Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Conscience morale, littérature
& philosophie politique :
lecture de Walter Benjamin
par Hannah Arendt, Gershom Sholem
& Emmanuel Mosès.
Walter Benjamin : Lettres sur la littérature,
traduit de l’allemand par Muriel Pic et Lukas Bärfuss,
Zoé, 2016, 160 p, 15 €.
Walter Benjamin : Je déballe ma bibliothèque,
traduit par Philippe Ivernel, Rivages poche, 2016, 224 p, 9 €.
Hannah Arendt : Walter Benjamin, 1892-1940,
traduit de l’anglais par Agnès Oppenheimer-Faure,
Allia, 2014, 112 p, 6,20 €.
Gershom Scholem : Walter Benjamin. Histoire d’une amitié,
traduit de l’allemand par Paul Kessler,
Les Belles Lettres, 2022, 380 p, 15,50 €.
Stéphane Mosès : L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem,
Tel Gallimard, 2022, 396 p, 14 €.
« À quoi bon des poètes en ce temps de détresse[1] ? », demandait Hölderlin en ses élégies. Comme en écho à ce vers de l’année 1800, Walter Benjamin (1892-1940) s’interroge sur la fonction sociale de l’intelligence, et des écrivains français en particulier, à l’occasion d’une terrible montée des périls, entre 1937 et 1940. C’est lors de son exil parisien, puisqu’en tant que Juif, dès 1933, le régime nazi lui avait fermé toute possibilité de travail et de publication, qu’il rédige ces sept Lettres sur la littérature, à l’intention de Max Horkheimer, directeur de l’Institut de recherche sociale de New-York. Il n’y a guère d’œuvres mineures chez Walter Benjamin. Si de vastes projets comme Paris capitale du XIXème siècle [2]et Baudelaire[3] sont les arbres qui cachent la forêt, ces Lettres, en quelque sorte une autre façon de dire Je déballe ma bibliothèque, témoignent de l’indispensable survie de la littérature aux yeux de cet écrivain-philosophe auquel Hannah Arendt rendit un bel hommage. Pourtant, au-delà de son biographe, Bernd White, c’est peut-être Gershom Scholem qui le connut le mieux ; en témoigne son Histoire d’une amitié. Ce même Gershom Scholem rejoint Walter Benjamin sous l’égide de L’Ange de l’Histoire, en compagnie de Franz Rosenzweig. Au-delà des tragédies de l’Histoire, un messianisme politique est-il possible ? À quoi bon un « Ange de l’Histoire », pourrait-on également se demander…
Certes, il s’agit d’un travail alimentaire ; car Walter Benjamin n’a guère de revenu, exilé qu’il est à Paris. Ces Lettres sur la littérature lui sont payées par les plus dignes représentants de l’école de Francfort, eux-mêmes exilés à New-York. Il a pour mission de rendre compte de l’activité littéraire française. Malgré ses relations avec le « Collège de la sociologie », avec la revue Europe qui publie deux de ses articles, malgré l’amitié d’écrivains (Gide, Valéry, Paulhan, etc.) qui appuient en 1939 sa demande de naturalisation, il n’est entouré que de « figures vacillantes » : il reste en effet un juif allemand marxiste à l’heure des remugles fascistes dans le camp français. Il s’agit de « porter au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture[4] ». Car ce qui le frappe, qui est pour lui un motif d’effroi, parmi la fine fleur littéraire parisienne, parmi ce « processus de décomposition », parmi cette « conscience morale affaiblie », c’est le peu de réaction à l’encontre du fascisme allemand, voire du « préfascisme français ». Il s’agit du « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme » : ses lettres résonnent alors avec une tonalité prophétique…
La critique littéraire est acide : conformisme, opportunisme, engagement convenu, voici les plaies de l’intelligentsia française. La NRF (une « fanfaronnade »), dont Jean Paulhan, son maître d’œuvre à l’influence considérable, est épinglée pour son esprit conservateur, au premier chef l’un de ses piliers, André Gide. Jean Cocteau est moqué pour sa « platitude ». Claudel aime « à brader au client les paraboles de Jésus ». Notre épistolier est un soupçon moins sévère envers Bernanos, Duhamel, Leiris, Bachelard ou Nizan. En revanche Céline est implacablement conspué pour sa « prose enflée », son « flot d’injures », son « nihilisme médical » : Bagatelles pour un massacre « est en ce moment le pamphlet antisémite le plus foisonnant et le plus insultant que possèdent les Français ».
Le surréalisme n’a guère grâce aux yeux de Walter Benjamin. Pire, le Collège de sociologie est perçu comme un antre fascisant, quand Georges Bataille défend Nietzsche en sa revue Acéphale, quand Roger Caillois, selon notre reporter, est assimilé avec la « clique de Goebbels », non sans exagération. L’on devine que malgré son intelligence, les œillères un tantinet idéologiques de Walter Benjamin ne lui permettent guère le doigté de la nuance. Il faut en effet lire ces lettres en marge de l’orientation indéfectiblement marxiste de l’Ecole de Francfort et plus particulièrement de l’Institut de recherche sociale de New-York que dirige Max Horkheimer, à qui Walter Benjamin les adresse. S’agirait-il de dénoncer un conformisme pour s’aligner sur un autre ? En un éclair de lucidité, il n’omet pas « les affinités originelles entre le fascisme et le communisme » qu’il note en lisant Henri de Rougemont. Cependant Walter Benjamin n’est pas sans prendre bien des distances avec le sacro-saint « matérialisme dialectique » et la dictature de l’ancrage dans les faits socio-économiques. On sait qu’à l’égard même d’Horkheimer, il critiqua « par ricochet le réalisme socialiste[5] ». Il préfère ô combien l’expérience vécue et subjective, lorsque « flâneur » des « passages parisiens » et lecteur de Baudelaire, il conquiert son indépendance intellectuelle, comme le relève la perspicacité d’Hannah Arendt.
Il rappelle en ces lettres son travail sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[6] » (1936), associée au « déclin de l’aura ». Œuvre d’art et littérature sont par ailleurs soumis au même destin : « Si l’art narratif tend à se perdre, c’est parce que cet aspect épique de la vérité, qui est la sagesse, meurt aussi[7] ». Pourtant une inébranlable foi en la littérature l’anime, lorsqu’il commente Leskov : « Ainsi, la signification du roman ne tient pas à ce qu’il nous présenterait, sur un mode instructif, le destin d’un étranger, mais à ce que ce destin même, de par la flamme qui le consume, éveille en nous une chaleur que nous ne saurions jamais puiser dans notre propre destin[8] ».
Même en ses Lettres sur la littérature, dont la dernière date de mars 1940, après qu’il ait été libéré du camp de Vernuches, et peu de mois avant son suicide, sa bibliothèque est sa constante préoccupation. Ses 2000 livres, sans compter pour ceux pour enfants, doivent, espère-t-il, revenir de chez Berthold Brecht, au Danemark. Son goût du voyage, son errance obligée, ne l’éloigne pas un instant du délicieux virus du collectionneur. Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection n’est qu’un bref essai, mais combien riche, combien émouvant : « la passion du collectionneur […] confine au chaos des souvenirs ». Si ce texte se veut de l’ordre de la vérité générale, il est aussi un aveu de tendresse on ne peut plus autobiographique pour ses amis de papier : « pour le vrai collectionneur, l’acquisition d’un livre ancien équivaut à sa renaissance ». Walter Benjamin se présente en agent de la résurrection des livres, guère en phase avec une idéologie collectiviste : « S’il se peut que les collections publiques soient moins choquantes sous l’aspect social et plus utiles sous l’aspect scientifique que ne le sont les collections privées, celles-ci seules rendent justice aux objets eux-mêmes ». Reste que « parmi toutes les façons de se procurer des livres, la plus glorieuse, considère-t-on, est de les écrire soi-même ».
« Collectionneur pauvre » fut Walter Benjamin. Mais en seul papier monnaie. Car en d’autres textes ici heureusement adjoints, il nous présente des « livres de malades mentaux pris dans ma collection », des « romans de servantes », des « abécédaires », des « livres pour enfants », preuves que sa curiosité est aussi humaniste qu’amusée, aussi enfantine que sociologique. Le chercheur et l’amateur de catalogue y consulteront une « listes des écrits lus par Walter Benjamin », soit la bagatelle de 1712 titres, que l’on soupçonne d’être incomplète… Il est alors évident que Walter Benjamin fut un bibliophile et non un bibliomane, selon la distinction qu’en fait Umberto Eco[9], un amoureux qui communique sa passion au contraire de celui qui vole et recèle au secret l’objet de sa folie.
C’est dans le New Yorker, en 1968, qu’Hannah Arendt[10] rendit cet hommage brillant à la figure d’un trop tôt disparu : Walter Benjamin 1892-1940. Comme à Kafka, seule la « gloire posthume » échut à ce marginal du sionisme et du communisme. Il est un inclassable critique littéraire, et « sans être poète, il pensait poétiquement », analyse-t-elle ; quoiqu’il écrivît de fort beaux sonnets[11]. La préoccupation de ce météore des lettres allemandes et françaises, féru de ses mosaïques de citations, est la vérité de l’œuvre d’art. Mais aussi celle de l’Histoire, dont il est « l’ange », qui « considère seulement le champ de décombres du passé, qui est projeté dans l’avenir par le souffle derrière lui de la tempête du progrès[12] ». L’on se souvient qu’il le voyait dans l’Angelus novus de Paul Klee.
Hélas, celui qu’elle appelle « le bossu » (en référence à ces poèmes enfantins où cette figure est associé à la maladresse et aux mauvais tours), traversa de « sombres temps », jusqu’à son suicide, coincé entre deux frontières despotiques, à Port-Bou. S’il sut incarner l’archétype du flâneur parisien, hérité du XIXème siècle, au point d’écrire en français des textes majeurs, il fut condamné à l’errance éditoriale, tant si peu de ses textes furent publiés de son vivant, sans même que fussent achevés, voire séparés en leur étrange gémellité, son Baudelaire et son Paris capitale du XIX° siècle, où émerge sans cesse la « collection de citations ». Cette dernière étant bien sûr l’écho de la collection parfois étrange et pathétiquement inutile du bibliophile enthousiaste et curieux.
Le texte d’Hannah Arendt est une magnifique épitaphe, une reconnaissance magistrale, alors qu’elle le compare à Kafka, autre étrange lumière de la postjudéité. Impécunieux, vivant aux crochets de ses parents jusqu’en 1930, Walter Benjamin est une sorte de héros incompris de la culture philosophique et littéraire, tardivement (et de manière posthume) adulé par toute une intelligentsia. Ce pour la bonne raison de son génie particulier, comme le montre avec ferveur Hannah Arendt ; mais aussi pour la moins bonne : être un remarquable épigone du marxisme (quoique bien peu orthodoxe) vous vaut toutes les considérations qu’on ne lui eût guère confiées de son vivant.
Walter Benjamin n’en finira pas cependant d’être une énigme, tant la perfection de bien de courts essais se heurte aux massifs conglomérats de matériaux à venir que sont les work in progress offerts à Baudelaire et à Paris. Des textes à première vue mineurs, comme ces Lettres sur la littérature et le Je déballe ma bibliothèque, sont parmi les « perles » qu’Hannah Arendt ramène de sa lecture. Reprenons alors le « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme ». Hors le mot « National » (quoique…) un tel avertissement de 1939, ne laisse pas d’être dangereusement actuel ; sans que l’on puisse se priver, en notre « conscience morale affaiblie », d’y associer un autre « isme », qui plongerait aujourd’hui Walter Benjamin dans un autre effroi…
Biographie utile, Bernd Witte est dépassé par l’émotion de Gershom Scholem. Il nous permet de rencontrer au mieux Walter Benjamin, hors évidemment les livres de ce dernier ; en témoigne son Histoire d’une amitié. Amitié profonde et fusionnelle, malgré les moments de forte tension, en compagnie du couple formé par Walter Benjamin et Dora Walter, plus particulièrement en Suisse entre 1918 et 1919. Couple qui va bientôt se déchirer, jusqu’au divorce. La quête intellectuelle de Walter Benjamin, par ailleurs touché par l’amour en la personne de Jula Cohn, est erratique, entre une thèse sur Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand[13] et sa Critique de la violence[14]. Un intérêt commun pour les sciences du langage et du judaïsme les anime. Ce qui se double pour Walter Benjamin d’une intense activité de commentateur, en particulier sur Goethe, ce qui laisse présager son travail sur Baudelaire, dont il traduisit « Les tableaux parisiens ». Traduction d’ailleurs précédée d’une célèbre préface, « La tâche du traducteur », dont « l’orientation franchement théologique en matière de philosophie du langage » lui valut « une réputation d’auteur incompréhensible ». Il faut avouer que certaines pages ne sont pas toujours d’une grande clarté, à l’instar de celle de sa Critique de la violence. Voilà qui cependant lui permettait d’espérer une habilitation de l’Université de Francfort, quoiqu’elle n’aboutît pas. Il préféra traduire Proust. Gershom Scholem eut plus de chance et surtout de constance en obtenant à Jérusalem un poste de « chargé de cours sur la mystique juive ».
À partir du départ de Gershom Scholem pour la Palestine, en 1923, les rencontres furent épistolaires. « Voyage à travers l’inflation allemande », texte plus tard inclus dans Sens unique, marque l’entrée de Walter Benjamin dans l’écriture politique. Toute différente est son étude sur L’Origine du drame baroque allemand[15] publiée en 1928.
S’ils se revoient à Paris en 1927, le lien est de l’ordre de la « tension féconde ». Pourtant la réception des travaux de Walter Benjamin n’est pas toujours amène : Hofmannsthal lui reproche son « pseudo-platonisme » et sa « scholastique tout à fait personnelle et obscure au point d’être totalement incompréhensible ».
L’on devine qu’à partir du « déluge fasciste » de 1933, alors qu’il écrit Enfance berlinoise, sa situation devient de plus en plus précaire. C’est ainsi qu’il écrit à Gershom Scholem : « Tu n’as qu’à te rappeler que les intellectuels parmi nos coreligionnaires sont toujours les premiers à offrir aux oppresseurs des victimes provenant de leurs propres rangs, simplement pour rester épargnés eux-mêmes ». Restent les « années d’exil », à Ibiza parfois, à Paris surtout. Malgré la déréliction financière et personnelle, c’est l’heure d’œuvres remarquables, comme L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, la rédaction de son projet sur les passages parisiens et de son essai sur Baudelaire, sans oublier, début 1940, ses « Thèses sur la philosophie de l’histoire », étonnamment « en vue de placer le matérialisme historique sous la protection de la théologie », une sorte d’oxymore, révélateur de la nature religieuse du marxisme et du communisme. Lors d’une dernière rencontre entre les deux amis, le « visage de Janus » de Walter Benjamin se manifeste lors de l’opposition entre matérialisme du langage, dans une perspective marxiste, et théologie du langage.
En conséquence Gershom Scholem fait preuve d’une qualité de biographe fraternel, rapportant des anecdotes curieuses, comme une certaine addiction pour les jeux d’argent aux casinos, comme une capacité à souvent tomber amoureux, ou ses passions pour Guignol et les romans policiers, sa tentation du suicide, tout en mettant l’accent sur la trajectoire intellectuelle, l’auteur se dirigeant de plus en plus vers le sionisme et l’étude de la kabbale alors que Walter Benjamin, s’éloignant de la question religieuse, va flirter avec le marxisme, voire « une politique bolchevique radicale », sous l’influence d’Asia Lacis ; ce qui ne plaide pas en la faveur de sa clairvoyance et encore moins de son libéralisme. Heureusement son voyage en Union Soviétique le dissuada d’adhérer au Parti communiste. Néanmoins, au travers de Brecht et d’Adorno, l’influence marxiste fit long feu, ce que n’approuve guère Gershom Scholem. À l’heure des procès de Moscou, sa position marxisante est pour le moins confuse et laisse béante la question de la conscience morale. Le pacte germano-soviétique ne manqua pas cependant d’ébranler les convictions fragiles de notre critique et philosophe, sans qu’il eût le temps de pouvoir être définitivement décillé.
Reste que le livre de Gershom Scholem devient de plus en plus passionnant au fur à mesure qu’il avance, que la situation de notre critique et philosophe devient de plus en plus pathétique, non sans suspense, hélas fatal comme l’on sait, à Port-Bou, fuyant la France et le nazisme, et se suicidant de peur d’y être renvoyé…
Les livres inachevés furent le lot de Walter Benjamin : celui sur le hachich ou les rêves[16], ceux sur les passages parisiens et sur Baudelaire[17]. Néanmoins ses opuscules sur l’œuvre d’art ou sur l’Histoire ne manquèrent pas d’être sans cesse séminaux.
Ce même Gershom Scholem rejoint Walter Benjamin sous l’égide de L’Ange de l’Histoire, en compagnie de Franz Rosenzweig. En 1921 et pour un prix modique, Walter Benjamin acheta l’aquarelle de Paul Klee, Angelus Novus, qui figure sur la couverture de cet essai et donna son titre à la revue qu’il crut pouvoir diriger. C’est d’ailleurs Gershom Scholem qui fit connaître à Walter Benjamin le livre de Franz Rosenzweig : L’Etoile de la rédemption, « ouvrage fondamental sur l’histoire des religions », selon le premier.
Un triptyque philosophique nait sous le clavier d’Emmanuel Mosès. La raison de l’Histoire ayant à la fois perdu sa validité du fait de la faillite de la théodicée leibnitzienne et de la théorie hégélienne, sans oublier son fils spirituel à cet égard, Karl Marx, l’accomplissement de l’humanité parait ajourné à jamais. Or nos trois penseurs juifs tentent de lire les décombres et la discontinuité de l’Histoire dans le cadre d’une utopie messianique, le progrès technique ne suffisant pas à assurer la paix perpétuelle kantienne. Or nos trois penseurs juifs tentent de lire les décombres et la discontinuité de l’Histoire dans le cadre d’une utopie messianique. Si tous trois sont frappés par le traumatisme de la Première guerre mondiale, Franz Rosenzweig se tourne vers la religion, Gershom Scholem vers le sionisme, Walter Benjamin vers la révolution ; toutes solutions discutables, quoique la seconde se soit montrée la plus praticable.
De sa prime jeunesse à ses derniers écrits, Walter Benjamin n’a cessé de penser avec constance l’Histoire. Passant d’un « paradigme théologique », à celui « esthétique », puis « politique », ces trois modèles lui permettent de décrire l’état final de l’Histoire non « sous forme de vague tendance au progrès, mais au contraire sous l’aspect d’œuvres et d’idées logées au cœur de tout présent ». De la rédemption apocalyptique du Judaïsme à une vision du monde orientée par le marxisme, « chaque instant du temps est lourd de mémoire historique, en même temps chargé d’espérance utopique ». Ainsi « L’ange de l’Histoire », cette aquarelle de Paul Klee, garde-t-il toute la dimension de son vœu pieux, sinon de son illusion…
Même si Emmanuel Mosès a tendance à se répéter souvent, le rapprochement entre ses trois auteurs de prédilection est pertinent. Et la façon dont il déplie les facettes de cette nouvelle philosophie de l’histoire est fort éclairante.
Même la pure amitié est utopique, sans compter Hannah Arendt, y compris entre Walter Benjamin et Gershom Scholem. L’un, contraint par son obédience marxiste puis sabré par l’expansion nazie, ne put mener à bien ses grands livres sur Paris et sur Baudelaire, voire ceux qu’il aurait encore pu concevoir ; ni non plus le projet d’étudier l’hébreu et d’intégrer l’utopie juive. L’autre a partiellement mis en œuvre son utopie messianique et sioniste en écrivant et enseignant à Jérusalem. Gershom Scholem, dans Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage,[18] demandait : « Quelle sera la dignité d’un langage dont le nom de Dieu se sera retiré ? » S’il y a une réponse à cette question elle est dans l’anti-utopie nazie et sa Shoah[19], dans la langue nazie telle qu’elle fut disséquée par Viktor Klemperer[20], dans la poésie allemande de Paul Celan[21]…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] « Pain et vin », strophe 7 ; Hölderlin : Œuvres, Gallimard, La Pléiade, 1982, p 813.
[4] Walter Benjamin : Paris, capitale du XIX° siècle. Le livre des passages, Cerf, 1989, p 480.
[5] Bernd Witte : Walter Benjamin. Une biographie, Cerf, 1988, p 201.
[6] Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2020.
[7] « Le narrateur », Rastelli raconte, Seuil, 1987, p 150.
[8] « Le narrateur », ibidem, p 168.
[9] Umberto Eco : La Memoria vegetale et altri scritti di bibliofilia, Bompiani, 2011, p 31.
[12] Voir : Walter Benjamin : « Sur le concept d’histoire, IX », Ecrits français, Gallimard, Folio essais, 2003, p 438.
[13] Walter Benjamin : Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Champs Flammarion, 2008.
[15] Walter Benjamin : L’Origine du drame baroque allemand, Champs Flammarion, 2009.
[16] Walter Benjamin : Rêves, Le Promeneur, 2009.
[18] Gershom Scholem : Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage, Allia, 2018.
Abbatiale de Saint-Maixent-L'Ecole, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.