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11 novembre 2022 5 11 /11 /novembre /2022 09:35

 

Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Conscience morale, littérature

 

& philosophie politique :

 

lecture de Walter Benjamin

 

par Hannah Arendt, Gershom Sholem

 

& Emmanuel Mosès.

 

 

 

Walter Benjamin : Lettres sur la littérature,

traduit de l’allemand par Muriel Pic et Lukas Bärfuss,

Zoé, 2016, 160 p, 15 €.

 

Walter Benjamin : Je déballe ma bibliothèque,

traduit par Philippe Ivernel, Rivages poche, 2016, 224 p, 9 €.

 

Hannah Arendt : Walter Benjamin, 1892-1940,

traduit de l’anglais par Agnès Oppenheimer-Faure,

Allia, 2014, 112 p, 6,20 €.

 

Gershom Scholem : Walter Benjamin. Histoire d’une amitié,

traduit de l’allemand par Paul Kessler,

Les Belles Lettres, 2022, 380 p, 15,50 €.

 

Stéphane Mosès : L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem,

Tel Gallimard, 2022, 396 p, 14 €.

 

 

« À quoi bon des poètes en ce temps de détresse[1] ? », demandait Hölderlin en ses élégies. Comme en écho à ce vers de l’année 1800, Walter Benjamin (1892-1940) s’interroge sur la fonction sociale de l’intelligence, et des écrivains français en particulier, à l’occasion d’une terrible montée des périls, entre 1937 et 1940. C’est lors de son exil parisien, puisqu’en tant que Juif, dès 1933, le régime nazi lui avait fermé toute possibilité de travail et de publication, qu’il rédige ces sept Lettres sur la littérature, à l’intention de Max Horkheimer, directeur de l’Institut de recherche sociale de New-York. Il n’y a guère d’œuvres mineures chez Walter Benjamin. Si de vastes projets comme Paris capitale du XIXème siècle [2]et Baudelaire[3] sont les arbres qui cachent la forêt, ces Lettres, en quelque sorte une autre façon de dire Je déballe ma bibliothèque, témoignent de l’indispensable survie de la littérature aux yeux de cet écrivain-philosophe auquel Hannah Arendt rendit un bel hommage. Pourtant, au-delà de son biographe, Bernd White, c’est peut-être Gershom Scholem qui le connut le mieux ; en témoigne son Histoire d’une amitié. Ce même Gershom Scholem rejoint Walter Benjamin sous l’égide de L’Ange de l’Histoire, en compagnie de Franz Rosenzweig. Au-delà des tragédies de l’Histoire, un messianisme politique est-il possible ? À quoi bon un « Ange de l’Histoire », pourrait-on également se demander…

 

Certes, il s’agit d’un travail alimentaire ; car Walter Benjamin n’a guère de revenu, exilé qu’il est à Paris. Ces Lettres sur la littérature lui sont payées par les plus dignes représentants de l’école de Francfort, eux-mêmes exilés à New-York. Il a pour mission de rendre compte de l’activité littéraire française. Malgré ses relations avec le « Collège de la sociologie », avec la revue Europe qui publie deux de ses articles, malgré l’amitié d’écrivains (Gide, Valéry, Paulhan, etc.) qui appuient en 1939 sa demande de naturalisation, il n’est entouré que de « figures vacillantes » : il reste en effet un juif allemand marxiste à l’heure des remugles fascistes dans le camp français. Il s’agit de « porter au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture[4] ». Car ce qui le frappe, qui est pour lui un motif d’effroi, parmi la fine fleur littéraire parisienne, parmi ce « processus de décomposition », parmi cette « conscience morale affaiblie », c’est le peu de réaction à l’encontre du fascisme allemand, voire du « préfascisme français ». Il s’agit du « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme » : ses lettres résonnent alors avec une tonalité prophétique…

La critique littéraire est acide : conformisme, opportunisme, engagement convenu, voici les plaies de l’intelligentsia française. La NRF (une « fanfaronnade »), dont Jean Paulhan, son maître d’œuvre à l’influence considérable, est épinglée pour son esprit conservateur, au premier chef l’un de ses piliers, André Gide. Jean Cocteau est moqué pour sa « platitude ». Claudel aime « à brader au client les paraboles de Jésus ». Notre épistolier est un soupçon moins sévère envers Bernanos, Duhamel, Leiris, Bachelard ou Nizan. En revanche Céline est implacablement conspué pour sa « prose enflée », son « flot d’injures », son « nihilisme médical » : Bagatelles pour un massacre « est en ce moment le pamphlet antisémite le plus foisonnant et le plus insultant que possèdent les Français ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Le surréalisme n’a guère grâce aux yeux de Walter Benjamin. Pire, le Collège de sociologie est perçu comme un antre fascisant, quand Georges Bataille défend Nietzsche en sa revue Acéphale, quand Roger Caillois, selon notre reporter, est assimilé avec la « clique de Goebbels », non sans exagération. L’on devine que malgré son intelligence, les œillères un tantinet idéologiques de Walter Benjamin ne lui permettent guère le doigté de la nuance. Il faut en effet lire ces lettres en marge de l’orientation indéfectiblement marxiste de l’Ecole de Francfort et plus particulièrement de l’Institut de recherche sociale de New-York que dirige Max Horkheimer, à qui Walter Benjamin les adresse. S’agirait-il de dénoncer un conformisme pour s’aligner sur un autre ? En un éclair de lucidité, il n’omet pas « les affinités originelles entre le fascisme et le communisme » qu’il note en lisant Henri de Rougemont.  Cependant Walter Benjamin n’est pas sans prendre bien des distances avec le sacro-saint « matérialisme dialectique » et la dictature de l’ancrage dans les faits socio-économiques. On sait qu’à l’égard même d’Horkheimer, il critiqua « par ricochet le réalisme socialiste[5] ». Il préfère ô combien l’expérience vécue et subjective, lorsque « flâneur » des « passages parisiens » et lecteur de Baudelaire, il conquiert son indépendance intellectuelle, comme le relève la perspicacité d’Hannah Arendt.

Il rappelle en ces lettres son travail sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[6] » (1936), associée au « déclin de l’aura ». Œuvre d’art et littérature sont par ailleurs soumis au même destin : « Si l’art narratif tend à se perdre, c’est parce que cet aspect épique de la vérité, qui est la sagesse, meurt aussi[7] ». Pourtant une inébranlable foi en la littérature l’anime, lorsqu’il commente Leskov : « Ainsi, la signification du roman ne tient pas à ce qu’il nous présenterait, sur un mode instructif, le destin d’un étranger, mais à ce que ce destin même, de par la flamme qui le consume, éveille en nous une chaleur que nous ne saurions jamais puiser dans notre propre destin[8] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Même en ses Lettres sur la littérature, dont la dernière date de mars 1940, après qu’il ait été libéré du camp de Vernuches, et peu de mois avant son suicide, sa bibliothèque est sa constante préoccupation. Ses 2000 livres, sans compter pour ceux pour enfants, doivent, espère-t-il, revenir de chez Berthold Brecht, au Danemark. Son goût du voyage, son errance obligée, ne l’éloigne pas un instant du délicieux virus du collectionneur. Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection n’est qu’un bref essai, mais combien riche, combien émouvant : « la passion du collectionneur […] confine au chaos des souvenirs ». Si ce texte se veut de l’ordre de la vérité générale, il est aussi un aveu de tendresse on ne peut plus autobiographique pour ses amis de papier : « pour le vrai collectionneur, l’acquisition d’un livre ancien équivaut à sa renaissance ». Walter Benjamin se présente en agent de la résurrection des livres, guère en phase avec une idéologie collectiviste : « S’il se peut que les collections publiques soient moins choquantes sous l’aspect social et plus utiles sous l’aspect scientifique que ne le sont les collections privées, celles-ci seules rendent justice aux objets eux-mêmes ».  Reste que « parmi toutes les façons de se procurer des livres, la plus glorieuse, considère-t-on, est de les écrire soi-même ».

« Collectionneur pauvre » fut Walter Benjamin. Mais en seul papier monnaie. Car en d’autres textes ici heureusement adjoints, il nous présente des « livres de malades mentaux pris dans ma collection », des « romans de servantes », des « abécédaires », des « livres pour enfants », preuves que sa curiosité est aussi humaniste qu’amusée, aussi enfantine que sociologique. Le chercheur et l’amateur de catalogue y consulteront une « listes des écrits lus par Walter Benjamin », soit la bagatelle de 1712 titres, que l’on soupçonne d’être incomplète… Il est alors évident que Walter Benjamin fut un bibliophile et non un bibliomane, selon la distinction qu’en fait Umberto Eco[9], un amoureux qui communique sa passion au contraire de celui qui vole et recèle au secret l’objet de sa folie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est dans le New Yorker, en 1968, qu’Hannah Arendt[10] rendit cet hommage brillant à la figure d’un trop tôt disparu : Walter Benjamin 1892-1940. Comme à Kafka, seule la « gloire posthume » échut à ce marginal du sionisme et du communisme. Il est un inclassable critique littéraire, et « sans être poète, il pensait poétiquement », analyse-t-elle ; quoiqu’il écrivît de fort beaux sonnets[11]. La préoccupation de ce météore des lettres allemandes et françaises, féru de ses mosaïques de citations, est la vérité de l’œuvre d’art. Mais aussi celle de l’Histoire, dont il est « l’ange », qui « considère seulement le champ de décombres du passé, qui est projeté dans l’avenir par le souffle derrière lui de la tempête du progrès[12] ». L’on se souvient qu’il le voyait dans l’Angelus novus de Paul Klee.

Hélas, celui qu’elle appelle « le bossu » (en référence à ces poèmes enfantins où cette figure est associé à la maladresse et aux mauvais tours), traversa de « sombres temps », jusqu’à son suicide, coincé entre deux frontières despotiques, à Port-Bou. S’il sut incarner l’archétype du flâneur parisien, hérité du XIXème siècle, au point d’écrire en français des textes majeurs, il fut condamné à l’errance éditoriale, tant si peu de ses textes furent publiés de son vivant, sans même que fussent achevés, voire séparés en leur étrange gémellité, son Baudelaire et son Paris capitale du XIX° siècle, où émerge sans cesse la « collection de citations ». Cette dernière étant bien sûr l’écho de la collection parfois étrange et pathétiquement inutile du bibliophile enthousiaste et curieux.

Le texte d’Hannah Arendt est une magnifique épitaphe, une reconnaissance magistrale, alors qu’elle le compare à Kafka, autre étrange lumière de la postjudéité. Impécunieux, vivant aux crochets de ses parents jusqu’en 1930, Walter Benjamin est une sorte de héros incompris de la culture philosophique et littéraire, tardivement (et de manière posthume) adulé par toute une intelligentsia. Ce pour la bonne raison de son génie particulier, comme le montre avec ferveur Hannah Arendt ; mais aussi pour la moins bonne : être un remarquable épigone du marxisme (quoique bien peu orthodoxe) vous vaut toutes les considérations qu’on ne lui eût guère confiées de son vivant.

Walter Benjamin n’en finira pas cependant d’être une énigme, tant la perfection de bien de courts essais se heurte aux massifs conglomérats de matériaux à venir que sont les work in progress offerts à Baudelaire et à Paris. Des textes à première vue mineurs, comme ces Lettres sur la littérature et le Je déballe ma bibliothèque, sont parmi les « perles » qu’Hannah Arendt ramène de sa lecture. Reprenons alors le « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme ». Hors le mot « National » (quoique…) un tel avertissement de 1939, ne laisse pas d’être dangereusement actuel ; sans que l’on puisse se priver, en notre « conscience morale affaiblie », d’y associer un autre « isme », qui plongerait aujourd’hui Walter Benjamin dans un autre effroi…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Biographie utile, Bernd Witte est dépassé par l’émotion de Gershom Scholem. Il nous permet de rencontrer au mieux Walter Benjamin, hors évidemment les livres de ce dernier ; en témoigne son Histoire d’une amitié. Amitié profonde et fusionnelle, malgré les moments de forte tension, en compagnie du couple formé par Walter Benjamin et Dora Walter, plus particulièrement en Suisse entre 1918 et 1919. Couple qui va bientôt se déchirer, jusqu’au divorce. La quête intellectuelle de Walter Benjamin, par ailleurs touché par l’amour en la personne de Jula Cohn, est erratique, entre une thèse sur Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand[13] et sa Critique de la violence[14]. Un intérêt commun pour les sciences du langage et du judaïsme les anime. Ce qui se double pour Walter Benjamin d’une intense activité de commentateur, en particulier sur Goethe, ce qui laisse présager son travail sur Baudelaire, dont il traduisit « Les tableaux parisiens ». Traduction d’ailleurs précédée d’une célèbre préface, « La tâche du traducteur », dont « l’orientation franchement théologique en matière de philosophie du langage » lui valut « une réputation d’auteur incompréhensible ». Il faut avouer que certaines pages ne sont pas toujours d’une grande clarté, à l’instar de celle de sa Critique de la violence. Voilà qui cependant lui permettait d’espérer une habilitation de l’Université de Francfort, quoiqu’elle n’aboutît pas. Il préféra traduire Proust. Gershom Scholem eut plus de chance et surtout de constance en obtenant à Jérusalem un poste de « chargé de cours sur la mystique juive ».

À partir du départ de Gershom Scholem pour la Palestine, en 1923, les rencontres furent épistolaires. « Voyage à travers l’inflation allemande », texte plus tard inclus dans Sens unique, marque l’entrée de Walter Benjamin dans l’écriture politique. Toute différente est son étude sur L’Origine du drame baroque allemand[15] publiée en 1928.

S’ils se revoient à Paris en 1927, le lien est de l’ordre de la « tension féconde ». Pourtant la réception des travaux de Walter Benjamin n’est pas toujours amène : Hofmannsthal lui reproche son « pseudo-platonisme » et sa « scholastique tout à fait personnelle et obscure au point d’être totalement incompréhensible ».

L’on devine qu’à partir du « déluge fasciste » de 1933, alors qu’il écrit Enfance berlinoise, sa situation devient de plus en plus précaire. C’est ainsi qu’il écrit à Gershom Scholem : « Tu n’as qu’à te rappeler que les intellectuels parmi nos coreligionnaires sont toujours les premiers à offrir aux oppresseurs des victimes provenant de leurs propres rangs, simplement pour rester épargnés eux-mêmes ». Restent les « années d’exil », à Ibiza parfois, à Paris surtout. Malgré la déréliction financière et personnelle, c’est l’heure d’œuvres remarquables, comme L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, la rédaction de son projet sur les passages parisiens et de son essai sur Baudelaire, sans oublier, début 1940, ses « Thèses sur la philosophie de l’histoire », étonnamment « en vue de placer le matérialisme historique sous la protection de la théologie », une sorte d’oxymore, révélateur de la nature religieuse du marxisme et du communisme. Lors d’une dernière rencontre entre les deux amis, le « visage de Janus » de Walter Benjamin se manifeste lors de l’opposition entre matérialisme du langage, dans une perspective marxiste, et théologie du langage.

En conséquence Gershom Scholem fait preuve d’une qualité de biographe fraternel, rapportant des anecdotes curieuses, comme une certaine addiction pour les jeux d’argent aux casinos, comme une capacité à souvent tomber amoureux, ou ses passions pour Guignol et les romans policiers, sa tentation du suicide, tout en mettant l’accent sur la trajectoire intellectuelle, l’auteur se dirigeant de plus en plus vers le sionisme et l’étude de la kabbale alors que Walter Benjamin, s’éloignant de la question religieuse, va flirter avec le marxisme, voire « une politique bolchevique radicale », sous l’influence d’Asia Lacis ; ce qui ne plaide pas en la faveur de sa clairvoyance et encore moins de son libéralisme. Heureusement son voyage en Union Soviétique le dissuada d’adhérer au Parti communiste. Néanmoins, au travers de Brecht et d’Adorno, l’influence marxiste fit long feu, ce que n’approuve guère Gershom Scholem. À l’heure des procès de Moscou, sa position marxisante est pour le moins confuse et laisse béante la question de la conscience morale. Le pacte germano-soviétique ne manqua pas cependant d’ébranler les convictions fragiles de notre critique et philosophe, sans qu’il eût le temps de pouvoir être définitivement décillé.

Reste que le livre de Gershom Scholem devient de plus en plus passionnant au fur à mesure qu’il avance, que la situation de notre critique et philosophe devient de plus en plus pathétique, non sans suspense, hélas fatal comme l’on sait, à Port-Bou, fuyant la France et le nazisme, et se suicidant de peur d’y être renvoyé…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les livres inachevés furent le lot de Walter Benjamin : celui sur le hachich ou les rêves[16], ceux sur les passages parisiens et sur Baudelaire[17]. Néanmoins ses opuscules sur l’œuvre d’art ou sur l’Histoire ne manquèrent pas d’être sans cesse séminaux.

Ce même Gershom Scholem rejoint Walter Benjamin sous l’égide de L’Ange de l’Histoire, en compagnie de Franz Rosenzweig. En 1921 et pour un prix modique, Walter Benjamin acheta l’aquarelle de Paul Klee, Angelus Novus, qui figure sur la couverture de cet essai et donna son titre à la revue qu’il crut pouvoir diriger. C’est d’ailleurs Gershom Scholem qui fit connaître à Walter Benjamin le livre de Franz Rosenzweig : L’Etoile de la rédemption, « ouvrage fondamental sur l’histoire des religions », selon le premier.

Un triptyque philosophique nait sous le clavier d’Emmanuel Mosès. La raison de l’Histoire ayant à la fois perdu sa validité du fait de la faillite de la théodicée leibnitzienne et de la théorie hégélienne, sans oublier son fils spirituel à cet égard, Karl Marx, l’accomplissement de l’humanité parait ajourné à jamais. Or nos trois penseurs juifs tentent de lire les décombres et la discontinuité de l’Histoire dans le cadre d’une utopie messianique, le progrès technique ne suffisant pas à assurer la paix perpétuelle kantienne. Or nos trois penseurs juifs tentent de lire les décombres et la discontinuité de l’Histoire dans le cadre d’une utopie messianique. Si tous trois sont frappés par le traumatisme de la Première guerre mondiale, Franz Rosenzweig se tourne vers la religion, Gershom Scholem vers le sionisme, Walter Benjamin vers la révolution ; toutes solutions discutables, quoique la seconde se soit montrée la plus praticable.

De sa prime jeunesse à ses derniers écrits, Walter Benjamin n’a cessé de penser avec constance l’Histoire. Passant d’un « paradigme théologique », à celui « esthétique », puis « politique », ces trois modèles lui permettent de décrire l’état final de l’Histoire non « sous forme de vague tendance au progrès, mais au contraire sous l’aspect d’œuvres et d’idées logées au cœur de tout présent ». De la rédemption apocalyptique du Judaïsme à une vision du monde orientée par le marxisme, « chaque instant du temps est lourd de mémoire historique, en même temps chargé d’espérance utopique ». Ainsi « L’ange de l’Histoire », cette aquarelle de Paul Klee, garde-t-il toute la dimension de son vœu pieux, sinon de son illusion…

Même si Emmanuel Mosès a tendance à se répéter souvent, le rapprochement entre ses trois auteurs de prédilection est pertinent. Et la façon dont il déplie les facettes de cette nouvelle philosophie de l’histoire est fort éclairante.

 

Même la pure amitié est utopique, sans compter Hannah Arendt, y compris entre Walter Benjamin et Gershom Scholem. L’un, contraint par son obédience marxiste puis sabré par l’expansion nazie, ne put mener à bien ses grands livres sur Paris et sur Baudelaire, voire ceux qu’il aurait encore pu concevoir ; ni non plus le projet d’étudier l’hébreu et d’intégrer l’utopie juive. L’autre a partiellement mis en œuvre son utopie messianique et sioniste en écrivant et enseignant à Jérusalem. Gershom Scholem, dans Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage,[18] demandait : « Quelle sera la dignité d’un langage dont le nom de Dieu se sera retiré ? » S’il y a une réponse à cette question elle est dans l’anti-utopie nazie et sa Shoah[19], dans la langue nazie telle qu’elle fut disséquée par Viktor Klemperer[20], dans la poésie allemande de Paul Celan[21]

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] « Pain et vin », strophe 7 ; Hölderlin :  Œuvres, Gallimard, La Pléiade, 1982, p 813.

[4] Walter Benjamin : Paris, capitale du XIX° siècle. Le livre des passages, Cerf, 1989, p 480.

[5] Bernd Witte : Walter Benjamin. Une biographie, Cerf, 1988, p 201.

[6] Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2020.

[7] « Le narrateur », Rastelli raconte, Seuil, 1987, p 150.

[8] « Le narrateur », ibidem, p 168.

[9] Umberto Eco : La Memoria vegetale et altri scritti di bibliofilia, Bompiani, 2011, p 31.

[12] Voir : Walter Benjamin : « Sur le concept d’histoire, IX », Ecrits français, Gallimard, Folio essais, 2003, p 438.

[13] Walter Benjamin : Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Champs Flammarion, 2008.

[15] Walter Benjamin : L’Origine du drame baroque allemand, Champs Flammarion, 2009.

[16] Walter Benjamin : Rêves, Le Promeneur, 2009.

 

Abbatiale de Saint-Maixent-L'Ecole, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

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6 novembre 2022 7 06 /11 /novembre /2022 10:12

 

Sant Joan de Boí, siglo XI, Lleida, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Bestiaire philosphique de Derrida,

Bestioles & autres Musicanimales.

Descartes, Condillac, Eric Baratay,

Orietta Ombrosi, Vincent Wackenheim,

Marie-Pauline & Jean-Hubert Martin.

 

 

 

Condillac : Traité des animaux, Vrin, 2004, 254 p, 6,50 €.

 

Eric Baratray : Le Point de vue animal, Seuil, 2012, 400 p, 25,40 €.

 

Orietta Ombrosi : Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida,

PUF, 2022, 360 p, 24 €.

 

Vincent Wackenheim : Bestioles,

L’Atelier contemporain, 2020, 144 p, 20 €.

 

Marie-Pauline & Jean-Hubert Martin :

Musicanimale. Le Grand bestiaire sonore,

Gallimard / Musée de la Musique-Philharmonie de Paris,

2022, 208 p, 39 €.

 

 

 

Ils miaulent, aboient, braient, gloussent, zinzinulent, sans parler bien entendu, bien qu’ils puissent émettre et recevoir un langage. Ou presque. Car, avec anthropomorphisme garanti, ils figurent les vices médiévaux, ils sont ensuite un brin philosophes, en tant qu’ils appréhendent la vie et le monde. Du moins à leur manière, qui n’est pas sans leçon à l’adresse de celui qui s'en nourrit. Tel que Descartes en fait, croit-on, son animal-machine et que Condillac plaide sa cause. Alors qu'aujourd'hui Eric Baratay en fait un acteur de l'Histoire. Tel que le développe Orietta Ombrosi, il s’agit, dans Le Bestiaire philosophique de Derrida, l’on s’en doute, de déconstruire la figure de l’animal et surtout celle de la domination humaine. Moins élogieux en apparence est le titre de Vincent Wackenheim : Bestioles. Mais à ce prosateur rien n’est empreint de mépris envers les animaux, surtout s’ils s’accompagnent d’artistes et d’écrivains. Et les musiciens ne sont pas en reste, tant ils jouent à décrypter, figurer, sonoriser, recomposer leurs bruits et vocalises en un grand bestiaire sonore, dont rend compte Musicanimales. Quelle fascination nous fait donc interroger l’altérité des bêtes, parler et faire parler comme animaux, chanter au plus près d’eux ?

 

Pauvre animal-machine ! Aristote et Pline l’ancien, mais aussi Elien et Ursin[1], avaient été plus tendre avec lui. Descartes assène aux animaux ses présupposés : ils n’ont pas le moindre psychisme (quoique ce mot soit anachronique), leurs mouvements ne sont que des processus chimiques et mécaniques. Aujourd’hui l’on accuse le philosophe du Discours de la méthode rien moins que de spécisme. Par ailleurs, pour Malebranche, leurs cris et gémissements ne peuvent être que le reflet de dysfonctionnements dans les rouages plutôt que l'expression d'une souffrance. Certes pour Descartes ils n’ont pas d’âme, ce qui n’est pas le psychisme : il pensait plus exactement « qu’après l’erreur de ceux qui nient Dieu […], il n’y en a point qui éloigne plus les esprits du droit chemin de la vertu que d’imaginer que l’âme des bêtes soit de même nature que la nôtre[2] ». De même l’expression « animal-machine » n’est en rien de la plume de Descartes, seul ses détracteurs l’en ont affublé. Et La Mettrie, au XVIII° siècle l’associera au concept d’homme-machine. Pauvre Descartes !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Reste que cette conception sera fort controversée, au crédit de Gassendi et surtout de Condillac, dont le Traité sur les animaux reste un classique. Le sous-titre est parlant : « Où, après avoir fait des observations critiques sur le sentiment de René Descartes et sur celui de M. de Buffon, on entreprend d’expliquer leurs principales facultés ». Oui, les animaux font preuve de sensibilité et d'intelligence : « si les bêtes sentent, elles sentent comme nous » ; il prétend avec un rien d’exagération « que les bêtes comparent, jugent, qu’elles ont des idées et de la mémoire », quoique « les passions de l’homme diffèrent de celles des bêtes[3] ».

Aujourd’hui, Eric Baratay, dans Le Point de vue animal, défend la thèse selon laquelle l’histoire n’est élaborée que par et pour les hommes. Cependant les animaux n’ont-ils pas abondamment participé à de grands événements, à de lents phénomènes ? Seraient-ils indignes de participer à la marche de l’Histoire ? Epique avec les éléphants d’Hannibal traversant les Alpes ; ludique et cruelle avec le divertissement des jeux du cirque, sans compter leur potentiel de viande et de travail. Pour cet historien, l’on doit se défaire d’une vision anthropocentrée pour adopter le point de vue de l’animal, pour s’intéresser avec empathie à la condition faite à nos amies les bêtes. Démarche judicieuse, mais irénique, au risque de glisser vers un véganisme qui ne tiendrait compte ni de la nécessité de la nourriture carnée aussi bien pour les hommes que pour les animaux eux-mêmes prédateurs.

Sant Joan de Boí, siglo XI, Lleida, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

À de nombreuses reprises Jacques Derrida[4] a tenté de se faire animal, du moins de rencontrer « l’animalautre ». En particulier dans un dialogue avec Elisabeth Roudinesco : De quoi demain…[5] où la violence contre les animaux est l’objet d’un réquisitoire. Il a également pensé sa « zootobiographie » parmi les pages de L’Animal que donc je suis[6].

Au travers de l’analyse d’Orietta Ombrosi, titrée Le Bestiaire philosophique de Derrida, il s’agit, l’on s’en doute, de déconstruire la figure de l’animal. Et plutôt que ce dernier mot, réducteur, unificateur comme s’il s’agissait d’une seule espèce, un « singulier générique », l’on y préfère le « bestiaire ». Ainsi « l’heure du coq » est une allusion au sacrifice fait par Socrate à Esculape, mais aussi à la tradition judaïque qui apprécie chez ce gallinacé la capacité de saluer la lumière. Et bien qu’elle ne soit pas chez le philosophe, « l’ânesse de Balaam », qui sut reconnaître l’ange de Yahvé, est l’image de l’humilité, de la servitude. Si les animaux sont des « sans logos », ils ne sont « pas sans pathos ». Il est vain en effet de tenter d’effacer leur calvaire, voire leur « génocide ».

Le « regard de voyant » de sa chatte, « vivant irremplaçable », engage le philosophe à quitter le « carnophallogocentrisme », quoique celle-ci ne quitte en rien la viande qui lui est indispensable. Plus loin, le « bélier » du sacrifice devient celui de l’eschatologie, car dans la tradition du judaïsme il est celui qui porte l’autre, sans oublier le « tallith », ce châle de prière » tissé avec sa laine.  Prière ou prophétie, il habitera avec l’agneau dit du loup Isaïe dans la Bible. Une telle chimère est-elle possible entre féroces et domestiques ? Utopique encore, Jacques Derrida et à sa suite Orietta Ombrosia plaident pour un « politique universellement ouvert », une « Europe Arche de Noé ». Ce n’est certes pas là « L’homme est un loup pour l’homme » dans le sillage de Hobbes.

Malin génie, le « serpent » ne peut que rappeler celui de la Genèse, ou encore l’attribut d’Apollon et de Dionysos, où l’on devine le bout du nez tragique de Nietzsche. Il est aussi celui de l’écriture ; d’où la nécessité dans les textes philosophiques de recourir à la poésie ; ce pourquoi Derrida pense à Baudelaire, Valéry, Celan. En ce sens, le face à face avec le serpent est une « autobiographogenèse » et une « séduction du séducteur ».

 Et quand l’antenne de l’escargot est le symbole de l’intelligence (selon Horkheimer et Adorno qui effacent en ce chapitre Derrida) elle renvoie au regard humain la souffrance animale et le sacrifice de sa viande, tels que les « abattages systématiques » peuvent être comparés à l’holocauste ; à moins que l’on récuse cette association outrancière. Reste le chat Murr du romantique Hoffmann, dont les « autobiogriffures » (selon le titre de Sarah Kofman[7]) affirment la dignité égale de l’animal et de l’homme. Retour au chat philosophe donc, qui cette fois, entreprend d’écrire sa propre vie. En ce cas, la raison n’est pas du seul côté de l’homme. Quoique cela ne soit qu’une belle fiction ; de même qu’un âge d’or de la communication entre humains et bêtes…

Pour revenir au chant du coq, ne s’agit-il pas d’espérer qu’il signifie une aurore de nouvelles relations entre les deux protagonistes de la vie ? L’on devine que régulièrement le bestiaire de Levinas, « tissé à travers les lectures talmudiques », vient au secours de Derrida. Tous deux sont des philosophes de l’altérité, rendant hommage à « l’animalautre ».

En dépit du concept erroné et « répressif » de l’animal machine cartésien, le risque est toutefois d’effacer les différences scientifiques, ontologiques, au profit d’une utopie qui verrait l’animal sortir de l’alimentation humaine. D’opérer une idéalisation de la nature, telle que sur la fort jolie couverture de cet essai, où un éden n’use que des arbres, des fleurs et des herbivores, hors un chat. Pourtant, outre la condition carnivore de tant de bêtes, nous sommes anthropologiquement des chasseur-cueilleurs, et ce serait prendre un risque sanitaire, malgré les divers compléments alimentaires, que de devoir cesser de se nourrir de façon carnée. Ce qui n’empêche en rien de pouvoir veiller au bien-être animal…

Un  brin erratique, parfois se répétant, le mérite insigne de l’essai d’Orietta Ombrosi est de rassembler et disposer la pensée animalière de Jacques Derrida dispersée dans maints volumes, tous ses « animots », comme une synthèse discourant de manière peut-être plus lisible que le discours derridien, même si l’on ne se départ pas toujours du penchant derridien à la verbosité. Elle rappelle avec justesse que le propos du philosophe, malgré son « démantèlement du logocentrisme », au sens où il s’agit d’interroger « tous les concepts destinés à centrer le propre de l’homme », n’est « pas de dénoncer et de répudier le logos », ce qui serait hérésie pour l’exercice de la philosophie.

De « la prunelle du chat », un excentrique écrivain fait son incipit. Bien loin d’Esope et de La Fontaine, ce presque fabuliste contemporain, Vincent Wackenheim, écrit sans alexandrins ni octosyllabes, usant néanmoins de la prose en styliste. Ses Bestioles sont onze, comme quoi la douzième reste à imaginer par le lecteur ; à moins de compter les dessins de Denis Pouppeville à même de compléter l’ouvrage avec ce qu’il faut d’invention graphique et colorée.

Le propos de l’auteur est de « commercer avec les bêtes », mais en se gardant « de toute sentimentalité : à l’instar de celui des hommes, le monde animal fait preuve d’une infinie cruauté ». Alors il est bon de philosopher « du groin et du destin » quand le cochon finit immanquablement en boudin, côtelettes et saucisses pour faire ripaille. La célébration de la vie et des sens se fait au dépend de celle du porc, mais c’est dans l’ordre de la nature, où abondent les mangeurs et les mangés. Quelque bégueule lecteur tordra du nez devant cette célébration de l’animal en bestiole pour affamés gourmands. Car si végan, végétarien ou végétalien, il se croit autorisé d’être par la vertu de sa physiologie nutritive, ou de sa compassion envers la souffrance animale, à moins qu’il s’agisse de sa sensiblerie morale, il déchantera bien vite tant nos amis ou ennemis à quatre pattes ou plus deviennent ainsi cochonnaille ! Attendons-nous donc, non pas à un manifeste moralisateur, mais à une délectation foutraque et gargantuesque.

Peut-être le lecteur préfère-t-il apprivoiser « Le tatou de Jean Paulhan ». Car ce dernier aimait cette bestiole pourtant si peu douée d’affection, capable de se rouler en une boule imprenable ; du moins il s’agissait du nom de son chien. L’écrivain de la NRF aurait, selon la légende, promené un tatou en laisse, gage d’excentricité.

Pour employer une expression animalière, Vincent Wackenheim saute du coq à l’âne, du porc en cochonaille aux manières d’accommoder le bœuf, du tatou au lapin. En une gastronomique énumération bovine, son « déjeuner à la fourchette » amène l’eau à la bouche du lecteur. Quant au « lapin d’Albrecht Dürer », s’il se déguste, c’est seulement par l’œil.

Notre prosateur saute également de la recette de cuisine à la critique d’art, de la liste à la nouvelle : une « fatale idylle » unit « Mademoiselle Roll et Monsieur Mops ». Le premier étant « issu de la poiscaille », l’on devine quel jeu de mot révèle leur union. De même, prendre un animal de compagnie de « cinq mètres cinquante », en l’occurrence une girafe, relève de la bouffonnerie. Tout est burlesque et tragique à la fois pour le pauvre animal grandissant en l’appartement étriqué qui le reçoit…

Après Jean Paulhan, c’est Victor Hugo qui s’y colle, au moyen de la « pieuvre » des Travailleurs de la mer ; voire Ionesco qui ne peut manquer d’affleurer à la pensée du lecteur face à « La consolation des rhinocéros ». Et quoique herbivore, la bestiole reste menaçante : « Ce fut une consolation de penser qu’aucun d’entre nous ne mourrait dévoré, puis digéré, mais seulement piétiné et encorné ». Plus dangereuse encore est « La grande guerre des volatiles ». Car « les paisibles soldats de Fridolon le Pur se révélèrent de féroces combattants, à la surprises de tous, s’acharnant de leur bec à trouver le défaut des armures et des cotes de maille »…

N’est pas si bestiole que celle que le miroir nous présente en fait. Comme un « masque », les fantasmes animaliers ont quelque chose de la satire de l’humanité. Claironnons combien la prose rabelaisienne du facétieux Vincent Wackenheim réjouit. La fête des sens est également fête des mots.

Même les plus discrets, quoique les poissons ne parlent que chez le fabuliste Jean de la Fontaine, émettent quelque son, plus ou moins expressif, plus ou moins mélodieux, du moins à l’aune de notre perception. La tentation est bien grande de mettre en scène le « grand bestiaire sonore », comme le font l’exposition et le catalogue de la Philharmonie de Paris intitulé Musicanimale. Puisque les insectes stridulent, les loups hurlent, les baleines chantent, sans oublier les vocalises des oiseaux, la tentation est grande de les imiter, pas seulement par des appeaux pour les attirer et les capturer, mais d’en faire les moteurs d’œuvres d’art. Par exemple ces instruments zoomorphes, vièle en forme de paon ou trompe en forme de serpent. Au service de ces concerts en forme de charivari, une pléiade d’auteurs, sous la direction de Marie-Pauline et Jean-Hubert Martin, se voue à un vibrant éloge.

En ces pages profuses et si diverses, le champ des arts plastiques est parcouru autant que celui du bioaccousticien à l’écoute des baleines, ou du philosophe qui entend le baudet braire « le sain-dire-oui » à la fin du Zarathoustra de Nietzsche : « Et l’âne de braire I-A ». Lorsqu’ils « sont tous redevenus pieux, ils prient, ils sont fous[8] ». Mais aussi de la chorégraphie, puisque Luc Petton danse avec des oiseaux en liberté sur scène. De même un escargot fait son petit bonhomme de chemin sur l’archet d’un altiste interprétant Stravinsky. Quant aux pendules à coucou, elles avoisinent les cages à grillon, alors qu’un trio d’artistes s’intitulant « Tout / Reste / À / Faire » démonte et désosse des instruments hors d’usage pour construire d’énormes et étonnants insectes, sauterelle, araignée ou cloporte, faits de bois et de métal, ainsi devenus de sculpturales figures prètes dirait-on à s’animer de toutes leurs pattes et carapaces pour un concert jamais entendu. L’on va jusqu’à faire entrer dans la condition muséale les « sonnailles » des vaches et les « ultra-sons » des chauves-souris, ou « écholocation ». Le rayon « X » est également présent sous la forme des parades sexuelles ou les mâles préludent, rivalisent de trilles, de glissandi et d’harmoniques pour séduire la femelle !

Le musicologue s’en donne évidemment à cœur joie. Car la musique privilégie sans surprise les oiseaux. Du « Coucou » de Daquin, au XVII° siècle, aux « oiseaux dans la charmille » dans Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach au XIX° siècle, en passant par « La poule » grâce au clavecin de Rameau ou le « Duo des chats » faussement attribué à Rossini, l’art des instruments à vent, à cordes pincées, frappées, frottées, et par-dessus tout de la voix s’ingénie au lyrisme à plumes. Pensons à l’air de l’oiseleur Papageno au début de La Flûte enchantée de Mozart. À cet égard l’indispensable et magnifique partition du Réveil des oiseaux d’Olivier Messiaen ne manque pas à l’appel.

Si l’art ancien, en particulier les « Concerts d’oiseaux » de la peinture hollandaise est ici fort représenté, celui contemporain n’est pas en reste. Amusons nous de « la chemise du piégeur » couverte d’appeaux par Daniel Spoerri, d’un Concert de chats peint par David Teniers au XVII° siècle, d’une Symphonie des chats, sur laquelle ces derniers sont les notes fantasques de la partition de Moritz von Schwind en 1868. Quant à Gloria Friedmann, en 1995, elle juche le brame du cerf sur un ballot de journaux à recycler, l’intitulant Envoyé spécial. Pour bramer quelle nouvelle, quelle inquiétude ?

Construit comme un abécédaire, ce beau livre invite à la déambulation sonore et musicale. Il aurait pu être chronologique, mais il préfère chanter depuis les « Appeaux » jusqu’au qualificatif « Zoomorphe ». Superbement illustré de diverses œuvres d’art, entre peinture et sculpture, baroques et contemporaines, avec le concours du dessin fantaisiste de Julien Salaud, en particulier pour les lettrines, ce volume souffre parfois de trop grandes photographies, floues de ce fait, comme celle d’Olivier Messiaen observant les oiseaux de Alpes. Voilà qui cependant tient bellement de la polymorphe boite à musique, de l’imagier burlesque et du cabinet de curiosités, non sans rappeler - malgré le prêchi-prêcha insistant sur la crise climatique et son cortège de disparition des espèces dont l’homme est l’infini coupable - combien nous perdrions si nos nuits devenaient vides du chant du rossignol, si nos jardins étaient muets de leurs mésanges, nos forêts du brame du cerf…

 

Si l’on quitte toute démarche strictement scientifique, donc zoologique, les regards sur les animaux choient immédiatement dans l’anthropomorphisme. Y compris l’écologisme et le véganisme, qui profitent d’un sentimentalisme strictement humain[9]. Reste que nos compagnons, amis et ennemis, à deux, quatre, six ou huit pattes, contribuent à nous apprendre l’altérité. Et non content d’être des « musicanimales », sont les musanimales inspiratrices des artistes.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Descartes : À Mersenne, 13 nov. 1639, AT, II, Œuvres, Vrin, 1974, p. 621.

[3] Condillac : Traité des animaux, Vrin, 2004. p 117, 129, 183.

[4] Voir : Déconstruire Derrida et les arts du visible

[5] Jacques Derrida Elisabeth Roudinesco : De quoi demain… Dialogue, Champs Flammarion, 2001.

[6] Jacques Derrida : L’Animal que donc je suis, Galilée, 2006.

[7] Sarah Kofman : Autobiogriffures. Du Chat Murr d’Hoffmann, Galilée, 198-.

[8] Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Le Club du Meilleur Livre, 1959, p 328, 329.

[9]  Voir : Jusqu'où faut-il respecter les animaux ?

 

Sant Joan de Boí, siglo XI, Lleida, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

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30 octobre 2022 7 30 /10 /octobre /2022 10:17

 

Bibliothèque municipale, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Mark Z. Danielewski : La Maison des feuilles,

 

labyrinthe romanesque,

 

cosmologique et psychique.

 

 

 

Mark Z. Danielewski : La Maison des feuilles,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,

Monsieur Toussaint Louverture, 2022, 692 p, 27,50 €.

 

Mark Z. Danielewski : O Révolutions,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro, Denoël, 2007, 372 p, 25 €.

 

Mark Z. Danielewski : L’Epée des Cinquante ans,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, Denoël, 2013, 288 p, 22 €.

 

 

 

 Dans la tradition totalement dévastée et revivifiée d’Edgar Allan Poe[1] et de Lovecraft[2], les soupçons et séductions du cauchemar nous prennent par la main jusqu'en une perdition psychologique et existentielle. Grâce à l'artifice classique du manuscrit retrouvé, à l’instar du Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki[3], qui plus est dans l'appartement d'un mort, nous nous trouvons entraînés à notre corps défendant dans le commentaire d'un film pour le moins étrange et lacunaire. Dans une « maison » inqualifiable, parmi une architecture aux interstices dangereux, aux gouffres abominables, parmi une famille bientôt dévastée, ce dans le roman étrangement nommé La Maison des feuilles ; qui sont autant de feuilles arbustives ou livresques... Et dans le gouffre d’une matrice textuelle plus labyrinthique que la spirale intérieure d'un psychisme aux dimensions insoupçonnées et lacunaires : celles de l'univers.

 

Johnny Errand, le narrateur initial de La Maison des feuilles, est un apprenti tatoueur un tantinet délirant qui découvre chez un vieil aveugle décédé, nommé Zampano, un manuscrit surprenant. Il s'agit d'un essai prolixe autour du Navidson Record, un film qui est l'objet central et obsessionnel de la curiosité de tous... Ce dernier narre l'emménagement d'une famille, puis sa perplexité, sa terreur devant les propriétés inédites de la maison. Le jeune Will Navidson est un photoreporter voyageur qui s'est marié avec Karen, belle ex-mannequin. De cette union sont nés deux enfants. Les bonheurs apparemment prévisibles liés à l'installation dans leur nouveau foyer parmi les campagnes de Virginie vont bientôt se fissurer devant l'obstination de Navidson à découvrir ce quelque chose qui cloche : en effet, la maison a des dimensions intérieures qui excèdent d'un rien celles extérieures. Est-ce possible ? On se fait géomètre, épiant chaque détail architectural, jusqu'à ce qu'une porte imprévue s'ouvre, découvrant un sombre couloir que l'on ne résiste pas explorer. Las, sa démesure dépasse les forces de l'aventurier en herbe qui a manqué s'égarer, qui doit, à l'aide d'explorateurs professionnels, se charger d'un impressionnant matériel de spéléologie pour dérober les secrets vides de ces pentes, de ces puits et tourbillons. Le réseau souterrain se creuse de couloirs, de salles aux plafonds démesurés, de gouffres. Ainsi le monstrueux dédale de la maison ne cesse de s’enrichir de nouvelles chambres noires, d'aventures épuisantes qui déchirent le couple, de folies intestines, voire d'abîmes meurtriers...

Chargé d'énigmes irrésolues, de références bouillonnantes et d'analyses prolixes, le roman se déploie en quelque sorte à l'identique de l'objet de sa narration, de par sa typographie, sa mise en page. Ainsi, parmi cette prolifération des notes de bas de page, cette abondance de la critique cinématographique, littéraire, et philosophique (on y croise par exemple Jacques Derrida, Harold Bloom et Stephen King) qui boursoufle avec gourmandise, voire cannibalisme, le volume, peut être lue comme une tentative d'investigation des contenus et d’un sens aporétique - à la fois du film, de la maison et du livre -, mais aussi comme une satire assez réjouissante de la critique universitaire. De plus, autour de ce cet arachnéen récit emboîté, se tisse l'histoire fragmentée du lecteur Johnny, qui, bien sûr, est un reflet biaisé de notre propre lecture. Sa paranoïa est-elle causée par l'abus de substances psychédéliques ou par ce manuscrit omnivore qu'il travaille à éditer ? Ou encore par son désir exacerbé pour une strip-teaseuse ? Quant à sa mère, Pelafina, qui est garée dans un institut psychiatrique, l’on en saura un peu plus sur son labyrinthe intérieur et sa relation confuse à son fils en lisant Les Lettres de Pelafina[4], retranchées du vaste roman et publiées de manière indépendante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sans compter Tom, le frère de Navidson qui se sacrifie pour sauver la fille de ce dernier, (Daisy faillit être avalée par la maison), un personnage crucial du roman est l'explorateur Holloway que s'adjoint Navidson. Acculé par le bruit des profondeurs, il sombre dans la folie, trucide un de ses compagnons, pour enfin se suicider devant l'effroi de la perte de tous repères... Comme le capitaine Achab de Melville, il a échoué devant sa baleine blanche : La Maison des feuilles peut en effet être lue comme un nouveau Moby Dick, non plus marin, mais terrien, chtonien, quoique plus encore terriblement métaphysique. Car l'adversaire de cette épique entreprise est totalement inconnaissable, une sorte de présence du vide, de trou blanc, envers et au-delà des trous noirs du cosmos qui nous fait et nous détruit.

A l'intertextualité explicite qui phagocyte les notes, s'ajoute une intertextualité implicite, parmi lesquelles, il n'est pas toujours évident de démêler le vrai du faux. Il est rapidement évident que la cécité de l'écrivain Zampano puisse être une allusion au légendaire aède aveugle : Homère lui-même, comme pour appuyer la dimension épique de cette inégale lutte avec l'ange qu'est le combat sanglant contre la perverse maison. Celui qui paraît porter un nom de cirque fellinien a l'étrange particularité d'avoir eu sept amantes, chiffre mystique s'il en est, de plus aux prénoms empruntés aux sept lignes de défense de la bataille de Diên Biên Phù où il perdit la vue, métaphore supplémentaire de cette prédatrice maison des feuilles.

 

Hotel Monasterio, Boltaña, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

Plus vertigineuse qu'un dessin d'Escher, évidemment associée au labyrinthe et à son Minotaure venu de la mythologie grecque, cette « maison » (mot toujours imprimée en bleu) se multiplie en elle-même sans jamais dépasser par l'extérieur, comme un inépuisable cerveau aux complexités neuronales inconnaissables. Nantie d'un couloir qui défie les lois de l'architecture, de la géologie et du fantastique, la maison prend la forme des désirs, des angoisses et des phobies des personnages. L'événement est un « viol spatial » autant qu'un viol mental : « la maison tout entière est une incarnation physique des affres mentales de Navidson ». Sauf que bâtie en 1720, elle a eu « 0,37 propriétaires par an, la plupart traumatisés ».

La tradition du fantastique et de l'horreur, dans laquelle s'inscrit Danielewski, entre trois  grands Américains du genre, d'Henry James à Stephen King, en passant par Lovecraft, trouve ici une acmé exceptionnelle. « Est-ce possible ? » se demandent tous les auteurs et lecteurs de ces récits et romans inquiétants. C'est ainsi que Tzvetan Todorov[5] définit le genre : « Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par une être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel ». Entre rationnel et irrationnel, il s'agit plus de donner une forme à nos interrogations scientifiques irrésolues, à nos questionnements métaphysiques, plus de figurer nos peurs, que de représenter le réel. Sans compter le plaisir de s'adonner aux spéculations de l'imaginaire, à la construction du vertige, comme le conçoivent les espaces intérieurs du cerveau de Marc Z. Danielewski.

En cette maison, nous sommes à la lisière de deux des thèmes du fantastique tels que les définit Roger Caillois[6] : La demeure hantée, bien sûr, dans la continuité du roman gothique[7] du   XVIII°, depuis Le Château d'Otrante[8], mais aussi, non pas comme le propose ce pourtant perspicace essayiste, « la maison, la rue effacée de l'espace [9]», mais au contraire, en un subtil renversement, la maison qui se creuse et s'agrandit jusqu'à l'inconnaissable. Cet univers en expansion, mais vers l'intérieur, car rien de cet infini ne dépasse ni dehors ni dessous, est une sorte d’abyssale spéléologie aussi irrationnelle que fascinante, comme si la peau des choses était retournée, ou comme le trou noir des astrophysiciens. Une sorte de bruit de fond périodique, parmi « l'antichambre », le « grand hall » ou « l'escalier en spirale » ajoute alors à la dimension cosmologique. Peut-on imaginer que cette perspective architecturale interne et sans cesse changeante, où la boussole ne parle plus, soit une image de la nouvelle science, une sorte de figuration métaphorique de la physique quantique, celle de l’incertitude d’Heisenberg où  une particule est à la fois onde et corpuscule, soudain parvenue à notre échelle pour y perturber notre perception du monde, une déclinaison de la théorie des cordes, de ces univers parallèles, tels que les postulent des physiciens comme Stephen Hawking…

La problématique de la représentation innerve le roman en son entier. Qu’elle soit réalité, image filmique, dessins traumatiques des enfants Chad et Daisy, ou mots qui sont sous nos yeux, la maison est finalement irreprésentable : « A certains égards, le distillat de crayon et de pastel laissé par les mains de deux enfants rend mieux compte de l’horreur qui habite cette maison que tout ce qu’a pu restituer la pellicule ou la bande magnétique ». Ce qui n’est pas sans conséquence sur la démesure et la déconstruction derridienne qu’affecte la forme du livre tel qu’il est publié.

En effet, feuilles du livre et arborescences de l'esprit concourent à faire de ce roman postmoderne un exploit typographique autant que conceptuel. Les notes pléthoriques, les pages bourrées jusqu’à la gueule, les blancs immenses de pages de plus en plus désertées, puis repeuplées de signes, les polices de caractères qui permettent de  repérer les différents narrateurs, les encadrés et les ratures, les annexes et l'index, les commentaires parfois boulimiques, voire les essais et récits surajoutés, les bibliographies souvent fictives, tout cela  parait devoir laisser le lecteur perplexe, quoiqu'il se sente rapidement séduit, conquis, envoûté jusqu'à l'addiction fabuleuse, de l'ordre de cette « horreur délicieuse » dont parle Burke dans son Essai sur le sublime[10]. En particulier lors de cette descente vertigineuse dans le blanc omnivore des pages où les mots finissent par être mutilés, par disparaître, au moment de la pire intrusion et implosion douloureuse au plus profond du secret et abyssal tunnel de la maison dont la couleur gris cendre affecte la rétine, la perception et la raison.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais c'est aussi, à travers le couple Navidson et ses enfants, une attendrissante et pathétique histoire d'amour familiale, d'autant que Karen se révèle bientôt claustrophobe, ce qui est bien sûr abondamment commenté. A la suite de l'ouverture du couloir, son intense appétit sexuel s'éteint. Sans compter, dans les notes parfois prolixes, entremêlant essai et passages narratifs, de Johnny, son amour intensément lyrique, voire mystique pour la rousse strip-teaseuse nommée « Pan-pan », ses expériences érotiques avec Tatiana et post-linguistique avec la belle Kyrie : « frissons et tremblements et tout au fond de sa gorge un millier de lettres s'écrasant en une chute non modulée », métaphore de la chute de la maison qui n'est plus celle d'Usher, mise en scène par Edgar Allan Poe...

Et, que ce soit dans le récit ou dans les notes, les plus ou moins dévorantes bribes d'essai contribuent à faire de ce livre, au-delà du roman d'aventure, psychologique et métaphysique, un objet littéraire en même temps que métalittéraire ; il se commente en même temps qu'il se fait, en même temps qu'il est sur la voie de l'édition, tout cela dans une mise en abyme généralisée. On sait d'ailleurs que Mark Z. Danielewski, suite à douze ans d'écriture, ayant un mal fou à accéder à la publication, a dû avoir recours à internet, où son texte acquit un statut d'objet culte auprès de quelques aficionados, avant de pouvoir convaincre un éditeur new-yorkais de le publier à deux mille exemplaires. Nul doute qu'il ait eu le temps de s'interroger sur les affres de la création, sur la justice discutable des dieux vides et tutélaires de l'édition...

Les psychanalystes jubilerons à l’occasion de la vaste métaphore de l’inconscient, et à l’occasion de l’analyse des « trois rêves » de Navidson, à l’onirisme exacerbé. Les cartographes et autres topographes frétilleront d’impatience à l’idée de dresser un plan crédible de l’objet du délit. Les théologiens et les philosophes y chercheront la totalité du dieu ou l’essence de l’Un. Les exorcistes se sentiront investis d’une mission sacrée : chasser le démon, la force impie, l’origine satanique du monde gisant dans les profondeurs et prête à se déchaîner au dehors, à l’instar des créatures de « Cthulhu », chez Lovecraft[11]. Les romanciers rêveront de l’égaler, les critiques universitaires de le commenter en long, en large, en travers et en profondeur, comme le fictif Traité de quatre mille pages sur le Navidson Record d’un certain Bernard Porch… Breat Easton Ellis ne disait-il pas : « On imagine Thomas Pynchon, J. G. Ballard, Stephen King et David Forster Wallace s’incliner devant Danielewski, saisis par la surprise, l’extase, l’émerveillement et la stupéfaction ».

Que faut-il préférer ? L’édition originale française de La Maison des feuilles, chez Denoël, outre cette qualité, présente un livre aux deux rabats et avec des cahiers cousus, donc plus maniable et solide ; mais évidemment épuisée. Celle publiée chez le déjà légendaire Monsieur Toussaint Louverture[12], qui affectionne les romans insolites et rarement négligeables, présente l’immense avantage d’être « remastérisée » ; c’est-à-dire conforme à l’originale américaine : le mot maison est imprimé en bleu (comme chez Denoël), mais de surcroit les lignes barrées et le mot « Minotaure » éclatent en rouge, sans oublier toutes les planches en couleurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hélas, nous sommes bien moins conquis devant la difficulté auquel nous nous heurtons à la parution du second roman de Danielewski : O Révolutions. Il juxtapose les récits de deux héros - se lisant à l'endroit et/ou à l'envers, en un volume réversible -, dans lequel les adolescents Sam et Hailey sillonnent les points chauds de l'Histoire de l'Amérique, comme des échos de Roméo et Juliette de Shakespeare. Entre Appalaches, Mississipi, Badlands et Montana, et sans guère de concessions, l’espace américain grouille de crasse et de sang, d’insultes, de drogues et de fêtes : « On revisite la Nouba, ça suce, ça fume, ça vibre, ! Vapes, virevoltes ! ça picole aussi de plus belle ! Sans noUS merci ! On préfère se défausser ». Si La Maison des feuilles était centripète et tournée vers l’intérieur, O Révolutions est en expansion vers le monde, tout en suivant l’évolution de la relation entre les deux jeunes gens, entre lyrisme échevelé et geste épique contemporaine.

Cette fois ce sont les « o » qui sont en couleurs. Ocre d’un côté, vert de l’autre. Car Hailey a des « Yeux Verts pailletés d’Ors » et Sam des « Yeux Dorés pailletés de Verts ».  Chaque page elle-même est divisé en deux : une marge chargé d’une liste d’événements historiques, entre guerre de Sécession et guerre froide, et le texte proprement dit fait de paragraphes en plus gros caractères, jetés en une narration explosée. Les mots jouent de palindromes et d’anagrammes, presque dans une esthétique joycienne. Tout cela au moyen d'un éparpillement de courtes phrases et de dialogues saccadés, ce qui peut laisser le lecteur dubitatif ; à moins que, la lecture n’étant guère entraînante, nous n'ayons pas perçu le bien-fondé de l'entreprise... Finalement le livre est peut-être plus séduisant par l’énorme iris de sa couverture, la distribution aléatoire de la typographie, quoique les plantes et les animaux soient constamment en gras, que par l’objet proprement littéraire.

Autre performance, sous la plume virevoltante de Mark Z. Danielewski : L’Epée des Cinquante ans. Cette fois, il s’agit d’un conte, illustré de graphismes et de broderies de couleurs qui font songer à Henri Michaux. Mais un conte pour adultes, dans la tradition du roman gothique, une histoire de fantômes. Qui existe aux Etats-Unis sous la forme d’un livre enclos dans une boite de bois vernis évoquant un cercueil, aimable et luxueux.

Une apparemment banale soirée réunit une couturière, Chintana, la femme pour laquelle son mari l’a quittée, Bélinda, et cinq orphelins. Mais un conteur maléfique, aux « yeux deux lacs morts gelés », leur narre sa quête de « l’épée des Cinquante ans ». Car ses blessures ne prennent effet que le jour où le malheureux atteint son demi-siècle. Cette arme va-t-elle surgir entre les mains de  Chintana pour assouvir son désir de vengeance à l’égard de celle dont les « gencives reculaient autour de la lueur morte de ses dents » ? Si la narration paraît linéaire, la multiplicité des points de vue et les guillemets colorés permettent une polyphonie envoûtante. D’autant que le récit accuse la forme d’un poème en vers libres troué de blancs qui accentuent les vides entre les personnages ainsi que la dimension fantastique spectrale. L’on devine que les enfants verront « la neige s’éclabousser de rouge »…

Mieux vaut alors revenir à La Maison des feuilles, chef-d'œuvre indubitable et dont la dimension esthétique ne faillit pas. En ce roman fascinant, inoubliable, voire obsédant, coexiste une narration à toute première vue anodine, cependant bouleversante, déstabilisatrice, et l'avalanche d'innombrables strates culturelles : La Divine comédie de Dante, le Minotaure théséen, la nymphe Echo... et fourmillant d'interprétations et de surinterprétations. Le plus étonnant est que la complexité postmoderne du roman expérimental bourré jusqu'à la gueule de richesses pléthoriques et sans cesse troué de blancs, passe par un suspense haletant, par une légèreté narrative, une lecture aussi aisée que l'aventure est angoissante, que les perspectives intellectuelles sont ébouriffantes. Postmoderne certes, mais singulièrement solitaire. Un grand roman de la littérature mondiale est né pour longtemps. Vite, réveillez Jorge Luis Borges[13] du tombeau : il va adorer...

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Jean Potocki : Manuscrit trouvé à Saragosse, José Corti, 1992.

[4] Mark Z. Danielewski : Les Lettres de Pelafina, Denoël, 2003.

[5] Tzvetan Todorov : Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970, p 29.

[6] Dans la préface de son Anthologie du fantastique, Club français du Livre, 1958.

[8] Horace Walpole : Le Château d'Otrante, Club français du Livre, 1964.

[9] Roger Caillois, Anthologie du fantastique, Club français du Livre, 1958, p 10.

[10] Edmund Burke : Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, Vrin, 2009, p 227.

 

Monasterio Alto de San Juan de la Peña, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

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22 octobre 2022 6 22 /10 /octobre /2022 12:14

 

Sierra de Tejada, Burgos. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Gilgamesh,

l’épopée originelle & sa photographie,

aux éditions Diane de Selliers.

 

 

L’Epopée de Gilgamesh illustrée par l’art mésopotamien,

Diane de Selliers, 2022,

un volume relié sous coffret, 280 p, 230 €.

 

 

De l’argile surgissent non seulement Adam, mais les signes, les cités et les épopées. Ainsi des sables jaunes, des terres brunes et des roches rouges, de leurs ocres, naissent sous l’impulsion de la main humaine le briquetage et les civilisations, dont les remparts sont couverts de lapis-lazuli. Et parmi les plus anciennes, celle qui inventa - sinon la première écriture, car elle est plus ou moins contemporaine des hiéroglyphes égyptiens - les cunéiformes, dont les tablettes restituent non seulement les comptes et la « grande encyclopédie babylonienne[1] », mais une épopée : celle de Gilgamesh. Et si nous en connaissions plusieurs éditions françaises, aucune n’est aussi somptueuse que celle des éditions Diane de Selliers, dont la réputation n’est plus à faire[2]. En ce sens voici de la belle ouvrage, dont texte et iconographie tissent des réseaux subtils, entre mythe, sens moral et dimension esthétique.

 

Vieille d’à peu près trente-cinq siècles et bien antérieure à l'Iliade et l'Odyssée d’Homère, elle est la première œuvre littéraire d’ampleur connue. La collusion du souffle narratif et poétique, de la dimension universelle et de l’humanité des sentiments lui permet de mériter ce qualificatif louangeur d’épopée. Une inconnaissable tradition orale précède un texte que l’on peut approximativement dater de 2000 avant Jésus Christ, dont la mise au jour et le déchiffrement ont pris un siècle, jusqu’en 1974.

Entre les fleuves Tigre et Euphrate, parmi l’antique pays de Sumer et une puissante cité-Etat, parmi des canaux d’irrigation, de fières ziggourats, mais aujourd’hui parmi les tessons de terre cuite que charrie encore le désert, le texte affleure parfois. Ce en de multiples versions et variantes parmi lesquelles il est difficile de faire un choix assuré, même si c’est en akkadien que l’on a retrouvé le texte le plus complet, « douze tablettes en six colonnes ». Jusqu’en Egypte et en Arménie, l’on en a reçu des vestiges. Grâce à la préfacière, Ariane Thomas, Directrice des antiquités orientales au Musée du Louvre, nous voilà guidé vers l’intelligence de cette épopée profuse et plastique. Elle nous apprend d’ailleurs que tous les « songes » de Gilgamesh ne sont pas ici traduits. Peut-être faut-il le regretter.

« Semblable à un héros sauvage [dont la] force est incomparable », Gilgamesh est fils de la déesse Ninsoun, voire d’un « démon lilû », dont il a pu hériter la dignité de dieu des Enfers. Mais « pour deux tiers, il est dieu / pour un tiers il est homme ». Il aurait régné vers 2650 avant notre ère et aurait vaincu les rois de Kish. Son ardeur « ne laisse pas un fils à son père » ni « ne laisse pas une vierge à sa mère », faisant montre de ce que l’on appelle aujourd’hui une bisexualité prédatrice. Ce souverain d’Ourouk, cité mésopotamienne à quelques 220 km au sud-est de l’actuelle Bagdad, n’est guère apprécié, ne serait-ce qu’à cause des corvées imposées, au point que les habitants se plaignent aux dieux. Ces derniers créent d’une « poignée d’argile » (comme Adam par ailleurs) un rival : « qu’il lui soit par la force du cœur et du corps comparable [de façon à ce] qu’ils luttent sans cesse ensemble / ainsi Ourouk gagnera la paix et la tranquillité ». Il se nomme Enkidou : « son corps est couvert de poils / sa chevelure est celle d’une femme ». Découvert par un  chasseur, il aborde Gilgamesh pour qu’il lui « donne une prostituée du temple / une courtisane sacrée », laquelle « dominera cet homme ». Après en avoir usé pendant « six jours et sept nuits », Enkidou se voir rejeté par sa harde.

Devant Gilgamesh, « le cœur d’Enkidou se réjouit / car il attendait un ami ». Or le songe érotique de Gilgamesh est ainsi interprété par Ninsoun, sa mère : « La hache que tu as vue / est un homme / Que tu l’aies aimée / que tu te sois penché sur elle / comme tu te penches sur une femme / et que je l’aie rendue égale à toi / cela signifie qu’un compagnon fidèle et plein de force / te viendra en aide ». Parallèlement, la courtisane commande Enkidou : « tu l’aimeras comme un autre toi-même ». Mais apprenant que Gilgamesh souille la cité en prenant « l’épouse avant son époux / et la féconde le premier », sa colère le pousse à défier Gilgamesh alors qu’il aborde la prostituée sacrée. Aussitôt, les belligérants « luttent tels deux taureaux sauvages ». Pourtant, bientôt, « Ils s’embrassent / scellant leur amitié ». Gilgamesh lui propose alors d’assaillir tous deux « le puissant Houmbaba, gardien maléfique de la forêt des cèdres du Liban, dont « le mugissement […] est celui du déluge », ce « pour détruire le mal sur la terre ». La victoire leur permet de rentrer triomphants à Ourouk.

Mais en refusant d’épouser Ishtar, arguant de la triste destinée de ses amants au moyen d’un vaste réquisitoire (« tu es un palais qui extermine les héros / tu es le turban / qui étrangle qui s’en coiffe ») Gilgameh, s’attire sa fureur.  Elle demande alors à son père le taureau céleste, afin de la venger, mais les deux héros le tuent et le dépècent, jetant la cuisse du taureau à la tête de la déesse, provoquant l’imparable et fatale malédiction d’Ishtar. En conséquence, Enkidou tombe bientôt malade et meurt :

« il me dirigea […] vers la demeure

dont les habitants sont privés de lumière

ont la poussière pour nourriture

et la boue pour le pain ».

 Pénétré d’un lourd chagrin, Gilgamesh déclame : « Un démon impitoyable a surgi et m’a dérobé mon ami, mon petit frère ». « Alors comme une fiancée / il couvre le visage de son ami / comme un lion il rugit autour de lui ». Les rituels funéraires accomplis,  l’émouvante déploration ne cesse pas : « Ce qui est arrivé à mon ami me hante / mon ami que j’aimais d’amour si fort / est devenu de l’argile ». Via un « homme-scorpion », Gilgamesh rejoint son aïeul Outa-Napishtim, qui est « le seul survivant du déluge […] afin de découvrir auprès de lui le secret de la vie éternelle ». Plutôt que de se lamenter sans cesse de la disparition de son ami, Sidouri, l’échanson des dieux et d’un jardin merveilleux, lui conseille d’accepter la condition mortelle : « flatte l’enfant qui te tient par la main / réjouis l’épouse qui est dans tes bras / voilà les seuls droits que possèdent les hommes ». Un passeur et batelier des dieux nommé Our-Shanabi le conduisant sur « les eaux de la mort » puis chez le sage Outa-Napishtim, Gilgamesh prie ce dernier de lui faire le récit du déluge, auquel il a survécu : « le dieu Ninourta fit éclater les barrages du ciel / les dieux mêmes s’épouvantaient de la clameur de ce déluge ». Et non loin du récit biblique de Noé, Outa-Napishtim lâche une colombe, une hirondelle et un corbeau. Et bien que l’aïeul à la vie éternelle lui ait offert une plante de jouvence et d’immortalité, elle est dévorée par un serpent qui abandonne sa vieille peau, symbole de régénérescence. Ne reste plus, en cette quête initiatique, en ce memento mori, qu’à se réjouir des instants de la vie…

La dimension morale est implicite : l’hubris du héros et son refus d’obtempérer au désir de la déesse le conduisent à la solitude de l’amant et à la finitude de la condition humaine. Finalement, autant cet antérieur mythe diluvien nous rapproche de la genèse biblique, sans oublier le serpent, autant l’hubris face aux dieux trouve son écho dans la mythologie grecque, sans omettre encore une fois le serpent, mais en tant que gardien des pommes d’or du jardin des Hespérides. Le héros n’est bientôt plus celui de la violence ou de l’orgueil. Si sa jeunesse magnifique trouve à s’épanouir, sa quête impossible a contribué à une maturité marquée par le renoncement, lui permettant d’accéder à la sagesse, à la paix et à la dignité d’un prince au service des dieux et de la cité.

L’intense beauté du texte va bien au-delà de la vitalité narrative, lorsque par exemple Gilgamesh est ainsi formé par la fatalité, voire dirons-nous aujourd’hui son patrimoine génétique : « les dieux le voulurent ainsi / et lui accordèrent ce destin / dès que son cordon ombilical fut coupé ».

L’Epopée de Gilgamesh illustrée par l’art mésopotamien,

Diane de Selliers. Photo : T. Guinhut.

À partir de traductions arabes nous parvient ce texte, grâce à la perspicacité d’Abed Azrié, Syrien poète, chanteur et compositeur, dont le travail fut d’abord publié en 1979[3] et qui réalisa plusieurs œuvres musicales, dont un oratorio, avec chœur, orchestre et solistes en 2017. Mais pourquoi pas directement des cunéiformes en français ? Ainsi Jean Bottéro choisit, lui, de traduire depuis l’akkadien :

« Aruru se pénétra / De ce qu’elle lui dicta ( ?) Anu. / S’étant alors lavé les mains, / Elle prit un lopin d’argile / Et le déposa en la steppe : / (Et c’est là) [dans la step]pe, / (Qu’)elle forma Enkidu-le-Preux. / Mis au monde dans la solitude, / (Aussi) compact (que) Ninurta.  / Abondamment [ve]lu / Par tout le corps[4] »… Outre que le mot « steppe », vient du mongol, via le russe (et connotant le danger), la chose est une prouesse philologique rendant la lecture assez heurtée.

Azrié propose un texte grandiose, non sans fluidité poétique : « Arourou ayant entendu ces paroles / conçoit en elle une image d’Anou / Elle lave ses mais, prend une poignée d’argile / la lance dans la plaine / et dans la plaine est créé Enkidou le héros / substance de Ninourta.  Son corps est couvert de poils (p 60-61) »

Il existait déjà une fort jolie édition de cette épopée, dans la même traduction, illustrée par Claire Forgeot[5], dont les graphismes humanoïdes jouent avec le noir et le rouge, parfois le vert, et bien entendu des ocres, que rappellent les nuances de brique rosée de sa couverture. En revanche Diane de Sellier n’a usé d’un ocre brun, appelé terra cotta, que pour le titre sur le coffret, la reliure du volume et quelques brides significatives du texte ainsi mises en valeur, en une mise en page justement soignée.

Etonnant peut paraître le choix du noir et blanc pour illustrer cet ouvrage, eut égard au luxe coloré des publications précédentes des éditions Diane de Selliers, entre les vitraux pour la poésie de Pétrarque et les peintures baroques pour Les Métamorphoses d’Ovide. Mais sortant des ombres d’un lointain passé, de la lumière violente des contrées désertiques, le contraste des coloris révèle sa nécessité. Car le noir et le blanc sont des couleurs ; ce dont témoigne les essais de l’historien Michel Pastoureau[6].

Le livre est imprimé en trichromie, soit deux noirs et un gris. Voilà de quoi magnifier le travail du photographe Jean-Christophe Ballot, par ailleurs auteur d’expositions et de beaux livres sur les rites funéraires des Torajas des Philippines[7] et les Dormeurs des gisants de Saint-Denis[8]. Pour réaliser un tel périple photographique temporel et géographique, il a fallu plonger parmi les réserves du Musée du Louvre à Paris, du Vorderasiatisches Museum de Berlin et du British Muséum à Londres, mais aussi parmi les salles du Musée national irakien de Bagdad et les contrées des sites archéologiques, fermés au public, rare privilège de l’éditrice et du photographe, et donc du lecteur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sont des statuettes en terre cuite, ivoire ou albâtre, des fragments de parois monumentales, des bas-reliefs, de minuscules sceaux-cylindres gravés, un altier taureau androcéphale. Ou encore les spirales tressées d’une barbe sculpturale, les suggestions de l’accouplement. Tous motifs pour lesquels il n’est pas réellement avéré que l’iconographie relève de l’illustration directe de l’épopée, mais dont le pouvoir d’évocation assure l’étroite adéquation avec le texte, donc la cohérence de notre volume. Mais aussi des tablettes couvertes de cunéiformes bien entendu. Quoique vieux parfois de plus de cinq mille ans, la photographie les fait surgir de l’ombre profonde des temps anciens, comme des blocs de lave aux figure telluriques et humaines à la fois. La plupart cependant datent du III° au I° millénaire avant notre ère.

L’on sait que le flou n’est pas forcément le marqueur d’une maladresse de l’objectif, mais qu’au moyen d’une profondeur de champ concertée, il permet de mettre en valeur tel plan, tel objet, tel détail. Même s’il est permis de regretter qu’il en abuse parfois, Jean-Christophe Ballot - qui n’a pas en vain un diplôme d’architecture - s’en sert de façon à aiguiser le regard, attirer l’attention sur la puissance de la sculpture, sur son aura. Les lumières rasantes révèlent les reliefs et les creux. Les noirs sont si profonds, sont si scintillants, que l’on croirait entendre bruire les cris du combat, les pleurs du désespoir des héros. « Voix ces murailles extérieures / aux frises luisantes comme le cuivre », chante le poète épique, auquel répond avec puissance le photographe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme le montre l’un des préfaciers, Gabriel Bauret, notre photographe travaille sous l’égide de la lumière, ne serait-ce que pour avoir été l’un des élèves d’Henri Alekan, chef opérateur prestigieux (pour La Belle et la bête de Cocteau) et auteur d’un livre de référence sur le cinéma : Des lumières et des ombres[9]. Le cadrage, le point de vue et l’observance des rayons solaires déterminant la ciselure du motif. Détail, géométrisme, immensité, ciel infini, le choc entre une culture brillante aux marques résiduelles et une nature désertique, sévère, voire cruelle, est patent. Le réalisme, voire l’exhibitionnisme de la couleur sont ici ignorés au bénéfice d’une qualité certaine d’abstraction. Ainsi la dimension documentaire se doit d’être dépassée pour dégager l’esprit de la forme et susciter « la dramatisation », donc le don d’observation, l’imparable émotion.

Ainsi « nous voulions théâtraliser l’épopée afin de donner vie aux héros », confie l’éditrice. À cet égard le défi a porté ses fruits. Ishtar, la déesse est aussi séduisante que terrible. La force virile, le mystère divain, la tendresse parfois, la violence, sont représentés par ce qui paraît être des stèles éternelles de l’humanité.

Non content d’offrir un texte autorisé, une iconographie impressionnante, l’ouvrage permet au lecteur d’élargir ses connaissances, grâce à une carte de la Mésopotamie antique, un glossaire, des repères chronologiques, et ben entendu de précises notices consacrées aux œuvres et des légendes des sites irakiens photographiés. La rêverie temporelle s’ajoute au texte intemporel, la poésie lyrique et tragique s’associe à la contemplation esthétique.

 

Outre des auteurs grecs et romains, comme Bérose ou Elien, qui font écho à cet immense mythe, ou le Livre d’Enoch dans la Bible, un épisode des Mille et une nuits, par la voix du récit de Boulouqiya présente un jeune roi partant à l’aventure à la recherche de l’immortalité. Influences ou invariants de la psyché humaine ? La science-fiction elle-même n’a pu résister à la réécriture de l’épopée, joignant l’ancestral passé au futur, ne serait-ce qu’en 1984, lorsque Robert Silverberg[10] publia aux Etats-Unis Gilgamesh, roi d’Ourouk[11] un ambitieux roman dans lequel l’amour pour Enkidou est envisagé sous les traits d’une pure amitié. Cette érotique amitié ne tardant pas attirer aujourd’hui l’attention des études queers, tandis que la geste épique peut nourrir des jeux vidéo. Etablie d’après des fragments akkadiens, sumériens, babyloniens, assyriens, hittites et hourites, l’épopée traduite en arabe, et depuis ce dernier idiome en français, a quelque chose, in nucleo, de la multiplicité des langues. Or à cet égard il n’est pas indifférent de constater que de cette même Babylone vint ce mythe de Babel qui hante la Genèse et permit à George Steiner le jaillissement de l’un de ses plus beaux ouvrages : Après Babel[12]. Et même parmi les plus récents mangas, le mythe essaime : Ashimo Akira, à la fois scénariste et dessinateur, offre à l’œil du lecteur un brin fasciné Les Bâtisseurs de Babel[13], dans lequel, parmi des guerres récurrentes qui menacent Babylone, deux architectes rivalisent de plans inventifs, gravés sur des myriades de tablettes d’argile.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Tous les savoirs du monde, Bibliothèque Nationale de France / Flammarion, 1996, p 35.

[3] L’Epopée de Gilgamesh, Berg International, 1979.

[4] L’Epopée de Gilgames. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, L’aube des peuples, Gallimard, 1992, p 69.

[5] L’Epopée de Gilgamesh, Ipomée, 1986.

[7] Jean-Christophe Ballot : Vanité funéraire. Rites en pays Toraja, Centre des Monuments Nationaux, 2017.

[8] Jean-Christophe Ballot : Les Dormeurs de Saint-Denis, Centre des Monuments Nationaux, 2017.

[9] Henri Alekan : Des lumières et des ombres, Le Sycomore, 1984.

[11] Robert Silverberg : Gilgamesh, roi d’Ourouk, L’Atalante, 1990.

[13] Ashimo Akira : Les Bâtisseurs de Babel, Glénat, 2020.

 

Tablettes aux cunéiformes, Museu de Montserrat, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

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16 octobre 2022 7 16 /10 /octobre /2022 09:08

 

Riva de Tures / Reind in Taufers, Pico Collalto / Hauchgall, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Thomas Mann,

magicien du roman par Colm Tóibín :

de la Mort à Venise à La Montagne magique,

jusqu’au Docteur Faustus.

 

 

Colm Tóibín : Le Magicien,

traduit de l’anglais (Irlande) par Anne Gibson,

Grasset, 2022, 608 p, 26 €.

 

 

 

Adieu biographies sévères et scrupuleuses ! Nous pensions à celles de Richard Ellmann à propos de Joyce[1] ou de Brian Boyd pour Nabokov[2]. Elles paraissent aujourd’hui devoir reconnaître un nouveau - et redoutable - concurrent : le biopic, ou scénario s’inspirant de la vie de quelque personnage célèbre à l’usage du cinéma. Ou encore, et à l’usage des libraires et des lecteurs, la biographie romancée. Est-ce à dire que l’auteur d’une telle entreprise fait preuve d’une faillite de l’inspiration personnelle ? Il n’en reste pas moins que pour animer - au sens propre de cette « anima » qui donne une âme - un homme de lettres à la stature considérable comme Thomas Mann (1875-1955), il faut à l’Irlandais Colm Tóibín un réel talent de mise en scène, de psychologie et d’empathie. Il y manque toutefois cette dimension de l’œuvre qui dépasse la petitesse d’une vie, des Buddenbrook au Docteur Faustus, en passant par La Mort à Venise et La Montagne magique. Tous volumes parmi lesquels découvrir les perspectives du roman philosophique.

 

Cadet de la famille, un jeune garçon appartient à une famille fort considérée de notables, au nord de l’Allemagne. Mais la mort du père les laisse dans une certaine déréliction : la mère, encore jeune, se voit délaissée par la haute société de Lübeck. Si le grand frère, Heinrich, parait destiné à une carrière littéraire, une telle perspective est plus controversée quant à Thomas, qui ne tient d’ailleurs pas les promesses qu’il laisse supposer quant à la succession des affaires paternelles. Elève médiocre, employé de bureau incapable, sa vocation poétique et de nouvelliste se voit cependant confirmée lorsqu’il publie dans la revue Simpliccissimus. Enfin tous les deux partent pour l’Italie.

Si tous les jeunes gens sont préoccupés par les filles, et Heinrich par les seins « volumineux », Thomas lorgne les garçons : amitié poétique, ou masturbation mutuelle varient selon les partenaires. En Italie, les tentations affleurent. A cet égard Colm Tóibín ne rate pas une occasion de relater de telles obsessions, voire de les imaginer, tant il est persuadé de la virulence irréfragable du désir de son héros.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais en contemplant une mosaïque antique, il visualise le projet de son premier roman : « Tout comme l’auteur avait imaginé un monde aquatique lavé par les nuages et la lumière se reflétant sur l’eau, il allait recréer Lübeck. Il entrerait dans l’esprit de son père, de sa mère, de sa mère et de sa tante. Il les verrait tous et tiendrait la chronique du déclin de leur fortune ». Ce seront Les Buddenbrook[3], vaste fiction réaliste de la décadence d’une famille, alchimie de mémoire et de création. Les grands marchands hanséatiques, par l'intrusion d'une épouse exotique, accouchent d'une lignée plus tentée par les émotions artistiquespar la sensibilité décadente de l’esthète, finalement délétèreEntre Johan, le fondateur, et l’ultime rejeton, Hanno le musicien, une fresque de quarante années distille une dégénérescence narrée avec finesse, psychologie et ironie. « Insulte à la ville », dit-on ; alors que sa mère en est fière et qu’à Munich, où vit Thomas, s’élèvent les éloges. Plus tard, les Nazis prétendront qu’une famille de la race aryenne ne peut ainsi déchoir, conduisant un tel roman à l’autodafé… Le succès lui permet d’épouser en 1905 Katia Pringsheim, d’une riche famille munichoise et fort douée de surcroit : voilà un gage de respectabilité. Or, « il vit qu’elle pouvait aussi bien être un garçon », note avec un rien de coquinerie Colm Tóibín. Et c’est lorsqu’il a des enfants, que ses petits tours de prestidigitation lui valent ce surnom : « le magicien ».

 

Sestiere San Marco, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

 

À Venise, en 1911, « donner vie à Mahler » juste disparu, fut l’impulsion qui lui permit d’écrire sa précieuse nouvelle. Alors que le cinéaste Luchino Visconti fit bien du héros vieillissant un compositeur, incluant l’adagietto de la cinquième symphonie de Gustav Mahler, le nouvelliste donna vie et mort à un écrivain sage et honoré par toute l’Allemagne. Mais, dans cette Mort à Venise[4], Gustav Aschenbach se prend de passion, autant intellectuelle que sexuelle, pour un bel adolescent polonais prénommé Tadzio : « Il était d'une si grande beauté qu'Ascenbach en fut confondu ». L’on en déduit un peu rapidement que Thomas Mann éprouva le même désir passionné dans le hall d’un hôtel et sur la plage du Lido, sans compter les ruelles pestilentielles de Venise. Alors que le cauchemar dionysiaque tourmente le rêveur, au contraire de l’homme éveillé qui pensait à une apollinienne admiration, ce dans une dialectique venue de La Naissance de la tragédie de Nietzsche ; ce dont ne fait pas un instant mention Colm Tóibín. Amalgamant les faits inhérents à ce séjour vénitien et les nécessités de l’œuvre d’art, le romancier est à la fois observateur et créateur. Moins que le soupçon de l’homosexualité, les critiques y virent une « métaphore […] de l’attrait de la mort et [du] charme puissant de la beauté intemporelle ».

D’abord nationaliste au début du siècle, favorable à une guerre qui devait voir advenir « un triomphe d’énergie créatrice et de stabilité sociale », l’écrivain voit peu à peu se déliter ses idéaux. La Guerre de 14-18, ses carnages, et le désarroi qui la suit, y compris l’insurrection révolutionnaire de 1918-1919, inspirée par le bolchevisme, l’amènent à écrire Les Considérations d’un apolitique[5], dans une perspective plus humaniste et libérale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le même processus que celui éprouvé à Venise permet de faire de la visite de Thomas au sanatorium de Davos où se soigne Katia, le noyau de ce qui deviendra un roman d’une intensité considérable : La Montagne magique. Cette dernière apprécia d’avoir « fait d’elle un homme », soit ce cousin d’Hans Castorp, qui, bien que tentant de fuir le sanatorium, ne reviendra que pour y mourir de sa tuberculose. Certes le romancier s’empare des anecdotes, des hôtes du grand hôtel pour malades que lui fournit Katia, mais il leur donne forme, sens, dans le cadre d’un roman d’apprentissage, dont la moindre vertu n’est pas la collusion de l’amour et de la politique. Car le jeune Hans Castorp devient bien entendu amoureux de la russe Clawdia Chauchat, qui, après une longue attente, ne lui offre qu’une nuit, nuit elliptique entre les deux tomes, à l’issue de laquelle elle disparait encore plus longtemps pour revenir avec un homme impressionnant à bien des égards, Peeperkorn, jouisseur finalement vide. Stériles également sont peut-être les longues - trop longues ? - et récurrentes conversations, souvent polémiques, entre deux intellectuels, le franc-maçon Settembrini, amant de la Raison et du Progrès dans la tradition libérale des Lumières, et le jésuite d’origine juive Naphta aux propos enflammés contre la bourgeoisie, contre la science, comme le laisse entendre son nom, alors qu’il est qualifié de « terroriste » par le narrateur. Son idéologie tend de plus en plus vers le socialisme, le collectivisme, le fascisme. Cependant ces deux personnages de pédagogues ne sont pas brossés sans une dimension parodique. Avec le Docteur Krokovski, promoteur de la « dissection psychique », variante de la psychanalyse, toute une époque est reflétée dans ce roman, dont la paix morbide est brisée par le suicide de Naphta au cours d’un duel avorté ; enfin par le départ d’Hans Castorp vers la première Guerre mondiale, dont il ne reviendra probablement pas. Hélas, Colm Tóibín ne s’embarrasse pas de telles analyses, toutefois modestes sous notre clavier…

Le succès est colossal, le prix Nobel s’ensuit en 1929. Pourtant, les Nazis voient Thomas Mann comme le symbole d’une culture « bourgeoise, cosmopolite, équilibrée, dépassionnée », destinée à être détruite, dans le cadre de leur « projet d’hégémonie culturelle ».

De surcroit, se retrouver exilé de fait lors d’un séjour en Suisse en 1933 augmente ses craintes quant au destin fourvoyé de l’Allemagne, non sans s’inquiéter de ses manuscrits et autres journaux intimes, aux pensées homosexuelles, voire légèrement incestueuses, restés à Munich et finalement récupérés. Voilà qui le contraint à chercher refuge dans le sud de la France, puis aux Etats-Unis, à Princeton, alors que lors d’un séjour promotionnel en Suède l’annonce de la guerre le surprend, au risque de ne pouvoir retrouver les Etats-Unis. Tout ceci accroît sa qualité de victime du nazisme, même si pendant toute cette période, il gagne sa vie « en dollars », et conserve un réel luxe. Par des conférences, il contribue à l’effort américain contre le nazisme, quoique tenant à rester fidèle à l’esprit de l’Allemagne de Goethe. Aussi, lorsqu’il s’agit de se rendre ou non à Weimar, dans ce qui est devenu l’Allemagne de l’Est, ce que lui déconseillent fermement les autorités américaines, tient-il à garder ce lien immémorial, même si Buchenwald alors chargé de prisonniers politiques par les communistes, domine la ville de Goethe et Schiller. De retour en Allemagne, cette « conscience universelle » sera contrainte de « serrer des mains épaisses qui étaient poisseuses de sang il y a peu », selon les mots même de Thomas Mann.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Passant trop rapidement sur les romans dont il ne fouille guère l’épaisseur, Colm Tóibín cite à peine Joseph et ses frères, alors que la figure du banni aurait pu attirer son attention. En revanche le biographe sait combien son personnage devait « accueillir le mal dans un livre », combien il est conscient que « la musique, la musique romantique, en libérant toute cette émotion extrême, avait contribué à nourrir une inconscience qui s’était maintenant muée en brutalité ». C’est peut-être là ne pas assez interroger une relation de cause à effet discutable. Il traite également à la légère la façon dont le romancier s’est approprié le dodécaphonisme à l’occasion du Docteur Faustus[6], n’envisageant la chose que sous l’angle d’une éventuelle vexation subie par Schoenberg, qui se prétendit lésé, d’autant que son expressionnisme s’en trouve blâmé. Alors qu’Adorno, l’auteur de Philosophie de la nouvelle musique[7], ici oublié, fut son conseillé musical en la matière.

Dans sa villa de Pacific Palisades, à Los Angeles, Thomas Mann ourdit sa réécriture toute personnelle du mythe de Faust avec son magistral Docteur Faustus. Auprès de Serenus Zeitbloom, le narrateur et ami, en quelque sorte un alter ego de l’écrivain, le compositeur Adrian Leverkühn, représente au dépend de la musique religieuse, son contraire, celle démoniaque du « diabolus in musica ». Car pour acquérir le génie ne va-t-il pas, comme le souvenir de Nietzsche peut le suggérer, rencontrer la prostitution, donc la syphilis… Esprit profondément mélancolique, sa vie et sa carrière musicale sont narrées, tandis que Serenus Zeitbloom, lui profondément humaniste, voit monter le nazisme, se préparer, se répandre puis s’effondrer la seconde Guerre mondiale sur l’Allemagne. Le parallèle n’est pas sans sens ; sans assimiler le compositeur qui cherche une voie de trouble salut au nazisme, il s’agit néanmoins d’une association entre ce diabolus in musica et le diabolus in politica, si l’on peut s’exprimer ainsi. Le procès de la culture allemande chue dans l’inqualifiable barbarie et brutalité est ainsi fait ; ce qui n’est pas sans allusion à la captation de l’œuvre de Wagner[8] par Hitler et ses affidés. Au-delà de son concerto pour violon intitulé Chant de douleur du Dr Faustus, l’une des œuvres marquantes d’Adrian Leverkühn est son Apocalipsis cum figuris, figuration idoine de cet univers esthético-politique.

Face à ce grandiose roman philosophique, non exempt d’humanité et d’empathie lorsque meurt l’enfant préféré par Adrian, son dernier roman écrit en Suisse, hélas inachevé, Les Confessions du chevalier d’industrie Felix Krull[9], parait plus léger. Il est interprété par notre biographe comme un masque transparent de son auteur : l’escroc, l’imposteur et le rat d’hôtel ne serait finalement qu’une métaphore des doubles jeux et dissimulations du maître : pourquoi pas. Il s’agirait plutôt d’un divertissement picaresque…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indubitable est le poids littéraire de son frère ainé, Heinrich, dont Le Professeur Unrat[10], deviendra le fameux film de Joseph von Sternberg en 1930 : L’Ange bleu, où s’illustra Marlène Dietrich. Il avertit avec fièvre du danger nazi, en particulier à l’occasion  d’un essai publié en français : La Haine, en 1933[11]. L’on ne peut également comprendre Thomas Man sans envisager la constellation de ses six enfants, souvent des troublions. Ainsi, Klaus, homosexuel et adonné aux drogues, mourra d’une overdose aux Etas-Unis, non sans avoir animé avec sa sœur jumelle Erika un cabaret et publié en 1936 Méphisto. Histoire d’une carrière[12]. Golo et Erika (dont le mariage est « un désastre), sauvée d’un naufrage causé par un sous-marin allemand, deviendront également écrivains. Les provocations, les rivalités, les prises de becs ne manquent pas. Il faut alors à Thomas se réfugier dans la paix de son bureau pour patiemment tisser ses livres. Le rôle de son épouse, Katia, est primordial, aidant financièrement ses enfants, conseillant son mari, en particulier à l’occasion des décisions politiques et des voyages de promotion du Prix Nobel, au point qu’elle paraisse parfois plus présente que lui.

Trop allusif, sans mentionner le nom de l’écrivain allemand, le titre est discutable. De plus, faisant allusion à une nouvelle, Mario et le magicien[13], quoique jamais mentionnée par le biographe, il ne s’agit pas de mettre l’accent sur les œuvres phares. Et ce Magicien, s’il en est un pour les petits enfants et pour ses lecteurs, n’apparait guère en tant que tel lorsqu’en politique il se montre souvent pusillanime en son conservatisme, tardant à dénoncer vigoureusement le nazisme, mais uniquement pour protéger ceux de sa famille restés encore en Allemagne et son éditeur berlinois. Certes, l’on peut arguer d’une autre allusion, cette fois plus discrète mais à un roman fondamental : La Montagne magique, mais la métaphore de la magie n’est pas filée à cet égard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Reste qu’à imaginer sans cesse, et dans le sillage des études queers, l’homosexualité de Thomas Mann, latente mais guère attestée dans les faits - y compris dans un entretien un brin oiseux du Monde des Livres [14]-, l’on rate passablement la trajectoire du romancier qui investit ses personnages par le désir qui est finalement le leur et pas seulement une projection de celui de l’auteur. Dès l’adolescence, le biographe aime se griser des émois poétiques de son personnage : « Quand il parlait de s’enlacer à l’âme de son amour, la silhouette qu’il voyait, l’objet de son désir, était Armin Martens ». Quelques masturbations mutuelles sont peut-être fantasmées. Mentionné dans son Journal, le beau serveur aimable du Grand hôtel de Zurich, Franzl, n’a peut-être pas été l’occasion d’une fornication folle, comme aimerait la peindre le biographe. Hans Castorp, dans La Montagne magique, s’éprend de Clawdia Chauchat et non d’un jeune homme, même si le souvenir ému d’un camarade écolier qui lui prêta son crayon, comme le fit celle-là en lui demanda de lui rendre en un tendre rendez-vous implicite, nuance la complexité du désir.

Le portrait animé par Colm Tóibín de Thomas Mann et de sa famille est un bouquet de sensibilité tant il use d’une délicate focalisation interne, mais aussi de précision tant il s’appuie sur une  documentation riche d’une une trentaine d'ouvrages. Au-delà,  il est impératif de le lire comme une fresque évocatrice de l'histoire agité, furieuse, de l'Allemagne et de l'Occident lors de la première moitié du XXe siècle. Toutefois, l’on a beau être intronisé « conscience morale », l’écrivain est moins un héros, un surhomme, qu’un être humain.

 

Un réel professionnalisme empreint la narration de Colm Tóibín. Il n’est en effet pas à son coup d’essai puisque Le Maître[15] était également un roman biographique consacré à Henry James. La chose, même si l’on a parfois l’impression qu’il prend le lecteur enfant par la main d’une façon un peu appuyée, se lit avec entrain, nous introduisant avec ferveur dans les méandres d’une personnalité qui sut garder son cap malgré les écueils familiaux et violemment politiques. Ainsi, vivement narratif, virevoltant, le roman biographique de Colm Tóibín réussit son pari : il nous rend un Thomas Man complexe et attachant, non sans assurer un suspense dramatique bienvenu à l’occasion des crises et des tensions qui ont marqué son existence. Mais à trop s’attacher à la continuité du récit, à la richesse anecdotique et essentielle, il manque un je ne sais quoi d’épaisseur : probablement parce qu’un écrivain est moins que son œuvre, parce que, à l’instar de quelques romans de son modèle, l’on attendrait un Künstlerroman, soit un roman de l’artiste. Alors qu’une biographie comme celle de Jean-Yves Tadié[16] nous narre autant le tissu de l’existence de Marcel Proust que la façon dont, au-delà d’elle, fleurit le bouquet contrasté de l’œuvre romanesque. L’on en attend encore l’équivalent pour Thomas Mann, dont nous trouverions une montagne biographique ainsi rendue véritablement magique. C’est en revanche un mérite suffisant si la vertu de l’ouvrage de Colm Tóibín permet de lire, voire relire, les intenses romans vénitiens, alpestres et faustiens, tout bonnement humains.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Richard Ellmann : James Joyce, Gallimard, 1962.

[2] Brian Boyd : Vladimir Nabokov, Gallimard, 1999.

[3] Thomas Mann : Les Buddenbrook, Fayard, 1992.

[4] Thomas Mann : La Mort à Venise, Fayard, 1987.

[5] Thomas Mann : Les Considérations d’un apolitique, Grasset, 2002.

[6] Thomas Mann : Le Docteur Faustus, Le Livre de Poche, 2004.

[7] Adorno : Philosophie de la nouvelle musique, Tel, Gallimard, 1962.

[9] Thomas Mann : Les Confessions du chevalier d’industrie Felix Krull, Albin Michel, 1991.

[10] Heinrich Mann : Le Professeur Unrat, Grasset, 2008.

[11] Heinrich Mann : La Haine, Gallimard, 1933. 

[12] Klaus Mann : Méphisto. Histoire d’une carrière, Grasset, 1993.

[13] Thomas Mann : Mario et le magicien, Grasset, 2002.

[14] Le Monde des livres, 3-09-2022.

[15] Colm Tóibín : Le Maître, Robert Laffont,

[16] Voir : À la recherche des illustrations et des lectures proustiennes

 

PizzoTre signori / Dreiherreenspitze, Predoi / Prettau, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

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8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 13:35

 

Iglesia Santo Domingo, Caleruega, Burgos.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Du corps désirable au corps immortel,

par Hubert Haddad,

entre fantastique, science-fiction

& ardeur du style.

 

 

Hubert Haddad : Corps désirable, Zulma, 2015, 176 p, 16,50 €.

 

Hubert Haddad : L’Invention du diable, Zulma, 2022, 320 p, 21,70 €.

 

Hubert Haddad : Nouvelles du jour et de la nuit,

dix volumes en deux coffrets, Zulma, 2011, 30 € chacun.

 

Hubert Haddad : Comme un étrange repli dans l’étoffe des choses,

La Bibliothèque, 2017, 160 p, 16 €.

 

 

Bellement et follement inactuel, Hubert Haddad (né en 1947) ne daigne pas jeter un regard vers le roman écoféministe, la chronique judiciaire et moralisatrice ou, sans compter la biographie fictive d’une personnalité célèbre, la reproduction platement réaliste, toutes usines à clichés et à conventions. Entre fresque historique et destinée poétique, le roman fantastique d’Hubert Haddad prend en écharpe des problématiques scientifiques et transhumanistes science-fictionnelles avec Corps désirable, tout en rêvant d’improbable immortalité, à l’occasion de son Invention du diable. C'est ainsi qu'il pratique avec indépendance la réécriture des mythes de Frankenstein et de Faust. Sa plume alerte, abondante, est également prodigue en nouvelles, venues du jour et de la nuit, mais aussi en textes critiques montrant combien est vitale l’ardeur du style, en ces temps de détresse littéraire réaliste, sociologique, voire militante.

À mi-chemin des mythes de Frankenstein[1] et de la tête de Saint Jean-Baptiste brandie par Salomé, Hubert Haddad interroge les ressorts de la science-fiction et les questions d’éthique. Nous sommes sur les pas d’une médecine devenue folle ou qui a la sagesse de l’espoir. Peut-on impunément greffer une tête, changer de corps ? Parmi les pages de son Corps désirable, le romancier et nouvelliste Hubert Haddad met fastueusement en scène un voyage aventureux entre une médecine sophistiquée et des amours dangereuses.

Cédric Erg, alias Cédric Allyn-Weberson, a raccourci son nom prestigieux pour gagner un paisible anonymat. Fils d’un magnat de l’industrie pharmaceutique, il exerce ses talents dans le journalisme engagé de façon à dénoncer les manipulations de cette même industrie, responsable selon lui « de l’aliénation pathologique d’à peu près toute la population du globe avec la complicité plus ou moins crapuleuse des Etats et des services de santé publique » - ce qui n’est peut-être pas loin d’une covidienne actualité. Quand un malheureux accident - est-ce d’ailleurs un accident ? - le fracasse sur un bateau en mer Egée. Aussitôt, sur injonction paternelle, on décide de greffer sa tête intacte en un nouveau corps. Un demi-vivant et un demi-mort feront peut-être un seul homme, dans toute son intégrité génétique, intellectuelle et morale.

Au-delà des précautions scientifiques complexes lors de cette « première mondiale » menée par un audacieux neurochirgien, au-delà du « tohu-bohu médiatique », où la satire pointe le bout son nez, le plus intense suspense s’anime dans l’esprit de Cédric, sans compter, bien évidemment, celui du lecteur. S’il n’a accepté que pour mieux mourir, espérant l’échec de l’opération, alors qu’il était « inhumé dans le tombeau d’un corps », il se demande désormais dans quelle mesure ce nouvel organisme va modifier son individualité, si le « syndrome des personnalités multiples » sévit en lui, quelle relation entamer avec son sexe, quel regard lui porte autrui : « Que restait-il de son libre arbitre ? ». D’autres, excités par cette première scientifique aux immenses perspectives,  imaginent de rajeunir ainsi, de changer de sexe…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bientôt le récit prend, au-delà de la dimension psychologique intense, une bouillonnante coloration de roman d’aventure, entre Paris et la Grèce, entre hôpital de Turin et forteresse médicalisée de Suisse, enfin jusqu’à la fuite haletante en Sicile, où la mafia offrira une ultime décapitation. De surcroit le levier romanesque de l’amour, avec Lorna, amoureuse de son esprit, et survoltée par son nouveau corps, puis avec Anantha, la veuve « carnassière » qui aime le corps qu’elle a retrouvé, en dépit d’un visage inconnu, jette de plus troublants reflets sur l’intrigue et sur la problématique de l’identité recomposée : « N’étant plus qu’une tête sur un étroit balcon d’os, comment s’identifier à l’autre, à son corps désirable ? » Ce qui a tendance à jette une lueur clinique sur le sentiment amoureux, qui est plus un appétit corporel qu’une empathie sentimentale, morale et intellectuelle. Ainsi, le roman philosophique de l’homme « hybride » se lit avec passion.

L’on saura gré à Hubert Haddad de ne pas sombrer dans le discours éthique moralisateur qui, dans la droite ligne de Mary Shelley, condamnerait uniment le professeur Cadavera si bien nommé - un des « Prométhée modernes » - et vouerait aux gémonies une pratique scientifique anti-naturelle irrespectueuse de l’identité humaine. Même si la menace d’une « traite des greffons » et la fin malheureuse peuvent passer pour délivrer une morale condamnant une telle hubris médicale, la porte est entrouverte pour considérer que la greffe de corps puisse contribuer à l’allongement de la vie, voire au bonheur.

En une écriture fluide, Hubert Haddad ne cesse de nous emporter vers un dénouement que nous devinons peut-être trop aisément : tragique est le destin de ce jeune  « cobaye de luxe ». La richesse et la beauté du vocabulaire, aux images expressives et colorées (dans un escalier, « chaque marche à la dimension et l’aspect d’une vertèbre de cétacé »), nous permettent de partager avec précision les inquiétudes, les tribulations de son personnage. On ne s’étonnera pas de découvrir que notre auteur a consacré un essai à Julien Gracq[2]. Il partage avec ce dernier un goût pour une langue plastique et néoclassique, voire post-romantique, quoiqu’en explorant des thématiques bien plus variées. Ici la science-fiction médicale aux perspectives inquiétantes et humanistes, ailleurs le Japon du Peintre d’éventail[3] et de Mã, ailleurs encore les contrées et d’Opium Poppy, de Palestine[4].

Car Hubert Haddad, d’origine juive arabe, ne peut se départir du souvenir de son frère qui vécut là-bas avant de suicider. Cham est un jeune soldat de Tsahal, en Cisjordanie, qui se voit enlevé par un commando palestinien. Son type arabe lui vaut indulgence en son amnésie et à l’occasion de ses papiers perdus, avant que l’on découvre qu’il est juif. On le rebaptise Nessim, espérant le gagner à la cause terroriste. Le roman oscille entre humanité et radicalisme palestinien, entre Hamas et Fatah, entre reportage guerrier, politique, et initiation poétique, entre identité religieuse forcenée et laïcité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que faire d’un corps si l’on ne peut accéder à l’immortalité ? Cette fois, en toute cohérence, Hubert Haddad (né en 1947) se coule dans l’immortelle peau d’un poète baroque, volontiers érotique et satirique : Marc Papillon de Lasphrise[5] (1555-1599). Après avoir guerroyé, et s'être retiré en son château dévalué près d’Amboise, Papillon, dont la « couenne de preux […] était comme un portulan des mers du sang », recueille une fillette, prétendument sa fille, qui meurt trop tôt. Il ne lui reste plus que ses livres et ses « bouts rimés […] en grand maréchal des muses », dont il ne cesse de peaufiner l’édition définitive.

Est-ce l’effet de quelques vers : « Une plume à ma veine trempée / Scelle un contrat d’immortalité » ? Sous les traits d’un indigent surgi de la neige, grâce à « l’invocation d’une puissance diabolique », le pacte est-il scellé ? En tous cas la mort est endiguée, du moins tant que la postérité n’accordera pas sa reconnaissance à l’œuvre de notre poète.

Maintes aventures picaresques émaillent le parcours plus que séculaire du héros de L’Invention du diable. Le dernier à le reconnaître est un vieil oiseleur. De taverne en taverne, il devise avec le poète Voiture, est reçu parmi les Précieuses, où son style poétique parait fort désuet. Un séjour aux galères, un enrôlement dans les guerres de Louis XIV : il réchappe dix fois à une mort impossible. Errant sur les chemins, ses amours vont et viennent, dont la bohémienne Elfida, qui vieillit avec effarement face à l’immuable Papillon, dont Pulchella qui « l’aimait dans l’écart des siècles ». Ce qui ne l’empêche pas de rêver encore à sa « Nouvelle Inconnue », toujours différente. Emprisonné à la Bastille en hôte choyé, il côtoie un sculpteur aussi talentueux que criminel et un marquis où l’on devine Sade. Intégrant un « petit théâtre forain », il parcourt la France au temps de la guillotine révolutionnaire. La Commune de Paris et l’Occupation, où l’on brûle les livres, sont pour lui un insupportable théâtre, dont il se cache parmi soupentes et recoins.

Traquant sans cesse dans librairies et bibliothèques telle mention de son œuvre, son recueil oublié toujours en main, il constate, amer : « la langue s’était simplifiée et décantée de ses tours et saveurs d’autrefois ». Son livre « était d’un autre langage, vrai baragouin, magma d’idiomes », ce qui est également à lire comme une métaphore du roman d’Hubert Haddad. Aussi l’évolution de la poésie est-elle un autre thème de cet ouvrage, lorsque Papillon voit passer ceux qu’il approche ou feuillette : Malherbe, Boileau, Chénier, Hugo, Baudelaire…

Si la première partie, soit la vie réaliste du personnage « à la face sabrée et couturée », hésite à trouver son rythme, l’élan narratif et le suspense attisent la curiosité du lecteur dès le premier dépassement temporel, car le bonhomme conservant son apparence et son langage devient de plus en plus une sorte d’intrus temporel, d’étranger métaphysique, sans oublier un regard aiguisé et désabusé sur les convulsions de l’Histoire.

La biofiction commence comme un roman historique haut en couleurs, nourri de tableaux vivants impressionnants. Bien vite, il se mue en roman fantastique se jouant des époques, qu’une écriture charnue, et sensuelle rend magnétique. Non sans que le pastiche du style et du vocabulaire baroque du seizième siècle n’enjolive la prose poétique, même si parfois un peu trop chargée. La réécriture du mythe de Faust est brillante, originale, sans que l’on sente trop pesamment l’écho de Marlowe ou de Goethe.

N’est-ce pas là un apologue ? Se moquant de la quête d’immortalité des hommes, une leçon morale surgit, car une telle condition n’aurait rien d’enviable : « Que valent jours, mois et années pour l’insensé qui, ajournant son Salut au profit d’une hypothétique gloire, se sera lui-même condamné à la survivance ? » Demeurant en un « archaïque isolement », Papillon de Lasphrise réhabilite paradoxalement la fugacité de la vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  Il serait imprudent d’affronter, sur le terrain de la nouvelle, des pointures aussi mythiques que Vladimir Nabokov, J. G. Ballard[6] ou Philip K. Dick[7], dont ont paru de fascinants opus complets… Ainsi, voir surgir aux étals des libraires un auteur français, dont on réunit plus de soixante récits en l’espèce inédite de deux charmants coffrets, présente un pari pour le moins risqué. Mais entre « jour » et « nuit », pour séparer le temps des lecteurs scotchés par l’addiction, l'on parcourt avec frénésie cette généreuse compilation, d’abord dispersée chez divers éditeurs, puis ici accompagnée d’inédits. Hubert Haddad, maître du jour et de la nuit, voyage avec nous parmi les archipels réalistes et oniriques de ses nouvelles…

En ces deux élégants boitiers de nouvelles, le fantastique, récurrent, fascinant, désirable, nous emporte sans trêve vers de nouveaux avatars de la psyché, des opéras en miniature, même si parfois, le réalisme et une contemporanéité plus incisive se font sentir au détour de récits politiques qui évoquent de façon directe ou allusive l’occupation allemande, les dictatures meurtrières, réelles ou fantasmées : un pauvre paranoïaque se cache avant de tirer sur un camion de sacs de charbon,  croyant y voir les troupes d’une tyrannie venues l’arrêter ; une géante écroule l’Empire State Building…

      Ce sont des personnages pour le moins rêveurs, sinon complètement allumés : l’un croit « déceler des Titiens » dans les nébuleuses stellaires, l’autre rencontre « la matérialité incidente des mythes » en l’espèce d’une sirène pythonisse. L’on explore des paysages créés de toutes pièces où « Le Souffle de l’Agone » pousse un poète à publier une œuvre bientôt oubliée, et ressuscitée à la veille de ses cent ans, à condition que lui soient montré ses seins, peut-être devenus vénéneux au point de pousser l’enquêtrice à un suicide trop poétique. Plus loin, les mystères d’Eros culminent avec « La femme invisible », prose d’une beauté raffinée, torride et plastique. Un érotisme parfois pervers, parfois idéalisant, parcourt ces femmes fatales, ces alter ego fantasmés de nos vies où « Des seins se démoulaient des ténèbres ». Non sans rappeler le mythe homérique et médiéval des femmes oiseaux ou poissons, auxquel il consacra un récit coruscant : La Sirène d'Isé[8].

Nombre de protagonistes d'abord réalistes ont le goût des cirques, des théâtres, des fêtes foraines, où l’on se travestit, où l’on rit rose et jaune, où les voyantes sont pitoyables ou impressionnantes. Sont-ils des voyants au sens rimbaldien ? Comme notre auteur qui se glisse parmi des dizaines de narrateurs, voire de narratrices, ou parmi « le combat des siamois ennemis », explorant les abîmes des personnalités. Il apparait soudain qu’Hubert Haddad est un initiateur au seuil des univers parallèles : qu’il s’agisse de ses deux Nouveau magasin d’écriture[9] ou de ces coffrets, le lire, c’est ressusciter en uchronie dans son île du  « Miracle à Elcarim »…

Mais il est aussi, à l’instar de quelques-uns de ses héros et anti-héros, (parmi lesquels un égyptologue homonyme et embaumeur fou) une sorte de dandy qui affecte le « goût vulgaire de vivre ». En ce sens il a quelque chose d’inactuel, avec une affinité pour les auteurs romantiques, de Nodier à Hoffmann en passant par Gautier ou Barbey d’Aurevilly, mais aussi d’intemporel… L’écriture de ce styliste aussi séduisant que poignant, virtuose, n’est jamais lourde ; la voici enlevée, précise, évocatrice, digne d’un raconteur d’histoires sans failles, sinon celles étonnantes du mystère. Pari tenu donc, ces nouvelles aux saveurs secrètes, aux fantasmes postromantiques et aux clartés baroques trouveront leur place chez les happy few et parmi un club d'ardents aficionados…

« De la scène à la rue sans même en soupçonner la frontière », C’est ainsi qu’Hubert Haddad fait circuler son art, fleuve d’histoires aux multiples bras, étranges, surnaturels, dangereux et sensuels… Comme un de ses personnages qui est chargé par une fantasmatique officine de la « gestion imaginaire des vecteurs de réalités », il affectionne cette irréalité qui ajoute une nouvelle dimension à notre monde. C’est à cet égard que le critique Jean-Luc Moreau inclut en 1992 notre auteur dans ce mouvement littéraire appelé « La nouvelle fiction française », où il côtoie Marc Petit ou Georges-Olivier Châteaureynaud. Car, pour notre écrivain, « la vie n’est qu’une pâte à songes »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

N’a-t-il pas rendu hommage, par amitié et surtout affinité, à ce même Georges-Olivier Châteaureynaud ? Hubert Haddad use de l’art de la critique dans un petit recueil intitulé Comme un étrange repli dans l’étoffe des choses. Il  aime y faire l’éloge de l'aborigène Paul Wenz, anglomane francophone et chamanique, du « syndrome d’Elpénor », soit le réveil désorienté de « l’homme des gares ». Chez Julien Gracq ce sont ces « blasons de l’imaginaire […] les routes, les lisières, […] les frontières minées » qui l’enchantent. Quant à Marcel Proust c’est parce qu’il est aussi musicien que la musique, de Vinteuil, par exemple. Plus surprenant ici, Hugo, l’immense prodigue ; mais évident se dévoile Georges-Olivier Châteaureynaud, complice trépidant, créateur de « moirures existentielles », dont les titres, de L’Ange et les démons[10] à La Faculté des songes[11], disent assez la dimension onirique. Alors que Patrick Modiano, à propos duquel nous resterons dubitatifs, profite d’une lecture politique des ombres de l’après-guerre français qui n’est pas inféconde.

Il faut alors être attentif à la préface, sans nul doute une sorte de manifeste littéraire en faveur de cet « étrange repli » qu’est le style. Hubert Haddad révoque l’écriture blanche, la reproduction sociologique du réel dans de pseudo-romans, le « terrorisme de l’insignifiance assumé par les sciences du langage », le style pensé comme « vernis transparent ». Il y préfère à juste titre « la compagnie avec la poésie qui en révèle l’état de surprise dans la langue », mais aussi « l’écran neigeux de la page [qui] flambe d’images concertées ». Car sont inséparables « métaphore et imaginaire ».

« Dis-moi qui tu lis, je te dirais qui tu es », pourrions-nous demander à Hubert Haddad. En cet autoportrait à la manière du bibliothécaire fait de livres entassés dans la peinture d'Arcimboldo, il répond en huit facettes diverses et colorées, comme un octaèdre choisi qu’irrigue puissamment la nécessité de l’écriture créatrice, de « toutes les tortures du style pour atteindre au secret, par-delà les mots et les choses ». Cette conclusion permet, si l’on n’avait compris, d’affirmer une esthétique romanesque essentielle.

Finalement notre romancier et nouvelliste aime les monstres, humains, trop humains, comme ceux d’un autre écrivain du XVI° siècle, donc contemporain de Marc Papillon de Lasphrise : Boaistuau, l’auteur des Histoires prodigieuses[12], telles celles des « enfantements monstrueux » ou d’un « Monstre, du ventre duquel il sortoit un autre homme tout entier, réservé la teste ». Un magnifique bric-à-brac de songes et d’inventions, cependant au service de la pensée, de l’éthique, telle peut être l’image louangeuse que nous gardons d’Hubert Haddad. Son Magasin d’écriture, qui se double d’un deuxième et « nouveau magasin », offre à qui veut l’entendre une réserve thématique incommensurable, et qui ne cesse d’enfanter et de surenfanter une œuvre discrète et cependant considérable. Où fantastique et science-fiction ont peut-être plus d’urgente et profonde actualité que nombre de trop vulgaires tables des rentrées littéraires post-estivales.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

À partir d’articles publiés dans Le Matricule des anges,

mars 2011, septembre 2015, septembre 2022.

 

[4] Tous volumes aux éditions Zulma et Folio.

[5] Dans Poètes du XVI° siècle, Gallimard, La Pléiade, 1953.

[9] Hubert Haddad : Nouveau magasin d’écriture, Zulma, 2008.

[10] Georges-Olivier Châteaureynaud : La Faculté des songes, Grasset, 1982.

[11] Georges-Olivier Châteaureynaud : L’Ange et les démons, Grasset, 2004.

[12] Boaistuau : Histoires prodigieuses, Le Club Français du Livre, 1961.

 

 

Boaistuau : Histoires prodigieuses, Le Club Français du Livre, 1961.

Photo : T. Guinhut.

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1 octobre 2022 6 01 /10 /octobre /2022 10:38

 

Navia de Vega, Galicia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Eros et Thanatos,

ou la poésie de Lambert Schlechter :

Le Murmure du monde.

 

Lambert Schlechter : Le Murmure du monde. 40 ans d’écriture,

Phi, 2022, 656 p, 39 €.

 

Lambert Schlechter : Wendelin et les autres,

L’Herbe qui tremble, 2022, 82 p, 16 €.

 

Lambert Schlechter : Je n’irai plus jamais à Feodossia,

Tinbad, 2019, 232 p, 22,50 €.

 

 

Si nous ne sommes que poussière, rien de tel qu’un monument, non de marbre, mais fort de papier pour nous survivre. Du moins c’est que choisissent écrivains et poètes, s’ils ont un éditeur qui ait consenti à l’incertain investissement. Pour ce faire chaque mot devrait être à soi seul la quintessence du poème, appelant une sorte, sinon de minimalisme, de concision pure et impeccablement évocatrice, quoique l’on puisse y préférer un déferlement baroque. Mais au long d’une vie, vers et « proseries » glanées peuvent aboutir à une somme immense, même si, comme chez Lambert Schlechter, son titre parait chez un éditeur au nom d’une brièveté toute augurale : Phi. Modeste et cependant cosmologique, son livre réunissant quelques décennies de création use de l’oxymore pour apparaître : Le Murmure du monde. Auparavant ou conjointement, il faut compter sur un discret lyrisme qui insuffle aux vies croisées de ses personnages, parmi Wendelin et les autres, de proliférants et vigoureux murmures. Plus acide est son volume Je n’irai plus jamais à Feodossa. Tant que la Faucheuse n’arrêtera pas sa main, des addenda  ne cessent d’ajouter les codicilles d’Eros à ce murmure, génésique et pollinisateur.

 

Patiemment tissé au cours de ses plus fougueuses et mûres années, collationné à la veille du grand âge (notre poète est né en 1941), ce Murmure du monde semble un de ces codex médiévaux fait pour la continuité des siècles. Lourd et sévère volume, stèle poétique, orné du portrait buriné en noir et blanc de l’auteur, il impose, il séduit, il caresse les doigts de son cartonnage, invite à poser en quelque page secrète l’un des deux signets. C’est grâce à l’attention de Francis van Maele des Éditions Phi que ce volume de 655 pages aux « 40 ans d’écriture », prétend à l’exhaustivité chronologique, parfois en allemand à l’aube du recueil, presque toujours en français, car, bilingue, Lambert Schlechter est luxembourgeois.

Compilant en ordre concerté une longue quête poétique, non sans une poignée d’inédits, l’écrivain, grand ressasseur babélien et « loquèleur », fait s’entrechoquer la joie et le désespoir en une sorte d’autobiographie monstre dont ne pouvions reconnaître la mesure parmi les recueils épars jusqu’alors. Comme en un contraste bien senti entre l’immensité de l’œuvre et la modestie de la vie, il faut se reporter à la fin du volume pour consulter une « auto-bio-graphie » réaliste.

La liberté d’écriture est parlante dès le second volet de l’ensemble : La Muse démuselée. Lambert Schlechter aime les jeux de mots, mais les jeux de mots signifiants. Eros et Thanatos voisinent, se combattent, s’enrichissent l’un l’autre, « jetant cette grappe de sperme / pour féconder la fée alphabétique ». En une allusion à la naissance d’Aphrodite, la création poétique est comparée à un orgasme priapique. Femme autant que Muse, elle est « la plus sœur de mes putains / la plus ange de mes amantes ».

Poèmes en vers libre, parfois des vers blancs et en octosyllabes, voisinent avec de plus nombreux poèmes en prose, voire des aphorismes. Ainsi les premières pages prosaïco-poétiques de 1988, où il s’agit de boucher des « failles », ne sont pas sans faire penser à Henri Michaux. De brefs paragraphes sont plus loin des « Pieds de mouche » ; par exemple : « Le texte sera toujours hybride et orphelin. Ce que je dis autour de la mort, c’est tout ce que je peux dire ». S’en suit en conséquence « Le silence inutile », car « L’Antigone de dix-sept ans est devenue ma femme deux ans plus tard, à trente-huit ans elle est partie […] Deux mois après sa mort j’ai subitement recommencé à écrire ». Parmi ce qui pourrait être les bribes essentielles d’un journal, le flux du temps fuse, l’écriture est à nu, tragique, élégiaque. Ne reste alors, en cohérence avec le titre suivant, qu’une Ruine de parole, soit un « roman schématique et sentimental », en une facétieuse confusion des genres, roman poétique répondant à celui que lecteur entretient confusément au fond de lui-même. Car la déploration déferle quand « le cœur n’est plus qu’une baudruche d’éboulis ».

Les explorations encyclopédiques vers le passé, chinois, ou frappés par les tragédies de l’Histoire, se multiplient vers la nature et le cosmos, la dentelle de l’écriture allant du microcosme du « Papillon de Solutré » au macrocosme du « Piéton sur la voie lactée », pour reprendre quelques titres de-ci-de-là. Et quoique modeste, humble, ce murmure est parfois bruyant, résonnant, revendicatif, voire blasphématoire, tel ce nouveau fragment 9087 du Journal intime de Dieu :

« Pour ce qui est de la Trinité, il y en a deux selon les théologiens : la Trinité du Ciel, c’est moi, le Fiston et le Paraclet ; - et la Trinité terrestre : Jésus-Marie-Joseph, c’est les trois noms brodés en arc et en fil rouge sur la chemise de nuit de l’épouse au-dessus du trou pratiqué spécialement à la hauteur du bas-ventre pour qu’y passe, en cas de mâle & maritale fringale, le membre de l’époux afin d’accomplir, sans trop pécher, sa tâche de procréation, dans l’obscurité, sous la couette, et sous mon impassible regard, d’un nouveau corps stigmatisé, dès la première nanoseconde par le péché originel, damnation pour l’éternité, dans les flammes ou sous les glauques voutes des Limbes, sauf baptême à l’eau courante, en cas de mort prématurée, ce qui est le cas pour un bébé sur deux, sous mon impassible regard[1] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Célèbre pour son Classique du thé, premier ouvrage sur le sujet, Lu Yu est un écrivain chinois du VIII° siècle. Le voici devenu personnage récurrent et fictionnel de l’œuvre de Lambert Schlechter, sans doute une sorte d'alter ego. Parmi les nombreux « Billets pour Lu Yu sur presque la moitié des choses du monde », choisissons l’un des plus récents, inédit, que nous nous sommes permis de copier du mur Facebook du poète et que nous publions ici in extenso ; car se serait le mutiler que de se contenter de quelques bribes :

« C’est une permanente irrésolution, dis-je à Lu Yu, ce qui nous met dans une permanente évanescence, dis-je à Lu Yu, comme s’il pouvait, comme s’il voulait encore m’entendre, simulateur que je suis, nous sommes sur un fil assez tendu qui peut lâcher à tout moment, et j’en suis tout à fait conscient, dis-je à Lu Yu, dans l’intention de lui faire part à demi-mot de ma situation, mais Lu Yu a toujours préféré les entretiens sur le chanvre et les mûriers, plutôt que ces arpentages spéculatifs dans les marges de l’existence, où moi trop souvent je m’avance, couard et poltron, mimant une torve et interlope témérité quant au destin, je lui avais sans doute trop longuement parlé de mon souhait de retourner dans la bienveillance de Valérie que j’ai outragée dans un accès de démence érotique, je note la date du jour au bas d’un poème de Lu Yu où il y a déjà trois dates de lectures précédentes, « je n’abandonne jamais les poèmes », écrit-il, « mes yeux assombris lisent des livres qui me piquent comme des ronces », écrit-il, il est vieux, il écrit ce poème dans sa retraite de Shan yin au bord du lac du Miroir, à 79 ans, ce qui précède d’un an l’âge de 80, mon âge, l’âge définitif & avéré de toutes les dépravations et relâchements, l’âge où aucun rachat n’est plus envisageable, où toutes les tares camouflées remontent à la surface et se mettent au premier rang, faire front face au néant, où toutes les causes atténuantes s’épuisent, s’effilent, s’effilochent et s’effrangent, lamentablement, il écrit son poème, puis part à la forêt, sans sa canne, ramasser quelques branches mortes, il est encore vaillant pour porter du bois sec, et quand il rentre, il laisse courir le pinceau à sa guise, « comme des écailles de poisson les nuages tapissent le ciel du crépuscule… », il ne va pas réagir à mon aveu concernant l’outrage à Valérie, il n’a jamais thématisé ce domaine-là, j’ai agressé Valérie en me précipitant sur elle, pour soulever sa robe, agenouillé devant elle, par une sorte de dévotion aussi fervente que feinte, et l’envie irrépressible de poser un baiser sur le bas de sa culotte, et faire de tout ça une confession soumise à Lu Yu, qui ne doit pas se faire illusion sur qui je suis, un usurpateur, un obsédé, un simulateur quand j’évoque mes irrésolutions et l’évanescence dans laquelle j’évolue dans les marges de l’existence, escomptant que la bienveillance de Lu Yu déteindra sur Valérie et qu’elle veuille à nouveau m’accueillir dans sa bienveillance, d’où elle m’avait, à raison, chassé, quand elle arriva chez moi, elle m’avait dit, avec son magnifique sourire : « je suis la présence féminine », et avec la mauvaise foi de l’obsédé, j’avais pris ça au pied de la lettre, pensant qu’en quelque sorte elle s’offrait, et j’en avais profité pour l’assaillir, Lu Yu dit : « que veux-tu que je te dise », et ne dit rien, un peu désemparé, il rentre de sa randonnée avec une brassée de bois sec, et va puiser une casserole d’eau au puits, derrière le rang des mûriers, « ce soir, dit-il, on va se faire un petit thé, et on devisera des choses de la vie, je serai à ton écoute, dit-il, tu mettras ta chemise blanche et tu me réciteras tes louches romances, mais ne compte pas trop sur ma bienveillance, je ne pense pas que tu la mérites »

Entre confession et vérité autobiographique, le texte, obsessionnel et lancinant, fait feu de tout bois, érotisme encore, culpabilité, rédemption par l’écriture, finitude, heurt à la porte du destin et du monde… Car nombre de tragédies et de drames marquèrent l’existence de notre poète. En effet, outre les deuils, le 18 avril 2015, la maison dans laquelle il avait vécu depuis 2006 à Eschweiler dans les Ardennes fut détruite par un incendie, et des milliers de livres de sa vaste de bibliothèque, ainsi que 95 % de tous ses manuscrits furent anéantis. L’on imagine aisément le traumatisme, heureusement partiellement rédimé par la publication de l’immense opus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le ruissellement poétique témoigne d’une curiosité et d’une culture ogresques. Ainsi, dans Comment Mirka dans une clairière de la forêt Wolski permet à Copernic de déboutonner son corsage, titre coquin et cosmologique digne de froisser les pudibonds et les vétilleux, les allusions, entre Spinoza, Bach, Sloterdijk et Barthes, jamais gratuites, pullulent. Une liste en anaphores emporte tout sur son passage : « Comment, pour mettre la femme à nu, Schiele n’est jamais passé par une Eve ou une Diane ». Ou encore : « comment, pour ne pas écrire « la bile noire de l’amertume », on écrit « le sang violet de l’améthyste », - - - - - - c’est un beau souci que celui des beaux titres ». Et nous devons convenir qu'Une Mite sous la semelle du Titien, en est un bien beau...

 

Le goût du dialogue entre peinture et texte est consubstantiel à Lambert Schlechter, puisque Wendelin et les autres (présent parmi Le Murmure du monde, mais sans les illustrations) est orné par Lysiane Schlechter, dont la gravure encrée, les bleutés, les ocrés et les rosés ont quelque chose de délicieusement vieillot, non sans humour et ironie puisque l’écrivain âgé est figuré dans son sommeil, sous les traits d’une accumulation de crânes, à l’occasion d’un memento mori, contemplant des portes et des apparitions peut-être mystiques, siégeant sur le globe terrestre…

 Mais, nous direz-vous, Wendelin et les autres est un recueil de nouvelles et non de poèmes ! Outre que la chose est peu narrative, peu dramatique, il y a là une parenté bien sensible avec Je n’irai plus jamais à Feodossa, sous-titré « proseries », mot-valise qui n’est pas sans faire penser aux « proêmes » de Francis Ponge[2]. À la prose en effet se marient une musicalité, un flux métaphorique, caractéristiques de l’esthétique de la poésie.

Une quinzaine de proses faites d’une seule longue phrase se suivent et se répondent parmi Wendelin et les autres. Si cet homme ordinaire est le premier de la liste, les suivants, bien que se nommant Pietro d’Azaro, Carl Niggeler, Tsung Chih, Qaanoshinqaaha ou Ropanapor, en autant de déclinaisons de l’humanité qui parsèment le tour du monde, de la Chine au Pérou en passant par l’Italie, sont autant d’alter ego fantasmatiques, ce qu’autorise le don de métamorphose de la poésie. La preuve, notre Wendelin aperçoit depuis le tram « un corbeau perché sur un poteau pourri, comme un quatrain chinois » ; la preuve encore, il pense à l’herbier d’Emily Dickinson[3]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sont des épiphanies visuelles, comme cette « nature morte » de citrons devant le peintre qui veut faire sentir « la puanteur en peinture », comme ce gardien d’ossuaire qui tient un cahier marqué : « Almanach des Orchidées ». Voilà des occupations futiles et cependant essentielles, à la lisière du vide et plein cultivé par la calligraphie extrême-orientale. L’un s’occupe de « l’ouïe des escargots », l’autre d’un caméléon, alors qu’un excentrique est captivé par la « perspective du regard » au travers d’une enfilade de portes, mais aussi par ses tulipes et ses « merveilleuses parties honteuses » !

Ces étranges bonshommes, souvent des solitaires, voire des anachorètes, aiment les chemises blanches ; ils habitent sur une île, au bord d’un lac ou de la mer (car Qaanoshinqaaha est « prince de l’écume »), parfois d’une voie ferrée, vivent d’habitudes bien ancrées, sinon obsessionnelles, comme est obsessionnelle la mélopée de chacun de ces textes prenants. Reto Spingwa goûte le mot « béréchit » qui veut dire en hébreu « au commencement », et pourtant il hait Dieu. Quant à Nonatto, il égrène au rythme d’un « fabricant de clavecins », le catalogue de ses infirmités et malheurs, réels ou imaginaires ; alors que lui répond un fabriquant de masques, nommé « Herménégilde Duputois ». Drôle de zig, Paul-Emile Dotremont préfère « figoter dans les nébroleries », et lire son Petit Larousse Illustré, qui est une sorte de miroir mieux ordonné, mais moins étonnant que notre recueil, qui n’est pas sans mélancolie prégnante, ni sans joyeusetés piquantes.

Nouveau démiurge, Lambert Schlechter compose un rugueux et brillant bouquet de poèmes en prose testamentaire, car les personnages, sinon l’homme matriciel qui les réincarne, est âgé, car ce sont « des gammes de lucidité préventive ». Le coruscant recueil demande à être relu, dégusté…

Neuvième volume de la série intitulée Le Murmure du monde, Je n’irai plus jamais à Feodossa se veut une autre facette de l’écriture vigoureusement évocatrice, parfois grinçante de Lambert Schlechter. Reprenant le moule compositionnel et récurrent d’une page ou deux qui fluent sous le débord d’une vaste phrase, voici « 99 proseries ». Féodossia étant un port de Crimée, au sud de la Russie, nous voici emportés dans une vaste rêverie nostalgique en forme de périple géographique, car « la Terre tourne », en son vertige. Le « monologue » fait se croiser « mille scarabées en route », un « enchevêtrement proprement amazonien », le tout sur un rythme prestissimo. Indubitablement la raison en est capitale : « il écrit son livre, compulsivement, dans la mortelle ville, écrit son livre, afin de moins mourir ».

Pêle-mêle déferlent les allusions aux paysages et aux poètes chinois, la « mélancolie dévastatrice », « alpines & dolomitiennes & capadociques dégringolades ». La langue est travaillée, malaxée, subvertie, alternant les grâces poétiques et les attaques verbales contre le sort et le destin, les appétits érotiques crus, assumés, et l’orfèvrerie calculée de l’œuvre d’art que la prose poétique enfante : c’est « le cahier « Morphée », qui est le cahier des rêves ». Et là où rôde le souvenir de l’attachante et curieuse « Loula », le journal intime explose en fragments carabinés pour se ramasser en un vœu pieux : « dans le métaphorique cachot du désamour, le souci de soi quant à la quotidienne survie ». Ainsi le diariste aux perles baroques, sculpte, étrille et catapulte la langue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’on veut découvrir le projet, voire le manifeste, qui innerve l’écriture de Lambert Schlechter, ouvrons Enculer la camarde, dont le titre, qui n’est pas loin de Maurice Roche[4], dit bien le défi jeté entre Eros et Thanatos :

« écrire c’est faire baisser
le niveau de l’encre dans l’encrier[…]

c’est choyer la respiration
échapper à l’étouffement

c’est à l’aveuglette
donner coloris au clapotis des minutes […]

c’est épuiser le mot mort […]

c’est faute de mieux

c’est bonheur lorsque le mot vient

c’est beau comme baiser
c’est horreur vermine & suicide

c’est les sept dernières paroles
sans vinaigre et sans violon

c’est aller comme va le scarabée

c’est l’échapper belle et à l’onction extrême

c’est éventer à tout le monde des trucs de syntaxe intimes
qui n’intéressent personne
sauf l’amante jolie et fraîche et secrète
qui demande : comment es-tu ?

c’est dégueuler le sirop bigot des curés

et réimaginer des religions fraternelles et poétiques

des prophètes souriants

et des saintes sans chasteté »

Le Livre de la mour et de l’à mort couronne non sans ironie la somme du Murmure du monde, qui achève l’énorme recueil, sinon l’œuvre, encore en devenir : « Tu es mort, lisant la page d’un mort ». Malgré le discours ici proposé, il y a bien un maître de cérémonie à la vie, et c’est bien le poète : « Il n’y a pas de maître de cérémonie qui préside au ruissellement des atomes à travers le néant - - - - - - et ça vous produit anémone goudron caillasse orties nuages orteils aisselles pieds nus - - - - - - et tous les dons que je devine ». Et encore nous passons l’abondance des « pubis joliment velus », parmi ce « livre des émerveillements », qui renvoie à des pages plus anciennes conçues comme une « théorie de l’univers ».

 

Il n’y a qu’un pas d’Eros à Thanatos. Et les poètes, depuis l’Antiquité le savent. Ce ressassement métaphysique use d’infinies variations ; et celles de Lambert Schechter ne sont pas les moindres, qu’il s’agisse de leur étendue ou de leur acuité, de l’abondance des thématiques et de sa personnelle stylistique. Baroque coruscant, rabelaisien jouissif, diariste poétique têtu, créateur d’une armée de mots pour livrer un combat perdu contre le néant, notre poète nous laissera néanmoins son explosante constellation.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Inédit - à paraître en janvier 2023.

[2] Francis Ponge : Le Parti pris des choses suivi de Proêmes, Poésie Gallimard, 1967.

[4] Maurice Roche : Camar(a)de, Macabré, Seuil, 1981 et 1994.

 

Museo de arte sacro de las Clarisas, Monforte de Lemos, Galicia.

Photo : T. Guinhut.

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25 septembre 2022 7 25 /09 /septembre /2022 12:50

 

Grand’Rue, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

À la recherche des illustrations

et des lectures proustiennes.

Jan Baetens, Céleste Albaret, Thierry Laget,

Antoine Compagnon, Gaëtan Picon,

Jean-Yves Tadié, Stéphane Carlier,

L’Herne & Proust-Monde.

 

 

Jan Baetens : Illustrer Proust. Histoire d’un défi,

Les Impressions Nouvelles, 2022, 224 p, 24 €.

 

Céleste Albaret : Monsieur Proust, Seghers, 2022, 256 p, 23,90 €.

Céleste Albaret : Monsieur Proust, Arion, Robert Laffont, 464 p, 12 €.

 

Thiery Laget : Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire, Folio, 2022, 352 p, 8,40 €.

 

Antoine Compagnon : Proust du côté juif, Gallimard, 2022, 432 p, 32 €.

 

Gaëtan Picon : Lecture de Proust, Tel, Gallimard, 2022, 216 p, 11 €.

 

Jean-Yves Tadié : Marcel Proust, Folio, 2022, deux volumes sous coffret, 1520 p, 21 €.

 

Marcel Proust : Lettres, Plon, 2022, 1360 p, 39 €.

 

Stéphane Carlier : Clara lit Proust, Gallimard, 2022, 192 p, 18,50 €.

 

L’Herne Proust, dirigé par Jean-Yves Tadié, 2021, 304 p, 33 €.

 

Proust-Monde. Quand les écrivains étrangers lisent Proust,

Folio, 2022, 592 p, 10,60 €.

 

 

Le temps des jeunes filles en fleurs[1] n’a jamais passé, malgré les ravages des décennies et du siècle. Centenaire de sa mort oblige, le parfum d’une cuillérée de thé et de sa madeleine ne cessent de nous inspirer une délicate vénération. Sans sombrer dans la proustomania, comme d’autres sont des célinolâtres incurables[2], voire impardonnables, nous saurons gré à tant de critiques, essayistes et biographes de nous faire aimer un peu plus Marcel Proust (1871-1922), y compris au travers de ces illustrateurs, quoique souvent malheureux. Plus modestement, mais au plus près du créateur reclus dans sa chambre, le témoignage émouvant de Céleste Albaret ne peut nous manquer. Et si notre mémoire regorge d’illustrations du passé proustien, c’est parce que le romancier modèle également notre propre figuration du vécu. Qu’il ait eu le Prix Goncourt en 1919 avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs est un scandaleux miracle, tel que narré par Thierry Laget. Alors que paraît une version augmentée de la monumentale biographie de Jean-Yves Tadié, une nouvelle édition des Lettres et un hommage lorsque Clara lit Proust sous le clavier de Stéphane Carlier, l’on peut mesurer sa puissance grâce à un Cahier de l’Herne et sa réputation devenue mondiale au moyen d’un Proust-Monde. Car jusqu’à Jorge Luis Borges, sur toute la planète, un Proust est sans cesse retrouvé.

C’est par Les Plaisirs et les jours, en 1896, que commença le ballet des illustrateurs s’attachant à faire voir l’univers proustien autrement qu’avec le charme sineux des phrases. La gageure est d’importance tant le texte - plus que tout autre - ne vit que par les mots, dont l’éclosion se fait dans la psyché conquise et l’efflorescente vision du lecteur. En 1896, Madeleine Lemaire, au prénom prémonitoire, dessine des roses - sa spécialité virtuose - des jeunes filles et des salons mondains pour donner tout son éclat au premier livre[3] de celui qui fera d’elle l’une des modèles de Madame Verdurin. La réussite est indubitable, tant les goûts, les luxes d’une époque privilégiée sont ici à l’avenant des pièces de prose. Réalisme raffiné et chronique mondaine ne sont pas déparés par ces images un peu sucrées. Sauf que bientôt l’écrivain, devenant autre, ne désire plus rééditer ces illustrations.

Jan Baetens ne partage pas, en son Illustrer Proust. Histoire d’un défi, notre avis sur les productions trop Belle époque de Madame Lemaire : « les illustrations dix-huitiémisantes ne correspondent plus à la nouvelle langue qu’il est en train de se forger ». L’on attend en effet de l’image la suggestion plutôt que le littéral, tant les émotions de Combray et les éblouissements vénitiens sont labiles. Depuis ce geste inaugural, réalisé à la demande de Marcel Proust lui-même, rien qui paraisse à la hauteur d’À la recherche du temps perdu. Y compris « la suite photographique [qui] fait tombeau ». Voilà bien le nœud du questionnement de Jan Baetens, parcourant l’iconographie proustienne avec l’œil du spécialiste des rapports entre textes et images, tant il s’est intéressé au roman-photo et aux adaptations en bandes dessinées[4]. Il laisse à cet égard de côté les adaptations dessinées, en particulier celle de Stéphane Heuet[5], dans laquelle les phylactères conservent des bribes de la langue proustienne alors que l’élégant et sobre graphisme suit les personnages et les lieux.

C’est avec un rien de regret que l’on s’aperçoit qu’aucun illustrateur ne trouve grâce aux yeux de Jan Baetens. Certes peindre et dessiner à la hauteur de la grandeur et du sens du détail de l’œuvre proustienne reste impossible, à moins d’être comme Françoise le « Michel Ange » de la gastronomie. Mais au moins reconnaissons à Kees Van Dongen de ponctuer de ses silhouettes vivement colorées l’ensemble de La Recherche. Certes leur manière, à la lisière d’un impressionnisme perdu et d’un fauvisme finissant - nous sommes en 1947 - est un peu trop voyante, l’aquarellisme trop empâté, mais à défaut de finesse le défilé des jeunes filles près de la plage ou celui des têtes vieillies du Temps retrouvé ne manque pas de suggestion et crée un petit univers à soi seul. Les réactions furent parfois vigoureuses. Ainsi Jacques Schiffrin, fondateur de la Bibliothèque de la Pléiade, écrivit à Gide : « Le Proust illustré par Van Dongen est un scandale ».

Un peu plus tendre, Jan Baetens fait défiler Gus Bofa et Philippe Jullian, mentionne les brouillonnes soixante-douze lithographies en couleurs de Jacques Pecnard, hélas sans en reproduire une seule. Il aime - on le comprend - André Brasiller dont les suggestions roses et noires évacuent le réalisme. En revanche, Jan Baetens apprécie plus que nous de récentes propositions photographiques qui s’attachent au texte lui-même : lorsque Raphaël Denis le rend minuscule au sein d’une seule reproduction du texte entier de La Recherche, voire en le gommant vers la disparition, comme Jérémy Bennequin, toutes apories pauvrement iconoclastes bien dignes d’un contemporain que l’art conceptuel essouffle. Son examen des couvertures des livres de poche, parfois reprenant Van Dongen en folio, parait ne plus être tout à fait de l’illustration puisque seule la couverture est ornée. La photographie, venu par moments de films de Volker Schlöndorff ou Raoul Ruiz, laisse entendre que le cinéma relève d’une autre typologie de l’illustration. Nos réserves n’empêchant pas cet essai de mériter d’une bibliothèque proustienne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Puisqu’il s’agit d’illustrer la vie de l’écrivain et de son humble servante, il est moins risqué de manier crayon, plume et pinceaux en face des souvenirs de Céleste Albaret que face à la cathédrale de La Recherche. Aussi faut-il avouer que les dessins de Stéphane Manel font mouche. Souvent en noir et blanc, parfois en couleurs, le trait, l’ombre et le non finito donnent assez de précision en laissant place à une part de mystère. Cette séduisante publication surfe sur la mode et le goût des adaptations en bande dessinée et des romans graphiques. De Paris à Cabourg, des livres publiés au lit de mort, la narration se contente de sélectionner et d’adapter des passages marquants, sous la gouverne de Corinne Maier, comme un résumé pour dilettante.

Peu à peu, la provinciale Céleste, épouse du chauffeur de Proust, de gouvernante attentive, vit également la nuit, dix ans entre cafés et fumigations contre l’asthme, contribuant pour beaucoup au personnage de Françoise dans La Recherche. Elle arrange la venue nocturne du quatuor Poulet qui vient interpréter César Franck « pour nourrir » la sonate de Vinteuil. Mieux, elle devient une véritable collaboratrice, écrivant sous la dictée, imaginant les « becquets » pour coller les « paperolles » des nombreux ajouts aux manuscrits et aux épreuves de l’œuvre sans cesse en expansion. Auprès de son « prince parmi les hommes et prince des esprits », elle devient une sorte de secrétaire de rédaction, un intermédiaire entre l’auteur et l’éditeur, Gallimard. « Moi, Céleste Albaret, qui n’ai même pas le certificat d’études primaires, j’ai participé dans ma modeste mesure à cet énorme travail que ce livre a représenté. J’ai reçu les insignes de commandeur des Arts et des Lettres pour ma contribution à l’histoire de la littérature française ». Ne témoigne-t-elle pas de phrases précieuses : « Céleste, la vérité de la vie est dans l’observation et la mémoire ; sinon elle ne fait que passer »…

Que faut-il préférer ? Cette édition dessinée ou la nudité du témoignage in extenso recueilli et mis en forme par Georges Belmont ? Les mots sont suffisamment évocateurs tant la simplicité du discours et l’humilité de Céleste permettent à l’œil intérieur du lecteur de visualiser la chambre où l’intimidant et cependant si délicat Marcel travaillait sans relâche à son œuvre, jusqu’à éprouver la joie sereine d’inscrire le mot « Fin ». Même s’il n’y avait de fin que la mort à la dentelle sans cesse augmentée du texte ; dont le « temps retrouvé » allait lui survivre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autre « scandale », hors celui des illustrateurs : comme l’on sait, en décembre 1919, Marcel Proust obtient pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le prix Goncourt, alors doté d’une coquette somme. Thierry Laget, dans son Proust, prix Goncourt, use d’un sous-titre expressif : « Une émeute littéraire ». Quoi, ce bourgeois mondain et maladif aux psychologies triturées devrait évincer les héros qui ont narré la vie et la mort dans les tranchées de 1914-1918 ! De plus certains critiques, comme Fernand Vandérem, dans La Revue de Paris, vomissent le roman « éléphantiforme », « des enchevêtrements, des puzzles, tels que les lecteurs les plus aguerris s’y reprennent à deux fois sur chaque phrase ». D’autres, plus analytiques, comme Abel Hermant, parlent « d’hyperesthésie ». Le résultat, une fois connu, « que les quotidiens socialistes accueilleront avec répugnance », entraîne des flots d’encre virulents, ou parfois compréhensifs.

Le plus scandaleux est peut-être que sur les rangs figurait Les Croix de bois, de Roland Dorgelès, plus une suite de tableaux réalistes qu’un roman. Mais il était « sorti de la guerre » et obtenait déjà un beau succès. Par ailleurs, son auteur, fort goujat, fit savoir « qu’il ne pourrait décemment accepter pour un livre de guerre un prix décerné par des femmes », soit celui de La Vie heureuse. Alors que « les femmes se dévouaient pour les Jeunes filles ». Ces dames ne seront pas rancunières, mais manœuvrières, puisqu’elles lui décerneront le prix, pour dorer leur propre blason et offrir « une leçon de virilité », comme l’écrit Les Potins de Paris ! L’on en profita pour reparler du vote des femmes…

Après les potins vinrent les ragots, présentant Proust comme un hurluberlu nocturne, la « surenchère d’invectives » et les poèmes satiriques, les jeux de mots bien gras (« Marcel Proutt ») et « la masturbation intellectuelle »… Enfin les clivages politiques s’en mêlent accusant les jurés Goncourt d’être des « empoisonnés d’Action française », notre romancier outre d’être un embusqué », est « le dernier des Scudéry », selon un Raymond Lefebvre, donc affreusement réactionnaire de l’avis général de la gauche et de ses tenants de « l’art révolutionnaire ». Heureusement, et au-delà d’un art populaire ou d’un art patriotique, tous deux dénoncés dans Le Temps retrouvé, un Jacques Rivière recentre la polémique sur la littérature.

Au fond, le débat porte sur la fonction de l’art, engagé, témoin de son temps, ou le dépassant vers le roman de société et de soi, lors que la dimension esthétique permet d’atteindre l’universel. Aussi notre romancier n’a guère eu de mal avec son affectueuse diplomatie bien connue, à convaincre quelques-uns des jurés Goncourt, en particulier Léon Daudet ; et de surcroit de plus en plus de lecteurs attentifs. Bientôt le panthéon littéraire l’accueille en son sein.

L’enquête de Thierry Laget est roborative, presque comique, tant le festival de mauvaise foi, de nationalisme, empreint la presse et autres particuliers, et lorsque Proust à l’annonce du prix « ne parvient à articuler à ce moment-là que la phrase la plus brève de sa vie : Ah ? ». Tout ce cirque d’une presse déchaînée, de « la férocité des attaques », n’empêche pas de rares et clairvoyants critiques de goûter le sens de l’analyse de ce « visionnaire de l’au-delà » selon Léon Daudet, de celui qui, depuis 1913, est enfermé dans la chambre, non sans imprégner La Recherche de l’atmosphère de la Grande guerre, y compris avec la mort sur le front du personnage de Saint-Loup : « pressent-il que les scènes de plages d’avant-guerre pourraient sembler obscènes à ceux qui sortent des tranchées couverts de boue et de sang ? »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si le jeune Marcel Proust fit sa première communion, il ne mit plus les pieds à la messe. Son catholicisme étant fort léger, Antoine Compagnon peut se tourner vers son « côté juif », quoiqu’il ne mît pas plus les pieds à la synagogue. Car sa mère, né Jeanne Weil ne s’est jamais convertie. Sans honte ni fierté, l’écrivain s’attache à une pléiade de personnages juifs, comme Swann, Bloch, Nissim Bernard, Rachel, fait figurer en dreyfusard fervent une chronique de l’affaire Dreyfus, comme le réclame la dimension largement chronographique du roman, entre temps individuel et intérieur et temps d’une société politique. L’on se doute qu’Antoine Compagnon s’intéresse à la réception des romans successifs dans les milieux juifs.

Comme à l’accoutumée de la « Bibliothèque illustrée des Histoires », l’essai se présente à la fois comme une enquête pointilleuse, bellement ornée de maints documents. Se demandant, « Est-ce une question oiseuse ? », l’essayiste interroge les ancêtres, dont Baruch Weil, pointe un « judaïsme déjudaïsé », et ose un « À la recherche du judaïsme perdu ». Malgré les tentatives de récupération, ni « Proust sioniste », quoiqu’il jugeât, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs le « patriotisme juif inéluctable », ni « Proust antisémite », conclue Antoine Compagnon. Qui, non sans humour, avoue, après son livre sur Les Chiffonniers de Paris[6], s’être livré à un « livre de fossoyeur ou plutôt de déterreur du caveau des Weil » au Père-Lachaise.

Marcel Proust : À la recherche du temps perdu, illustré par Kees Van Dongen,

Cartonnage Bonnet, Gallimard, 1947.

Photo : T. Guinhut.

Le titre de Gaëtan Picon est volontairement modeste : Lecture de Proust. Pourtant, lors de sa parution en 1963, il fit figure de bouleversement. Car la critique auparavant aimait à s’appesantir sur la dimension autobiographique, cherchant l’homme dans l’œuvre. Or Gaëtan Picon rappelle : « Histoire d’une vie, À la recherche du temps perdu est aussi l’histoire d’un livre ». Cette thèse - les premières lignes de l’essai - est avec soin développée. Moins une autobiographie, d’ailleurs tellement diffractée par la fiction et les personnages qui combinent tant de modèles, qu’une œuvre d’art, La Recherche relate au plus essentiel de son projet, le chemin, souvent semé de déceptions, vers la réalisation de l’œuvre. En ce sens, il s’agit du « roman d’un roman ».

Après avoir considéré Jean Santeuil comme un grand brouillon, Gaëtan Picon s’attarde à raison sur le Contre Sainte-Beuve. Selon ce dernier l’homme Baudelaire n’est qu’un raté, d’où ne peut sortir nulle belle œuvre. Mais le génie est ailleurs : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.[7] » Bien qu’il ne fasse pas cette citation, Gaëtan Picon sait qu’il ne s’agit pas de reproduire un moi, une vie, mais d’être le « créateur d’un monde romanesque ». Passant du « il » dans Jean Santeuil au « je », de l’autobiographie fictive et lacunaire au roman du narrateur, la voix proustienne s’élève, découvrant ce qui est au fond d’elle-même, trouvant dans la scène finale du Temps retrouvé ce qui « est en réalité le germe de l’œuvre ». La boucle temporelle, depuis l’incipit - « Longtemps je me suis couché de bonne heure » - et le dernier mot - « temps » - établit la somme d’une expérience autant que la collusion de l’écriture et d’un monde sauvé par le moyen de l’art.

Pour reprendre les titres des chapitres de Gaëtan Picon, une progression s’établit de « la naissance du chant » aux « révélations de la métaphore », en passant par « le moi et l’autre », puis « le moi et le monde ». La rigueur du projet créatif proustien progresse donc selon une logique centrifuge et esthétique, en lequel selon Proust lui-même, « la vraie vie c’est la littérature ». Selon ce dernier encore, les personnages y sont « les étoiles des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie, des points les plus différents ». Mais ces personnages n’apparaissent que dans une vérité provisoire, au cours d’une évolution d’un élargissement de la perception. Si certains d’entre eux sont des passeurs de l’amour impossible, Swann, Gilberte ou Albertine, d’autres sont des initiateurs sociaux, Madame de Verdurin, Charlus, ou encore des portes de l’œuvre d’art : Bergotte pour la littérature, Elstir pour la peinture, Vinteuil pour la musique, autant d’autres moi en puissance à l’usage du narrateur. Ainsi Gaétan Picon analyse «  le monde de l’apparition », par exemple à  l’occasion de Saint-Loup à Balbec, puis le développement surprenant qui métamorphosera ces personnages en dépit de la première perception. Leurs secrets, en particulier l’homosexualité, puis l’épreuve des ans, les ont révélés, y compris lorsque dans Le Temps retrouvé, Gilberte est une « grosse dame », Charlus, « un homme gros [avec] une figure mauve ». Voici « une comédie humaine qui mérite plus ce titre que celle de Balzac », ose notre essayiste, qui rend hommage au « poète comique » qu’est sans conteste le romancier, à ce fin psychologue, à ce sociologue des classes sociales. Révélant les ponts jetés à travers cette « épopée de la subjectivité », éclairant les prodiges de la mémoire involontaire, l’essai sans lourdeur de Gaétan Picon, un demi-siècle après sa parution, garde toute sa pertinence, pour célébrer « le romancier d’une expérience poétique », telle que l’on a pu la comparer aux découvertes de Kepler en astronomie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Affirmons le tout de go : l’on ne peut se prétendre proustien si l’on ne lit pas avec délectation cette édition augmentée de la biographie concoctée avec amour et patience par Jean-Yves Tadié. Nous en étions restés à celle de Painter[8], plus qu’honorable au demeurant. Si ce dernier n’oubliait pas la somme romanesque, il était plus factuel.

Avec Jean-Yves Tadié, l’on saura tout ce qu’il est possible de savoir sur l’enfant et l’élève du lycée Condorcet, sur ses amitiés et ses mondanités, sur ses velléités poétiques et ses premières armes de prosateur et chroniqueur. Mais l’intérêt ne se limite pas là. Car il s’agit de pointer et de suivre, comme on file une métaphore, le cheminement qui part des événements et des émotions pour aboutir dans la somme romanesque. Car « la véritable biographie d’un écrivain, d’un artiste, est celle de son œuvre » ; ainsi le biographe justifie-t-il en son avant-propos sa démarche pleine de sagacité. Aussi a-t-il « daté l’introduction d’un thème, d’une image d’un personnage, dans le roman en gestation ». De surcroit, « l’univers intellectuel » de l’écrivain est-il décrit, par tel tableau, telle musique, tel livre, y compris Les Mille et une nuits, telle rencontre, de Camille Saint-Saëns à Anatole France, en passant par Paul Bourget. Sa vocation littéraire se construit bien au-delà du romantisme et du symbolisme, sans parler du naturalisme, pour trouver sa voix unique, dans laquelle la poésie s’élève au-dessus des misères du monde. Il resta fidèle par-dessus tout à Racine et à Baudelaire dont un vers du « Balcon » lui est essentiel : « Je sais l’art d’évoquer les figures heureuses ».

Voici bien plus qu’une « biographie transfusée par le roman » à l’instar de Painter : Jean-Yves Tadié montre comment les modèles, Montesquiou pour Charlus, Madeleine Lemaire pour Madame Verdurin par exemple, sont loin d’être suffisants et univoques. Or, au-delà du voyeurisme, « la source du roman » est ce qui nous importe.

Paris, Auteuil, Illiers sont les lieux de l’enfance. Et malgré des ancêtres venus du judaïsme, Marcel « ne se considérait pas comme juif ». L’on apprend qu’Adrien Proust aurait été l’un des amants de la grande cortisane Laure Hayman, dont la figure d’Odette se souviendra, y compris dans sa relation (entre autres) avec le docteur Cottard. Mais de ce père le romancier hérite « un regard médical sur le monde, la vie, les passions : tout y est pathologie ». Les crises d’asthmes du jeune homme, en dépit de ses diplômes de droit et de Lettres, lui serviront de prétexte pour mener une vie sans emploi, de littérateur apparemment dilettante. Les amis et semi-amants défilent : Daniel Halevy, Robert de Montesquiou, Robert de Flers, Reynaldo Hahn, Agostinelli : autant de jeunes filles en fleurs. Dont le titre fut peut-être inspiré par les « filles fleurs » de Parsifal, l’opéra de Wagner…

Et si l’on croit connaître l’homosexualité de Proust, il faut en trouver les modalités, mais aussi le sens dans l’œuvre. À cet égard, Jean-Yves Tadié prétend que tout est resté platonique, plus de l’ordre du fantasme que de la réalisation. Non sans snobisme, le romancier aime à idéaliser les femmes, courtisanes, grandes bourgeoises ou princesses, pour lesquelles « le désir esthétique » commande, sans jamais les toucher, préférant « retrouver la féminité chez les jeunes gens ». En outre, en un « onanisme [qui] est resté la principale pratique sexuelle », « le plaisir solitaire est associé aux lilas et aux iris », en un goût de la métaphore qui irriguera et nourrira la plénitude du roman-cathédrale aux sept volets. En conséquence, peut-être le narrateur n’ira-t-il guère plus loin que prendre Albertine sur ses genoux : « Tout ce que Marcel possédera d’une femme, c’est une photographie, ou le portrait qu’il en tirera ». Autre conséquence peut-être, La Revue lilas fondée par le jeune Marcel et quelques amis, avant qu’il parvienne à publier dans la plus notable Revue blanche.

Son éducation intellectuelle restera marquée par un Professeur, Rabier, selon lequel « l’art est le maître du temps ». Chez Marcel cependant, « aucune foi religieuse, mais des convictions morales ». Et s’il se prend de passion pour un maître, comme Fauré, « c’est le signe qu’il devine sa propre œuvre ».

Or Les Plaisirs et les jours se font attendre, avant de paraître enfin en 1896. Le vide éditorial, mis à part quelques publications en journaux et revues, quelques critiques d’art sur Rembrandt et Gustave Moreau, parait abyssal jusqu’à 1913, avec Du Côté de chez Swann. Mais ce n’est pas faute de travailler. Si Jean Santeuil débouche sur une impasse, il est un filtre nécessaire avant l’aboutissement de La Recherche. En outre de nombreux événements et rencontres contribuent à faire infuser une conception du monde, ne serait-ce que l’affaire Dreyfus. Découvrir et traduire Ruskin, soit La Bible d’Amiens, est une étape esthétique. Tandis que les voyages et les séjours à Beg Meil, en Bretagne, et surtout au Grand Hôtel de Cabourg, en Normandie, nourriront Balbec. Venise est une autre assomption visuelle et artistique. Les morts, dont celles de la grand-mère et de la mère, préparent leur résurrection romanesque. Une fois la rédaction suprême enclenchée, même la Grande guerre devient matériau. Tout est racine et engrais : « Ainsi ce que je n’avais cru n’être rien pour moi, c’était tout simplement toute ma vie », écrit-il dans Albertine disparue. Voire sa propre mort : ne dictait-il pas encore, la veille, des pages sur la mort de Bergotte, son écrivain fictionnel dont les livres sont comparés à des « ailes »…

Construite chronologiquement bien entendu, mais de surcroit par une succession de brefs sous-chapitres, entre « Le baiser du soir » et « La mort », cette élégante biographie séduit autant qu’elle impressionne, tant la documentation, les notes, l’index sont éléphantesques. Le grand-œuvre biographique est digne du grand-œuvre romanesque.

 

L’autorité de Jean-Yves Tadié vient au secours d’un continent épistolaire : « On critique souvent la correspondance de Proust pour sa futilité ; encore faut-il la lire : elle permet d’établir la généalogie de ses idées, leur avance sur la trame romanesque (I, p 504) ». Entre 1879 et 1922, un surabondant fleuve d’échanges s’établit avec moult correspondants au point qu’il faille rien moins que les vingt et un volumes de l’édition établie par Philippe Kolb en 2004. Si nous nous contentons de ce volume de Lettres présentant un choix fort généreux, de plus augmenté de quelques trouvailles, nous n’avons pas en effet cette impression parfois mitigée devant les correspondances. En ouvrant celle de Madame de Sévigné, tant goûtée par la mère de Proust et la grand-mère du narrateur, l’on a parfois du mal à trouver les pépites, au-delà des formules de politesse et des protestations d’amitié. Au contraire, le hasard préside ici sans cesse à la découverte de pages toujours précieuses.

Choisir est art délicat : l’on a privilégié les lettres en réaction à des événements personnels et contemporains, les amitiés, la mort des proches, l’affaire Dreyfus, la guerre, bien d’autres s’intéressent à la formation esthétique de l’écrivain, à la genèse et à l’avance de l’œuvre, à la stratégie d’un auteur face aux éditeurs, aux critiques…

Ainsi, en 1913, écrit-il, non sans ironie à Bernard Grasset : « Mais vous êtes vous-même trop un artiste, pour ne pas comprendre qu’une fin n’est pas une simple terminaison et que je ne peux pas couper cela aussi facilement qu’une motte de beurre ». Lors de la page suivante, il se confie à Louis de Robert : « cette saveur de thé que je ne reconnais pas d’abord et dans laquelle je reconnais les jardins de Combray. Mais ce n’est nullement un détail minutieusement observé, c’est toute une théorie de la mémoire et de la connaissance ». En 1916, c’est tout une explication qui est fournie à Gaston Gallimard : « D’abord le titre (À l’ombre des jeunes filles en fleurs) est provisoire. Je ne l’aime pas beaucoup. Mais s’il y a trop de Sodome et Gomorrhe il ne sera pas mal de commencer, de mettre à la base, ce coussin fleuri de façon que les deux étages un peu effrayants reposent sur quelque chose de normal, et soient d’ailleurs couronnées par le dernier volume qui n’a rien que de pur et de philosophique (Le Temps retrouvé) ». Il est assez amusant de lire, dans une lettre à Robert de Montesquiou, alors que ce dernier est le principal modèle de Charlus : « au moment où Mr de Charlus me regarde fixement et distraitement près du casino, j’ai pensé un moment à feu le baron Doazan, habitué du salon Aubernon et assez dans le genre. Mais je l’ai laissé ensuite et j’ai construit un Charlus beaucoup plus vaste, entièrement inventé ». La méthode Proust est là toute entière. Ces quelques citations insuffisantes témoignent cependant combien chaque lettre est judicieuse et initiatique quant à une œuvre qui dépasse son temps.

 Notre cher Proust fascine, au point de susciter un club de « fans » sur Facebook, de faire des émules nombreux. L’un s’appelle Stéphane Carlier, au point de consacrer son huitième livre au maître du temps : Clara lit Proust. Jusqu’alors les petites coiffeuses attendaient du Prince charmant qu’il change leur vie. Espoir bien vain. Mieux vaut se fier à Marcel Proust pour une telle mission. Ainsi Clara n’a qu’un copain, JB, plutôt beau, sportif et pompier, mais bien décevant, et une patronne tristounette pour accompagner son écoute de Radio Nostalgie chez « Cindy Coiffure ». Incroyable mais vrai - du moins dans cette fiction, mais pourquoi pas - un livre abandonné par un client lui tombe dans les mains, pour faire office de miracle.

Au début, rien. Mais bientôt Clara s’y reconnait. De lire À la recherche du temps perdu « elle n’est pas peu fière ». Ce livre, elle en a le sentiment, « va la rendre plus forte ». Elle lui confronte son enfance, déguste les phrases, autour « la moindre chose devient proustienne ». Et si elle le pose près d’elle : « Il m’a sauvé la vie ce bouquin ! fait Claudie ». L’on devine qu’une élective amitié s’ensuit. Il faut cependant se consoler du départ de JB, ce qui est tâche assez facile. Se peut-il « que le seul salut possible, la seule expérience envisageable de bonheur se trouve dans les œuvres d’art ? » Bientôt, grâce  son « joli timbre », elle devient celle qui « lit Proust », auprès d’une dame, dans un festival de rue. La vie et les rencontres s’en trouvent changées…

Toute une petite sociologie est traitée avec humour, l’hommage proustien est d’abord ténu, prudent, éblouissant d’émotion ensuite. Citations, paraphrases et progression de la psyché de la modeste héroïne s’entremêlent, dans un roman d’initiation qui a pour moteur un autre roman. L’humilité de Stéphane Carlier n’a pas la prétention d’égaler son modèle, mais nous apprécions aisément sa capacité à permettre aux lecteurs frileux de trouver là une engageante porte dérobée, sa manière charmante de rendre plus aisé l’accès à l’impressionnante  somme proustienne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Malgré la récente publication des 25 feuillets[9], il reste encore des inédits, ce dont fait la preuve un beau Cahier de L’Herne, ce qui est un pléonasme tant la série est fort recommandable. L’on peut, une fois de plus, après Hannah Arendt[10], Paul Celan[11] et tant d’autres, attendre sans risque de déception un opus roboratif, car sous la direction de Jean-Yves Tadié.

Agréablement imprimé en un bleu qui propage la couleur du souvenir - et nous n’omettrons pas le traditionnel cahier de photographies en noir et blanc -, ce volume offre quelques rares brouillons, que l’on a joliment titré « À la recherche du jardinier perdu ». Cette « quête des inédits » mène ici aux cathédrales et à Balbec, à Elstir et Albertine, et à quelques lettres fort brèves, dont à Louis d’Albufera, à laquelle il joint un poème : « je suis poète / C’est-à-dire un homme de rien ». Mais aussi à l’ami et compositeur Reynaldo Hahn, aux « petites mains toutes belles ». Ce dernier nous offrant d’ailleurs une petite étude : « Proust et Ruskin ». Aux témoignages et autres souvenirs s’ajoutent des hommages, à « l’un des êtres humains les plus angéliques qui ait jamais existé », selon Violet Schiff.

Ne manquent ni de fines analyses, par exemple au sujet de l’influence de Pierre Loti, au moyen de son Roman d’un enfant, ni des contextualisations pertinentes, à l’instar de « Proust et l’Art nouveau ». Il goûtait en effet le « Modern Style », offrait des vases de Gallé, ce verrier lancé par Robert de Montesquiou, l’un des modèles de Charlus, alors que ces fleurs japonaises en papier se développent dans le bol d’eau où « le microcosme de La Recherche prend son véritable départ ». Eclairant le rapport de Proust à la politique, Michel Erman pointe son « milieu familial libéral et laïc », son attachement à la justice et à la tolérance, y compris à l’occasion du massacre des Arméniens et de l’affaire Dreyfus ; reste le patriotisme lors de la Grande Guerre, qui ne choit pas dans l’antigermanisme culturel, mais n’ignore pas un nécessaire « scepticisme sur la nature humaine ». « Le plus célèbre patient de la littérature », selon Gérard Macé, dont le père et le frère étaient médecin, échappa, grâce à sa claustration, à la grippe espagnole. La science est ici convoqué jusqu’avec Einstein, dont le nom trouve plusieurs occurrences dans l’œuvre, cette « apothéose de la syntaxe », selon les mots de Jacques Réda.

Proust est-il bergsonien, aime-t-il Richard Strauss, dont Salomé est bientôt gommé par Reynaldo Hahn, quoique le fameux « septuor » en dérive peut-être… Quant aux auteurs qui innervent La Recherche, il en est peu d’oubliés, au bénéfice de Chateaubriand, de Madame de Sévigné, Taine ou Michelet. Ne manque aucun peintre, un pan de Vermeer bien entendu, Botticelli et Carpaccio… Nous serons un peu plus prudents en abordant « Proust et Ernaux, des écritures de la mémoire », tant c’est faire beaucoup d’honneur à la seconde. Sous un faisceau de regards, la présence mentale de l’écrivain gagne en profondeur. Et pour revenir au début de notre recension, trouvons en ce cahier Madeleine Lemaire, illustratrice certes, mais surtout inspiratrice de l’agaçante Madame Verdurin, dont le salon abrita la rencontre d’Odette et de Swann.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est au moyen d’un Proust-Monde que nous pouvons vérifier combien la « madeleine », les jeunes filles de Balbec et les bourdons de Sodome et Gomorrhe ont séduit des lecteurs bien au-delà de la patrie de la langue française. Evidemment, hors par un Jorge Luis Borges, Argentin, ou par le Russe Vladimir Nabokov, La Recherche est lue en bien d’autres idiomes. Walter Benjamin d’ailleurs s’interroge sur le défi que représente son entreprise de traduction, qui reçut un accueil favorable, mais « conserve un air d’absurdité ».

L’on réunit ici quatre-vingt-trois textes, dont un quart chez nous inédits, venus d’auteurs qui ont été profondément émus lors de cette lecture, qui parfois alla jusqu’à changer leur vie. Il n’est pas certain cependant qu’ils le lisent de la même façon tant l’ouvrage s’adapte au prisme de leur culture. Reste qu’ils nous font partager, comme dans une sorte d’amitié proustophile, leurs sensations et réflexions, ainsi étonnamment proches, même si elles viennent du Japon avec Haruki Murakami, qui découvre « un couloir long comme du Marcel Proust » ; l’allusion laconique étant inversement proportionnelle à l’émotion.

Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, en 1923, loue « un génial abandon de la forme extérieure et conventionnelle des choses [qui] oblige Proust à les définir par leur forme interne, par la structure intérieure » ; ce qu’il pourrait dire également de la forme romanesque. Pourtant en 1925, il est bien moins indulgent : « la morosité, la lenteur touchent au plus extrême et ainsi se convertissent en plans statiques, sans aucun mouvement, sans progrès ni tension […] il lui manque le squelette[12] ».

N’en doutons pas en effet : il y a les « anti-Proust », comme le Polonais Witold Gombrowicz qui le brocarde en 1958 dans son Journal : « il m’agace, il me dégoûte, il ressemble trop à ma propre caricature ! » Les reproches fusent : « maniérisme », « perversion », « monotonie » ; mais la tisane de mauvaise foi cède devant un hommage rentré : « Pesant ! Ce cousin m’écrase ». Sans réellement le détester, Mario Vargas Llosa[13] préfère en 1965 adresser sa réprobation lorsque « les minauderies, les affèteries, la vacuité de la Belle époque peuplent les pages de ce prétendu « professeur de beauté » : nous voici étonnés qu’il ne lui reconnaisse pas la capacité de transcender ce monde au travers de son narrateur.

Au contraire, nombreux sont ceux qui le pastichent ou le réécrivent, tels le Turc Orhan Pamuk, le Cubain Alejo Carpentier. Les admirations se multiplient chez les écrivains, en quelque sorte toujours redevables, sans compter les cinéastes, qui n’ont pu mener leur rêve à bien ou l’ont réalisé : Luchino Visconti, Raoul Ruiz. Venu d’un individu si particulier que le petit Marcel apeuré par l’absence de maman, le livre est universel. Et suffisamment riche pour que, « d’une analyse à l’autre, les auteurs ne se répètent pas », selon la remarque de Blanche Cerquiglini, préfacière de ce volume étonnant, résultat du travail d’un quintette de chercheurs. La variété de tons et d’arguments ne peut que donner des ailes aux inconditionnels de La Recherche. Pensons enfin au désarroi de Varlam Chalamov, qui se fit voler, au fin fond du goulag de la Kolyma, pour en faire des « cartes à jouer », son exemplaire in folio…

Pour nous, parcourir quelques pages de Proust dans une langue que nous croyons connaître, anglais ou espagnol, est une étrange expérience. Rien que le titre est un pas de côté : Remembrance of Things Past ou, plus proche, En busca del tiempo perdido. Ce serait certainement une expérience fascinante que de le lire transmué ainsi. Heureusement nous l’avons échappé belle. Imaginons que notre cher Marcel n’aie pas trouvé le moindre éditeur, y compris à compte d’auteur, comme il fit avec Grasset pour son premier opus. L’on aurait pu jusqu’à perdre les lettres de refus. Par exemple celle hilarante, quoique un poil crédible tant les éditeurs peuvent être parfois sûrs de leur surdité intellectuelle, crayonnée par Umberto Eco : « Il faut un gros travail d’editing : il y a, par exemple, toute la ponctuation à revoir. Les phrases sont trop laborieuses ; certaines prennent une page entière. […] Sous la forme actuelle, l’ouvrage est - comment dire - trop asthmatique[14] ». Le sacrilège est à l’égal de celui porté au crédit de la Bible également rejetée…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Marcel Proust : Les Plaisirs et les jours, fac simile, De Fallois, 2020.

[4] Jan Baetens : Adaptation et bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2020.

[5] Marcel Proust : À la recherche du temps perdu, Delcourt, 2013.

[7] Marcel Proust : Contre Sainte-Beuve, Gallimard, La Pléiade, 200, p 221.

[8] George D. Painter : Marcel Proust, Mercure de France, 1966.

[12] José Ortega y Gasset : Ideas sobre el teatro y la novela, Alianza editorial, 1982, p 30 ; traduit par nos soins.

[14] Umberto Eco : Pastiches et postiches, Messidor, 1988, p 25.

 

Marcel Proust : À la recherche du temps perdu, illustré par Kees Van Dongen,

Cartonnage Bonnet, Gallimard, 1947.

Photo : T. Guinhut.

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