le Spleen de Paris, ou dans « L'huître » de Francis Ponge, les métaphores rayonnent : « Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre d'où l'on trouve aussitôt à s'orner ». De plus les assonances en « ou » et « o » permettent à cette formule linguistique, à ce bijou de mots tiré du Parti pris des choses (1942) d'accéder à une puissante magie incantatoire.
      Qu'il s'agisse des vers de Charles Baudelaire dans « L'invitation au voyage », « Là, tout n'est qu'ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté », ou du « Tendre est la nuit » de John Keats dans son « Ode à un rossignol », l'orphique pouvoir de suggestion suscite l'envolée de l'imagination du lecteur. Ne s'agit-il pas là de la plus haute fonction de la poésie, nous transporter dans un état second de la perception pour une connaissance plus pure du monde et du moi.
      « Un poète est un monde enfermé dans un homme » disait Victor Hugo. Mais le devoir de ce perpétuel Orphée n'est-il pas, en recourant à l'expression poétique de ses sentiments, d'ouvrir ce monde à autrui, à ses secrets lecteurs ? Monde d'émotions, d'indignation politique antitotalitaire, d'art plastique, qu'il soit inspiré par la statuaire grecque ancienne ou par le zen japonais, il est, comme le disait Paul Verlaine « De la musique avant toute chose », une « invitation au voyage » vers le réel autant que vers l'imaginaire. Faut-il penser avec Percy Bysshe Shelley, aux dernières lignes de sa Défense de la poésie, que « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde » ?
 
      Les peintres n’ont pas échappé à la fascination orphique. Pensons à Jean-Baptiste Corot, dont le porteur de lyre parcourt le mystère des forêts ; à Gustave Moreau, dont la lyre picturale confine aux prémices de l’abstraction…

 

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Orphée : Hymnes et discours sacrés, Imprimerie Nationale, 1991.

 

Emile Blin : Orphée et Eurydice, Hôtel de Ville, Poitiers.

Photo : T. Guinhut.

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2 décembre 2023 6 02 /12 /décembre /2023 17:49

La Couarde-sur-Mer, Île de Ré, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les carnets poétiques et photographiques

de Patti Smith :

Babel, La Mer de corail, Dévotion,

Un Livre de jours.

 

 

Patti Smith : Babel, Bourgois, 1981, 226 p, 95 F.

 

Patti Smith & Robert Mapplethorpe :

La Mer de corail, Tristram, 1996, 72 p, 130 F.

 

Patti Smith : Dévotion, Gallimard, 2018, 160 p, 14,50 €.

 

Patti Smith : Un Livre de jours, Gallimard, 2023, 400 p, 26,50 €.

 

Arthur Rimbaud, Patti Smith :

Une Saison en enfer, 2023, Gallimard, 176 p, 45 €.

 

 

 

Même un amateur inconditionnel de Jean-Sébastien Bach doit reconnaître que la musique de Patti Smith a de la gueule, pour parler familièrement. Parmi treize albums, Horses, Estear, Peace and Noise résonnent à nos oreilles secouées, émues. Celle dont le diminutif vient de Patricia Lee Smith, est née 1946 à Chicago, pour galérer dans sa jeunesse agitée, et devenir une chanteuse et guitariste rock, sans oublier l’étonnante écrivaine, artiste-peintre et photographe. Rythme beat et garage rock s’entrechoquent au point qu’elle soit une icône du mouvement punk. Sa voix est à la voix rauque et lyrique, enragée, prometteuse, voix dont l’engagement politique en faveur des libertés, pour les Pussy Riot, pour Edward Snowden, contre la guerre en Irak, puis le réchauffement climatique d’origine anthropique (du moins pense-t-on), en fait une figure étincelante, presque universelle. Et si l’on est réticent à l’égard d’une bruyante musicalité, d’une chanson aux accents populaires, et cependant personnels, reste le silence profondément  parlant, onirique, des recueils, des livres, où la photographie est une autre dimension du silence sur la page. Entre Babel et Un Livre des jours, bruit avec émotion un puzzle poétique et autobiographique.

Abandon de la tour et brisure des langues, le mythe de Babel nous parle autant de la juste colère du Dieu face à l’orgueil humain que de la perplexité devant l’incroyable diversité des parlers qui s’entrechoquent, incompréhensibles les uns aux autres. À ce vice humain, Patti Smith a renoncé, lorsqu’en 1970 elle avait soudainement abandonné le stade de Florence où se massaient 80 000 idolâtres, pour se marier, faire des enfants, écrire dans une campagne lointaine près de Detroit. C’est ainsi qu’est né, en 1974, le recueil intitulé Babel, un livre que l’histoire de la poésie ne peut ignorer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un arrière-plan rimbaldien et surréaliste, une influence de William Burroughs, tout conspire à faire de ce recueil une transe électrique, où l’écriture automatique se mêle à l’inspiration poétique pour nourrir un flux orphique, entre nécessité du cri et alchimie créatrice, dans le sillage de Rimbaud, dont la forme du poème en prose permet de se faire autre par la langue. Ce dont témoigne « Le rêve de Rimbaud », dont notre poétesse se prétend « une veuve », et auquel, en dépit du siècle qui les sépare, elle adresse un fantasme torride : « oh arthur arthur. nous sommes en aden abyssinie. faisons l’amour »…

Mais aussi à l’aide - ou en dépit - des drogues, comme l’indique l’incipit de l’ouvrage : « héroïne : l’artiste. la première maitresse se tord dans un jardin honoré de brins d’herbe hautement polie… délivrance (éthiopium) est la drogue… un cri de bête dit tout… des notes versées dans la caste liberté… la liberté d’être intense… de défier l’ordre social et de briser la lente monotonie assassine de la censure. ». Ainsi, dès cette déclaration d’intention inaugurale, la prose de Patti Smith est luxuriante, vibratoire et sensuelle, non sans inquiétudes devant les orages des années 1970 et le désarroi métaphysique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le titre trouve bien évidemment sa justification. L’on découvre « l’architecte suprême - celui qui avait mis le feu aux fondations de babel. celui qui avait fait passer le nom des noms par la langue et la matrice d’une femme. celle qui avait provoqué dieu à briyer et cracher des commandements de dents et de mangues. d’ève le vengeur. devise derviche ». L’on notera la ponctuation toute personnelle.

Et, pour clore son livre, elle revient au « pré babel », offrant à son lecteur une sorte de talisman vocal : « ton opium c’est l’air que tu respires / et les façons dont tu manipules tes particules de charme ».

Les expériences d'écriture automatique présentent de lumineux moments, des instants abscons, des pages mélancoliques. Comme les pièces dissemblables d’un puzzle dont il faudrait trouver la cohérence, peut-être impossible, sinon la diffraction du moi Patti Smith, qui est un peu le nôtre. Les portraits d’Edie Sedgwick et de Georgia O'Keeffe sont des moments phares, quand la dernière partie en prose « Babel » qui donne encore son nom au recueil, illumine de ses « Soleils » l’ampleur d’une poétesse « digne d’être adorée par un monastère. pourvue de tous les vices ». Bien que jailli il y a déjà un demi-siècle, ce livre « dédié au futur », reste vigoureusement séminal…

 

Librairie La Belle Aventure, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

Si Babel est illustré de quelques malhabiles photographies de son auteure, La Mer de corail est cette fois un réel dialogue entre une quinzaine de poèmes en prose et les photographies de Robert Mapplethorpe. Elle vécut avec lui, non seulement à la ville et à la campagne, mais dans une communion créatrice. C’est lui le créateur des pochettes de ses disques, et sa photographie sensuelle, associant portraits, nus et fleurs, entre un néo-classicisme assumé et des représentations sadomasochistes, lui permit d’obtenir la consécration du Whitney Museum de New York en 1988, avant qu’hélas il meure du Sida à 42 ans.

Statues, herbe, fruit, icebergs en noir et blanc, muets et calmes, voisinent avec des textes intensément lyriques, élégiaques et tragiques. Car il s’agit d’un texte de deuil : « Quand il est parti, je n’ai pas pu pleurer, alors j’ai écrit ». Morphée, « dieu des rêves », préside à l’écriture, tandis que la mer du titre est « aussi dense qu’un Rothko ». Le voyage, onirique en diable, emprunte un bateau qui est à la fois celui des mers solaires et du Styx. L’on y croise un personnage, « M », pour Mapplethorpe - nous l’avons deviné – qui est évoqué avec tendresse : « Inclinant la tête il sentit quelque chose lui effleurer la joue. C'était un de ses cils, qu'il ôta avec une délicatesse de collectionneur ». Ce dernier voyage, testamentaire, tente d’aspirer à une transcendance : « Il avait ignoré la nature, et désormais se tournait vers elle pour son salut, entreprenait de faire la paix avec elle, s’inclinant devant ses mystères ».

Deux parties, « Voyage » et « Litanie », composent ce recueil, la seconde étant un triptyque presque religieux, en tous cas spirituel, conçu comme suit : « Crux », « Magua », « Imago ». Comme si le photographe-amant avait été changé en ange : « Car M avait échappé à l’emprise de la Mer de Corail et investi la destinée en fixant sur son sein ses grandes ailes, confiant ses mêmes ailes aux bras repliés de la diaconesse sur son âme ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Titre apparemment religieux, Dévotion s’adresse à l’écriture. Celles de Simone Weil, Arthur Rimbaud, Patrick Modiano, Albert Camus transparaissent en filigrane parmi ce qui est à la fois récit et journal intime, là où « la Muse cherche à être vivifiée ». Tous ces auteurs sont en quelque sorte les maîtres de Patti Smith, poursuivis à Paris puis en Provence, mais avec précaution et respect. Comme lorsque la fille de Camus, Catherine, lui permet de prendre entre ses mains le manuscrit du Dernier homme : « On ne pouvait s’empêcher de remercier les dieux d’avoir doté Camus d’un stylo intègre et judicieux ». Dévotion encore dont témoignent quelques photographies, entre Saint-Germain-des-Prés et Lourmarin, là où dorment les pierres tombales solitaires de ses écrivains d’élection.

Au cœur du recueil, la nouvelle-titre anime « une Simone Weil toute menue ». Un admirateur, intrigué, la suit pour la découvrir patiner avec art sur un étang gelé : « il était enflammé par le ravissement dans lequel elle était ». Et lorsqu’il laisse à l’intention de la patineuse un luxueux manteau, ce dernier « lui procurait la chaleur d’un miracle ». Elle s’appelle Eugenia et confie sa vie à son journal intime. Son destin se résume ainsi : « synthétiser la danse classique et le patinage ». Que sera pour elle ce marchand d’art qui lui offrit ce manteau, alors que « le patinage [est] son amant » ? Néanmoins, puisqu’il lui offre de réaliser à Vienne son rêve, elle devient l’aimée d’Alexander. Sur la glace, c’est à Maria d’être son entraîneuse exigeante en même temps que fascinée par son talent : « As-tu fait un pacte avec le diable, quelque marché inavouable ? s’enquit-elle en riant ». Il l’emmène voyager, sur les traces de… Rimbaud encore. Le crime, avec le fusil du poète, la libère d’Alexander, afin de revenir à sa maison forestière près de l’étang, pour une fin tragique suggérée…

En ce conte, une telle patineuse, que l’obsession pour son art conduit à l'irrémissible, ne peut que s’inscrire dans le cadre d’une réécriture du mythe de Faust, tel que Goethe le magnifia. N’est-ce pas l’image de l'engagement et de la passion, non sans risque, dont notre auteure fit et fait sans cesse preuve ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est à une sorte d’autoportrait mental, un bilan autobiographique, que notre chère Patti Smith se livre à l’occasion de son Livre de jours, confectionné pendant la pandémie covidienne et publié en 2022 aux Etats-Unis. L’exercice est celui d’une nostalgie créatrice. Les amis disparus, les tombes, tout témoigne d’une dimension élégiaque ; ainsi ce « drapeau de la Marine de mon frère, plié et noué par lui. En sa mémoire il restera toujours ainsi ». Le bel objet-livre ressortit également au « collage fragmenté de notre époque », entre fragment de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis et compositions en révérence à des artistes comme Franz Zappa ou Jean Genet. Des autoportraits en noir et blanc, une tasse de thé sur les anges en couleur de Giotto, une icône de Saint-François dans la cuisine, des cafés à Paris et Zurich, tout un univers aux larges amplitudes culturelles et géographiques fait face au temps, ainsi conjuré. Parfois, d’étonnantes compositions confinent au mystère de l’abstraction, comme ce « Manteau noir avec sommet », étrange mausolée funéraire et mystique. « Objet-fétiches », disques, livres sont mis en scène, avec leurs couvertures rouge passé, leurs pages aimées : Marcel Proust, Jim Morrison, témoignant de l’éclectisme et de la curiosité de notre mémorialiste. Quant aux mains vieillies, elles reposent sur un manuscrit, ou se lèvent pour le public lors d’un concert. En ce sens, ce volume est paisiblement narcissique, autant qu’un don à autrui.

Ainsi la photographie fut longtemps la compagne de Patti Smith. Il n’est que de rappeler son récit allégorique illustré par celui qui fut l’un de ses chers amants : Robert Mapplethorpe. Mais notre poétesse n’a pas la prétention d’égaler la maîtrise plastique de ce dernier. Ce sont ici, pour chacun des 365 jours de l’année, des polaroïds, puis au smartphone, des photographies publiées sur Instagram, sur les conseils de sa fille Jesse. Même si l’on y croise des images d’autrui, des portraits iconiques, de Martin Luther King, ou de Greta Thunberg, en cela redevable de l’esprit du temps, peut-être plus discutable. Au-delà de l’indéniable intérêt de la démarche et de la réalisation, composant un portrait kaléidoscopique de notre héroïne, le lecteur ne peut-il pas s’en inspirer pour créer son propre livre de jours…

 

Sa passion pour Arthur Rimbaud est telle qu’elle acheta en 2017 la maison qui avait remplacé celle de la mère du poète à Roche, près de Charleville-Mézières, où il écrivit Une Saison en enfer. L’on ne s’étonnera pas qu’avec une scrupuleuse dévotion elle publie aujourd’hui une édition de ce recueil de 1873, qu’elle qualifie de « drogue de ses jeunes années », édition illustrée de maints documents, dessins et photographies dont l’émotion est palpable. C’est l’occasion rêvée de « mettre mes pas dans les siens », écrit-elle. Au point qu’à la faveur du frontispice elle se soit photographiée avec le pistolet dont Verlaine usa pour tirer sur le poète, silencieux dans sa main, comme une sorte de Calamity James de la poésie. Elle arbore pensivement « ce petit objet, témoin de tant d’amour et de souffrance », que l’on retrouve coloré par les voyelles du fameux sonnet aux synesthésies. Car aux côtés des poèmes prose, figurent ceux en vers, sans omettre de reproduire fort lisiblement les manuscrits. Les « Lettres à sa famille », concluent l’ouvrage, dont les photographies, sont tantôt documentaires, tantôt allusives, tantôt métaphoriques. Et combien est émouvante, en guise d’épilogue, cette silhouette mangée par ses longs cheveux gris, qui se dresse sur une plage ventée, comme une statue de mémoire…

L’hommage à l’adresse de cet adolescent « qui reconnaissait et repoussait tous les miroirs, combattait tous les démons, démasquait les archanges et prophétisait l’époque moderne », se présente avec modestie comme celui d’« une distillation basée sur mes lectures et mon intuition ». Il n’en reste pas moins que Patti Smith n’honore pas seulement notre discothèque mais notre bibliothèque, en veillant Rimbaud, et surtout au moyen de sa rimbaldienne et néanmoins personnelle « Babel », pour reprendre le titre d’un recueil étrange et non moins sonore pour notre émotion et notre imagination, dans lequel « le son est le ver curatif injecté dans le bas-ventre de la langue d’amour ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Un Livre de jours

fut publiée dans Le Matricule des anges, octobre 2023.

 

79Tours VinylShop, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

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26 novembre 2023 7 26 /11 /novembre /2023 14:54

 

Cathédrale Saint-Gatien, Tours, Indre-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Beau religieux et désacralisation de l'art

versus théocratie.

En passant par Kamel Daoud

& Michel Guérin :

Le Peintre dévorant la femme,

Le Temps de l’art

& Bibliodyssée.

 

 

 

Kamel Daoud : Le Peintre dévorant la femme, Stock, 2018, 220 p, 17 €.

 

Michel Guérin : Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes,

Actes Sud, 2018, 448 p, 25 €.

 

Kamel Daoud & Raphaël Jerusalmy :

Bibliodyssée. 50 histoires de livres sauvés, Imrimerie Nationale, 2019, 219 p, 29 €.

 

 

C’est diversement que les religions ont usé du beau, au service de Dieu, de la création et de l’homme, mais aussi en l’ignorant, en interdisant la plupart de ses potentialités. En ce sens, le beau et son corollaire obligé, l’art, ont une indubitable dimension civilisationnelle, pérenne selon toute apparence. Pourtant deux menaces semblent dangereusement planer au-dessus de la civilisation de l’art, l’une théocratique, si l’on suit Kamel Daoud, l’autre tenant à sa désacralisation, selon Michel Guérin. Voulons-nous que l’œuvre d’art et la beauté soient dissous, ou qu’ils se dissolvent d’eux-mêmes ?

Le christianisme et la chrétienté ne sont en rien iconoclastes. Comme ils n’opposent aucun interdit alimentaire, la coïncidence n’étant en rien fortuite. En ce sens l’on peut s’autoriser à parler de libéralisme. L’on mettra à part le judaïsme, qui prohibe la représentation, mais se rattrape en favorisant l’interprétation des textes sans cesse remise sur le métier, en une émulation intellectuelle profitable. Et si Byzance eut sa longue querelle entre iconophiles et iconoclaste, la victoire des premiers assura la pérennité du beau parmi les icônes.

En revanche l’islam prohibant la représentation de la figure humaine, jusqu’à celle animale, se prive d’une immense possibilité du beau. Même si l’appétence pour la beauté, consubstantielle à la plupart de l’humanité, conduit l’artisan et l’artiste à façonner des mosquées aux céramiques bleutées, des calligraphies savantes ; quoique trop majoritairement à l’usage du texte coranique, hors l’espace persan dont l’atavisme a longtemps permis à leurs manuscrits de s’honorer de savantes beautés humaines, animalières, végétales et ornementales. La théocratie est en cela jalouse du beau qui est un concept brillant par son absence, si l’on excepte l’architecture et la décoration.

Enluminures et reliquaires, chapelles et cathédrales, manuscrits calligraphiés et chapiteaux sculptés, enluminés, retables et triptyques, mosaïques d’or, coupoles peintes, toute la chrétienté aspire à Dieu, loue le seigneur de la Création, depuis le cosmos jusqu’au corps d’Adam et Eve, dont la nudité est la beauté native. La lumière solaire traversant les vitraux historiés de scènes bibliques aux couleurs de l’arc en ciel n’est-elle pas la métaphore du « Fiat Lux » inaugural de la Genèse ?

Pourtant la pudibonderie ecclésiastique n’a pas manqué de fustiger le nu. Si Tertullien Père de l’Eglise du III° siècle, plaide en faveur des femmes qui « simples encore et dépourvues de tout ornement, dans leur beauté inculte et native […] avaient bien pu séduire les anges », il fustige les diaboliques apprêts, les bijoux, « cette poussière noire destinée à peindre le contour des yeux », car « les ornements destinés à relever la beauté ne vont pas sans la prostitution du corps », et « parce que le désir de plaire par la séduction de la beauté vient d’un cœur corrompu». N’y-a-t-il là un anathème contre la beauté, qu’elle soit naturelle ou cosmétique, voire artistique ? Sans oublier l’injonction à voiler la chair et la féminité : « En vain, vous courez après une fastueuse magnificence ; en vain vous appelez pour bâtir l’édifice de vos cheveux les mains les plus habiles, Dieu commande que vous soyez voilées[1] ». Fort heureusement la chrétienté n’emboita guère le pas à un tel rabat-joie. Alors que l’islam s’appuyant sur deux versets de son livre est infiniment plus rigoureux, d’autant que notre contemporain observe l’influente instrumentation politique de ce voile infamant et sexiste, véritable attentat à l’encontre du visage, siège de l’identité individuelle et signe ainsi giflé de la beauté, sinon physique, morale, du moins espérons-le…

Le linge de Véronique, essuyant le visage maculé de sang et de sueur du Christ lors de sa passion, n’est-il pas une nécessité, un témoignage de la dimension humaine et corporelle de ce dieu qui a su se faire homme - ce qui est inconcevable en islam - et, de manière logique, l’affirmation de la représentation, à fin d’adoration certes, mais aussi de connaissance du visage ? Il est la figure du visible, pour reprendre l’argumentation de l’essai de Jean Clair[2], dont ce même linge orne la couverture, assurant du même mouvement la possibilité de la beauté divine au travers de la laideur des traits mortifiés, donc la direction de la transcendance et de la résurrection.

En conséquence le beau religieux, essentiellement chrétien, est antinomique non seulement de l’islam, mais de la théocratie. Car tant qu’elle est inséparablement religieuse et politique, elle ne peut que restreindre non seulement les libertés, mais également la culture de la beauté. L’on sait combien les talibans et autres islamistes détruisent les Bouddhas de Banyan, les antiquités sumériennes, brûlent les bibliothèques, interdisent la musique, alors que l’Occident chrétien a cultivé le chant grégorien et la polyphonie, les orgues et les cantates, à la fois instrumentales et vocales, soit le beau musical. Cependant en une dommageable et récurrente misogynie, la papauté interdit un temps les femmes sur la scène de l’opéra, culpabilisant la beauté de leurs gorges, et conduisant à la cruauté infligée aux castrats, quoique leurs voix d’or puissent se consacrer autant à l’opéra profane qu’aux oratorios sacrés.

Reste un attentat contre la beauté, soit les feuilles de vigne apposées sur les sexes, jusque parmi les fresques de la Chapelle Sixtine exécutées par Michel-Ange. S’il est permis de discuter de l’esthétique des appareils génitaux, celui féminin, dont le pubis s’orne d’un duvet charmant, paraît plus flatteur à l’œil, ne serait-ce que par sa discrétion, le ridicule ne peut qu’éloigner du sentiment de la beauté, plastique, érotique, sculpturale et picturale.

 

Museu de l'Abadia de Montserrat, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

 

Si le temps de chacun de nous est compté, jusqu’à sa funéraire disparition, celui de l’œuvre d’art a la capacité de nous dépasser, voire, selon les Anciens, de se fixer dans une éternité. Pour la rejoindre, Kamel Daoud n’a qu’une nuit. Une nuit éclairée parmi le temps civilisationnel de l’art. Une « nuit au musée », pour déambuler, s’il ne cède à l’attrait du sommeil, parmi les toiles et les sculptures, où il découvre, avec effroi et fascination, Le Peintre dévorant la femme[3]. De cette méditation nocturne, est né un livre qu’il aura fallu plus du temps d’une nuit pour l’écrire, en sa fenêtre bruissante d’éros, et cependant confronté à des civilisations radicalement opposées.

L’on sait que Kamel Daoud est un romancier, journaliste et polémiste algérien : « Je suis un Arabe », reconnait-il. Ce qui ne fait pas de lui un tenant « de l’espèce gémissante qui en veut à l’Occident » ; voilà une graine d’honnêteté intellectuelle qui vaut son pesant d’or. Il se présente bien plutôt en « copiste du Moyen-Âge, en voleurs d’angles et de possibilités », non sans une modestie qui l’honore, alors qu’il ne manque ni de perspicacité, ni d’art.

Dans le cadre d’une collection « Ma nuit au musée », Kamel Daoud est à son tour convié au musée Picasso de Paris, pour vivre une expérience visuelle onirique, et, bien sûr la confier à ses lecteurs.

Pas le moins du monde effrayé par une sortie des figures et personnages qui pourraient tenter l’aventure nocturne et débouler à son chevet, l’écrivain ne s’inquiète guère non plus de ses conditions de gîte : doit-il et pourra-t-il dormir, dîner et petit-déjeuner sans que les miettes de son croissants importunent les précieux tableaux ? Un « lit de camp » et un « panier-repas » seront son ordinaire. Mais le torrent de sa méditation l’emporte et l’importe bien plus. Dans ce « temple de la chair », où la nudité ne cesse d’être représentée, voire molestée, il n’ose dormir. Même si l’on devine qu’il a surtout écrit après cette expérience, on le voit à l’affut, ne perdant pas une seconde d’observation, pas une occasion d’associations d’idées et de rapprochements culturels pertinents ; et inquiétants.

Satyres, baigneuses et femmes bousculent l’image chez Picasso, qui peint Marie-Thérèse avec dévoration ; elle a dix-huit ans, lui cinquante. Son érotisme est prédateur, venu de l’atavisme du chasseur, néanmoins tempéré par le désir amoureux : « le corps se fait pieuvre, inconsistance, possibilité d’abîme », écrit le voyeur, en une langue intensément poétique, là où « le baiser est la preuve que tout amour est cannibalisme ». Dans le regard de l’observateur, se mêlent la femme française et le fantasme arabe de la houri, qui attend et contente, toujours vierge, parmi soixante et onze semblables, l’élu d’Allah au paradis, toujours en érection, selon l’hyperbole coutumière des hadiths. Ce qui d’ailleurs suscita l’idéalisation des harems par les peintres orientalistes du XIX° siècle et les illustrateurs des Mille et une nuits, en dépit de la condition carcérale de leurs esclaves sexuelles…

Rencontrant un peintre délicieusement ou violemment érotique selon, il s’agit alors autant d’une ekphrasis (c’est-à-dire une description d’une œuvre d’art) que d’un autoportrait intellectuel et moral de l’écrivain. Interrogeant l’art du nu dévoilé de l’Occident, où « Le paradis fait partie de la vie, pas de la mort », Kamel Daoud met à la question ce qui, dans la culture de l’Islam dont il est originaire, est « l’art du djihadiste », celui d’une frustration sexuelle congénitale, d’un « assassin du corps […] qui brûle les impies, les captives, les livres ». Face à l’intense liberté érotique de Picasso, il dresse le réquisitoire le plus vif contre l’obscurantisme musulman le plus fanatique et têtu, par-delà les siècles, car « Allah est le contraire de l’image ». Et, en toute logique, contre tous ceux qui font « triompher le cadavre comme préliminaire », c’est-à-dire « les fascismes, les radicalismes, les utopismes et les grandes dépressions religieuses ». Au point qu’il imagine d’écrire l’histoire d’un djihadiste venu se cacher au musée pour détruire les tableaux, « jusqu’à purifier la terre de Dieu de ce qui n’est pas Dieu ». Ou d’écrire « un essai sur l’esthétique du djihadiste » où triomphe le désert…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne reste que « l’érotisme de l’écriture », formule sarcastique, celui de la calligraphie arabe qui loue le  nom de Dieu, en effaçant les corps. Après l’explosion charnelle de Picasso, ou la génitale Origine du monde tant censuré de Courbet, il n’est pas sûr que la conjonction des puritanismes, qu’ils soient féministes ou religieux, permettent encore longtemps une telle joie débridée devant la beauté sexuelle.

Or, comme Picasso ressuscitant Dionysos et Eros,  le musée est un espace « où les dieux tués par un Dieu récent reviennent à la surface ». Lieu de rassemblement de l’art et de sa liberté sexuelle, il cristallise les représentations, les identités et les Histoires, heurtant forcément qui les refuse au nom d’une théocratie absolutiste : « le musée est traité comme un détail face à la mosquée », qui si elle devient muséale risque également la destruction, car « elle s’est dégradée en incarnation de l’homme et du temps au lieu d’être le lieu du Dieu et de l’éternité ». Notre écrivain nocturne ne peut ici que rappeler la destruction des icônes de l’art païen, de Palmyre et des statues de Mossoul par les djihadistes, cet autodafé universel, cette condamnation éternelle : « L’occident est une femme et il faut voiler cette femme ». Ce pourquoi le nouveau livre de l’auteur de Meursault contre-enquête[4], vaste poème en prose fouillé, inspiré, est au carrefour de l’esthétique et de la philosophie politique.

Ainsi Kamel Daoud, auteur moins d’un récit nocturne que d’un essai lumineux, est un écrivain au plus noble sens du terme, avec ferveur engagé ; sachant faire le lien entre le temps d’une brève nuit, celui de Picasso et celui de l’Histoire des civilisations, pour admettre enfin que « l’art est la seule éternité dont je peux être certain ». Reste que l’on ne peut s’empêcher de s’interroger : un Picasso, qui sut emprunter un esthétique dessin néoclassique pour animer ses figures, eût aussi à cœur de les casser, défigurer ; est-ce à dire que la beauté en fut blessée, ou qu’elle trouva une autre explosion visuelle ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’art ancien était fondamentalement relié au divin, l’art moderne s’en détache de plus en plus, jusqu’à, en son ère postmoderne, devenir absolument athée, détaché non seulement de Dieu, mais aussi de la Vérité, de la Beauté et de l’Histoire. C’est la thèse de Michel Guérin dans Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes[5]. Michel Guérin ouvre de ses bras conceptuels le vaste Temps de l’art, depuis sa dimension anthropologique jusqu’à notre contemporain le plus urgent.

Passé le temps de la transcendance, disparait la vocation à l’éternité, pour ne laisser, dans « la condition épochale », place qu’à la singularité d’une œuvre. Renier cet héritage « ne reviendrait-il pas à une manière de suicide ? » se demande-t-il, alors que nous voici dans un « monde hyperprofane dominé quasi exclusivement par la technologie et l’argent » ; nous pourrions ajouter le divertissement. Pouvons-nous objecter au philosophe persuadé du « lien de l’art à la métaphysique » que se libérer d’une transcendance obligatoire, ne soit pas une mince amélioration de notre condition…

Le territoire de recherche de l’essayiste embrasse un vaste cercle. Il a cependant ses temps de prédilection : la Renaissance italienne, le XVIII° siècle de Diderot, le romantisme et la modernité baudelairienne ; où chaque époque est « le fait de sa différence ». Des ors de la peinture religieuse à l’orée de la photographie, la figuration du divin et le réalisme parlent deux langues radicalement opposées, cependant tout autant marquées par le manque, ce qui ne signifie pourtant pas que soit engagée la mort de l’art.

Or « la grandeur de l’art moderne, dégrisée de l’idéalisme », divorcée du sacré et des mythes, place l’artiste et le spectateur face à un défi : dompter son temps, fût-il laid. Michel Guérin est-il trop nostalgique - ou prophète d’un temps à venir - lorsqu’il avertit à juste raison que renoncer à la beauté « revient à faire son deuil de l’amour humain ».

Touffu, bouillonnant de références à l’Histoire de l’art, à la philosophie, à la littérature, l’ambitieux essai de Michel Guérin, par ailleurs auteur de La Philosophie du geste[6] et de Nihilisme et modernité[7], emporte son patient lecteur dans un maelström conceptuel qui nous montre combien la destinée de l’art au travers des siècles et des civilisations est le reflet de notre condition humaine. S’interroger sur l’art, c’est en fait s’interroger sur soi et sa place dans l’univers.

Si la perspective de Michel Guérin est excitante, la lecture le devient parfois un peu moins. Parmi d’éclairantes et belles pages, le profus embrouillamini et la sinuosité de la réflexion, ponctuée d’allusions un brin pédantes à une foultitude de philosophes, cependant souvent pertinents, de Platon à Kant, de Nietzsche à Walter Benjamin, qui surpeuplent la bibliographie et l’index, mais aussi d’italiques qui se veulent signifiantes (quoique les concepts philosophiques germaniques soient explicités), ne répond pas toujours à la clarté que l’on aurait pu attendre.

L’on conseillera de le lire par petites touches, voire fragments pris au hasard et offerts à la méditation. Comme lors de ce beau chapitre sur l’ironie qui s’empare du romantisme allemand et de « l’esprit de prose », et qui, succédant aux grands genres poétiques, sculpturaux et picturaux, s’affirme comme parodie, genre auquel il est possible de rattacher « la geste ultra-réductrice duchampienne » : « La méthode de l’ironie aura permis à l’art moderne d’affirmer par voie négative l’autonomie de l’art ». Faut-il alors se désoler des audaces et des dérives de l’art contemporain ? La quête de la nouveauté à tous crins risque de mener à la futilité sans cosmos, ni beauté : « Ou bien l’art est en souffrance, ou bien la maladie qui se met à le ronger dès qu’il a fini de grandir […] le livre à l’inquiétude, voire à l’angoisse : y aura-t-il encore demain l’art ? »

Quoiqu’un tant soit peu verbeuse, l’analyse de Michel Guérin reste néanmoins une fort pertinente traversée du « temps de l’art », ou plus exactement de ses temps, dont le dernier, le nôtre, a pour lui quelque chose de crépusculaire. L’on pourrait dire que l’essai de Kamel Daoud, illustre parfaitement ce propos, dans la mesure où un moderne, représentatif de l’avant-garde du XX° siècle, Picasso lui-même, n’a pas encore abandonné la tradition érotique de l’Antiquité ni celle religieuse au travers de ses crucifixions, et parce qu’il confronte l’ère muséale à une transcendance par le vide où par ailleurs ne respire plus que l’intrusion étouffante du dieu de l’Islam. L’art postmoderne, succédané de l’anti-art de Marcel Duchamp, s’il est libération de la créativité, pourra-t-il, au-delà de son allégeance au kitsch, à la parodie et au pastiche, assumer une dimension métaphysique et civilisationnelle, y compris par  une résistance à l’encontre de ceux qui ne rêvent que d’anéantir son blasphème, cela aux yeux des futurs amateurs et historiens d’art, auprès desquels il a une vaste responsabilité ?

 

Retrouvons Kamel Daoud, car lorsque la guerre point, s’infiltre, explose, non seulement les hommes mais les livres sont menacés, trainés au sol, salis, bombardés, brulés. À moins d’être épargnés, mis à l’abri, comme en témoignent ces « 50 histoires de livres sauvés », réunies dans un curieux et déconcertant volume : BibliOdyssées[8], qui accompagna une exposition sise au Musée de l’Imprimerie de la Communication graphique de Lyon, au cours de l’an 2019.

Kamel Daoud propose une touchante et brûlante préface : « Textures ou Comment coucher avec un livre ». Il oppose en son enfance algérienne, où ses proches ne savaient pas lire, deux volumes, celui sacré, calligraphié, doré, et celui érotique, taché, caché. Le premier, « impossible à contester », fait « de menaces, de promesses, d’invariables leçons », s’oppose au « livre des femmes », qui est celui du corps au lieu de celui de « Dieu », le tout s’étirant entre prière et masturbation. Lecture et désir se télescopent : « À la relecture des derniers mots, l’orgasme onanique culminait et se confondait, dans un sursaut final, avec l’ultime blanc de la page ». S’impose alors la ferveur de l’interdit : ces livres « auront forgé [son] choix de lecteur et d’écrivain : préférer la texture à la prière ». En d’autres termes préférer la beauté de la chair à la terreur de la négation de sa liberté.

Quant à Raphaël Jerusalmy, essayiste complice de Kamel Daoud en la matière, il joue habilement à faire parler une page d’Esope, « L’âne et le rapace », page arrachée à son livre par des cambrioleurs. Lui répondent le personnage de Kien jailli du roman d’Elias Canetti, Auto-da-fé, où plane l’ombre du nazisme, une bataille des livres dans le genre de Swift, la réécriture de la fable par La Fontaine, Esope traduit en Portugais et arrivant au Japon avec le christianisme ; sans oublier un voyage dans les langues, dont l’hébreu, puis le grec originel, jusqu’à ce que les mots du fabuliste résonnent à Lyon au seuil de l’exposition. La chaîne est faite de maillons disjoints, cependant riches de leurs saveurs de transmission, d’animaux parlants et de morale, où se bousculent les aventures du livre, édifiantes, amusantes et tragiques.

Ces livres sauvés ont été écrits par ceux que n’a pas sauvés Auschwitz, comme Suite française d’Irène Némirowsky, publié un demi-siècle plus tard, ont été perdus dans une gare et réécrits, comme Les Sept piliers de la sagesse de D. H. Lawrence, nettoyés de leur boue après la crue de l’Arno à Florence, rédimés depuis les poubelles par un éboueur de Bogota, ou emportés dans la kafkaïenne valise de Max Brod. Envers des autodafés et autres incendies de bibliothèques, ce sont là des petits et grands miracles, qui émeuvent, bouleversent, au point que les livres, plus que des animaux de compagnie, autant que des amis chers, soient bruissant de vie intime et planétaire. Pied de nez à la censure, le « Parthénon des lires », de l’artiste Marta Minujin, exhibe des centaines d’ouvrages interdits. Ce qui n’est que symbolique répond au courage du Père Najeeb, un dominicain qui bourre des caisses avec les manuscrits anciens de Mossoul pour les soustraire au Califat islamique. Et non seulement les livres sont brûlés, mais aussi leurs imprimeurs, comme Etienne Dolet, condamné au bûcher à Paris par la justice royale, et non l’inquisition notons-le, en 1546. Quant à ridiculiser les têtes sacrées des religions monothéistes dans l’anonyme et réjouissant Traité des trois imposteurs, il n’y faut guère songer, y compris au XVIII°, y compris sous le manteau, alors qu’en ce même siècle des Lumières, c’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui est maintes fois tracassée. Quelques siècles plus tard, c’est en prude Irlande que le roman d’Edna O’Brien, The Country Girls, censuré pour immoralité, se voit menacé d’être brûlé en public. Le réquisitoire contre le colonialisme de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, se voit interdit en France en 1961 ; en 1973, c’est le tour de Trois milliards de pervers, une « encyclopédie des homosexualités ». C’est à tour de bras que les régimes politiques biffent, pilonnent les ouvrages, voire incarcèrent leurs auteurs : ainsi Jean Grave, qui en 1893 commit La Société mourante et l’anarchie. Ou, ajoutons-le, qu’éditeurs et quidams courroucés refusent de publier les mémoires de Woody Allen, au prétexte d’une accusation discutable, par ailleurs pardonnée par la victime, de viol.

Composé à partir d’une très belle idée, l’ouvrage laisse cependant son lecteur un brin désappointé. La cohérence des chapitres laisse en effet à désirer, le premier, promettant « Foudre. Les livres frappés », semble annoncer l’action du feu, alors qu’ils sont là parfois noyés, comme à Florence par la crue de l’Arno, ou tout simplement perdus et retrouvés. C’est plus clair pour « Les livres défendus », qui ont donc subi la censure, ou ont été mis à l’index par les autorités ecclésiastiques, ainsi que pour ceux « dispersés », comme « la bibliothèque errante de Walter Benjamin », de Berlin à Paris, mais un peu moins à l’occasion de la trahison intellectuelle commise par l’antisémitisme puis le nazisme d’Elisabeth Forster-Nietzsche, la sœur du philosophe du Gai savoir. Restent ceux « qui sauvent », entre « la bibliothèque idéale de Jacques Doucet, Le Livre des livres perdus de Giorgio Van Straten[9]. Quant à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, l’on ne sait guère ce qu’il fait là. Pourtant la créature y vénère trois ouvrages qui font son éducation : Les  Vies des hommes illustres de Plutarque, Le Paradis perdu de Milton, Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, même si le duo d’auteurs des notices (Joseph Belletante et Bernadette Moglia) ne les mentionnent pas en l’occurrence. Toutes les œuvres ici listées et commentées semblent rangées au petit bonheur la chance, en cette occasion demi-ratée et demi-réussie de construire un livre aussi rigoureusement construit que poignant, puisque l’ordre chronologique n’est pas non plus retenu.

N’y-a-t-il pas cependant une beauté poignante à ces livres menacés, pillés, lacérés, brûlés ? Celle de l’héroïsme de la culture et de la civilisation, face aux théocraties et autres barbaries récurrentes et consubstantielles à l’inhumanité ?

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Tertullien : Œuvres III, Louis Vivès, 1852, p 307, 306, 329, 316, 323.

[2] Jean Clair : Eloge du visible, Gallimard, 1983.

[3] Kamel Daoud : Le Peintre dévorant la femme, Stock,

[5] Michel Guérin : Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes, Actes sud, 2018

[6] Michel Guérin : Philosophie du geste, Actes Sud, 2011.

[7] Michel Guérin : Nihilisme et modernité. Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, Jacqueline Chambon, 2003.

[8] Kamel Daoud & Raphaël Jerusalmy : BibliOdyssées. 50 histoires de livres sauvés, Imprimerie Nationale, 2019.

[9] Giorgio van Straten : Le Livre des livres perdus, Actes Sud, 2017.

 

Cathédrale Saint-Etienne, Bourges, Cher.

Photo : T. Guinhut.

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19 novembre 2023 7 19 /11 /novembre /2023 16:55

 

Martello/Martelltal, Trentino Alto Adige, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Vies, poésies & peintures d’Emily Dickinson,

par Françoise Delphy, Diane de Selliers,

Dominique Fortier & Jerome Charyn.

 

 

Emily Dickinson : Poésies complètes,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Delphy,

Flammarion, 1472 p, 2009, 39 €.

 

Emily Dickinson : Poésies illustrées par la peinture moderniste américaine,

Diane de Selliers, 2023, 412 p, 230 €.

 

Dominique Fortier : Les Villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson,

Grasset, 2020, 208 p, 18,50 €.

 

Jerome Charyn : La Vie secrète d’Emily Dickinson,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chénetier,

Rivages, 2013, 432 p, 24,50 €.

 

 

 

Une vie si labile, des poèmes si elliptiques, ainsi l’on devine une femme si étrange, qui n’a d’autre nom qu’Emily Dickinson. Est-il une bibliothèque digne de ce nom sans le recueil complet de ses vers ? Ralph W. Franklin donna en 1998 une édition scrupuleuse et intégrale, bientôt suivie, en 2009, par la traduction de Françoise Delphy, patiente, impressionnante et précieuse prouesse. Sa vie brève, entre 1830 et 1886, dans une petite ville du Massachussetts, n’aura connu ni mariage, ni enfants, ni recueil publié, hors quelques vers orphelins de ci-de-là. Heureusement pour la postérité, ce fut sa sœur qui recueillit pieusement dans des boites l’ensemble de ses vers aux tirets nombreux, moins nombreux que la richesse des choses vues - malgré la réclusion -, la profusion des métaphores et la vigueur métaphysique. Si nous demandions « Devrais-je être amoureux d’Emily Dickinson ?[1] », la question rhétique laissait évidemment deviner une réponse plus que positive. Néanmoins il faut avouer qu’une telle admiration est partagée par bien des lecteurs, entre Lou Doillon et Diane de Selliers, dont le volume des Poésies illustrées par la peinture moderniste américaine est une ode somptueuse, entre la respectueuse Dominique Fortier et l’impertinent Jerome Charyn. Tous lecteurs à la sensibilité affutée.

 

 

Ne serait-ce pas une gageure ? Illustrer des poèmes souvent brefs, lacunaires, mystérieusement suggestifs… L’on aurait pu imaginer que seules des encres zen, des esquisses botaniques et ornithologiques eussent convenu. Comme avec le soin d’une certaine pudeur, d’une retenue devant les minuscules infinis de la poétesse, qu’il faudrait à peine effleurer, sinon déflorer.

Pourtant le microcosme de chaque poème se voit refléter dans le macrocosme de chacune de des peintures américaines choisies à leur service par Diane de Selliers. Si elles ne sont pas exactement contemporaines de notre poétesse, elles déboulent en avalanche depuis la première moitié du XX° siècle pour permettre une lecture en écho, un art de la fugue souverainement intemporel. L’écho se révèle parfois littéral, parfois subtilement métaphorique, car en toutes occurrences l’amplification n’obère pas les vers, qui savent garder leur insolite particularité, et en sortent renforcés.

Elle n’a qu’un jardin, une cuisine, une chambre, quelques voisins, un amour inabouti, de rares intimes. « La messe est dans le jardin », écrit Emily Dickinson. La mort et la transcendance bousculent ses vers en grondant, alors que, toute petite fée recluse comme une nonne, elle ne cède à aucune religiosité instituée. Et pourtant sa plume rayonne vers le monde, vers les phares et les fleurs, la mer et les couchers de soleil américains. Elle a lu Shakespeare, la Bible et Emily Brontë ; elle cisèle une œuvre inouïe, que comme Kafka elle imaginait devoir disparaître, sans la détruire cependant. Le bel acte manqué permit à sa sœur de la publier. Le rythme des vers non rimés, sans aucune contrainte métrique, des majuscules aléatoires, des tirets comme respiration et souffle, une ponctuation hasardeuse, voire disparue, tout concourt à de délicats effrois sacrés, à de minuscules extases, à la mesure cependant de l’univers, comme, face à un « Sunrise » rouge et jaune de Georgia O’Keeeffe, en 1858 :

« C’est comme si je demandai à l’Orient

S’il avait un matin pour moi –

Et qu’il lève ses Digues de pourpre,

Et me fracasse d’Aube ! »

Ses vers, plus éphémères que l’abeille et le papillon, qui sont parmi ses personnages favoris, acquièrent alors un pouvoir d’éternité. Or sur une étagère de bibliothèque, qui sait si sans ses pages vibrantes elle eût été complète ? Et, bien entendu, dans nos mains pieuses, sur nos oreilles lentement agiles, comme lors d’une Pentecôte poétique où le don de la langue poétique innerve en 1870, face au tableau puritain de Grant Wood, « American Gothic », la collusion de l’inquiétude et de la beauté :

« Nous nous présentons

Aux Planètes et aux Fleurs

Mais entre nous

Règnent des protocoles

Gênes

Et effrois »

D’où vient l’ébouriffante radicalité d’Emily Dickinson ? Elle n’est pas - en dépit de son temps - une romantique, pas encore une symboliste, mais un génie aphoristique et fulgurant, éminemment solitaire :

« Certains font leurs Dévotions en surplis –

Moi, je ne porte que mes ailes ».

Ainsi chante en 1861 cette damoiselle élue et panthéiste. Souhaitons qu’un modeste pèlerinage puisse déposer un exemplaire, vêtu de son précieux étui, de ce livre d’art entre tous, sur la tombe de celle que l’on surnommait « la dame en blanc », tant elle adopta cette pureté vestimentaire qui lui convenait si bien.

Autrice-compositrice-interprète, actrice, dessinatrice et mannequin franco-britannique, née en 1982, Lou Doillon répond à plus d’un siècle de distance à celle qu’elle a chantée à plusieurs reprises. Sa préface est pleine d’émotion : « tout ce qui se trouve au-delà de ma véranda, au-delà de ma portée, est lisible par elle ». La voici offrant un éloge à « la poétesse lépidoptériste, émerveillée pour sa propre éternité, nous laissant entr’apercevoir la nôtre ». Si Lou Doillon n’est pas une universitaire (au contraire de Françoise Delphy) pas une professionnelle de la critique, elle résume d’une façon judicieuse le tropisme d’Emily Dickinson : « Ses poèmes sont tour à tour incantations, sortilèges, comptines, jeux d’enfants, marelles jamais inquiétées par la mort qu’elle interpelle et tutoie, qu’elle regarde bien en face pour s’en détourner, émerveillée par un coucher de soleil, par le vol d’un roitelet. Elle semble appartenir tout autant au végétal, au minéral, à l’enfance, à la vieillesse, au masculin, au féminin, au divin ».

Quant à la traductrice, Florence Delphy, qui fournit une édition incontournable, en herméneute attentive et modeste, elle déclare : « C’est une poésie qui n’est pas bavarde, qui est allusive, elliptique, concentrée, ramassée, serrée. » Elle s’interroge : « quand un mot est isolé entre deux tirets, est-il relié au mot d’avant ou à celui d’après, aux deux, ou est-il indépendant ? » Nous ne le saurons jamais, en une délicieuse indécidabilité, comme les ondes et les corpuscules de la physique quantique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on ne s’étonnera pas de la nécessité du bilinguisme, aussi bien dans les poésies complètes que dans ce volume aussi pictural que typographiquement musical. Aussi fallait-il réaliser une sélection. En cette anthologie, 162 poèmes trouvent leurs correspondances au moyen de 170 peintures, souvent paysagères, entre ciels et fleurs, parfois des portraits, de la part d’artistes soucieux de s’affranchir de l’influence et des codes de la peinture européenne, et surtout de trouver une voie proprement américaine, sans qu’il s’agisse de nationalisme étroit.

Cette peinture peut être tout à fait réaliste, à l’instar d’Edward Hopper, ou aventureusement abstraite, comme parmi les floraisons de Georgia O’Keeffe. Enigmatique toujours. En ce sens l’association d’une œuvre de mots et d’une autre de couleurs offre à l’amateur de cet ouvrage un défi sans cesse renouvelé : découvrir les rimes thématiques et métaphoriques qui les lient sans les enfermer.

Par exemple, cette harmonie de bruns, une femme méditant, une fleur rouge à la main, auprès d’une boule terrestre ouverte, par Helen Lundeberg, intitulée « Artits, Flowers and Hemispheres », en regard de ce poème de 1863 :

« Je paie Cash – en Satin –

Vous n’avez pas mentionné – votre prix –

Un Pétale, pour un Paragraphe

C’est à peu près ça non ? »

De poème en poème, parfois d’une brièveté lapidaire, parfois plus étendus, l’on  croise Charles Burchfield, Arthur Dove, Edward Hopper, Georgia O’Keeffe, Agnes Pelton, Charles Sheeler, Henrietta Shore, Marguerite Zorach, Marsden Hartley, Charles Demuth ou John Marin. Ils sont loin du formalisme conceptuel propre aux mouvements d’avant-garde européens du début du XXe siècle. C’est sous l’œil averti du photographe moderniste Alfred Stieglitz, que ce groupe de peintres, tous originaires des États-Unis, balaie les grands espaces américains, ses hommes et ces femmes, ouvriers, paysans, jeune fille lançant un signal dans un pré…

Le défi a été relevé avec talent par Diane de selliers et son équipe. Typographie, soin de la photogravure, tout répond à la délicate exigence d’une Emily choyée, sans compter le lecteur, bouleversé.

 

Photo : T. Guinhut.

 

Probablement notre poétesse aurait-elle avec reconnaissance apprécié l’évocation que dresse la romancière québécoise Dominique Fortier en ses Villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson. Car pour la narratrice, qui intervient parfois en quelques confidences personnelles, Emily est une « ville de bois blanc » ; celle du papier de ses poèmes, car le plus souvent recluse, oublié du monde. On ne lui connait qu’un portrait photographique, hiératique, fragile, attendrissante. Elle n’est saisissable qu’à travers ses poèmes, et encore avec précaution.

Dominique Fortier, soigneusement documentée, se livre à une évocation de ce qui devient un personnage mi-réel, mi-fictionnel, en une sorte de paraphrase libre. « Père », « Mère », « Sophie », la « couturière », le jardin, la bibliothèque, entre Shakespeare et la Bible, sont autant de personnages ; la neige, les oiseaux, autant d’événements. « Quatre-cent vingt-quatre spécimens de plantes et de fleurs » dans son herbier sont presque autant de poèmes, qui, eux, sont 1789. Mais, pour celle qui n’a pas conçu d’enfants, « ses poèmes ne sont pas des enfants de papier. Ce sont, tout au plus, des flocons de neige ».

Quelques rares, trop rares, citations de poèmes innervent ça-et-là le récit, fait de paragraphes successivement séparés, comme des prises de notes, ou des poèmes en prose dépliant les instantanés chronologiques. La langue est assez simple, la syntaxe parfois répétitive, alignant les phrases au présent, comme des constats. S’agit-il d’émotion ou de maladroite froideur ? Laissons à la romancière de cette bio-fiction le bénéfice du doute.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Faut-il tenter de percer la carapace de mystère, comme celle d’un précieux coléoptère, qui vêt fragilement notre Emily ? Faut-il raconter sa vie presqu’invisible, au risque du fantasme ? Il fallait à l’Américain Jerome Charyn un certain toupet pour oser dire en quelque sorte : « Mademoiselle Dickinson, c’est moi », parmi les pages de sa Vie secrète. Voire une rare insolence pour faire de cette vierge sage une vierge folle… De plus, malgré l’abondance de la correspondance, sans compter les 1789 poèmes, la ténuité des éléments biographique risquerait d’inhiber le biographe s’il n’était doué d’autant de fantaisie galopante. Mais paradoxalement voilà qui ne fait que stimuler l’identification et l’imagination de l’écrivain qui use avec pétulance du mode romanesque, pour frôler sa trop secrète égérie.

D’où, au-delà de la réelle poétesse qui vécut come un éphémère entre 1830 et 1886, la nécessité de recourir à la sensibilité du lecteur de l’œuvre, mais aussi à l’imaginaire biographique de l’affabulateur. Jerome Charyn l’avoue en son préambule, il crée de toutes pièces des personnages fictifs : la directrice du Séminaire pour jeune filles, Tom le factotum au bras tatoué. Ainsi, outre « la tribu » familiale d’Amherst, le rédacteur en chef Bowles et le Juge, des protagonistes et événements supplémentaires et fantasmatiques permettent de figurer la personnalité puissante et cependant fuyante de la plus fabuleuse des poètes américains, « chasseresse dans un champ tumultueux de paroles ». Celui qui n’avait « pas envie d’écrire un roman sur une recluse et une sainte », la découvre alors « d’une terrifiante diversité ». En cette narration chronologique, à une jeune fille rousse, étrange et douée succède une femme à demi-aveugle, qui restera célibataire, très probablement chaste, et pourtant amoureuse en secret d’une demi-douzaine d’hommes mariés, qu’elle appelait « Maître », dont ce Juge qui imagina l’épouser… Tout en remplissant ses carnets de brefs poèmes aux vers libres, dont bien peu auront mieux que les honneurs de la publication posthume.

Le biographe intérieur met en scène les frasques de son héroïne du dix-neuvième siècle. Une sortie dans une « rhumerie » pour y rencontrer un Tuteur, ivrogne et tricheur, et fomenter une fuite avec lui. Ses deuils et délires, ses amours fictionnels pour des prédicateurs et des « vauriens ». Ses conflits et réconciliations avec frère et sœurs, avec le père par-dessus tout, avec la pauvre servante Zilpah, ancienne séminariste rejetée, qui conquiert son affection, double malheureuse et bientôt folle de notre recluse. Et « l’Assassin blond », Tom, pickpocket d’abord illettré, qui tournoie autour d’elle comme un fantôme, « troubadour troublé » par la « Sirène aux taches de rousseur ». C’est rarement fastidieux, souvent inspiré, palpitant, toujours fantasque, lyrique, voire érotique, scabreux ; et terriblement lumineux et pathétique pour qui se fait appeler « Daisy le kangourou ».

L’on connait l’écriture poétique d’Emily Dickinson, fulgurante, elliptique, associant brusquement des éléments concrets de la maison et du jardin avec des hypothèses métaphysiques renversantes. Pourtant, le romancier ne parait citer aucun poème. Il a eu le front de les subtilement intégrer en son récit, d’utiliser « ses modulations et ses tropes ». Et de faire entendre une voix, comme une Eurydice ramenée par Orphée, sensuelle, farouchement libre, non sans humour, d’une ironie dévastatrice envers bigoterie et préjugés : car « Satan chante » en « Poète ». Cette voix de « magicienne des Pétales et des Paragraphes » anime la présence miraculeusement retrouvée de l’héroïne narratrice. Ainsi celle qui se confie en disant « je » dresse le portrait de ses aspirations et folies, de ses deuils et désespoirs ; en ce qui devient un nouveau genre, consistant à littérairement s’emparer du point de vue, du corps et de l’esprit d’un écrivain disparu, dont « il était rare que le crayon bondît ».

La carrière du prolifique Jerome Charyn semble ici aborder un tournant. Après une cinquantaine de titres, policiers, livres pour enfants, ou portrait magique de New York[2], il déploie non sans brio une vie intérieure dramatique. Mais à vouloir déployer un art presque cinématographique, entre péripéties nombreuses, enlèvements amoureux, incendies de granges et guerre de Sécession, oublierait-on presque la création poétique, ce « bruit qui sans cesse retentit dans mon cerveau » ? Reste à savoir si Emily Dickinson eût consenti à une telle exhibition, à ce beau mensonge probablement trop romanesque : peut-être avec une gourmandise indignée…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que de beauté fragile, en ses poèmes, face à une immense métaphysique ! Ainsi en 1868 :

« Les braises ardentes rougissent –

Ô cœur à l’intérieur du Charbon

As-tu survécu tant d’années ?

Les braises ardentes sourient –

Les nouvelles de la Lumière s’animent doucement

Les secondes impassibles luisent

Il est une condition requise pour un feu qui dure

Que Prométhée n’a jamais connue –[3] »

Petite Prométhée de papier et d’encre, Emily Dickinson a volé, l’on ne sait comment, le feu de la poésie aux Muses elles-mêmes. Ne doutons pas que les neuf déesses lui aient aisément pardonné.

Thierry Guinhut 

La partie sur Jerome Charyn a été publié dans Le Matricule des Anges, octobre 2013

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Jerome Charyn : Métropolis. New York, comme mythe, marché, et pays magique, Métropolis, 2000.

[3] Emily Dickinson : Poésies complètes, p 973.

 

Emily Dickinson. Photo : T. Guinhut.

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12 novembre 2023 7 12 /11 /novembre /2023 15:25

 

Rue des grandes écoles, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Nuanciers de la rose et du rose

par Alain Baraton, Michel Pastoureau,

Pierre-William Fregonese

& Anne Varichon.

 

 

Alain Baraton : Le Livre de la rose, Grasset, 2023, 250 p, 20 €.

 

Michel Pastoureau : Rose, Seuil, 2024, 192 p, 39,90 €.

 

Pierre-William Fregonese : L’Invention du rose, PUF, 2023, 240 p, 18 €.

 

Anne Varichon : Nuanciers. Eloge du subtil, Seuil, 2023, 284 p, 59 €.

 

 

 

« Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, / l’espace d’un matin[1] ». Au commun trépas, la fille de Monsieur du Perier n’a pas échappé, en l’an de grâce 1607. Ainsi le poète François Malherbe lui offre-t-il une élégiaque « Consolation », qui est restée parmi les plus beaux vers de cet auteur classique néanmoins passablement oublié, associant la beauté des pétales à celle également éphémère de la jeune enfant. Mais cette rose, qui est la reine des bouquets et le péché mignon des clichés, d’où vient-elle, qui est-elle ? Certainement Alain Baraton, fameux jardinier du château de Versailles, saura nous le conter. Et pour jouer sur le mot, n’assistons-nous pas à la montée en puissance d’une couleur, comme en revanche de la puissance du rouge, dont l’invention est l’objet à la fois de l’album de Michel Pastoureau et de l’essai de Pierre-William Fregonese, japonisant épris de rose kawaii. Ne doutons pas que de telles nuances végétales et pigmentées soient les reines des plus délicats nuanciers, tels qu’Anne Varichon nous les présente avec amour. Sans nul doute l’on y verra les bouleversements des mentalités, des sensibilités, les variations de l’Histoire…

 

 

Du latin « rosa », qui désigne autant la fleur que l’arbuste, son essence, « eau de rose », pourtant parfaitement distillée, devint l’équivalent du fade et du mièvre, comme ces romans sentimentaux qui font florès. De l’homérique « Aurore aux doigts de rose », à celle qui n’est jamais sans épine, le vocabulaire qui en est issu nous fait rosir de délectation…

En botaniste émérite, Alain Baraton aborde la rose sous les espèces de son climat, de sa culture et de ses variétés. L’on y apprend que les épines (ou plutôt « aiguillons) permettent de dissuader les herbivores, qu’après la fleur, « aplatie, arrondie, turbinée, en coupe ou en quartier, en rosette, en pompon ou urcéolée », vient le fruit, ou cynorrhodon ; l’ouvrage présentant d’ailleurs un lexique conclusif. L’on se doute qu’une rose sans parfum ne serait pas une rose : « Lorsqu’un rosier est en fleur, vous ne pouvez pas vous empêcher d’en humer le parfum. La rose, on va la voir d’instinct. Et puis, lorsque vous parlez d’une rose, vous donnez son nom, ce qui n’est pas le cas d’une pivoine, d’un camélia… » Ainsi parmi les dames aux pétales veloutés, aux fragrances inimaginables, sauf grâce au musical pouvoir d’évocation du seul mot « rose », que l’on ne peut prononcer qu’avec volupté, rêverie et désir de l’offrir à la douce carnation de l’aimée, l’on décline : La Blue girl, la Delbard, la Princesse de Galles, la Pierre de Ronsard… Seraient-elles innombrables ? N’y a-t-il pas de surcroit une « rose Baraton », au point que ce dernier s’exclame : « J'ai reçu pas mal de décorations mais lorsque je dis qu'une rose porte mon nom, c'est un autre effet. La rose, c'est un peu la Légion d'honneur du jardinier ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Les roses parlent d’amour, qu’il s’agisse des clichés à l’eau de rose ou de la passion enflammée. Elles sont également le symbole des jours heureux, de la sortie de l’hiver avec l’apparition des premiers boutons printaniers. Leur fragilité ne les dessert pas. Au contraire : « Elle ne dure qu’un instant mais c’est ce côté éphémère qui la rend si belle ». Qu’elle soit solitaire ou d’un bouquet nombreux, sans un mot de plus elle est tout entière déclaration d’amour, mais dont les conventions disent qu’il faut les offrir par nombre impair, blanche pour le charme, l’innocence et l’amour timide, rose pour la tendresse, orange pour le désir et rouge pour la volupté et les déclarations les plus sensuelles et torrides. Quant à celle qui serait jaune, pourtant séduisante, l’on dit qu’elle signifie un emballement volage, trop volage, voire qu’elle dissimulerait quelque trahison à redouter…

Les contes et légendes s’emparent d’elle, depuis celle qui considère que les filles naissent dans les roses ; et l’un d’entre eux touche particulièrement notre essayiste, évoquant les aventures un peu malheureuses de Marion, fille de jardinier. L’Histoire cependant se rappelle à nous à l’occasion de la vaine résistance d’Hans et Sophie Scholl créant le mouvement de la Rose Blanche en 1942 contre le nazisme, mouvement éphémère et tragique l’on s’en doute,  puis de la rose rouge brandie par François Mitterrand élu en 1982. Hélas, oserons-nous dire que le socialisme n’est pas aussi éphémère que la promesse des pétales…

 

Photo : T. Guinhut.

 

Au-delà des jardins et des bouquets, elle se révèle au travers de la société toute entière, de la littérature, la peinture, le cinéma, la chanson… Du poétique et médiéval Dit de la rose de Christine de Pizan[2], en passant par Le Jardin des roses du Persan Saadi, jusqu’au magnifiquement romanesque Nom de la rose d’Umberto Eco, peut-on imaginer un écrivain qui échapperait à cette fleur, à moins qu’il soit un peu aveugle, comme le dangereux bibliothécaire Jorge de notre regretté Umberto ? La romancière Amélie Nothomb, qui n’a jamais obtenu le prix Goncourt, a reçu un bien plus beau cadeau : un rose à son nom…

Délicieusement didactique, la prose d’Alain Baraton exhale les parfums attendus, sans la moindre épine. En forme de déclaration d’amour, sa prose n’en est pas moins une histoire culturelle raisonnée, entre poètes, musiciens qui ont chanté cette rose, et peintres, coloristes, comme Boucher et Redouté. Hélas jusqu’aux guerres, comme celle anglaise des Deux roses. Et de même la gastronomie s’en est emparée. Que diriez-vous d’un délicieux thé à la rose ?

Reine des fleurs aux cent pétales, celle qui est parfois un prénom règne depuis l’Antiquité, depuis la Perse ancienne, sur les jardins et sur les cœurs, comme pour confirmer la réputation d’Alain Baraton, « rosiériste » et jardinier en chef du Domaine national du Trianon et du Grand Parc de Versailles, sur lesquels il a publié maints ouvrages[3]. Gageons qu’il ne néglige jamais d’offrir cette chair végétale et rose à l’élue de ses sentiments. Pour paraphraser Ronsard, « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie », en même temps que ce beau livre, nourri de science botanique, d’Histoire et autres pimpantes anecdotes.

 

Charles d'Orbigny : Atlas du Dictionnaire universel d'Histoire naturelle,

Renard & Martinet, 1849.

Photo : T. Guinhut.

 

Dans son volume consacré au rouge, Michel Pastoureau[4] n’avait pu que frôler le rose. D’autant qu’en ses histoires des couleurs il restait sagement dans une perspective occidentale. Visiblement cette nuance n’est plus guère la couleur de la mièvrerie, d’une acception genrée[5] uniquement féminine, d’un seul état d’âme ou d’un bonbon[6], ou encore d’un étendard de l’homosexualité masculine. Son histoire se révèle plus vaste que l’on eut cru.

Avec la publication de l’album Rose, Michel Pastoureau doit en convenir : au-delà de sa surabondance naturelle, car florale, minérale et céleste, cette couleur, qui n’en est pas vraiment une à part entière, en tant que succédané du rouge, ne fut que tardivement création et usage humains. C’est à l’occasion de l’ère médiévale, et en particulier au XIV° siècle, qu’il put fleurir. Et s’il paraît aujourd’hui assez courant, ce sont le XVIII° siècle puis le romantisme qui permirent sa vogue étonnante. Ambigu, « insaisissable », il voit la vie en rose autant qu’il est à l’eau de rose.  Néanmoins, notre historien, depuis l’Antiquité à la veille de demain, déplie les usages et les sensibilités du rose, avec le goût et avec le talent qu’on lui connait.

Curieusement, lors du néolithique, ce sont quelques « rouge-rosés » sur les parois d’Altamira. Quant aux premiers pigments roses, ils apparaissent sur une coupe attique, vers 500 avant Jésus Christ, pour nuancer un corps nu, puis dans les tesselles de marbre d’une mosaïque au cerf, et bien entendu pour figurer la vénusté de la déesse de l’amour. C’est aussi le cas de quelque parure ecclésiastique sur une enluminure de la première chrétienté. Cependant un étrange corbeau rose orne le vitrail de Noé dans la cathédrale de Chartres. Exceptionnellement ainsi vêtu, un Christ d’une miniature du XVI° siècle témoigne de la mode nouvelle de cette séduisante nuance fabriquée à partir de bois de brésil. Et parce qu’instable, elle est l’apanage de la Fortune aux multiples bras. En fait la vague rosée submerge l’enluminure depuis les années 1400, voire un papier ainsi coloré, parant bien d’élégantes damoiselles, y compris grâce au talent de nombreuses « enlumineresses ». Le Romant de la rose se prêtant à de tels raffinements, conjointement aux illustrations botaniques.

Ensuite les Vénitiens et les peintres maniéristes sont de fervents usagers du rose. Rubens en fait la carnation sensuelle des « filles de Leucippe ». Les teinturiers, quant à eux, usent de la garance. Le sommet étant peut-être atteint avec le « rose Pompadour », du nom de la favorite de Louis XV, dont les robes de soie fleuries sont à mourir de volupté. Ce goût n’a rien de spécifiquement féminin, puisque le Prince de Ligue arborait l’éclatante livrée qui lui valut le surnom de « prince rose ». À l’heure du préromantisme, la Charlotte du Werther de Goethe orne sa robe blanche de plus discrets rubans roses. Ensuite, impressionnistes et fauves en sont friands. Ce meilleur goût côtoie plus secrètement la débauche et la pornographie, telle qu’un Félicien Rops le représente en son porc allégorique tenu en laisse par une dame nue replète, quoique munie de bas et gants noirs : elle se nomme, en 1878, Pornokratès. Mais, après la « période rose » de Picasso, cette couleur devient « triangle d’infamie » dans le système concentrationnaire nazi. Fort heureusement après le « rose Barbie », le tailleur de Jackie Kennedy et la célèbre « Panthère rose » du film de Blake Edwards, ce sont jusqu’aux rugbymen qui en parent leurs maillots. Un beau retour en grâce, n’est-ce pas ?

Il pourtant est permis de regretter que la période contemporaine, avec les éblouissantes abstractions de Rothko, soit plutôt survolée par notre historien, tant sa néanmoins vaste période de prédilection va de l’Antiquité au siècle des Lumières.

Ne se limitant pas aux enjeux de l’histoire de l’art, Michel Pastoureau étudie la couleur « du lexique aux symboles, en passant par la vie quotidienne, les pratiques sociales, les savoirs scientifiques, les applications techniques, les morales religieuses, les créations artistiques, le monde des emblèmes et des représentations ». Une fois de plus, l’iconographie de cette série des couleurs, dont il s’agit là du septième volume au cours d’un quart de siècle de recherches, est somptueuse. L’on ne cesse de s’extasier devant une intaille romaine de cornaline rose orangé, un tableau d’Alma-Tadema, dont la pluie de roses étouffe les convives de l’empereur romain Héliogabale, en une douloureuse ambigüité…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Michel Pastoureau reste en ses histoires des couleurs sagement dans une perspective occidentale. Avec Pierre-William Fregonese, nous ouvrons les yeux en même temps que les fleurs de cerisiers japonaises. Car l’archipel nippon a développé un goût outrecuidant du rose, cultivant sa mignonnerie, que l’on appelle là-bas le « kawaii ».

Cela dit, « phénomène culturel » irrésistible, le rose contemporain est désormais bien mondialisé, bien plus identifié qu’un intermédiaire consensuel entre le rouge historique et le violet, ce dernier trop vigoureux et transgressif, il est définitivement devenu un emblème de la modernité, voire l’un de ses stigmates.

Etat d’âme ou convention ? Une telle tonalité suggère la bonne humeur de « la vie en rose », comme lorsque ce « Think pink », dont le film Funny Face de Stanley Donen, en 1957, en fit une réplique fameuse, dans la bouche de la journaliste de mode vedette, influenceuse avant l’heure. Des longueurs infinies de tissus framboise, fraise, saumon sont alors étalées sous ses yeux. Cependant le rose « shocking » concocté par la couturière Elsa Schiaparelli lors des années 1930, n’est pas celui de la friandise pour fillettes et ingénues. Autrement dit, entre puérilité sans façons et affirmation d’une esthétique, il y a tout un monde lointain.

Rien ne prouve que le rose soit exclusivement féminin. Certes ce que l’on appela joliment le « rose Pompadour », au XVIII° siècle, parait convenir à la carnation des dames, quand l’austère XIX° préfère le réserver aux bourgeoises de bon ton, au temps triste où les Messieurs affectent d’arborer le noir. Ainsi « le rose d’un côté érotise la femme et de l’autre l’infantilise ». Pourtant la layette des bébés ne sépare le rose et le bleu que lorsque des teintures impeccables et de doux lavages permettent de les voir ainsi éclore au XX° siècle. En 2016, l’exposition Barbie du Musée des arts décoratifs parisien confirmait un rosissement culturel, venu des Etats-Unis.

Aujourd’hui, la poupée Barbie devient une héroïne de cinéma, en chair et en écran, vedette absolue lorsque son film encaisse plus d’un milliard de dollars. Depuis 1959, date de lancement de cette poupée élancée, moderne, bientôt inconsidérément féministe, les petites filles se les arrachent, les collectionnent, les font vivre, bouger, parler, rêver, lors de séances de jeu sans cesse renouvelées. Cependant « Barbie ne devient l’incarnation du rose qu’à la charnière des années 1970 et 1980, le modèle emblématique étant « Superstar Barbie » de 1977, où la péronelle est vêtue d’une rose du soir et d’une étole rose ». S’agissait-il d’un conservatisme bien américain réduisant la femme au rose, comme pour écarter un féminisme dangereux ? Alors que l’on vit des garçons arborer des chemises de cette teinte pétulante !

Ainsi, à l’instar d’Alain Baraton, Pierre-William Fregonese se fait historien, au point que le lecteur curieux en rosisse de plaisir. Il fouille les dictionnaires, les filmographies, la peinture, les cosmétiques, les séries, les jeux vidéo, les accessoires et les jouets, à la recherche de son tendre fétiche, « chimère de chair et de plastique »….

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Mais le rose des Japonais, c’est une autre histoire, bien plus profuse. Il est celui traditionnel des fleurs de cerisiers ornementaux, ou « sakura », et celui plus récent, de l’envahissante culture du mignon, ou « kawaii », sans cesse en évolution, en expansion, au point parfois d’écœurer les yeux délicats, ou coincés, selon. Lorsque la société japonaise arbore une vie sociale souvent contraignante, fortement réglée, le rose fait office d’antidote, d’échappatoire et de part du rêve. Les mangas, surtout de romance, les animés sont à cet égard généreux. La mode du cosplay, le succès fulgurant de la culture manga[7], et particulièrement en France, de « Sailor Moon », tout conspire à un « soft power », plus encore à un « rose-pouvoir », à la japonaise, soit un charmant colonialisme, sentimental et intellectuel, que notre auteur qualifie de « self-orientalism ».

Voilà qui donne ses lettres de noblesse à ces « Little Pinks », ces « Hello Kitty » de notre enfance ou de celle de nos filles. Les femmes enfants japonaises, à la fois puériles et innocentes, mais aussi un brin érotiques, voire perverses, ne peuvent qu’exhiber, voire laisser découvrir le rose de leurs parures, de leur corps…

Il n’en reste pas moins que tous les roses ne sont pas des antichambres du rêve. En son avant-dernier chapitre, la vision matinale des nettoyeuses des gares japonaises laisse notre essayiste un peu tristement ému. En ces stations à la propreté légendaire, ces dames discrètes et efficaces vêtues de rose remplissent soigneusement leur office, mais personne ne les regarde ni ne les voit : « Leur rose est délicat, pétillant, anonyme, il est invisible pour nos yeux comme pour nos imaginaires ». Tout n’est pas rose pour elles, mais lui seul les a observées avec tendresse.

L’essayiste Pierre-William Fregonese, professeur à l’Université de Kobe et chercheur auprès de l’Institut des arts contemporains à l’Université des arts de Kyoto, nous offre un ouvrage curieux, ouvrant des fenêtres sur le monde, lointaines, exubérantes. Il est sous-titré « Couleur Japon, histoire monde ». Fascinant, original, l’essai est une mine d’étonnements, un « balcon sur aujourd’hui ». S’il ne présente aucune illustration, comme un beau livre qu’il mériterait d’être, il se veut sans cesse susciter des « réminiscences ». Et tout empruntant parfois le tour autobiographique, d’un Auvergnat venu s’installer au Japon, il permet d’entretenir avec son lecteur une complicité bienvenue.

 

Rose-thé, saumon ou vieux-rose, fleur ou couleur, elle a son nuancier. Et si l’on pense aux vins rosés de Provence, combien de nuances charment-elles, sinon toujours le palais, toujours les yeux au travers du verre lumineux de leurs bouteilles. C’est non sans un certain humour qu’Anne Varichon ajoute une touche vineuse à son beau livre, combien original et inattendu, intitulé sobrement, mystérieusement, Nuanciers. Eloge du subtil. Outre le répertoire des collections, ce volume est celui encyclopédique des textures, des variations et déclinaisons chromatiques.

Depuis au moins le XV° siècle, nombre d’artisans, d’industriels et d’artistes ont eu le goût en même temps que la nécessité d’élaborer méticuleusement ces nuanciers. Ils sont   médecins, peintres, teinturiers, naturalistes, chimistes, commerçants. Il fallait répertorier, disposer une grande variété d’échantillons colorés pour communiquer et s’entendre précisément. L’ingéniosité et le raffinement de ces échantillonnages sont confondantes, tant elles font montre des connaissances scientifiques, techniques et artistiques disponibles au moment où ils émergent. Si la délicate beauté n’était pas forcément le but initialement recherché par les créateurs de ces nuanciers, leur intérêt esthétique n’est pas le moindre.

Bien entendu, outre leur valeur intrinsèque, ces nuanciers témoignent de l’évolution des techniques, des besoins, des désirs et des goûts, en un tableau sociétal où l’abondance des matières est le reflet de la pluralité des affects humains, qui ainsi savent découvrir et s’approprier de nouvelles nuances, d’inédites harmonies. Choisir, nuancer, classer, ordonner, nommer, n’est-ce pas apprendre à penser la couleur, donc la multiplicité du monde, et, partant, du moi...

Parmi un éblouissant défilé, ce ne sont pas moins de cent-cinquante exemples que nous propose Anne Varichon. Tous plus insolites et séduisants les uns que les autres, ils ont été puisés dans des collections publiques et privées, de surcroit le plus souvent inédits. Cahiers manuscrits et délicatement peints, rappelant les boites aux généreuses pastilles d’aquarelles, aux tubes de gouaches pléthoriques, ils révèlent au XIX° siècle « la nomenclature de Werner-Syme » (le premier nom étant celui du naturaliste et le second celui du peintre), véritable « poème chromatique ». Aussitôt l’industrie s’en empare, la chimie allemande par exemple avec BASF, au secours des colorants textiles. Bientôt, les fils de soie sont soigneusement et joliment attachés en rangs de jaunes et de violets, de bleutés et de verts… Non, il ne s’agit pas de pétales de roses, mais de pétales de soie, rangées comme à la parade, le tout du plus délicat effet. La peinture, du Ripolin d’ameublement aux loisirs de l’aquarelliste, s’empare du couvercle des bidons, les cuirs déplient leurs brillances, les papiers s’irisent, les rouges à lèvres et les fonds de teint pétillent,  en une sorte de chromogonie !

« Nuancier icône », « nuancier idole », tel apparait ce volume émouvant et encyclopédique, en quelque sorte proustien, tant il réveille les souvenirs des bleutés perdus, des rouges et des ocres oubliés, en une toujours nouvelle floraison. À qui sait voir, apprécier, aimer, cette progressive démocratisation des couleurs offre la « jubilation chromatique ». Au risque de devoir le conserver pieusement, si la numérisation et l’intelligence artificielle deviennent l’ultime réceptacle.

 

Ainsi pouvons-nous voir la vie non seulement en roses et en rose, mais en nuances intelligemment ordonnées, comme un accord entre les dons colorés de la nature et le système peut-être platonicien  qui saurait en expliciter le nuancier parfait…

 

Thierry Guinhut

Une d'écriture et de photographie


[1] Malherbe : Œuvres poétiques, Garnier, sans date, p 73.

[3] Alain Baraton : Le Jardinier de Versailles, Grasset 2006.

[5] Kévin Bideaux : Rose, une couleur en prise avec le genre, Amsterdam, 2023.

[6] Valerie Steele : Pink : The History of a Punk, Pretty, Powerfull, Color, Thames & Hudson, 2018.

 

Photo : T. Guinhut.

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26 octobre 2023 4 26 /10 /octobre /2023 12:55

 

Catedral de Plasencia, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les Foudres dionysiaques

de Nietzsche sont en Pléiade.

De la vision dionysiaque à l’éternel retour.

Avec le concours de

Jacques Bouveresse.

 

 

Friedrich Nietzsche : La Vision dionysiaque du monde,

traduit de l’allemand par Lionel Duroy, Allia, 2022, 80 p, 6,50 €.

 

Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra et autres écrits. Œuvres III,

divers traducteurs de l’allemand, sous la direction de Marc de Launay,

Gallimard, La Pléiade, 2023, 1308 p, 69 €.

 

Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes sur l’éternel retour,

traduit de l’allemand par Lionel Duroy, Allia, 2023, 144 p, 7,50 €.

 

Jacques Bouveresse : Les Foudres de Nietzsche,

Hors d’atteinte, 2021, 336 p, 20 €.

 

 

 

 Le 3 janvier 1889, à Turin, Friedrich Nietzsche se jetait au cou d’un cheval battu par son cocher. Celui qui portait au plus haut point la morale des forts défendit alors un faible animal. La foudre de la folie refermait alors définitivement ses cendres sur le philosophe. Auparavant cependant ses foudres philosophiques avaient été dirigées contre les préjugés, contre le christianisme, contre Richard Wagner… Il venait de mettre la dernière main à son Zarathoustra, et tout juste à son ultime opus, Ecce homoAinsi se clôt une trajectoire qui va de la vision dionysiaque à l’éternel retour. La nuit du délire et de l’apathie conserva son corps jusqu’à sa mort en août 1900, à l’aube d’un vingtième siècle qui allait falsifier son œuvre pour en faire un prophète du nazisme. Autre falsification, en faire un penseur de gauche, ce qui déclenche Les Foudres de Nietzsche sous l’ardent clavier de Jacques Bouveresse. Et même si ce volume ultime des Œuvres en Pléiade ne propose pas les écrits posthumes, il est assez explicite pour corroborer la pensée de Jacques Bouveresse, dégageant l’auteur de Par-delà le bien et le mal de bien des mythes et des lectures politiques qui l’ont biaisé, dérouté, saccagé.

 

 

Peut-être faut-il, pour comprendre le parcours météorique de Nietzsche, revenir à son tout premier texte réellement original, donc inaugural : La Vision dionysiaque du monde. Certes il peut apparaitre comme une ébauche de ce qui deviendra La Naissance de la tragédie, en 1872, alors qu’il n’a que 26 ans. Sous une forme concise et néanmoins absolument aboutie, se dresse l’opposition entre le monde apollinien et le monde dionysiaque. En d’autres termes entre la mesure, la beauté, « la vérité supérieure » (p 25), d’une part, et d’autre part l’ivresse du cortège bachique, l’extase et la puissance destructrice : « Ici se manifeste la violente force artistique de la nature, non plus celle d’un homme : une argile plus noble, un marbre plus précieux y sont modelés et dégrossis : l’homme. Cet homme, formé par l’artiste Dionysos, est à la nature ce que la statue est à l’artiste apollinien » (p 27). Alors les instincts bestiaux se manifestent « dans cette idéalisation de l’orgie » (p 28). L’effroi de la tragédie croise et concurrence la beauté sculpturale et sereine de Phidias. Ainsi « ce monde artistique entièrement nouveau, dans son miracle étrange et fascinant, se lance à travers l’hellénité apollinienne pour de terribles combats » (p 66). Ces mots conclusifs de l’essai ont une résonance à décrypter sans répit.

Car si l’affrontement entre ces deux mondes permet la naissance de la tragédie grecque, selon la lecture devenue classique du premier essai publié par le jeune philologue, le plus étonnant est que cette brève prémisse soit suscitée par la guerre franco-prussienne de 1870. Alors est mis à jour, même si ce n’est qu’implicite, l’élément démoniaque et dionysiaque de la guerre aux fins d’un déchargement de colère au service d’une catharsis européenne.

Le cri dionysiaque affleure également dans la nietzschéenne conception du monde comme musique ; car des Bacchantes « s’élèvent l’érotisme et l’ivresse musicale éclairée » (p 33). Ce qui ne manquera pas de trouver un écho dans sa lecture de l’œuvre de Richard Wagner, auquel il préfèrera le Bizet de Carmen.

Voilà qui ne manque pas d’assurer la cohérence d’une œuvre, de ces premiers pas dionysiaques jusqu’à l’ultime Ecce homo, qui se termine opportunément par : « M’a-t-on compris ? - Dionysos contre le Crucifié… »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis le premier volume des Œuvres en Pléiade, l’impatience ne cessait de nous agacer. Car depuis l’an 2000, date du premier tome, trop longtemps resté orphelin, il fallut attendre 2019 pour le second ; et enfin 2023 pour l’achèvement. Soit presqu’un quart de siècle. D’Ainsi parlait Zarathoustra, en incluant Par-delà le bien et le mal et Le cas Wagner, jusqu’à Ecce homo, moins les abondants fragments posthumes dont un quatrième volume devrait prendre soin (même si les notes les exploitent judicieusement), la boucle nietzschéenne est bouclée, comme un éternel retour du texte, quoique soigneusement nanti de nouvelles traductions ; même si l’on peut de permettre de conserver celle de Maurice de Condillac[1].

Plutôt que le poème didactique dans la tradition du De la nature de Lucrèce, Ainsi parlait Zarathoustra préfère la parabole, voire la parole prophétique, de façon à rejoindre et dépasser le discours des Evangiles. De la sorte, pensée et poésie habitent conjointement le repaire d’altitude de celui qui disperse son discours afin de danser le surhumain. Comme de celle de Platon, il ne cesse de sortir de l’obscurité de sa caverne pour gagner la lumière et éclairer ceux qui voudraient bien l’entendre : tous et personne, pour reprendre le sous-titre du livre. Or il ne s’agit en rien d’un exposé doctrinal, même si les animaux allégoriques, lion, aigle, paraissent s’en charger, mais de la poursuite d’une insaisissable vérité. Il apparait alors que la vie humaine n’a aucune espèce de finalité, y compris face à l’indifférence de la nature, que l’effrayant éternel retour implique un perpétuel antagonisme des valeurs, d’où le fatalisme et le nihilisme, qu’il est néanmoins nécessaire de combattre au moyen de l’amor fati. Danser sur le surhumain devient alors la seule voie praticable pour les esprits libres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À rebours de l’oraculaire Zarathoustra, Par-delà le bien et le mal revient à la pratique de l’aphorisme, pour lequel Nietzsche trouvait en son compatriote du XVIII° siècle un modèle, Georg Christoph Lichtenberg[2], dont la devise, « Éveiller la méfiance envers les oracles : tel est mon but », ne pouvait que guider notre philosophe de Sils Maria.

La vérité ne descend pas de la sagesse philosophique, mais de la vie. Plutôt que vérité platonicienne, elle est traduction et interprétation. Elle est cependant force et instinct, d’où la volonté de puissance. Quant aux lois de la nature, « c’est là une interprétation non un texte » (p 321). Un univers dionysiaque se développe soudain : « c’est le monde de la volonté de puissance[3] », tel que l’affirmeront les fragments posthumes. Et tels qu’ils seront caviardés et rassemblés sur le titre abusif de La Volonté de puissance[4], par la sœur antisémite, Elizabeth Forster-Nietzsche[5]. Reste que les philosophes se doivent d’approcher le véritable surhomme - et non celui de l’ultérieure bête blonde du nazisme - : « Leur connaissance est création, leur création est législation, leur volonté de vérité est volonté de puissance » (p 414).

Le titre Par-delà le bien et le mal se justifie au moyen de l’analyse de l’inversion des valeurs : « Mettre sens dessus dessous toutes les valeurs, voilà ce qu’ils durent faire ! Et brider les forts, débiliter les grandes espérances, calomnier le bonheur qui vient de la beauté, pervertir tout ce qui est orgueilleux, viril, conquérant, dominateur » (p 358).  En ce sens, il prône l’abandon des idéaux ascétiques.  En conséquence, si Nietzsche fut d’abord un thuriféraire de Richard Wagner, il se veut enfin le critique acerbe de sa lourdeur orchestrale, de cet apôtre de la chasteté qui subordonna sa musique à des légendes chrétiennes, à l’instar de son Parsifal. Autre prise de distance considérable, celle contre le nationalisme, en particulier prussien, sans oublier son anti-antisémitisme récurrent : « Ce que l’Europe doit au Juifs ? […] Nous qui assistons en artistes et en philosophes à ce spectacle, nous en sommes reconnaissants aux Juifs » (p 453).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Au rebours de ces vertus, l’on peut lire dans la VII° partie, intitulée « Nos vertus », quelque affirmation pour le moins surprenante : « comme si l’esclavage s’opposait à la civilisation et n’était pas la condition de toute civilisation supérieure, de tout progrès de la civilisation » (p 440). Sauf que le concept d’esclave doit ici élargi jusqu’au fonctionnaire prussien, au moine, voire au savant, donc une métaphore plus que la réelle condition de l’enchaîné, passible de châtiment mortel. De plus l’on relèvera plusieurs propos misogynes, dont ceux postulant que les femmes ne sont pas des êtres pensants : « La femme veut s’émanciper, et pour cela elle a entrepris d’éclairer les hommes sur « la femme en soi » ; c’est là un des pires aspects de l’enlaidissement général de l’Europe » (p 435). Mais ces aphorismes (§ 232, 233, 237, 239) qui ressortissent trop au préjugé de l’époque, ne sont-ils pas vigoureusement  contredits par ses relations avec Lou Andreas-Salomé, Malwida von Meysenburg, deux dames dont l'intelligence n’est pas à démonter, et dont la correspondance menée avec elles témoigne[6]… Il faut comprendre combien notre philosophe, écœuré par l’égalitarisme socialiste, perçoit le féminisme dans cette dernière perspective. Et après tout la satire, y compris contre les femmes, n’est pas forcément dénuée de fondement.

Sans compter que L’Antéchrist use de l’affirmation bien sentie selon laquelle le mépris de la vie sexuelle, consubstantiel au christianisme, est le vrai péché. Ce texte se conclut par une déclaration de guerre contre le christianisme : « l’unique instinct de vengeance » (p 856). Cette conversion des valeurs trouve son correspondant logique parmi les pages de Pour une généalogie de la morale, de façon à mettre un terme au ressentiment, à la volonté du néant, au nihilisme, à cette morale qui est une anti-nature : « À supposer qu’il soit vrai - en tous cas on y croit aujourd’hui comme à une « vérité » - que le sens de toute culture est d’élever, à partir de la bête de proie « homme », un animal apprivoisé et civilisé, un animal domestique, il faudrait alors sans aucun doute considérer comme les véritables instruments de la culture tous ces instincts de réaction et de ressentiment à l’aide desquels les races nobles et tous leurs idéaux ont finalement été humiliés et subjugués » (p 527). Si l’analyse de cette « généalogie de la morale » est redoutablement exacte, il n’en reste pas moins que l’on doive attendre de la culture et de la civilisation un rapport pacifié entre les êtres qui permette le libre développent de chacun, en respectant la liberté d’autrui…

Quant au Crépuscule des idoles, n’est-il pas essentiellement celui du christianisme ? Sauf qu’attribuer « l’erreur du libre arbitre » à une humanité destinée à « la rendre plus dépendante des théologiens » (p 716), est plus que spécieux. Et pour revenir à L’Antéchrist, sa détestation du christianisme le pousse à des raccourcis aventureux, voire à une allégeance à un pire antéchrist : « Le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et, plus tard, et encore plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture islamique » (p 853).

Enfin Ecce homo, dans lequel il revient sur ses précédents livres pour en fournir des préfaces, subvertit la formule christique, sans que l’on sache si l’exaltation du philosophe est de l’ordre du « gai savoir » - pour reprendre un autres de ses titres - de façon à incarner le surhumain, Dionysos plutôt que le Crucifié, ou des foudres de la folie de celui qui imaginait la détenir grande santé…

Une fois complétée cette indispensable et savante trilogie des Œuvres en Pléiade, nous rêvons d’un coffret qui les réunirait, et d’un album Nietzsche…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quoique les fragments posthumes aient été publiés in extenso parmi les Œuvres complètes chez Gallimard, il est bon de réunir et de consulter les Fragments sur l’éternel retour. Parmi les plans sans cesse remis sur le métier y figure ce qui aurait pu devenir un volume à soi seul : « L’éternel retour. Livre de prophéties ». Lors de l’automne 1883, il est question de « doctrine » et d’un « objet de croyance », ce qui laisse ouverte la dimension peu assurée, voire irrationnelle, de la chose, que l'on doit se garder « d'enseigner comme une religion », mais aussi des « moyens de la supporter », des « moyens de la supprimer ». L’amor fati se double d’un « pessimisme de l’intellect ». Mais dans ces pages l’on découvre quelques mises au point bien senties, dont il faut lire aujourd’hui encore l’éternel retour : « Maxime : ne fréquenter personne qui prenne part à l’imposture des races »…

 

Photo : T. Guinhut.

 

Déjà en 2016, Jacques Bouveresse avait averti des lectures biscornues. Son Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir[7] abordait de front la façon dont la question de la vérité avait été l’occasion de biais, voire de mauvaise foi par bien des commentateurs, au premier chef Michel Foucault. Ce dernier considérant que Nietzsche abat toute notion de vérité, valeur parmi tant d’autres, donc nocive en soi. La Vérité ne s’imposerait que dans un rapport de pouvoir et n’aurait plus de validité universelle.

Certes le philosophe de Sils Maria défie les connaisseurs de vérité, les champions du dogmatisme et de la prétention, en particulier les tenants du christianisme et l’Evangile de Jean. Mais un Foucault peut-il ignorer la différence fondamentale entre ce qui est vrai, scientifiquement, voire philosophiquement, et ce qui est prétendu tel, alors que Nietzsche n’a pas cette inconséquence : « Il est fort significatif que Nietzsche traite également comme une forme de nihilisme, et même de nihilisme extrême, la conviction qu’il n’y a pas de vérité, en d’autres termes que rien dans la réalité elle-même ne correspond à l’exigence de vérité » (p 76).

Le trop célèbre fragment « Il n’y a que des interprétations » ne doit-il pas être associé au paragraphe 52 de L’Antéchrist, dans lequel Nietzsche définit un art de bien lire le texte du monde : « savoir déchiffrer des faits, sans les fausser par l’interprétation, sans perdre, dans l’exigence de comprendre, la prudence, la patience, la finesse ».

Revenant avec obstination et vigueur sur la nécessité de la vérité, Jacques Bouveresse adresse ses Foudres de Nietzsche à Michel Foucault (quoique ce dernier ne soit pas aussi catégorique que ses suiveurs[8]) ainsi qu’à tous ceux qui ont cru devoir en faire un philosophe de gauche, lorsque les positions politiques de l’auteur de Zarathoustra contredisent le plus souvent une telle inversion des valeurs. Car la pensée de gauche aime la démocratie, l’égalité, la raison, le progrès social ; du moins le prétend-elle. Or à ces valeurs il s’oppose vigoureusement, par exemple dans Par-delà le bien et le mal : « la démocratisation de l’Europe est en même temps, sans qu’on le veuille, une école des tyrans » (p 446). Ce qui n’est pas sans pertinence, tant la démagogie et l’homme providentiel du ressentiment peuvent guider les foules…

L’on se laisse charmer par la figure romantique et solitaire de Nietzsche, de meilleure compagnie qu’un Heidegger dont les accointances nazies sont avérées. L’on aime à ne pas voir ce qui gêne, en particulier le « radicalisme aristocratique » (mot-clef dès la quatrième de couverture), qui selon la pertinence de Jacques Bouveresse, définit au mieux notre auteur. Des formules odieuses contre les femmes, des réfutations justifiées du socialisme, tout parait à l’évidence interdire une naïveté gauchiste qui se chercherait de prestigieux prophètes.

Jacques Bouveresse est partagé entre les constats d’ignorance ou de mauvaise foi, de « l’aveuglement » de la part de ses pseudos « disciples », pour reprendre les mots de son sous-titre. À cette supercherie, Jacques Bouveresse oppose un argumentaire généreux, précis, appuyé sur de justes citations, surtout puisées dans Par-delà bien et mal et les fragments posthumes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Critiquant l’esprit boutiquier des Anglais, Nietzsche l’associe à la démocratie. Lorsque la gauche se veut hostile au libéralisme anglo-saxon, les diatribes nietzschéennes passent pour un anticapitalisme, alors qu’il faut les lire selon une perspective antidémocratique. Cependant si Nietzsche n’aime guère l’égalité et à la démocratie, il vomit, nous l’avons dit, l’antisémitisme et le nationalisme.

Gilles Deleuze[9] n’est pas sans responsabilité dans une telle lecture erronée. Contrairement à son fantasme, Nietzsche préfère Voltaire à Rousseau, le premier vitupérant contre l’égalité dans l’article « Égalité » du Dictionnaire philosophique. L’auteur de Nietzsche et la philosophie est-il aveuglé par l’idée selon laquelle tout penseur de haute-volée serait forcément de gauche ? Il aurait alors lu les excès de Nietzsche comme de simples artefacts rhétoriques. Être antirévolutionnaire et antidémocrate ne sont pas de vains mots chez ce dernier. Ce qui évidement ne permet en rien de l’agréger à quelque fascisme que ce soit, tant cet enrégimentement lui eût paru d’une insondable vulgarité, grégaire de surcroit, donc antiaristocratique. Au nationalisme étroit il préférait une européanité éclairée. En ce sens, lorsqu’en son avant-dernier chapitre Jacques Bouveresse se demande : « Nietzsche penseur apolitique ou totus politicus ? », il s’appuie sur Losurdo[10], malgré les réserves à l’encontre de cet essayiste, pour affirmer combien notre philosophe « est loin d’avoir été un penseur plus ou moins apolitique » (p 278).

Lire Nietzsche réclame une humilité, et surtout pas une adhésion sans condition. Jacques Bouveresse sait pratiquer une telle discipline sans abattre la hauteur de la pensée polymorphe et critique, du moralisme ironique que la foudre de la pensée finit par saccager. Même si à une élite aristocratique doit répondre pour lui une masse populaire asservie ; ce en quoi le libéralisme[11] politique et économique est aux abonnés absents. Quoiqu’il ne soit pas naïf face à l’étatisme qui sied tant à la gauche, mais aussi à la droite : « L’Etat, c’est le monstre le plus froid de tous les monstre froids. Et c’est froidement ainsi qu’il ment, et c’est ce mensonge qui sort de sa bouche : Moi, l’Etat, je suis le peuple », lit-on dans Ainsi parlait Zarathoustra (p 38). La recherche du vrai au sens politique n’a-t-elle pas à cet égard une essentielle dimension nietzschéenne ?

 

 

Cause ou conséquence ? L’hubris nietzschéenne, au point de croire que son Zarathoustra soit un livre qui ferait basculer le monde, le mènerait-elle à la folie des grandeurs, ou sa folie syphilitique en serait-elle déjà la cause ? Les romantiques ont glosé sur le voisinage de la folie et du génie. Préférons, même si elle est à remettre sur le métier, la recherche de la vérité - y compris dans la relativité anthropomorphique de cette dernière - qui n’a cessé d’animer l’ascète de Sils-Maria…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 


[1] Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1971.

[2] Georg Christoph Lichtenberg : Le Miroir de l’âme, José Corti, 2012.

[3] Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 38 [12], juin-juillet 1885.

[4] Friedrich Nietzsche : La Volonté de puissance, Mercure de France, 1903.

[5] Mazzino Montinari : La Volonté de puissance n’existe pas, L’Eclat, 1998.

[6] Friedrich Nietzsche : Correspondance avec Malwida von Meysenbug, Allia, 2005.

[7] Jacques Bouveresse : Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone, 2016.

[9] Gilles Deleuze : Nietzsche et la philosophie, PUF, 1973.

[11] Voir : Pourquoi un libéral lit-il Nietzsche ? Romantisme, philosophie critique et politique

 

Basílica de la Virgen de la Peña, Graus, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

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11 octobre 2023 3 11 /10 /octobre /2023 11:37

 

Collection Auguste Tolbecque, Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

 Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Musiques romanesques, entre Bach & Vivaldi :

Akira Mizubayashi : Suite inoubliable,

Léonor de Récondo : Le Grand Feu.

 

 

Akira Mizubayashi : Suite inoubliable,

Gallimard, 2023, 256 p, 20 €.

 

Léonor de Récondo : Le Grand Feu,

Grasset, 2023, 224 p, 19,50 €.

 

 

 « Ut pictura poesis[1] », ou : la peinture est comme les mots, disait le poète latin Horace, correspondance cependant mise en doute par Lessing dans son Laocoon ou des limites respectives de la poésie et de la peinture[2], en 1766. Cherchons alors une voie de traverse pour nous demander : l’écriture serait-elle l’équivalent de la musique ? Cette dernière dépasse la première par l’étendue de ses affects. De plus si l’écriture accompagne la musique, à moins que le vice-versa soit plus judicieux, à l’occasion de l’opéra ou des lieder, elle ne peut que se risquer à commenter, paraphraser, dire petitement la chair d’une voix de soprano, la couleur brillante d’un clavecin ou profonde d’un violoncelle, sans en être pourtant l’équivalent, l’imitation ni le double, inatteignables. Auprès d’une telle problématique, un tel instrument à cordes est l’âme du roman d’Akira Mizubayashi, Suite inoubliable, lorsque le violon baroque de Vivaldi résonne avec une intense sensualité parmi les pages du Grand feu de Léonor de Récondo. Les mots des romanciers nous conduisent vers l’écoute, suggérant ainsi les filiations et les amours, la nostalgie et les fantasmes, les bonheurs et les tragédies, les accents et les voix des maîtres baroques.

 

 

Entre 1934 et 2020, il y a de quoi cheminer bien des vies ; ou les détruire. C’est la vague temporelle choisie par Akira Mizubayashi pour inscrire son héros de chair et de cordes. Car il est tout autant un violoncelle qu’un agrégat de personnages au centre desquels brille Pamina, une jeune luthière parisienne.

Cependant un prologue japonais nous prend d’abord à la gorge. Car le jeune Ken, en ce jour fatidique de 1945, doit être incorporé parmi l’armée nipponne, alors que Tokyo est bombardée par les Américains. Ainsi laisse-il en dépôt son violoncelle précieux, un « Goffriller », à Hortense Schmidt, réfugié dans la campagne, non sans que l’amour les réunisse : « La nuit sera longue, mais ma vie sera courte », confie-t-il. Après que leurs corps se soient amoureusement enlacés, au soir et au matin, il leur reste la première Suite de Jean-Sébastien Bach pour unir une dernière fois leurs doigts, leurs oreilles et leurs esprits. Le chant, venu du XVIII° siècle, s’élève, « comme la voie grave d’un moine prononçant une longue et intense prière sans parole ». Ken survivra-t-il à cette guerre ?

Comme par l’osmose du souvenir, le récit revient sur la formation de Ken, son voyage en France, son violoncelle japonais à la main, son succès lors du concours de Lausanne, qui lui permit de recevoir en prêt ce « Matteo Gofriller » fabriqué à Venise en 1712. Il interprète des partitions, des concertos, entre Haydn et Elgar, qui demandaient à la plupart des élèves de Pierre Fournier « un effort de Titan et une patience d’ange ». Contraint de revenir à Tokyo, avec quelques condisciples, il parvient, malgré le poids politique terrifiant, à jouer en trio, en soliste, lors d’un concert clandestin, dans l’arrière-salle d’une librairie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi, entre le prologue et l’épilogue, datés de 1945 et de 2020, le roman s’articule en une Suite : « Prélude », « Allemande », « Courante », « Sarabande », « Menuet I et II », « Gigue » enfin. Comme l’avait fait Jonathan Littell, dans ses Bienveillantes[3], quoique dans une tout autre perspective. Et si la narration progresse de manière chronologique, au travers des aléas brutaux de l’Histoire, notre auteur ne s’interdit pas les retours en arrière, en un labyrinthe mémoriel. Quant aux personnages de fiction, Ken, Hortense et Pamina, ils, s’inscrivent néanmoins parmi un aréopage de concertistes et de professeurs réels, à l’instar de Pablo Casals.

Comme avec l’art des sons, les livres permettent de s’évader du réel et de « la « servitude volontaire » au service de l’Empire : c’est dans une bibliothèque que le jeune Tetsu fait son éducation. Lui aussi reçoit en 1945 « le fatidique papier rouge » d’incorporation. Pour mourir. « J’abhorre cet Etat », confie son père. Un fantôme, une arrestation pour traitrise envers la nation, tout conspire au désespoir.

Plus tard, en 2016, Pamina, dont le prénom se réclame de l’héroïne de Mozart, dans La Flute enchantée, restaure et copie les violons et violoncelles les plus prestigieux dans l’atelier que lui a transmis un vieux luthier. Sa rencontre avec Guillaume, violoncelliste, est providentielle : il s’agit de réparer une « fracture d’âme ». Qu’il s’agisse de l’instrument ou des êtres, l’on devine que seule l’expertise, à la fois technique et musicale, fera chanter les âmes. Une lettre cachée dans le tasseau, une étiquette à découvrir au fond des instruments, tout concourt à rapprocher les êtres et la mémoire, offrant au lecteur une belle histoire de filiation, dont le violoncelle nommé « Pax animae » détient le secret.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’écriture n’ayant peut-être pas entièrement la finesse constitutive d’écrivains japonais comme Yasunari Kawabata[4] ou Yoko Ogawa[5], notre écrivain n’est pas le Proust de la « Sonate de Vinteuil », dont la description outrepasse le pouvoir des mots. Malgré la platitude irrévocable de certaines phrases, il n’en reste pas moins que le pouvoir évocateur de cette fresque romanesque est fort séduisant. La délicatesse des sentiments face aux monstres de l’Histoire, tel est le contrepoint troublant de l’instrumentiste écrivain, dont le clavier à plus d’une corde à son arc. La musique, dont ce violoncelle est l’allégorie, devient le personnage principal du récit, unissant les hommes par-delà le fracas des continents que la guerre disloque, aux dépend des corps broyés, que « le slogan fanatique de l’Empire divin immortel » croyait devoir sacraliser.

Le message d’Akira Mizubayashi est clair : il s’agit de se libérer de la tutelle de l’Etat tyrannique ; et l’art en est le moyen suprême. Le théâtre des Champs Elysées dépasse le « théâtre des délires guerriers ». La portée universelle d’une telle éthique ne se dément pas.

Akira Mizubayashi écrit-il toujours le même livre ? Cette fois, dans Reine de cœur[6], il s’agit de Jun, un étudiant au Conservatoire de Paris, lorsqu’il affine son jeu sous la houlette du professeur Maurice Vieux. Mais, alors que l’action se développe en 1939, le conflit sino-japonais le contraint à rentrer au Japon. Quittant la France, il laisse derrière lui son grand amour, sa « Reine de cœur », la jeune Anna, déchirante séparation entre le bateau et le quai, brièvement évoquée dans Suite inoubliable. Ainsi le dernier roman se greffe sur le précédent, Reine de cœur, dans lequel Mizuné, une jeune altiste parisienne, ouvre les pages d’un roman qui lui rappelle étrangement l’aventure de ses grands-parents, Jun et Anna, qu'elle n'a pourtant jamais connus. La guerre et son effroyable inhumanité, l’abjecte hiérarchie militaire qui ordonne au novice le meurtre, sont l’antithèse d’une histoire d'amour, charnelle et musicale. Le choc tragique entre un Japon aux grandeurs nationales coupables de bien des atrocités et les raffinements de la culture, tant musicale que linguistique, ne peut que bouleverser un lecteur attentif. Cependant, si l’on est plus exigent, peut-être se sentira-t-on un peu floué tant les motifs s’entrecroisent, se répètent de livre en livre.

Depuis Un amour de mille ans[7] et Âme brisée[8], notre auteur, d’origine japonaise, né en 1951, nous fait l'amitié d'écrire en français. Il se traduit d’ailleurs lui-même dans la langue de Bashô. N’a-t-il pas à cet égard également écrit un essai, intitulé Une Langue venue d’ailleurs[9] ? Au moyen d’une esthétique de la variation et du contrepoint, au sens musical des termes, il goûte les quêtes familiales, composant ses opus comme l’on dispose en quelques mouvements une sonate, un quatuor. L’écrivain pourrait, qui sait, alors se changer en double de Bach, de Mozart, de Schubert…

 

Collection Auguste Tolbecque, Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

 Photo : T. Guinhut.

 

Lorsqu’Akira Mizubayashi fait de l’intégrale des Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach l’œuvre-phare et toute intérieure de son roman, c’est à la source du XVIII° siècle qu’il puise. De même, Léonor de Récondo revisite l’ère baroque pour s’attacher à la figure d’Antonio Vivaldi, cette fois dans la perspective d’un roman historique. Son Grand feu est indissolublement et à la fois passion musicale et passion amoureuse. Mais au chant du violoncelle, elle préfère celui du violon.

La modeste héroïne voit le jour en mai 1699 à Venise. Dans une époque d’« épidémies, joies, inquisition, secrets, éblouissement d’eau et de de feu », l’enfant chantera « parmi ces anges », ceux de L’Ospedale de La Pietà. Après bien des rejetons morts, sa mère souhaite lui voir intégrer le chœur des jeunes filles. Quoiqu’Ilaria ne soit pas de ces nombreux enfants abandonnés et recueillis par La Pietà, elle est offerte au sacerdoce de l’art. Bientôt, parmi ses consœurs, se détache Maria, dont la voix d’alto si grave l’enchante. Mais avant qu’elle puisse prendre des leçons de chant, c’est le violon de Vivaldi qui doit l’occuper : un Matteo Goffriller (une fois de plus !) à la taille de la petite. Commençant la longue initiation par le premier pizzicato, Ilaria est gagnée par cette « vibration aux confins de son imagination ». Mais lorsque Bianca la repousse, car trop grande maintenant pour se blottir contre elle, le drame approche son ombre, pensant à une jeunette qui s’est jetée dans le puits : pour quel chagrin ? S’absenter la nuit lui vaut punition : sa tresse est tranchée…

Bien heureusement un concert mené par Vivaldi lui-même anime les jeunes filles dans une cour au soleil : « La beauté, certains soirs, désarme la mélancolie ». Si elle n’était à huit ans qu’auditrice, à treize ans elle joue dans ces « faisceaux de musique qui se rassemblent et s’embrasent ». Les admirations, les amitiés sont environnées par la brillance de la Sérénissime, par ses canaux, ses églises, sa lagune, qu’Ilaria ne découvre qu’à l’occasion d’un concert privée chez son ami Prudenza. Le feu du concert est tel qu’il lui faut se jeter dans le canal pour se rafraîchir. S’agit-il d’une prolepse ? Mais un autre feu couve, celui du regard d’un auditeur et contemplateur, qui ne rate rien du « voile mouillé », le frère de Prudenza, Paolo, jeune homme qui rêve par ailleurs de conquêtes militaires : « La beauté du corps d’Ilaria le saisit du ventre à la gorge », au point de subtiliser le « ruban rouge ». Ilaria ne sachant rien de cet amour de loin, un autre feu, celui d’Eros, va-t-il embraser les personnages ? La Prieure par exemple, serait-elle bouleversée elle aussi ? Vers l’accomplissement, vers la tragédie ? Lors d’une fête vénitienne, puis d’une représentation opératique, Ilaria se laissera-t-elle guider par l’amour de Paolo ? Ce dernier rejoindra-t-il les rangs de la flotte militaire pour vaincre, ou pour mourir ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Maître de chant, de violon et compositeur, Antonio Vivaldi, surnommé « Le prêtre roux », aux cheveux « couleur braise », est sans cesse à l’arrière-plan de ce récit. Il apparait lorsque l’on évoque « une passion à la hauteur de son admiration » pour la voix de Maria, lorsqu’il est ému par la nuque et les improvisations d’Ilaria, et lorsque sous sa direction la ferveur sonore, invisible, bouleverse les auditeurs. Car « la musique est un art qui se façonne dans une addition d’âmes ». Devenue l’assistante de Vivaldi, dont elle recopie les partitions, dont elle extrait avec son archet la quintessence, elle parvient à une dimension supérieure, inédite, lorsqu’il qu’il lui confie la complétude de son opéra en cours de composition, cette « forme-monde ». D’autant que « c’est dans le son qu’elle déclare son amour ». Est-il possible qu’après Barbara Strozzi une femme soit compositrice ? Une synesthésie fait de cette création le reflet du bleu d’une robe et de la lagune. La romance pourpre est belle comme un fantasme…

Au-delà du champ musical et passionnel, le roman résonne des échos de la décadence politique et militaire de Venise, de la pression ottomane sur la mer Egée, du souvenir de la visite de Galilée et de l’un de ses livres dans la bibliothèque. Les portraits sont dessinés avec acuité, à l’instar de celui de la Prieure de La Pietà, intransigeante, et cependant bourrelée de désirs inavoués pour ses pensionnaires, pour Ilaria, jusqu’à l’étreinte...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avec l’incessant concours de la flamme de la métaphore filée, le « grand feu » du chant est ici conté comme un vaste poème en prose sensuel, avec les soupçons des lumières du conte merveilleux. Chaleureuse, intensément lyrique, la belle écriture de Léonor de Récondo embrase en effet son lecteur. Née en 1976, elle est également violoniste, ceci expliquant cela. Lauréate du concours international de musique baroque Van Wassenaer (aux Pays-Bas) en 2004, elle office parmi l'ensemble L’Yriade. Ses doigts sont donc aussi talentueux sur les cordes que sur le clavier. En 2010, sa carrière d'écrivain s’ouvre avec un premier roman, La Grâce du cyprès blanc[10], suivi par Rêves oubliés[11], glanant au passage de nombreux prix. Nous nous doutons que La Leçon de ténèbres[12] fait écho à de telles leçons chez des compositeurs comme Charpentier, musique religieuse à l’occasion de la semaine sainte, pour voix et basse continue. Une nuit brûlante au musée du Greco à Tolède, permet de visiter les voyages du peintre. Ne doutons pas que le sens des couleurs de la romancière y fasse merveille.

 

Ainsi, à la lecture des romans d’Akira Mizubayashi et de Léonor de Récondo, l’un plus profond, l’autre plus sensuelle, éloignés par les siècles et par les soubresauts de l’Histoire, mais unis par les correspondances des cordes et des archets, pourrions-nous, qui sait, paraphraser le titre de Bernard Bro[13] : la musique sauvera le monde…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Horace : Art poétique, v. 361.

[2] Lessing : Laocoon ou Des limites respectives de la poésie et de la peinture, Hermann, 1990.

[6] Akira Mizubayashi : Reine de cœur, Gallimard, 2022.

[7] Akira Mizubayashi : Un amour de mille ans, Gallimard, 2017.

[8] Akira Mizubayashi : Âme brisée, Gallimard, 2019.

[9] Akira Mizubayashi : Une Langue venue d’ailleurs, Gallimard, 2011.

[10] Léonor de Récondo : La grâce du cyprès blanc, Le Temps qu’il fait, 2010.

[11] Léonor de Récondo : Rêves oubliés, Sabine Wespieser, 2012.

[12] Léonor de Récondo : La Leçon de ténèbres, Stock, Ma nuit au musée, 2020. 

[13] Bernard Bro : La Beauté sauvera le monde, Cerf, 1990.

 

Collection Auguste Tolbecque, Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

 Photo : T. Guinhut.

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29 septembre 2023 5 29 /09 /septembre /2023 09:39

 

Bardenas Reales, Tarragona, Navarra.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Jean-Clet Martin philosophe

du coup de dés & de l’enfer.

 

 

Jean-Clet Martin : Et Dieu joua aux dés, PUF, 2023, 464 p, 21 €.

 

Jean-Clet Martin : Enfer de la philosophie,

Léo Scheer, 2012, 132 p, 15 €.

 

 

 

Du chaos naîtrait le hasard, ou ce qu’en ferait un dieu, son absence, soit le monde, l’univers, en digne état de marche. Et si « l’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision[1] », selon Gilles Deleuze, il n’est pas certain que ce qu’en fait l’artiste ait son exact équivalent à l’occasion de la démarche du philosophe. Appréhender la nature terrestre et humaine en sa complexité reste encore une énigme pour le descendant de Socrate, y compris au moyen des sciences les plus fines et récentes. Ce pourquoi, flirtant avec géométrie et mathématiques, Jean-Clet Martin postule : Et Dieu joua aux dés. À condition, nous direz-vous, de croire en Dieu, au risque d’assimiler son enfer à celui de la philosophie.

 

 

Pourtant « Dieu ne joue pas aux dés », disait Alfred Einstein. Une histoire de la théologie, de la philosophie et des sciences ne dit pas autre chose. Le fiat créateur divin trouve d’abord sa confirmation grâce à la correspondance avec les mathématiques et la géométrie, comme sur une toile où transcrire une réalité bien plus profonde, ce en passant par Descartes et les équations. Sauf que l’auteur du Discours de la méthode « participe d’un monde qui sent se dérober tout référentiel » ; sauf que ces mathématiques débordent « notre pouvoir fini de compter ». De plus l’idéalité mathématique bute sur les failles, le chaos, comme lorsqu’Hippase de Métaponte que la découverte de l’étrangeté du nombre  pi condamnait à être abandonné dans une barque, ce par les pythagoriciens qui faisait du nombre un dieu rationnel. Voici notre antique personnage également condamné à contempler « une divinité qui jouait aux dés ». Ce pourquoi le bonhomme est la figure tutélaire de l’essai de Jean-Clet Martin.

L’histoire de la géométrie et des mathématiques cependant dispose de « chiffrages fantômes », d’un arsenal d’irrationnels et d’imaginaires, de racines négatives, toutes demeures ouvertes sur l’inconnu, voire l’inconnaissable. Au XIX° siècle, Cardan poursuit la perfection idéale des entiers naturels, au dépend de sa vie désastreuse. De surcroit, depuis les « solides de Platon », en passant par le « graphe de Schläfli », dont les 216 arêtes côtoient le vertige, un chemin vers la quatrième dimension pourrait se dessiner, plus encore grâce à «  l’œil de l’ordinateur » et l’intelligence numérique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autre mystère des sciences et de la pensée : « le néant n’a pas de propriétés ». En est-il de même du vide cosmique, de l’avant big-bang, de l’après big-crush ? Et si nous virons là du côté de cette absence conceptuelle qui répond à l’immensité cosmique, un autre infini nous stupéfie, lorsque s’ouvre « la course à l’infinitésimal ». De la physique quantique où dansent les plus infimes particules, entre ondes et corpuscules, aux « atomes numériques », le monde se révèle introuvable. Il faut alors le secours de la poétique de Jorge Luis Borges, dont « La bibliothèque de Babel[2] » tutoie avec son labyrinthe de pentagones l’infini combinatoire ; et de William Shakespeare, dont la « roue » venue d’Hamlet[3], parmi laquelle en « ses vastes rayons dix mille êtres inférieurs sont mortaisés et joints », est la roue du devenir qui ne peut manquer de s’écrouler en enfer. Le tout à l’instar d’une « équation quartique » et de la « folie mathématique ».

Qu’il s’agisse d’un « château de cartes » ou d’un « coup de dés logarithmique », s’il faut pousser les portes du chaos pour approcher la genèse de l’univers et son ébouriffant développement, les mondes multiples et autres plurivers ne peuvent que déboucher que sur « un pluralisme philosophique ». « Nouvelle monadologie » après Leibniz, « concept de transformation quasi ondulatoire » venu de Fourier, tout, du moins la poursuite d’une théorie du tout introuvable comme en territoires de physique et de cosmologie, tout permet de penser « selon un modèle qui n’est pas une harmonie préétablie par un Dieu omniscient ». La chute d’un coup de dés présiderait aux nécessités et autres apories du calcul qui permettraient une approche partielle et chaoïde de l’univers autant que de nos modestes neurones. Là réside « le péril de la liberté », qu’il faut comprendre, nous semble-t-il, au sens de la créativité du monde physique, voire jusqu’à celui du libre arbitre des créations scientifiques littéraires, artistiques et politiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le hasard, quoique paraissant le reflet de notre incapacité à formaliser, est bien « un arrangement effectif de la nature, une formalisation de ses orientations multiples ». L’hypothèse de Riemann, qui suggéra des dimensions supérieures à trois et quatre pour décrire la réalité physique, qui permit ensuite le développement de la relativité générale, voit ici son explosion, comme une genèse inaugurale à la polymorphie universelle. Repensons à cet égard à la célèbre hypothèse de Riemann, sur les zéros non triviaux de la fonction zêta, qui n'est toujours pas démontrée et fait partie des vingt-trois problèmes de Hilbert, sans compter les sept problèmes du millénaire. Du dé manquant à l’absence de preuve, « si l’idéal mathématique classique culminait le plus souvent en un autre mode, transcendant, le voici engagé désormais en un espace-temps brisé, à la poursuite de quelques solides platoniciens tombés comme autant de dés dans l’immanence du monde ». C’est-à-dire ce que Jean-Clet Martin appelle « l’anexact », ce qui est évidemment à la lisière de l’indécidable de Gödel. L’improbable vérité nous manquera peut-être toujours, ce qui par ailleurs n’a rien à voir avec un piètre relativisme[4]. La nature n’a que faire de l’abstraction théorique de l’humaine intelligence, elle nous déborde sans cesse. Et quoique nous avancions avec obstination dans sa connaissance, sa complexité ouvre sous nos yeux ébahis la variabilité de ses complexités fascinantes.

C’est en un voyage conceptuel ambitieux, profus, sinueux, que nous embarque le vaisseau spatial Jean-Clet Martin. Du « plan complexe » des géométries à la descente vers l’infinitésimal, la philosophie de la nature et des sciences cherche son identité, ses définitions, lance ses filets pour accéder à une lecture polymorphe digne de la complexité de notre espace et de notre temps. Même si la chose est parfois ardue, voire inaccessible au commun des mortels, en particulier à l’occasion des finesses mathématiques, manquant par moments de quelques éléments d’explications et d’initiation accessibles au profane, le défi est brillamment relevé, avec les concours des sciences les plus dures et les plus quantiques, avec les concours en miroir de Jorge Luis  Borges et de ses « sentiers qui bifurquent[5] ». Etonamment, l’essai, au-delà de ses capacités de conviction, emporte le lecteur patient en une délectation intellectuelle et métaphorique, voire poétique. Etourdissant, Jean-Clet Martin l’est à plus d’un titre. Comme il osa explorer les voies de la science-fiction[6], il s’aventure parmi les sciences et les mathématiques les plus fines, tout en faisant flirtant sans peur avec l’imaginaire. Shakespeare et Borges voisinent avec Galois et Riemann. Il faut alors avouer l’infinitésimale modestie du lilliputien critique, aux lectures peut-être erronées, face au massif granitique et cependant scintillant de ces denses quatre-cent-cinquante pages, face au travail de Sisyphe mené avec un impressionnant brio. Chapeau bas, chers lecteurs !

 

Sur le sol, les dés du jardin.

Photo : T. Guinhut.

 

Si certains esprits ont cru voir dans les mathématiques un paradis, c’était au regard de leur supposée perfection, un antidote à l’enfer de la vie quotidienne, voire à l’enfer philosophique. En imaginant des philosophes au paradis, nul doute que l’on y verrait Saint Thomas d’Aquin, au milieu des rilkéennes « hiérarchies des Anges[7] » qu’il a si bien su théoriser. Dante ne s’y est pas trompé, en réservant une place lumineuse au Docteur angélique, à partir du chant X de son « Paradis ». Mais combien de philosophes trouverions-nous aujourd’hui dans son Enfer, ou plutôt dans ce bain d’enfer où ils naviguent, en-deçà de l’impensé des classiques, comme de vieux crocodiles lavés à l’acide ? Ceux qui, horribles travailleurs, se sont propulsés au fond du gouffre pour trouver les soucis et les aspirations les plus triviaux et infâmes de l’homme. Plutôt que « l’illusion idéaliste qui se croit dans le vrai », Jean-Clet Martin fore alors « ce calice vertigineux (…) peuplé par son propre photogramme, ses propres souvenirs, inséparables d’une chute dans la mouise de l’événement ou les détritus bigarrés de la vie ». C’est ainsi qu’il se livre à une édifiante énumération commentée de ces philosophes qui creusent les sous-sols de l’humanité pour y découvrir les soubresauts de l’angoisse et du vide de Dieu, de l’incompréhension de ses contemporains, de la souffrance, du mal, sans compter le chaos cosmologique.

Il ouvre d’abord la bouche du « Cri » de Munch, qui, faute de langage, s’exprime en peinture, comme « le bruit de fond de l’univers », puis le « vivre seulement ici » de la musique de Mahler, qui est aussi « chaos » et « mathématique des sons dissolue par bien des paradoxes ». Il s’interroge alors : « comment vivre sur ce plan d’inconstance lorsque plus rien ne s’ajointe et que tout motif, toute phrase, tout élément de structure s’enfoncent, gagnés d’une dissolution chaoïde »…

La perte de l’unité est également celle de Kierkegaard, « au cœur de l’irrationnel le plus obscur », qui rompt avec sa fiancée « pour préserver le charme de la rencontre tout en vivant désormais l’enfer de la séparation ». Perte contre laquelle veut lutter « Hegel le renégat (…) portant avec lui la mémoire dure du monde ». De Schopenhauer à Nietzsche, « il n’y a sans doute rien à attendre de l’avenir, aucun paradis, plutôt d’universelles souffrances (…) Chacun est comme un jet de pierre, un atome incommunicable ». Ainsi Nietzsche, celui qui connait la mort de Dieu, est « répudié, traîné dans la boue (…) par les recensions de la presse que seuls les clichés du moment semblent retenir », remarque incidente, mais pertinente, on ne peut plus actuelle, à laquelle Jean-Clet Martin et son modeste critique échappent peut-être, osons-nous l’espérer...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourtant Hölderlin rêve « de se baigner dans la même eau que celle des Grecs », lui qui est dans « dans l’éclair, immobile, du feu de l’enfer qui joint les contraires », mais aussi, comme Van Gogh, « à la limite de toute impuissance qui caractérise tout geste créateur ». S’agit-il là d’un bel échec ? Comme lorsque Dostoïevski, après Baudelaire et ses Fleurs du mal, approche « cette déchéance extrême qui rend palpable la proximité du Bien avec le mal »…

Plus loin, Jean-Clet Martin emprunte à Alain Badiou, le concept d’ « Inesthétique[8] », qui est peut-être le signe et le lieu infernal de l’art contemporain, qui a trop souvent perdu, ou voulu perdre, le lien avec la beauté[9]. À moins que cette « inesthétique » puisse en être une forme nouvelle, venue par exemple du fantastique de Lovecraft[10]

Fouillé par notre essayiste, ce « Plurivers », cet « art des constellations », cet « ossuaire » des penseurs est évidemment une sorte de cimetière vivant de la philosophie, où, au-delà d’une physique et d’une métaphysique euclidiennes, il s’agit de dénoncer, dans la continuité nietzschéenne, le platonisme et l’utopie totalitaire de La République. Et d’explorer « des sauts démoniaques, parfaitement illogiques pour ne pas dire inesthétiques », jusque parmi le « vortex d’une baignoire cosmologique », à la lisière des sciences des nouvelles mathématique et physique. Mais, pour échapper à l’éternel retour du trivial et du chaos, au nihilisme, le néant du nirvana est-il la solution ? Malgré « l’infinie nullité qui rend ma bulle d’existence à elle-même », mieux vaut écrire et vivre L’Enfer de la philosophie, en toute consciente inquiète et fatalement partielle, un de ces livres de philosophie « qui sont des coupes, des aventures d’idées ».

 

 

Animateur d’un blog au titre à la fois modeste, futile et brillant, « Strass de la philosophie[11] », au contenu roboratif, Jean-Clet Martin est un érudit papillonnant autant qu’un obstiné des travaux de fouille karstique et de terrassement labyrinthique parmi les « chemins qui ne mènent nulle part[12] » de ses philosophes aimés jusqu’à la passion. Sa prose riche et claire (sauf peut-être sur Hegel[13]) autant analytique que métaphorique, sert à merveille l’argumentation erratique - donc conforme à son sujet - et cependant solide. Un livre étrange et séduisant, anti-dogmatique et cheminant, d’un philosophe autant que d’un poète. Qui ne dédaigne pas les allitérations et les métaphores filées pour « s’enferrer aux fers de l’enfer » et préfère le mur perceptif de la caverne à l’illusoire sortie platonicienne : « l’écran où se joue la vie, la seule vérité de la fiction »… Armé de concepts qu’il n’hésite pas à malmener, et d’une langue souple, Jean-Clet Martin poursuit un combat inégal, et cependant serein, contre cet infernal éclatement du réel et de la philosophie qui est en nous. Finalement, cette progression philosophique, depuis « le fond moléculaire de l’idéation », est une sorte de roman autobiographique borgésien, grâce aux rappels des précédentes étapes que sont ses précédents livres[14] ; mais également une sorte d’autoportrait intellectuel. Qui est aussi le nôtre… Quel coup de dés permettrait à la science de sortir par le haut de l’enfer philosophique ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, 191, p 192.

[2] Jorge Luis Borges : « La Bibliothèque de Babel », Fictions, Folio, 2018.

[3] William Shakespeare : Hamlet, acte III, scène 3.

[5] Jorge Luis Borges : « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », Fictions, Folio, 2018.

[7] Rainer-Maria Rilke : Elégies de Duino, Œuvres, Poésie, Seuil 1972, p 315.

[8] Alain Badiou : Petit manuel d’inesthétique, Seuil, 1998.

[12] Pour reprendre le titre d’Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle-part, Tel Gallimard, 1996.

[13] A moins que notre connaissance infinitésimale d’Hegel en soit la cause…

 

Bardenas Reales, Tarragona, Navarra.

Photo : T. Guinhut..

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17 septembre 2023 7 17 /09 /septembre /2023 08:57

 

Santo Domingo, siglo XII, Soria, Castilla y Léon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Images, rythmes et poésies du Moyen Âge.

Les Images médiévales

& Les Rythmes au Moyen Âge,

par Jean-Claude Schmitt :

Du Cloître à la place publique,

par les poètes médiévaux du nord de la France.

 

 

 

Jean-Claude Schmitt : Les Images médiévales. La figure et le corps,

Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 2023, 368 p, 29,50 €.

 

Jean-Claude Schmitt : Les Rythmes au Moyen Âge,

Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 2016, 722 p, 35 € ;

 

Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle

anthologie et traduction par Jacques Darras,

Poésie Gallimard, 2018, 560 p, 9,90 €.

 

 

 

Il y a belle lurette qu’avec mépris l’on ne considère plus le Moyen Âge, conspué au XIX° pour sa barbarie et son obscurantisme. Trois somptueuses parutions viennent une fois de plus invalider ce préjugé flétri. Ce sont d’une part deux essais brillants et généreux de Jean-Claude Schmitt, Les Images médiévales et Les Rythmes au Moyen Âge, et d’autre part une étonnante anthologie, choisie et traduite par Jacques Darras, qui, Du cloître à la place publique, présente les poètes médiévaux du nord de la France aux XII° et XIII° siècles. Voilà qui rythme la langue d’oïl de vers, entre verve amoureuse, facétieuses « fatrasies » et religieux Miserere. Ainsi les arts du temps, rythme et musique, ceux de l’espace, image et figure, ceux de la poésie, entre sacré et profane, si prégnants pendant la vaste ère médiévale, ère savante et raffinée, résonnent, comme depuis leur floraison originelle, jusqu’à notre aujourd’hui.

 

Au contraire de son contemporain, du moins à peu près, l’Islam pour ne pas le nommer, le Moyen Âge occidental aime et cultive les images. Bien plus étonnamment, puisque l’Ancien Testament venu du judaïsme, lui-même aniconique, n’imagine pas le visage de Yahvé, elles s’emparent du corpus qui va de la Genèse à la résurrection du Christ. De longtemps, le christianisme met en œuvre « le paradoxe d’un monothéisme iconophile ».

Si le point nodal et bouillonnant de l’essai de Jean-Claude Schmitt est médiéval, il brasse infiniment plus large puis qu’il part du geste pictural inaugural : cette main d’argile sur la paroi de la grotte Cosquer, pérenne depuis 28 000 ans avant Jésus-Christ. Il étend son expertise au-delà de la (trop ?) fameuse pipe qui n’en est pas une de Magritte. La représentation est en tout état de cause au cœur de la dynamique de l’humanité. Reste à l’historien d’en restituer les formes, les fonctions et les effets au cours du temps. De façon à considérer qu’au-delà de leur valeur esthétique, réside pour l’homme médiéval une dimension de l’image bien plus prégnante, celle de l’honneur du souverain et surtout la gloire de Dieu, soit le modèle divin. La figuration, la matérialité et la corporéité fondent ainsi « l’image en chrétienté », a contrario de l’idolâtrie, à laquelle crut répondre l’iconoclasme byzantin.

En conséquence, au-delà de la mimesis antique, « la présentification de l’absence », celle de Dieu, et la représentation de l’au-delà sont des constantes. « Mobiliser le divin »  est la priorité. L’imitation s’éclipse au profit de la figuration, c’est-à-dire de la « figura des théologiens ». Mais au cours d’un millénaire, jusqu’à la veille de la Renaissance, styles et thématiques évoluent. Emaux, miniatures des manuscrits, Bibles historiées, retables, s’ils ne connaissent guère ce qui sera la perspective renaissante, voient le réalisme les métamorphoser, du paysage au portrait. Mais à l’idée d’une évolution historique linéaire, Jean-Claude Schmitt préfère avec raison « la métaphore géologique  des nappes de charriages », lors que des chevauchements s’observent sans cesse.

Il faut alors étudier le tabernacle de Moïse, dans un manuscrit du XV° siècle, riche de fleurs et d’animaux colorés, à la fois célébration de la Création et « moralisation des espèces ». Ou encore le calendrier du Bréviaire de Belleville, lui enluminé au XIV° siècle par Jean Pucelle, dont les figures typologiques confirment les concordances de l’Ancien et du Nouveau Testament et rivalisent de motifs historiés, de lettrines, d’allégories et de rinceaux, entre vices et vertus. De plus étudier le geste rituel du signe de croix montre combien les techniques du corps ont à voir avec l’effet de la présence divine et avec le sensible.

Pour approcher les prémices de la Renaissance, « le portrait et la mort » inscrivent la figure dans le plan de Dieu, alors que peu à peu, celui qui est représenté s’individualise dans la dimension pas seulement eschatologique de la dévotion, mais sociale, si l’on pense plus particulièrement à L’Homme au turban rouge de Jan Van Eyck, en 1443.

En fait, le « mythe incarnationnel », dès lors que le Dieu s’est fait homme, explique cette prévalence de la figure et du corps, de l’image enfin dans l’art occidental. Si « le corps est la prison de l’âme », il est également utilisé à des fins symboliques. Pensons à la main créatrice de Dieu, à la bénédiction, aux plaies du Christ. Plus étonnante peut-être est « l’exception corporelle de Marie » : n’est-elle pas la seule, parmi l’humanité, dès après sa mort, ou plus exactement de sa « dormition », à bénéficier de l’assomption, y compris de son corps ? Ce dont regorgent les enluminures des psautiers et autres livres d’heures.

L’on ne s’étonnera pas que fidèle à l’esprit de la collection « Bibliothèque illustrée des histoires », ces Images médiévales regorgent non seulement de fine érudition, mais d’enluminures, d’évangéliaires d’ivoire, de gravures, entre Jean Fouquet et Marin Schongauer, de retables et d’annonciations peints par Robert Campin et Carlo Crivelli. Mais aussi, étonnamment, à l’occasion du dernier chapitre, « Le corps de la Vierge », de photographies. Car, humaine et cependant digne d’assomption, elle reste une figure révérée tant par les peintres médiévaux que la « Romaria fluvial » de Bélem, au Brésil, lorsque cinq cents bateaux portent des peintures, des ex-voto, rejouant pour la foule l’apparition originelle de la statue de la Vierge, grâce à son dédoublement à l’aide d’une réplique. Comme quoi une « question bien médiévale » reste pérenne. La vénération populaire ne peut se passer d’images…

       Comme aujourd’hui, où rythmes scolaires et de travail sont les balises de notre temps quotidien et une pierre de touche politique,  rythmes sociaux et rythmes esthétiques se conjuguent au Moyen Âge, entre 500 et 1500 ; c’est la thèse de Jean-Claude Schmitt, historien bourrée de délicieuse et communicative érudition. Mais en ce millénaire médiéval, comme Dieu rythma en six jours et un jour de repos la création du monde, l’espace et l’humanité médiévaux sont rythmés dans une perspective holistique et religieuse. Lié « au langage et à la musique », le rythmus latin est le reflet et l’expression du divin. Aussi la musique, « art du nombre et des proportions », conjugue mesure, tempo, rubato, accents, répétitions. Ainsi les porches sculptés et leurs voussures regorgent de figures selon les quatre évangélistes, les douze apôtres, les animaux de la création

      Un peu comme le Décaméron de Boccace composé au XIV° siècle, Jean-Claude Schmitt divise son livre en six « journées ». À l’épilogue, au septième jour, notre essayiste se repose enfin, en digne et néanmoins modeste démiurge. Dès lors, la première journée commence, étrangement, peut-être maladroitement, à rebrousse temps, par s’intéresser à la séquence XIX°-XXI° siècle, en pointant du doigt Baudelaire et Walter Benjamin[1], impressionnés par les passages et la foule rythmant « Paris capitale du XIX° siècle ». Il s’agit d’utiliser les outils conceptuels d’aujourd’hui pour lire le Moyen Âge : l’historien se posant les questions de son temps, il ne s’agit pas de recourir à l’anachronisme, mais à la prudence : « derrière l’apparente continuité du vocabulaire, se cachent généralement de profonds bouleversements des contenus », donc des rythmes sociétaux et spirituels dont il faut retrouver les figures et le sens.

      L’évolution de la langue latine a permis la création du vers rythmique aux dépens du vers métrique de Virgile. Or « la poésie savante ou populaire est toujours chantée », et la musique d’église est « par-dessus tout vocale ». Danse et art oratoire participent de cette conception musicale du rythmus. L’on s’appuie alors sur le De musica de Saint Augustin, pour lequel il s’agit de donner « le plaisir qui consiste à découvrir dans les mouvements les nombres et à s’élever par eux à une vérité supérieure aux réalités sensibles ». Le plain-chant résonne sous les voûtes des églises, enlevant l’âme vers le divin. De Pérotin à Guillaume de Machaut, l’art vocal gagne en complexité, en raffinement, sans perdre sa pureté.

      Bientôt, au rythme s’ajoute la rime, le verbe « rimer » apparaissant en 1120, dans un « Bestiaire moralisé ». Ainsi naissent « chansons de gestes, de saints et de croisade », mais également la fameuse « Ballade des pendus » de François Villon.

      Quant aux manuscrits enluminés, où l’on « orne la maison de Dieu », ils « font entendre une musique des formes et des couleurs ». Leurs alternances chromatiques répondent à celles des vitraux, comme lors de l’enchaînement du bleu et du rouge.

      « Rythmes du corps et du monde », ensuite, où marcher et danser sont ritualisés et symbolique, comme aux pieds du pèlerin, La danse, associée à la luxure, a ses « danseurs maudits. Elle est pourtant sculptée parmi les églises, présente au Paradis de Dante[2], lorsqu’elle est une « métaphore du mouvement des âmes qui exultent ». Des manuscrits figurent la « carole du dieu