Au jardin. Photo : T. Guinhut.
Présences, absences fantastiques
& autres contes philosophiques.
Jonas Karlsson : La Pièce,
Fernando Trias de Bes : Encre.
Laurent Pépin : L’Angélus des ogres,
Kjell Espmark : Le Voyage de Voltaire,
Zaki Beydoun : Organes invisibles.
Jonas Karlsson : La Pièce, traduit du suédois par Rémi Cassaigne,
Actes Sud, 2016, 192 p, 6,50 €.
Laurent Pépin : L’Angélus des ogres, Fables fertiles, 2023, 104 p, 17,50 €.
Fernando Trias de Bes : Encre, traduit de l’espagnol par Delphine Valentin,
Actes sud, 2012, 176 p, 18 €.
Kjell Espmark : Le Voyage de Voltaire,
traduit du suédois par Hubert Nyssen, Marc de Gouvenain et Léna Grumbach,
Actes Sud, 2012, 240 p, 20€
Zaki Beydoun : Organes invisibles, traduit de l’arabe (Liban)
par Nathalie Bontemps, Actes Sud, 2023, 128 p, 14,50 €.
Certes nous disparaissons tous, que les causes soient naturelles ou accidentelles. À moins d’y songer sous les espèces du fantastique. « Escamotage » de Richard Matheson[1] est à cet égard une nouvelle emblématique. Bob manque cruellement d’argent, se dispute avec sa femme, qu’il a de plus trompée. Est-ce le remord qui cause ses troubles graves ? Est-ce le monde qui lui fait défaut ? Son épouse a disparu, le lieu de son travail n'existe même plus. Ses amis et sa famille disparaissent un par un, jusqu’à ce que lui-même disparaisse également. Ce dont ne témoigne que son journal intime abandonné dans un pub. Au plus près de cette angoissante perspective, le thème de la pièce surnuméraire, de « la chambre, l’appartement, l’étage, la rue effacée de l’espace[2] » reste un classique, tel que référencé par Roger Caillois, alors que Marcel Aymé subvertit en 1943 le thème avec son Passe-muraille. Hélas son anti-héros « était comme figé à l’intérieur de la muraille. Il y est encore à présent, incorporé à la pierre[3] ». Plus près de notre contemporain, une « pièce », existe ou non dans un bref roman de Jonas Karlsson satiriste de l’Administration. Chez Trias de Bes, l’encre d’un livre ne se manifeste plus que par son absence. Laurent Pépin use d’une thanatopractrice pour pallier ka disparition. Kjell Espmark préfère subtiliser à son siècle le philosophe des Lumières et le ressusciter dans notre contemporain, là où a disparu toute raison. Le double jeu entre présence et absence ne cesse de réapparaitre parmi des écrivains aux origines et cultures diverses, au point que, chez Zaki Beydoun, il puisse entraîner l’évaporation absolue de l’individu lui-même. L’on hésite alors, parmi ses écrivains, suédois, français, espagnols, libanais, entre effacement politique et effacement métaphysique.
Le récit de Jonas Karlsson, plutôt minimaliste, parait d’abord anecdotique. Le narrateur, Björn, nouvel employé d’une quelconque « Administration », montre son zèle le plus exact, en vue d’en « devenir un gros bonnet ». Mais, très vite, il découvre la « pièce », petite, où tout est « en ordre parfait ». Il s’y ressource parfois, ne ménageant pas son application dans son travail, jusqu’à ce que son attitude, debout, immobile, devant un mur, laisse ses collègues pantois. Jusque-là, le propos est celui d’une nouvelle réaliste, tout juste impeccablement écrite, respectant avec un brin d’humour la prétention du personnage, mais sans absolue originalité.
Cependant, abrité en cette « pièce », le narrateur travaille mieux, le soir, la nuit, chipe les dossiers de son voisin pour les traiter avec brio, accède aux documents classés dans la catégorie supérieure ; le voici fin prêt à conquérir les échelons de la hiérarchie, décide qui va bientôt être congédié. La success-story serait implacable et cynique si la gêne occasionnée par son insistance à affirmer l’existence de son lieu d’élection n’était source de trouble et de conflit dans le service. Au point que l’on envisage pince sans rire : « Un consultant va devoir venir pour nous dire que la Pièce n’existe pas ? ». Le trouble psychiatrique probablement dû à l’addiction au travail irait-il s’aggravant…
Pourtant, peu à peu, l’intensité du récit, l’insistance de l’écrivain qui mène son personnage jusqu’aux plus honorables qualités de l’employé modèle ambitieux, les intrigues de bureau - plus exactement un inquiétant espace de travail ouvert - voilà que tout cingle le lecteur d’une déflagration d’ironie, lui laissant prendre conscience qu’une vaste satire est à l’œuvre.
Ce sont en effet les mondes des entreprises, des complexes de bureaux, des administrations de tous bords qui sont ici cruellement moqués. En ce monolithique univers, qui n’est pas loin de faire songer à Kafka, Björn n’a pas la moindre vie hors du bureau auquel il est corps et mental dévoué ; à peine l’exception d’une aventure sexuelle mécanique avec une collègue. De plus, cette « Administration » n’a jamais le moindre référent dans le réel. À quoi s’occupe-t-elle, sinon traiter des dossiers dont le contenu est tu, classer le vide, archiver le néant ? Qui sait si ce ne sont pas des vies humaines, des prisons politiques qui sont là gérées, tant la peur irrigue les employés à la moindre anicroche ? L’absurde activité tourne pourtant avec régularité, quoique avec paresse et négligence pour les uns, et surefficacité pour Björn. La majuscule affublant l’« Administration » laisse à penser qu’elle est la seule, la suprême, qu’il s’agit peut-être d’une émanation de l’Etat total, sinon cet Etat lui-même.
Enfin, sans qu’il n’y paraisse, page 179, le mot est lâché : « Selon ma kremlinologie personnelle, le mouchard le plus vraisemblable était Ann. » Sans qu’il s’agisse forcément du communisme soviétique, la dimension totalitaire innerve impitoyablement les lieux, les esprits, sans espoir de retour.
Il faudra suivre les productions, aussi brèves que perspicaces et troublantes du Suédois Jonas Karlsson. En un précédent volume, La Facture, un autre anti-héros était l’exact opposé de celui de La Pièce : insouciant employé sans ambition, il ne sait qu’être heureux, alors qu’il est frappé d’un immense impôt sur le bonheur[4]. Là encore l’Etat le plus innocemment monstrueux a frappé. La morale de l’apologue est claire. En une « pièce » qui n’existe pas, la perfection du travail administratif se déroule, quand ailleurs une fiscalité redistributrice prétend égaliser le bonheur. Sous des apparences anodines et parfois burlesques, Jonas Karlsson est un expert es anti-utopies on ne peut plus affuté.
L’on sait que chez les défunts la vie disparait sans retour. Pourtant la thanatopractrice de Laurent Pépin, dans son Angélus des ogres, s’attache à capturer des « fragments de vie résiduels ». Comme le fait l’écrivain finalement…
À l’issue de Monstrueuse Féérie, précédent volet du trio narratif, son narrateur, psychologue clinicien, avait été lui-même interné dans l’hôpital psychiatrique où il exerçait, ce à cause de crises de panique et autres hallucinations. Ou peut-être à l’issue d’une saine réflexion : « J’habitais dans le service pour patients volubiles depuis ma décompensation poétique. Au fond, je crois avoir toujours su que cela se terminerait ainsi. Peut-être parce qu’il s’agissait du dernier lieu susceptible d’abriter une humanité qui ne soit pas encore réduite à une pensée filtrée suivant les normes d’hygiène. Ou plus simplement, parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs dans le monde pour un personnage de conte de fées ». Le voici en plein délire, si l’on en croit la ténacité avec laquelle les cliniciens dépoétisent l’homme et le monde, à moins qu’il s’agisse des portes de la perception. Sauf qu’une thérapie amoureuse est en cours à son chevet, à l’instigation de Lucy, qui s’amaigrit au fur à mesure qu’elle sauve ses patients de leurs monstres, ou de leurs « ogres », dans le cas du narrateur. En effet, pendant la nuit, Lucy devient une ogresse alors que pendant le jour elle agonise. Son anorexie ne fait qu’empirer depuis qu'elle a perdu un bébé. Aussi est-elle en chasse des « traits unaires », censées receler les émanations encore vivantes des morts, de façon à sauvegarder les pensées qui s'évanouissent, une fois que l’individu est privé de son imaginaire, donc de ses contes. Le tout avec le concours d’entités indispensables : « les Monuments s’en allaient et entraient par les fenêtres des enfants malades pour leur faire le récit de vies extraordinaires, de trouvailles miraculeuses : ils réveillaient l’imagination éteinte des enfants malades de la pensée filtrée. Puis ils revenaient et n’en parlaient plus ». Ces mêmes Monuments « s’étaient rendus maîtres de tous les organes de décision du pays et avaient aboli toute pensée officielle. À la place, ils saupoudraient de pensée singulière la nuit ». Un monde affreusement rationnel a disparu au profit « des histoires d’enfance aventureuse ». Le titre alors semble supposer en son oxymore, une poétisation par la prière et une conversion de l’horreur ogresse. Soit une catharsis.
S’agit-il d’une satire de la psychiatrie, ce « camp de concentration » ? Sommes-nous ici confinés dans le seul fantastique ; sinon plutôt dans le merveilleux puisqu’il s’agit d’un conte ? Le doute reste cependant permis face au final « ricanement rauque du Philosophicus scepticus »…
Indéfectiblement onirique et consolatoire, cet Angélus des ogres est le second volet d’un triptyque initié par Monstrueuse féérie[5]. La pérennité du genre du conte, que l’on aurait pu croire enfoui dans le temps de Perrault, Grimm ou Andersen, trouve ici son rebond, sa réactualisation intrigante, séduisante, prenante. Peut-être au croisement du pays des fées, d’Alice au pays des merveilles et du monstrueux cinéma de David Cronenberg, que l’on connait pour sa métamorphose en mouche[6]…
Ce n’est pas un homme qui disparait chez Trias de Bes, mais peut être pire… De l'encre des incunables à l'encre des fictions, combien de rêves et de cauchemars dansent-ils parmi nous ? Deux hommes blessés par la vie cherchent, au tout début du XX° siècle, l’origine de leur infortune parmi les pages chatoyantes de ce roman intitulé Encre. L’un, Johann Walbach, est libraire à Mayence, ville qui fut le berceau de l’imprimerie de Gutenberg. Parce que son épouse le trompe chaque mardi avec un inconnu qu’elle n’aime pas, il cherche à comprendre le pourquoi de cette attraction. L’autre, mathématicien, aimerait voir revenir son épouse comme lui bouleversée par la mort, par noyade en mer, de leur fils. L’un va lire ses livres pendant des années, l’autre poursuivre ses chiffres, de façon à rejoindre la phrase ou l’équation introuvable qui les délivrerait du non-sens. Leur rencontre permet au second de fouiller les livres à la recherches de phrases récurrentes et de composer grâce à quelque algorithme savant un livre parfait et salvateur. S’ajoutent alors un imprimeur qui cherche à réaliser, pour ces assoiffés de certitudes, un livre effacé aussitôt lu, un ouvrier créateur d’une encre qui a les propriétés de la pluie, un éditeur qui ne lit pas et s’enduit chaque matin le corps du noir de froides pages imprimées, un collectionneur de nuages et correcteur déçu par son œuvre littéraire…
Nos deux protagonistes cherchent, pour l’un le secret d’Eros, pour l’autre le secret de Thanatos. Pour tous, la quête métaphysique est celle de la « pierre de Rosette des injustices ». A moins que ce livre vierge et mallarméen, où l’on a imprimé avec le plus grand soin les phrases fondamentales de la littérature et de la philosophie, permette à son lecteur d’« aimer en sachant que la raison de son injustice n’existait pas ». Là sont nos démons et nos paradis, si l’on consent à lire au plus près du monde, à écrire au plus près de soi, là sont les rédemptions des personnages, les nôtres peut-être : « Une identité étrange où la déraison acquiert un sens ». Ou encore : « De l’encre par amour ».
Mais à la chute du roman, lorsque le libraire reçoit « la livre de l’origine de l’infortune », ne s’ouvrent que des pages blanches. Quelle est cette sanction qui fit disparaître l’encre et son pouvoir de lisibilité ?
Outre cinq fictions encore inédites en français, Fernando Trias de Bes, né à Barcelone en 1967, nous avait proposé en 2006 Le Vendeur de temps (Hugo, roman éditeur). Vendre du temps était une géniale trouvaille, jusqu’à bouleverser l’économie toute entière, non sans user des armes aiguisées de la satire. A la lisière du fantastique, Encre, ce conte à la chute surprenante, précieux et attachant, passablement anachronique, postromantique et symbolique, est tout entier une métaphore des pouvoirs et des apories de la lecture et de l’écriture, du livre enfin.
Voltaire : Candide, illustré par Brunelleschi, Gibert Jeune, 1933.
Photo : T. Guinhut.
À lui tout seul un monde, Voltaire ne peut cesser de faire école, d’engendrer des émules. Son Candide ne peut manquer de réécritures, comme le prouve le Suédois Kjell Espmark au moyen de son Voyage de Voltaire. Et c’est dans la tradition de Voltaire et de Borges que l’espagnol Fernando Trias de Bes nous propose un conte philosophique mélancolique et coruscant.
Croyant mourir, donc disparaître, Voltaire s’éveille, avec toutes ses dents et sa vigueur intellectuelle, mais en ce XX° siècle qui « paraissait être le plus détestable de l’Histoire ». Comme Montesquieu promenait son Persan à Paris, voilà donc le héros des Lumières mis à l’épreuve de notre contemporain. Envoyé en mission pour l’ONU, il visite New York, puis la Russie où il est enlevé par les nouveaux capitalistes d’une « cleptocratie » qui salarie le gouvernement. Il s’agit de rétablir les forces de la raison contre le fanatisme islamiste. Après une critique des mœurs et des institutions suédoises, le philosophe se voit coiffé du casque bleu dans les Balkans. Nouveau Candide, il parcourt les horreurs serbes et leur justification pseudo-rationnelle, voyant ses idées reprises et trahies.
Dénonçant le cynisme des puissants, les totalitarismes, ce voyage est une amusante satire. Qui risque cependant d’enfoncer des portes ouvertes, de frôler les clichés, faute d’analyses précises. En Chine, au Japon, partout il note « les déceptions liées à la déchéance de la Raison ». En Iran, la « Raison divine » lapide. Après sa rencontre avec une nouvelle et noire Emilie parmi l’Afrique massacrée, il ira « cultiver son jardin », « la pelle de la Raison s’enfonçant dans l’humus des forces souterraines ». Sous la plume de Kjell Espmark, c’est bien un apologue fort désabusé.
L’objet satirique est à lire avec humour, même si Kjell Espmark n’a pas la vivacité de son modèle du XVIII° siècle. Mais en cette parodie du conte philosophique le plus fameux de Voltaire, n’a-t-on pas le plaisir, après la disparition de ce dernier, de le voir réapparaitre en un siècle qui n’est pas le sien, où il semblerait qu’ait disparu l’esprit des Lumières et brillé par son absence la raison.
La frontière entre la réalité et le surnaturel est d’autant plus ténue qu’elle explose sous la plume du Libanais Zaki Beydoun. L’anti-héros de ces Organes invibles est peut-être toujours le même, récurrent ou diffracté parmi une poignée de nouvelles. D’autant que l’« Extension » cosmique ou la disparition semblent affecter ce qui l’entoure, jusqu’à sa petite amie, quoiqu’elle s’avère bien présente pour tous les autres : « Ne voulez-vous pas saluer votre amie, me demande-t-il en désignant un fauteuil vide à côté du mien ». Un protagoniste « tombe en déliquescence » quand le narrateur le touche. Les visages s’effacent, jusqu’au silence…
Un autre, en pleine « Paranoïa », est persuadé que l’on lit dans ses pensées. Alors qu’il est paralysé par « le complexe du mille-pattes », et que plusieurs comparses s’appellent laconiquement « K », faut-il y voir une révérence à Kafka ? Au choix, l’on peut être « enfermé dans un point », trouver sa bouche changée en « grenouille hybride », ou se reconnaître autre : « Dans un instant de lucidité, j’ai consulté le grand miroir à côté du lit, et j’y ai vu Mr K ».
Entre « Gueule du monstre », « Terrorisme au ciel » et « Médicament de la mort », où « une Fatwa a peut-être été promulguée », l’on hésite : folie, hallucination, déni de réalité, dérangement psychologique, lois physiques de l’univers débordées ? « L’invisible s’est révélé possible » en cette prose envoûtante à la métaphysique inquiète et vertigineuse. Les métamorphoses traumatiques et de plus en plus abstraites côtoient les rêves borgésiens.
Etonnant à maints égards, Zaki Beydoun cumule quatre recueils fantastiques, volontiers surréalistes, un doctorat de philosophie qui lui permet d’enseigner en Chine et d’y épouser une Chinoise professeur de français. La philosophie serait-elle devenue folle ? Ou pour le moins perspicace tant il s’agit de dire sans dire, de feindre le fantastique et la métaphysique, pour ne pas dire la réalité du totalitarisme communiste chinois…
Le conte philosophique, ou apologue, qu’il joue avec les époques en les subvertissant par la dystopie, comme chez Jonas Karlsson et Kjell Espmark, ou qu’il convoque les fabulosités du fantastique, comme chez Trias de Bes et Laurent Pépin, aura de longtemps la capacité d’inspirer lecteurs et écrivains. Le satiriste politique autant que le rêveur des pouvoir des bibliothèques y trouveront sans fin leur miel, amère pour celui qui est l’objet d’une disparition fomentée par une administration, un régime totalitaire, cependant voluptueux pour le lecteur, à l’abri des pages parmi lesquelles ne s’est pas encore évanouie l’encre.
Thierry Guinhut
[1] Richard Matheson : Intrusion, Flammarion, 1999.
[2] Roger Caillois : Anthologie du fantastique, Le Club Français du Livre, 1958, p. 10.
[3] Marcel Aymé : Le Passe-murailles, Gallimard, 1943, p 21.
[5] Laurent Pépin : Monstrueuse féérie, Fables fertiles, 2022.
Collégiale de La Romieu, Gers.
Photo : T. Guinhut.