Museo diocesano de Sigüenza, Guadalajara, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
René Girard,
de la conversion de l’art
à la violence sacrificielle ;
avec le concours de Bernard Perret.
René Girard : La Conversion de l’art,
Bernard Grasset, 2023, 272 p, 20,90 €.
Bernard Perret :
Violence des dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain,
Seuil, 2023, 370 p, 25 €.
Il y a cent ans naissait la violence. Du moins celle dont l’analyse était en gestation dans le fœtus qui allait être René Girard (1923-2015). Car l’on sait qu’elle est aussi vieille que l’homme, qu’avant eux elle est celle des dieux, et qu’après lui, puisqu’il est mort en 2015, elle ne s’est malheureusement pas éteinte. Des braises girardiennes, revit un recueil d’essais d’abord paru 2008, mais ici revu et augmenté : La Conversion de l’art. Ecrivains, philosophes, musiciens même, nourrissent et éclairent la théorie mimétique de l’anthropologue des Lettres et des mythes, de l’analyste des accointances entre violence et sacré, jusque dans la figuration d’une angoisse apocalyptique. Et si l’on veut savoir comment s’orienter dans la pensée girardienne, rien de mieux que l’essai de Bernard Perret, Violence de dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain, qui s’ingénie à explorer les intrications des violences humaines, religieuses et politiques. Depuis l’archaïsme jusqu’au au christianisme, quelle est la validité de la recherche de René Girard pour notre temps ?
Peut-être sera-t-on déçu d’apprendre que cinq parmi ces neuf essais titrés La Conversion de l’art sont des écrits de jeunesse, soit des années cinquante, en une édition cependant définitive. Toutefois les prémisses les plus tremblotantes parmi les cinq premiers, sont affermies à l’occasion des trois suivants, enfin complétées par un bref essai et deux entretiens. Comme le laisse entendre l’illustration de couverture, d’après Le Caravage, l’artiste, poète ou écrivain, est un Narcisse, avant qu’il soit garant de la théorie mimétique élaborée par René Girard.
D’abord Saint-John Perse. Chez ce poète, c’est la dimension historienne, rare au XX° siècle en ce genre littéraire, qui intéresse notre analyste. Il y a quelque chose de l’épopée, mais à la fois antique et intemporelle, dans des recueils comme Anabase, dont le titre rappelle intentionnellement le Grec Xénophon, ou encore Pluies, où défilent les civilisations éphémères, de l’Assyrie au Mexique de la conquête espagnole, jusqu’à des allusions à la Révolution française. Ainsi « l’arbitraire de Perse joue dans la série historique et anthropologique », non sans le concours continu d’images coruscantes, exotiques. Alors que la poésie contemporaine choisit le dépouillement, il préfère la surabondance, derrière laquelle se devine « le sacré », répondant ainsi brillamment à la « déshumanisation du monde ».
Un peu occulté aujourd’hui, André Malraux, ne serait-ce que parce qu’il fut un ministre de Charles de Gaulle, bénéficie de toute l’attention de René Girard. Le retour du religieux annoncé, passe par celui des démons de l’Histoire, « la mise en rapport de la Seconde Guerre mondiale et des fétiches, l’art primitif et les nouvelles formes de l’apocalypse ». À ce sacré d’ordre esthétique qu’est l’art, il répond par la tension vers l’universel, qui correspond pour René Girard à la « conversion romanesque ».
Paul Valéry, dont le choix du « moi pur » lui parait superficiel, est dépassé par Stendhal, révélant « qu’avec la Révolution tout le monde est passé dans la vanité, c’est-à-dire dans le désir mimétique ». Au lieu du Roi et de la noblesse dominante, voici venu le temps de « la naissance du monde balzacien, où chacun est le rival de l’autre ». Il s’agit également de choisir l’égotisme stendhalien plutôt que la contemplation épurée, voire anorexique, du moi.
Après Freud analyste du narcissisme, après la « vérité du Temps retrouvé » proustien, répondant à la question « Où va le roman ? », voici enfin Nietzsche et Wagner, ce dernier étant, outre le poète de ses livrets, le compositeur de ses opéras. Notre philosophe avance que « l’égotisme nietzschéen est un refoulement romantique de cette intuition qu’aurait eu Wagner de la compassion chrétienne ». Le début de L’Or du Rhin est par ailleurs une mise en scène de la séduction des filles du Rhin et du désir de l’or, ce qui débouche « sur la violence absolue ». Sa lecture de La Tétralogie voit dans les Walkyries « la violence fondatrice elle-même […] qui se désagrège et se défait dans cette épopée à l’envers qu’est L’Anneau des Nibelung ».
Deux entretiens, de 1982 et de 2007, complètent ce volume. Il y montre combien la littérature rapproche mimesis et désir, combien « notre époque est plus menacée par la vérité ». Soit, celle anthropologique, lorsque ressurgit le paroxysme de la crise mimétique, ses rituels de sacrifice et « de remise en ordre par expulsion ». La pertinence ne se dément guère. Sauf peut-être lorsqu’il accuse la science-fiction de « surenchère de déshumanisation de la littérature » ; il n’est qu’à voir combien Dans Simmons, dans sa tétralogie intitulée Hypérion[1], interpénètre les destinées humaines dans une Histoire interplanétaire, sans oublier l’empreinte considérable de la religion, en particulier celle du « Gritche », si acéré.
Les persécutions franchissant la barre des millénaires et des siècles, elles sont cachées et cependant visibles dans les mythes. Or « cette persécution-là disparait dans la Bible, et reconnaître la supériorité de la Bible n’est pas politiquement correct ». Il suffit en effet de penser au sacrifice d’Isaac changé en celui d’un agneau ; et bien entendu à ce « bouc émissaire » qui sert de défouloir et de purification.
Le dernier entretien se fit à l’occasion d’une exposition, « Traces du Sacré », au Centre Pompidou en 2007. Ce autour de trois dates : 1806, lorsqu’œuvra Clausewitz, théoricien de la guerre, auquel René Girard consacra un essai[2] ; 1913, date pré-apocalyptique et du Sacre du printemps de Stravinsky, ce « meurtre fondateur » d’une jeune femme ; et l’immédiat après-guerre quand notre philosophe quitte la France pour les Etats-Unis et ainsi se consacrer au phénomène religieux. Les figures de Georges Bataille et de Simone Weil traversent cet entretien, dans la mesure où elles s’étirent entre aspiration au « meurtre archaïque » (au travers de « l’Acéphale ») et la non-violence chrétienne qui l’annihile.
À quelle conversion nécessaire assiste-t-on ? L’on sait que René Girard s’est converti au christianisme. Eût-il mieux valu qu’il se contentât de se convertir à l’art ? Cependant, sachons-le, notre philosophe ne s’intéresse à l’art « que dans la mesure où il intensifie l’angoisse de l’époque ». Méfiant à l’encontre de l’art moderne, il l’est également à l’encontre de l’esthétisme, ce « mensonge romantique[3] », pour reprendre les premiers mots de son titre inaugural. Car le stade esthétique doit être dépassé par la littérature jusqu’à ceux éthique et religieux, ce dans la continuité de la pensée de Kierkegaard. En découle une radicalité apocalyptique, au sens à la fois de la catastrophe et de la révélation, mais aussi une dimension cathartique. Sauf qu’il peut être nécessaire d’arguer du réalisme de l’athéisme et de l’agnosticisme. Mais face au siècle des extrêmes, des totalitarismes et des génocides, est-il impensable que réponde un sens du rituel sacrificiel, tel qu’il explose dans Le sacre du printemps de Stravinsky et aussi une transcendance salvatrice ?
Degollación de los Inocentes, Catedral basílica de la Virgen de la Asunción,
Mondoñedo, Lugo, Galicia.
Photo : T. Guinhut.
Anthropologie sacrificielle et mimétique fondent toute la pensée de René Girard. Pour lui, la violence du sacrifice innerve le religieux archaïque et bien autant la culture moderne. En conséquence, penser l’Histoire, y compris notre temps, ne peut se faire sans le secours des explorations de René Girard. Venus des tréfonds anthropologiques, boucs émissaires, violences sacrificielles, désir mimétique, sont devenus des ressources essentielles pour notre compréhension des sociétés selon l’analytique commentaire de Bernard Perret. Il est en effet indubitable que cette anthropologie mimétique ne cesse de rayonner parmi les développements des sciences humaines et les analyses des religions. À cet égard son titre, Violences de dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain, est parfaitement parlant. Outre une efficace connaissance de l’œuvre, il en déplie les relations avec maints auteurs du XX° siècle, Comme Jacques Lacan, Claude Lévi-Strauss, ou encore Marcel Mauss. L’on devine que le corpus des Écritures juives et chrétiennes, la passion et à la mort du Christ, sont ici convoqués, sans omettre sa vision apocalyptique du politique.
De la tragédie grecque aux rites sacrificiels en passant par les tabous destinés à prévenir la violence, l’arsenal immunitaire de l’humanité parcourt en 1972 La Violence et le sacré[4]. Une « anthropologie fondamentale » irrigue Des Choses cachées depuis la fondation du monde[5], lorsque que le « processus d’hominisation » progresse du « mécanisme victimaire » jusqu’à la passion du christianisme, lorsqu’au sacrifice à l’intention des dieux succède le sacrifice de Dieu en faveur du rachat des hommes. Violence fondatrice et intelligence mimétique parcourent Le Bouc émissaire[6] ; alors que surgit « le contrôle de la violence par la compétition dans les sociétés modernes », à l’occasion des Origines de la culture[7]. Bien entendu le désir mimétique trouve sa « réciprocité conflictuelle », en particulier dans Shakespeare et les feux de l’envie[8]. Cependant le sacré, en particulier chrétien, trouve sa nécessité et son acmé comme transcendance au secours de la violence collective. En outre le fameux désir mimétique trouve, au-delà du stade du psychanalytique miroir lacanien, sa confirmation scientifique dans les « neurones miroirs ». En clair pédagogue, notre essayiste n’oublie pas d’ouvrir le « dossier ethnologique », tant René Girard est fort peu en accord avec le structuralisme, tant abondent les traces de la violence fondatrice dans les mythes, tant il détecte une origine commune du sacré et de la pensée symbolique. Les valeurs transcendantes s’échappent de la violence brute, en particulier grâce à la « voie grecque » qui permet l’émancipation du politique et la sublimation par l’art. Mais par-dessus tout, c’est « la singularité judéo-chrétienne » qui permet d’identifier la violence et le mal, d’abandonner les sacrifices humains, malgré la persécution dont Dieu fait preuve à l’encontre de Job, et grâce au sacrifice du Christ sur la croix. En ce sens Jésus dévoile le mécanisme victimaire et se dresse comme une figure antisacrificielle. Ainsi à l’apocalypse violente répond « l’annonce d’une royaume de guérison et de pardon ». S’agit-il d’une nouvelle lecture des Ecritures ? N’était-elle pas en germe dans la théologie, alors que l’éclairage anthropologique qui lui est associé n’a fait que l’affiner, en constituer une autre révélation…
Reste qu’au royaume de l’homme, une violence sans fin règne. Des royautés sacrés au contrat social, la civilisation parait raboter la violence, toujours prête à sourdre, jaillir, déferler, qu’elle soit politique ou interindividuelle. Etat et démocratie libérale, société de compétition des statuts et de l’argent, sport comme alternative compensatoire, tout cela suffira-t-il à élaguer, rédimer le royaume de la violence ?
Membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Bernard Perret a su Penser la foi chrétienne après René Girard[9]. Il a également cédé à la doxa écologiste[10], dont la fin de son girardien essai se ressent, lorsqu’il parle de crise et de « déni climatique ». Mais l’idéologie la plus dommageable se trouve en ses dernières pages. « Mettre la guerre définitivement hors la loi » ne serait qu’une naïveté, si n’intervenait « la constitution d’un Etat de droit mondial disposant du monopole des armes les plus destructrices ». Gare au constructivisme monopolistique, en ce sens inévitablement totalitaire !
Comparatiste avisé, René Girard parcourut les pages de Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski et Proust, sous le signe du « mensonge romantique » et de cette « vérité romanesque », qui dévoile sous le masque des fictions la réalité profonde de l’être humain. La révélation du désir mimétique embrasse Don Quichotte copiant les faits et gestes chevaleresques d’Amadis de Gaule, Madame Bovary programmant ses désirs sur les romans sentimentaux… En historien cette fois, il balaya les religions archaïques au titre de La Violence et le sacré. L’énigme fit l’objet d’une investigation exécutée avec brio, à laquelle il répondit par Des Choses cachées depuis la fondation du monde, soit en valorisant la résolution du christianisme. Dans cette continuité, Le Bouc émissaire, d’ailleurs le préféré de son auteur, l’unanimité contre la victime, individu ou groupe ethnique et religieux - dans le cas par exemple des Juifs -, permet de croire que l’on s’est libérer du mal. Mieux vaut le « non-sacrifice d’Isaac » ou Iphigénie opportunément changée en biche par Diane… Mais « la réhabilitation des boucs émissaires, dans la Bible et dans les Evangiles, c’est l’aventure la plus extraordinaire et la plus féconde de toute l’humanité, la plus indispensable à la création d’une société vraiment humaine[11] ».
Il y eut d’autres essais probants, bien entendu, sur le théoricien de la guerre et Clausewitz, sur la vigoureuse prédation de Satan[12]. Mais nous tenons là une tétralogie (pas exactement wagnérienne) fondatrice et indispensable, d’ailleurs réunie dans un fort volume de près de mille cinq cent pages intitulé De la violence à la divinité, qui semble avoir l’imparable poids d’une Bible, mais en a de surcroit l’analytique pertinence qui lui est complémentaire.
De la violence anthropologique[13] à la violence génétique, il n’y a qu’un pas originaire. Au-delà de l’indispensable force à la loi et de sa légitimité libérale, l’appel d’une transcendance, fut-elle fictionnelle, peut être nécessaire, pour donner un sens à l’impensable, voire à cet imprescriptible dont Vladimir Jankélévitch[14] affubla l’horreur de la Shoah, sinon celle de tous les massacres des innocents dont les Evangiles ont donné une illustration au-devant des exactions théocratiques et politiques, totalitaires, qui gangrènent l’Histoire du monde.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[2] René Girard & Benoît Chantre : Achever Clausewitz, Grasset, 2022.
[3] René Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961.
[4] René Girard : La Violence et le sacré, Grasset, 1972.
[5] René Girard : Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978.
[6] René Girard : Le Bouc émissaire, Grasset, 1982.
[7] René Girard : Les Origines de la culture, Desclée de Brouwer, 2004.
[8] René Girard : Shakespeare et les feux de l’envie, Grasset, 1990.
[9] Bernard Perret : Penser la foi chrétienne après René Girard, Ad Solem, 2018.
[10] Bernard Perret : Pour une raison écologique, Flammarion, 2011.
[11] René Girard : De la violence à la divinité, Grasset, 2007, p 23.
[12] René Girard : Je vis Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999.
[14] Voir : Jankélévitch, patriarche de la conscience et du pardon
Museo de la Catedral de Jaca, Huesca, Aragon.
Photo : T. Guinhut.