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2 avril 2023 7 02 /04 /avril /2023 13:35

 

Potter. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Chats littéraireset philosophie féline.

Julie Delfour, Albine Novarino-Pothier,

Michèle Sacquin, John Gray

& Haruki Murakami.

 

 

Julie Delfour : L’œil du chat. L’Ultime bête noire, Klincksieck, 2023, 152 p, 19 €.

 

Albine Novarino-Pothier : Une Vie de chat, De Borée, 2018, 205 p, 24,90 €.

 

Michèle Sacquin : Des Chats parmi les livres,

BNF/Officina Libraria, 2010, 208 p, 23 €.

 

John Gray : Philosophie féline,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Fanny Quémant,

Gaïa, 2022, 128 p, 16,50 €.

 

Haruki Murakami : Abandonner un chat,

traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 2021, 86 p, 17 €.

 

 

 

Autant ils assurent aujourd’hui pléthore de « j’aime » sur Instagram et Facebook, autant ils inspirent de longtemps les poètes, les écrivains, les philosophes. Charles Baudelaire, en 1857, parmi ses Fleurs du mal, ne les considérait-il pas comme des « Amis de la science et de la volupté » alors qu’ « Ils prennent en songeant les nobles attitudes / Des grands sphinx allongés au fond des solitudes »… Du fauve sans pitié au chat de maison étonnamment manipulateur, il est une essayiste pour décrypter cette évolution : Julie Delfour, qui a L’œil du chat. Tandis qu’Albine Novarino-Pothier décline les portraits complices de nombreux écrivains qui agréent les chatteries ; à l’instar des Chats littéraires de Michèle Sacquin. Cependant, félin féroce et chat caressant, il n’est pas sans leçons philosophiques à l’adresse de celui qu’il domestiqua, soit son compagnon humain, comme le postule John Gray dans sa Philosophie féline. L’on comprend alors combien l’on ne peut « abandonner un chat », tant ce dernier accompagne le fil à déplier de la relation qu’entretint Haruki Murakami avec son père. Ami cher, modèle philosophique, maître de la paix du foyer et de l’inspiration littéraire, tel est notre maître chat.

Prédateur, indépendant et cependant domestique… Le paradoxe ajoute au mystère et à l’attrait du chat. C’est bien ce que, dans L’œil du chat, tente de démêler Julie Delfour, car ne s’agit-il pas de « faire ami-ami » avec un fauve ? Voire pour l’animal de fêter son influence, tant son faciès à fourrure presque enfantin, et cependant armé de dents aigües, a permis de changer notre perception : nous étions programmés pour craindre et fuir le félin agile et griffu, nous voici sous l’emprise d’un « prestidigitateur de génie » bénéficiant d’un empire sur le genre humain sans pareil parmi le monde animal. Il s’est coulé dans la maison, où toute porte, toute fenêtre, lui est chatière, où tout canapé de salon et fauteuil de bibliothèque lui est trône et baldaquin. Croquettes, pâtée, morceaux friands lui sont dus, en échange de caresses câlines et de ronronnement follement bénéfiques à notre santé, physique, morale, affective. L’observateur aux yeux brillants dans l’obscurité est la vigie de nos fenêtres, le fauve miniature de nos jardins et des champs.

L’essayiste nous rappelle qu’il est de ces prédateurs aux dents de sabre que l’on peignait au fond des cavernes, mais qu’il bénéficie également de sa constellation, dont l’étoile la plus brillante fut baptisée « Felis ». Dans l’ancienne Egypte, Sekhmet, la plus antique déesse, est un lion féroce qui « se mue en félin docile ». Cette mutation est le fil conducteur qui anime l’essai de Julie Delfour. Du carnivore aux dents carnassières, avide de proies frémissantes, doué d’une vue crépusculaire et d’une ouïe infaillible, au jouet domestique, le chat montre d’incroyables facultés d’adaptation. Lorsque l’homme devient l’animal dominant, la souris domestique menace ses récoltes. Or notre « Felis silvestris catus » s’aventure près de lui et « tire son épingle du jeu » en croquant maints souriceaux, quoiqu’il soit bien peu efficace face au rat, alors que le chat sauvage est fort rétif et préfère le fond des forêts aux douceurs de la literie. La paléogénétique permet de reconstituer un long parcours, depuis l’Anatolie au sixième millénaire avant notre ère, en passant par les routes commerciales terrestres puis maritimes ; ainsi conquiert-il l’empire romain et le monde en son entier. Se révéler « pourfendeur de rongeurs » vaut bien mille éloges et caresses. Son patrimoine génétique variant moins que celui du chien, qui peut se révéler incapable de se défendre dans la nature, il garde sa capacité à survivre. Sa « résistance éthologique » lui permet de balancer entre sociabilité et farouche indépendance, faisant de lui un « domestique infidèle ». Où va-t-il vaquer la nuit, vivant de rocambolesques aventures, refusant ou quêtant la caresse de passants inconnus ? Car chaque félin des villes et des campagnes a sa personnalité singulière, ses préférences, ses goûts, son langage, sa connaissance des humains qui l’entourent, ses ruses enfin. Au point que le naturaliste Buffon, au XVIII° siècle, dénonçait sa « fausseté ». Et s’il peut jouer avec nous, il résiste à tout dressage, préférant la chasse, car « 4 milliards d’oiseaux et 22 milliards de petits mammifères finissent chaque année sous leurs dents », quoique 56 % des proies ne soient pas consommées. Oh, le cruel !

Mais la cruauté de l’homme à son égard n’est guère excusable, tant l’Histoire garde ou non la mémoire des maltraitances, des abandons. Faut-il stériliser les chats errants ? Ils ont heureusement leurs défenseurs, en la personne d’associations. Souvenons-nous que, de longtemps, ils furent associés au diable, aux sorcières, en particulier par le pape Grégoire IX, père de l’Inquisition au XIII° siècle. Si cette ère de diabolisation est révolue, et bien que les chatons soient les favoris du monde numérique, d’Instagram à YouTube,  ne croyons pas ne plus devoir rester à cet égard vigilants ! Méfions-nous d’ailleurs de la toxoplasmose, contractée au trop près de ses excréments, qui, bien qu’apparemment bénigne, aurait un impact neurologique, voire jusqu’à la schizophrénie…

Quoique ses photographies de faciès félins soient un peu univoques de par le cadrage trop serré - malgré les couleurs variées des pelages - l’essai de Julie Delfour, zoologue et historienne, est aussi rigoureux qu’attachant. De Pline l’Ancien aux plus récentes recherches scientifiques, d’Aristote à Paul Léautaud, fort « dévoué à la cause féline », ce livre est si nourrissant qu’il faut craindre que, comme notre favori, nous n’en digérerons que 56% ; aussi mérite-t-il une seconde lecture...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chasseurs ou câlineurs, ils séduisent tant Albine Novarino-Pothier qu’elle semble envier « une vie de chat », pour reprendre le titre de son livre, généreusement illustré de photographies. Parallèlement il s’agit de cent vies d’écrivains, si souvent conquis par leur beauté, leur indépendance, leur incroyable capacité à nous nous tenir compagnie, à se tenir tranquille près de la plume et du livre. Qu’ils soient de décoratifs compagnons de leurs ouvrages ou des personnages à part entière de leurs récits, ils sont collectés par l’anthologiste attentive, qui n’omet pas de commencer par un rappel de l’égyptienne vénération pour nos chers félins. Mais ce qui l’occupe surtout ce sont les façons dont la littérature du XIXème siècle les honore, avec Baudelaire, puis celle du XX° siècle avec Léautaud ou Colette.

Les textes ainsi collectés nous content de belles histoires d'amitiés entre les chats et les hommes, au point que les premiers deviennent inséparables de leurs maîtres : Victor Hugo, Raymond Poincaré, Alexandre Dumas, Pierre Loti, Prosper Mérimée, sans oublier le célèbre et parisien Cabaret du Chat Noir. Cueillons de délicieuses citations. Selon Léonard de Vinci : « Le plus petit des félins est une œuvre d'art » ; Colette affirme avec raison que « le temps passé avec un chat n'est jamais perdu » ; Aldous Huxley conseille les apprentis écrivains : « Si vous voulez écrire, ayez des chats ». N’omettons pas, chez Lewis Carroll, le passablement surréaliste « chat du Cheshire » venu d’Alice au pays des merveilles, et capable d’apparaitre et de disparaître à tout moment. Ce don de métamorphose est d’ailleurs pointé par Chateaubriand : « J'aime dans le chat cette indifférence avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales ». Ainsi Une Vie de chat, sous la vigilance d’Albine Novarino-Pothier, est-il l’un de ces ouvrages, qui sait, capables d’apprendre à lire à nos amis ronronnant. S’ils ne le savent déjà sans nous le dire, tant ils sont  de coquins cachotiers…

 

François-Augustin Paradis de Moncrif : Les Chats, Contes, Quantin, 1979.

Photo : T. Guinhut.

 

Et pour mieux parcourir les plumes des amants de nos bêtes à poils, voici Michèle Sacquin, commentatrice avisée Des Chats passant parmi les livres. Combien peut-elle fureter à patte de velours parmi les réserves de la Bibliothèque Nationale de France, puisqu’elle en est conservateur ! Car voilà ces chères bêtes se faufilant dans les marges des enluminures médiévales, aux pieds d’Adam et Eve dans le tableau d’Albrecht Dürer. Et bien entendu chez les naturalistes, au premier chef Buffon, dont la langue est perfide à leur encontre. Illustrateurs, comme Grandville ou Steinlein, ils en raffolent, romanciers ils leurs font des chatteries, comme Hoffmann et son Chat Murr, Colette et sa Chatte, fabulistes, d’Esope à la Fontaine et Florian, ils jouent à les anthropomorphiser, à les changer en moralistes.

Merveilleusement illustré, cet ouvrage témoigne de l’inventivité humaine certes, mais aussi de la qualité inspiratrice du matou, voire d’un certain fétichisme lorsque le dos de reliures rouges porte un fer doré à la forme féline ! De la plus noble peinture à la caricature, du papyrus à l’estampe japonaise, de la calligraphie ornée à la photographie, tout est pâtée pour le félin qui a colonisé l’esprit et les arts. Songez qu’il suffit à François-Augustin Paradis de Moncrif, en 1727, de publier son charmant ouvrage, Les Chats, pour être reçu en 1733 à l’Académie française ! À tel point qu’il s’en suivit une parodie, Le Miaou ou Très Docte et Très Sublime Harangue miaulée par le seigneur Raminagrobis. La « félinomanie » ne désarme pas. Ainsi le « Chat botté » est magnifié par Charles Perrault puis Gustave Doré, alors que notre hardi et caressant minet, à la queue opportunément dressée, devient au XVIII° siècle symbole d’érotisme, taquinant et  câlinant une dame aux appâts rebondis et demi-dévêtue en son lit.

Il est bon de choyer un chat dans une bibliothèque, n’est-ce pas, ne serait-ce que pour chasser les bestioles papivores, mais surtout comme « Chat Muse » et gage de sérénité…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Savant en psychologie humaine, domestiquant l’homme depuis la plus haute Antiquité, il lui fournit de surcroit rien moins qu’un modèle philosophique… Pourquoi le chat plutôt que tout autre animal ? Sa sérénité, sa propension au sommeil, son agilité et son attention patiente au kairos[1], soit le moment décisif des Grecs, au moment d’assaillir la proie nécessaire, voilà qui en fait un modèle de vie, presque un esprit au sens philosophique du terme. Car selon John Gray, essayiste britannique, le « sens de l’existence », selon son sous-titre, appartient tout entier à notre cher minet, bien digne que lui soit consacrée une Philosophie féline.

Notre félin préféré, dont on n’idéalisera pas la nature paisible tant il sait se montrer féroce au besoin, voire cruel en jouant avec sa proie condamnée, serait-il le modèle de cette ataraxie recherchée par les épicuriens antiques ? Peut-être… Serait-il l’animal-machine selon Descartes, autant privé de conscience que de sensibilité ? Que non ! Il est tout bonnement le compagnon de Montaigne qui, ayant perdu son cher ami Etienne de La Boétie, auteur de La Servitude volontaire[2], avait bien besoin d’une ronronnante fourrure en sa librairie.

La conscience de la mort n’effleurant pas les animaux, hors peut-être les éléphants, alors qu’elle conduit Pascal à la foi, les chatons et autres matous ont quelque chose de salvateur. Ainsi l’avance John Gray : « N’ayant aucunement besoin de cette obscurité intérieure, les chats sont au contraire des créatures de la nuit qui vivent au grand jour ». Samuel Johnson, essayiste anglais du XVII° siècle, soignait son inquiétude, voire sa myopie, avec de félins compagnons. Dans une sorte de conte, Rasselas, Prince d’Abyssinie[3], publié en 1759, il met en scène une quête destinée à l’échec : quitter la « Vallée heureuse », ne permet en rien de trouver le bonheur poursuivi. Au contraire du chat auquel il portait affection, Samuel Johnson  avait bien du mal à « supporter sa propre compagnie ».

Reste que ce sont « des créatures amorales ». Le sens du bien et du mal étant un apanage humain, le souverain bien est-il humain, est-il félin ? Vivre selon sa nature était l’idéal des Grecs, non loin de celui du taoïsme. Et si la moralité peut s’appuyer sur des faits utiles ou dommageables pour l’humanité, elle peut cependant varier : « Il n’y a pas si longtemps, la moralité exigeait d’étendre le pouvoir impérial pour civiliser le monde.  De nos jours elle condamne toute forme d’impérialisme ». Dans l’absolu, les humains ne valent pas plus que les animaux ; ce qui ne signifie pas, ajouterons-nous, qu’il faille subordonner les premiers aux second, et ainsi choir dans un relativisme antihumaniste.

Cependant si pour Spinoza « le bonheur consiste pour l’homme à conserver son être », selon son Ethique[4], nul doute que la maxime s’applique à notre chasseur de souris, alors que « les êtres humains ne comprennent pas qui ils sont, ni quelle est leur place dans le monde ». Rien alors de la « volonté de puissance » nietzschéenne, rien de l’altruisme sauf de la part de la chatte pour ses petits, rien de la chimère du « moi », telle que la dénonçait Nietzsche ; au point que le test du miroir les laisse indifférents, au contraire des cochons, pies et chimpanzés qui font ainsi preuve d’une conscience au moins partielle.

Et lorsque la vie bonne dépend des vertus, si l’on suit Aristote, le courage n’en est-il pas la plus vigoureuse, chez celui qui, dans la nature, doit batailler pour sa nourriture et sa vie…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Amour humain et amour félin sont parfois comparés. John Gray nous rappelle la jalousie de Saha, héroïne féline du roman de Colette : La Chatte[5]. Nombre d’écrivains aiment les chats d’un « amour passionnel », comme Patricia Highsmith, dont le chat siamois Ming se venge de l’homme qui fréquente sa maîtresse[6]. Anthropomorphisme sans nul doute, car il n’y a pas l’ombre d’une vie amoureuse dans l’accouplement félin. Ce qui n’empêche pas le philosophe chevronné de trop s’attacher, comme le Russe Nicolas Berdiaeff, qui espérait la rédemption de son Mourry. L’on eut d’ailleurs un peu trop tendance à diaboliser ou diviniser nos petits félins, lorsque sorcières médiévales étaient dit-on accompagnées de chats maléfiques, que l’on brûlait trop volontiers, lorsque l’Egypte ancienne momifiait des chats, et dressait des stèles au « Grand chat » : « Les Egyptiens avaient de bonnes raisons de vouloir que les chats les accompagnent dans leur voyage vers l’au-delà ».

Autre vision morale à mettre en avant : « L’éthique féline est une sorte d’égoïsme désintéressé ». Mais c’est peut-être ce qui chez les chats nous convient ; voire ce qui devrait faire d’eux des modèles. Car la vertu d’égoïsme - pour reprendre le titre d’Ayn Rand[7] - ferait bien d’être un peu plus présente chez cet être humain dont l’altruisme mal placé consiste à se mêler des affaires de ses contemporains et voisins pour les contraindre en religion, en politique…

En une demi-douzaine de chapitres répartis peu ou prou chronologiquement selon l’histoire philosophique, la pensée suit un chemin de promenade, non sans profondeur. Certes, la réflexion de notre essayiste est parfois un peu tirée par les poils des moustaches - que l’on appelle des vibrisses - tant il s’ingénie à faire voisiner une petite histoire de la philosophie avec son animal préféré ; mais la chose est toute entière roborative. L’on ne saurait oublier de conseiller à notre lecteur de se délecter de l’ouvrage de John Gray, mais impérativement de l’accompagner d’une soyeuse fourrure attentive à portée de caresse, de façon à ce que s’en dégage un suave ronronnement : musique si grave et douce, apaisante, chaleureuse et, à l’encontre des déboires et agressions humaines, si consolatrice, si bienheureuse.

Vivre la vie philosophique du chat est chose sage ; cependant bien limitée, car ce faisant l’on se priverait de toute philosophie politique, de tout art, de toute liberté, tant à cet égard il faut souligner que John Gray, en philosophe, a écrit sur la liberté humaine[8], sur l'athéisme [9], en le distribuant selon sept types.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Apprendre à vivre grâce au chat est un peu ce que met en avant le romancier japonais Haruki Murakami. Récit autobiographique, Abandonner un chat est sous-titré « Souvenirs de mon père ». Souvenirs ordinaires certes, parmi lesquels l’élément fondateur et déclencheur est la décision d’abandonner une chatte sur la plage, vers l’an 1955. Le voyage sur le vélo paternel parait être couronné de succès, quand, au retour, l’animal est déjà revenu à la maison. Admirable, n’est-ce pas ! Aussi est-elle réintégrée à la maisonnée. Pour l’enfant unique, les « compagnons les plus précieux étaient les livres et les chats ».

De ce retour symbolique à la maison découle la remémoration de la vie du père enseignant, qui faillit devenir prêtre bouddhiste comme le grand-père, qui survécut à la guerre sino-japonaise, qu’il passa dans un régiment d’infanterie, réputé pour avoir été particulièrement « sanguinaire ». A-t-il décapité un prisonnier ? Ce qui ne l’empêcha pas, malgré d’autres mobilisations, d’écrire des haïkus avec ferveur. Mais il fut déçu du peu d’ardeur du jeune Haruki Murakami pour les études, même si ce dernier devint écrivain.

Plutôt que d’abandonner un chat, le romancier a choisi d’abandonner ses souvenirs à ses lecteurs, d’oser un « transfert d’héritage » et d’offrir un touchant gage d’amour filial. Joliment illustré par Emiliano Ponzi, ce récit témoigne de la sensibilité d’Haruki Murakami, pas le moins du monde superficielle. Ce qui ajoute à la variété de la palette d’un écrivain attentif à une féline mémoire, qui nous avait pourtant brillamment habitués au fantastique, avec, entre autres réussites, La Fin des temps[10].

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] La Boétie : La Servitude volontaire, Tel Gallimard, 1993.

[3] Samuel Johnson : Rasselas, Prince d’Abyssinie, L’Accolade, 2017.

[4] Spinoza : Ethique, GF, 1964.

[5] Colette : La Chatte, Le Livre de poche, 1971.

[6] Patricia Highsmith : « La plus grosse proie de Ming », Le Rat de Venise et autres histoires de criminalité animale, Calmann-Lévy, 1977.

[7] Voir : Qui est John Galt ? Ayn Rand : La Grève, La Source vive

[8] John Gray : The Soul of the Marionette, Allen Lane, 2015.

[9] John Gray : Seven Types of Atheism, Allen Lane, 2018.

[10] Voir : Les mondes parallèles des licornes de la fin des temps par Haruki Murakami

 

Buffon : Histoire naturelle, Furne & cie, 1843.

Photo : T. Guinhut.

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26 mars 2023 7 26 /03 /mars /2023 08:45

 

Colegiata Santa Maria del Mercado, Berlanga de Duero, Soria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Pérennité du sonnet,

d’Etienne Jodelle à Vikram Seth ;

en passant par Eugène Guillevic et William Cliff.

 

 

Etienne Jodelle : Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde,

Poésie Gallimard, 2023, 224 p, 29 €.

 

Eugène Guillevic : Sonnets, Gallimard, 2023, 200 p, 20 €.

 

William Cliff : Des Destins, La Table ronde, 352 p, 22 €.

 

Vikram Seth : Golden Gate, Grasset, 2009,

traduit de l'anglais (Inde) par Claro, 352 p, 20 €.

 

 

 

Au moyen des quatre marches de ses strophes, il parvient à un sommet de la pensée lumineuse, paradoxalement appelé chute. Vieille forme contrainte et figée dans l’Histoire littéraire, le sonnet ne paraissait digne plus que de figurer au magasin d’antiquités des Lettres, quoique depuis le XIV° siècle italien Pétrarque[1] lui soit indéfectiblement attaché. Serait-il capable de se ranimer, revivifier ? Sur leur vielle réglette aux quatorze vers, et de la forêt profonde du XVI° siècle français, resurgissent les sonnets d’Etienne Jodelle. Ils nous permettront une comparaison entre le genre originel et ce qu’il devient au XX° siècle, avec Eugène Guillevic, et en notre XXI° siècle, avec William Cliff, et grâce au météorique Indien et Californien Vikram Seth, à l’occasion duquel son traducteur a su respecter la forme et les alexandrins d’un sonnet revisité, curieusement moderne, voire rutilant, qui devient notre contemporain.

Avec les poètes de la Pléiade, nous voici au cœur de la floraison des sonnettistes. Qui sait d’ailleurs qui a introduit cette gemme aux quatorze vers, venu de Sicile au XIII° siècle, puis de Toscane, dans la littérature française : Clément Marot ou Mellin de Saint-Gelais ? Si l’on a évidemment retenu Ronsard, dont Les Amours ont tour à tour chanté Hélène, Cassandre et Marie, et conjointement Les Antiquités de Rome de son compère Du Bellay, Etienne Jodelle (1532-1573) est plus secret, plus abrupt. À tel point qu’au contraire de Du Bellay qui loue le « Démon de Jodelle », à sa mort Ronsard[2] crut devoir le juger indigne de sa constellation des sept poètes. Pourtant il avait auparavant reconnu ses talents :

« Jodelle le premier, d’une plainte hardie,

Françoisement chanta la Grecque Tragédie,

Puis en changeant de ton chanta devant nos Rois

La jeune Comédie en langage françois ».

Il avait en effet imaginé la première tragédie de la langue française, Cléopâtre captive, de surcroit en alexandrins, et une Eugène, certes plus proche de la farce que de la comédie. Mais ses poèmes parurent ensuite au prince de la Pléiade trop rudes, trop licencieux, s’éloignant de la tradition venue de Pétrarque, son portrait de l’amour trop rocailleux, bref d’un baroquisme précoce peu amène. La postérité lui rend aujourd’hui justice, tant il nous touche, nous stupéfie, bien que nombre de ses poèmes, qu’il savait par cœur et négligeait d’imprimer, aient hélas disparu, malgré l’édition posthume de 1574, imprimée grâce aux bons soins de Charles de La Mothe : Œuvres et meslanges poëtiques du « Sieur du Lymodin ». Edition ici reprise, quoiqu’Agnès Rees ait le bon goût d’y ajouter dix sonnets de La Priapée qui furent attribués à notre Etienne Jodelle dans divers manuscrits. Ils rejoignent ainsi les XLVII Amours et VII Contr’Amours, où les allusions mythologiques sont nombreuses, comme il était d’usage à l’ère humaniste. Puis ceux dédiés aux Rois, et les Tombeaux, enfin ceux bataillant contre les Réformés, pas moins de XXXVI. Lisons in extenso, celui dont le premier vers devient le titre de notre recueil :

« Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde
Loin de chemin, d’orée et d’adresse, et de gens ;
Comme un qui en la mer grosse d’horribles vents,
Se voit presque engloutir des grands vagues de l’onde :

Comme un qui erre aux champs, lors que la nuit au monde
Ravit toute clarté, j’avais perdu longtemps
Voie, route, et lumière, et presque avec le sens,
Perdu longtemps l’objet, où plus mon heur se fonde.

Mais quand on voit, ayant ces maux fini leur tour,
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien présent plus grand que son mal on vient croire.

Moi donc qui ai tout tel en votre absence été,
J’oublie, en revoyant votre heureuse clarté,
Forest, tourmente, et nuit, longue, orageuse, et noire.

Si ce sonnet, usant de la volta, ce retournement argumentatif entre quatrains et tercets, et de la chute ou pointe, reste encore passablement pétrarquiste, bientôt, tout crûment, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage ». Pire peut-être, parmi les Contr’Amours : « Donc tout soudain la femme va bâtir, / Pour asservir l’homme et l’anéantir / Au faux cuider d’une volupté fausse », ce qui, à la fin du sonnet, est une pointe pour le moins frappante. Ainsi la dame est devenu Méduse à qui le poète adresse son compliment : « Fais-moi vomir contre une telle ordure, / Qui plus en cache et en l’âme, et au corps ». Egalement, l’illusion poétique est blâmée, encore en décasyllabes : « Ô traitres vers, trop traitres contre moi, / Qui souffle en vous une immortelle vie, / Vous m’appâtez et croissez mon envie, / Me déguisant tout ce que j’aperçois ».

Goûtons les sonnets de La Priapée, qui sont un sommet de la poésie érotique : « En quelle nuit, de ma lance d’ivoire, / Au mousse bout d’un corail rougissant, / Pourrai-je ouvrir ce bouton languissant, / En la saison de sa plus grande gloire ? » Plus violement salés sont les « vilains » sonnets « contre une garce qui l’avait poivré », entendez d’une vénérienne maladie. Or « C’est une étable à Vits », « Conasse où seulement Lucifer s’accommode », « Pisses chaudes, farcins, ou véroles rongeuses ». C’est moins galant, mais à la poésie satirique sied la verdeur.

Bien que les sonnets de circonstance paraissent plus négligeables, Etienne Jodelle enrichit considérablement la poésie jusque-là surtout amoureuse et élogieuse, avec ceux « politiques et polémiques », plus précisément ceux dirigés Contre les Ministres de la nouvelle opinion, soit les protestants : « Mais m’amusant sans fin contre les Antéchrists / Aux points de leur doctrine et fausse et obstinée/ Je laissais là leurs faits : aussi la secte née / D’écrits, ne peut mourir que par écrits ».

Jodelle, qui se serait réjoui du massacre de la Saint-Barthélemy, meurt dans la misère. Pourtant, peu rancunier, le poète protestant Agrippa d’Aubigné ne déroge pas à l’honnêteté littéraire en lui rendant justice dans ses Vers funèbres. Renouvelons l’éloge du à ce poète trop méconnu de la Renaissance :

Célébrons avec joie, celui qui nous enchante :

La vigueur poétique et l’ardeur virulente

D’un Jodelle qui sait, en ses Pléiades voix,

Être la vive épine et la plus souple soie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le sonnet perdit sa grande gloire au cours du XVIII° siècle, pour retrouver la faveur de Nerval, Baudelaire et Hérédia. Les assauts du vers libre, du poème en prose, le laissèrent ensuite dépité. Plus près de nous pourtant, un Philippe Jaccottet[3] sut lui redonner vie, par exemple dans L’Effraie.[4] Mais avant lui, le Breton Eugène Guillevic, plus célèbre pour son recueil Terraqué[5], publié en 1942, nous a légué plus de cent cinquante sonnets, depuis l’année 1954.

Si l’on est parfois charmé, hélas l’on risque trop souvent, avec Eugène Guillevic, d’être déçu. La vigueur et la beauté ont laissé place à la platitude, à la trivialité : « L’un trempe son pain blanc dans du café au lait, / L’autre boit du thé noir et mange des tartines, / L’autre prend un peu de rouge à la cantine. / L’un s’étire et se tait. L’autre chante un couplet ». C’est le premier quatrain de « Matin ». L’alexandrin est tombé bien bas.

Etonnamment, deux jours plus tard, le 3 février 1954, il écrit, malgré un faible premier vers, « La musique » : « De la musique. Donnez-moi de la musique. / C’est ce qu’il y aura de mieux pour moi qui meurs / Et mourant n’entend presque plus que la rumeur / De ce corps qui devient de la métaphysique ». Et son art poétique n’est pas tout à fait sans intérêt : « Je pars toujours à la recherche. Chaque fois / C’est une exploration qu’un essai de poème / Et jamais je ne sais par avance la gemme / Que je m’en vais trouver et caresser des doigts ». L’abomination peut cependant gésir au malheureux sonnet, à la rhétorique lourde et putrescente : « Or, Marx, Engels, Lénine et Staline ont prouvé. / Pour expliquer le monde il y a la méthode / Par eux élaborée et qui n’est pas un code / Mais la source de lumière à soulever ». C’était l’époque où, sous prétexte de l’oppression de la classe ouvrière par ces capitalistes qu’ils exploitaient bien maigrement, tout incapables d’entreprendre qu’ils étaient, les Aragon[6] et les Eluard léchaient les talons sanglants du communisme et de Staline, en se prétendant antifascistes bien entendu, et poètes engagés ! L’on se consolera en recueillant de parcimonieux moments de grâce chez un Guillevic dont Terraqué reste indépassé, et peut-être en feuilletant des Proses[7], suivies d’un hommage au poète Jean Follain, qui nous emmènent « boire dans le secret des grottes ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-ce à dire que de tels sous-vers tachés de rouge (l’on pardonnera le calembour) ont invalidé le sonnet. Certes non ! William Cliff, notre belge contemporain, ose relever le gant. C’est un poète prolixe, avec une quinzaine de recueils, sans compter une demi-douzaine de romans, et, notons-le, une traduction des Sonnets de Shakespeare[8].

Il est un fidèle indéfectible de la forme fixe du sonnet, même s’il préfère ici celui anglais, soit avec trois quatrains et un tercet. Il en goûte la charpente assuré, la cadence musicale et argumentative. Or un cheminement autobiographique innerve Des Destins. La simplicité hésite entre trivialité, voire banalité, sinon platitude récurrente, et nécessité des émotions. Limpide, voire simpliste diront les détracteurs, et cependant non sans puissance, sa langue porte l’urgence de l’intimité, l’émotion des portraits, l’éloge des paysages wallons ordinaires, mais aussi la faveur indispensable de la quête poétique. Quoique par moment le lecteur sourcille devant des vers aux clichés éculés : « ainsi, Lydie, ma chérie, désormais ton faste / pour toujours dans ces vers brillera comme un astre ».

Les portraits familiaux, parfois acides, comme sa marraine, « une femme despotique qui avait mal au foie et criait son malheur », parfois tendres, à la façon de « bonne-Maman », qui aime les romans policiers et le tabac égyptien, précèdent d’autres visages et corps, ceux des garçons du cru et du pensionnat, avant les histoires d’amours plus prononcées de l’adulte. La vieillesse approchant (William Cliff est né en 1940), il fait une chute handicapante, et sa poésie narrative rend compte de cette fracture, des soins hospitaliers, de l’aide de sa sœur médecin, puis du retour : « À Gembloux mon frère m’attendait à la gare, / de là il ramena mon être vivipare / pour reprendre sa vie, malgré qu’il est blessé ». Le trop peu de subtilité stylistique risque de faire perdre patience au lecteur. Il faut cependant reconnaître que l’efficacité un brin misérabiliste de tels vers permet à chacun, pourvu qu’il ait une certaine expérience, de s’y reconnaître.

 L’âge de la méditation et du désabusement tente d’instaurer une sagesse débonnaire parmi la banalité des jours, alors que le poète avoue ses complicités avec Baudelaire et Walt Whitman. Le temps, la solitude, la vie vaille que vaille, la mort, dessinent une vanité : « j’ai été la revoir à l’état de cadavre ». Ainsi s’exhale une atmosphère ambigüe : « la putrescence des oignons quand vient l’été / est nécessaire pour la floraison des fleurs / lesquelles fécondées donneront la jetée / des semences perdues ». Si l’on consent volontiers à lire ces vers comme une métaphore de nos vies, le poète n’a-t-il pas réussit son pari d’accéder à un instant de profondeur ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par bonheur la langue française peut s’enorgueillir, et sans la moindre hésitation, des sonnets d’Yves Bonnefoy[9], par exemple parmi les pages des Planches courbes[10]. De même la langue des Shakespeare se pare de son sonnettiste, notre contemporain.

Quelle double gageure ! Ecrire, puis traduire un roman en vers… Dans la tradition plus que centenaire des sonnets de Pétrarque, Michel-Ange, Shakespeare, José Maria de Hérédia, ce sans exhaustivité, Vickram Seth vient respecter la forme tout en bousculant avec alacrité notre modernité. En quelques centaines de sonnets, le romancier brosse les amours de la Californie des yuppies, cet acronyme de Young Urban Professional, terme anglophone définissant les jeunes cadres et entrepreneurs de haut niveau, évoluant dans les milieux du commerce international et de la haute finance. Le lecteur contemporain s’attend à quelque chose de compassé, de solennel et d’ennuyeux, bourré des clichés scolaires de l’imitation des genres disparus. Pourtant, la magie narrative et poétique opère au plus vite.

L’écrivain indien Vickram Seth, né en 1952, se fit connaître par une immense saga pleine de perspicacité, une fresque du mariage arrangé et confronté aux mœurs nouvelles, Un Garçon convenable[11], publié en 1995. Il conçut cependant en 1986 ce premier roman en pensant à un autre roman versifié, icône de la littérature russe : Eugène Onéguine. Comme chez Pouchkine, prosaïsme et élan poétique se mêlent avec finesse dans Golden Gate, mais il ne s’agit en rien d’une servile réécriture. Comme chez son modèle, qui contait l’amour contrarié du jeune aristocrate oisif éponyme et de Tatiana, le lyrisme s’empare des aventures de jeunes Californiens à la recherche du grand amour au pied de la porte dorée de San Francisco. Mais à partir de là, tout sépare les deux poètes. L’on croise l’inquiétude et l’enthousiasme d’une jeunesse qui travaille, manifeste contre le nucléaire, cherche l’âme sœur avec force images actualisées: « Et le Dow Jones de mon cœur est au plus bas », ou « Toi seul est le DJ de ton précieux destin ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

John, « yuppie » employé dans le secteur informatique, est le personnage moteur au cœur d’un quintette. Janet, son ex, sculptrice, lui concocte une petite annonce (en vers bien entendu) grâce à laquelle il va rencontrer Liz. Les voilà amoureux, « esclaves d’Eros ». Cette dernière a un frère, Ed, qui révèle son homosexualité latente à Phil pour une autre lune de miel. C’est à peu près tout pour l’intrigue. Mais à force de détails attachants et réalistes, d’impressions et de réflexions, ce monde prend chair au point de constituer un portrait fort réussi d’une génération californienne, mais aussi de son humanité. L’humour côtoie le sérieux, le lyrisme omniprésent est à petites touches, parmi mille choses vues (y compris les graffitis autoroutiers), sans que l’ennui pointe jamais son nez froid. L’ironie, douce et parfois cruelle, permet à l’auteur d’éviter une sentimentalité qui aurait pu choir dans la niaiserie. Un clin d’œil au grand genre épique se glisse lorsque le chat de Liz nommé Gengis Khan défend son territoire, tandis que l’iguane d’Ed s’appelle benoitement Schwarzenegger, comme l’acteur de ce nom. Le pathétique sourd de manière imprévue à l’occasion d’une publicité qui « Vante les attrait du motel Cucaracha: / « Cafards, vous qui entrez, laissez toute espérance » / On dirait la morale de mon existence ! », parodie d’un vers bien connu de la Divine comédie de Dante, au fronton de l’Enfer. La satire sociale s’aiguise à l’occasion d’une soirée qui réunit parents et amis. Imaginez de plus un excès de vitesse encore une fois versifié, une élégie de Phil à sa femme aimée qui l’a laissé avec son fils, pourtant guigné par une « Militante acharnée dont la cause est la paix »… Un sommet est atteint lorsque Phil et Ed font l’amour et que « l’austère censure » écrase les vers du poète qui doit « remplacer la scène déchaînée / Que j’espérais t’offrir par le présent sonnet ». Un autre est l’annonce de la mort de Janet et d’un couple qui laisse un orphelin au seuil du treizième et dernier chant. C’est entre bonheurs et drames, « familles recomposées » et grossesse heureuse, entre réalisme et poésie que l’art de Vikram Set joue sa partition :

« C’est le dernier quatuor en ré de Mozart.

Liberté et contrainte : ainsi triomphe l’art !

Ah Mozart, digne prince des compositeurs

Que de miracles tu nous as fait partager

Toi qui mourus ruiné avant que d’être âgé !

Tous les grands de ce monde, empereurs et seigneurs,

Roitelets et videurs, ont fini en rondelles,

Tandis que ta magie nous donne encor des ailes ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

N’est-il pas absolument nécessaire de jeter un œil à l’original anglais, pour lequel nous nous contenterons de peu de vers ?

« Daybreak. John wakes to sunlight streaming

Across an unfamiliar bed.

« A cream duvet ? I must be dreaming »

Au moyen de cette comparaison, l’on saura combien l’alliance de la fidélité nécessaire et de la trahison inventive permet de faire vivre le prosaïsme, la facétie et l’émotion qui anime la poésie de Vikram Seth :

« Le jour se lève et c’est sur un lit inconnu

Que John revient à lui, inondé de soleil.

« Une couette lilas ? Quel rêve saugrenu…

Des motifs bleus, hexagonaux - moi qui m’éveille

Chaque jour des dans draps unis ! et ce plafond :

Le clair rectangle d’un Velux qui se confond

Avec un bout de ciel. Et là, sur mes pieds, qu’est-ce ?

Un chat ! Mon Dieu ! » Son cœur bat à toute vitesse…

Il sursaute alors qu’apparait, en négligé

Négligeable, une Liz épanouie, munie

D’un plateau. Odeur de café, de pain de mie.

Elle remplit sa tasse et l’invite à manger.

Les yeux encor tout embrumés par le sommeil

Et l’amour, ils songent aux baisers de la veille. »

Comme André Markowicz, traduisant en strophes de quatorze vers rimés le chef-d’œuvre de Pouchkine[12], Claro, le titanesque Claro, qui nous offrit (excusez du peu, parmi bien d’autres pavés subtils) le Contre-jour de Pynchon[13], s’est attaché à restituer les 594 sonnets de Vikram Seth en alexandrins rimés. Si l’on n’a pas entre les mains le texte original, l’on peut néanmoins s’extasier devant la prouesse, la belle infidèle, devant la légèreté et la gravité mêlées d’un texte fluide, musical et animé. Et comme Vikram Seth a offert la dédicace de ses « sonnets tyranniques » à Timothy Steele en vers, ainsi qu’une biographie express du même souffle, Claro ajoute un sonnet qui est la « Note du traducteur » dans laquelle il justifie son travail, ses libertés avec l’original, non sans préciser : « Mais la langue pour moi est tout sauf un caniche ». Qui sait si Vikram Set et Claro ne vont pas contribuer à lancer une mode bien rafraîchissante…

Qu’importe en définitive la forme si le poète est réellement poète. Il n’en reste pas moins que l’écrin aux quatorze réglettes permet de justifier et magnifier une pensée lyrique. Que l’on s’appelle Etienne Jodelle ou Vikram Seth, ils se lèveront d’entre les morts, et par-delà quatre siècles, pour échanger une main complice.

 

Thierry Guinhut

La partie sur Vikram Seth parut dans Le Matricule des anges, juin 2009

Une vie d'écriture et de photographie

 

[4] Philippe Jaccottet : L’Effraie, Gallimard, 1953.

[5] Eugène Guillevic : Terraqué, Poésie Gallimard, 1968.

[7] Eugène Guillevic : Proses, Gallimard, 2023.

[8] William Shakespeare : Sonnets, Hazard, 2010.

[10] Yves Bonnefoy : Les Planches courbes, Mercure de France, 2001.

[11] Vikram Seth : Un garçon convenable, Grasset, 1995.

[12] Alexandre Pouchkine : Eugène Onéguine, Actes Sud, 2005

 

Le Livre des Sonnets, Lemerre, 1874.

José-Maria de Heredia : Les Trophées, Lemerre, sans date.

Michel-Ange : Sonnets, Aux Portes de Frances, 1944.

Elizabeth Barrett Browning : Sonnets from the portuguese, Brentano’s, 1944.

Photo : T. Guinhut.

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19 mars 2023 7 19 /03 /mars /2023 14:24

 

Bestiarium, Bodleian Library, Oxford, XIII° siècle ;

fac simile, Club du Livre, 1984.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Parmi les bibliothèques enluminées

de Suisse, vaticane et militaires ;

ou les livres sauvés.

 

 

Trésors enluminés de Suisse. Manuscrits sacrés et profanes,

SilvanaEditoriale, 2020, 392 p, 45 €.

 

Jean-Louis Bruguès : La Bibliothèque monde. La Vaticane et les Archives secrètes,

Cerf, 2019, 200 p, 29 €.

 

100 Trésors des bibliothèques militaires,

Editions Pierre de Taillac / Ministère des Armées, 2019, 384 p, 34 €.

 

Kamel Daoud & Raphaël Jerusalmy : BibliOdyssées. 50 histoires de livres sauvés,

Imprimerie Nationale, 2019, 224 p, 29 €.

 

 

Qui sauvera nos vies mieux que les bibliothèques ? Ou plus exactement l’Histoire de notre civilisation, conservée, choyée, au travers d’œuvres essentielles, de livres rares, et de manuscrits à la valeur patrimoniale. Ce sont, au cœur de l’Europe les Trésors enluminés de Suisse, classés selon une judicieuse distinction, entre sacré et profane. Aussi l’on ne s’étonnera pas que le Vatican, siège de la papauté depuis presque deux millénaires, abrite une « bibliothèque monde », pour reprendre le titre de Jean-Louis Bruguès ; mais l’on sera peut-être surpris que les armées protègent en leur sein ce qu’outre les vies humaines elles profanent et détruisent trop souvent. Les bibliothèques militaires recèlent en effet des trésors inattendus : des livres sauvés, au même titre que les cinquante ouvrages élus qui jalonnent l’anticonformisme d’une humanité rebelle, libre, et collectionnés par le Musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon. Ce avec le concours de Kamel Daoud et Raphaël Jerusalmy, qui nous entraînent en ces BibliOdyssées, avec des pages obsessionnelles et torrides, voyageant dans un temps spiralé.

 

Aux deux extrémités ouest et est de la Suisse, soit Genève et Saint-Gall, des manuscrits précieux sont à la disposition du regard des visiteurs, en deux expositions, sœurs sinon jumelles, la première intégrant le sacré, la seconde dévolue au profane. Ils sont heureusement réunis en un catalogue, véritable livre d’art : Trésors enluminés de Suisse, publié conjointement par la baroque Stiftsbibliothek St. Gallen et la contemporaine Fondation Martin Bodmer[1] de Cologny, sur les rives du lac Léman[2]. Mais également avec le concours de e-codices[3], qui met disposition des écrans internet près de 800 000 pages manuscrites provenant de 94 collections. Toutes pages parfaitement reproduites, que l’on peut agrandir avec une visibilité et une lisibilité parfaites, du moins si l’on lit le latin et si l’on a un tant soit peu l’habitude du scriptorium médiéval.

Ces codex sont, en ces Trésors enluminés de Suisse, au nombre de 96. Du VIII° au XVII° siècle, depuis une roue représentant les douze mois peints par le moine-copiste Winithar, jusqu’à deux cartes marines entre Atlantique et mer Egée, c’est presque un millénaire de créativité qui se déploie.

Dix siècles de christianisme ne peuvent que laisser d’abondantes traces écrites. Malgré la brièveté alors de la vie humaine, les copistes et les enlumineurs avaient l’éternité devant eux. La vertu de la théologie et l’espérance en Dieu imprègnent ces Bibles, ces missels et ces traités des Pères de l’Eglise. Dieu et ses anges, les prophètes, les saints et les apôtres s’incarnent sur le parchemin, non sans la présence du cosmos, de la nature et des animaux. Des Confessions de Saint Augustin à la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin, la théologie toutefois se fait philosophie.

Il n’en reste pas moins que l’Antiquité garde ses prestiges. Aristote est à l’honneur, au travers de sa Physique et de sa Métaphysique, mais aussi de son De animalibus. Cicéron est soigneusement rhétorique, quand Ovide bénéficie de nombreuses éditions, y compris d’un Ovide moralisé, qui tente une interprétation chrétienne des Métamorphoses. Un enlumineur prolixe et minutieux fit merveille vers 1405 en rehaussant d’un bouillonnement de rois, de batailles et de jardins l’historien Tite-Live et son Ab urbe condita. Quant au cycle astronomique de l’Aratus latinus, d’Aratos de Soloi, il figure les constellations grâce à de nombreuses allégories à l’encre noire et rouge. La cosmologie n’ignore pas la rotondité de la terre, lorsque des hommes marchent autour du globe sur fond azuré, à l’occasion du De figura seu imagine mundi de louis de Langle.

De surcroit, hors du grec et du latin, les langues romanes se voient magnifiées par des chroniques historiques, des romans comme ceux de la Table ronde, cycle arthurien et Quête du Graal, comme le Tristan en prose, par la poésie de Christine de Pizan et de Marie de France. La triade formée par Dante, Boccace et Pétrarque bénéficie de volumes d’exception, lorsqu’un portrait naïf du premier apparait dans une lettrine, lorsque du second une femme aux douze bras vêtue de rose orne la page du Des cas des nobles hommes et femmes, lorsque Canzoniere et Triumphi vénèrent le poète digne de figurer face à Orphée.

Cependant sacré et profane ne relèvent pas forcément d’une dichotomie. La richement illustrée Chronique universelle de Rodolphe d’Ems (1250) associe des intentions politiques et des ides religieuses. De même la Chronique d’Eusèbe de Césarée, d’Abraham à Constantin, se veut une histoire universelle, d’ailleurs ornée d’un remarquable décor Renaissance, avec architecture et putti. Et si le clergé prétendait seul à l’éducation, le laïc, cet « illiteratus », s’élève à la philosophie, à l’histoire, à la lyrique amoureuse, à la science politique particulièrement en langue vernaculaire. Femme philosophe, Christine de Pizan[4] s’illustra dans la querelle du Roman de la rose, reprochant à son auteur, Jean de Meun, sa misogynie, alors qu’elle permit à sa déesse de la Sagesse, Othea, de donner cent conseils pour la vie vertueuse. En outre, avec sa Cité des dames, elle inaugure le genre de l’utopie moderne.

La peau de ces manuscrits est enluminée de lettrines où s’entrelacent plantes et fleurs, de bordures où courent les animaux. Les lettres capitales sont écrites avec de l’oxyde de plomb rouge (ce « minum » d’où vient le mot miniature). Mais à la fin de l’ère médiévale, de véritables tableaux ornent les livres d’heures. Parfois, comme dans le Liber de Laudibus Sancta Crucis, l’on découvre de fort modernes jeux typographiques, ou dans un Sacramentaire de Hornbach, des lettres d’or sur fond pourpre. L’on reconnait soudain les ancêtres de la bande dessinée : l’histoire d’Adam et Eve est figurée sur quatre bandeaux successifs dans la Bible de Moutier-Grandval. Mieux encore, étonnants sont les initiatives et les facéties des enlumineurs : sur une page du Passionnaire de Weissenau, un moine copiste exhibe son autoportrait, ses pinceaux, godets de peinture et canif, non sans qu’auprès de lui une langue soit tirée à l’intention d’une femme nue au pied unique lui servant de chapeau…

Prodigieusement illustré, exactement documenté par une pléiade d'avisés commentateurs, cet ouvrage, magnifiant les Trésors enluminés de Suisse, ne peut manquer à une bibliothèque digne de ce nom. Que ce soit avec l’or et le bleuté des enluminures, ou par la grâce de la calligraphie seule, par la plume et le pinceau, l’art pour Dieu et l’art pour les hommes éveillent la richesse de la pensée et le sens de la beauté qui ont résisté au temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            Là où Pierre posa la pierre du Christianisme, ne peuvent que reposer les plus anciennes Bibles, voire d’émouvants papyrus conservant la trace d’un Evangile, comme ceux de Luc et de Jean, venus de la collection Bodmer[1]. En la bibliothèque du Vatican, construite avec art à la fin du XVI° siècle, l’on devine qu’une Babel de volumes essaime en les salles, les étages et les cinquante-quatre kilomètres de rayonnages, dont on déplie ici les « archives secrètes ». Il nous faut un guide avisé en cet univers, en l’espèce de Jean-Louis Bruguès, Dominicain, qui fut évêque puis archevêque, mais surtout Bibliothécaire de la Vaticane entre 2012 et 2018. C’est avec compétence et amitié, tant pour le lieu que pour son lecteur, qu’il nous tend une indispensable main. Depuis la fondation et l’architecture, d’abord, sous l’autorité du Pape Sixte Quint, et parmi la peinture des murs fabuleusement ornés, ensuite par de précieux volumes et manuscrits.

      Or il ne s’agit pas seulement d’une bibliothèque ecclésiastique, loin de là. Certes l’on voit défiler la Bible de Ripoll, venue de Catalogne et du XI° siècle, dont la copie et les enluminures nécessitèrent 450 folios et cinq années de soin, ou celle du Duc d’Urbin, dont les peintures bénéficient de la perspective de la Renaissance. De même les Pères de l’Eglise sont à l’honneur, et l’on sera  stupéfié par de vastes pages autographes de la Summa contre Gentiles, du philosophe Saint-Thomas d’Aquin, dont la main courut au XIII° siècle de manière bien moins lisible que le grec d’un papyrus : décrypter un texte si saint semble infernal !

      La Vaticane est également convoquée au tribunal de l’Histoire, de façon à comprendre les intrigues de cet Etat de la papauté qui s’est au cours des siècles réduit en les murs du Vatican, de façon à ce qu’elle ne désobéisse plus à la parole du Christ, « Rendez à César ce qui est à César et à César ce qui est à Dieu », soit la séparation des pouvoirs politiques et spirituels. Ce dont témoigne un document attestant de la « capitulation de l’armée papale après la prise de Rome en 1870 ». Mais aussi ses liens étroits avec le monde, lorsque « la bulle d’Alexandre VI » accorda en 1493 les terres nouvellement découvertes aux Espagnols, puis traça une ligne de démarcation que l’on pensait maritime entre les possessions de ces derniers et celles allouées au Portugal. Les conséquences furent colossales : ainsi le Brésil parle portugais…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Avançant parmi les rayonnages de la Vaticane, il nous est permis d’ouvrir une page en gothique, étonnamment enluminée de rois, de saints et de diables, puis d’une encyclopédie, De Rerum naturis, inspirée des Etymologies d’Isidore de Séville et venue du XV° siècle. Ainsi l’on progresse non pas seulement vers la connaissance de Dieu et de la hiérarchie des anges, mais vers celle des sciences. Et, contrairement à un préjugé tenace, la papauté n’était pas forcément mal disposée devant l’héliocentrisme de Copernic au XVI° siècle, ce dont témoigne sa supplique adressée à Paul III en 1542, alors qu’il lui avait fait l’hommage de ses Révolutions des orbes célestes : il demandait que soit accordé à l’un de ses neveux son bénéfice ecclésiastique, ce qui fut acceptée. Quant à Galilée, on le rappelle ici, s’il fut condamné à abjurer en 1633 ses opinions astronomiques, c’est à cause du cardinal Bellarnim, inquisiteur de son état, et non du pape, et de son manque de diplomatie alors qu’il traitait de « simples d’esprit » ceux qui professait une opinion contraire. L’on peut descendre des astres à la terre, grâce à une géographie de Ptolémée ici présentée grâce à un fascinant planisphère, de 1406, dessinant de bleu et d’or l’Europe et le nord de l’Afrique, sur lesquelles soufflent les anges. À la lisière de la géographie et de l’Histoire sont des documents curieux, comme la lettre de l’impératrice Hélène, rédigée en chinois, car celle-ci, convertie eu christianisme en 1648, s’appelait Xiao Gang Wang…

      Et parmi les marquèteries précieuses, les fresques somptueusement colorées, quelle surprise de remarquer ce qui n’a l’air que d’un pauvret cahier, pourtant de la main du Père Andreas Rieser, répertoriant les religieux entrés à Dachau ! Car ne l’oublions pas, le christianisme ne fut guère en odeur de sainteté auprès du nazisme, mais aussi du communisme, en Chine encore aujourd’hui où il est persécuté, comme il l’est par l’Islam et pas seulement au Proche-Orient[2]. Reste pour nous consoler le dernier manuscrit de Mozart, l’édition princeps du Traité sur la tolérance de Voltaire[3], ou les splendeurs irisées d’une Divine comédie de Dante[4], à moins de se plonger dans l’effroi fascinant du puits concentrique de l’Enfer peint par Botticelli…

      Avec ce volume enchanteur, nous voilà béats devant un livresque tableau qui va de l’antiquité aux totalitarismes. Il nous offre l’impression de nous conduire en espion dans les arcanes de la vénérable institution (songeons que ce même Vatican vient d’ouvrir ses archives de la Seconde Guerre mondiale). Cet album luxuriant vaut également pour son iconographie soignée, qui fait flamber des lumières chaleureuses sur les boiseries et les codex ouverts, tant au service de la contemplation que de l’intellect ; malgré un seul regret : dans une telle bibliothèque, l’on attend d’admirer des livres rares, curieux et précieux, et c’est ici un peu trop peu le cas face aux nombreux manuscrits à l’intérêt historique certain, mais dont grain graphie n’ont pas cette qualité esthétique d’un beau livre dont l’œil savoure les parfums du passé…

 

Monsieur de Varillas : Histoire de François Ier, Claude Barbin, Paris, 1685.

Photo : T. Guinhut.

 

      Plutôt que de risquer de se faire trouer la peau en s’engageant parmi les militaires d’active, mieux vaut devenir bibliothécaire des armées. Et là, ô surprise, un patrimoine fabuleux nous attend. Il faut alors saluer cette belle initiative qui consiste à publier 100 Trésors des bibliothèques militaires, venus de l’Ecole militaire, de Polytechnique, de Saint-Cyr Coëtquidan, du Service historique de la Défense et du service de santé des armées, soit tant de lieux méconnus. Le tout sous la direction d’un quintette de conservateurs à la sagacité remarquable.

      Si l’on imagine ne trouver là que des volumes consacrés à l’art de la guerre, l’on se sera vite détrompé. Certes, Jules César côtoie le De Re militari, de 1483, un incunable bourré d’impressionnantes gravures de machines militaires, un Traité de l’artillerie ou le Recueil des plans des places du Royaume au XVII°. Les catalogues des armes à répétition, l’« uniformologie », les cantinières et la médecine de campagne y trouvent forcément leur place, avec un Album du matériel sanitaire. Jusqu’à une revue illustrée publiée entre 1915 et 1920, La Baïonnette, « arme d’humour et de propagande »… Hélas, sans compter La Cuisinière assiégée qui doit être en mesure de proposer « civet de chien et ragoût de chat », bien moins drôles sont les pages des Effets des projectiles d’artillerie, publié en 1900, sur lesquelles sont bel et bien trouées les peaux et les os ! Quelle piètre consolation de voir son nom parmi ceux du Livre des morts au champ d’honneur. Mieux vaut avoir eu sur soi un volume assez solidement relié pour retenir une balle, évitant une mort certaine. Reste à imaginer que sont cachés (oh certainement !) des ouvrages antimilitaristes…

      Mais combien de merveilles ressortissent de l’entomologie, ponctuée de précieuses gravures colorées, des Atlas et autres récits d’explorations, sans oublier l’archéologie ! Pensons à la somptueuse Description de l’Egypte, confiée aux bons soins de l’Imprimerie Impériale, aux chromolithographies reproduisant en 1896 les peintures murales de Pompéi. Le voyage dans l’espace s’associe encore une fois à celui dans le temps, pimenté par les cabinets de curiosités, comme à l’occasion du rare De Monstris, imprimé et gravé en 1665, aux figures fascinantes et effrayantes.

      De même, les sciences et techniques fournissent leurs lots de stupéfiants volumes, consacrés à l’anatomie, aux écorchés et aux catalogues osseux, à l’arboriculture, à la papèterie ou encore aux Leçons de physique expérimentales, à l’ichtyologie, soit l’identification des poissons… L’Histoire des sciences ne doit pas faire défaut à une bibliothèque digne de ce nom, quod erat demonstrandum.

      La beauté, l’érudition de ces volumes vénérables, que l’on espère mis définitivement à l’abri des conflits par ceux qui ont paradoxalement la charge d’y participer, n’est plus à démontrer. Et le plaisir de feuilleter en paix un si somptueux ouvrage, bourré comme une Babel d’illustrations époustouflantes (reliures rouges et gravures en noir ou coloriées…), contribue à faire préférer l’art de la bibliophilie à celui de la guerre ; quoique disait Jules César (à moins que cela vienne de Thucydide ou de Végèce) : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », soit en latin : « Si vis pacem, para bellum ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Et lorsque la guerre point, s’infiltre, explose, non seulement les hommes mais les livres sont menacés, trainés au sol, salis, bombardés, brulés. À moins d’être épargnés, mis à l’abri, comme en témoignent ces « 50 histoires de livres sauvés », réunies dans un curieux et déconcertant volume : BibliOdyssées, qui accompagna une exposition sise au Musée de l’Imprimerie de la Communication graphique de Lyon, au cours de l’an 2019.

      Kamel Daoud[5] propose une touchante et brûlante préface : « Textures ou Comment coucher avec un livre ». Il oppose en son enfance algérienne, où ses proches ne savaient pas lire, deux volumes, celui sacré, calligraphié, doré, et celui érotique, taché, caché. Le premier, « impossible à contester », fait « de menaces, de promesses, d’invariables leçons », s’oppose au « livre des femmes », qui est celui du corps au lieu de celui de « Dieu », le tout s’étirant entre prière et masturbation. Lecture et désir se télescopent : « À la relecture des derniers mots, l’orgasme onanique culminait et se confondait, dans un sursaut final, avec l’ultime blanc de la page ». S’impose alors la ferveur de l’interdit : ces livres « auront forgé [son] choix de lecteur et d’écrivain : préférer la texture à la prière ».

      Quant à Raphaël Jerusalmy, il joue habilement à faire parler une page d’Esope, « L’âne et le rapace », page arrachée à son livre par des cambrioleurs. Lui répondent le personnage de Kien jailli du roman de Canetti, Auto-da-fé[6], où plane l’ombre du nazisme, une bataille des livres dans le genre de Swift, la réécriture de la fable par La Fontaine, Esope traduit en Portugais et arrivant au Japon avec le christianisme ; sans oublier un voyage dans les langues, dont l’hébreu, puis le grec originel, jusqu’à ce que les mots du fabuliste résonnent à Lyon au seuil de l’exposition. La chaîne est faite de maillons disjoints, cependant riches de leurs saveurs de transmission, d’animaux parlants et de morale, où se bousculent les aventures du livre, édifiantes, amusantes et tragiques.

      Ces livres sauvés ont été écrits par ceux que n’a pas sauvés Auschwitz, comme Suite française d’Irène Némirowsky, publié un demi-siècle plus tard, ont été perdus dans une gare et réécrits, comme Les Sept piliers de la sagesse de D. H. Lawrence, nettoyés de leur boue après la crue de l’Arno à Florence, rédimés depuis les poubelles par un éboueur de Bogota, ou emportés dans la kafkaïenne valise de Max Brod. Envers des autodafés et autres incendies de bibliothèques[7], ce sont là des petits et grands miracles, qui émeuvent, bouleversent, au point que les livres, plus que des animaux de compagnie, autant que des amis chers, soient bruissant de vie intime et planétaire. Pied de nez à la censure, le « Parthénon des lires », de l’artiste Marta Minujin, exhibe des centaines d’ouvrages interdits. Ce qui n’est que symbolique répond au courage du Père Najeeb, un dominicain qui bourre des caisses avec les manuscrits anciens de Mossoul pour les soustraire au Califat islamique. Et non seulement les livres sont brûlés, mais aussi leurs imprimeurs, comme Etienne Dolet, condamné au bûcher à Paris par la justice royale, et non l’inquisition notons-le, en 1546. Quant à ridiculiser les têtes sacrées des religions monothéistes dans l’anonyme et réjouissant Traité des trois imposteurs, il n’y faut guère songer, y compris au XVIII°, y compris sous le manteau, alors qu’en ce même siècle des Lumières, c’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui est maintes fois tracassée. Quelques siècles plus tard, c’est en prude Irlande que le roman d’Edna O’Brien, The Country Girls, censuré pour immoralité, se voit menacé d’être brûlé en public. Le réquisitoire contre le colonialisme de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, se voit interdit en France en 1961 ; en 1973, c’est le tour de Trois milliards de pervers, une « encyclopédie des homosexualités ». C’est à tour de bras que les régimes politiques biffent, pilonnent les ouvrages, voire incarcèrent leurs auteurs : ainsi Jean Grave, qui en 1893 commit La Société mourante et l’anarchie. Ou, ajoutons-le, qu’éditeurs et quidams courroucés refusent de publier les mémoires de Woody Allen[8], au prétexte d’une accusation discutable de viol.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Composé à partir d’une très belle idée, l’ouvrage laisse cependant son lecteur un brin désappointé. La cohérence des chapitres laisse en effet à désirer, le premier, promettant « Foudre. Les livres frappés », semble annoncer l’action du feu, alors qu’ils sont là parfois noyés, comme à Florence par la crue de l’Arno, ou tout simplement perdus et retrouvés. C’est plus clair pour « Les livres défendus », qui ont donc subi la censure, ou ont été mis à l’index par les autorités ecclésiastiques, ainsi que pour ceux « dispersés », comme « la bibliothèque errante de Walter Benjamin », de Berlin à Paris, mais un peu moins à l’occasion de la trahison intellectuelle commise par l’antisémitisme puis le nazisme d’Elisabeth Forster-Nietzsche[9], la sœur du philosophe du Gai savoir. Restent ceux « qui sauvent », entre « la bibliothèque idéale de Jacques Doucet, Le Livre des livres perdus de Giorgio Van Straten[10]. Quant à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, l’on ne sait guère ce qu’il fait là. Pourtant la créature y vénère trois ouvrages qui font son éducation : Les  Vies des hommes illustres de Plutarque, Le Paradis perdu de Milton, Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, même si le duo d’auteurs des notices (Joseph Belletante et Bernadette Moglia) ne les mentionne pas en l’occurrence. Toutes les œuvres ici listées et commentées semblent rangées au petit bonheur la chance, en cette occasion demi-ratée et demi-réussie de construire un livre aussi rigoureusement construit que poignant, puisque l’ordre chronologique n’est pas non plus retenu.

 

      Explorer une bibliothèque, c’est voyager dans le temps et dans l’espace. L’on se fait géographe et historien, des faits et des idées, des guerres et des paix[11]. Jean-Louis Bruguès en témoigne : « On ne s’enferme jamais dans une bibliothèque, malgré l’expression usuelle, dans un savoir dédaigneusement qualifié de livresque ; ceux qui parlent de la sorte n’ont jamais aimé les livres : en parcourant les rayonnages, c’est tout le vaste monde qui est exploré ». Ne l’amputons donc pas en les détruisant, contribuons plutôt à sa sauvegarde, ne serait-ce, au-delà des lieux d’exception ouverts par ces trois ouvrages, que par l’inventivité de nos bibliothèques personnelles. S’il est peut-être plus facile de sauver un livre que de sauver un homme, songeons qu’avec le premier nous sauvegardons une belle part de la mémoire et de la créativité de l’humanité, à condition bien entendu de cultiver le goût des belles lettres, des humanités et des sciences. Sans compter que sauver un volume un tant soit peu rare par sa pensée, son esthétique, peu ou prou dissident, voire tout simplement libre, c’est réserver une page hors de la griffe des tyrannies, individuelles, religieuses ou politiques ; car le temps des censures et des exactions est toujours à venir…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur 100 Trésors des bibliothèques militaires

a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2020.

 

[14] Voir : Guerre et paix à la Fondation Martin Bodmer

 

 

Biblioteca de l'Abadia Viaceli, Cobreces, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

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15 mars 2023 3 15 /03 /mars /2023 11:25

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Gipuzcoa.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

L’orage nazi foudroie l’Allemagne et la littérature.

Lion Feuchtwanger : Les Enfants Opperman.

Uwe Wittstock : Février 33.

Hans Fallada : Seul dans Berlin.

 

Lion Feuchtwanger : Les Enfants Opperman,

traduit de l’allemand par Dominique Petit, Métailié, 2023, 400 p, 23 €.

 

Uwe Wittstock : Février 33. L’hiver de la littérature,

traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset, 2023, 448 p, 26 €.

 

Hans Fallada : Seul dans Berlin,

traduit de l’allemand par Laurence Courtois,

Denoël, 2002, 736 p, 26,90 €.

 

 

 

La doctrine du faux caporal à moustache en brosse à dents était-elle une fatalité ? Qui eût cru qu’elle allait déferler sur l’Allemagne, sur l’Europe enfin… Le romancier contemporain des événements, Lion Feuchtwanger, publie dans l’urgence, en 1933, son ouvrage romanesque saisi d’effroi, Les Enfants Oppermann, tandis qu’avec le recul de l’historien Uwe Wittstock concentre sur un mois, en cette même année 1933, ses lumières sur la poussée des ténèbres et des exactions qui ensevelissent la démocratie, la raison allemande, pour aussitôt aboutir à « l’hiver de la littérature ». Jusqu’à ce que, « seul dans Berlin », le plus infime résistant de Hans Fallada soit anéanti. Il n’est cependant pas certain que, muni de ces trois ouvrages berlinois, et malgré la mission essentielle de ces avertisseurs que sont la littérature et l’Histoire, nous puissions toujours en tirer la leçon qui permettrait d’éviter que se reproduisent, et sous d’autres couleurs, de telles exaspérations totalitaires.

 

Ce pourrait être un roman familial d’abord paisible, dans la tradition des Buddenbrook de Thomas Mann[1]. Mais, au travers du prisme d’une famille bourgeoise, Lion Feuchtwanger dévoile l’irrésistible montée du nazisme. Paisibles Juifs, ses membres sont au plus près concernés. Insidieusement, la suspicion, le ressentiment, la haine, grignotent la réputation des Oppermann, inquiets, choqués, paralysés, déblayés. C’est de manière narrative, mais également synthétique, absolument réaliste, que ce roman vaut pour toute une génération, pour tout un peuple, en fait pour l’humanité en son entier.

Ils sont à Berlin trois frères, Gustav, Martin, Edgar, une sœur, Klara. Gustav, doyen des associés d’un fabricant et vendeur de meubles, est un oisif quinquagénaire fort à l’aise, amateur d’art et bibliophile de surcroit, auteur reconnu, nanti d’une belle maîtresse. Pour lui, « l’Allemagne est une vraie patrie pour le Juif ». Martin, qui a épousé une blonde chrétienne, est lui occupé par les affaires, « en ces temps de crise  et d’antisémitisme croissant ». Car ses meubles standardisés concurrencent désavantageusement ceux plus artisanaux : ainsi prétend-on : « les magasins juifs et leurs méthodes de vente roublardes sont responsables de la décadence de l’Allemagne ». Suivent les « inscriptions antijuives » du mouvement völkish. Ce qu’un personnage commente ainsi : « c’est la force de ce parti de rejeter la raison et d’en appeler à l’instinct ». Si dans ce milieu raffiné l’on ne prend pas au sérieux un tel mouvement, la jeune Ruth, sioniste convaincue, ne se fait pas d’illusion. Si avec la meilleure rationalité l’on démonte les théories raciales nazies, si avec Monsieur François l’on croit « qu’il suffisait de prouver le bien-fondé d’une assertion pour que tout allât bien », son épouse sait parfaitement qu’il n’a « aucun sens des réalités ». Sans méfiance aucune, l’on rit des « inepties », du « radotage » des Protocoles des sages de Sion et de Mein Kampf

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les destinées des personnages alternent au fur à mesure de la montée des périls. En effet, un professeur nationaliste déclame « extatique, les vers de la haine », quand son délire obsessionnel conjugue le prosélytisme et l’antisémitisme à l’encontre du fils de Martin, le lycéen Berthold. Edgar, le médecin, ne peut plus compter sur la compétence juive face au profil de l’Allemand aryen. Un employé, petit bourgeois satisfait, se berce d’illusion en son Allemagne, face à son beau-frère qui compte filer en Palestine. Gustav se confond en tergiversations avant de consentir à placer une partie de sa fortune à l’étranger, alors que le changement de nom des meubles Oppermann en « Deutsche Möbelwerke » parait une stratégie d’adaptation aux temps nouveaux…

Mais tout cela, c’était « Hier », soit l’objet du premier livre. Car le second, « Aujourd’hui », commence le 30 janvier 1933, lorsque l’auteur de Mein Kampf[2] est nommé chancelier du Reich. Un élève du lycée assassine un journaliste qui avait dénigré le style d’Hitler, la propagation du nationalisme barbare n’a plus de cesse, l’on apprend en classe des vers tels que : « Quand le sang juif gicle sous le couteau / Le jour est encore plus beau ». Edgar est accusé d’être un médecin juif œuvrant à des meurtres rituels sous couvert de chirurgie.

À partir de l’incendie du Reichstag attribué aux communistes, tout se précipite. Absurdement, quoiqu’en rien communiste, Gustav est menacé, doit quitter le pays pour la Suisse, où il apprend le suicide de Berthold. « Demain » : ainsi sonne la troisième partie. Les journaux sont formels : « Ils ont arrêté, enlevé, torturé, assassiné tous ceux qu’ils détestaient, ils ont détruit leurs biens ou confisqué », y compris des noms familiers. Ce qui reste du magasin Oppermann est frappé d’une affiche : « Crève, juif ». La suite, aux mains des « barbares » qui visent à purifier l’Allemagne des Juifs, n’est qu’une longue liste de camps de concentration, d’exactions, qui prend à la gorge.

Associant finesse du détail et art de la synthèse, sens des « entités », plus que des individus,  peu à peu saisissant, effrayant, mais brillant tant à la faveur de ses analyses psychologiques et politiques, Les Enfants Oppermann vaut cent ouvrages d’historiens consacrant tous leurs talents à l’ascension du Troisième Reich et de son antisémitisme. Curieusement, ce roman aussitôt traduit en français resta longtemps oublié. Pourtant, également célèbre pour Le Juif Süss[3] qui conte l’histoire d’un habile financier devenu le bouc émissaire du peuple, Lion Feuchtwanger, né en 1884 à Munich, docteur en philosophie et auteur de romans historiques fêtés, doit figurer parmi les avertisseurs. Ce romancier méticuleux sait ciseler ses portraits et dérouler la montée des périls orageux. Nous devinons sans peine que l’ouvrage fut dès 1933 interdit par le régime nazi, que son auteur vit ses biens confisqués, qu’il fut privé de sa nationalité, alors qu’il s’était in extremis installé dans le sud de la France. Si en tant qu’Allemand il fut interné au camp des Milles, il parvint à s’en évader afin de poursuivre sa carrière aux Etats-Unis où il disparut en 1958.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous n’ignorons pas que le nazisme organisa de festifs autodafés, brûlant des monceaux de livres juifs, et d’autres antagonistes politiques. Mais que ces feux signent en février 33 un « hiver de la littérature », nous n’en avions qu’une partielle idée avant cet ouvrage d’Uwe Wittstock qui dresse un édifiant tableau.

Si les menaces étaient assez claires depuis qu’Hitler et son parti montaient en puissance, c’est dès sa nomination à la Chancellerie, le 30 janvier 1933, que les événements se précipitent. Le somptueux « bal de la Presse », au soir du 28 janvier, est encore un moment de joie et de liberté, la « dernière danse de la République », où se glisse un auteur fêté : Carl Zuckmayer dont les comédies, comme Le Joyeux vignoble, font hurler de rire, mais aussi rugir les tenants du « national populisme » qui se découvrent la cible de sa satire. S’y pressent les personnalités en vue ; l’on y croise Klaus Mann, le fils du grand Thomas, et dont l’homosexualité déplait. Au-delà de ce noyau, gravitent une fille du scandaleux dramaturge Franz Wedekind, le peintre George Grosz déjà enfui aux Etats-Unis, les écrivains Gottfried Benn, Joseph Roth, Vicky Baum, Erich Maria Remarque, météorique romancier de la guerre de 1914-1918. Ceux qui préféraient idéaliser cette guerre voient d’un œil furibond le succès transatlantique de ce dernier. Plus loin, vaque Berthold Brecht, dont les pièces sont idéologiquement marquées par un communisme honni.

Dès lors que le führer est « Chancelier du Reich », des marches aux flambeaux aux agressions, il n’y a qu’un pas : être juif ou communiste est un péché capital vite puni. De suite les brutes se sentent pousser des ailes. La « volonté culturelle des nationaux-socialistes » n’a de cesse de faire du nettoyage. Bernhard Rust, le ministre dédié à l’éducation et aux cultes, s’indigne de « catégories de gens de lettres étrangers à la race », de la « bâtardisation et de la négroïsation de l’existence ». L’Académie prussienne doit exclure sans autre forme de procès les frères Heinrich et Thomas Mann, Alfred Döblin, Franz Werfel, Ricarda Huch… tous « écrivains libéraux-réactionnaires ». Ne conservant ainsi aucun prodige de la littérature. Au contraire, célébrant un martyr fusillé par « l’ennemi héréditaire », soit la France, un thuriféraire d’Hitler, Hanns Johst, fait un triomphe avec un drame propagandiste.

Les forces des S.A. assiègent théâtres et cabarets satiriques où officient Klaus et Erika Mann. Göring intime à la police de tirer sur les éléments « hostiles à l’Etat », les réunions électorales sont bousculées, saccagées, les haut-fonctionnaires valsent. L’« Union de combat pour la culture allemande nationale-socialiste » veille. Ecrivains et artistes qui le peuvent quittent le pays, les autres ne savent où l’horreur va les mener. Après l’incendie du Reichstag, la rage assassine s’enflamme, les droits fondamentaux sont abolis, les camps de concentration inaugurés. Goebbels chapeautant la culture, « À quoi bon écrire encore ? ». Fuir à l’étranger ; ou mourir.

En trente jours, cet « hiver de la littérature » prélude à la glaciation totalitaire sur l’Allemagne de Goethe, avant que se déclenche le feu guerrier sur l’Europe. Malgré l’abondance des signes annonciateurs, la terreur s’est si vite installée ! Sans doute faut-il y lire une leçon pour l’Histoire…

Indubitablement il s’agit d’un livre d’historien solidement documenté, animé par une foule de personnages, d’écrivains dont les portraits sont croqués sur le vif, tressé avec soin par Uwe Wittstock, qui, né en 1955, est l’auteur d’ouvrages sur Karl Marx et sur la littérature contemporaine d’outre-Rhin. Mais, organisé comme un journal, de date en date, il permet de faire monter un suspense terrible, un compte à rebours inéluctable, voire d’associer à cette narrativité haletante une dimension romanesque, quoique, hélas, sans fiction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fiction est parfois plus efficace, et surtout plus vivante, que le document historique. Car elle donne un visage, une intimité permettant l’identification du lecteur avec des figures et des anonymes du temps disparu. C’est ce qu’a bien compris Hans Fallada en élevant une stèle romanesque au service des Allemands couchés sous le joug du nazisme. Seul dans Berlin, enfin intégralement édité, rend justice aux oubliés de l’infâme l’épopée aryenne. Là où des hommes et des femmes tiennent à rester debout, même sous le pire régime, même au dépend prévisible de leur vie.

Chronique des petits quartiers et des entreprises berlinois, le roman centré autour d’un immeuble devient vite éprouvant, étouffant, tant augmente la pression de l’omniprésent nazisme. Entre les « cartes de rationnement » et la pieuvre du parti, la victoire claironnée sur la France de 1940 ne fait guère d’effet aux petits héros et anti-héros désabusés de l’épopée. Une Juive, Frau Rosenthal, la famille Persicke, dont un fils, Baldur, est un SS surexcité, le couple Quangel, dont l’enfant vient de mourir sur le front de France, la factrice Eva Kluge sont les pivots de la tragédie. Exaspérés, le couple Quangel va prendre une décision inouïe : subrepticement distribuer des tracts antinazis parmi la ville. Hélas, ils ne tromperont que peu d’années la Gestapo, dont les archives, sous le nom des Hampel, conservent la trace de cette histoire vraie…

Si peu, une sourde résistance s’égrène : un vieux juge cache la dame Juive, la jeune Trudel, dont le fiancé vient d’être tué sur le front, appartient à une « cellule communiste » secrète, quoiqu’inefficace. Mais les héros du roman sont indubitablement les Quangel. Ce sont plus de deux cents cartes postales que le couple dépose parmi les gares, les cages d’escalier, « avec des appels contre le Führer et le parti, contre la guerre, pour éclairer ses semblables ». Leur courage hallucinant n’est pourtant guère payant. Les cartes sont à peine lues, aussitôt rapportées à la Gestapo par de zélés informateurs et de pleutres dénonciateurs : elles leur vaudront, en avril 1943, la décapitation. Quangel n’aura converti qu’un homme, celui qui finit par l’arrêter, et qui se suicide…

Fallada bénéficia, pour écrire son vaste et méticuleux opus, des dossiers que lui fournit le futur ministre de la culture de la République Démocratique Allemande. Dossiers incomplets qui permirent au romancier de faire de ses personnages des figures nimbées d’un héroïsme sans faille, n’abdiquant rien de leur intransigeance. Alors que l’on sait qu’en prison, les Hampel se dénoncèrent l’un l’autre, renièrent leur antinazisme. En vain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la tradition du réalisme balzacien, chaque personnage correspond à un type humain : le nazi fervent, le nazi contraint, la Juive cachée dont le mari est incarcéré, mais aussi le dénonciateur, le profiteur, le délinquant minable, décliné en de multiples avatars. Il s’agit alors également un roman picaresque, à la suite du Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin[4], enchaînant les portrait de petites gens, de « moins que rien », de gueux, d’ivrognes, de voleurs et de menteurs, d’humbles méritants et de salauds carabinés, parmi des péripéties sordides, parfois d’un intérêt inégal. En ce sens ce n’est pas le nazisme qui fait ce peuple, mais ce peuple qui le fait, même si tous ne le méritent pas, si beaucoup le subissent sans rien avoir demandé, si d’autres en jouissent en sadiques consommés, en une radicalité du mal imperturbable, mais aussi en une banalité du mal, digne de l’analyse d’Hannah Arendt[5]. Ainsi la factrice Eva Kluge, dont le fils est un SS, « ne croyait pas que son garçon, qu’elle avait un jour porté dans son sein, serait capable de déshonorer des jeunes filles juives, pour les tuer aussitôt d’une balle dans la tête ». Pourtant, une photo le montre cognant la tête d’un enfant juif « contre le parechoc d’une voiture ».

Le roman à thèse n’empêche pas l’efficacité, malgré de longs défilés de personnages secondaires, comme le pitoyable « tire-au-flanc » Enno Kluge qui séduit les femmes vieillissantes, un moment suspecté, pendant l’enquête de la Gestapo, digne du roman policier le plus sordide. Le témoignage et la charge contre le régime hitlérien contribuent au tableau de société sous la férule du totalitarisme, où toute l’économie, tout l’emploi, du moins pour ceux qui ne sont ni soldats ni dans les camps de concentration, sont tournés vers l’effort de guerre. Le favoritisme à l’égard des membres du parti est une institution. La propagande pullule. Le langage est également vicié[6] : voler une Juive, c’est « aryaniser ses biens ». Comme dans 1984 d’Orwell, penser est un délit : « Qu’ils obéissent, c’est tout. C’est le Führer qui s’occupe de penser ». Car « dans cet Etat, pas même les pensées n’étaient libres. » L’Allemagne est l’achèvement de la tyrannie, là où « une moitié du peuple enferme l’autre ». Finalement, malgré l’inéluctable verdict, une morale paradoxale universelle se fait jour : « Vous savez très bien que celui qui est ici derrière les barreaux est convenable, et que vous qui êtes dehors n’êtes qu’une crapule, que le criminel est libre mais que l’homme convenable est condamné à mort ».

Ce n’est pas du haut du vaste panoramique de l’historien, mais auprès des petits, des sans-grades, qu’Hans Fallada nous présente l’Allemagne nazie. Certes l’omniscience du romancier permet de balayer les vies, les abominations, les émotions, les peurs et le courage de ses nombreux personnages, dont il ne nous épargne aucun détail dérisoire ou abject. Mais l’empathie du romancier est irremplaçable. Dans le cadre d’une nouvelle objectivité aisément satirique, non loin de ses contemporains, les peintres Otto Dix et George Grosz, il peint à l’acide, mais non sans tendresse ses personnages de prolétaires, de petits bourgeois, d’avocats pourris par le système, de procureurs haineux… Mais aussi dans des romans comme Quoi de neuf petit homme ?[7], en 1932, ou Les Employés[8], en 1929, dans lequel il dressa une fresque de la crise économique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’abord écrit sous le nom de Rudolf Ditzen, car Fallada est un pseudonyme, Seul dans Berlin a l’insigne mérite de mettre l’accent sur la solitude de l’individu broyé par l’immense machine collectiviste de cette tyrannie qui s’incarne dans autrui, les voisins, l’administration, la police, la justice, les masses… Pensons également à la solitude d’Hans Fallada (1893-1947), lui-même arrêté pendant onze jours par les SA en 1933,  et qui s’est vu au sortir de la guerre contraint à écrire un pavé on l’on souffre, tue, meurt en surabondance. Travaillant comme journaliste à Berlin Est, c’est là qu’il écrivit Seul dans Berlin. Hélas, la mort cueillit trop tôt celui qui était poursuivi par ses addictions sévères, entre drogues, cigarettes et alcool. La censure soviétique tailla dans le vif en vue d’une publication posthume. Il fallait que les personnages soient exemplaires, en quelque sorte manichéens. C’est ainsi que l’on supprima le chapitre 17, « où l’on apprend qu’Anna Quangel était membre active de la Ligue des femmes nazies, la Frauenschaft ». Diverses coupes et modifications entachèrent l’édition de 1947, ainsi que la traduction française de 1967, comme l’appartenance de la factrice au parti nazi. Une résistante devait être une pure héroïne. Nous savons que la réalité est plus complexe. Ce que nous restitue cette nouvelle traduction, dans sa version originelle et débarrassée de toute censure. Le dur visage vert de gris du nazisme, parfois teinté du bleuté d’une résistance hélas vouée à l’échec, est ici exposé dans sa lumière la plus crue.

Ce qui jusque-là aurait pu être lu comme une hagiographie des simples, qui osent se dresser contre Hitler, comme une iconologie de l’antifascisme socialiste, devient grâce à cette édition conforme à la plume d’Hans Fallada, une tragédie aux fatalités trop humaines, en même temps qu’une allégorie du mal et du courage. Chacun, en se plongeant dans le labyrinthe effroyable du quotidien berlinois des années nazies, peut s’identifier dangereusement avec les personnages. Qui aurions-nous été dans de telles circonstances ? Le modeste héros bientôt broyé, le SS vaniteux et tortionnaire, le dénonciateur anonyme et infâme ? Saurions-nous lever le petit doigt pour devenir un ou une Kangel ? À moins de penser qu’une résistance intérieure, à la Ernst Jünger[9], eût été plus judicieuse…

Songeons, selon les mots de Madame François, un personnage des Enfants Oppermann, qu’« une fois les völkisch à la barre, un mot lancé aujourd’hui à la légère pourrait vous faire perdre votre gagne-pain ». C’est déjà le cas, même si nous ne choirons pas dans la reductio ad hitlerum, avec les woke de la Cancel culture[10] aux Etats-Unis, sinon en France… Aussi faut-il interroger les accointances de l’Histoire, de notre présent, voire du futur. Les mouvements grégaires de ressentiment, que nous avons connus fascistes noirs et bruns, communistes rouges, qu’ils soient aujourd’hui anticapitalistes, verts écologistes purificateurs, ou verts religieux exerçant leur vindicte à l’encontre des mécréants, ne sont pas indemnes de toutes tentations éradicatrices.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Uwe Wittstock  fut publiée dans Le Matricule des anges, janvier 2023

 


[3] Lion Feuchtwanger : Le Juif Süss, Belfond, 1999.

[4] Alfred Döblin : Berlin Alexanderplatz, Gallimard, 2009.

[7] Hans Fallada : Quoi de neuf petit homme ? Denoël, 2007.

[8] Hans Fallada : Les Employés, Les Belles Lettres, 2012.

Bueu, Pontevedra, Galicia. Photo : T. Guinhut.
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4 mars 2023 6 04 /03 /mars /2023 14:15

 

Soria, Castilla y Léon. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Anthologies poétiques & autres poésies féminines :

L’Île rebelle, Haute tension,

Françoise Chandernagor,

Diglee, Vénus Khoury Ghata,

Karine Tuil & Joyce Carol Oates.

 

 

L’Île rebelle. Anthologie de poésie britannique au tournant du XXI° siècle,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Martine De Clercq & Jacques Darras,

Poésie Gallimard, 2022, 560 p, 15 €.

 

Haute-tension. Poésies françaises d’aujourd’hui,

Le Castor Astral, 2022, 418 p, 18 €.

 

Françoise Chandernagor : Une Anthologie de la poésie féminine,

Points, 2023, 320 p, 8,80 €.

 

Diglee : Je serai le feu, La ville brûle, 2022, 338 p, 30 €.

 

Vénus Khoury-Ghata : Gens de l’eau, Poésie Gallimard, 2023, 240 p, 8,10 €.

 

Karine Tuil : Kaddish pour un amour, Gallimard, 2023, 128 p, 14 €.

 

Joyce Carol Oates : Mélancolie américaine,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban,

Philippe Rey, 2023, 128 p, 17 €.

 

 

 

Si l’on excepte l’affreux anglicisme « Best of », le si beau vocable « anthologie » vient du grec ancien et désigne une collection de fleurs, et plus couramment pour nous un recueil de textes choisis. Introduit à la Renaissance, il a pour équivalent le « florilège », venu lui du latin. Aussi rien de plus poétique qu’une anthologie, ce dont nous favorise une profuse actualité éditoriale. Elles sont contemporaines, britannique au tournant du XXI° siècle, française sous « Haute tension ». Mais aussi, air du temps oblige, féminines, depuis l’ère médiévale pour la France, et plus internationale, depuis deux siècles, sous l’inventive direction d’une certaine Diglee, qui serait « le feu ». Enfin, puisque dames il y a, penchons-nous auprès de la langue vigoureuse de Vénus Khoury-Ghata, de l’oreille ourlée de Karine Tuil et son Kaddish pour un amour et de celle de la romancière Joyce Carol Oates, dont la Mélancolie américaine est moins lyrique et plus polémiste que ces consœurs, dont la propension amoureuse ne doit pas être perçue comme un tropisme, voire un cliché féminin. Dans quelle mesure existe-t-il une poésie féminine dans son essence ?

 

Est-ce à cause du Brexit, de la tradition d’indépendance farouche de l’Angleterre, mais aussi de l’Ecosse et du Pays de Galles, que cette anthologie est titrée L’Île rebelle ? Il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas réfractaire à la poésie. Instaurée par la monarchie depuis 1617, la tradition du poète lauréat retient aujourd’hui Simon Armitage, qui fait avec tendresse l’éloge des « serveuses des salons de thés » : « Ne laissez pas la margarine de cuisine faire glisser vos alliances. / Ne laissez pas votre mariage se casser la figure dans le vide-ordures ».  Publication abondante aux bons soins de The Poetry Review, du Times Literary Supplement, éditeurs nombreux, tout concourt à faire la poésie un art fort prisé. En ce sens, cette anthologie, qui fait suite à celle de La Pléiade[1], est aussi intrigante que profuse, quoiqu’elle soit à sans cesse remettre sur le métier tant la vitalité versificatrice britannique est confondante.

À la suite des poètes du XX° siècle Thomas Stearns Eliot et Wystan Hugh Auden, le paysage urbain reste fécond, mais moins que celui rural, tel Tom Raworth qui s’attache à « paysager le futur ». Cependant, la dimension sociale rejoint celle historique, lorsque James Fenton dépeint les rues sanglantes à l’occasion de son « Assassin du Staffordshire ». Quant à Geoffrey Hill, il n’est pas épargné par le questionnement métaphysique, se demandant « ill si le spiritus mundi s’intéresse ou non / à la mauvaise foi ; à l’escroquerie à la source / à l’usure éhontée de l’espèce ». Il n’hésite pas à affirmer « que la réalité est à la fois plus brutale et plus belle », alors que la poésie est « un mode de vie morale »…

Si les Messieurs retenus par cette anthologie pratiquent le réalisme social, sont fort sérieux, voire austères, les dames font plus volontiers preuve d’humour et de joie. Ainsi Ursula Askham Fanthorpe dépeint une mère, « plus férue de chiens que d’enfants ». Ce qui ne l’empêche pas de faire preuve de compassion à l’égard des marginaux. Plus encore encline au rire, Wendy Cope se taille un beau succès, en comparant les « foutus hommes » aux « foutus bus » : « On essaye bien de lire leurs destinations / On n’a pas beaucoup de temps pour se décider ».  Quant à Selima Hill, elle joue d’un surréalisme animalier coruscant en offrant un « Portrait de mon amant en animal étrange », dont la « bouche était aussi serrée qu’une alliance ».

Pendant ce temps l’apport métissé venu de l’Inde ou des Antilles  fait mouche dans les vers de Pascale Petit, lorsque, perdant les eaux, elle regarde : « ma peau luisante de liquide amniotique, / filets de lumière stellaire ». Ou de Dereck Walcott[2] :

« Accepte tout cela en phrases mesurées

en constat imprimé dans chaque strophe,

apprends comme l’herbe qui brille n’offre aucune défense

contre les questions lancinantes de l’aigrette et la réponse de la nuit. »

 Alors que, plus rurale, une Alice Oswald se replie sur les rivières du Devon, comme ces prédécesseurs romantiques et lakistes avaient conquis les terres montagneuses et aquatiques. Un peu à la façon d’un Douglas Dunn qui se sent s’enfoncer « telle une lente racine / Dans la seigneurie herbacée de mon lieu ».

Grâce au choix de Martine Le Clercq, à ses traductions,  à celles de Jacques Darras, également préfacier, la Grande-Bretagne nous parait doté d’un exotisme poétique fort éclectique et stimulant, parmi « des arbres bibliothèques », pour reprendre le talentueux Douglas Dunn. Sans oublier une propension lyrique dont le romancier John Burnside[3] ne fait pas mystère : « au sein du permanent, l’ineffable lumineux »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Etonnamment, si l’on aime outre-Manche la poésie discursive, narrative, les Français auraient tendance à mettre l’accent sur la langue. Ce qu’il est permis de confirmer et d’infirmer en ouvrant Haute tension. Poésies françaises d’aujourd’hui. Plus que Français, ils sont francophones, donc venus du Canada, de la Belgique, d’Afrique, voire du Chili, sous la gouverne de l’anthologiste Sylvestre Glancier qui assume un choix subjectif et glane parmi bien des inédits. Et c’est en effet, selon Lionel Ray, « l’écriture inquiète des araignées / c’est la dentelle obscure / des jours anciens / un château sans gloire / un miroir sans personne ».

Mais la lyre a de nombreuses cordes. L’une est engagée, polémique, car Seyhmus Dagtekin, originaire du Kurdistan turc, pour qui « la poésie, la création sont la revendication du potentiel d’édification de chacun », écrit des vers déchirants, dans la tradition des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, dans ses « crocodiles de S(add)am » : « Chair est en même temps pourriture qui donnera terre »… A contrario, celle de Franchois Cheng[4] est bien plus intime, secrète, élégiaque :

« Avoir dit tant de fois adieu,

tu te trouves de l’autre côté.

Toute une vie de déchirures

que renvoie un miroir brisé ».

Parfois l’on est étrangement, bellement classique, si Hubert Haddad[5] épie quelque signe venu d’une ancienne transcendance :

« un pas dansé traverse les ruines

le pas secret de la déesse

mal éclairé

sous le calme désastre du cosmos ».

Voilà qui contraste avec les quatrains et les alexandrins de William Cliff, une poésie narrative, passablement autobiographique et réaliste :

« à tel point qu’il m’est arrivé de me rouler

dans la forêt pour me saouler de sa beauté

jusqu’à sentir parfois ma semence jaillir

d’avoir frotté sur elle ma verge rougie ».

Cauchemardesque est cependant le rêve de viol (qui, précise-t-elle, n’a pas été vécu) d’Ananda Devi, romancière et poétesse venue de l’Île Maurice, qui, au-delà de l’effroi, distille une dimension engagée au service de la défense des femmes :

« Me suis réveillée corps brûlé

Dévêtue de ma peau

Main carnassière

Gouttes de nuit acides

Les chattes ne sortent pas ».

Forcément, la subjectivité de l’anthologiste et du lecteur, leur appétit de découverte, rassasié ou non, tout cela ne peut qu’entraîner un sentiment mitigé. La chose ne peut qu’être inégale, mais, plutôt que de fouiller maints recueils, la pertinence de l’anthologie n’est-elle pas de venir du regard d’un connaisseur et de jouer le rôle d’un généreux aiguillage pour des voyages aux vocables divers…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S’il y a bien de nombreuses femmes en ces deux anthologies, les autres se veulent uniquement féminines. Juste retour des choses d’une poésie trop masculine ou prélude à de ridicules opus consacrés à la poésie mâle ? Celle orchestrée par Françoise Chandernagor est sous-titrée Quand les femmes parlent d’amour. Et même s’il s’agit de poétesses françaises, elle est placée sous le signe inaugural d’une figure tutélaire, la Grecque Sappho, qui aimait les jeunes filles au VI° siècle avant notre ère. Il faut cependant commencer à l’époque médiévale avec Marie de France puis Christine de Pisan[6], pour aboutir, de manière chronologique, à notre contemporaine, Vénus Khoury-Ghata.

Il est vrai qu’auparavant l’histoire littéraire laissait parfois dormir dans une ombre grise des personnalités pourtant enchanteresses. Au XII° siècle Béatriz de Die est d’une sensualité vigoureuse : « J’étais pourtant en grand’ folie / Au lit comme toute vêtue ! » Ardente sonnettiste se montre Anne de la Vigne au XVII° siècle. Renée Vivien, à la fin du XIX° siècle, se fait l’écho des ardeurs lesbiennes des « Pièces condamnées » de Baudelaire pour chanter « un couple féminin », quand « ton sein s’épanouit en de pâles luxures ». Choix oblige, l’on parle ici fort souvent d’amour. Cependant d’autres thèmes ne sont en rien interdits, comme en témoigne Vénus Khoury-Ghata, elle plusieurs fois consacrée par des prix. D’origine libanaise, sa voix fulmine à l’occasion de « La guerre civile » : « ils creusèrent leurs tranchées dans nos chambres / allongèrent leurs fusils entre nos draps » ; à moins qu’elle anime un « monologue du mort » :

« Le premier jour après sa mort

elle plia ses miroirs

mit une housse sur la toile d’araignée

puis ligota le lit qui battait des ailes prêt à s’évader ».

L’on est bouleversé avec cette dernière par la puissante de l’inspiration épique et onirique…

À l’orée de son ensemble de bon aloi, Françoise Chandernagor avoue d’emblée n’être « pas sûre qu’il existe une poésie féminine dans son essence, et dans ses formes ». Il est évident que son choix ne contredit pas ce propos. L’on constate au contraire qu’au féminin, l’on évolue à chaque époque parmi les mouvements littéraires qu’illustrent au masculin les poètes : Louise Labé ou Pernette du Guillet à la frange de La Pléiade de Ronsard, Marceline Desbordes-Valmore auprès du romantisme de Lamartine, ce qui n’enlève rien à leurs mérites, ni à leurs singularités personnelles.

Moins conventionnelle est l’anthologie concoctée par Diglee. Plus cosmopolite, depuis le XIX° siècle, elle expose un bouquet flamboyant de cinquante poétesses. Et si l’on imagine qu’il y aurait là mièvrerie féminine, il faut changer radicalement de perception, d’horizons. Car, avec un goût d’une sûreté judicieuse, Diglee met en avant une variété thématique et formelle flamboyante, entre vers libres, proses et versets, telle qu’il convient de lui pardonner l’absence de figures comme Vénus Khoury-Ghata, l’exhaustivité en ce domaine étant inimaginable. D’autant que Diglee revendique sa « subjectivité, tant dans le choix que dans les biographies associées à ses « petites Orphées ».

Car « férue de poésie » et « féministe engagée » elle s’aperçut d’un coup, à son grand désarroi, qu’elle n’avait jamais lu de poétesses ! A-t-on d’ailleurs besoin d’être féministe ou femme pour les trouver et les choyer ? De plus si certaines sont fort secrètes (Claude de Burine, Joumana Haddad, Claude Cahun, etc.) au point d’avoir été ignorées par votre modeste critique, le duo russe Anna Akhmatova[7] et Marina Tsvetaeva[8], la romantique Anna de Noailles[9] ou l’Autrichienne Ingeborg Bachmann[10], ou encore l’Argentine Alejandra Pizarnik[11] ne sont pas inaccessibles, à condition certes d’aimer poétiquement fureter. Il n’en reste pas moins que le fruit de la quête de Diglee est plus qu’honorable et mérite non seulement de figurer dans nos bibliothèques mais aussi d’essaimer en des acquisitions de recueils plus complets.

Son agencement n’est ni chronologique ni géographique, mais thématique. Elle goûte les poétesses tour à tour « filles de la lune », « prédatrices », « mélancoliques », « magiciennes », « excentriques », « insoumises », « alchimistes du verbe », « consumées » enfin.

À toute princesse du vers tout honneur, l’on commence par Emily Dickinson[12] :

« Je me cache – dans ma fleur,

Pour, me fanant dans ton Urne –

T’inspirer – à ton insu – un sentiment –

De quasi – solitude –  »

Elles sont des lyriques enfiévrées : « Je t’aime, cela devrait suffire à tout le Système solaire », dit Claude Cahun. Des surréalistes échevelées, comme Joyce Mansour :

« J’ai volé l’oiseau jaune

Qui vit dans le sexe du diable

Il m’apprendra comment séduire

Les hommes, les cerfs, les anges aux ailes doubles ».

Voire des donzelles engagées, à la façon considérable de l’Anglaise Christina Rossetti pour les causes des droits de femmes, contre l’esclavage, le militarisme, la vivisection animale. En 1862, elle souhaite qu’on lui tisse un rideau, « Qu’on y brode colombes et grenades / Et les cent yeux d’un paon oisif ». Ce qui ne les empêche pas d’avoir l’amour tempêtueux à la façon de Vita Sackville-West : « Mais c’est ton âme que j’ai empoignée ». Alors que Catherine Pozzi s’insurge : « Je ne sais pas de qui je suis la proie / Je ne sais pas de qui je suis l’amour ». Plus étrange, Valentine Penrose se voit en « Belle galène hélène des maisons de Saturne ». Plus maladive est Mina Loy : « Ma vocation de procréatrice / S’est tarie ». Cependant c’est à Audre Lorde qu’advient de nouveau une inspiration bifide : « Certains mots vivent dans ma gorge / Font éclore des vipères. D’autres connaissent le soleil ». À Lise Deharme (« J’ai le cœur plein de guêpes »), répond Louise de Vilmorin : « L’amour est une abeille / Qui me mange le cœur »… Le rendez-vous avec Je serai le feu n’a pas fini d’être plein d’étoiles.

Pour chacune d’entre elles, Maureen Wingrove, autrice de bande dessinée et romancière française, dite Diglee, également illustratrice, a dessiné un portrait ou une illustration originale, au charme un brin naïf. Elle s’est associée à Clémentine Beauvais qui a traduit les poèmes anglophones inédits en français. Le volume toilé rose, format in octavo, s’adjuge un graphisme noir et or, sans omettre les cahiers cousus et le signet, quoiqu’il omette malencontreusement sur la couverture la dimension anthologique et poétique de l’ouvrage. Un luxe délicieux rehausse un contenu pour le moins brûlant de passions parfois érotiques, voire névrotiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Revenons à Vénus Khoury-Ghata, dont un recueil couronnant sa carrière vient opportunément de paraitre : Gens de l’eau. Suivi de Eloignez-vous de ma fenêtre. Indubitablement, chez elle, les mots sont des loups, pour reprendre l’un de ses précédents titres[13]. Là, deux recueils tissent une alchimie entre le quotidien et le bruit de l’Histoire. Lyrisme tendre et terreur épique s’entrechoquent au carrefour des destinées féminines qui ont à charge d’assumer et d’inventer leur destin entre une tradition de soumission et un présent acharné à la libération. Mélancolique et élégiaque, la voix chante « la femme seule [qui] n’allume plus sa lampe pour recompter son âge et ses cuillères en bois ». Mais le plus intense de ce volume est probablement le vaste poème qui le conclue, titré « 4 août 2020 Beyrouth ». Ce tableau d’une catastrophe nationale, soit deux explosions sur le port qui firent des centaines de morts et des milliers de blessés, sans compter les décombres, use d’accents que n’aurait pas démenti un Agrippa d’Aubigné en ses Tragiques : « ils demandent aux murs écroulés de leur rendre / l’aïeul l’enfant le lit de la mariée ». En une telle apocalypse, « les livres ont vieilli / seuls survivants les portraits aux murs ». Dans la tradition du genre littéraire des tombeaux, Vénus Khoury-Ghata retourne avec souffle le genre épique en son corollaire : la déploration tragique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les hasards de l’actualité éditoriale sont prodigues en découvertes. Ainsi deux remarquables recueils aux plumes féminines accrochent notre oreille, par les bons soins de Karine Tuil et de Joyce Carol Oates.

Plusieurs fois par jour, les Juifs pratiquants récitent le kaddish, l’une des prières de deuil les plus expressives. Il a pour objet, non pas la seule déploration de la mort, mais le futur et la sanctification du nom divin. Quoiqu’il n’existe pas de kaddish pour l’amour, Karine Tuil a résolu de l’écrire pour l’homme dont elle est séparée. Ainsi, parmi les pages de Kaddish pour un amour, une tension va de celle qui aime vers l’aimé, attendu avec une impatiente aspiration, recherché dans son absolu, comme le dieu de l’Ancien testament, en un bel écho métaphorique, entre texte ancestral et réécriture contemporaine.

Entre « Géographie du chagrin » et « peuple sans terre » se tisse un lien troublant, subtil, le manque fusant entre amour individuel et destinée biblique, comme entre immanence amoureuse et transcendance. Ainsi « c’est un amour sans sépulture », quand « tu es ma terre promise ». Cependant « Dans un kibboutz du Néguev / je cultive la terre de Tes mains / Je bénis les eaux de Ta bouche »…

La langue de Karine Tuil (née en 1972), également romancière dont on remarqua Les Choses humaines[14], est l’objet de tous ses soins, entre lyrisme sentimental, sensualité prenante et souffle mystique, renouant avec une tradition poétique hébraïque trois fois millénaire, proposant un nouveau Cantique des cantiques à l’universalité décisive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus résolument contemporaine, plus virulente, est la voix de l’Américaine Joyce Carol Oates (née en 1938). Nous connaissions, quoiqu’imparfaitement tant sa production est torrentielle, ses talents inégaux de romancière, qui culminent avec une hallucinatoire biofiction consacrée à Marylin Monroe[15], ou Le Mystérieux Monsieur Kidder[16], ou encore Mudwoman[17]. La voici dépliant un recueil poétique virulent, une satire sociale à l’acide : Mélancolie américaine. Car « l’âme américaine […] adore le cerf-volant ratant son envol […] celui qui monte follement à l’aube puis s’abat verticalement à vos pieds en tas ».

Les Etats-Unis sont conspués pour ses femmes que leur condition sociale mène à l’avortement, pour un malheureux hobo laissé à l’abandon, pour ses expériences sans pitié usant d’enfants ou de singes : « braillards et sans poils / enlevés à nos mères / enfermés sitôt que nés / dans l’enfer de Harlow ». L’enfer est sur la terre des libertés et de la prospérité, là où règne « un matin à l’éclat radioactif », là où « rentre mourir au pays » un certain « Old America tacheté de mélanomes ». Une chambre minable est « Sombre comme une région de l’âme ou la lumière ne pénètre pas ». Le désarroi de la condition humaine du quotidien rejoint alors le désarroi métaphysique.

Titrés « Apocalypso », « Fugue de haine » ou « Palliatif », ses poèmes claquent. Romancière et poétesse engagée, Joyce Carol Oates ne peut retenir la rage de son clavier face aux injustices sociales, aux exactions. L’on se demande si elle ne préfère pas les chats aux hommes en lisant son « Jubilate : Un hommage en vers chattesques »…

 

Quels que soient les anthologies et les recueils, entre beauté médiévale et contemporanéisme parfois agressif, il est à craindre que nous ayons un mal fou à discerner une spécificité poétique féminine : une gageure donc. L’époque romantique est révolue où les plumes de ces dames, pensait-on faussement (surtout si l’on pense à George Sand), se confinaient aux thèmes familiaux et amoureux. La polémique sociale et politique, à l’écoute de Joyce Carol Oates, voire le tableau de la guerre peuvent les animer, la vigueur féministe bien entendu, la ferveur religieuse... Il est prouvé, s’il en était besoin, qu’elles peuvent engendrer, telle Emily Dickinson, des écritures et des formes d’une originalité confondantes. Vénus Khoury-Ghata ne retrouve-t-elle pas, par-delà les siècles, des accents épiques qui ne pâlissent pas aux côtés des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné ? L’essence de la poésie n’est ni sexuée, ni genrée, elle ne dépend que des talents, des personnalités, voire du génie, qui s’ingénie à être inégalitaire...

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26 février 2023 7 26 /02 /février /2023 16:40

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Gipuzcoa.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Deux roman-montres argentins.

Manuel Mujica Láinez : Bomarzo ;

Rodrigo Fresán : Melville.

 

 

Manuel Mujica Láinez : Bomarzo,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Catherine Ballestero,

Le Cherche Midi, 2023, 928 p, 22,50 €.

 

Rodrigo Fresán : Melville,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon,

Seuil, 2023, 352 p, 23 €.

 

 

Roman-monstres, romans venus d’Argentine plongeant dans le passé, tous deux recèlent un séjour à Venise, tous deux sont fort réalistes mais avec une pointe de fantastique ; de surcroit chacun d’entre eux explore les mystères de la création artistique.  Cependant l’essentiel sépare ces ouvrages, pas le moins du monde jumeaux. Bomarzo, de Manuel Mujica Láinez, est un roman historique flamboyant au cœur de la Renaissance italienne ; Melville, de Rodrigo Fresán, va d’Allan Melvill à Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, pour prendre en écharpe une vocation paternelle et littéraire dans les Etats-Unis du dix-neuvième siècle. Sculpturale ou littéraire, l’œuvre d’art partage ses origines entre la dimension biographique et les déploiements de l’imaginaire.

 

Météoriquement paru en 1962, Bomarzo fut interdit pendant dix ans en Argentine, sans doute parce que son personnage parut trop peu moral. En effet, lorsque son auteur en fit le livret d’un opéra, mis en musique par Alberto Ginastera, ce fut, aux bons soins du général Juan Carlos Onganía qui dirigeait alors le pays, « à cause de la référence obsessionnelle au sexe, à la violence et à l'hallucination ». Il est toutefois étonnant que le chef-d’œuvre de Manuel Mujica Láinez (1910-1984) soit chez nous ignoré, bien que d’abord traduit en 1987 et publié chez Séguier-Archimbaud. Et stupéfiant qu’un auteur argentin connaisse si intimement la Renaissance italienne pour y planter un irremplaçable héros.

Un fils bossu nait malencontreusement au château de Bomarzo, dans la prestigieuse famille Orsini, ornée de condottieres brutaux, de prétendants à la papauté. Nous sommes au XVI° siècle, où l’on croise le sac de Rome, le couronnement de Charles Quint à Bologne, le David de Michel-Ange et les pinceaux du Titien. Ce fier bossu, méprisé, parfois jeté dans un placard au squelette par son père, battu par ses frères, ne trouve consolation et conseil qu’auprès de sa grand-mère Diane, « déesse sans âge ». Comme en un roman de formation, son caractère doit être forgé par les avanies et les ambitions. Or sa destinée se veut empreinte de vengeance et de beauté.

Bien entendu il est question d’amours. Mais le beau visage au corps contrefait peut-il espérer ? Une Adriana digne de pétrarquistes poèmes, une Penthésilée courtisane luxueuse, un luxurieuse Nencia ne suffiront pas à apaiser celui qui devient duc par la grâce de la mort de son père et de son frère ainé, en de peut-être coupables circonstances. Le mariage avec Giulia de Farnèse le comblera-t-il ?

Sans fard, Francesco Pier Orsini narrateur n’omet ni ses frasques, ni ses vices, ni sa jalousie. Le brillant cynique, la « brindille dans le tourbillon des passions », l’« esprit aristocratique enivré de sophismes rhétoriques », n’a cure de paraître sympathique. En une ère où conflits politiques et religieux bouillonnent, où l’alchimie fascine, au travers de la rencontre du fameux Paracelse, il est à l’image de son temps, le crime côtoyant la splendeur de l’art. Ce n’est pas un hasard si la « Bouche d’Enfer » est le fleuron du légendaire parc de sculptures qu’il eut à cœur de construire. Voilà qui n’empêche pas la récurrente dimension morale : « Le souvenir de nos ridicules, de nos grotesques égarements a plus de pouvoir que celui de nos réussites ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais au contraire, il faut compter le parc aux monstres comme une réussite indubitable et mémorable. D’abord l’examen, la connaissance du terrain, ensuite la conception, sans symétrie logique, donc baroque. Ce « qui serait le reflet de ma vie, serait différent de tous les autres, inattendu et inquiétant ». Un temple en hommage à Giulia précède « l’exaltation de la pierre » et les excentricités sculptées. Car « chaque rocher enfermait une énigme dans sa structure ». L’un vient enfin représenter l’esclave aimé Abdul sur son éléphant, l’autre un Neptune barbu et chevelu, puis une tortue aux eaux sonores symbolisant les aspirations poétiques, une baleine colossale venue de l’Arioste, un sphinx pour Adriana, un squelette pour le harcèlement paternel, une « nymphe au giron généreux » pour la grand-mère Orsini, sans compter tritons, serpents et harpies. Probablement l’imagination de notre romancier supplée-t-elle, mais avec une rare pertinence, au défaut documentaire. En fait le roman intensément baroque se propose d’offrir les clefs du jardin de Bomarzo. Chaque sculpture, si étrange soit-elle, est une allégorie des vices et vertus du personnage, une figuration des protagonistes, des événements qui le firent mûrir, de l’art qui seul reste : « cette terre exigeait de moi l’expression allégorique de son secret [qui] se confondait avec ma propre vie ». Ainsi cette œuvre d’art sculpturale et jardinée se voit révélée par le prisme biographique de son créateur.

Paysage de fantasmes, « Luna Park de pierres », l’on comprend alors que le « Bois Sacré de Bomarzo », qui est plus l’enfant du bossu Orsini que ses propres enfants, est également une métaphore du livre de Manuel Mujica Láinez. Un tel domaine onirique n’a pu qu’ensuite fasciner les surréalistes, André Pierre de Mandiargues en tête, consacrant un livre à son admirative et méditative déambulation[1], dans le cadre d’une lecture freudienne de ce monumental espace.

Outre le ravissement encyclopédique, entraînante, somptueuse est sans cesse l’écriture, qui aspire son lecteur de page en page, jusqu’à la fin, sans coup férir. La richesse de la pensée côtoie la vivacité de l’action, le relief et la couleur des descriptions, telle que jaillies des tableaux de Lorenzo Lotto, qui fit le portrait de notre duc, et des fresques de Gentile Fabriano. En outre les modèles littéraires, du chevaleresque Roland furieux de l’Arioste au Courtisan de Castiglione, jusqu’au Prince de Machiavel, sans oublier son entreprise de traduction du De rerum natura de Lucrèce, ne sont pas en reste.

Tout cela parait obéir scrupuleusement aux attentes du roman historique. Toutefois, eu égard à l’horoscope établi lors de sa naissance, notre héros serait promis à l’immortalité. Ainsi, quoiqu’il meure empoisonné, notre duc d’Orsini parait dépasser le siècle qui est le sien, faisant mention de Sigmund Freud, citant Gérard de Nerval, et autres anachronismes, ce dans le cadre du réalisme magique sud-américain.

Une si brillante autobiographie fictive ne peut-elle pas être comparée aux Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, publiées peu d’années avant, en 1951 ? Certes l’époque, celle de l’Antiquité, n’est pas la même, et l’écriture diffère, mais l’ampleur du talent ne peut que les unir secrètement. Il n’en reste pas moins que Manuel Mujica Láinez, auteur d’une douzaine de romans à découvrir, prend pour nous soudain place parmi les plus grands écrivains argentins, Jorge Luis Borges[2], Julio Cortazar, Cesar Aira[3]… Ne reste qu’à espérer avec impatience la traduction d’El Laberinto[4], ou d’El Unicornio[5], dont les titres sont à seuls une invitation au voyage onirique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plutôt que de créer un parc aux sculptures, la paire de héros choisie par Rodrigo Fresán (né en 1963) va confluer dans l’écriture. Mais c’est par la filiation que la chose se met en place, lorsqu’Allan Melvill, né en 1782 et mort en 1832, se voit dépassé par son fils cadet, Hermann Melville, dont le « e » final est la signature de l’auteur de Moby Dick, son emblématique opus, publié en 1857. Cependant, un siècle et demi plus tard, c’est l’écrivain argentin qui prend la barre littéraire pour changer ses fantasmes en hallucinations tourmentant ses deux personnages.

Tous deux, père et fils, sont hantés par leurs échecs. Le premier dans les affaires commerciales. « Epique dans sa déroute », Allan Melvill fut un aristocrate, ne gardant de sa condition originelle que sa dilapidation. L’importateur d’articles de luxe fait faillite, croule sous les dettes, doit quitter sa maison, se reposer sur sa belle-famille, sans jamais remonter la pente. Le second lorsque le succès de ses romans d’aventures exotiques se change en indifférence et rejet à l’occasion de Moby Dick et, pire, de Pierre ou les ambigüités : il n’y a guère de monde pour vouloir de sa baleine blanche et de son capitaine Achab, de ses troubles personnages...

Une scène inaugurale et hautement symbolique sert de pivot au roman. Quittant New York qui le méprise pour rentrer en sa famille à Albany, il rencontre « un signe funeste adressé à lui seul : même les forces de la nature vont à son encontre ». Traversant à pied la glace du fleuve Hudson, en décembre 1831, le père subit une épreuve traumatique et initiatique, à la source, du moins selon notre romancier, de la fascination du fils pour la blancheur de son cétacé fétiche. Toute une partie de l’ouvrage se consacre d’ailleurs à une « glaciologie ». De là viennent sa fièvre, sa pneumonie, son dérangement mental, son « Délire Blanc », sa mort.

Lors de son agonie, le voilà ranimant avec force délires sa mémoire, revivant son existence de jeune galant, puis d’homme mûr semblable aux « harceleurs féroces et démoniaques de Brontë ». Ce sont surtout sa jeunesse et ses haut-faits, en particulier son « Grand tour » de l’Europe, entre Angleterre, France et Espagne. La neige de Venise, le Grand canal gelé, le « palazzo de Cosmo il Magnifico » sont l’occasion de rencontres stimulantes, en particulier celle d’un certain Nico qui s’intronise son cicerone et l’initie à la peinture. Avant de se prétendre un « fanpiro », mot-valise entre fantasma et vampiro, dans une acmé voisine du fantastique. Au point qu’Allan se sente un autre homme : « Et tout à coup il m’a semblé que l’histoire entière de la race humaine était tatouée sur mon visage et qu’elle était la mienne […] j’étais persuadé que les metteuses en scène dictatoriales que sont les Moires ou les Parques m’avaient jusqu’alors attribué un rôle mineur tandis que d’autres interprétaient des personnages sublimes dans des grandes tragédies […] j’avais l’impression qu’on m’avait catapulté d’un rôle secondaire à celui de héros flamboyant ». Là, en une sorte de théâtre cinématographique avant l’heure, lui apparaissent « le visage gigantesque d’un homme criblé de dettes au milieu d’un pont et sous la neige », ainsi qu’une « bête aquatique » démesurée ; toutes figures prémonitoires. Un télescope, la « Glace éternelle », le « Grand Art », un Nico à l’influence effrayante, Allan Melvill prend peur, s’enfuit. Nous voici parmi l’un des plus beaux passages de ce roman...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bien au-delà du père discourant follement sur son lit de mort à l’adresse de son fils censé coucher ses phrases sur le papier, Herman Melville poursuit son ascension et sa chute littéraires, au travers de ses romans, nouvelles[6] et poèmes[7]. Ainsi « Le fils du père », troisième et dernière partie, prétend que le legs de la glace de l’Hudson, « Gelum melvillium », serait la clef originaire de Moby Dick. Ainsi entend-on se confier le père de Bartelby : « Je viens de là pour me retrouver ici, grimper jusqu’au point le plus haut du navire qu’est ma vie ». Mais cette partie, peu narrative, risque de désarçonner son lecteur, entre plainte et nostalgie, par un écrivain dont les premiers romans d’aventures ont connu le succès alors que les suivants ont été incompris, vilipendés, pas même lus parfois, confronté à l’incompréhension de sa femme Lizzie, partie plus accoquinée aux genres de l’essai et de l’élégie distendus qu’à l’essence romanesque. Combien est pathétique cet homme : « Mon père est une baleine. Et moi son Jonas ». Et cet auteur qui n’a pas connu « le paradis des écrivains », hors de manière posthume.

En un jeu de miroir osé, le créateur de la monstrueuse baleine blanche et du capitaine Achab voit sa signature « taxée d'incompréhensible par les critiques, genre de plumitifs qui attaquent tout texte un tant soit peu talentueux, à cause du talent qu'ils n'auront jamais, raison pour laquelle ils finissent par devenir des critiques méprisant les dons d'autrui, car tel est leur seul talent ». Il n’est guère douteux que Rodrigo Fresán s’applique à lui-même ce sort peu amène, tout en prévenant par avance le modeste plumitif qui oserait se targuer d’être critique à son égard.

Bien plus que le genre biographique, c’est ici une mise en balance fantasmée de deux vies dans le cadre d’une double biofiction romanesque. Indubitablement, Rodrigo Fresán est un romancier postmoderne, tant son livre est un objet métalittéraire, truffé d’allusions bibliques et de clins d’œil au genre du roman gothique, de Frankenstein à Dracula, tant il abonde, surtout dans sa première partie, en prolixes notes de bas de page, prétendument de la main d’Herman. L’ensemble, quoiqu’empruntant indubitablement une thématique d’importance, soit celle de la filiation créatrice, paraît passablement « décousu », pour reprendre le mot de son second héros au sujet d’un livre posé sur sa poitrine, malgré une technique contrapuntique ingénieuse. Reste une sorte de morale : « L'œuvre est-elle le fils à qui on dit adieu sur un embarcadère ou devient-on le fils de son œuvre, qu'on laisse derrière soi en gagnant le large pour que d'autres, plus tard, la célèbrent ou la condamnent ? »

Peut-on dire qu’en quelque sorte Rodrigo Fresán se soit cherché un père littéraire ? Lui qui a pourtant à son actif de nombreux fils livresques, des romans comme Mantra[8] ou Le Fond du ciel[9]

 

Force est de constater que Melville n’a pas la fluidité narrative, la beauté plastique et intellectuelle de Bomarzo. Si la question de la filiation du génie est d’importance, le tout n’est pas de se saisir d’un grand sujet, y compris lorsque la perspective en est originale. Il y faut un sens du détail et du déploiement assuré pour que la pâte prenne et se change en art romanesque achevé. En ce sens Manuel Mujica Láinez a brillamment réussi, certes dans une forme un plus classique, mais avec la sûreté impeccable de ses moyens, son œuvre d’art, à laquelle, indubitablement, la langue de la traductrice ajoute une réelle aura.

Thierry Guinhut

La partie sur Bomarzo fut publiée dans Le Matricule des anges, janvier 2023.

Une vie d'écriture et de photographie


[1] André- Pierre de Mandiargues : Les Monstres de Bomarzo, Grasset, 1957.

[4] Manuel Mujica Láinez : El Laberinto, Editorial Sudamericana, 1974.

[5] Manuel Mujica Láinez : El Unicornio, Editorial Sudamericana, 1965.

[7] Herman Melville : Poésies, Unes, 2022.

[8] Rodrigo Fresán : Mantra, Le Passage du Nord-Ouest, 2006.

[9] Rodrigo Fresán : Le Fond du ciel, Seuil, 2010.

 

Ciudad Encantada, Cuence, Castilla La Mancha.

Photo : T. Guinhut.

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19 février 2023 7 19 /02 /février /2023 17:12

 

Guimarães, Portugal. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Mario Vargas Llosa reporter, penseur et lecteur :

 Journal de guerre, Le Tour du monde en 80 textes

& Un demi-siècle avec Borges.

 

 

Mario Vargas Llosa : Journal de guerre,

traduit de l’espagnol par Annie Vignal, La Martinière, 2022, 144 p, 18 €.

 

Mario Vargas Llosa : Le Tour du monde en 80 textes (ou presque),

traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan,

Anne-Marie Casès & Bertllie Hausberg,

L’Herne, 2023, 256 p, 18 €.

 

Mario Vargas Llosa : Un demi-siècle avec Borges,

traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, L’Herne, 2010, 112 p, 9,50 €.

 

 

 

En compagnie de son cher Phileas Fogg, Jules Verne effectua un brillant Tour du monde en quatre-vingts jours, que Julio Cortazar subvertit en un Tour du jour en quatre-vingts mondes[1]; voici avec notre Mario Vargas Llosa un Tour du monde en 80 textes. Homme livresque ou homme de terrain ? Parcourant le globe, y compris sur ces terrains les plus brûlants, Mario Vargas Llosa se fait reporter engagé auprès des champs de bataille, en Irak, d’où il ramène in Journal de guerre, voyageur au regard affuté, des Andes à Berlin, d’Hawaï au Japon. En même temps que créateur d’épiques romans incontournables[2], tel La Guerre de la fin du monde, il n’oublie pas d’être un lecteur des fictions de ses pairs, en particulier, et non des moindres, Jorge Luis Borges, durant un demi-siècle.

 

Traditionnellement la plume parlait devant l’épée, le plus souvent en vain. Le clavier aujourd’hui tente de discourir face à la guerre. Le titre de ce Journal de guerre est plus explicite en l’original : Diario de Irak. De plus dans l’édition espagnole[3], il est accompagné des clichés pris par sa fille Morgana, photographe de guerre de son état. Il est dommage d’ailleurs que notre éditeur n’ait pas eu ce soin.

Nous sommes parmi les tout premiers temps de le Guerre du Golfe, en l’été 2003 ; alors que l’on ignore qu’elle allait perdurer huit ans. Mario Vargas Llosa va-t-il rester sur ses positions, condamnant l’intervention militaire américaine ?

De façon provocatrice, Mario Vargas Llosa lance dès l’introït : « L’Irak est le pays le plus libre du monde, mais comme la liberté sans ordre et sans lois n’est que chaos, c’est aussi le plus dangereux ». La fin du régime de Saddam Hussein coïncide avec « l’anarchie généralisé de ce pays sans Etat, sans services, sans police ni autorité ». Débauche de marchandises, d’argent liquide, de presse fantaisiste, d’internet et de paraboles sont de l’ordre d’une liberté nouvelle après la chute du tyran. Quand les « Ali Baba » du vol et de l’agression sont légion (ou plus exactement les quarante voleurs), « la masse hurlante des croyants » foisonne parmi le chaos terroriste. Les ordures voisinent avec les femmes couvertes de leurs noires abayas tandis que l’on psalmodie le nom d’Allah de manière hystérique. Alors que ce berceau de l’humanité, la Mésopotamie, fut aussi celui de l’écriture et des tablettes encyclopédiques…

Comment pouvoir prôner la paix et la démocratie libérale dans un tel contexte ? La gageure est de taille. Notre écrivain espère cependant que l’homme armé de raison saura évacuer dictature et fanatisme. Il n’est cependant pas certain que l’irruption d’une force étrangère puisse permettre une telle évolution, d’autant que se réveillent les monstres des tyrannies religieuses et nationalistes. Et notre romancier de se résigner au scepticisme : « C’est là le Moyen Âge pur et dur, et l’idée que ce pays puisse parvenir à une démocratie moderne et fonctionnelle en peu de temps est illusoire ». Quoique l’on puise lui faire remarquer que ce Moyen Âge n’a rien de celui de la chevalerie et de nos cathédrales…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Contrairement à ce que le titre laisserait penser, ce journal n’est pas organisé au jour le jour, à la façon du diariste, mais au moyen de huit chapitres, de « La liberté sauvage » à « Le vice-roi », en passant par « Les croyants ». Ce vice-roi étant Paul Bremer, chargé par le Président Bush d’organiser « la démocratisation et le reconstruction de l’Irak », au-delà du « socialisme étatique » de Saddam Hussein. « Ce rêve peut-il se concrétiser ? » Notre auteur « pense que oui ». Mais la passivité américaine face aux pillages pèse lourd dans la balance. De plus, un Conseil de gouvernement composé de chiites, Kurdes, sunnites, Turcoman, Chrétien, communiste peut-il imaginer de taire ses différents, ses casus belli permanents ? La suite hélas a fait de ce rêve un dépotoir oublié, grêlé de terrorisme…

Pourquoi ne traduire que vingt ans après cet opuscule ? Les esprits chagrins y verront du réchauffé. D’autres, plus perspicaces, sauront son intemporalité, lorsqu’il s’interroge sur le concept de guerre juste, dans la tradition philosophique, de Saint-Augustin, Saint-Thomas d’Aquin et Hugo Grotius. Selon ces derniers elle doit relever de l’auctoritas principis, la puissance publique et non privée, de la causa justa, la cause juste, de l’intentio recta sans intentions ni causes cachées mais uniquement dans le but de faire triompher le bien. L’on y ajoute la proportionnalité de la violence, la forte probabilité de succès, et enfin les accords de paix qui doivent être équitables pour toutes les parties. Or Mario Vargas Llosa s’interroge : était-ce « une idée juste ou une erreur de s’opposer à la guerre » menée par les Etats-Unis ? Avec notre écrivain d’abord dubitatif, l’auteur de ces modestes lignes pensait alors qu’il était toujours bon d’éradiquer un dictateur génocidaire, donc de soutenir cette intervention ; certes. C’était méconnaître l’islam inhérent à ces contrées, l’atavisme nationaliste et tyrannique, le mépris des femmes, tout ce qui n’a guère amélioré l’Irak, laissé aux détritus de l’Histoire. Pourtant, à l’issue de son voyage d’investigation, Mario Vargas Llosa se découvre favorable à l’intervention américaine. La capacité à faire évoluer son jugement n’est pas une des moindres qualités de l’auteur.

De surcroit, le plus étonnant peut-être de ce modeste journal - douze jours ne suffisant peut-être pas à comprendre et juger avec une expertise suffisante - est ce qui nous permet de retrouver des types humains tels que les romans avaient permis de les portraiturer. L’ayatollah Al-Hakim est un halluciné qui parle « avec la tranquille détermination de qui se sait en possession de la vérité », exactement comme, dans un autre contexte historique et géographique, le fou de dieu qui parcourt le Brésil, traînant l’enthousiasme de « trente mille sectateurs » à sa suite, dans La Guerre de la fin du monde. Le reporter et témoin ne va pas sans l’expertise du romancier et de la fiction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus éclectique, plus cosmopolite est ce Tour du monde en 80 textes. « Ou presque », le mot étant à prendre avec humour et modestie, puisque l’on ne lit ici que vingt-neuf déambulations, en démarrant à partir de la « peur de l’avion », heureusement vaincue grâce la lecture de romans prenants, donc d’une « pharmacopée littéraire ». Jusqu’à « Stanley à terre », soit le Congo martyrisé, où l’on travaille dans des entreprises fantômes : « quand la réalité est insupportable, la fiction est un refuge ». Là-bas règne encore le souvenir délétère de Léopold II, roi des Belges, et où l’écrivain puisa l’inspiration du Rêve du Celte[4]. Comme à Saint-Domingue où se dessina La Fête au bouc, hallucinant portrait de dictateur sud-américain.

Heureux (ou presque) est le voyageur, puisque tous les continents sont visités, de New-York à Berlin, de Rome à Dublin, haut-lieux de culture, à Londres où hélas une bibliothèque ferme ses portes ; mais aussi parmi les « cauchemars andins » et les enfants palestiniens endoctrinés à lancer des pierres plutôt qu’à édifier la démocratie libérale. Les fractures politiques et fanatiquement religieuses,  font partie du monde comme il va et ne va pas. En 1997, et aujourd’hui encore, « les flammes de l’apocalypse menacent de nouveau à l’horizon du Moyen-Orient ». Les « vérités contradictoires » des Israéliens et de ceux que l’on appelle faussement les Palestiniens doivent coexister, à l’encontre des folies homicides.

Parfois, des personnages charismatiques ou loufoques marquent les lieux, tel cet illuminé sympathique qui se prend pour Jésus, à Port-au-Prince, en Haïti. Mais d’autres sont autrement marquants. Car le parcours en pointillé trouve sa dimension littéraire, dans la mesure où les écrivain-phares sont des prétextes pour découvrir une exposition Marcel Proust à la Bibliothèque Nationale de Paris, le Chili du poète Pablo Neruda, la Russie avec la maison de Dostoïevski, ou encore le peintre Gauguin parmi « les homme-femmes du Pacifique », à Tahiti, où l’on est pourtant fort homophobe, le théâtre Nô japonais, en autant de pèlerinages et d’initiations…

Ce puzzle de chroniques, publiés en divers journaux, dont El Pais, entre 1965 et 2008, aux agréables brièvetés, ne peut qu’enchanter le lecteur, voyageant ainsi en pensée, sans exotisme vain, encore moins celui « tapageur en carton-pâte » d’Hawaï. Car là rien n’est gratuit : une question cruciale surgit toujours. Avec un regard à chaque fois aigu sur les mœurs, le caractère des lieux et des temps, les fractures civilisationnelles ; et -d’autant plus s’il s’agit des lieux d’une gestation romanesque nouvelle pour l’écrivain - ce qui peut apparaître comme une solution : les ouvertures vers l’art et la littérature.

Tout semble séparer, mis à part leur qualité de latino-américains, l’un péruvien l’autre argentin, Mario Vargas Llosa et Jorge Luis Borges. Le premier, dont le maître est Flaubert, pratique les vastes fresques romanesques, nanties de thématiques politiques omniprésentes ; le second, amateur de Léon Bloy, d'Edward Gibbon et des Mille et une nuits, préfère les contes passablement brefs et les essais intemporels. Le premier se montre féru de réalisme et d’Histoire, le second goûte le fantastique et l’onirisme. Pourtant il le lit et relit avec ravissement. Une découverte, une admiration, une dégustation se consolident entre 1964 et 1999, tant le mystère de la perfection n’a jamais rien d’aussi haletant que chez l’amateur de miroirs, de labyrinthes et de tigres, sans oublier les bibliothèques babélienne[5].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bien qu’il dédaignât le genre romanesque, hors Henry James et le Cervantès de Don Quichotte, Mario Vargas Llosa le loue sans réserve : « Je n’ai jamais été déçu avec Borges », confie-t-il, et à cet égard il ne peut qu’avoir notre assentiment devant un art narratif si singulier, un gemme littéraire inoubliable. Aussi réitère-t-il les entretiens, les hommages, la visite du monacal appartement où les livres les plus nombreux sont dans la mémoire. Qu’il s’agisse de malfrats de Buenos Aires maniant le couteau, de controverses mythologiques ou théologiques, de ruines circulaires et mentales ou de fictives  bibliographies, les contes de Borges sont des « joyaux artistiques », dont la parfaite architecture saisit le lecteur. Et malgré la réputation extraordinaire de son œuvre, de ses Fictions et autres Aleph et Histoire universelle de l’infamie, il se révèle d’une stupéfiante modestie, approuvant les jurés Nobel de l’avoir délaissé.

La quasi absence d’engagement de l’aède aveugle ne rebute guère le libéral qui faillit être élu à la présidence du Pérou. À l’égard des positions politiques de Borges, il nuance avec justesse l’idée selon laquelle il aurait soutenu des dictatures militaires : « Le soulèvement militaire d’Aramburu a mis fin à l’odieuse tyrannie populiste et nationaliste de Perón qui, non contente de confisquer la démocratie argentine, s’était arrangé pour plonger dans la pauvreté et le sous-développement un des pays les plus modernes trente ans plus tôt et les plus prospères du monde ». Hélas il tarda à reconnaître que ce nouveau gouvernement se montrait tout aussi tyrannique ; et c’est seulement plus tard qu’il « a pris ses distances avec le régime militaire et l’a critiqué ». L’on ne sait expliquer ce passager aveuglement, sinon par le doute qu’il exprimait non sans justesse face à la capacité démocratique du continent latino-américain. Du moins en son temps, car depuis, le Chili, par exemple, au-delà d’Allende et de Pinochet a su s’élever à la démocratie libérale…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne reste plus qu’à traduire in extenso ce Demi-siècle avec Borges, qui en cette édition française ne compte que six parties, puisque qu’une plus récente édition espagnole[6] en propose rien moins que onze. Alors que Mario Vargas Llosa ne nous a pas habitué à se montrer en poète, Borges en quelque sorte féconde son écriture, puisqu’il y propose, en ouverture, un poème intitulé « Borges dans la maison des jouets » : « Trop intelligent / pour écrire des nouvelles / il se démultiplie en contes insolites, / parfaits, / cérébraux […]  Il fait de l’espagnol / tumultueux / plein de bruit et de fureur / une langue concise, précise / puritaine / lucide et bien éduquée […] C’est un aristocrate / un peu anarchiste / et sans fortune, / un conservateur, / un agnostique / obsédé par la religion, un intellectuel érudit, / sophiste, / joueur[7] ». L’on peut considérer ces vers libres comme une synthèse de ce livre élogieux et séminal.

 

Romancier des libertés[8], romancier engagé en faveur du libéralisme[9], Prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas Llosa, qui préfère à la civilisation du spectacle celle de la culture[10], ne dédaigne jamais d’observer les réalités du monde, qu’elles soient politiques ou livresques, au bénéfice bien entendu de la fiction et de la littérature, en une démarche éthique. Avec Jorge Luis Borges, il représente l’une des deux faces de l’épanouissement littéraire latino-américain. Sans nul doute, son œuvre, malgré la dimension aporétique de cette fiction aux couloirs, escaliers, étagères et volumes presqu'infiniment nombreux et presque toujours illisibles, figure dans un recoin choyé de la Bibliothèque de Babel.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Julio Cortazar : Le Tour du jour en quatre-vingts mondes Gallimard, 1980. 

[3] Mario Vargas Llosa : Diario de Irak, Aguilar, 2003.

[6] Mario Vargas Llosa : Medio siglo con Borges, Alfaguara, 2020.

[7] Traduit par mes soins.

[10] Voir : Mario Vargas Llosa : la civilisation de la littérature contre la civilisation du spectacle

 

Parador de Baiona, Pontevedra, Galicia.

Photo : T. Guinhut.

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4 février 2023 6 04 /02 /février /2023 13:04

 

Enoch, Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Vladimir Jankélévitch,

patriarche de la conscience et du pardon.

Suivi par : faut-il pardonner Derrida ?

 

 

Vladimir Jankélévitch : La Conscience juive,

L’Herne, 2023, 168 p, 14 €.

 

Vladimir Jankélévitch, Cahier de L’Herne, 2023, 296 p, 33€.

 

Vladimir Jankélévitch : Le Pardon,

Champs Flammarion, 2019, 296 p, 11 €.

 

Vladimir Jankélévitch : Philosophie morale,

Mille & une pages, Flammarion, 2018, 1182 p, 32 €.

 

Jacques Derrida : Pardonner. L’impardonnable et l’imprescriptible,

Galilée, 2012, 88 p, 19 €.

 

 

Septième du lignage de Seth, Enoch, ou Hénoch, est un patriarche biblique. Il est le fils de Yared, le père de Mathusalem et l'arrière-grand-père de Noé. Selon la Genèse, il vécut 365 ans avant que son créateur le saisisse pour le déposer au ciel, car « il marchait avec Dieu », dans une relation plus que privilégiée. En ce sens peut-on considérer que Vladimir Jankélévitch (1903-1985) soit de cette trempe, tant l’un de ses principaux livres est de façon biblique titré : Le Pardon ? L’auteur de La Conscience juive est cependant un « apatride philosophique[1] », qui a consacré sa pensée au mal, à la « mauvaise conscience » ; mais aussi à ce « je ne sais quoi et presque rien », dont la musique sait parler. À ce moraliste et philosophe face à l’Histoire, dont voici un impressionnant Cahier de L'Herne, il sera beaucoup pardonné, si tant est que cela soit nécessaire ; même si son commentateur, Jacques Derrida, est peut-être moins pardonnable.

Si Vladimir Jankélévitch ne s’intéressait guère à son origine juive, l’Histoire se chargea de le rattraper. Professeur de philosophie morale, il fut révoqué en 1940, à cause de son statut juif, poussé à la clandestinité, à la résistance, dont la dimension morale n’est pas à prouver, dimension qui trouve pour lui sa continuité dans un constant engagement à gauche. Ce qui ne l’empêche pas d’œuvrer en faveur d’une transcendance affleurant parmi le quotidien, jusque parmi le « je ne sais quoi et le presque rien[2] ». Une quête de l’éthique vérité s’adosse à la poursuite de cet ineffable esthétique où s’entend la musique.

    La demi-douzaine de textes réunis dans La Conscience juive provient des colloques des Intellectuels juifs de langue française, auxquels Vladimir Jankélévitch participa assidûment à partir de 1957. Au-delà du pessimisme d’après-guerre et du souvenir de la Shoah, quel sens peut-on rendre à un judaïsme rescapé de l’anéantissement ; existe-t-il une identité juive ? L’attachement à Israël, à la spiritualité biblique et à sa complexité, sa propre histoire personnelle, tout concourt à une vision du judaïsme dynamique et affirmée. Cependant « il y a dans le fait d’être juif un exposant supplémentaire d’altérité qui réside dans le fait d’échapper à toute définition ». En revanche « c’est une des marques de l’antisémitisme que de vouloir enfermer le juif dans son étroitesse juive, de ne le définir que par cette qualité - que pourtant nous revendiquons ». En ce sens il s’agit là d’échapper à une définition préalable, de permettre une liberté. Pour ceux qui sont des « survivants », et qui, de plus, ont fondé Israël, un « Etat séculier » s’affirme un devoir associant « morale et politique », voire un « messianisme moral ». Mais entre toutes les opinions émises, « engagement et désengagement, action et contemplation, assimilation et israëlisation », l’on ne peut guère accéder à « la vérité [qui] n’est jamais toute entière dans le même camp ». Si Vladimir Jankélévitch a le mérite insigne d’une telle synthèse, il ne peut toutefois accéder à une solution magique. L’Etat d’Israël étant « le pôle actif des options qui s’offrent à nous », mieux vaut « un choix à l’infini »…

En ces pages lumineuses en dépit de la noirceur historique, de l’inquiétude du futur, surgissent également la perspective du pardon, et cet humour qui « est l’évasion de la mauvaise conscience par la mobilité », pour rappeler cette ironie[3] qui est bonne conscience heureuse. En quelque sorte, voici une réponse nuancée à la question « Pourquoi nous restons Juif ? », pour reprendre le titre de Léo Strauss[4].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une fois de plus aussi affuté que ses pairs consacrés à Walter Benjamin, Paul Celan ou Marcel Proust, ce cahier de L’Herne se propose d’offrir un portrait kaléidoscopique aux chemins de pensée empruntés par Vladimir Jankélévitch. L’on devine que cet homme qui condamne tous les totalitarismes, toutes les discriminations indues, qui a soin de penser la justice et le pardon, la morale et les vertus, attire à lui bien des esprits voués à un éloge pertinent. Ainsi « la clarté et le sérieux du parcours philosophique rejoignent la constante de l’attitude éthique », selon les directeurs de ce cahier : Françoise Schwab, Pierre Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey.

En guise de témoignages viennent à la barre les « lettres » de ses maîtres ou pairs, Henri Bergson, Léon Brunschvicg, Michel Foucault… Et comme de tradition attendue en de telles sommes, ce cahier (qui abandonne les photographies) abonde en inédits du maître. Voici un beau texte : « Prochaine et lointaine… la femme ». Au travers des mythes, dans la Genèse, dans Le Banquet de Platon, et malgré une tradition misogyne, elle est indispensable au dialogue, au « je et tu » venu de Martin Buber[5]. Cependant, « l’idée même d’une distance infinitésimale implique à la fois l’étrangeté absolue, l’éloignement d’une tout autre ipséité ayant un tout autre noyau, un autre élément nucléaire, et l’absolue proximité ». Au-delà, « aimer c’est désirer sans avoir besoin » ; que de sagesse en ces mots sur l’amour tourné vers le futur, « qui fait parler et chanter », aussi bien les musiciens que les poètes…

Ce sont encore un petit « Curriculum vitae », des entretiens qui exposent le philosophe à l’Histoire, mais surtout une profession de foi : « Assassiner la philosophie, c’est un crime contre la jeunesse elle-même », soit la perpétuation de « la tradition de la pensée libre ». Ce à quoi répond l’« Hommage d’un lycéen », Maurice Dumons. Vient alors le « temps du faire », quoiqu’il faille l’associer au « temps pour tout », celui de naître et mourir, celui de l’irrévocable instant. À cet égard, une belle partie du cahier tente d’approcher le sens de la musique, celle qui « nait du silence », selon notre philosophe, non sans le précieux secours du compositeur Henri Dutilleux. Il faut cependant affronter une fois de plus l’Histoire, avec une partie sur la « clandestinité », une autre sur Résistances, mémoires, contemporanéité », dans laquelle nous parvient le questionnement de notre philosophe : « L’Europe de la culture : chimère ou espoir ? ». Dialoguant avec Bernard-Henri Lévy, il y récuse le concept d’homme-européen, en préférant le cosmopolitisme, de Franz Liszt, par exemple, quoique l’Allemagne « décidément est européenne par vocation », dit-il sans vouloir borner les frontières intellectuelles.

Enfin, Frédéric Worms se demande en quoi Vladimir Jankélévitch est notre contemporain. Certes il fut de son temps, mais il serait « né une fois pour toutes ». Or ce contemporain est moins un temps des horloges qu’un acte, un faire, « un devoir moral et existentiel », à l’occasion de la relation entre nos actes et l’Histoire. L’exigence est rude. Une fois de plus en un cahier de L’Herne, les pistes sont des cheminements, la pensée fourmille, dressant un riche portrait de ceux qui sont indubitablement, par-delà les décennies, les siècles, nos contemporains essentiels.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Errare humanum est, perseverare autem diabolicum[6] ». En d’autres termes, depuis Saint-Augustin : l’erreur est humaine, mais persévérer est diabolique. Il semblerait alors que la première soit évidemment pardonnable, le second non. Si la question christique et ecclésiastique du pardon donne lieu à des fleuves de traités théologiques, il faut à la philosophie se faire pardonner son humanité en la traitant avec une rare perspicacité : celle de Vladimir Jankélévitch ; et, peut-être à un moindre degré, de Jacques Derrida (1930-2004).  Que reprocher alors à Jankélévitch et à Derrida qui ne nous soit pas reprochable ? Le « péché d’exister », cette variante du péché originel chrétien qui pour le moins embarrasserait le fidèle de la Bible, où règne d’abord un Dieu vengeur, puis du pardon, Euménide devenue Bienveillante ? La conscience, ou mauvaise conscience, de ne pas ignorer cette pointe ou cette pyramide de mal qui est native en chaque être humain ? La capacité, ou l’incapacité, de pardonner la Shoah[7] et tous les autres noms de la Shoah parmi l’Histoire ? Voilà un Pardon qui serait bien au-delà de toute transcendance biblique, sans parler de l’humaine immanence…

Qui sait si l’on est en droit de se demander pourquoi Jankélévitch écrivit-il tant sur le mal[8], qui, au-delà du « mal d’insuffisance » et de « scandale », sans omettre son absurdité, est en tout état de cause un vouloir le mal, mais aussi sur cette mauvaise conscience[9] qui est la prémisse du remord et in fine de la liberté. Si nous ne confondrons ni l’écrivain avec son personnage, ni le philosophe avec son objet d’étude, il est permis d’émettre deux hypothèses. La première, assez faible au demeurant, concernant une culpabilité sourde, irrationnelle, peut-être psychanalysable de l’homme Jankélévitch, voire parfaitement consciente, sinon justifiée. La seconde, plus raisonnable et efficace, est l’irréfragable sensation du scandale éprouvé par l’humaniste devant le mal et ses agents. Aussi est-il nécessaire d’examiner la dimension de mauvaise conscience, à moins que l’on puisse parle de la bonne conscience du tourmenteur sadien, de façon à glisser vers un possible ou impossible pardon, rendu d’autant plus possible par le remord, et empreint de charité ou de justice.

Il est primordial de replacer l’essai de Jankélévitch dans son contexte : publié en 1967, donc mûri dans les années qui précèdent, Le Pardon est indubitablement la conséquence d’un absolu traumatisme qui ne date que de deux décennies, alors absolument contemporain, nous avons nommé le nazisme et la Shoah, l’extermination de six millions de Justes au moyen d’une logistique impeccable, justifiée par une aberration racialiste et prétendument scientifique. Pardonner peut alors paraitre un second scandale, un scandale en miroir, voire en complicité. C’est alors que le « devoir de pardonner est aujourd’hui devenu notre problème ».

Prenant toute la hauteur philosophique nécessaire, notre essayiste ne se limite cependant pas à l’examen de cette circonstance de l’Histoire, c’est avant tout qu’il s’attache à déplier la théorie du pardon, entre « grâce » et « avachissement », sans angélisme : « Le pur amour sans ravissement et le pur pardon sans ressentiment ne sont donc pas des perfections qu’on ne puisse obtenir à titre inaliénable ». En effet le pardonneur n’est pas exempt de devoir être pardonné.

Le temps parait pouvoir effacer la faute, le péché, le crime. Pourtant « l’usure temporelle » n’est pas selon Jankélévitch un argument solide. Ce jusqu’à suspecter la validité du « délai prescritif » dans le droit, le temps n’ayant aucune signification morale. Sinon seraient prescrits les abjections de la pédophilie (plus exactement de la pédosexualité ou pédérastie) qui enlaidissent une vie en gestation, et les crimes de masse qui ont enlaidi les barbaries et les civilisations. À cet égard, « le temps continu escamote la conversion définitive, le don gratuit, le rapport à autrui ».

Fautif peut être le pardon, lorsqu’il ouvre la porte à la reconnaissance du « néant du mal », de « l’inexistence du péché ». C’est accepter qu’au mal[10] diabolique appartienne la seule responsabilité, donc s’abstraire du libre arbitre et de la responsabilité. De même à l’occasion de la Théodicée de Leibniz qui attribue le mal aux voies impénétrables de la Providence divine. Car, selon ce dernier, Dieu peut vouloir le mal, mais « comme un moyen propre à une fin, c’est-à-dire pour empêcher de plus grands maux ou pour obtenir de plus grand biens ». En conséquence, « quand il permet le péché, c’est sagesse c’est vertu[11] ». Evidemment tout cela ressortit à une grande fiction téléologique et consolatrice.

L’excuse ne vaut pas pour pardon, reprend Vladimir Jankélévitch, encore faut-il qu’elle soit acceptée. Comprendre n’est pas non plus salvateur pour le coupable : « Comme une volonté cesse de vouloir si elle ne peut vouloir que le Bien, si elle veut le Bien par nature et en vertu des lois physiques, ainsi la pardon cesse de « pardonner » s’il découle de l’intellection comme la sécrétion des sucs gastriques découle de l’ingestion des aliments ». À moins que « l’intellection [soit] calmante », faut de remplir entièrement son rôle moral.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des « circonstances atténuantes » au « bon-débarras », le philosophe ne nous laisse rien ignorer du sérieux et des bienveillances (« Il faut donner sa chance au méchant », dit-il au dernier chapitre du Mal), des paresses et des frivolités de la justice, qu’elle soit religieuse, institutionnelle, ou interpersonnelle, ou encore intime. De même, le relativisme et l’humilité se dressent soudain au-devant de l’argumentation ; le « pardon fou » et le « pardon impur » se jettent au travers de nos pas. Ainsi « l’eschatologie philanthropique des libertaires, on le sait, met tous ses espoirs dans la contagion révolutionnaire : brûler tous les dossiers, amnistier tous les gredins, libérer tous les gangsters, embrasser les gentlemen tortionnaires, recevoir docteur honoris causa les métaphysiciens de la Gestapo et l’ex-commandant du Gross-Paris, transformer les palais de justice en cinémas et les prisons en patinoires - voilà le vrai jugement dernier et l’objet même du pari final ». Où l’on lira le talent autant intellectuel que rhétorique du connaisseur en ironie…

Reste que « la victime ne se repentira pas à la place du coupable ». Non loin d’Eichmann à Jérusalem, sous la plume pleine de conscience d’Hannah Arendt[12], « cet empressement à fraterniser avec les bourreaux, cette réconciliation hâtive sont une grave indécence et une insulte à l’égard des victimes ». Selon Jankélévitch enfin, la limite ultime serait de « pardonner au misérable, quitte à instaurer pour mille ans le règne des bourreaux ». L’impératif d’amour se heurte à celui de l’annihilation du mal (comme la joue tendue du Christ face à la violence à désarmer), du moins celui d’origine humaine, y compris celui de l’indifférence à l’égard de la terreur sanglante infligée. Il n’y a pas de dernier mot, sinon : « Aussi le pardon est-il fort comme la méchanceté ; mais il n’est pas plus fort qu’elle ».

Erudit, informé, aussi élégant que profond, l’essai ne dément pas la réputation brillante de  notre auteur. Ce dont on ne rend ici que très partiellement compte, les mânes du philosophe étant priées de pardonner la modestie, voire la petitesse, de notre analyse. Sa « docte ignorance[13] », pour faire allusion à Nicolas de Cues, fait ici merveille, en une quête qui vise à repousser les limites de l’inconnaissable dans la conscience humaine. Plus métaphysique et intellectuelle que psychologique, la démarche est éclairante, même si l’abîme de l’impardonnable se refuse à s’ouvrir au pardon.

Saluons également, outre la réédition dans la même collection jaune « Champs » du texte jumeau La Mauvaise conscience, la somme impressionnante réunie sous le titre programmatique de Philosophie morale. Trois décennies d'écriture se déploient, depuis la thèse en 1933, La Mauvaise conscience, jusqu'à notre Pardon, en passant par Du Mensonge, Le Mal, L'Austérité et la vie morale, Le Pur et l'impur, et L'Aventure, l'Ennui, le Sérieux...

En quelque sorte, l’impardonnable est le Tartare des Grecs où sont infiniment suppliciés les Titans coupables d’hubris, d’avoir voulu abattre l’Olympe divin, Ixion sur sa roue, Sisyphe et son rocher, Prométhée et son foie dévoré ; comme il est l’Enfer des religions monothéistes, même si c’est le Christianisme qui est coupable de l’avoir tant creusé, en particulier avec Dante[14]. Commettre le mal avec intention et préméditation, si l’acte est suivi de remord, mieux de repentir, peut-être pardonné, au moyen d’une grande mansuétude ; faute de quoi, et surtout s’il y a répétition en conscience et persévérance du mal, l’impardonnable mérite le devoir d’enfer de la mémoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bien des commentateurs n’ont pas pardonné à Jacques Derrida sa phraséologie absconse, son emprise sur les intellectuels, en particulier outre-Atlantique, sinon sa déconstruction[15]… Ses concepts et sa syntaxe parfois fumeux, ses jeux de mots abstrus, saupoudrés de psychanalyse, son mystère entretenu à dessein, son retrait du schibboleth nécessaire, à la lisière de la poésie hermétique et oraculaire, parurent parfois n’être que pièges à gogo, quand on attendait d’un philosophe la vertu majeure : la clarté. Vertu que ne renie pas Jankélévitch… A l’occasion de la reparution, chez Galilée, l’éditeur maintenant iconique de Derrida, de Pardonner, peut-on pardonner celui parle du pardon ?

Faut-il faire grief à Jacques Derrida le brio de sa difficulté à trouver La Vérité en peinture[16] ? D’abuser Des ronds de jambe abscons, voire pédants parmi les pages de La Carte Postale[17] ? D’avoir disséminé son « phallologocentrisme » parmi ses descendants de la Cancel culture[18] ? D’avoir signé le livre d’or de « Todtnauberg », lorsque, visitant la hutte d’Heidegger,  il a fait suite aux innombrables noms de pèlerins, et surtout à celui de la déception de Paul Celan[19] qui espérait entendre là une demande de pardon de la part du maître de l’être et du temps qui avait été nazi ?

Bien sûr, en la matière, Derrida ne prétend pas faire œuvre fondamentale. En ce séminaire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, prononcé en 1997, il est d’abord le commentateur de Jankélévitch, trente ans après ce dernier, pour qui « le pardon du péché est un défi à la logique pénale ». C’est la question du « mal radical » kantien, et plus précisément du « mal inexpiable » qui les taraude tous les deux, celui commis au cœur du XX° siècle contre les Juifs. En effet, « on ne peut demander le pardon à des vivants, des survivants, pour des crimes dont les victimes sont mortes ». En ce sens, « le pardon est-il quelque chose de l’homme, le propre de l’homme, un pouvoir de l’homme - ou bien réservé à Dieu ? » Y a-t-il un « pardon absolument inconditionnel qui nous donne à penser l’essence du pardon », hors de celui « juridico-politique » et pénal ? L’on glisse alors ici du côté de la loi du Talion, puis du pardon des Bienveillantes grecques qui laissent ouverte la possibilité de l’humaniste rachat, sans compter le versant glissant de la question de la peine de mort abordée en un autre séminaire[20].

Peut-on « anéantir le mal même » ? C’est jusque chez les animaux que Derrida sait l’existence du « se sentir coupable », donc la possibilité de la grâce. A moins de buter sur un oxymore, une aporie, bien derridiens : « il n’y a de pardon, s’il y en a, que de l’im-pardonnable. » Est-il, enfin, justiciable de « demander pardon au lecteur », lorsque « toute faute, tout mal est d’abord un parjure, à savoir le manquement à quelque promesse (implicite ou explicite) » ? Ainsi ne pas avoir été compris par tous ses lecteurs (mais n’est-ce pas notre faute commune, écrivain, critique ou philosophe ?) est peut-être la faute implicite de Derrida, ici soumise à la demande de pardon : « je dois demander pardon pour être juste ».

Reste que cet opuscule mérite à Derrida d’être pardonné, ne serait-ce qu’à la faveur de son exceptionnelle clarté. Chacun d’entre nous a pu attendre longuement une réponse à sa demande tacite ou exprimée de pardon. Et lorsque le oui lustral est prononcé, une joie, une gratitude totales envahissent l’être. Nous aimerions à Derrida, pourtant de manière posthume, et s’il est en notre indigne et modeste pouvoir, offrir ce pardon. Car de ce petit livre, quoique centré sur « l’impardonnable et l’imprescriptible » venu de Jankélévitch[21], sourd une lumière d’humanité ; car du « langage du pardon », les fantômes déconstruits doivent pouvoir s’enfuir, puis construire les vivants, mais judicieusement…

Peut-on jamais pardonner les génocides de Gengis Khan, de Mahomet et ses sbires séculaires, de Staline, d’Hitler, de Mao, dont les poubelles de l’Histoire regorgent sans cesser de puer pour l’éternité… Théocraties, communismes et fascismes, tous se liguent pour ne rien pardonner à leurs ennemis, aux ennemis et jusqu’aux indifférents de leur pensée unique et de leur pulsion totalitaire. Si nous ne sommes pas tous, loin s’en faut, des tyrans politiques parvenus aux sommets des coupe-gorges historiques et des pyramides de crânes, n’y-a-t-il pas en chacun de nous une pincée de cette pulsion, de cette libido dominandi, plus ou moins sensible, à moins d’être un saint, lorsque que nous nous affrontons à l’autre, y compris lors d’un débat d’opinions, d’une argumentation de conviction ? Le saint lui-même, ascète ou bonze retiré du monde, ou dévoué à la charité, n’a-t-il pas besoin d’être pardonné du crime qui consiste à opposer le silence et la paix aux nécessités des luttes intellectuelles et physiques contre les tentatives et réussites totalitaires de ses contemporains…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Vladimir Jankélévitch & Béatrice Berlowitz : Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, 1978, p 15.

[2] Vladimir Jankélévitch : Le Je ne sais quoi et le presque rien, Seuil, 1980.

[3] Vladimir Jankélévitch : L’Ironie, Champs Flammarion, 2011.

[4] Léo Strauss : Pourquoi nous restons Juif ? La Table ronde, 2001.

[5] Martin Buber : Je et tu, Aubier, 2012.

[6] Renzo Tosi : Dictionnaire des sentences grecques et latines, Jérôme Million, 2010, p 1391.

[8] Vladimir Jankélévitch : Le Mal, in Philosophie morale, Flammarion, 2019.

[9] Vladimir Jankélévitch : La Mauvaise conscience, Champs Flammarion, 2019.

[11] Leibniz : Essai de Théodicée, Œuvres II, Charpentier, 1842, p 86 et 88.

[13] Nicolas de Cues : La Docte ignorance, GF, 2013.

[16] Jacques Derrida : La Carte postale, Flammarion, 2014.

[17] Jacques Derrida : La Vérité en peinture, Champs Flammarion, 2010.

[20] Jacques Derrida : Séminaire. La Peine de mort, Volume I (1999-2000), Galilée, 2012.

[21] Vladimir Jankélévitch : L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Seuil, 1986.

 

 La Sainte Bible, Furne, 1841. Photo : T. Guinhut

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