François Walter : Catastrophes. Une histoire culturelle, XVI-XXI° siècle, Seuil, 2008, 384 p, 22 €.
Bernard Chambaz : La Terre en colère, Seuil, 2023, 264 p, 39,90 €.
Michael Farris Smith : Sauver cette terre,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Juliane Nivelt, Gallmeister, 2024, 304 p, 23,50 €.
Mary Robinette Kowal : Sur la lune, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Imbert,
Folio SF, 2024, 752 p, 11 €.
Peter Sloterdijk : Le Remord de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Payot, 2023, 128 p, 10 €.
Si l’on en croit les catastrophistes et autres grands culpabilisateurs, ne resteraient plus de cette terre qu’un océan stérile, des roches nues et polies par le vent des sphères, un fagot de branches desséchées échappées des cendres… Le réchauffement climatique, paranoïa aidant, d’origine forcément anthropique, parait une urgence nouvelle, alors que les colères de la terre, les catastrophes ont une longue histoire, tant du passé que de l’avenir, dont témoignent leurs représentations, historiques et esthétiques, décryptées par François Walter et Bernard Chambaz. Tandis qu’entre thriller et science-fiction un nombre pléthorique de romanciers s’empare de l’urgence tellurique, comme Michael Ferris Smith ou Mary Robinette Kowall, il ferait bon de garder raison, tout en convoquant la pensée précieuse d’un brillant philosophe, Peter Sloterdijk interrogeant le don de Prométhée en rapport avec la destruction ignée qui nous pendrait au nez et au bout de l’histoire cosmologique de la terre. Quoique nous ne partagions pas son alarmisme environnemental…
Notre temps n’est pas plus prodigue de catastrophes que le passé dont nous laissons les colères naturelles sous les cendres de l’oubli. François Walter nous rappelle non seulement qu’elles furent nombreuses, mais qu’elles sont perçues dans des contextes culturels variés et avec des explications souvent irrationnelles. Ne commençant qu’au XVI° siècle - ce qu’il fit également avec un ouvrage sur le territoire et le paysage européens[1] - notre essayiste omet le déluge et les pestes buboniques et noires qui balisèrent un millénaire de Moyen âge.
De longtemps les interprètes n’ont su que faire parler le ciel, pour reprendre le titre de Peter Sloterdijk[2]. De façon à imputer les catastrophes, naturelles ou non, à la colère des dieux, à la punition divine, dans la lignée du déluge et du feu de Sodome bibliques. Dans le cadre d’une « théologie de l’histoire », pour reprendre François Walter, les sociétés anciennes ne se pensent pas eut égard aux catastrophes en tant que telles. Dominent « le paradigme providentialiste » et la dimension spectaculaire destinée à avertir le croyant. Cependant, à partir du XVIII° siècle, les aléas naturels deviennent des questions scientifiques, ainsi lorsque l’invention du paratonnerre en 1749 par Franklin ne permet plus de considérer la foudre comme un attribut divin. La « désacralisation de l’univers » se poursuit à l’occasion du tremblement de terre de Lisbonne, en 1775, qui fit dix mille morts. Un tel événement devient un motif littéraire chez Voltaire écrivant un poème scandalisé, alors que Rousseau y voit surtout les conséquences d’une urbanisation pléthorique. Le « choc du choléra » au XIX° siècle, accentue la conviction de l’immoralité de la nature et la prégnance de l’idéologie naturaliste. La « civilisation prométhéenne » voit son écueil lors de l’apocalypse de la Première Guerre mondiale, lorsque les grandes catastrophes ne sont plus seulement d’origine naturelle, mais humaine. Le XX° siècle voit s’accentuer la réalité du mal absolu, entre nazisme et communisme. Or de « nouvelles cultures du risque » rendent nécessaires « protection, prévention, précaution », au risque des « pathologies de l’hyper-organisation », bien réelles. Aujourd’hui les nouveaux dangers planétaires, comme la prolifération nucléaire, s’augmentent des inquiétudes climatiques. Un tel « néo-catastrophisme », « chimère récente », ne peut manquer de « nouveaux prophètes » adhérant aux « mythes environnementalistes », soit une religiosité croissante. Où l’on voit que notre essayiste, avec la prudence de l’historien, fait preuve d’un judicieux scepticisme, argumenté de surcroit, appuyé par la raison scientifique, dénonçant une culture de la « fausse alerte écologique ».
Reste que les terrorismes, guerres et autre suicides collectifs sectaires, ont de beaux jours devant eux. Sans cesse, « L’histoire culturelle des risques » n’attend que son lot de chapitres à venir…
Rien d’étonnant à ce que les artistes s’emparent d’impressionnantes catastrophes pour offrir l’effroi esthétique à leurs représentations. Les peintres, du Moyen âge à notre contemporain, en témoignent grâce au concours de l’ouvrage intitulé La Terre en colère par Bernard Chambaz. Plutôt que le défilement chronologique, il a choisi un ordre thématique, du déluge et du « Passage de la mer Rouge » aux « Enfers et prophéties ». Car tous ces ordres et désordres du monde peuvent fasciner les peintres quels que soient leurs époques et leurs courants. À cet égard le choix d’une œuvre grandiose et romantique de l’anglais John Martin, Le Grand Jour de Sa colère, abondant en nuages de pierres et de feu au-dessus d’une maigre humanité effarée dans le noir, est fort parlant.
Inondations, tempêtes, orages, neige et petit âge glaciaire, volcans, tremblements de terre, plaies et sécheresses, épidémies, tour à tour ils balisent les chapitres, fournissant des motifs rêvés pour colorer la fresque, voire le vitrail, et soulever la toile jusqu’à l’effroi du sublime. La Bible fournit alors son charroi de pluies de quarante jours et de feu sodomite, alors que le paysage, peu à peu désacralisé, bouillonne des événements dont le compte défierait l’application de l’historien, édifiants, effrayants, voire à grand spectacle.
Les beautés plastiques sont ici légions, de Poussin à Turner, en passant par Rembrandt, sans oublier des artistes moins connus, comme ce Philippe-Jacques de Loutherbourg, dont une impressionnante Avalanche de glace dans les Alpes de 1803 illustre la couverture. Le siècle romantisme est captivé par les manifestations les plus sauvages de la nature, y compris destructrices. D’autres, plus contemporains, même si l’abstraction lyrique de Zao Wou-ki (Le vent pousse la mer) relève le niveau, laissent le lecteur sceptique, voire bougon, face aux pauvretés picturales d’un Philip Guston ou d’un Andy Warhol dont le pop art reste indigent. Fort heureusement le parcours historique se double d’un autre, géographique, des peintres italiens et flamands, jusqu’aux japonais, à l’instar d’Hokusai.
Bel ouvrage judicieusement illustré, avec le concours de notices enrichissantes, cette Terre en colère, dont l’anthropomorphisme, la personnification peuvent être discutables, mériterait un éloge sans mélange, si une introduction et un post-scriptum alarmistes n’abondaient en litanies et vaticinations sur « l’accélération des catastrophes climatiques » - malgré l’apparente prudence de ne pas devoir « céder au vertige de la collapsologie » - car « l’apocalypse a commencé » ! Le modeste critique, comptable du suivisme collectif et du cliché répandu à grands seaux et grands sots, ne se mettra pas en colère, quoiqu’il soit pour le moins agacé par le réchauffement des cerveaux…
Les romanciers usent et abusent du pouvoir fascinant de la peur. Depuis l’Apocalypse de Saint Jean et Le Dernier homme de Mary Shelley[3], c’est surtout la science-fiction qui nous abreuve de terre dévastée, de civilisation annihilée, d’humanité disparue, voire extradée vers quelque lune ou exoplanète. Prenons deux exemples, cependant dissemblables, parmi la production éditoriale récente : de Michael Farris Smith à une autre Mary, soit Mary Robinette Kowal.
Une météo catastrophique, des ouragans perpétuels, une fuite effrénée, voilà dans le roman de Michael Farris Smith, Sauver cette terre, qui met la Louisiane et le Mississipi sous tension. Et plus encore Jessie, une jeune femme traquée. Qui, dans ces bois sauvages, la poursuit, elle et son fils ? À pied, en voiture volée, qui plus est nantie d’un cadavre emballé vite dégagé, elle revient se réfugier chez son père Wade. Mais un certain Holt - le père de l’enfant - intègre « le Temple de la gloire et de la douleur », auprès d’« Elser, la dirigeante charismatique », qui vocifère contre les puissants de la société au moyen d’une religieuse logorrhée : « Les orages ne sont pas la faute de Dieu, mais leur faute à Eux ». Prophétesse, elle annonce une « fillette susceptible de nous sauver du climat ». Holt est bientôt traqué par les affidés d’Elser pour l’avoir trahie, pour une histoire de clefs qui semblent avoir une importance considérable. Quelque « assemblée de cul-bénis » qui ne recule pas devant le meurtre et la séquestration est à la recherche d’un endroit qu’elle appelle « l’Abîme »…
Une humanité en déshérence vivote et parcourt sans guère d’espoir une région dévastée par la crise climatique et économique. Peut-être le quatuor familial réuni en réchappera-t-il, alors que le tragique va crescendo jusqu’à la confrontation finale… Ce roman relève-t-il d’un catastrophisme excessif ? Aussi, au-delà du genre policier fort noir, du tableau de mœurs à la Faulkner, peut-être peut-on imaginer qu’il s’agit, en cet « œil du cyclone », d’une dystopie.
Malgré un rythme parfois erratique, la narration menée à un rythme haletant dès la première page, est bourrée de péripéties. Drame psychologique et apologue à méditer, le thriller impressionne, séduit, sachant jouer avec les peurs climatiques, sectaires et fanatiques, avec la fatalité du mal.
Bien entendu, l’on peut lire le roman de Michael Farris Smith, Sauver cette terre, comme une synecdoque, soit, en rhétorique, une partie pour le tout. Ce bout de territoire américain dévasté par l’apocalypse météorologique et la folie des hommes qui ne fait pas qu’en découler, car émanant d’abord d’eux-mêmes, n’est que le reflet de la planète entière. Une seule région des Etats-Unis d’Amérique serait le point nodal d’un désordre climatique dont l’origine humaine est à peine mentionnée. L’ordre climatique n’étant de toute évidence qu’une fiction en rien scientifique, le dérèglement n’étant qu’un diktat écologiste alors que la règle en telle occurrence n’a pas l’ombre d’une existence, entre feu du bigbang originel, glaciations et réchauffements irréguliers, sans compter la future extinction de notre étoile solaire.
Avec le vaisseau science-fictionnel de Mary Robinette Kowal, embarquons Sur la lune. Car le climat craque de partout, rendant la terre de moins en moins habitable. La fuite est-elle inexorable ? Tous pourront-ils en profiter ? Avant d’habiter Mars, la colonie lunaire est un préalable. « Echapper à la gravité terrestre » peut se lire dans les deux sens du mot. Tout cela sans compter un climat politique explosif, des émeutes, un « saboteur actif sur la lune », des inondations immenses, des « changements météorologiques postmétéore »...
Le roman d’aventure brasse large, entre destin tragique de l’humanité, famille aux implications diverses, élections américaines, famines et dettes, sentiments contrastés. « L’astronette » Nicole Wargin doit déjouer un projet d’attentat sur Mars, tandis que son mari, gouverneur du Kansas, prétend pouvoir siéger à Washington. Les qualités stylistiques de ce roman ne sont guère palpitantes, malgré le suspense indéniable ; il faut y voir avant tout un symptôme de l’état d’esprit de notre temps. Un scénario hollywoodien en quelque sorte pour souffler sur les braises de la grande peur…
Le feu, apocalyptique, foudre, volcan ou pyromanie humaine, parait être le plus vorace des ennemis. De la politique des terres brûlées aux fumées industrielles, mais en passant par le cru et le cuit - pour faire allusion à Claude Lévi-Strauss[4] - et la chaleur domestique, il est le legs de Prométhée, tant le mythe répond aux inquiétudes et aux initiatives humaines. En effet l’homme fut la plus nue et fragile des créatures, que le feu, cet « agent extracorporel », put rendre armé contre les bêtes sauvages, contre le froid, et bientôt maître de la métallurgie si utile à l’attaque et à la défense…
En une vaste perspective, le philosophe de la « sphérologie[5] », Peter Sloterdijk suppose Le Remord de Prométhée, non content d’être soumis au vautour qui lui dévore le foie aux Enfers pour avoir défié l’interdit des dieux, mais également de se sentir contrit d’avoir mis entre les mains humaines l’outil de sa propre perdition universelle, au travers de la multiplication des armes atomiques dénoncée par Gunther Anders[6]. « Du don du feu à la destruction mondiale par le feu », tel est le sous-titre de l’essai de notre philosophe. Cette pyrotechnie, dont Hanzelet Lorrain fit un livre au début du XVII° siècle[7] pour en expliciter les applications militaires et meurtrières, est bien la preuve que « toute l’histoire de l’humanité antérieure représente l’Histoire des applications du feu ».
Bientôt la force de l’esclave et de l’animal deviennent obsolètes grâce au charbon et la vapeur, au moteur à combustion, tous impensables sans le feu - l’électricité étant une variante du feu - qui cependant brûlent d’antédiluviennes forêts : « L’humanité moderne est un collectif d’incendiaires qui mettent le feu à des forêts et des tourbières souterraines ». Une catastrophe pour les partisans de la préservation de la ressource fossile conspuant les « illusions d’une infinité pyrotechnique virtuelle ». Il faudrait alors « que l’homme renonce au don du feu […] dans une mesure compatible avec le climat » et imagine un « pacifisme énergétique ». Malgré les piètres solutions éoliennes et solaires, n’oublie-t-on pas qu’une fois les réserves fossiles épuisées, bien que cela ne soit pas pour demain, le nucléaire nouvelle génération, en particulier le thorium, sans compter de probables nouvelles inventions, y compris inimaginées, viendra secourir toutes ces inquiétudes…
Pour revenir à l’histoire économique, l’on peut considérer la conséquence du feu industriel : « le marxisme voulait littéralement faire du prolétariat une classe prométhéenne ». Ce qui entraîna des « dictatures de fer ». Autre conséquence, les « particules excédentaires de Co2 dans l’atmosphère terrestre », causes du « changement climatique », si tant est que ce gaz soit réellement à effet de serre, tempérerons nous…
Ne prétend-on pas que le feu de la révolution industrielle serait responsable, non seulement de la pollution, mais encore de l’effrayant réchauffement climatique qui n’aurait d’autre fin que l’ignition de la planète entière ? Si la pollution a bien une origine humaine, hors celle bien naturelle des volcans et autres pétroles et substances toxiques d’origine tellurique et naturelle, ce réchauffement (1,5° en deux siècles) n’est que billevesées face aux vagues glacières, tièdes ou chaudes de l’Histoire et de la préhistoire[8]. La culpabilisation du capitalisme et de l’espèce humaine n’a d’autre but que d’assoir une domination comminatoire, une tyrannie régressive et antiscientifique.
À cet égard il faut reconnaître à Peter Sloterdijk une défiance justifiée à l’encontre de l’Etat, et surtout la connaissance de Frédéric Bastiat, économiste libéral du XIX° siècle, pour qui l’Etat ne doit jamais servir « entre tous les citoyens d’instrument d’oppression et de spoliation réciproques[9] ». De plus notre philosophe n’oublie pas de signaler combien ce don de Prométhée et son utilisation industrielle par le capitalisme ont permis la prospérité de la plus grande partie de l’humanité, « favorisant des degrés supérieurs de liberté, d’épanouissement et de détente » ; notant de surcroit « l’effet émancipateur de l’emploi des machines », non seulement pour les salariés, mais aussi pour « l’univers des femmes au foyer ». Et lorsqu’il prône une « helvétisation de la planète », en ce qu’elle corrigerait les méfaits des agglomérations gigantesques et de « la malignité de la Chine », ne s’agit-il pas d’une libéralisation de l’économie et de l’inventivité au service des bienfaits fournis à l’humaine condition ? Or à cet égard est-il judicieux d’imaginer de proclamer le « patrimoine des richesses minières de l’humanité », en un hyperétatisme inquiétant ? Encore une fois, les solutions futures, thorium et autres inventions possibles, ne sont pas envisagées… Contrairement à notre cher Peter Sloterdijk, nous sommes attentifs à l’essai fort judicieux de Michael Schellenberger : Apocalypse zéro. Pourquoi l’alarmisme environnemental nuit à l’humanité[10].
Une fois de plus, même si nous n’approuvons pas sa foi dans le réchauffement climatique d’origine anthropique - l’immodeste critique a la magnanimité de le lui pardonner - Peter Sloterdijk, qui cependant alerte du danger d’un « léninisme vert » et de son cortège de sabotages et autres agressions criminelles, nous livre un de ces essais qui offrent au lecteur la sensation et la conviction d’en sortir plus intelligent, voire « néoprométhéens ».
Pour reprendre François Walter, les catastrophes, qu’elles soient réalités ou prévisions oraculaires, sont toujours des représentations, religieuses, politiques. À fin de domination, spirituelle ou coercitive. La nature - mais il en est de même pour l’humanité - est en substance faite de catastrophes récurrentes, où vaincre et mourir, donc à surmonter. Nombre de mouvements politiques, théocratiques ou écologistes, tablent sur le fonds de commerce de la peur pour assoir leur influence, leurs profits et leur tyrannie ; sachons nous en méfier…
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.