par Anita Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, 574 p, 24 €.
Günther Anders : L’Obsolescence de l’homme,
L’Encyclopédie des nuisances / Ivrea, 2002,
traduit de l’allemand par Christophe David, 368 p, 25 €.
Günther Anders : Le Rêve des machines,
traduit de l’anglais et de l’allemand par Benoît Reverte,
Allia, 2022, 144 p, 13 €.
Même s’ils ne furent mariés que pendant huit ans, de 1929 à 1937, Günther Anders et Hannah Arendt, outre leur germanité et leur judéité, partagent un souci commun à l’égard du totalitarisme, dont ils tentent de se prémunir, armés de leurs livres. Souci, angoisse, terreur, qu’ils vont sublimer en deux catharsis complémentaires aux moyens cependant différents. L’une assistera au procès d’Eichmann à Jérusalem pour contribuer à ses œuvres fondamentales de philosophie politique. L’autre mettra de nombreuses années à parachever son étrange roman concentrationnaire, cette caverne du totalitarisme : La Catacombe de Molussie, achevé en 1938. Si ce livre est longtemps resté inédit en français, l’esprit tourmenté de Günther Anders (1902-1992) était jusque-là célèbre pour son Obsolescence de l’homme, écrit afin de de se prémunir d’une apocalypse atomique dont le résultat idéal serait une vitrification, une opalescence de l’humain changé en éternel gisant.
« Un jour la Molussie sera renversée ». C’est en vertu de ce vœu pieux que se transmettent les enseignements et les histoires dans l’aveugle catacombe. Là sont rituellement jetés, enfermés, deux hommes, l’un âgé, l’autre plus jeune. Est-ce par un reste d’humanité ou par sadisme ultime que le régime molussien les associe par paire ? De façon à rire de leur vaine transmission, ou parce qu’il sait qu’il n’est pas éternel et que sa mémoire, fût-elle abjecte, subsistera ainsi. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, lors de cette tyrannie qui semble ne pas devoir s’achever, c’est aux geôliers, servants consciencieux de la terreur, que nous devons de lire ces conversations.
Quoique leurs noms précédents aient disparus, Olo est l’ancien, Yegussa le nouveau venu. Devant le désarroi du nouveau prisonnier, le premier use de la raison, mais surtout d’une foule de contes, histoires, fables et doctrines, parfois de poèmes. En une alternance de dialogues en quelque sorte platoniciens et de récits plus ou moins fantastiques, voire merveilleux, la transmission se fait exclusivement par voix orale, en une initiation entre le maître et l’élève, le sage et le candide.
Parmi les récits emboités confiés de jour en jour par Olo, une remarquable mise en abyme est « le cours aux animaux ». Les voilà libérés de leurs cages et néanmoins finalement tués, ce dans le cadre de la « capacité au mensonge ». Il y est également question d’une « famille de magiciens, les derniers représentants d’une secte jadis opposée à la religion molussienne ». Quant à Bamba et Madame Kri, ils s’illustrent an tant que rapporteurs du culte de la personnalité, résumé par un adage signifiant : « Quand l’idiot est effrayé par les méchants, il trouve refuge dans la vénération ». Ou encore ces « roues de lectures politiques » introduites par le « dictateur Burru ». Le cylindre de texte tourne devant les yeux du lecteur, provoquant un « somnambulisme mou, propice « à la réalisation des programmes, à l’esclavage et au meurtre ». « Œuvre d’art totale », cet avatar de la « roue à livres » médiévale est de toute évidence une métaphore de l’incessante propagande fasciste. Plus loin, « le soulèvement des esprits de justice » contre le prince Gey n’aboutit qu’à un « décret contre l’injustice du foehn [qui] ne respecte pas l’injustice naturelle des hommes ». La parabole n’est plus religieuse mais indéfectiblement politique ; et paradoxale.
L’enchainement narratif et didactique forme une véritable éducation politique, forcément désespérée. Pourtant toute espérance n’est pas perdue, puisque le roman est précédé par une « Epigraphe gravée sous la statue de la vérité travestie en mensonge érigée après la libération de la Molussie ». La vérité est en effet pour le moins travestie lorsqu’apparaissent deux philosophes. Mee d’abord, dans le lequel on reconnait bientôt une parodie de Nietzsche, Zarathoustra fumeux, puis d’Heidegger (quoique celui-là soit sa propre parodie), nommé Règedié, dont le credo est l’appropriation de la mort. L’on se doute que la philosophie ne sort pas indemne de ce fourvoiement de la vérité et de cette collusion avec le totalitarisme.
Le huis-clos dans le noir le plus total, cyclique et permanent, là où « il n’y a pas de pourquoi », pour reprendre le mot d’un nazi d’Auschwitz dans Si c’est un homme de Primo Levi, ne s’ouvre que grâce à la seule évasion des contes. Est-ce en cela qu’il faut penser à la caverne de Platon, dans La République ? Hors de la nuit de la répression, d’où les protagonistes ne distinguent que les ombres fournies par les récits, se trouverait l’essence de la vérité et de la liberté.
Faut-il n’y voir qu’un hasard lorsque la « Molussie » fait en français penser à un mot-valise, entre molosse et Russie ? L’Antiquité garde en effet la mémoire d’un pays appelé « Molossie », dont les habitants, les « Molosses » ont donné leur nom par antonomase à leurs chiens redoutables. De manière concomitante, « la Glorilie » est la France, « l’Ursie » la Russie, les Etats-Unis « l’Usalie ». Pour revenir à cette Molussie, c’est bien le nazisme qui est visé, tel qu’il s’installe à partie de 1933, en une vaste métaphore intemporelle. Même si le lecteur prévenu n’exceptera pas, à l’instar d’Hannah Arendt, le communisme[1], essence jumelle du totalitarisme.
Etouffant et touffu, ovni surgissant parmi la lignée de 1984 d’Orwell, la dystopie de Günther Anders est éprouvante et plus noire que la poix des cauchemars. Pourtant des lueurs en jaillissent, ce sont celles de l’espérance et de l’intellect, qui animent les contes, en ce lointain rejeton des Mille et une nuits, en ce gigantesque et polymorphe apologue. Saluons cette édition savante, nantie des « apocryphes molussiens », d’une préface, de documents et postfaces, de notes : une somme à la mesure du projet-monstre dont on ne peut qu’apprécier le degré de prescience dont fit preuve le créateur de 1938 face à ce qui n’était encore qu’un système concentrationnaire en gestation.
Outre les tenailles du fascisme, Günther Anders était violemment préoccupé par deux menaces qui lui paraissaient également terrifiantes : la bombe atomique et l’aliénation de l’individu par les machines et leurs produits. Voici venir selon son analyse le temps de « l’obsolescence de l’homme », titre de son alarmant essai de 1956, dont le sous-titre est le suivant : « « Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ».
Fabrication, consommation, loisirs, tout pour Günther Anders aboutit à « l’homme de masse ». Aussi peut-il affirmer : la technique est notre destin ». Que dirait-il aujourd’hui au regard des technologies numériques, commerciales et communicationnelles, de surveillance, voire idéologiques ? Il n’en reste pas moins que l’analyse du philosophe est biaisée par un anticapitalisme sous-jacent, la consommation n’étant pas forcément antinomique à la liberté, mais une condition sine qua non, qu’il s’agisse de consommer des légumes, des smartphones, des livres ou des œuvres d’art, car à cet égard consommation peut être libération et assomption intellectuelle. La réprobation de l’idée d’émancipation au travers des technologies modernes a quelque chose de passéiste et de contre-productif, tant, après l’imprimerie dont usa notre essayiste, Internet peut être propice à la diffusion intellectuelle et artistique, à la création et à l’esprit critique, si bien entendu les princes des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon et caetera), de mèche avec les Etats, ne nous mangent pas.
Après ces prémisses, l’essai profus de Günther Anders se divise en deux axes majeurs. D’abord des « considérations philosophiques sur la radio et la télévision », qui nous traitent « comme des enfants et des serfs », ce qui n’est pas toujours faux, loin de là, et nous rappelle le dialogue en forme de pamphlet des libéraux Karl Popper et John Condry[2]. Ensuite « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse ». Car l’humanité tout entière peut être tuée, la bombe n’étant pas un moyen, mais « un absolu ». Tout cela confluant dans l’annihilation et le nihilisme, dans le cadre de « la honte prométhéenne ».
Si, un demi-siècle plus tard, le péril atomique semble s’éloigner dans les brumes de la dissuasion, la réflexion de Günther Anders n’en est pas moins valide, tant nous restons à la merci de ce matériel pléthorique et de l’hubris suicidaire de quelque dictateur. Une réelle conscience morale est encore à élaborer au service des « morts en sursis » que nous sommes. Une telle réflexion, cela va sans dire, reçut l’approbation d’Hannah Arendt, dans une lettre de janvier 1957.
Il n’y a pas d’obsolescence de Günther Anders. Si nous connaissions le massif philosophique de L’Obsolescence de l’homme et celui romanesque de La Catacombe de Molussie, voici deux lettres inédites, quoique moins modestes que le mot « lettre » pourrait le laisser prévoir. Elles sont adressées en 1960 à Francis Gary Powers, un pilote espion américain arrêté lors d’une mission en Union soviétique, en pleine guerre froide, ce qui fit craindre l’incendie guerrier ou nucléaire. Dans la première, il dénonce le couple « ignorance et omnipotence » qui conduit à l’inhumanité, comme pour le pilote d’Hiroshima à qui l’on a également caché les conséquences de son obéissance. Dans la seconde, Le Rêve des machines, plus abondante, le « décalage prométhéen » affecte « le monde des appareils » aux dépens de l’intégrité humaine : « Vous avez été doublement dégradé », ce par le travail et l’irresponsabilité. Une idéologie machinique prend la place de l’âme ; libre arbitre et conscience se sont évaporés. Ainsi « le travail sans homme » signe la fin de notre « époque adamique ». Pire : « même ceux qui sont juridiquement propriétaires du monde des instruments tomberont à leur tour sous son diktat ». Quand « le monde des machines est aujourd’hui la seule autorité », il faut recourir au jugement moral. Le texte est efficace, tranchant.
Pour Günther Anders toute consommation est complice de celle des armes, dans un système capitaliste. Ce qui est faire fi d’une telle faim meurtrière sous le joug communiste, et de la dissociation morale et libre des consommations bénéfiques et de celles néfastes. Sans compter le nécessaire : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », venu de l’historien romain Végèce.
Certes, nous pourrions également reprocher au philosophe un penchant luddiste qui ne reconnaît guère les bienfaits apportés à l’humanité par la mécanisation. Et sa peur obsessionnelle d’une guerre nucléaire qui n’a pas entraîné la nuit du monde depuis 75 ans. Toutefois, en témoignent les pulsions tyranniques, destructrices, sinon suicidaires de l'humnité, voire les ravages de l’anthropocène, les pièges d’un périssable Internet et du Métavers, la réflexion du philosophe (1902-1992) ne perd ni son acuité, ni son actualité.
Günther Anders et Hannah Arendt ont en commun d’être des penseurs d’après Auschwitz et Hiroshima. Génocide, élimination de l’humanité, dans les deux sens de ce dernier terme, conjuguent leurs périls pour alerter d’indispensables humanistes, penseurs résolus du phénomène totalitaire. Afin de pouvoir éviter la catacombe de la tyrannie de masse, ne faut-il pas, selon le titre d’Hannah Arendt[3]cultiver les lumières de la perspicacité intellectuelle ; et « la liberté d’être libre[4] »…
Science et littérature peuvent-elles faire bon ménage ? Le risque est de choir dans le didactisme à thèse. Décidément spécialiste des romans basés sur une hypothèse scientifique, après la neurologie dans La Chambre aux échos, puis L'Ombre en fuite[1] et ses univers virtuels, Richard Powers récidive, avec la génétique et avec « Générosité », non sans doter son intrigue de talents psychologiques et dramatiques. Il semble que notre romancier américain (né en 1957), auteur d’une trentaine d’ouvrages, n’en ait jamais terminé avec les neurosciences et l’inquiétude devant l’univers, puisqu’après son Arbre-monde[2], une thérapie naturelle, technologique et cosmique doit autant soigner un enfant que la planète en son tout récent Sidérations, peut-être son roman le plus enchanteur. Des neurosciences à la cosmologie, Richard Powers anime une quête du meilleur de l'être humain.
Chroniqueur plutôt dépassé, sinon déphasé, hanté par ceux qu'il a moqués dans ses papiers publiés jadis dans de prestigieuses revues, le professeur-auxiliaire Russel Stone commence à Chicago son premier cours de littérature intitulé : « Journal de bord et carnet intime ». Ses étudiants n'ont pas l'air plus bénis par la vie. Sauf Thassa, une jeune Berbère qui, malgré ses atroces souvenirs de guerre civile en Algérie, reste imperturbablement « la réfugiée la plus radieuse au monde ». Il semblerait alors, ému, interloqué par cette splendeur mentale, que grâce à ses recherches dans le bouillonnement d’internet, il ait trouvé le mot clef : « l’hyperthymie ». Aux côtés d’une psychologue de l’Université, Candace, il devient le protecteur de la jeune fille, douée d’une qualité comportementale et biologique exceptionnelle.
Mais Russel, qui par ailleurs travaille comme nègre et correcteur pour le magazine « Devenir soi » (notons l’ironie), n'est pas le seul à être fasciné par la bienheureuse : bientôt le généticien Thomas Kurton qui « n'a jamais douté de la nature chimique du bonheur» va tenter de s'emparer de sa capacité à l'harmonie, de ce gène peut-être... Va-t-il trouver, en prélevant son ADN, la recette de l'allégresse, « la formule du soma », pour répondre au Meilleur des mondes d'Huxley ? Médias, industrie pharmaceutique, politiciens, tous se ruent sur les découvertes de Kurton qui imagine une « fiction postgénomique ». Jusqu'à la lisière de la tragédie... Thassa, surnommé « Miss Générosité », vendra-t-elle ses ovules au service de la félicité de l'avenir ou n'est-ce qu'une illusion ?
Entre satire virulente des médias, des appétits industriels, et curiosité pour ces investigations scientifiques exaltantes et hasardeuses, entre bénéfices potentiels et dangers pour l'humanité, Richard Powers a la sagesse de rester ouvert, tout en mettant en scène un juge qui « revient sur le principe même d'une biovaleur appropriable». Gageons que l’écrivain, qui fut l’un des tout premiers à faire séquencer son génome (en 2008), engage là une réflexion intime, longuement méditée et nuancée. En effet, la question ici posée est-celle de l’amélioration de l’humanité. Faudrait-il se priver de découvertes qui iraient dans le sens du plus de bonheur individuel et donc collectif ? Les hasards désastreux de la biologie personnelle qui font de l’un un dépressif, un mélancolique, voire un psychotique, ne doivent-ils pas être corrigés ? On a compris que nous sommes ici fort loin du créationnisme et des parfaits desseins de Dieu, à moins qu’il nous ait laissé ce libre arbitre qui doit nous permettre d’améliorer nos potentialités et non de les détruire.
Qui sommes-nous sinon notre cerveau ? C’est également ce que postule Richard Powers dans son précédent roman: La Chambre aux échos. A travers l’aventure d’un accidenté de la route, de sa sœur, puis d’un spécialiste à succès des neurosciences, le roman embrasse plusieurs genres.
Nous sommes dans l’Amérique du Nebraska, là où les grues affectionnent les étendues d’eau de la Platte River sur le passage de leur migration annuelle, où les habitants sont plutôt frustes et où les préjugés pèsent lourd. Une nuit d’hiver, le jeune Mark Schluter renverse son camion sur une route isolée. A l’article de la mort, il est transporté à l’hôpital, grâce à l’appel d’un inconnu qui a laissé quelques mots : « Je ne suis Personne / mais ce soir sur la North Line / DIEU me conduit jusqu’à toi / pour que Tu puisses Vivre / et ramener quelqu’un d’autre ». Chacun de ces vers est devenu le titre des cinq parties d’une roman, formant ainsi une sorte de charade, policière et scientifique. Un « ange auto-stoppeur » est-il l’auteur de ce billet ?
Lorsque Mark reprend pied, il paraît réintégrer sa personnalité, son monde, mais sans pouvoir reconnaître sa sœur Karin qui vient d’abandonner son travail pour veiller sur lui. On comprend bientôt qu’il est victime d’un rare syndrome : celui de Capgras qui décrit chez un sujet soumis à une atteinte cérébrale l’absence du lien affectif qui le reliait avec ses plus proches. Ainsi, non seulement sa sœur, mais son chien, sa maison, lui paraissent être des faux, nés d’une coûteuse machination gouvernementale destinée à le tromper et le contrôler. On devine que nombre de phénomènes affectifs ou encore de délires -religieux, politiques ou du complot- qui nous paraissent constitutifs de la personnalité individuelle et native ne sont que les effets de dysfonctionnements cérébraux. Voilà qui est iconoclaste : nos qualités et défauts sont des produits de la bonne ou déficiente marche de diverses zones cervicales : « Mon cerveau, ce ramassis de parties séparées qui essaient de se convaincre les unes les autres… Où est mon moi ? », demande Mark.
Les médecins locaux ne parvenant pas à guérir le patient, Karin fait appel à une sommité, le professeur Weber, auteur de livres à succès dans lesquels il pille la mémoire de cas curieux pour le bien de la vulgarisation scientifique. Il reste attentif, puis prescrit un antipsychotique. Jusqu’à ce qu’elle constate: « Me voir aggrave son état » et « il a décidé que je ne serais plus jamais moi». Mark mène alors son enquête sur le responsable éventuel de son étrange accident, suspectant ses potes et « le petit ami de sa fausse sœur » : Daniel, un écolo fanatique dévoué aux grues. De plus Karin, bien que saine, paraît plus déséquilibrée que Mark. Sans compter que Weber lui-même finit par s’abîmer dans ses doutes professionnels et ses perplexités intimes en rencontrant une étrange et dévouée Barbara. S’il y a bien un complot, c’est celui qui mènera à la construction d’un centre de loisirs face aux oiseaux menacés, métaphores et « échos » de l’intégrité mentale menacée des personnages.
La dimension sociologique de ces romans est sensible à travers le contraste entre l’Amérique profonde de Mark et la côte Est -d’où vient Weber- qui est intelligemment marqué dans La Chambre aux échos, mais aussi entre le monde de la jeune immigrée de Générosité et celui du futur technologique en marche aux Etats-Unis. Quant à l’approche scientifique, qu’il s’agisse des neurosciences ou des problématiques liées au développement des connaissances et des thérapies génétiques, elles sont, dans un cadre romanesque bien charpenté, parfaitement claires autant qu’accessible au modeste lecteur que nous sommes. Ce dans la perspective à la fois de divertir et d’instruire, qu’il s’agisse de vulgarisation ou de questionnements éthiques.
Les esprits chagrins pourraient se froisser du didactisme appuyé de Richard Powers, de ce qui frôle le roman à thèse engagé dans des problématiques contemporaines. Mais outre qu'il est l'un des seuls, sinon le seul, à œuvrer avec tant d'efficacité en ce sens, il nous offre une écriture, précise, suggestive et pleines de bonnes surprises de pensée : ne boudons pas notre plaisir.Il faut en effet admettre qu’il a un indéniable talent pour dresser un vivant portrait de ses personnages et alterner leurs points de vue. Il sait instiller du suspense et ce qu’il faut d’émotion psychologique dans ce qui aurait pu être d’arides descriptions de cas. Que le roman de mœurs et de société s’intéresse aux plus intrigantes investigations de la science de la cognition, du comportement et de la génétique, justifie à lui seul la présence de Powers dans cette collection des écrivains américains novateurs: « Lot 49 ». Si ce label, au nom venu d’un livre de Thomas Pynchon (Vente à la criée du lot 49), n’existait pas, il faudrait l’inventer pour en reparler avec « générosité » dans « la chambre aux échos » de notre cerveau.
Qui sait si le lecteur sera sidéré par ce Sidérations ? Entre émotion et érudition scientifique, le romancier a trouvé un passeur : un enfant fort mal dans sa peau qu’il faut tenter de rédimer. Robin, dont la mère est décédée, reste seul avec son père, Théo Byrne, qui doit l’élever tant bien que mal. Est-il autiste, hypersensible, souffre-t-il d’un syndrome d’Asperger, ses crises de rage sont-elles à ranger du côté de troubles obsessionnels compulsifs ? Dans quelle mesure le décès de la maman, Alyssa, dans un accident de voiture, l’a-t-il affecté ? L’on devine qu’il est forcément harcelé à l’école, qu’il préfère quitter à la suite d’un de ses éclats. C’est alorsque Théo prend la décision d’emporter son fils de neuf ans dans une sidérante expérience humaine, écologique et neuroscientifique. Comme devant les mystères de l’univers, l’astrobiologiste se découvre effaré devant son enfant : « Mon fils était un univers de poche dont je n'atteindrais jamais le fond ». Son intelligence, sa curiosité intellectuelle sont plus que prometteuses : « Mon fils adorait la bibliothèque. Il adorait réserver des livres en ligne pour les trouver ensuite qui l'attendaient, attachés par un élastique avec un papier à son nom. Il adorait la bienveillance des rayonnages, leur cartographie du monde connu. […] La librairie était le plus beau des jeux d'exploration : on avait le plaisir du pillage et la joie de gravir les niveaux ».
Théo Byrne conduit le jeune Robin parmi les forêts et leurs richesses animalières et botaniques ; et bien au-delà, parmi la nomenclature et l'imaginaire astronomiques, comme sur et dans les planètes « Pelagos » ou « Falacha », tout cela avec un enthousiasme communicatif qui ne peut manquer de faire frissonner le lecteur. Car il a répertorié une foule d’exoplanètes dans un manuel, dont ses collègues se moquent un tantinet en l’appelant le « guide Byrne des extraterrestres », mais parmi lesquelles il fait voyager son fils en pédagogue. Son travail universitaire consiste à modéliser des scénarios de développement de vie, en appelant de tous ses vœux « le Guetteur », un super télescope qui recueillerait de quoi corroborer l'existence des mondes dont regorgent ses spéculations. Et, grâce à des retours en arrière plein d’alacrité, l’on découvre comment le jeune Théo, pourtant bien mal parti, découvrit la science grâce à une professeure excentrique et passionnément cultivée. Ainsi l’une des lignes de force de ce roman est celle de la nécessité de la transmission.
C’est pour éviter tout traitement chimique que le père offre à son fils une thérapie expérimentale aux bons soins d’un de ses collègues : en cartographiant les émotions dans le cerveau, il apprend à les contrôler en leur permettant de coïncider avec celles positives. Les résultats sont à la hauteur de l’espérance, au point d’autoriser Robin à orienter son empathie vers le monde alentour, même si ce dernier est dans un état alarmant. À cet égard Richard Powers use de la plume du satiriste pour dénoncer au vitriol les Etats-Unis d’Amérique, entre hyper capitalisme et hyper consommation, entre saccage des espaces naturels et éradications des créatures animales. Sans oublier un monde ubuesque où la théorie de l'évolution darwinienne est bafouée, ce à l’occasion d’un grotesque « musée de la création divine et de l'Arche de Noé ». L’on devine que lorsqu’il raille un Président s’arrogeant le droit d'abattre des milliers d'hectares d'arbres prétendument responsables d'incendies, il pense à un Donald Trump ainsi calomnié. Que lorsqu’il se dresse contre une dictature où chacun est fiché et peut être arrêté s'il parle en dépit des idées obligatoires, il pense au totalitarisme chinois. Et si la science est coupable de coûter trop cher, donc sacrifiée, le voici cinglant de fortunés obscurantistes.
Cette pédagogie exploratoire n’a rien de sec et froid, au contraire. Elle est amour et tendresse, quoique probablement il s’agisse d’une idéalisation. Entre exactitude scientifique et rêverie exaltée, la beauté e la terre et d’univers possibles est sans cesse sidérante :« Un soir de la mi-août, il demanda une planète avant de se coucher. Je lui offris Chromat. Elle avait neuf lunes et deux soleils, l'un petit et rouge, l'autre grand et bleu. Ce qui produisait trois types de jour de longueur différente, quatre types d'aube et de couchant, des dizaines d'éclipses possibles, et d'innombrables saveurs de crépuscule et de nuit. La poussière dans l'atmosphère transformait les deux types de lumière solaire en aquarelles tourbillonnantes. Les langues de ce monde avaient pas moins de deux cents mots pour désigner la tristesse et trois cents pour la joie, selon la latitude et l'hémisphère ».
Plutôt que d’enchainer une froide démonstration scientifique, Richard Powersfait preuve de la sensible intelligence qui consiste à faire passer ses convictions par l’intermédiaire d’une couple dissemblable et complémentaire, qu’unit l’affection, bien que parfois orageuse. La dénonciation des désastres écologiques et le plaidoyer en faveur de l'exploration spatiale, entravée par les échéances électorales, voire les préjugés religieux, passent par les yeux de l’enfant afin de bouleverser le lecteur.Le manuel d’éducation n’est pas sans faire penser à l’Emile de Rousseau, lui-même confiant en la nature : « Un jour nous réapprendrons à nous connecter à ce monde vivant ».
Entre microcosme (le cerveau de l’enfant) et macrocosme (l’univers autour et au-dessus de lui), le drame psychologique se développe de manière fort attachante, mais aussi inquiétante : « Elles ont beaucoup en commun, l'astronomie et l'enfance. Toutes deux sont des odyssées à travers des immensités. Toutes deux en quête de faits hors de portée. Toutes deux théorisent sauvagement et laissent les possibles se multiplier sans limites ».
Cependant, dans ce cadre cosmique, le roman se ressent du voisinage de la science-fiction. Après ses deux parents, Robin accepte d’expérimenter les techniques du « neurofeedback », en entrant dans le tunnel d’Imagerie à Résonnance Médicale pour percevoir et cartographier en cet « incubateur d’émotions » le « chagrin », « la vigilance », « l’extase », comme dans une sorte de « machine à empathie », où il rencontrera « l’empreinte cérébrale » de sa mère. Si la thérapie est un succès, ses décisions de vendre ses peintures zoologiques puis de manifester devant le capitole local pour alerter au sujet de la disparition des grands animaux risquent de le conduire à bien des avanies. L’osmose avec le cerveau maternel, qui est « revenu guérir son âme », lui permet de se sublimer. Et lorsque l’université décide de rendre l’expérience publique, en vantant des avancées prometteuses et une humanité optimisée, malgré l’anonymat requis, Robin l’enfant prodige aux capacités d’apprentissage inouïes devient un « spectacle ». Sans compter la « Croisade pour la Sacralisation de l’humain » ; et la régression, comme celle du malheureux héros habitant Des Fleurs pour Algernon[3]…
Aussi, comme une sorte de guide scientifique et spirituel, le romancier embarque le fiston autant que son lecteur, soit virtuellement l’humanité tout entière, dans une quête et une thérapie qui viseraient à sauver rien moins que l’être humain et la planète, ce en corrélation avec de possibles exoplanètes où la vie trouverait refuge. De plus, nous sommes dans une Amérique guettée par le chaos politique, ravagée par les menaces climatiques, les canicules, inondations et pandémies animales et humaines, telles que les prédisent les catastrophistes. Une activiste environnementale adolescente « Inga Alder », dont Robin devient « violemment amoureux », quoique sur les écrans, est évidemment inspirée de Greta Thunberg, en une ridicule imagerie propagandiste, ce qui lui fait affirmer péremptoirement que « tous les coraux du monde seront morts dans dix ans ». Les angoissés climatiques que produit l’hystérie écologiste et médiatique trouveront là un panier de gourous, un rituel salvateur. Aussi l’écrivain, mais certainement avec la plus grande sincérité, surfe-t-il sur les peurs et les mythes de notre époque, en bonne conformité idéologique avec la doxa écologiste[4]. Ce serait pourtant sagesse lorsque « l’économie deviendrait écologie », au sens réellement scientifique et non idéologique du terme, ne serait-ce qu’en remédiant à la prolifération des pollutions.
Comme de juste, la mère de Robin, « qui aimait randonner comme on aime dormir », était une activiste écologiste, luttant contre la souffrance animale et la disparition des espèces, dont son décès est en quelque sorte la métaphore. Tous les ingrédients sont donc réunis pour faire de ce livre un beau plaidoyer à la mode, en une parabole efficace, dont les personnages sont intensément vivants par la grâce d’une écriture agile et colorée ; ou, au choix, un didactisme que d’aucuns trouveront un brin infantilisant. Sans compter (est-ce un effet de traduction ?) l’emploi sans cesse irritant du trop familier « on » en lieu et place du « nous »…
Qui sait s’il faut, de Richard Powers, préférer son Orfeo[5], plus dramatique, ancré qu’il est dans une étonnante collusion entre terrorisme et création musicale. Ou son Sidérations, car au-delà de son Arbre-monde, voici, malgré nos minces réserves, son roman le plus réussi, dont les récits et les descriptions de la nature sont poétiquement ciselés, dont les péripéties familiales sont si vigoureusement émouvantes, dont les perspectives scientifiques sont si stimulantes, même s’il pêche par un dommageable soupçon de messianisme écologiste. Et si l’enchainement des brefs chapitres de Sidération est un plaisir, malgré la fin tragique, au risque d’offrir la lecture la plus enchanteresse en même temps qu’éprouvante, au détriment de ses précédents romans parfois plus lourdement didactiques, l’engagement idéologique climatique, ravissant nombre de lecteurs acquis à cette thèse, peut sembler plus pesant pour des lecteurs plus libres. Néanmoins, le roman philosophique, genre favori du siècle des Lumières, est aussi celui auquel Richard Powers apporte brillamment sa contribution, entre neurosciences et cosmologie.
traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, 2017, 482 p, 24 €.
Claudio Magris : Croix du sud,
traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Rivages, 2021, 172 p, 16 €.
L’ombre de l’Histoire est la diagonale du fou qui traverse les livres de Claudio Magris. Diagonale géographique également puisqu’elle traverse l’Europe centrale et l’Italie, jusqu’aux rives de l’Argentine. Autant pour le voyage au long du Danube que lors de l’exercice de la pensée, le « moi se dilate et se contracte comme une méduse, un peu d’encre débordant de la bouteille dans une mer d’encre ». C’est ainsi que Claudio Magris, né à Triestre en 1939, introduit son essai-fleuve Danube[1], éclos en 1986, enquête géographique, historique, culturelle et intime. Il y a bien souvent chez cet auteur triestin, né lui en 1939, une démarche d’enquêteur, quoique bien peu policière, une démarche d’archiviste et de tisseur de prose poétique surprenante. Ce qui se vérifie, grâce aux hasards des éditions et rééditions françaises, d’une enquête sur les Secrets ou sur un sabre aux souvenirs sanglants et plus que mystérieux. Ainsi Claudio Magris se fait historien, associant documentation et art de la fiction, jusqu’au roman massif et fructueux qu’est Classé sans suite, dressé comme un testament inhumain de la guerre. Non sans essaimer dans le triptyque de Croix du sud, là où les strates culturelles se nimbent d’utopies souvent malheureuses.
Ce n’est un secret pour personne que nous, individu ou Etat, avons des secrets : vilains ou abjects qu’il faut celer, charmants qu’il faut préserver ou partager, pour son bonheur et celui d’autrui. Quant à de plus politiques il serait bon que l’opinion publique en profite, au service du bien commun. De toutes ces problématiques, Claudio Magris offre une conscience aigüe, en un petit essai, lapidaire et cependant fort suggestif, publié en 2014 en Italie.
Car c’est un paradoxe que son jeune cousin désirât une « insigne d’agent secret », pour exhiber qu’il sait ce qui doit être tu. Alors qu’un être secret oscille entre douleur de la solitude et sensation d’élection. Faut-il garder ce que l’on omet de dire, le respecter, ou le violer, se demande le moraliste… La littérature et le roman ont-ils pour fonction de révéler ou d’ajouter des « sens cachés » ? Or « l’écrivain est un espion, de lui-même ou d’autres personnes ».
Plus le pouvoir est totalitaire, plus il s’entoure de secret. Est-ce à dire que toute transparence est nécessaire ? Peut-être ne révèle-t-on que ce qui est devenu inoffensif. Autrement il devient remord, ou « le Sacré, l’Ineffable », réservé aux initiés. Les « fumisteries mysticisantes », entourés d’un halo hypocrite et pompeux, dont relève le fascisme, sont « un cocktail par excellence d’horreur et de kitsch » ; alors que Jésus emprunte une autre voie : « je n’ai rien dit en secret ». Quand la vérité est dangereuse, « dissimulation » et diplomatie sont nécessaires. De même le secret de la confession reste une « valeur fondamentale », car il valide la dignité. Que dire alors de « ces temps de nudisme psychologique et d’enregistrement de masse universel », au travers d’internet des réseaux sociaux ? Reste qu’au-delà des pouvoirs dévolus à celui qui contrôle les secrets du monde, la capacité accordée à chacun de celer ce qu’il juge bon de conserver à part soi est un précieux gage de libertés.
Si bref qu’il soit, cet essai est d’une richesse troublante. Pour traiter avec tant de finesse un tel sujet, Claudio Magris aurait-il un secret à cacher, au bord des lèvres ? Le brillant et abondant prosateur de Danube, sait ici suggérer avec acuité : tout un art. Il faut alors se demander s’il est complice des éditions Rivages qui ont choisi cet objet de curiosité pour illustrer leur fascinante couverture : ce noir rhinocéros, plus visible que « Lettre volée » d’Edgar Allan Poe, et cependant recélant l’introuvable solution des secrets de la nature…
La Carnie est un territoire secret caché dans un pli de l’Histoire, à la lisière de l’Autriche et de l’Italie, au nord du Frioul. En grand connaisseur de la Mitteleuropa, Claudio Magris se penche sur l’étonnante utopie, offerte par Hitler à ces Cosaques qui avaient cru bon de choisir de s’allier avec les Nazis pour lutter contre le totalitarisme soviétique. Ce qui n’est pas sans répondre en écho à un de ses essais : Utopie et désenchantement[2]. Son Enquête sur un sabre, née en 1986, nous permet de découvrir l’officier Krasnov, chef de cette épopée : l’occupation de la Carnie, terre faussement promise.
Un vieux prêtre rassemble ses souvenirs en une lettre à « don Mario », évoquant sa mission d’octobre 1944 : intercéder auprès des Cosaques pour qu’ils renoncent « aux abus et aux violences ». À la recherche du « secret du libre arbitre et de compatibilité avec l’intelligence divine », sans éluder la quête de celui de l’Histoire et du mal, il se demande qui est Krasnov, figure historique légendaire, gisant parmi les différentes versions mémorielles : « comme si le mystère de la foi se confondait avec celui d’un roman policier ». Il écrivait des « romans historiques » qui préfigurèrent son destin, fut mis à la tête de cette fantomatique armée cosaque, échoua dans une tombe de Carnie pour être exhumé douze ans plus tard, avec un sabre. Ce dernier, « promesse de gloire et sceau de vanité », se révéla peut-être faux, quoique son propriétaire prétendu, livré avec les siens par les Anglais, fût pendu par les Soviétiques en 1947. Restent des livres, des archives, des rumeurs et des fantasmes sur un trésor, sur des trahisons irrévocablement politiques, sur un homme, berné par les idéaux, qui ne révère que liberté sauvage et « veut fermer les yeux sur sa propre vérité ». Une énigme en fait des trahisons de l’Histoire…
La prose judiciaire et palimpseste, qui relève des « documents de la mélancolie », tient les promesses de l’essai : ce qu’elle révèle est ahurissant de perplexité, de profondeur, écrit dans une langue splendide (que la traductrice a certainement su polir) de façon à contribuer à « la vérité de l’art ». Revenons alors à son plus vaste et probable chef d’œuvre, délicatement encyclopédique, Danube, et cependant partie émergée de sa formidable culture de la Mitteleuropa, dont témoigne par ailleurs Le Mythe et l’empire dans la littérature moderne[3]. Pour découvrir, en approchant du delta de son grand fleuve européen, comme parmi les secrets, mythes et idéologies qui gravitent autour de l’agitation forcenée du sabre, que « le mal, c’est un excès d’Histoire »…
Achèteriez-vous par caisses et centaines de tonnes des « sous-marins d’occasion », des « ponts militaires bombardés » ? Il faudrait être fou furieux, ou d’une espèce d’historien scrupuleuse. Car Diego de Henriquez nourrit sans relâche un Musée de la guerre. Plus exactement « Arès pour Irène ou Arcana Belli. Musée total de la Guerre pour l’avènement de la Paix et la désactivation de l’Histoire ». Cet homme, ce musée, classé monument national en 1965, ont réellement existés, à Trieste : la rizerie de San Sabba, une usine à décortiquer le riz, devint, entre 1943 et 1945, un camp de concentration nazi, où juifs, antifascistes et autres résistants et politiques furent incarcérés avant la déportation, à moins qu’ils fussent abattus et incinérés dans le four crématoire construit sur place.
La fiction intervient lorsque l’écrivain triestin imagine que Louisa Brooks, fille d’un aviateur noir-Américain et d’une Juive rescapée, reprend le flambeau. Flambeau n’étant pas une vaine métaphore, puisqu’en 1974 le professeur Henriquez périt tragiquement dans l’incendie d’un de ses entrepôts, accompagné par ses carnets réduits en cendres : ils recueillaient les graffitis des prisonniers qui dénonçaient leurs délateurs, profiteurs et autres sadiques impliqués dans la machinerie du camp. L’affaire fut classée sans suite, d’où le titre du roman, touffu, baroque à souhait, qui se veut rouvrir l’enquête, exhumer les culpabilités et les compromissions, faire toute la vérité sur une Histoire plus que fâcheuse, recouverte par une omission générale qui a tout du mensonge. Par exemple ce « SS-Hauptsturmführer Lerch, naguère en charge de l’abattoir et aujourd’hui membre incontournable de la dolce vita triestine ».
Au-delà de ce terrible et sulfureux accident de l’Histoire du XX° siècle, qui est comme en « une banque de l’ADN », Claudio Magris nous emporte de salle en salle en ce musée, entrelace siècles et continents dans un turbulent réquisitoire adressé à l’humanité du mal. D’arme en arme, en écho avec l’Enquête sur un sabre, le récit déploie les frasques d’un arc ou d’une mitrailleuse, d’un tank ou d’une massue zapotèque, comme la hache du « Chamacoco », ou le fusil MP 44 du soldat Shimek, « condamné à mort et exécuté par la Wehrmacht pour avoir refusé de tirer sur des civils polonais ». On dévoile également une médaille posthume offerte à un tortionnaire : le « commissaire fasciste Collotti », mais aussi un « cactus marcescens Hitler » ! Ce jusqu’à des exemplaires de livres plus coupables encore que les armes, vingt mille d’entre eux, dont ceux de Sun Tzu, L’Art de la guerre, Clausewitz, De la guerre, Mao Tsé-toung, La Guerre révolutionnaire. Mais aussi le Malleus Maleficarum (ou Marteau des sorcières), Le Protocole des sages de Sion, trop fameux délire antisémite jailli de l’esprit d’un faussaire, et Mein Kampf, aux délétères talents que l’on sait ; car « la plume tue plus que l’épée ». Ce sont autant d’exposés didactiques ou de récits emboités, parfois un peu fastidieux, animant des personnages auxquels on s’attache un instant, comme Sara qui « aimait traduire », ou repoussants, ramassis épique et terrible de guerriers, de témoins ou victimes, de collaborateurs et de profiteurs, y compris le « trisaïeul » Carlo Filippo, trafiquant d’esclaves, rythmés par la récurrente « Histoire de Luisa ».
Les scènes où Louisa étudie les pièces du « musée de la Haine », galerie où s’ouvrent les fenêtres du temps et de l’espace, alternent avec de plus démentes fresques, comme celle bruyamment épique de la libération de Trieste par les armées alliées, voire des scènes surréalistes, lorsque le Haut-commandant Friedrich boit à l’anniversaire d’Hitler peu de jours avant son apocalyptique fin, scène qui voit officiers et industriels locaux se congratuler. On doute que tous les Triestins puissent déboucher leurs nez devant la putride responsabilité de leurs pères. Reste au lecteur la responsabilité difficile, voire de l’ordre de la gageure, existentielle enfin, de pardonner l’imprescriptible[4].
Drôle d’obsédé de veilleur de l’Histoire que ce collectionneur nécessaire : il dormait dans un sarcophage de son musée, coiffé d’un casque allemand et d’un masque de samouraï, et gardait bien ensevelis ses fantasmes sexuels : « esclave soumis humilié récompensé, je m’exaltais ». Une plus haute exaltation s’empare plus durablement de ce muséal conservateur, inspiré par Clio, Muse de l’Histoire. Car, nous confie le collectionneur, « ces armes, ce musée a été pour moi un véritable abri antiatomique, ils ont barré la route à la puissance dévastatrice de l’amour ». Plus loin, il nous confie la morale amère de son roman : « On serre des mains, le sang coagulé sous les ongles a disparu depuis longtemps ; l’Histoire, même encore jeune, est une bonne manucure ». Cependant, les souvenirs et les témoins rouillés des massacres historiques sont ici réunis au service d’une utopie : « la venue de l’époque du bien infini, celle où le mal sera aboli et où des armes il ne restera que cette part d’énergie cosmique qui a un rapport avec leur beauté et leur fonctionnalité ».
Cette somme, cette mosaïque de pièces de musées, d’aventures et de méditation, parfois à la lisière de l’essai, écrite par un monstrueux travailleur de fond, coûta six ans de labeur et d’illuminations à Claudio Magris. Une composition voisine émaillait son précédent roman : À l’aveugle. Où la confession d’un vieil homme à son psychiatre devient un patchwork de voix. En sus de la sienne propre, résonnent celles d’un militant communiste puni par Tito, d’un corsaire danois du XIX° siècle, voire du mythologique Jason. De même l’espace, depuis Trieste, s’ouvre vers la Yougoslavie, la Tasmanie, Waterloo et Dachau, où la figure démultipliée du rebelle déchire des failles dans les idéologies en déroute. Une fois de plus, le drame de la conscience européenne est la matière romanesque cruciale.
Souvenons-nous que « mensonge romantique et vérité romanesque » (pour reprendre le titre de René Girard[5]) se liguent pour rendre la vérité à l’Histoire. Claudio Magris, qu’il enquête sur le secret, sur un sabre, ou sur les ombres du totalitarisme nichées au cœur de l’Europe et de ses confins triestins, dissèque les entrailles de l’humanité. On ne peut s’empêcher de penser à la narration suspendue à une galerie voisine, celle du Musée de l’inhumanité, de l’Américain William Gass[6], roman dans lequel son personnage accumule les témoignages de la nature fondamentalement mauvaise de l’homme. De même l’on peut penser que Claudio Magris accole sa belle ambition romanesque à un essai comme celui de John Keegan, L’Art de la guerre[7]. La guerre de l’humaniste romancier est au service de la mémoire, miroir tendu aux bas et pervers instincts de l’homme que nous ne devons pas être.
Claudio Magris a-t-il définitivement abandonné les terres de la Mitteleuropa, celles traversées par ce Danube dont il abreuva son livre le plus emblématique ? Se tournant vers la Croix du sud, l’on pourrait croire qu’il a migré avec armes et bagages vers les cieux de l’hémisphère sud. Cependant chacun de ses trois personnages est lié avec l’ancienne Europe. Le premier, Janez Benigar, vient de quitter la Slovénie, le second, Orélie-Antoine de Tounens, est un Français, quand la troisième, Angela Vallese, est originaire du Piémont italien. Outre leur destination commune, la vaste Argentine, ils sont animés par une aspiration à l’utopie.
Non seulement Janez Benigar épouse une indigène, dont il a des enfants, mais il épouse sa cause, son langage. Entrepreneur agricole, ethnologue et linguiste, au point de rédiger un Dictionnario de la lengua auraucana, « slovéno-hispano-auraucan », il étudie un peuple à préserver, sa « pensée mythique » où règne la « Nécessité », sa religion attachée à la « sacralité des nombres ». Ainsi il poursuit dans la première moitié du XX° siècle « un idéal d’objectivité scientifique », tout en polémiquant contre le nationalisme, le racisme et l’étatisme centralisateur.
Etrange illuminé politique, Orélie-Antoine de Tounens débarque au Chili en 1860 pour refonder l’empire mapuche en se prétendant libérateur du peuple et roi de l’Araucanie et de la Patagonie. Il s’acoquine avec des caciques locaux, rédige une constitution, « chef d’œuvre surréaliste ou dadaïste », attirant les Indios épris de liberté. Sa capitale aurait dû être un eldorado. Mais, rattrapé, il est affamé dans un asile d’aliénés chilien, avant de revenir en France poursuive son rêve, et rallier encore l’espace de son pouvoir fantasmé. Ce « Don Quichotte » aurait aujourd’hui un « successeur officiel » : Frédéric Luz.
C’est aux indiens fuégiens que rend visite sœur Angela en 1880, dont l’habit monacal ressemble aux manchots noirs et blancs. Les territoires sont colonisés par les nouveaux propriétaires terriens et leurs troupeaux d’ovins. Face à l’extinction programmée des indigènes, grande est la douleur d’Angela, « si petite et si faible face à la grandeur du Mal », pour qui la Terre de Feu est bénie et qui poursuit sans relâche son « œuvre salvatrice » et charitable. Elle et ses consœurs sont « laïquement étrangères à toute stupide idéologie du bon sauvage », connaissent les instincts brutaux des Fuégiens, voient les ravages de l’alcool. À l’occasion de ce territoire proche de l’Antarctique, Claudio Magris regorge d’allusion à Poe, Jules Verne et Lovecraft.
Plaines, montagnes, immensité de l’espace, où tout est possible, construire une civilisation ou la voir s’effondrer dans le néant, conduisent l’écriture, ample et cependant incisive, véritable prose poétique, de Claudio Magris, qui déploie une fresque haute en couleurs. En ces paysages proches de l’infini se déroulent des épisodes « de cet abattoir qu’est l’histoire universelle ». Car les indigènes, Auraucans et Patagons, y sont massacrés, en un pays où se succédèrent les violences populistes et militaires.
Ce triptyque de récits, quoique de dimensions modeste, est vertigineux. Car Claudio Magris ne procède pas tout à fait de façon chronologique : sa narration, à la lisière de l’essai, s’étend en étoile, explorant la psychologie, les actions, les strates culturelles et littéraires, y compris des auteurs croisés lors de cette entreprise de recréation et de mémoire. Chacun de ses héros est une allégorie d’un pouvoir, cependant souvent dérisoire : scientifique d’abord, politique ensuite, religieux enfin. Le seul qui soit grotesque est évidemment le second, avec son royaume imaginaire qu’il tente d’imposer à un réel qui n’en veut pas, alors que les deux autres, bénéficient d’une admiration sans mélanges.
Quoique d’une érudition fine et nombreuse, le travail de Claudio Magris eut le bonheur de ne pas avoir été boudé par les lecteurs ; en particulier sa traversée de la Mitteleuropa au moyen de l’essai-fleuve envoutant que parvint à devenir son Danube. Ses autres livres, pour jouer sur l’un de ses titres, sont plus secrets, néanmoins prenants. Les prestiges et les tragédies de l’Histoire y croisent les inquiétudes d’une l’humanité bien décidée à contrer les horreurs du monde pour tenter d’y substituer les lueurs de la culture la plus enrichissante et la plus humaniste.
St Katherina, Tiers / Tires, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Tyrannies totalitaires et quotidiennes,
par le Serbe Andrija Matic :
L’égout ; Burn-out.
Andrija Matic : L’Egout, traduit du serbe par Alain Cappon,
Serge Safran éditeur, 2018, 208 p, 21 €.
Andrija Matic : Burn-out, traduit du serbe par Alain Cappon,
Serge Safran éditeur, 2021, 226 p, 21 €.
Sous la hache du bourreau royaliste, sous la guillotine républicaine, sous la balle fasciste et communiste, reposent la nuque et le cerveau du libre-penseur, du rebelle, de l’individualiste. Car sur notre pauvre monde, la réalité sévère voit trop souvent le mal tyrannique terrasser l’innocent. À cet égard, George Orwell est un modèle. Indépassable, diront certains. Cependant il est loisible d’y amener maintes variations judicieuses. L’écrivain se veut alors le Bach des Variations Goldberg, le Beethoven des Variations Diabelli. L’un joue avec les armes dangereuses et affutées de 1984, l’autre avec les bêtes de La Ferme des animaux. Si la réécriture est une entreprise où l’on risque son talent, un auteur fort étonnant n’hésite pas à y fourbir ses plumes depuis la Serbie : Andrija Matic. À l'occasion de deux romans enlevés, deux apologues opprimés par la tyrannie, ce sont un homme traité comme un chien par le totalitarisme, dans L’Egout, un autre, dans Burn-out, traité comme un chien parmi une société quotidienne qui pourrait être la nôtre…
Abruptement, le « Gouvernement d’Unité Populaire » supprime l’usage de l’anglais et le jette à « l’égout ». À partir de cet oukase déclencheur, Andrija Matic conduit progressivement son personnage sur les pas d’une descente aux enfers. Bojan, professeur, tombe dans le chômage : pas même un brin d’emploi pour contribuer à édifier le « palais de la Concorde ». Il est inopinément contacté : va-t-il enseigner l’anglais aux deux enfants du « directeur du Service National de la Sécurité » ? Il s’agit pour eux de pouvoir percer à jour les visées de « l’ennemi ». Hélas, il lui faut également accompagner ses élèves pour assister aux « exécutions » à coups de masse. Malgré lui, et contre toute attente, il est gagné par l’enthousiasme de la foule : « Je me suis senti assujetti par une force inconcevable à laquelle il était vain de résister ». La mise en scène de la sujétion et de l’hypnose par les masses rejoint une sorte de syndrome de Stockholm qui permet à l’opprimé d’être gagné à son bourreau. Bientôt, la confiance du directeur permet à celui qui est devenu un homme nouveau un niveau de vie jamais atteint, lui promet « une belle promotion politique ».
Séduit par la mélancolique Vesna, l’ingénu Bojan doit déchanter : elle est « sidéenne », donc paria d’un système impitoyable. Emu par son suicide, il assiste à l’inhumation. Evidemment, tout se sait ; sa bêtise, le nimbant d’héroïsme minable, lui vaut sa disgrâce et le harcèlement du directeur. De surcroit, outré, il commet un meurtre à l’encontre d’un ecclésiastique pédophile. La fuite parmi les sans-abri, la prison, le procès stalinien le confrontent à la spirale du « mal lui-même »…
Grâce à une narration fluide, le romancier emporte son lecteur dans un univers étriqué, celui d’une anti-utopie pitoyable et cruelle, redoutablement coercitive tant la police est efficace, tant la population y adhère : la «Conciliation » est à la fois « communiste et nationaliste », de religion orthodoxe, pro-Russe et anti-occidentale. Une fois révolté, l’engrenage impeccable entraîne le malheureux héros vers « l’égout » du harcèlement, de la prison, des coups et de la mort infâmante…
Certes la Serbie de cet apologue impitoyable et affreusement tragique, publié en 2009, écrit dans le sillage assumé, voire un brin trop servile, du 1984 de George Orwell[1], est une allusion au temps de l’embargo de la Serbie de Milosevic décrété par les Nations Unies dans les années 90. Andrija Matic, qui enseigna dans une université d’Istanbul, y voit peut-être aujourd’hui une secrète métaphore de la tyrannie théocratique instaurée en Turquie par Erdogan…
Un autre professeur, que l’on n’espère pas être un alter ego d’Andrija Matic, subit les feux du Burn out. Cette fois, nous sommes précisément à Belgrade, où il enseigne la littérature du XX° siècle dans une université privée prétentieusement nommée « Les Lumières ». Mais en une antithèse lourde de sens, Branimir Rihter est un spécialiste du sombre poète expressionniste austro-hongrois Georg Trakl, pour lequel il éprouve une dilection complice.
Très vite, l’on sait que l’homme, un matin de février 2014, s’est immolé par le feu sur l’esplanade de l’Assemblée nationale de Belgrade, comme un spectacle de rue, banal et incongru. Indubitablement il est inspiré par son modèle vénéré, Georg Trakl, dont la chronique dépression nourrit la matière de son œuvre autant que son suicide par surdose de cocaïne en 1915. Branimir Rihter a résolu d’accomplir son destin en une mise en scène qu’il prétend être une impressionnante œuvre d’art publique. Pas de suspense à cet égard. Cependant, la construction par chapitres et narrateurs alternés, nous renseigne efficacement sur l’inéluctable montée de la tragédie.
De plus en plus dépressif, Branimir Rihter découvre le non-sens de sa vie professionnelle, irréductiblement décalée de son idéal d’excellence intellectuelle. La faculté des études philologiques, où il est censé délivrer quelques heures de cours, a été transférée dans une ancienne usine de production d’aliments pour bétail réhabilitée. Sans doute est-elle la métaphore de l’abaissement culturel. De plus le voilà coincé huit heures par jourdans un espace ouvert, où son bureau n’est séparé des autres que par de minces cloisons de verre, où l’on est sans cesse perturbé par les bavardages d’autrui. L’enfer transparent. Sans compter que la collectivité éducative souffre de bien d’autres maux : « l’essence même de ces réunions n’était pas la recherche de la solution la meilleure mais la justification de la fonction que quelqu’un occupait ou la satisfaction d’une passion pathologique pour la réunionite ».
Un tel établissement est la propriété d’homme d’affaires véreux, corrompu et corrupteur, qui n’a pas la moindre volonté de faire de ses étudiants des humanistes cultivés. Sa seule préoccupation consiste à capitaliser des frais d’inscription parfois pléthoriques en admettant des fils et filles à papas fortunés, dont les accointances avec le pouvoir sont bien connues. Ces pseudos étudiants ne pensent qu’à papoter, tricher, pomper leurs travaux sur internet, jouer avec leurs portables. De quoi décourager un enseignant digne de ce nom. D’autant qu’il est monnaie courante, parmi les collègues de notre anti-héros, de « vendre les examens aux étudiants, rédiger les thèses des gros bonnets, décerner des doctorats honoris causa aux politiciens, promouvoir les livres de gangsters et autres criminels de guerre ». La corruption est monnaie courante.
Irrité par la nullité crasse et sûre d’elle de ses étudiants, le voici délivrant un cours sur le surréalisme qui est soudainement un morceau d’ironie brillant, pot-pourri plus surréaliste qu’André Breton lui-même : « Le Maître et Marguerite décrit vingt-quatre heures de la vie de Léopold Blum, un prédicateur musulman à l’époque des croisés ». Encouragé par l’absence totale de réaction, il enfle son hilarante improvisation. Mais lors d’une beuverie de week-end le voici photographié dans les toilettes d’un bar par un de ses étudiants, dans une posture que l’on peut deviner lorsque l’on a abusé de la bière.
Entre harcèlement estudiantin et harcèlement hiérarchique, entre inanité des ronds de jambes et autres flatteries à l’approche d’un colloque aussi pompeux que creux où règne une « langue imbécile », et crise conjugale avec une épouse acariâtre, incapable tant de relations sexuelles que d’affection, le cas Branimir Rihter subit une dévaluation professionnelle et morale irréfragable. La chose étant aggravée par la lecture du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, à l’issue de laquelle ce dernier en déduit que le suicide est « l’apogée de la liberté individuelle », alors que notre professeur veut un « suicide qui fasse sens ». Et si Kafka n’est pas cité, l’on devine son autorité régnant sur l’université et sur un professeur menacé par l’effondrement métaphysique. Le « burn-out » n’est plus une vaine métaphore angliciste.
Certes une telle lecture est à déconseiller à un enseignant dont la condition devient de plus en plus inquiétante ; la noire tragédie d’Andrija Matic ouvre au scalpel quelques-unes des veines malheureuses de notre temps, voire de l’intemporelle condition humaine. Pour ce faire l’auteur enserre son personnage et son lecteur dans une stratégie romanesque redoutable. Comme en un puzzle conspirant inéluctablement à se clore et à achever son personnage, la narration est tour à tour assumée par un narrateur omniscient, par Branimir Rihter lui-même, par des courriels, des rapports administratifs et des témoignages aux pratiques langagières diverses passant par le prisme de la vision du monde de chacun, parfois bien mince, parfois grandiloquente. Sans oublier la veuve éplorée et joliment hypocrite. La dimension férocement satirique n’est pas sans humour. D’autant que les pitoyables commentaires entourant l’évènement médiatisé font du happening flamboyant un fait divers commis par un piètre déséquilibré, voire un attentat terroriste signé par quelque « secte sataniste ». Post mortem, notre anti-héros est dépossédé de son « acte artistique, de son idéal d’ « artiste ignorant toute compromission », pour n’être plus qu’une absurde marionnette avalée par l’oubli.
Homme révolté contre l’inanité sociale, contre un enseignement vaniteux et creux, contre les conventions conjugales, Branimir Rihter s’en tire par une pirouette désespérée, rejetant avec mépris le personnel de l’université. Mais sa quête d’authenticité n’en a fait qu’un Don Quichotte dépouillé de toute la gloire qu’il projetait. Entre roman postmoderne et pamphlet, entre tragédie et clownerie, Burn-out tire à boulets rouges. Et s’il ne reste pas même une cendre de son personnage, le lecteur en conserve néanmoins le feu qui anime la performance de son auteur.
Andrija Matic, né en 1978, a non seulement publié une poignée de romans dont on aimerait accueillir la traduction, mais aussi un essai sur le poète anglais Thomas Stearn Eliot. Il est, au travers de L’Egout et de Burn-out, un maître de l’apologue politique et existentiel. Depuis l’Antiquité, l’apologue est un récit à visée morale. Il vise ici à dénoncer le mal totalitaire et tyrannique. Fable en vers ou roman en prose, il n’est pas toujours animalier[2], ce dont témoignent les Romans et contes de Voltaire. « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », écrivait cependant La Fontaine[3]dans sa « Deuxième préface à Monseigneur le Dauphin ». Il suffit pourtant de terroriser les hommes comme des animaux nuisibles, ainsi que le fit Kafka dans sa Métamorphose puis dans Le Procès[4]. Ainsi Andrija Matic, dont les personnages aboient en vain dans le désert de la liberté, pourrait-il dire : « Je me sers d’hommes bafoués pour instruire ceux pour qui la dignité du nom d’homme n’est pas un vain mot »…
Antoine Compagnon : La Vie derrière soi. Fins de la littérature,
Equateurs, 2021, 384 p, 23 €.
Alain Finkielkraut : L’Après littérature,
Stock, 2021, 234 p, 19,50 €.
Science des fins dernières de l’homme et du monde, l’eschatologie n’est pas si loin de l’apocalypse, cette révélation du cataclysme. Plus modestement, deux auteurs dissemblables, qui eurent pourtant l’occasion d’échanger leurs analyses, s’intéressent à la fin dernière des créateurs, et à une « apocalypse cognitive, pour faire allusion au titre de Gérald Bronner[1]. En effet la concomitance thématique ne manque pas de faire sens, même s’ils envisagent la question au moyen de perspectives bien éloignées. Pour tous les deux la littérature a une fin. Le premier, Antoine Compagnon, envisage la finitude d’une vie d’écrivain, voire de peintre, et s’interroge sur les pouvoirs et les faiblesses d’une œuvre tardive, à la veille du trépas. Le second, Alain Finkielkraut, déplore la perte d’influence et d’aura de la littérature. Nos deux essayistes ne sont pas affectés par une identique mélancolie, sinon par un désespoir qui crierait dans un désert encombré des scories de l’époque.
Nous avions déjà célébré le travail colossal d’Antoine Compagnon, quoique d’une manière trop partielle, en présentant son versant historien avec Les Chiffonniers de Paris[2] puis d’analyste littéraire avec Baudelaire l’irréductible[3]. Sans compter des livres, tels que Le Démon de la théorie[4], La Littérature pour quoi faire ?[5] Ou encore ceux fréquentant l’amitié de Montaigne, Baudelaire et Proust, ceux qui « auront été mes Virgile », écrit-il… Une vie bien remplie donc. Mais à plus de 70 ans - il est né en 1950 -, alors qu’il doit prendre sa retraite du Collège de France et vient de perdre une amie très chère, il est un tantinet inquiet. Va-t-il pouvoir faire encore œuvre marquante, voire œuvre qui soit au-delà des précédentes, un rebond, un couronnement ? Aussi se tourne-t-il vers ses modèles et commensaux de toujours, écrivains dont les années de vieillesse ont vu poindre des réalisations inattendues, étonnantes, novatrices, leurs « chants du cygne » en somme, selon le mythe romantique.
Si les peintres en la demeure ont été considérablement étudiés, soit les dernières périodes créatrices de Poussin, de Rembrandt, de Degas, voire d’artistes que notre essayiste n’évoque pas, comme Matisse ou Picasso, les écrivains ont été à cet égard plutôt négligés. Or ces derniers ne sont pas sujets à « l’admirable tremblement du temps », selon les mots de Chateaubriand dans La Vie de Rancé, bel exemple de créativité tardive auquel notre essayiste revient de manière récurrente, comme en un leitmotiv, un fil rouge de son livre. Il s’émeut intensément à l’occasion de cette formule magnifique de l’auteur de René, alors que cet « admirable tremblement du temps » est en une hypallage celui de la main du vieux Poussin parvenant à se dépasser en peignant son « Déluge », avant de devoir abandonner les pinceaux.
L’on peut encore écrire si l’esprit est encore là, quoique l’on puisse, comme Roland Barthes, rêver d’arrêter d’écrire pour trouver le repos. Ainsi naissent des œuvres qui sont celles d’une sénescence sublime, lorsque que la liberté de créer se débarrasse des conventions. Les croulants magnifiques sont-ils alors des révolutionnaires, des précurseurs ?
Cet aiguillon de la mort prochaine sur le destin créatif est également examiné avec le secours de quelques derniers instants romanesques. Tout d’abord celui essentiel de la mort de l’écrivain Bergotte (qui ne connut pas « la grâce de la créativité tardive »), devant le « petit pan de mur jaune » de Vermeer dans La Recherche du temps perdu de Proust, alors qu’il se dit avec grand regret : « c’est ainsi que j’aurais dû écrire ». Ou ce vieux romancier qui n’obtiendra de la maladie aucune dernière chance dans Les Années médianes d’Henry James. Sans oublier le vieil Aschenbach mort à Venise sous la plume de Thomas Mann. Ainsi la littérature du deuil, depuis le mythe d’Orphée pleurant son Eurydice jusqu’aux enfers, est-elle une constante, comme à l’occasion de l’élégiaque roman d’Hermann Broch : La Mort de Virgile. Outre le récit d’une agonie, ce dernier roman conte la perte de confiance en son poème. À l’instar de Kafka qui crut vouloir brûler ses romans ; tout en les confiant à Max Brod, qu’il devinait probablement être le plus qualifié pour en assurer la publication. Plus profondément encore, Hofmannsthal témoigne d’une crise de l’élan et des valeurs portés par la littérature, dans sa Lettre à Lord Chandos, anti-héros « malade du langage ». Entre « chant du cygne » et désert du sens, l’écart est immense. Parfois, l’on se survit à soi-même, vieillard pathétique, dont la pensée et l’écriture s’effondrent en pleine gloire : c’est ainsi que Sartre, devenu aveugle, peut à peine se demander si les nouveaux philosophes ne l’oublient pas, ne le dépassent, en le rejetant sur la touche.
Autre fin, celle des romans dont les pages nous quittent à regret, dont les héros meurent ou sont trop vite expédiés, comme à l’issue de La Chartreuse de Parme de Stendhal. Et l’on devine qu’Antoine Compagnon ne peut que s’interroger sur les œuvres posthumes, qu’elles soient dues à un décès impromptu, ou, plus émouvantes encore, peaufinées par leurs auteurs qui ont connaissance de leur fin imminente. L’œuvre dernière l’est-elle « par accident » ou « par intention, délibérément finale »…
Malgré des redites, la méditation d’Antoine Compagnon, entre vigueur et fatigue, entre espérance et mélancolie, est aussi émouvante que roborative. Car ni funèbre ni plaintive, elle est plutôt réconfortante : des beautés peuvent jaillir du grand âge, qu’il s’agisse de Goethe en son second Faust ou des derniers quatuors de Beethoven. Ce que confirme un généreux cahier d’illustrations, où s’ébattent Rembrandt, Titien, Poussin, Delacroix, mais aussi des manuscrits de Saint-Simon et de Nathalie Sarraute, sans oublier deux portraits photographiques de ce Baudelaire d’âge mûr qui sentit passer sur lui « le vent de l’aile de l’imbécillité ». Il faudra bien, en un dernier accord de sagesse imparable, et qui sait avec un sursaut créatif ultime, « gagner la sortie ». L’on saura se consoler en sachant que de jeunes plus créateurs, voire encore à naître, relèveront brillamment le flambeau de l’art et de la littérature.
Platon : La République, Brocas & Humblot, 1767.
Photo : T. Guinhut.
Pourtant, ce qui est considérablement plus grave, selon Alain Finkielkraut, lui né en 1949, nous serions déjà dans L’Après littérature : « Le temps où la vision littéraire du monde avait une place dans le monde semble bel et bien révolu », affirme-t-il d’emblée. S’il y a des lecteurs, ils regardent du haut de leur immaturité et de leur suffisance, empreints qu’ils sont par de nouveaux préjugés qui ont nom « néoféminisme simplificateur, antiracisme délirant, oubli de la beauté par la technique triomphante comme par l’écologie officielle ». C’est ainsi qu’une adolescente suédoise, Greta Thunberg pour ne pas la nommer, s’érige en passionaria du climat en ordonnant une grève hebdomadaire des cours, au mépris de la culture historique et scientifique, au mépris de la complexité et de l’argumentation contradictoire[6], préférant avec une moutonnière jeunesse « le face à face des Justes et des Salauds »… La fin d’une littérature et d’une philosophie intelligemment formatrices serait donc consommée ?
Pour Alain Finkielkraut, un personnage est symptomatique des maux de notre temps : c’est « Tante Céline », qui, dans Un Amour de Swann de Proust, s’irrite avec hauteur de ce que l’on souffre « cette folie de la classification et du cloisonnement des êtres », ainsi que le conceptualise notre auteur. Sur notre temps s’abattent les égalitaristes qui font fi de tout jugement argumenté et fouillé, les thuriféraires des mots d’ordre à la mode : « vaincre l’exclusion, célébrer l’hospitalité, effacer les frontières, abattre les murs de la forteresse », toutes vertus prétendues qui ne sont au service que de leurs proclamateurs, qui ne se gênent pas pour exclure tous ceux qui ne partageraient pas leur absolu.
L’on connait l’antienne : c’était mieux avant ; la bonne littérature se perd, et caetera. À toutes les époques, y compris depuis l’Antiquité, des voix s’élèvent pour déplorer la dégénérescence des mœurs et de l’art, ce dont ce dernier se moque allègrement. Car c’est probablement idéaliser le passé que de prétendre qu’il fut toujours le trône de la belle langue et de la belle littérature, même si des Lamartine, des Chateaubriand et des Victor Hugo, grands poètes s’il en fut, se montrèrent des géants politiques humanistes, honorables et honorés. Sans doute aujourd’hui sont-ils trop blancs, trop patriarcaux, trop chrétiens…
Certes l’art contemporain manque pour le moins de noblesse et n’est peut-être plus de l’art[7] ; certes nos nouvelles générations semblent souffrir d’un quotient intellectuel en baisse ; certes il ne semble pas que le roman et la poésie française les plus contemporaines s’élèvent à des hauteurs beaucoup plus honorables que le défaitisme d’un Houellebecq ; certes la cancel culture[8] veut balayer jusqu’à Shakespeare qui serait raciste et tous ceux qui ne seraient pas compatibles avec les diktats des Lesbiens, Gay, Bi, Trans et tutti quanti… Tout ce dont se plaint notre essayiste, que les uns traiteront sans courtoisie de vieux ronchon, de ringard patenté par l’Académie française. Reste qu’il vitupère non sans pertinence contre « les terribles simplificatrices », contre « le licenciement du vieux monde », contre « l’antiélitisme de l’élite », contre la perte de la transcendance, contre « l’empire de la laideur », quand « la beauté n’est plus aimée ».
Ainsi déplore-t-il à juste titre que l’on confonde les prestations musicales de Johnny Halliday avec la musique au sens noble du terme, lorsqu’une député - Aurore Bergé pour ne pas la nommer - « a comparé la ferveur autour de Johnny avec les funérailles de Victor Hugo ». Ainsi « le divertissement a fait main basse sur la grandeur ». De même il se rit amèrement que les musées soient devenus des « lieux de démocratisation inclusifs ». Pèle mêle, il brocarde le jargon post-culturel, le culte débile de la « diversité » et de la « parité », le délire des antispécistes[9] qui ne font plus de différence entre les humains et les animaux, les éoliennes défigurant le paysage français, les « vitupérations » du rap, « l’idéal égalitaire » et « la gauchitude », bien entendu tous ceux qui sacrifient l’autorité de la littérature et la dignité de l’humanité à leur plaisir vulgaire, à l’idéologie, qui est étique et non éthique. Car ils demandent à l’art de « défendre la bonne cause », « d’illustrer une vérité préalable », celle de leur doctrine, ils abolissent « la distinction entre la culture et l’inculture », en proclamant que « tout est culturel ». En conséquence Alain Finkielkraut préfère la « nuance » et l’art de la discrimination judicieuse à la condamnation a priori, cette nuance qui est la marque de l’être cultivé. Soit tout ce qui peut conduire le récalcitrant finkieltrautien au pilori.
Inexorablement, la hauteur stylistique et morale de la littérature se voit dévastée par le règne du cliché, la vulgarité de la langue, la putréfaction de la bêtise. Le déclin français, voire au-delà, serait-il inéluctable ?
Malgré une construction passablement erratique qui est son péché mignon, comme dans son Identité malheureuse[10], car dénonçant les excès du politiquement correct, androphobe ou anti-blanc, il en perd parfois le lien avec la littérature, l’essai est cultivé à plaisir. Dernier gardien du temple, Alain Finkielkraut tient à ses héros littéraires, des romanciers encore contemporains, mais provisoirement, comme Philip Roth, dont La Tache[11] révéla d’une manière virtuose et fort prémonitoire la dictature antiraciste[12] dans les universités américaines, et Milan Kundera qui en connait un rayon en termes de totalitarisme communiste. Car si « l’Etat totalitaire est mort, l’esprit totalitaire demeure. Big Brother a changé d’adresse : il ne surplombe plus la société, il en est l’émanation ». En ce sens, pour cette clairvoyance, Alain Finkielkraut ne peut s’adresser qu’aux esprits libres.
Comme pour se consoler d’atteindre un âge respectable au-devant d’une mort prévisible, l’un, Antoine Compagnon, exalte les créations littéraires et picturales nées en fin de vie, tout en refusant « de croire que la littérature ait perdu le combat », tant elle a aujourd’hui de lecteurs, tant les livres sont accessibles. L’autre, Alain Finkielkraut, sonne au contraire le glas d’une littérature dont les nobles fonctions touchent à leur fin. Si nous avons joué sur les sens du mot « fin », c’est aussi pour rapprocher ce que ces deux auteurs ont en commun : outre leur affection pour Roland Barthes, les anime un goût réel pour la beauté de la langue et le sens civilisateur de la pensée.
Palacio de Soñanes, Villacarriedo, Cantabria. Photo : T. Guinhut.
Florina Ilis ou la Roumanie prise en écharpe :
La Croisade des enfants, Les Vies parallèles,
Le Livre des nombres.
Florina Ilis : La Croisade des enfants,
traduit du roumain par Marily Le Nir, Syrtes, 2010, 512 p, 25€.
Florina Ilis : Les Vies parallèles,
traduit du roumain par Marily Le Nir, Syrtes, 2014, 664 p, 25 €.
Florina Ilis : Le Livre des nombres,
traduit du roumain par Marily le Nir, Syrtes, 2021, 544 p, 25€.
Que pouvons-nous attendre d’un grand roman ? Que l’ampleur de son sujet s’accorde avec le soin dans les détails. Que la dynamique narrative permette à chaque page, voire chaque ligne, d’ouvrir à la pensée des perspectives, d’offrir une réelle et succulente richesse stylistique… « Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à s’élever à la hauteur de l’art, doit justifier son existence à chaque ligne », c’est ainsi que Joseph Conrad, dans sa préface au Nègre du Narcisse, formulait l’exigence esthétique du romancier. Sans nul doute, cette exigence est également celle de Florina Ilis, au vu de La Croisade des enfants, volume final d’une trilogie. Avec La descente de la croix et La Vocation de Matthieu, qui sont moins des textes religieux qu’une réflexion sur la création artistique et les tentations du virtuel, ce vaste roman complète la Trilogie de la connaissance ou de la virgule. À l’œuvre abondante, il faut ajouter Les Vies parallèles, consacré au poète roumain Eminescu. Et Le Livre des nombres, une fresque rurale au temps du communisme collectiviste et au travers d’une vaste famille roumaine.
Professeure de littérature japonaise née en 1968, amatrice de Kawabata, Tanizaki et de Bashô (elle a elle-même publié des haïkus), on devine que le goût de la langue, de ses pouvoirs de suggestion, n'est pas étranger à Florina Ilis. Admiratrice de Proust, on entend que ne lui font pas peur l’écriture au long cours et les réseaux de sens qu’une œuvre d’ambition réclame. Néanmoins, la rencontrant, sa modestie, sa discrétion peuvent ne pas laisser pas préjuger de la puissance de son souffle narratif et encyclopédique. Et pourtant !
La Croisade des enfants commence de manière innocente pour un roman pas si innocent. Un chef de gare ordonne le départ d’un train. Il n’est qu’un des multiples personnages entourant le voyage d’une colonie de vacances vers sa maritime destination qu’elle n’atteindra jamais. Très vite, la succession des paragraphes qui s’achèvent par une virgule avant d’entrer dans la vie, la parole, la pensée d’un autre protagoniste -ce qui aurait pu n’être que le sec procédé postmoderniste de la multiplication des voix narratives et des focalisations internes- nous emporte sans heurt et bientôt avec un train d’enfer, dans l’aventure. Selon une succession aléatoire et récurrente, au rythme sans ennui, ou parfois par association d’idées, dans un flux qui paraît ne jamais devoir s’arrêter, les strates de la société roumaine (voire de toute société) sont visualisées, comme par une parfaite et immense coupe. Coupe également à travers chaque protagoniste en quelque sorte radiographié. On plonge dans la psyché de ceux qui amènent leur rejeton et quittent le quai de la gare, de ceux qui prennent ce train, enfants, professeurs accompagnateurs, croyants et athées, dont un clandestin de douze ans : Calman… Et ceux qui gravitent autour de l’action, depuis une sorcière tzigane en passant par un concepteur de sites web, un « Baron » de la pègre, un député corrompu, un chef de la police… Au point qu’ils paraissent nous livrer tous les secrets de leur passé, de leur vie, sinon de leur futur. Pavel, le journaliste et rédacteur en chef, peut-être la métaphore de l’auteure, s’est écartée de son père, parfait ouvrier du communisme, pour dénoncer les failles du régime de Ceausescu. Puis pour traquer les scandales politiques et les réseaux de la prostitution d’enfants abandonnés. Promesse d’un avenir meilleur, pourtant confronté à la déliquescence générale de la Roumanie, il sera celui qui comprend le premier la portée de l’événement, le premier converti par cette croisade. Ne serait-ce que par cette plongée dans les composantes individuelles d’un pays grâce à un redoutable narrateur omniscient, ce roman engage, par un réalisme plus qu’efficace, une vision impressionnante de l’humanité et du monde.
Mieux encore, autour de l’incroyable événement qui voit les enfants s’engager dans « des stratégies de conquête du train », enfermer les professeurs dans leur compartiment, arrêter le train, chacun y va de sa participation à l’action, de son commentaire, de son angoisse ou de son enthousiasme. Ce sont les bambins eux-mêmes, leurs parents, des policiers et des militaires, un journaliste, des voisins, un truand qui planque une camionnette surarmée dans des bois jouxtant le train bloqué, ce qui permettra aux sales gosses de s’approvisionner. Sans compter la vieille tzigane passablement magicienne qui veille de loin, grâce à une amulette volée, sur Calman, le délinquant aguerri du haut de ses douze ans : celui qui est le déclencheur de la révolte, de l’incarcération des profs, du meurtre du chauffeur… S’ensuit une sorte de république des gamins, dont les wagons sont cernés par les bois et par une armée démunie devant cet adversaire inattendu, et surtout, grâce à la traînée de poudre de l’information, l’afflux incontrôlé de colonnes d’orphelins et autres délinquants abandonnés qui confluent vers le lieu du miracle pour en attendre une satisfaction de leurs besoins les plus élémentaires et les plus fous, de pain, de justice et d’affection, un improbable salut… Développant alors une vie en marge des règles adultes, ils changent la colonie de vacances ordonnée en anarchie charmante, puis criminelle, aux dépens de ceux qui représentent l’autorité parentale, pédagogique et politique, mettant presque en déroute le pouvoir, y compris de l’armée. Peut-on croire à « la pureté des petits monstres qu’ils ont mis au monde » ? L’hypothèse terroriste, les armes trouvées par les mutins qui « jouent à la guerre », puis l’irruption des cohortes des enfants des rues affolent l’opinion publique et les médias, ébahis par les victimes et les revendications de ceux qui veulent « un parlement des enfants ». Dans le cadre du réalisme, le crescendo devient hallucinant, frôlé par l’aile du fantastique. Si tout cela reste bien plausible (nul pays n’est à l’abri de ce genre de déraillement sociétal), la prescience inquiète de la vieille magicienne, la jeune fille malade en quête de miracle, le délire mystique s’emparant de ceux qui confluent autour du site web « Order of innocence » font de cette « croisade des enfants » un double parodique et néanmoins illuminé de celle du XIII° siècle. On comprend alors que l’auteur soit également une aficionada du réalisme magique latino américain.
Est-ce par ironie que ce roman étonnant est ainsi titré ? On sait l’échec que fut cette médiévale et insensée « croisade des enfants »; d’ailleurs largement un mythe, puisque les enfants n’étaient en fait que des pauvres qui moururent presque tous avant de ne jamais atteindre la Terre Sainte. En la Roumanie de l’aube du XXI° siècle, il s’agit bien d’enfants, mais on n’est pas sûr qu’elle soit inspirée par un quelconque Dieu des enfants… La naïve odyssée, réécriture de la révolution roumaine de 1989, autant propagée par quelques prédicateurs anonymes que par la rumeur, par internet et la presse, bascule dans l’imprévu dantesque, dans l’horreur. Autour de quelques dizaines, puis centaines de bambins et ados, la sympathique colonie de vacances qui devait ne rallier que la mer Noire, puis la prometteuse quête des enfants perdus pour la reconnaissance, entraînent la Roumanie entière dans leur sillage dévastateur. Pourtant, le désordre moral en sera à peine changé. En ce sens, la dimension épique, comme dans un jeu vidéo qui multiplie ses combattants et ses possibilités, est patente. Sauf que la distribution entre le Bien et le Mal n’est pas si claire.
Sans cesse, le roman se déploie selon une multiple spirale narrative : spirale temporelle qui ajoute les péripéties les unes aux autres en une vaste gradation ascendante ; spirale géographique le long du parcours ferroviaire, dans la région, dans le pays, voire le monde entier grâce à l’usage d’internet ; spirale politique, jusqu’à un baron de la mafia, jusqu’au Premier ministre... Car dans cette fresque intense et encyclopédique, hallucinante et cependant distanciée, Florina Ilis révèle la déliquescence de la Roumanie postcommuniste. Ce qui n’excuse évidemment en rien le régime tyrannique auquel ont succédé une démocratie et une économie plus que maladroitement libérales. Ce qui est en cause, autant que les bases d’une société qui n’a pas encore su digérer le régime communiste de Ceausescu, et qui de la liberté d’entreprendre connaît surtout celle de la criminalité et de la corruption, c’est la question de la destinée d’un pays en difficile mutation. Ses enfants souhaitent le bonheur, qu’ils soient privilégiés et choyés par leurs familles ou orphelins abandonnés à leur déréliction, mais ils n’ont évidemment pas, encore moins que les adultes, les moyens de leur utopique ambition.
Au-delà du constat autobiographique, lyrique et pathétique de Cartarescu qui narre dans une autre trilogie (Orbitor, L’œil en feu et L’Aile tatouée) ses années de formation dans la Roumanie de Ceausescu, l’intention dénonciatrice du roman de Florina Ilis est également porteuse d’une interrogation sur l’irruption des nouveaux médias et d’internet (nouvelle génération oblige) qui sont alors autant les moyens d’une connaissance aiguisée du réel que l’entonnoir d’une irrationalité que l’on croyait résolue.
Il va sans dire qu’un tel roman intéressera les sociologues politiques autant que les spécialistes de l’éducation. En effet le bien fondé de l’innocence et de l’autorité sont au centre du débat induit par l’action. La dimension satirique, voire humoristique, est sans cesse présente sous la plume d’une écrivaine guère encline au messianisme puéril. Pensons à la liste grotesque des revendications enfantines : « davantage de vacances », « un balai marque Nimbus 2000 », jusqu’à un « parlement des enfants »…
L’ironie, le sens de la narration et la culture aussi rayonnante qu’acérée de Florina Ilis font merveille, éveillant chez le lecteur mille étages de réflexion, au cours d’un texte aux complexités aussi nombreuses que miraculeusement aisées. Qu’est-ce qu’ « Order of innocence » : un virus informatique, un site polarisant les fantasmes, ou le génie du mal inhérent aux plus jeunes? Plus encore que dans Sa majesté des mouches de Golding, l’enfance est ici démythifiée, prodigue qu’elle est en sauvagerie, en barbarie menaçant toute civilisation. La limite entre les jeux vidéo, Harry Potter, Eminem (ces héros adulés) et la conquête du pouvoir réel est gaillardement franchie. S’emparant du train en « 3D », nos petits héros posent au lecteur la question de la responsabilité des jeux et des médias corrupteurs, à moins qu’il s’agisse de celle de leurs parents et maîtres défaillants, ou encore de celle de la nature humaine… Ainsi, le roman-somme affirme ici sa vocation à figurer, interpréter et interroger le monde, en un examen à la fois sans concession, social, satirique et métaphysique, jusqu’au « mysticisme délirant ». Sans oublier la structure « autoreverse » du roman, comme le walkman final…
Image du chaos postcommuniste et de la condition parfois exécrable des jeunes Roumains, de la dégringolade des utopies, ce vaste apologue est bourré de talents jusqu’à la gueule. L’acuité politique, la dissection des psychés autant que du contexte socioculturel contribuent à la réussite d’une fresque romanesque intense, encyclopédique et sans lourdeur, au point que notre conception de la nature humaine en soit ébranlée, que la remise en cause de nos préjugés soit initiée. Indubitablement, Florina Ilis entre dans la cour des grands du roman européen, comme le fit en 2006 Jonathan Littell avec Les Bienveillantes, rare roman de l’aube du XXI° siècle à avoir atteint cette qualité d’ampleur thématique et de richesse dans le détail (il est vrai qu’il est américain d’origine, ceci expliquant peut-être cela). « On appelle classique un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente comme l’équivalent de l’univers. » disait Italo Calvino, dans Pourquoi lire les classiques. Considérons donc La Croisade des enfants comme un classique.
Plutarque : Vies des hommes illustres, Cussac, 1802.
Photo : T. Guinhut.
Plutarque avait fait de ses Vies des hommes illustres des Vies parallèles, dans lesquelles il comparait les figures de l’antiquité grecques et romaines, au bénéfice des premières, sans cesse parées des grandes vertus. De même, un écrivain a plusieurs vies parallèles, celles de sa biographie, celles de ses œuvres et de ses personnages, celle enfin de sa postérité. Le nom de l’homme illustre Eminescu ne dira rien au lecteur français. Pourtant, il est encore considéré comme le poète national roumain, trop national probablement, au point de donner lieu à de nombreux avatars, mis au jour dans ces romanesques Vies parallèles. La romancière Florina Ilis propose à son sujet une hallucinante fiction documentaire.
En juin 1883, Mihai Eminescu, le « jeune homme à crinière romantique », devient fou. Jusqu’à sa mort, en juin 1889, il est d’abord confiné dans un asile psychiatrique, où, atteint de « verbigération », il se prend pour un « Pharaon », avant de plus ou moins végéter, paraître en bonne santé, errer et délirer. Bien que le diagnostic, entre syphilis et psychose maniaco-dépressive, ne fit guère de doute, l’on se demanda s’il fut victime d’une conspiration politique. Le récit embrasse cette période agitée, mêlant réalisme des témoins et imaginaire du protagoniste, alternant rapports et « auditions », monologue intérieur et écrits du poète ébranlé en sa psyché. « Malgré son génie omniscient », il commit des articles antisémites et restait « un grand naïf pour ce qui est des problèmes de la vie ». Il fut « heureux pour un poète, malheureux pour un homme ». Sans oublier les intrigues et amours contrariées, les retours en arrière, les anticipations, le poète maudit est ranimé, diffracté, en cette vaste fresque chaotique et colorée. Car ce sont « soixante et onze pièces d’un puzzle tout en enfilade ».
Il y a bien des lectures parallèles à envisager de ces Vies parallèles bavardes et torturées, peut-être exagérément touffues, terriblement encyclopédiques. Au-delà de notre curiosité pour la figure contrastée d’un conservateur, la récurrente « récupération des valeurs du passé » n’a pas manqué : il fut lu comme un tenant du racialisme de l’extrême droite des années trente, « annexé à la pensée légionnaire », lu comme un social prolétaire par le communisme de l’après-guerre, comme un parangon enfin du nationalisme choyé par Ceausescu. Ce dont le roman se fait le réquisitoire prolixe et documenté. Le mythe national est ainsi déconstruit avec le scalpel de la littérature elle-même, avec les moyens d’un immense orchestre symphonique générique et stylistique.
L’un des plus étonnants chapitre de ce roman polyphonique emprunte en 1960 la voix, peut-être une réincarnation d’Eminescu, de la « muse ». Elle embouche un parfait morceau de bravoure, chantant les bienfaits du communisme, en un modèle d’ironie corrosive et enjouée : « Polymnie, celle du lyrisme et du mime, s’est vue attribuer des tâches dans le domaine de la censure (elle se tait, coupe, ajoute et intercale au besoin). Mes autres sœurs, dont le travail restait sans objet, Melpomène, Thalie, Terpsichore et Uranie, ont suivi une formation en vue d’une nouvelle qualification professionnelle et ont été dirigées vers divers secteurs artistiques où elles pourraient utiliser leurs compétences (théâtre, ballet, traduction, etc.). Nous quatre qui sommes restées, nous avons suivi des cours de marxisme-léninisme et avons assimilé consciencieusement les tendances esthétiques et les directives artistiques préconisées par le parti ». Les pouvoirs totalitaires ne visent qu’à s’approprier les écrivains, les poètes, pour les juguler ou pour en décorer leurs bannières…
Le défi a été relevé avec un brio impressionnant par Florina Ilis : rendre son identité, son morcellement, au poète, inventorier les oripeaux de l’Histoire pour l'en débarasser. En ce roman de société biographique, ce roman-somme, cette satire idéologique, cette traversée des errements d’un pays, tout à la fois essai et enquête, le flot narratif séduit autant que l’invention stylistique, que le maelstrom politique.
Dans l’Ancien testament, le « Livre des nombres » s’occupe de recenser les Israélites entre la sortie de l’esclavage égyptien et l’accession à la terre promise. Ses récits, prophéties, lois et généalogies auraient, selon une tradition légendaire, été rédigés par Moïse en personne. Comme en écho à cette autorité biblique, la romancière roumaine Florina Ilis fomente une Histoire de la Transylvanie, tenaillée entre Autriche-Hongrie, Roumanie et communisme. C’est un vaste demi-siècle qui est pris en écharpe en cette abondante et généreuse fresque, souvent dramatique, voire tragique.
Malgré le bal et le « premier amour d’Anna » qui sera la mère du narrateur, pour le grand-père Spiridon c’est en 1959 « le commencement de la fin ». Car des « brigades d’activistes » prennent bien du plaisir à la collectivisation forcée des terres. Le communisme commence avec la fin de la liberté. Ce qui n’était pas tout à fait le « jardin d’Eden » ne l’est décidément plus. La nationalisation fut un pillage, « la brutalité des temps nouveaux n’avait rien épargné, rien laissé au hasard ». Ainsi le grand-père Gherasim est emmené pour être jugé comme « chiabur », l’équivalent du koulak russe, soit un riche propriétaire, à qui l’on intime de céder ses terres à l’Etat. Hélas, il trimballe dans sa poche des « bouts de papier contre le Parti » et ne sachant pas bien lire il signe son hostilité au régime !
Il faut un témoin, un enquêteur, pour signer cette chronique ; c’est l’écrivain et narrateur omniscient, qui interroge les membres de sa famille, compulse les albums et les productions d’une lignée de photographes, y compris des documents falsifiés pour accabler les dissidents (« un écrivain connu rencontrant des agents étrangers »), puis fouille, lorsque c’est enfin possible, les archives de la police secrète, la « Securitate ». L’on se doute qu’en sa mise en abyme la romancière a fait de même, sans oublier le secours de son imagination.
La galerie de personnages devient toute une comédie humaine, entre gens chaleureux et hauts en couleurs, comme Zenobia, mais non dénués de rivalités diverses, et les prédateurs qui usent du vent politique, qu’ils soient nationalistes ou communistes, comme Marin, « membre du Conseil populaire » ; mais sans manichéisme : est-ce le courant de l’Histoire qui fait le bien et le mal ou la diversité des natures individuelles ? Au microcosme villageois répond le macrocosme de la Roumanie et des Pays de l’Est.
« Prose réaliste » et « poétiquement esquissée », selon le modus operandi de l’écrivain, la chronique familiale et rurale et le roman de mœurs ont quelque chose d’épique, tant la succession des générations est marquée par les régimes politiques, par l’abjecte lubie communiste, par les ruses de la liberté. Entre temps, la terre a été rendue aux habitants, pour clore le temps de la tyrannie de Ceaucescu. Reste le pouvoir de la mémoire et de l’écriture, restituant les vies et les psychologies. À tel point que la jeune Nora, admirant les livres de notre narrateur, qui veut « connaître la vie dans ce qu’elle a de plus beau, de plus pur, de plus exaltant », et poste des textes sur Facebook, veuille « devenir écrivaine » : il lui faut pour cela voir naître un « bébé souillé de sang », métaphore de l’avenir...
Les romans de Florina Ilis s’inscrivent autant dans une dimension historique que mythique. La Croisade des enfants - peut-être son chef-d’œuvre - narrait un voyage ferroviaire qui culminait en une avalanche du mal. Les Vies parallèles collectionnait les strates de la vie du poète roumain Eminescu et les errements du concept de poète national. Avec ce Livre des nombres, elle ajoute plus d'une corde politique à son entreprise profondément humaine et satirique. « Buvons à la littérature ! » s’exclame un personnage, que nous approuvons avec joie.
Thierry Guinhut
La partie sur La Croisade des enfants a été publiée dans L'Atelier du roman, décembre 2010,
celle sur Les Vies parallèles dans Le Matricule des anges, janvier 2014,
celle sur Le Livre des nombres dans Le Matricule des anges, mai 2021.
Monasterio San Zoilo, Carrion de los Condes, Palencia.
Photo : T. Guinhut.
Surveillances étatiques
& entrepreneuriales,
ou le citoyen de verre,
par Wolfgang Sofsky & Shoshana Zuboff.
Wolfgang Sofsky : Citoyens sous surveillance,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, L’Herne, 2021, 272 p, 16 €.
Shoshana Zuboff : L'Âge du capitalisme de surveillance,
traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel,
Zulma, 2022, 864 p, 13,50 €.
Armés de tous leurs saints idéologues et de tous leurs anges policiers, ces dieux que sont devenus l’Etat complotent comme de sombres aigles aux regards aiguisés plantés dans les neurones des citoyens, des consommateurs et des individus que l’on eût cru libres. Wolfgang Sofsky, que nous connaissions pour ses vigoureux essais sur les vices et la violence[1], produit un pamphlet particulièrement affuté, Citoyens sous surveillance, d’abord publié en allemand en 2007, puis amendé jusqu’en 2021 ; car, n’en doutons pas, il y a sans cesse matière. Cependant, au-delà des tentacules de l’Etat radiographiées par notre essayiste, ne faut-il pas penser à celles de ces puissantes entreprises qui, bien plus que collectionneuses d’informations, entreprennent elles aussi de se faire conseillères, propagandistes, censeures…
Premièrement intitulé Le Citoyen de verre. Entre surveillance et exhibition[2], cet essai du sociologue et philosophe allemand d’aujourd’hui (peut-être le plus pertinent avec Peter Sloterdijk, qui d’ailleurs fit la critique de l’impôt[3]) devient en son édition augmentée Citoyens sous surveillance, en un titre plus ramassé, plus inquiétant. Comme en un apologue, notre essayiste allemand commence par rapporter la petite histoire de la « famille B », qui, ainsi nommée, parait anonyme. Sauf que tout conspire à ce que rien ne soit ignoré : consommations et horaires d’électricité, caméras urbaines, ponctions fiscales, achats en ligne, communications téléphoniques, courriels, comportement de l’enfant à l’école, tout concourt à notre sécurité et notre confort. Sauf que si « l’atmosphère est à la coercition tolérante », voici, pour reprendre le sous-titre : « la fin de la vie privée ». Les traces de nos pas, de nos désirs, de nos pensées même s’accumulent dans les boites noires du renseignement étatique et commercial. L’inventaire de l’espionnage plus ou moins consenti, par indifférence, complicité ou contrainte devient vite pour le moins problématique, voire terrifiant.
Les totalitarismes du XX° siècle ne nous auraient donc pas servi de leçon ? Aussi est-il urgemment nécessaire, avec Wolfgang Sofsky, de mettre en œuvre des « retours sur le passé ». Depuis les Romains qui opéraient « une distinction claire et nette entre le public et le privé », en passant par la Renaissance beaucoup moins libérale avec le concours des religieux, puis la Révolution française très intrusive, hors l’éphémère liberté du divorce. De longtemps, « être socialement intégré c’est porter des chaines sociales ». L’Histoire de la vie privée, pour reprendre le titre de Philippe Ariès et Georges Duby[4] n’est pas un champ de roses mais plutôt une couronne d’épines. Ce fut anonymat des villes qui permit l’irruption d’une vie détaché du groupe obligé, ainsi que la possibilité de trouver un espace propre à chacun. Et seul le vingtième siècle, malgré ses Léviathans nazis et communistes aux yeux meurtriers, permit à chaque individu ou presque de disposer d’une « chambre à soi », pour reprendre le titre de Virginia Woolf[5].
Il s’agissait d’échapper aux tyrannies, familiale, professionnelle, confessionnelle, et caetera. Au-delà pourtant « tout pouvoir qu’il soit de nature démocratique ou autocratique, menace la liberté de l’individu ». Or l’Etat, « institution destinée à dominer les citoyens », « n’est ni un havre de moralité ni une institution morale ». Cependant il réclame de plus en plus de lois, d’agents de la fonction publique, d’argent du contribuable, au détriment de « l’unique mission qui lui revient : garantir la liberté ». En ce sens, Wolfgang Sofsky a toute sa place dans la tradition du libéralisme politique.
S’interrogeant sur la peau et le corps, sur le sexe et ses penchants, voire sur la honte, espaces intimes du sentiment de privauté, notre essayiste montre combien ils exigent d’être protégés, alors que, ajouterons-nous, ils peuvent être les objets favoris de l’exhibition glorieuse et de la victimisation revendicatrice. Cependant, lorsque le coupable cèle crimes et délits, « le droit à la vie privé atteint sa limite là où la liberté de l’individu est menacée ». Reste « l’espace enténébré de la vie privée », celui de l’agonie et de la mort, plus encore du suicide.
La propriété privée risque elle aussi d’être l’objet d’une surveillance orwellienne : « pour bloquer toute nouvelle inégalité dès son apparition, il faudrait en permanence surveiller la propriété de tous ». En conséquence, extirpant la liberté économique, « la manie de l’inégalité mène tout droit à la tyrannie ». En conséquence encore, l’impôt pour lequel nous travaillons la moitié de notre vie, est à la fois le fait d’un voleur légal, l’Etat, et l’objet d’une utilisation inconsidérée, bien au-delà des bornes régaliennes de ce même Etat. En authentique libéral classique, notre essayiste professe avec justesse : « ce n’est pas l’assistance qui justifie l’existence d’un Etat, mais la garantie de ces droits à la protection et à la liberté qui évitent à l’individu d’être victime d’agressions extérieures ». Hélas, non seulement le citoyen n’obtient pas la contrepartie attendue de l’avalanche fiscale qui se glisse dans tous les interstices de l’activité publique et privée, avec les yeux d’Argus et les serres de rapace du pouvoir bureaucratique, mais de surcroît sa sécurité est plus que faillible, la misère matérielle l’attend au tournant, la prospérité économique et les systèmes d’éducation se délabrent. Tout cela au prix d’un « travail forcé camouflé » et d’une régulière ponction des informations afférentes. Entre saisie et redistribution, l’Etat est une hydre aux cent bras de plus en plus lourds. Et encore Wolfgang Sosfky parait d’abord s’adresser à son pays, l’Allemagne. Que dirait-il s’il fixait sa perspicacité sur la France…
L’espionnage certes est un mal nécessaire aux mains d’un Etat garant de la sécurité de ses citoyens, à condition de ne pas épier l’innocent au détriment du coupable, ce qui est un art pour le moins délicat, de ne pas préférer certains coupables à d’autres, là pour des raisons idéologiques. Le Léviathan est capable du pire s’il n’est pas lui-même surveillé. Par exemple de vouloir être le « gardien de la moralité », armé d’une légion toujours croissante de surveillants. Le Surveiller et punir de Michel Foucault[6] trouvant ici une nouvelle métastase.
Loin de rester une politesse indispensable la discrétion protectrice se voit battue en brèche : « l’indiscrétion est pratiquement considérée comme une vertu démocratique ». C’est une forme moderne du commérage, du voyeurisme graveleux, dans laquelle le harcèlement pointe le bout insistant de son museau fétide.
Nous sommes tous des « citoyens de verre », fragiles et au travers desquels tout est de notre moi lisible, mais aussi livrés aux écrans qui, télévisuels, veulent nous hypnotiser, ou depuis Internet qui nous piste et nous balise, tout en nous permettant de déposer les témoignages du narcissisme et de la peur, tout autant que de capter et influencer ceux d’autrui. Or « la culture médiatique de l’indiscrétion » chamboule le terrain de la propriété de soi. En même temps, l’apparente bonne volonté de la transparence se change en imposition de l’impudeur et en inquisition.
Les malheureux citoyens de verre pourraient se voir brisés menu, car la destruction de la vie privée va la main dans la main avec l’érosion de la liberté politique. Quand il s’agit de « leur inculquer ce qu’ils ont le droit de penser », ne leur reste-t-il que « la possibilité de se retirer dans son monde intérieur » ? De fait « la politique de l’esprit […] fait tomber les hommes dans les cages de la captivité intérieure ». Il en est de même pour « la politique de la mémoire » qui trimballe sa cargaison d’idéologie historique, dans laquelle le dogmatisme et le conformisme, y compris religieux, ne tolèrent pas la subversion de la pensée libre. C’est ainsi que « certains partisans d’un relativisme culturel sont pourtant disposés à renoncer à la liberté et à la vérité », note avec pénétration notre essayiste. Alors que « Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur », disait Figaro[7].
La biopolitique dispose de sa propre « supervision morale », y compris lors de la récente pandémie, dénie le droit à une mort supportable. Le droit de léguer à ses enfants est bafoué par des limitations et autres taxations. De même les modes de procréation font l’objet de contrôles, voire d’interdictions, qui sait si bientôt elle fera « du patrimoine génétique le critère de répartition des droits civiques et des droits aux prestations »… Au point que, pour reprendre Wolfgang Sofsky, « héritier du clergé, l’Etat moderne s’est donné pour mission de veiller sur les bonnes mœurs et d’assurer la production d’individus vertueux ». Vertu d’ailleurs hypocrite, si l’on songe combien la délinquance, la criminalité, le prosélytisme du terrorisme ont les coudées franches.
Gardons-nous d’être naïf et confiant ; ce pourquoi il faut lire Wolfgang Sofsky. Et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce n’est pas seulement la Chine qui est à même d’épier de manière panoptique nos rues et nos reins, mais tout pays pour lequel « liberté » est un mot gênant, un vain mot. Certes la criminalité et la délinquance méritent d’être scannées, à condition de savoir délimiter clairement leur cercle, qui doit être celui des atteintes aux personnes et aux biens ; et non celle du crime par la pensée, exprimée ou non.
La réflexion de Wolfgang Sofsky est incisive, rude, la charge contre l’impôt et l’Etat décapante et revigorante, la satire morale contre les vices publics, contre la « mise en réseau » des information fiscales, sociales, médicales, judiciaires, scolaires (etc.) qui s’exercent au dépend de l’individu est éclairante, sans oublier la suite logique : l’endoctrinement et son corollaire, la censure. Ce qui n’empêche en rien cet essai d’être d’une clarté sans mélange.
Ne serait-ce pas l’orwellien Ministère de la vérité du gouvernement français qui étend un tentacule de plus en installant une commission pour lutter contre les fake news et le complotisme, au doux nom de « Les Lumières à l’ère numérique » ? Ainsi la liberté du scepticisme, de se tromper, d’une analyse divergente et efficace se voit menacée, rognée, bientôt arasée par une surveillance insidieuse, glissant par tous les canaux d’Internet et des réseaux sociaux, de la sécurité policière et du biopouvoir. Car si le passe sanitaire peut être défendu au travers d’une non-prolifération du virus, il n’en porte pas moins le risque d’une extension du domaine du traçage des individus.
Certes, l’on pourrait imaginer que les caméras équipés de la reconnaissance faciale ne s’appliquent qu’aux récidivistes de la délinquance et qu’à ceux pour lesquels on a de bonnes raisons de penser qu’ils fomentent un acte terroriste. Mais rien ne prouverait que l’Etat résisterait à la tentation chinoise, c’est à dire la surveillance omnisciente de chaque citoyen, doté de points de citoyenneté menacés d’être effacés au moindre écart, au gré des doxas et autres lubies politiques et morales.
Malgré les qualités intrinsèques de son essai, Wolfgang Sofsky s’aventure trop peu au-delà du rayon d’action de l’Etat. Pourtant d’autres prérogatives et menaces d’une proliférante surveillance viennent d’entreprises privées. En particuliers des GAFA, soit Google, Apple, Facebook et Amazon, sans compter leurs imitateurs qui nous courent sur le râble comme chasseurs sur le gibier. Alors que de l’Etat nous sommes les proies trop inconscientes et à notre corps défendant, nous nous précipitons volontairement et naïvement à bras ouverts dans la nasse de ces entreprises de communication et de consommation. Nous y disséminons nos goûts, nos choix, nos opinions. Car à chaque fois que l’on use des smartphones et d’Internet, des algorithmes nous conduisent par concaténation vers les domaines, les produits, les opinions déjà enregistrés, nous enfermant dans ce que l’on appelle des bulles de filtres, qui ont l’inconvénient de nous clouer dans le préconçu, sans compter des directions induites par une doxa économique et politique, au risque de nous couper de découvertes, d’analyses divergentes, salutaires peut-être, désastreuses, voire incorrectes, émondant notre libre arbitre. Le libre marché concurrentiel est écorné dans sa capacité à concourir à la liberté, d’autant plus que des entreprises spécialisées font commerce de nos informations qui devraient être confidentielles. Et si l’on commet l’erreur de financer la Chine au travers de l’achat de l’une de leurs technologies numériques, ne doit-on pas craindre de lui livrer notre capital informationnel, qui serait ainsi fichable, flicable…
Tout cela peut être abondamment vérifié dans l'essai, la somme, de plus de huit cent pages, sous la surveillance de Shoshana Zuboff : L'Âge du capitalisme de surveillance. La documentation est considérable, l'acuité redoutable, comme si l'essayiste allait concurrencer Google lui-même, ce « pionnier du capitalisme de surveillance ». Enquêtes, notes, index, tout concourt à radiographier notre « futur numérique ». Capter nos informations, notre intimité, nos opinions politiques est leur credo, de façon à les exploiter dans un vaste marché publicitaire, dont les géants et les nains du web revendent les données que nous ne leur avons pas données. Ce ne serait presque rien s'il ne s'agissait pas d'orienter, voire de censurer notre expression, notre pensée, faisant fi d'un libre arbitre presque impossible. Voyez comment Facebook par exemple vous somme de lire des informations climatiquement correctes, traque les complotismes et autres scepticismes, qui sont pourtant, du moins pour ces derniers, la condition sine qua non de la démarche scientifique et philosophique.
Les réseaux sociaux sont une caméra perpétuellement braquée sur qui veut l’endurer, et Facebook au premier chef. Ce dernier, non content de bombarder ses affidés de publicités ciblées en fonction de leurs centres d’intérêts affichés et induits, réels ou imaginaires, traque la moindre nudité, le moindre bout de sein ou galbe fessier, fût-il celui d’une statue de marbre de Canova photographié par votre modeste critique. De plus il se prétend juge sanitaire, politique et moral, in fine juge des enfers, en prévenant des dérives discutables contre la doxa vaccinale, en bannissant tel homme politique (Donald Trump par exemple), en favorisant ce qui est nanti d’un potentiel d’intérêt populaire et de « buzz », donc en orientant la pensée, ou du moins le ressenti et la capacité d’action d’un public, comme lorsque l’on apprend qu’il aurait donné plus de voix qu’il n’en n’aura fallu aux envahisseur du Capitole de Washington. Même si, se prenant pour un Léviathan étatique et ivre d’hubris, Facebook conserve encore un potentiel considérable d’informations et d’interactions, mieux vaut alors partir en quête de réseaux sociaux neutres et soucieux de la liberté d’expression, non intrusifs et sans publicité, comme le semble être MeWe. L’ère de la propagande et du prosélytisme au moyen de la galaxie Internet, qui a succédé à celle de Gutenberg, n’en est peut-être qu’à ses balbutiements : filtrer l’information, celer les unes, grossir les autres, vise bien autant à générer un consommateur captif qu’à faire advenir une conscience politique engagée dans les objurgations d’une messe écologiste, communautariste, non genrée, religieuse, ou encore d’une tolérance à l’intolérable, en fonction des éoliennes de la persuasion. En ce sens, si l’Etat est un « Big Brother » orwellien, nombre de Little Brother risquent de devenir grands.
Ainsi Etat et entreprises économiques, surtout si elles frisent la dimension monopolistique, s’affairent sans trêve d’appétit pour rogner les libertés économiques, de pensée et d’expression, finalement les plus infimes recoins de la vie privée et de la vie intellectuelle. Car au duo à la fois ennemi et complice de l’Etat post-hégélien et des entreprises en cette affaire de surveillance omnisciente s’ajoute le citoyen lui-même - est-il en ce sens citoyen ? - qui, s’érigeant en procureur et juge, seul derrière son écran, ou sous le blanc-seing d’associations, de partis politiques, s’indigne, dénonce, avec la vigueur vengeresse du délateur et fournisseur de piloris, les incorrects, les non-écologistes, les mécréants, les fascistes vrais ou faux, les capitalistes, les racistes vrais ou faux[8], ad nauseam. En un bric-à-brac pléthorique de l’orwellisation sociétale[9], ils sont les hérauts de la cancel culture[10], de la ségrégation des propos plus ou moins haineux[11], de la chape de plomb idéologique sous laquelle s’écharpent les idéologies entre elles, aux fins de broyer l’individu. Ce qui prouve bien que l’humanité a son lot perpétuel, se renouvelant sous le masque de telle ou telle mode et fureur idéologiques au gré des vents, de tyrans individuels et collectifs, autant que de ceux qui n’ont de cesse de se soumettre à leurs propres diktats, ou à ceux d’autrui, en une servitude volontaire digne de celle de La Boétie.
Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Philippe Descola,
une anthropologie des mondes
& des Formes du visible.
Philippe Descola : La Composition des mondes,
Champs Flammarion, 2017, 382 p, 11 €.
Philippe Descola : Les Formes du visible,
Seuil, 2021, 766 p, 35 €.
Bois frustes ou finement sculptés, ils sont des objets, des masques, mais surtout des signes, des totems, des âmes. Nul doute que pour l’anthropologue une telle multiplicité de visions relève de sociétés lointaines dignes d'investigations. Un autre regard qu’occidental est donc nécessaire sur les ethnies lointaines et leurs artefacts ; c’est celui dont tentent d’user inlassablement les chercheurs. Toutefois y-a-t-il une anthropologie après Claude Lévi-Strauss[1] ? Son ombre tutélaire et structuraliste semble s’étendre définitivement sur le territoire des études consacrées aux peuples des confins de la planète. Pourtant il fut le maître de Philippe Descola (né en 1949) - qui lui consacra un volume d’analyses et d’hommage[2]- en une transmission de la vocation et de l’énergie. Cependant, plutôt qu’en une énumération des coutumes et des mythes, ce dernier va s’intéresser, outre La Composition des mondes à l'occasion de son entretien avec Pierre Charbonnier, aux Formes du visible. Que va nous dire de notre monde la profuse ethnologie comparée de Philippe Descola, mais au risque de choir dans l’alarmisme écologiste ?
Empruntant le cheminement autobiographique, cet entretien commence par une enfance choyée, curieuse de tout, puis une jeunesse éprise de révolution, ainsi que les vives querelles de chapelles qui embrasaient sa discipline, « goût de l’enquête » et formation dont l’aboutissement est moins la composition de soi que « la composition des mondes ». Reçu avec la plus grande cordialité par Claude Lévi-Strauss, il peut aller en Amérique du Sud, à la rencontre des Jivaros Achuars en Equateur, « de l’ampleur et de l’ingéniosité des savoirs écologiques et des techniques d’usage de l’environnement en vigueur chez les peuples de la forêt », en toute conscience des enjeux, ce dont témoigne alors la création du concept d’ « ethnocide ». S’il n’est pas dupe du romantisme du bon sauvage, la prise de risque est intense : là, « il était à peu près impossible en Amazonie de ne pas vivre comme ses hôtes ». Ce sont des communautés sans Etat, ni dieux, mais « avec un goût prononcé pour la guerre et la vendetta ». Peu à peu il en vient à montrer « comment les dimensions techniques et les dimensions symboliques de la praxis rétroagissent les unes sur les autres ». En particulier dans le cadre de son enseignement à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Ses travaux parviennent à maturité dans une thèse d’Etat, La Nature domestique[3], une monographie de terrain, puis dans un livre paru dans la prestigieuse collection « Terre humaine » : Les Lances du crépuscule[4], récit ethnographique profus et parfois burlesque consacré aux Achuars. Sa complicité avec Françoise Héritier lui permet d’entrer au Collège de France en l’an 2000, dont les cours nourrissent peu à peu Par-delà nature et culture[5], essai comparatif en quête d’un « principe d’ordonnancement des interfaces entre sociétés et environnements ».
Chez les « Achuars du haut Kapawi », Philippe Descola et son épouse Anne Christine Taylor fabriquent de la bière de manioc et participent à la chasse, selon la division sexuelle du travail, collectent des plantes, font mille relevés. Bien qu’apparemment paisibles, ces indigènes peuvent être belliqueux et vengeurs. Or ils ne sont « pas déterminés dans leur existence sociale par des contraintes environnementales ou des limitations techniques mais par un idéal d’existence culturellement défini, ce que l’on appelle dans leur langue shiir waras, le bien vivre », ce dans une forêt « plantée par un esprit », et qu’ils jardinent ensuite. Leurs rêves, leurs incantations tissent des liens avec les âmes, humaines, animales et végétales qui sont des « partenaires sociaux », au sein d’une « écologie symbolique ».
L’un des aspects les plus prégnants de cet entretien est la manière dont Philippe Descola conçoit « le monde contemporain à la lumière de l’anthropologie ». Ainsi réhabilite-t-il les « non-humains », animaux, végétaux, minéraux, glaciers, gaz, jusqu’aux virus. Certes, mais n’est-ce pas prendre le risque dangereux de l’indistinction, voire d’un retour à un animisme finalement superstitieux… Cela dit le concept d’« anthropologie politique » mérite attention en tant qu’il entend préserver la liberté des peuples en leurs territoires.
Si cette Composition des mondes peut sembler parfois ardue en sa progression théorique, en particulier en termes d’autobiographie intellectuelle, le genre de la conversation permet de rendre le livre passionnant de bout en bout. À l’érudition accumulée répond une théorisation judicieuse, entre récit littéraire et démonstration scientifique, non sans le secours d’une personnalité pleine d’humanité, en particulier dans son attention à l’égard de la défense des peuples indigènes qui peuvent être affectés par des spoliations et autres oppressions.
Les recherches de terrain de cette sommité américaniste de l'anthropologie le contraignirent à remettre en question le dogme conventionnel du dualisme nature / culture, humain / non-humain, et à classer les schèmes de la relation avec la nature : identification, relation et figuration. Car la nature est elle-même une production sociale, par le filtre de l’ethnie qui la vit. Or les quatre modes d’identifications, ou ontologiques, qu’il tint à définir ne sont pas forcément anthropocentriques, en leurs incarnations dissemblables : totémisme, animisme, analogisme et naturalisme. Ainsi, notre anthropologue ouvre le chemin d’une « écologie des relations ». Ces prémices, centrales dans Par-delà nature et culture[6], sont également dépliées dans l’entretien, d’une manière plus aisée, et reprises au seuil des Formes du visible.
Naturaliste, la société occidentale trace une frontière entre soi et autrui, une dichotomie entre nature et culture. Si la première est fondamentalement universelle en tant que monde physique et biologique, la seconde fait une différence nette entre humain et non humain, mais aussi entre les sociétés humaines entre elles. Une telle distinction, historiquement datée, depuis Platon et Aristote, ne s’est pas produite parmi les autres sociétés, ce qui pour nous les rend difficile à appréhender et fonde ainsi la tâche adaptative dévolue à l’anthropologie. En ce sens faut-il dépasser ce point de vue qui structure la pensée, du sens commun jusqu’à nos principes scientifiques, pour aborder les modèles animistes, totémistes et analogiques.
Animistes sont les sociétés pour lesquelles tout est âme, un arbre, un roc, un animal. De sorte que les attributs sociaux des non-humains permettent des relations de l’ordre de l’identité entre ces derniers et les êtres humains. Totémistes sont celles où le clan s’assimile à un totem, et où l’identité, intérieure et physique, est façonnée par leurs correspondants animaux, dont la variété est également le signe de celle de l’humanité. Analogistes enfin sont celles où l’on se heurte à une discontinuité des intériorités et des physicalités des humains et non-humains.
Un essai profus vient couronner l’édifice : Les Formes du visible. Ce sont celles des artefacts et de l’art confectionnés par les populations qui ont essaimé parmi le monde. L’on pourra s’étonner, en parcourant les quelques cent-cinquante illustrations en couleurs, de la diversité, voire de l’éclectisme, de ces productions. Outre leurs époques parfois fort éloignées, ce sont des masques africains qui voisinent avec des tableaux de maîtres hollandais du XV° au XVII°, une massue u’u des îles Marquises avec des enluminures médiévales, un masque du Shri Lanka avec un tapis de laine iranien, une photographie contemporaine avec des peintures rupestres et sur écorce venues des aborigènes australiens. Il est évident qu’il ne s’agit pas là d’un fourre-tout pittoresque, mais d’un examen des figurations mises en œuvre par l’humanité, là encore en fonction des « quatre régions de l’archipel ontologique » : totémisme, animisme, analogisme et naturalisme. Ainsi chaque groupe figure la condition humaine dans le monde qui l’entoure au moyen d’un vocabulaire plastique particulier révélant « l’ossature et le mobilier du monde ».
Etudiant l’image et ses fonctions, Philippe Descola explose la grammaire du visible tel que nous aurions dû la concevoir et rompt avec l’occidentalocentrisme. Au long d’un voyage en forme d’archipel, il parcourt les systèmes de pensée gouvernant la figuration sur la surface du globe, multipliant les chambres secrètes et les allusions à une théorie de l’art. Jusque-là notre Occident avait pensée l’art comme un travail de représentation et d’imitation, soit la mimesis, l’artiste prenant place face à la nature. En revanche bien des sociétés exotiques ont de longtemps choisi, au service de leurs productions d’images, la fonction rituelle plutôt qu’esthétique ; au point, peut-on penser, que cette dernière n’ait aucune existence dans bien des sociétés.
À cet égard Philippe Descola reconnait sa dette envers l’anthropologue américain Alfred Gell, qui, en 1998, dans L’Art et ses agents[7], pensait les images non plus comme des représentations des objets du monde, mais comme « des agents autonomes » qui « interviennent dans la vie sociale et affective des humains », soit en tant que puissance d’agir. En ce sens, pour notre essayiste, qu’il s’agisse de masques, de peintures, voire de tatouages, d’armes et de mobiliers, non seulement l’œuvre signifie un rapport au monde, mais un pouvoir circulant de l’homme vers la nature, et vice-versa, de façon à intéragir et à concilier l’un avec l’autre.
Ainsi ce sont des « masque amazoniens, des effigies inuits en ivoire de morse ou des tambours sibériens pour l’animisme, des peintures aborigènes sur écorce et sur toile pour les « êtres du Rêve » du totémisme, des tableaux européens et des photographies pour le naturalisme et, dans le cas de l’analogisme, des assemblages de pièces provenant de sources hétérogènes, parfois dans une extrême profusion, soit une foule disparate de figurations en provenance d’Afrique, d’Asie, des Amériques, depuis les tableaux de fils colorés des Huichols du Mexique jusqu’aux rouleaux de paysages chinois en passant par des tabliers d’amulettes de Côte d’Ivoire. Une particularité du naturalisme étant « l’institution du sujet individuel », ce qui est exceptionnel au regard du reste du monde. Voici donc « une anthropologie comparative de la figuration », dont la preuve par l’exposition fut donnée au Musée du Quai Branly à Paris, en 2010-2011, sous le titre La Fabrique des images. Vision du monde et formes de la représentation [8]. Un examen des statuts de cette figuration qui est universelle, alors que l’art ne l’est pas.
Des pierres, comme les bétyles, sont des « présences divines », des montagnes sont des divinités chtoniennes. Non iconiques, elles sont pourtant l’expression d’une puissance. Ailleurs, idoles et icones s’opposent, la figuration est contraire à l’abstraction, ne participant de la même ontologie. Loin de l’idée selon laquelle la « figuration mimétique » (afin de rappeler les morts) serait l’origine de l’art, les codes figuratifs divers obéissent à des « cadres ontologiques ». Par exemple, au contraire de la perspective linéaire albertienne de la Renaissance, les Indiens de l’Amérique du Nord-ouest préfèrent la représentation au moyen de points de vues multiples par exemple sur le visage d’un ours, comme lorsque les cubistes ouvriront plusieurs profils.
L’on s’aperçoit alors que les modes de figuration véhiculent « outre le Dieu des monothéismes devenu Nature sur le tard, trois grandes classes d’invisibles, parfois mêlés, le plus souvent distribués dans des collectifs séparés : les esprits, les divinités et ce que l’on pourrait appeler les antécédents », soit les ancêtres. Sauf, pourrait-on ajouter, que l’Islam ne pratique pas la figuration, hors pour les Persans, lui préférant la calligraphie, souffle de la parole divine.
Nous parcourons en ce fort volume, passablement intimidant il faut l’avouer, une connaissance de l’homme qui résiste à un universalisme réducteur. C’est une somme encyclopédique, à la rencontre de l’anthropologie et de l’histoire de l’art, qui n’ignore pas des théoriciens comme Erwin Panofsky ou Hans Belting[9]. Si les passages théoriques manquent parfois de concision, l’analyse des ouvrages figuratifs jaillis de la main de l’homme rayonne en tant de directions que c’en est merveille. De la figuration tribale à la peinture surréaliste, d’un retable du « Couronnement de la Vierge » pullulant de personnages aux tailles hiérarchiquement ordonnées, en passant par une statue de maître zen, jusqu’aux « cosmogrammes mystiques » de Gonkar Gyatso représentant en 2009 une tête de Bouddha entourée d’un halo de singularités modernes (textes logos, photos, pictogrammes et personnages), l’œuvre rituelle et d’art gagne en cosmopolitisme et en dimensions spirituelles. Grâce à Philippe Descola, une révolution copernicienne multiplie les perspectives du musée universel.
Plus trivialement, si l’on consent à parler ainsi de l’engagement politique, « l’anthropologie a joué un rôle moteur dans la relance récente d’une exigence écologique plus radicale », confie Philippe Descola à qui veut l’entendre, parmi les pages de La Composition des mondes. Malgré tout le respect que nous pouvons professer à l’égard de notre anthropologue, d’ailleurs resté dans le sillage du marxisme, son tournant vers un écologisme[10] discutable nous laisse un brin dubitatif. Alors qu’il affirme dans La Composition des mondes qu’il « est faux de dire que l’homme est en soi une maladie pour la planète » (il se réfère au rapport à leur environnement des Achuars), il est plus sévère envers la civilisation industrielle : « Nous sommes devenus des virus pour la planète », dit-il dans un entretien au journal Le Monde[11]. Certes des milieux naturels ont été détruits, mais de là à se changer en thuriféraire des prédictions apocalyptiques du GIEC il y a un pas à franchir. L’on y découvre de surcroit que le capitalisme serait bien plus responsable de la pandémie de coronavirus que tout autre cause plus rationnelle, chasses ancestrales d’animaux sauvages ou fuite d’une manipulation virale d’un laboratoire chinois. Le voilà rêvant, avant d’imaginer l’imposer, d’un monde dans lequel l'on « ne sépare plus de manière radicale les humains et les non-humains ». Nous serons donc ravis de côtoyer vipères, tarentules et autres prédateurs dans un proche jardin d’Eden… Un tel irénisme est confondant. L’on aurait pu penser qu’un anthropologue rompu aux modes d’existence tribales dans les forêts amazoniennes soit au fait de la violence de la nature et de la faible espérance de vie de ses habitants, ce qu’il n’ignore pourtant pas. Le rousseauisme béat, qu’il récuse par ailleurs, s’érige en vérité d’autorité, alors qu’il n’est qu’un poncif politique démagogique aux mains de postmarxistes affamés de pouvoir totalitaire, ce qui est peut-être le cas de son ami le philosophe écopolitique Bruno Latour. En dépit de justes inquiétudes sur l’état de notre environnement, l’intelligence ne protège pas de l’idéologie devenue folle[12].
Si le projet de l’anthropologie est de « s’attaquer sur des bases scientifiques à la compréhension des grands principes régissant l’existence communes des humains », ses découvertes ne permettent pas de les unifier en un seul théorème. La clef unique qui ouvrirait la boite de Pandore de l’humanité n’ayant peut-être jamais été forgée par la nature. Reste qu’au voyage dans l’espace et dans le temps chez les Achuars raconté avec entrain, notre anthropologue sait ajouter une pensée classificatrice féconde qui éclaire d’une lumière nouvelle la pulsion figurative de l’humanité.
traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 2015,
608 p, 24 €, Points, 2017, 696 p, 8,80 €.
Eirikur Örn Norddahl : Heimska, La Stupidité,
traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 2017, 160 p, 17 €.
Eirikur Örn Norddahl : Gaeska, La Bonté,
traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 2019, 272 p, 20 €.
Eirikur Örn Norddahl : Troll,
traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, Métailié, 2021, 368 p, 22,60 €.
Air boudeur, parfois rieur, et chapeau rond, quel est donc cet étrange Islandais qui aime ainsi se faire photographier sur ses quatrièmes de couverture et dont les titres, pour nous presque imprononçables, accolés à des concepts dignes du catalogue des vices et vertus, semblent annoncer quelque traité philosophique définitif ? La prégnance toujours vive de l’Holocauste dans Illiska, Le Mal, la spirale des réseaux sociaux et des médias dans Heimska, La Stupidité, catastrophe et charité dans Gaeska, La Bonté, tels sont les thèmes que manie, avec un facétieux, grinçant et tragique brio Eirikur Örn Norddahl (né en 1978), entre frasques contemporaines et fresques historiques. Non sans récidiver avec son Troll hermaphrodite…
Sans surprise, voire sans crainte du truisme, le « mal » d’Illska est celui de l’Holocauste et de ses six millions de Juifs assassinés par le totalitarisme nazi. Un chassé-croisé de rencontres noue peu à peu l’intrigue : la jeune Agnes est juive et rédige une thèse sur l’extrême droite qui nous est contemporaine, ingurgitant « sa dose quotidienne de génocides et de charniers ». Sans le connaître, elle couche avec Omar. Un amour réciproque s’installe. Ils emménagent ensemble, font un enfant, se querellent. Sauf qu’après avoir joué les sans-abris, Omar incendie leur maison en « Une catharsis. Un holocauste ». Il abandonne l’Islande, une fois de plus déraciné, affublé d’un tee-shirt à l’effigie d’Hitler. Sauf qu’Omar aime aussi Arnor, dont la qualité de néonazi néanmoins cultivé va pimenter le tout, alors qu’Agnes est fascinée par Arnor. Mais il ne s’agit là que du présent. En effet, en 1941, les grands parents d’Agnes s’entretuent à l’occasion du massacre de tous les Juifs de la petite ville lituanienne de Jurbarkas, massacre commis par les Einsatzgruppen nazis, avec le concours zélé de la population. Le trio amoureux est évidemment affecté par ce passé qui ne cesse d’installer ses métastases jusque dans l’Islande d’aujourd’hui.
Rien d’apparemment transcendant après bien des romans sur le sujet, au tout premier chef desquels Les Bienveillantes de Jonathan Littell[1]. Visiblement pourtant, même si l’on est en droit de trouver la recette un peu artificielle, Eirikur Örn Norddahl domine son sujet, glisse avec aisance, voir humour et ironie, entre Histoire, lisières de l’essai et intrigue romanesque, sans omettre d’user d’une polyphonique construction, y compris jusque dans la voix du bébé nommé Snorri qui se parle à lui-même en se tutoyant, commentant son évolution. De plus, l’on apprend que le romancier a construit son livre de manière mathématique, alternant cinquante parties de narration et cent cinquante parties pour chaque personnage. Le procédé virtuose peut sembler excitant, ou fatigant…
Si pour Adolf Hitler, « la politique est un art », pour l’écrivain l’écriture est un art aux tenants et aboutissants d’une rare puissance où les temps se télescopent avec brutalité. Cependant, parfois pesamment didactique (« Le poids du récit. Le poids de l’Histoire »), la contribution un peu convenue au devoir de mémoire est-elle assez efficace, y compris lorsque le lecteur est personnellement interpelé, quand le néonazisme qui sévit en « Nazistan » peut être une mode et irrésistiblement attirer des jeunes gens, jusque dans les lointaines contrées de Scandinavie et d'Islande ?
Entre roman historique et roman sentimental, la dimension politique fend en deux les catégories. Le « mal » d’Illska n’est pas seulement un patrimoine historique à faire fructifier pour avertir et dissuader les générations futures, mais un nerf tendu dans les muscles, une décoction de neurones dans la tragédie de l’humanité, et jusque dans le couple…
L’on devinera sans doute que cette « stupidité » au cœur d’Heimska est l’occasion d’une satire aiguisée qui s’insère entre deux nerfs du lecteur, ainsi qu’entre Aki et Lenita, tous deux écrivains, d’abord complices, ensuite amèrement concurrents : « à la fois nouveaux Vikings à l’assaut du monde et mendiants ». Leur couple idyllique et strident se fait et se défait entre deux périodes de « surVeillance » forcenées. S’ils s’isolent brièvement de toute caméra et de tout écran, de Facebook et d’Instagram, ils parviennent à être heureux, mais très vite malheureux de leur isolement. Ainsi, sans répit, ils replongent dans leur dépendance crasse : il faut sans cesse s’exhiber, s’épier, se surveiller, y compris bien sûr dans une vie sexuelle débridée, très vite sordide, violente et trash, entre acte « in flagrante delicto » et « revenge porn »…
En instance de divorce et de haine, Lenita voulait « exposer sa chair, exposer son cœur, montrer qu’elle était un être humain blessé », surtout lorsque les deux écrivains ne savent plus qui s’est inspiré de l’autre, qui a plagié l’autre. Son roman Ahmed est « un hymne à l’image de soi ». Celui d’Aki portant le même titre (il s’agit de départs pour la Syrie et l’Etat islamique), l’on se bat et s’esquive par médias, journaux et interviews interposés. De surcroit, leurs vidéos porno, ineffaçables sur le net, « se multipliaient comme les têtes de l’hydre ».
La déréliction psychologique et scopique de nos deux facettes ennemies ne serait presque rien si elle n’était qu’isolée au creux de quelques individus vite pathétiques et pitoyables. Mais la société qui les entoure érige l’hyperconnexion en mode de vie : « Le monde est un réseau touffu de webcams, de caméras de surveillance, de drones et d’images satellites, l’atmosphère est saturée de transparence et la vie privée a été sacrifiée à des fins de sécurité et distraction ». Ainsi une agression parait moins probable, quoique plus excitante pour les voyeurs…
Il ne semble pas qu’une tyrannie politique ait ordonnancé une telle pléthore d’activité vidéo, mais que seuls le consentement et la précipitation des citoyens en soient responsables, en une « servitude volontaire », pour reprendre le titre d’Etienne de La Boétie, écrit en 1576.
Mais que signifient ses pannes de courant, irritantes pour le commun des mortels, ces déconnexions récurrentes et subies avec la plus grande frustration ? Le « Manifeste terroriste » de quatre étudiants en art, sévissant dans une conserverie de crevettes désaffectée, qui s’attribue l’extinction, n’est-il qu’un jeu ? Il s’agit alors, d’une puérile manière, « du pouvoir d’arrêter la machine qui rendait insupportables les rapports entre l’homme et le monde ». Car qui est responsable, sinon l’homme lui-même ? L’on se demandera également si cet activisme, aux conséquences tragiques pour Aki, est bien de l’art…
D’ailleurs quand sommes-nous, lorsque « la stupidité » est érigée en loi ? S’agit-il d’un aujourd’hui à peine fictionnel, où les traits torves de la satire trahissent la laideur de notre monde contemporain, grillagé de réseaux sociaux, ou d’une anti-utopie panoptique prête à surgir de quelque futur ?
Est-ce un roman fondamental ? Peut-être pas, car il oscille entre vies privées bafouées et vie publique d’une « nation abusée », sans complétement aller jusqu’à la dimension politique attendue. À moins qu’il s’agisse là de son efficace talent allusif, laissant le lecteur déduire la substantifique moelle de ce miroir tendu à ses propres comportements…
Gaeska. La bonté fut le premier roman de notre Islandais. Gageons qu’au vu des précédents le titre en est ironique. En effet la trilogie aux titres en miroir ne peut qu’être, en ses trois volets, entièrement satirique.
Que s’est-il passé dans la nuit ? Un député du parti conservateur, Halldor Gardar, se réveille dans un monde radicalement opposé à ce qu’il laissé en s’étendant parmi les bras d’Hypnos. Le mont Esja brûle, un immense panache de fumée se déploie sur la capitale, Reykjavík. La place du Parlement est de plus assaillie par des manifestants que la police na parvient pas à expulser. Pire encore, des tempêtes de sable ravageuses s’abattent sur l’Islande, des femmes tombent des hauteurs des immeubles et constellent les trottoirs. Que faire ? Sinon s’isoler dans une chambre d’hôtel, comme lorsqu’Halldor Gardar fuit les séances parlementaires, où ses confrères se livrent au pugilat. À moins d’accéder à la demande d’une petite fille marocaine qui lui demande de l’aider. Ne veut-elle pas arracher ses parents des pressions du gouvernement islandais qui veut à tout prix les intégrer ? C’est alors que son destin s’infléchit, qu’il se sent investi d’une mission qu’en sa « bonté » il imagine salvatrice. La déflagration générale ne s’arrête pas là : le pouvoir tombe aux mains des femmes qui se mettent en tête de renégocier la dette et d’ouvrir l’Islande à 80 millions d’émigrants. Autant dire que l’Islande et ses 362 000 habitants se verrait balayée, annihilée dans sa culture. L’on devine que cette « bonté », qui n’est pas sans faire penser à un l’accueil, quoique moins abondant, consenti par Angela Merkel en Allemagne, équivaut à un suicide général.
À la fois roman du présent et dystopie, Gaeska pousse au bout de leur logique destructrice les revendications féministes les plus radicales et la pression de l’immigration, avec ce qu’il faut de caricature. Construit de protagoniste en protagoniste, la narration alterne des voix différentes, voire opposées, comme en un chaudron d’interrogations, d’exigences, d’excès et d’angoisses. Le roman bouscule sans ménagements les idées reçues sur le féminisme, sur l’humaniste vertu ici nantie de conséquences vicieuses, sur l’explosion des extrémismes politiques, contraignant le lecteur de prendre en pleine face les nœuds de l'actualité et les enjeux civilisationnels. Avec une réelle conscience politique et morale l’écrivain nous montre bien que la responsabilité de la catastrophe aux multiples bras incombe d’abord à nos propres gouvernements : « Les membres du gouvernement étaient plus ou moins affalés, inconscients, ivres et bedonnants. Le concert de rots et de flatulences qu’interprétaient leurs gosiers et leurs anus rappelait les teufs-teufs d’un moteur épuisé, leur peau rougissait, leur corps en surchauffe était incapable de digérer les délices dont ils s’étaient empiffrés et les liquides qu’ils avaient éclusé, et une sueur grasse mêlée de vin et de café jaillissait à flots des serveurs adipeux de la République ». Si la satire est amusante, la morale en est grinçante.
« Iel est trans et troll », ainsi commence le dernier roman d’Eirikur Örn Norddahl. Quoique né hermaphrodite[2], Hans Blaer « est une œuvre », façonnée à son image, coiffure » type Pompadour », ongles roses, seins et torse velu, changeant de genre sans cesse… Mais, plus dérangeant, le trentenaire cocaïnomane est honni par le public, les médias, pour cause de « trollage ». Depuis qu’il s’est jeté « dans la fosse aux lions médiatique », pour les uns iel est un phare de la liberté d’expression, une « royauté trans », pour les autres un « fasciste light ». A-t-iel abusé de jeunes filles dans « le Refuge pour les victimes de viol » qu’iel a créé, ce en les droguant au propofol ? Poursuivi par quelques vengeurs, sans compter la police, il s’enfuit pour trouver l’hospitalité de son amie Karo et prétendre de son innocence et de sa bonne foi…
Conçu sous la forme de chapitres alternés, le roman passe de notre controversé héros à sa mère, dès l’accouchement, découvrant l’objet du délit, soit le « vaginopénis » ou « phalloclitoris » ; son histoire est narrée au passé simple, avec des « vous suivîtes », « vous vous évanouîtes ». L’enfance d’Hans, d’abord appelé Ilmur, est ponctuée par les tortures infligées à son petit frère, puis par l’effroi et les plaisirs liés au « sphinx » entre les cuisses, avant d’accepter son intersexualité. Bientôt, outre ses lectures aventureuses et branchées, iel passe par toutes sortes de procédés médicamenteux et chirurgicaux pour changer de sexe à son gré, alternant œstrogènes et testostérone, respectivement douceur et agressivité, quoique l’agressivité féminine soit « plus cérébrale » : « Un peu comme s’iel avait un pénis dès qu’iel prenait de la testostérone, et un vagin lorsqu’iel passait aux œstrogènes ».
Mais son activité la plus courue est la publication sur divers réseaux sociaux d’histoires pornographiques, de manifestes et autres agressions verbales. Ce sont des parodies de revendications et de plaintes féministes, une émission de radio intitulée « Facéties », des entretiens vidéo au vitriol : « un champ de tir rhétorique, un camp de bataille des idées », évidemment « toujours en dessous de la ceinture ». Il doit « scandaliser même les plus ouverts d’esprit ». Accumulant les contestations, les provocations, Iel a sa ligne de risque : « Nous avons des causes à défendre et nous trollons dans le vide, nous marquons le Net avec la précision du chirurgien, et nous faisons éclater les consciences comme des cerises entre nos doigts ». Ce qui n’empêche pas le personnage de subodorer qu’il est parcouru par une « haine de soi transphobe ». Au point que le retournement de situation final et tragique laissera le lecteur pantois…
Animé par une écriture fantasque et baroque, Troll séduit et révulse à la fois. La crudité, la vulgarité burlesque et l’ironie la plus fine s’y disputent le terrain. Moralité, être hermaphrodite, transgenre et autres variétés sexuelles n’empêche en rien d’être malfaisant. Ainsi Eirikur Örn Norddahl n’épargne personne, et l’on se doute que ce que l’on appelle la communauté queer[3] puisse être furieuse d’un tel incendiaire roman, qui tient autant de la fantaisie méphistophélétique que du pamphlet. La satire grinçante des mœurs s’adresse à « l’époque contemporaine - cet océan de morale que vous prenez en intraveineuse depuis l’internet des bien-pensants ».
Né en 1978 à Reykjavik, l’Islandais Eirikur Örn Norddahl, qui commença par écrire de la poésie expérimentale, a quelque chose d’un moraliste. Cinglant l’exhibitionnisme et le voyeurisme à l’œuvre dans les réseaux sociaux, il a évité la facilité inhérente à la satire branchée en y ajoutant la dimension d’une littérature également exhibitionniste et voyeuriste. Non sans peut-être une petite dose d’auto-ironie, quoique l’on ne sache pas combien il a puisé dans sa propre vie et celle de ses proches pour écrire son pas si stupide Heimska La stupidité. Probablement l’écrivain, sûr de sa vocation, s’est-il donné pour tâche suprême de traquer les péchés plus ou moins capitaux de notre temps et d’un passé dans lequel l’Holocauste[4] n’en finit pas de faire sentir son nerf douloureux et sa déflagration. Qu’il s’agisse des thuriféraires de la disphorie de genre, de la transsexualité ou des problématiques inhérentes à l’immigration béatement désirée ou honnie, Eirikur Örn Norddahl brasse sans concessions les inquiétudes du monde contemporain, tout en montrant que les concessionnaires du Bien hébergent en leur sein les racines du Mal. Ainsi le romancier plante-t-il le couteau de son écriture dans les plaies du monde qui l’entourent pour en faire jaillir le sang de la pensée. N’est-ce pas la vocation de l’écrivain ?
Dante Alighieri, Piazza dei Signori, Verona, Italia. Photo : T. Guinhut.
Fabrique et traduction de Dante
au service de l’ébouriffante Divine comédie :
Fondation Martin Bodmer,
René de Ceccatty & Enrico Malato.
La Fabrique de Dante,
MétisPresses, Fondation Martin Bodmer, 2021, 352 p, 48 €.
Dante : La Divine comédie,
traduit de l’italien par René de Cecatty, Points Seuil, 2017, 704 p, 13,90 €.
Enrico Malato : Dante,
Les Belles Lettres, traduit de l’italien par Marilène Raïola, 2017, 384 p, 29,50 €.
Jamais ne se sera autant vérifiée l’excitante formule de Jorge Luis Borges : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique[1] ». Car avec Dante les fictions nées de l’angoisse enclenchée par notre mortelle condition trouvent leur acmé. Mieux que le Livre des morts égyptiens, mieux que les enfers romains d’Ovide, La Divine comédie nous offre une fresque fabuleuse, tour à tour démoniaque et angélique, de l’au-delà. Comment lire cet ouvrage canonique, récit d’aventures, poème lyrique et amoureux, traité théologique et allégorique ? Comment le traduire ? C’est à l’occasion du septième centenaire de la mort du poète (1265-1321) que la Fondation Martin Bodmer nous révèle comment le voyageur infernal et paradisiaque s’est formé, avec force manuscrits et éditions rares, sous le titre à la fois d’une exposition[2] et d’un beau livre : La Fabrique de Dante. Ecrite au début du XIVème siècle par un poète érudit maniant avec virtuosité le dialecte florentin au point de devenir la langue phare de l’Italie, l’œuvre fascine lecteurs, peintres et traducteurs, qui sont des dizaines à s’être penché sur leur établi, de façon à sculpter et polir un écrin français digne du nom du Dante. S’il n’est probablement pas l’ultime poète, car il faut l’être pour oser se mesurer au sublime, René de Ceccatty n’en apparait pas moins un talentueux recréateur, avec une version qui a le mérite d’une fluide lisibilité. L’occasion est trop bonne pour ne pas y associer un essai biographique exégétique sur le Florentin exilé, là encore qui n’a pas la primeur du genre, mais dont il sera bon de se munir, celui d’Enrico Malato, ou encore la biographie au tempérament plus historique d'Alessandro Barbero ; afin de vivre au plus intime et au plus cosmique La Divine comédie.
Comprendre « la fortune de Dante », connaître sa bibliothèque, les éditions qui lui rendirent justice, jusqu’à des portraits - qui ne lui sont jamais contemporains -, tels sont les buts poursuivis par La Fabrique de Dante, somptueux volume né au sein de la Fondation Martin Bodmer, sous l’égide de Paola Allegretti et de Michael Jakob, et grâce à l’active collaboration de Jacques Berchtold et Nicolas Ducimetière. Il ne s’agit pas de lustrer la statue toujours recommencée du génie national italien, mais de creuser au plus près le connaisseur des classiques et des intellectuels médiévaux, le politique affligé par les vicissitudes de son temps, pour découvrir de quelle peau est faite le poète infini, qui ne négligea pas les allusions à ses contemporains, avec lesquels il règle ses comptes ; voire d’interroger des domaines plus obscurs, comme celui de la nécromancie qui l’occupa longtemps et fit l’objet en 1320 d’un procès en Avignon où incidemment son nom apparaît : il y est question de maléfice et d’envoûtement…
Ainsi, en ce bel objet didactique, l’on lit Dante en bonne compagnie, entre Walter Benjamin, Charles Baudelaire et José Lezama Lima, celle d’Ezra Pound[3] bâtissant ses Cantos comme un palimpseste, d’Ossip Mandelstam[4] conversant avec le Florentin pour lui rendre sa poésie étouffée par les analyses rhétoriques et mystiques, de Primo Levi le récitant dans l’enfer des camps, de Jorge Luis Borges[5] parodiant la Comédie dans « L’Aleph » ; tous en éclairent des versants insoupçonnés. De surcroît l’on lit en quelque sorte par-dessus l’épaule de notre excavateur d’enfer, escaladeur du purgatoire et ascensionniste du paradis, en consultant et admirant les manuscrits que lui-même aurait pu étudier, puisqu’ils proviennent de l’époque médiévale. Ainsi Homère, Lucain, Stace, Cicéron, et Virgile cela va sans dire, côtoient La Bible, Thomas d’Aquin, Isidore de Séville, Bernard de Clairvaux, dont les citations ou les évocations fourmillent parmi les cercles du texte, qui est « un livre-bibliothèque », jusqu’au sommet du ciel. Les pages exposées et reproduites avec clarté sont prodigieuses, parfois incroyablement enluminées ou comblées de gravures, montrant combien la Fondation Martin Bodmer aux 150 000 références est une bibliothèque d’une richesse inouïe. Plus subtil encore, la dynamique trinitaire de la Divine comédie se retrouve en ce volume animé par la numérologie : les éditions rares de Dante sont vingt-quatre, comme les heures du jour, ceux lus par ses yeux et de commentateurs ensuite sont chacun trente-trois, comme les trente-trois chants de chaque partie… Ainsi, pour reprendre les mots de Michael Jacob, l’œuvre dantesque est « un gigantesque laboratoire » dont la « fabrication continue à travers les siècles », alors que sa réception fut prolifique chez les anglophones, en Allemagne, mais en forme de « rencontre manquée ? » chez les Français, selon l’interrogation de Nicolas Ducimetière.
Un seul regret - que l’on oubliera volontiers parmi une telle somme d’érudition - peut-être eût-il été préférable d’observer un classement plus chronologique, en commençant par la bibliothèque de Dante, puis en terminant par les lecteurs, eux-mêmes distribués comme aléatoirement, de Zanzotto notre contemporain à Chaucer, en zigzaguant parmi Voltaire et des romantiques, en passant par Joyce ou Rimbaud ; tout en admettant qu’ainsi les surprises fourmillent. Comme ces pages dorées ou azurées intermédiaires aux chapitres, nourries d’orbes et d’étoiles, si dantesques, au sens paradisiaque du terme. Ce volume, qui fut l’objet de tant de soins, tant de la part des concepteurs que des rédacteurs, de l’éditeur que de l’imprimeur, est aussi délicieux que somptueux, au service de ce « couronnement du Moyen Âge finissant ».
Pour reprendre les mots de René de Ceccatty en sa généreuse introduction, « La particularité de ce chef-d’œuvre est d’être à la fois un voyage chez les morts, une chronique politique, un traité de géographie et de cosmogonie et un ouvrage de réflexion théologique et philosophique ». L’aventureuse traversée de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis est successivement la descente, puis l’ascension d’un marcheur de montagnes parmi les affres, les épreuves et les suavités ; mais aussi l’initiation spirituelle, qui va de la connaissance du mal à la divinité rédemptrice.
L’œuvre, tout à tour monstrueuse, eschatologique, effrayante et délicieuse, changeante et chatoyante, en ses immenses perspectives, en ses multiples récits emboités et infinis détails, traverse et insémine l’histoire des littératures. Victor Hugo, dans sa Légende des siècles, lui est redevable, Primo Levi la résume et la récite comme un talisman au sein du camp d’Auschwitz, dans son autobiographique Si c’est un homme, Giorgio Pressburger[6] en conçoit une réécriture hallucinée aux dépens du XXème siècle. Jorge Luis Borges en fait, au-delà du seul christianisme qui parait en être la justification unique, une « estampe de portée universelle ». Si selon ce dernier « l’astronomie ptolémaïque et la théologie décrivent l’univers de Dante[7]», sans omettre les enfers gréco-romains, de tous temps et de toutes cultures peuvent être ceux qui s’y reconnaitront pour y lire les figures d’une possible transcendance et de l’imaginaire eschatologique, sans omettre la question de la rétribution du bien et du mal.
La catabase, ou descente au séjour des morts, reprend la tradition de Virgile, dans l’Enéide et d’Ovide, pour l’histoire d’Orphée, dans Les Métamorphoses. Prenant en charge la hiérarchie divine de l’après-vie autant que celle de l’humanité, Dante se fait chroniqueur de son temps, envoyant allégrement tel ou tel en Enfer, en Purgatoire ou en Paradis, dont les méfaits ou bienfaits sont rappelés. Mais au-delà de cette connaissance temporelle et spirituelle, une charge encyclopédique éclaire -ou parfois obscurci- le texte, fourmillant d’allusions, mythologiques, bibliques, géographiques, zodiacales, botaniques…
S’il est une traduction de La Divine comédie à proscrire, c’est celle - nous tairons le nom de son auteur - anciennement parue dans la collection de La Pléiade. Il s’agissait de donner le texte de Dante dans le français du XIVème siècle pour en respecter l’historicité. Hélas, outre la lisibilité ardue de la chose, l’erreur de perspective était manifeste : l’Italien médiéval étant bien plus proche de celui d’aujourd’hui que l’idiome de l’ère gothique de notre langue. En conséquence, l’on devine que l’archaïsme est à proscrire au service d’une utile et soyeuse lisibilité.
Nombre de traductions de La Divine comédie sont hélas en prose : Artaud de Montor[8], Alexandre Masseron[9], même si ce dernier affecte la forme des versets pour chaque tercet dantesque. L. Espinasse-Mongenet[10] choisit de jouer de strophes en vers libres. De même pour une redoutable et estimée concurrente, nous avons nommé la talentueuse Jacqueline Risset[11], de surcroit poète, tant en français qu’en italien. Malgré une quinzaine de traductions versifiées depuis les années trente, seul, René de Ceccatty a tenté, et réussi, une traduction intégrale qui renouvelle et réveille la scansion poétique de l’original, la terza rima, car en vers et, ô gageure ! en octosyllabes non rimés…
Certes, Danièle Robert[12] vient de produire une belle version, en décasyllabes, elle rimée avec soin, quoique provisoirement limitée à L’Enfer. Qui, une fois achevée le triptyque, méritera peut-être les lauriers du traducteur-poète.
Baudelaire, juge et poète sévère, préférait celle de Pier Angelo Fiorentino[13], publiée en 1846, dans une édition heureusement bilingue, en effet fort lisible et colorée, quoique en prose. La vivacité colorée de celle de René de Ceccatty réveillerait-elle La Divine comédie de son sommeil ?
Dès le chant I, René de Ceccatty ose un « « Clopin-clopant sur la plage » qui répond au « Si chel ’l piè fermo sempre era ’l pui basso », c’est-à-dire « Si bien que le pied ferme était toujours le plus bas » (Fiorentino). Une fois de plus l’adage, « Traduttore, traditore » se révèle vrai ; mais au littéralisme peut-être vaut-il mieux préférer la surprise de l’image expressive.
Quand Danièle Robert nous donne, au chant III, lors de la traversée de l’Achéron, où Charon était pour Jacqueline Risset, « un vieillard blanc, d’antique poil », les vers suivants :
Et voici que survient une embarcation
d’où un vieillard à barbe blanche nous hèle :
malheur à vous, âmes en perdition !
N’espérez pas de voir jamais le ciel :
je viens pour vous mener sur l’autre rive,
dans le noir éternel, chaleur et gel.
René de Ceccatty préfère proposer :
Et voici que vers nous en barque
Venait un vieux chenu criant :
Malheur sur vous, âmes perdues !
N’espérez plus revoir le ciel.
Je vous conduis sur l’autre rive
Dans l’éternel, noir, froid brûlant. »
Il est évident que du point de vue rythmique ce dernier y gagne ; de surcroît la concision réclamée par l’octosyllabe rend l’expressivité plus vive et répond en toute agilité à l’hendécasyllabe dantesque.
Avec modestie, en son introduction soigneusement informée et argumentée, notre traducteur a bien conscience de devoir priser l’ellipse, de « sacrifier » du sens en choisissant l’agréable légèreté du lisible ; ce qui n’est pas une mince affaire, surtout si l’on surprend chez Dante autant l’aisance du parler populaire que la subtilité du raisonnement théologique et philosophique. Ainsi, appeler Saint-Paul « Popol » au chant XVII du Paradis parait culotté, mais songeons que « Polo » en italien est familier et insultant, ce qui conspue comme de juste l’insolence blasphématoire de Jean XXII. Sans oublier que le flux métaphorique de ce prodigieux rhétoricien rend le texte infiniment imagé, volubile, évocateur, ailé, que les périphrases, parfois pour nous obscures, sont des mines d’allusions bibliques, antiques ou médiévales.
Comparant avec justesse et goût une traduction nouvelle avec une nouvelle interprétation de Bach ou de Schubert, notre traducteur ne se fait pas faute d’oublier de rendre hommage à Jacqueline Risset, comparée à la Callas, dont les qualités de lisibilité et de sensualité le ravissent.
Il est permis de regretter l’absence de notes au bas des vers de René de Ceccatty chantant Dante ; mais c’eût été alourdir le volume, et à cet égard, il est loisible de se tourner vers les trois tomes fournis par Jacqueline Risset, que l’on retrouvera bientôt en Pléiade, et que cependant les amateurs esthètes préféreront dans les grands volumes soignés, imprimés sur des pages de plusieurs couleurs, et illustrés par les folles aquarelles de Miquel Barcelo[14]. Quoique l’on attende encore une ambitieuse édition bilingue munie d’un indispensable index…
L’on sait que le voyage de Dante commence lorsqu’il se voit menacé par trois animaux : un lion pour l’orgueil, une louve pour l’avarice, une once (léopard femelle) pour la luxure. Traduisant cette « lonza » par « lynx », René de Ceccatty ne perd-il pas une dimension à la fois érotique et allégorique, puisqu’il s’agit de la séduisante animalité de la luxure ?
Aussi, notre poète n’aura d’autre issue que de suivre son guide, le maître poète latin de l’Enéide, Virgile, qui selon la tradition chrétienne passait pour avoir annoncé la venue du Christ, et de traverser la fosse spiralée de l’Enfer, la montagne du Purgatoire, puis guidé par son ancien amour, Béatrice, à laquelle succède Saint Bernard, de découvrir le Paradis, « Enrôlé par l’amour qui meut / Le soleil et les autres astres », selon les ultimes vers. Le voyage bien concret du marcheur est également une leçon morale : les auteurs de péchés capitaux sont punis de manière pittoresque, qui dans la flamme, qui dans la glace, et croissante jusqu’aux pires abominations, non sans raconter leur histoire, comme celles de Paolo et Francesca goûtant une allusive luxure, ou Ugolin qui dut au chant XXXIII dévorer ses enfants morts de faim. Ce qui est dit d’une belle et fameuse manière elliptique : « La faim l’emporta sur le deuil ». Enfin, au plus près du diable au « triple visage », est châtiée la traîtrise contre son bienfaiteur. En effet, lors du chant XXXIV, Judas (accompagné de Bruts et Cassius) broyé dans l’une des trois diaboliques gueules, « gigote la tête gobée », ce qui est une trouvaille d’une frappante concision, à l’humour grinçant, alors que Jacqueline Risset propose : « Sa tête est dans la gueule ; dehors il rue des jambes ». Nos deux arpenteurs de l’au-delà doivent s’accrocher au corps de Satan : « De poil en poil, on descendit / Entre toison et plaies gelées », et s’y retourner pour jaillir aux antipodes, au pied de la montagne du Purgatoire.
Quittant la cavité de l’Enfer, qui fit la plus grande gloire de Dante, éclipsant les deux autres parties du triptyque sacré, le chant se fait peu à peu moins âpre. Avant d’accéder au sommet du Purgatoire, où fleurit le Paradis terrestre, le chemin croise l’humilité, l’amour et la liberté en Dieu, sans oublier les nécessaires purgations des pécheurs, comme ce Sordello embrassant son compatriote mantouan Virgile, ce qui donne l’occasion à Dante de conspuer l’esclavage politique italien. Là, chaque péché capital est étrillé, corrigé, lavé, par la vertu qui lui est opposée, comme l’orgueil à l’humilité ou la luxure à la pureté. Une fois de plus, Dante règle ses comptes : l’envieuse Sapia côtoie le pape Adrien V qui se récure de son avarice. Mais au chant XXX, « Dame Béatrice », qui passa « de chair à ombre », apparaît, morigénant le pauvre Dante, un tantinet infidèle, qui n’a pas su « suivre [son] vol désincarné », avant de prendre le relais de Virgile pour le guider parmi les sphères du Paradis.
Ciel de la lune, de Mercure, de Vénus et du Soleil sont autant d’étapes spirituelles, comme les cieux de Mars, Jupiter, Saturne, ceux-ci sièges des vertus théologales : Foi, Espérance et Charité. Après le ciel cristallin, Béatrice doit céder la main à Saint-Bernard, pour permettre à son amant d’accéder à l’Empyrée, siège de la lumière divine aux rivières de couleurs et à la rose éclatante. Non loin de la Vierge Marie, Béatrice réapparait en gloire, les chants se font de plus en plus musicaux, comme si l’on entendait la Selva morale et spirituale de Monteverdi. Et si penser, comme René de Ceccatty, que le paradis dantesque est un espace totalitaire, avec une Béatrice imbue d’un prosélytisme autoritaire, est de l’ordre de l’anachronisme, il n’en reste pas moins que l’univers religieux de la perfection divine se présente comme un monde prédestiné, clos, où l’inutile liberté n’a plus lieu d’être. Reste que Dante y a réalisé des prouesses poétiques incomparables, donnant au Bien et au Beau (devant lequel il « déclare forfait ») des vitesses et des couleurs enchanteresses :
« En verre, en ambre ou en cristal,
Le rayon brille sans délai
Entre impact et efflorescence »
Roman d’aventure et somme théologique, clavier poétique et creuset de culture de l’Antiquité, La Divine comédie brasse le temps médiéval de son auteur et l’intemporalité la plus profuse ; ce pourquoi, depuis le XIV° siècle, et jusque dans l’éternité, il y aura toujours un lecteur, ne serait-ce que la poussière des étoiles, pour le dantesque poème, auquel contribue avec talent René de Ceccatty. Egalement romancier, ce dernier, notons-le, n’est pas un débutant au royaume de la traduction. Outre celles du japonais, conjointement avec Ryôji Nakamura, il a tâté avec ardeur de Pasolini ou de Leopardi, sur lequel il a écrit d’ailleurs une sorte de biofiction[15]. S’il y un paradis des traducteurs, il reste à souhaiter qu’il y soit accueilli.
Avant de relire une fois de plus ce qui est peut-être le poème le plus frappant de l’humanité, la curiosité ne peut que nous titiller au sujet de son auteur. Si, après celle de son contemporain Boccace[16], les biographies sont légion, d’Artaud de Montor[17], à Jacqueline Risset[18], celle d’Enrico Malato vient à point pour, au-delà de la seule vie du poète, présenter les plus récentes et perspicaces recherches exégétiques sur le texte, ses enjeux politiques, théologiques et poétiques.
Notre Florentin, né en 1265, sera frappé par une sentence d’exil en 1302 pour aller séjourner à Vérone et mourir à Ravenne en 1321 ; ce pour avoir pris part au combat entre la ligue des Gibelins toscans et les Guelfes Noirs et Blancs (auxquels il appartient). Fin rhétoricien, il connaît sur le bout des doigts Virgile et Ovide, la Bible et les Pères de l’Eglise. En philosophie, il allie Boèce et Saint Thomas d’Aquin.
Mieux que ses Rimes[19], sa Vita nuova est une sorte d’autobiographie fictive, dans laquelle l’ami du poète Cavalcanti, bien qu’il épousât Gemma, parait ne se vouer qu’à sa Béatrice, rencontrée en toute chasteté à dix-neuf ans alors qu’elle en avait neuf. Il ne la reverra que neuf ans plus tard, avant de la savoir mourir à vingt-quatre ans, le laissant inconsolable. En toute courtoisie, il est un des créateurs du dolce stil nuovo, dont il dénoncera pourtant le trop de sensualité amoureuse, y compris chez Cavalcanti. Alors qu’il avait rédigé son traité La Monarchie universelle en latin, la décision d’écrire en toscan le conduisit à rédiger son Traité de l’éloquence vulgaire.
Pour introduire son héros, Enrico Malato brosse le portrait de la prospère Florence aux cent-cinquante tours au XIII° siècle. Il ne se départit jamais de sa clarté et de sa rigueur pour évoquer les années de formation du poète, militaires, diplomatiques, au cœur des tourmentes entre Gibelins et Guelfes Blancs et Noirs, mais aussi philosophiques, du poète. De nombreuses allusions aux événements d’un contemporain guerrier, vengeur et injuste, sont lisibles dans le Banquet, et bien sûr La Divine comédie, où sont jetés, entre Enfer et Paradis, divers protagonistes. Hélas Florence n’est plus dans les Rimes que « ma ville qui hors de ses murs m’enferme ». Dès 1315, les deux premiers chants de La Divine comédie publiés, la renommée du poète enfle. À Vérone, il jouit de l’hospitalité de Cangrande della Stella, qui bénéficie en retour de la primeur des chants composés, puis d’une place dans le Paradis (XVII, 76). Heureusement le trépas sera clément au point d’attendre qu’il ait achevé et révisé son œuvre-maîtresse.
Or Enrico Malato s’attache, en ce qui devient très vite un essai, à l’activité littéraire de Dante et d’abord à son « noviciat poétique ». Ainsi notre essayiste développe-t-il une heureuse analyse de la « casuistique » amoureuse, tiraillée entre célébration et péché. Jusqu’à ce que, dans La Vita nuova, les tourments amoureux et l’idéalisation de Béatrice, trop tôt emportée dans un au-delà qu’il reste à lui consacrer, permettent au poète de réconcilier amour de Dieu et d’une Dame, dans le cadre d’un amour de vertu et de raison, puis l’amènent à annoncer un « jour où je parlerai plus dignement d’elle », ce qui est considéré comme une prémisse de La Divine comédie. De l’éloignement qu’il éprouve pour son trop sensuel maître Cavalcanti à la paraphrase en 232 sonnets allégoriques du Roman de la rose qu’est le Fiore, tout semble gammes virtuoses avant le grand-œuvre. De même Le Banquet, « projet d’une somme du savoir médiéval en langue vulgaire », reste inachevé devant l’urgence de La Divine comédie, probablement rédigée entre 1304 et 1321. Hélas le problème des sources manuscrites, des copies successives, reste parfois criant : le texte fut souvent altéré. Il fallut à la philologie moderne de durs travaux pour aboutir à l’édition de Petrocchi qui fait autorité. Quant au mystérieux titre originel, Commedia, il fait probablement allusion à une fin heureuse, en opposition avec la tragédie, selon les termes d’Aristote.
Aisément didactique, Enrico Malato ne peut se passer d’étudier le « symbolisme des nombres », le rôle du trinitaire chiffre trois, pour les tercets et les trente-trois chants de chaque partie ; soit cent chants, chiffre parfait, si l’on ajoute celui introductif. Puis de préciser la cosmologie de Dante, « inspirée du système aristotélicien et ptolémaïque », et l’architecture des trois royaumes de l’eschatologie ; d’étudier « l’ordonnancement juridique et moral des royaumes de la peine, de l’expiation et de la béatitude », sans omettre les figurations littérales et allégorique, grâce auxquelles la fable devient poésie fulgurante et didactique. Notre essayiste a su sans bavardage excessif nous fournir un indispensable vade-mecum dantesque…
La biographie au tempérament nettement historique d'Alessandro Barbero[20] est plus profuse à cet égard, se lisant comme un roman d'aventures. Dante ayant mille facettes, il est tour à tour un enfant privilégié, dans la plus riche ville d’Europe, Florence à l’époque où l’on bâtit le Duomo et le Palazzo vecchio, un chevalier dans une bataille, un érudit voué à l’étude, un époux et un père, un politicien engagé et bientôt exilé, enfin le créateur incomparable que nous connaissons. L’ouvrage dresse un tableau profus de la politique du temps, en même temps qu’il inscrit le poète dans le cadre d’une société complexe, dont il saura extraire le miel et l’amertume pour édifier sa Divine comédie.
Nous sommes tous ce voyageur qui descend tour à tour l’excavation de l’Enfer et gravit la montagne du Purgatoire, toutes deux spiralées, avant de rêver les orbes du Paradis. Or, ce que nous appelons aujourd’hui la fantasy aurait bien de la peine à nous offrir autant de merveilleux, saisissant les leviers horrifiques de la peur et ceux délicieux du ravissement, animant les fils soyeux de l’amour et du divin dans une quête fourmillante d’épreuves avec un tel sens de la poésie et de la spéculation philosophique. Aussi le pittoresque échevelé de la vision peut-être appréhendé avec un rare bonheur par l’athée, l’agnostique le plus rigoureux, comme un vaste et inégalable récit fantastique, comme une histoire d’amour, comme une vibration polymorphe de la poésie, comme une changeante allégorie de notre condition et des potentialités du sens de la vie. Ce qu’ont bien ressenti les dessinateurs, comme Sandro Boticelli, les peintres, comme Lucas Signorelli (sur la couverture de la traduction de René de Ceccatty), William Blake[21], ou plus contemporain, l’ébouriffant Miquel Barcelo, dont nous ne cesserons de faire l’éloge : qui eût cru qu’avec les seules et minces ressources de l’aquarelle un illustrateur, aux prises avec l’immense massif de La Divine comédie, puisse parvenir à un tel degré d’assomption picturale ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.