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4 juin 2023 7 04 /06 /juin /2023 10:21

 

Museo diocesano de Sigüenza, Guadalajara, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.

 

 

 

René Girard,

de la conversion de l’art

à la violence sacrificielle ;

avec le concours de Bernard Perret.

 

 

René Girard : La Conversion de l’art,

Bernard Grasset, 2023, 272 p, 20,90 €.

 

Bernard Perret :

Violence des dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain,

Seuil, 2023, 370 p, 25 €.

 

 

 

Il y a cent ans naissait la violence. Du moins celle dont l’analyse était en gestation dans le fœtus qui allait être René Girard (1923-2015). Car l’on sait qu’elle est aussi vieille que l’homme, qu’avant eux elle est celle des dieux, et qu’après lui, puisqu’il est mort en 2015, elle ne s’est malheureusement pas éteinte. Des braises girardiennes, revit un recueil d’essais d’abord paru 2008, mais ici revu et augmenté : La Conversion de l’art. Ecrivains, philosophes, musiciens même, nourrissent et éclairent la théorie mimétique de l’anthropologue des Lettres et des mythes, de l’analyste des accointances entre violence et sacré, jusque dans la figuration d’une angoisse apocalyptique. Et si l’on veut savoir comment s’orienter dans la pensée girardienne, rien de mieux que l’essai de Bernard Perret, Violence de dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain, qui s’ingénie à explorer les intrications des violences humaines, religieuses et politiques. Depuis l’archaïsme jusqu’au au christianisme, quelle est la validité de la recherche de René Girard pour notre temps ?

 

 

Peut-être sera-t-on déçu d’apprendre que cinq parmi ces neuf essais titrés La Conversion de l’art sont des écrits de jeunesse, soit des années cinquante, en une édition cependant définitive. Toutefois les prémisses les plus tremblotantes parmi les cinq premiers, sont affermies à l’occasion des trois suivants, enfin complétées par un bref essai et deux entretiens. Comme le laisse entendre l’illustration de couverture, d’après Le Caravage, l’artiste, poète ou écrivain, est un Narcisse, avant qu’il soit garant de la théorie mimétique élaborée par René Girard.

D’abord Saint-John Perse. Chez ce poète, c’est la dimension historienne, rare au XX° siècle en ce genre littéraire, qui intéresse notre analyste. Il y a quelque chose de l’épopée, mais à la fois antique et intemporelle, dans des recueils comme Anabase, dont le titre rappelle intentionnellement le Grec Xénophon, ou encore Pluies, où défilent les civilisations éphémères, de l’Assyrie au Mexique de la conquête espagnole, jusqu’à des allusions à la Révolution française. Ainsi « l’arbitraire de Perse joue dans la série historique et anthropologique », non sans le concours continu d’images coruscantes, exotiques. Alors que la poésie contemporaine choisit le dépouillement, il préfère la surabondance, derrière laquelle se devine « le sacré », répondant ainsi brillamment à la « déshumanisation du monde ».

Un peu occulté aujourd’hui, André Malraux, ne serait-ce que parce qu’il fut un ministre de Charles de Gaulle, bénéficie de toute l’attention de René Girard. Le retour du religieux annoncé, passe par celui des démons de l’Histoire, « la mise en rapport de la Seconde Guerre mondiale et des fétiches, l’art primitif et les nouvelles formes de l’apocalypse ». À ce sacré d’ordre esthétique qu’est l’art, il répond par la tension vers l’universel, qui correspond pour René Girard à la « conversion romanesque ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Paul Valéry, dont le choix du « moi pur » lui parait superficiel, est dépassé par Stendhal, révélant « qu’avec la Révolution tout le monde est passé dans la vanité, c’est-à-dire dans le désir mimétique ». Au lieu du Roi et de la noblesse dominante, voici venu le temps  de « la naissance du monde balzacien, où chacun est le rival de l’autre ». Il s’agit également de choisir l’égotisme stendhalien plutôt que la contemplation épurée, voire anorexique, du moi.

Après Freud analyste du narcissisme, après la « vérité du Temps retrouvé » proustien, répondant à la question « Où va le roman ? », voici enfin Nietzsche et Wagner, ce dernier étant, outre le poète de ses livrets, le compositeur de ses opéras. Notre philosophe avance que « l’égotisme nietzschéen est un refoulement romantique de cette intuition qu’aurait eu Wagner de la compassion chrétienne ». Le début de L’Or du Rhin est par ailleurs une mise en scène de la séduction des filles du Rhin et du désir de l’or, ce qui débouche « sur la violence absolue ». Sa lecture de La Tétralogie voit dans les Walkyries « la violence fondatrice elle-même […] qui se désagrège et se défait dans cette épopée à l’envers qu’est L’Anneau des Nibelung ».

Deux entretiens, de 1982 et de 2007, complètent ce volume. Il y montre combien la littérature rapproche mimesis et désir, combien « notre époque est plus menacée par la vérité ». Soit, celle anthropologique, lorsque ressurgit le paroxysme de la crise mimétique, ses rituels de sacrifice et « de remise en ordre par expulsion ». La pertinence ne se dément guère. Sauf peut-être lorsqu’il accuse la science-fiction de « surenchère de déshumanisation de la littérature » ; il n’est qu’à voir combien Dans Simmons, dans sa tétralogie intitulée Hypérion[1], interpénètre les destinées humaines dans une Histoire interplanétaire, sans oublier l’empreinte considérable de la religion, en particulier celle du « Gritche », si acéré.

Les persécutions franchissant la barre des millénaires et des siècles, elles sont cachées et cependant visibles dans les mythes. Or « cette persécution-là disparait dans la Bible, et reconnaître la supériorité de la Bible n’est pas politiquement correct ». Il suffit en effet de penser au sacrifice d’Isaac changé en celui d’un agneau ; et bien entendu à ce « bouc émissaire » qui sert de défouloir et de purification.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le dernier entretien se fit à l’occasion d’une exposition, « Traces du Sacré », au Centre Pompidou en 2007. Ce autour de trois dates : 1806, lorsqu’œuvra Clausewitz, théoricien de la guerre, auquel René Girard consacra un essai[2] ; 1913, date pré-apocalyptique et du Sacre du printemps de Stravinsky, ce « meurtre fondateur » d’une jeune femme ; et l’immédiat après-guerre quand notre philosophe quitte la France pour les Etats-Unis et ainsi se consacrer au phénomène religieux.  Les figures de Georges Bataille et de Simone Weil traversent cet entretien, dans la mesure où elles s’étirent entre aspiration au « meurtre archaïque » (au travers de « l’Acéphale ») et la non-violence chrétienne qui l’annihile.

À quelle conversion nécessaire assiste-t-on ? L’on sait que René Girard s’est converti au christianisme. Eût-il mieux valu qu’il se contentât de se convertir à l’art ? Cependant, sachons-le, notre philosophe ne s’intéresse à l’art « que dans la mesure où il intensifie l’angoisse de l’époque ». Méfiant à l’encontre de l’art moderne, il l’est également à l’encontre de l’esthétisme, ce « mensonge romantique[3] », pour reprendre les premiers mots de son titre inaugural. Car le stade esthétique doit être dépassé par la littérature jusqu’à ceux éthique et religieux, ce dans la continuité de la pensée de Kierkegaard. En découle une radicalité apocalyptique, au sens à la fois de la catastrophe et de la révélation, mais aussi une dimension cathartique. Sauf qu’il peut être nécessaire d’arguer du réalisme de l’athéisme et de l’agnosticisme. Mais face au siècle des extrêmes, des totalitarismes et des génocides, est-il impensable que réponde un sens du rituel sacrificiel, tel qu’il explose dans Le sacre du printemps de Stravinsky et aussi une transcendance salvatrice ?

 

Degollación de los Inocentes, Catedral basílica de la Virgen de la Asunción,

Mondoñedo, Lugo, Galicia.

 Photo : T. Guinhut.

 

Anthropologie sacrificielle et mimétique fondent toute la pensée de René Girard. Pour lui, la violence du sacrifice innerve le religieux archaïque et bien autant la culture moderne. En conséquence, penser l’Histoire, y compris notre temps, ne peut se faire sans le secours des explorations de René Girard. Venus des tréfonds anthropologiques, boucs émissaires, violences sacrificielles, désir mimétique, sont devenus des ressources essentielles pour notre compréhension des sociétés selon l’analytique commentaire de Bernard Perret. Il est en effet indubitable que cette anthropologie mimétique ne cesse de rayonner parmi les développements des sciences humaines et les analyses des religions. À cet égard son titre, Violences de dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain, est parfaitement parlant. Outre une efficace connaissance de l’œuvre, il en déplie les relations avec maints auteurs du XX° siècle, Comme Jacques Lacan, Claude Lévi-Strauss, ou encore Marcel Mauss. L’on devine que le corpus des Écritures juives et chrétiennes, la passion et à la mort du Christ, sont ici convoqués, sans omettre sa vision apocalyptique du politique.

De la tragédie grecque aux rites sacrificiels en passant par les tabous destinés à prévenir la violence, l’arsenal immunitaire de l’humanité parcourt en 1972 La Violence et le sacré[4]. Une « anthropologie fondamentale » irrigue Des Choses cachées depuis la fondation du monde[5], lorsque que le « processus d’hominisation » progresse du « mécanisme victimaire » jusqu’à la passion du christianisme, lorsqu’au sacrifice à l’intention des dieux succède le sacrifice de Dieu en faveur du rachat des hommes. Violence fondatrice et intelligence mimétique parcourent Le Bouc émissaire[6] ; alors que surgit « le contrôle de la violence par la compétition dans les sociétés modernes », à l’occasion des Origines de la culture[7]. Bien entendu le désir mimétique trouve sa « réciprocité conflictuelle », en particulier dans Shakespeare et les feux de l’envie[8]. Cependant le sacré, en particulier chrétien, trouve sa nécessité et son acmé comme transcendance au secours de la violence collective. En outre le fameux désir mimétique trouve, au-delà du stade du psychanalytique miroir lacanien, sa confirmation scientifique dans les « neurones miroirs ». En clair pédagogue, notre essayiste n’oublie pas d’ouvrir le « dossier ethnologique », tant René Girard est fort peu en accord avec le structuralisme, tant abondent les traces de la violence fondatrice dans les mythes, tant il détecte une origine commune du sacré et de la pensée symbolique. Les valeurs transcendantes s’échappent de la violence brute, en particulier grâce à la « voie  grecque » qui permet l’émancipation du politique et la sublimation par l’art. Mais par-dessus tout, c’est « la singularité judéo-chrétienne » qui permet d’identifier la violence et le mal, d’abandonner les sacrifices humains, malgré la persécution dont Dieu fait preuve à l’encontre de Job, et grâce au sacrifice du Christ sur la croix. En ce sens Jésus dévoile le mécanisme victimaire et se dresse comme une figure antisacrificielle. Ainsi à l’apocalypse violente répond « l’annonce d’une royaume de guérison et de pardon ». S’agit-il d’une nouvelle lecture des Ecritures ? N’était-elle pas en germe dans la théologie, alors que l’éclairage anthropologique qui lui est associé n’a fait que l’affiner, en constituer une autre révélation…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Reste qu’au royaume de l’homme, une violence sans fin règne. Des royautés sacrés au contrat social, la civilisation parait raboter la violence, toujours prête à sourdre, jaillir, déferler, qu’elle soit politique ou interindividuelle. Etat et démocratie libérale, société de compétition des statuts et de l’argent, sport comme alternative compensatoire, tout cela suffira-t-il à élaguer, rédimer le royaume de la violence ?

Membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Bernard Perret a su Penser la foi chrétienne après René Girard[9]. Il a également cédé à la doxa écologiste[10], dont la fin de son girardien essai se ressent, lorsqu’il parle de crise et de « déni climatique ». Mais l’idéologie la plus dommageable se trouve en ses dernières pages. « Mettre la guerre définitivement hors la loi » ne serait qu’une naïveté, si n’intervenait « la constitution d’un Etat de droit mondial disposant du monopole des armes les plus destructrices ». Gare au constructivisme monopolistique, en ce sens inévitablement totalitaire !

Comparatiste avisé, René Girard parcourut les pages de Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski et Proust, sous le signe du « mensonge romantique » et de cette « vérité romanesque », qui dévoile sous le masque des fictions la réalité profonde de l’être humain. La révélation du désir mimétique embrasse Don Quichotte copiant les faits et gestes chevaleresques d’Amadis de Gaule, Madame Bovary programmant ses désirs sur les romans sentimentaux…  En historien cette fois, il balaya les religions archaïques au titre de La Violence et le sacré. L’énigme fit l’objet d’une investigation exécutée avec brio, à laquelle il répondit par Des Choses cachées depuis la fondation du monde, soit en valorisant la résolution du christianisme. Dans cette continuité, Le Bouc émissaire, d’ailleurs le préféré de son auteur, l’unanimité contre la victime, individu ou groupe ethnique et religieux - dans le cas par exemple des Juifs -, permet de croire que l’on s’est libérer du mal. Mieux vaut le « non-sacrifice d’Isaac » ou Iphigénie opportunément changée en biche par Diane… Mais « la réhabilitation des boucs émissaires, dans la Bible et dans les Evangiles, c’est l’aventure la plus extraordinaire et la plus féconde de toute l’humanité, la plus indispensable à la création d’une société vraiment humaine[11] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y eut d’autres essais probants, bien entendu, sur le théoricien de la guerre et Clausewitz, sur la vigoureuse prédation de Satan[12]. Mais nous tenons là une tétralogie (pas exactement wagnérienne) fondatrice et indispensable, d’ailleurs réunie dans un fort volume de près de mille cinq cent pages intitulé De la violence à la divinité, qui semble avoir l’imparable poids d’une Bible, mais en a de surcroit l’analytique pertinence qui lui est complémentaire.

 

De la violence anthropologique[13] à la violence génétique, il n’y a qu’un pas originaire. Au-delà de l’indispensable force à la loi et de sa légitimité libérale, l’appel d’une transcendance, fut-elle fictionnelle, peut être nécessaire, pour donner un sens à l’impensable, voire à cet imprescriptible dont Vladimir Jankélévitch[14] affubla l’horreur de la Shoah, sinon celle de tous les massacres des innocents dont les Evangiles ont donné une illustration au-devant des exactions théocratiques et politiques, totalitaires, qui gangrènent l’Histoire du monde.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] René Girard & Benoît Chantre : Achever Clausewitz, Grasset, 2022.

[3] René Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961.

[4] René Girard : La Violence et le sacré, Grasset, 1972.

[5] René Girard : Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978.

[6] René Girard : Le Bouc émissaire, Grasset, 1982.

[7] René Girard : Les Origines de la culture, Desclée de Brouwer, 2004.

[8] René Girard : Shakespeare et les feux de l’envie, Grasset, 1990.

[9] Bernard Perret : Penser la foi chrétienne après René Girard, Ad Solem, 2018.

[10] Bernard Perret : Pour une raison écologique, Flammarion, 2011.

[11] René Girard : De la violence à la divinité, Grasset, 2007, p 23.

[12] René Girard : Je vis Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999.

[14] Voir : Jankélévitch, patriarche de la conscience et du pardon

 

Museo de la Catedral de Jaca, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

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29 mai 2023 1 29 /05 /mai /2023 09:41

 

Hotel Monasterio de Boltaña, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Les monstres de Croatoan

et de la mort de Dieu par José Carlos Somoza,

clinicien du mal :

Le Mystère Croatoan, La Clé de l’abîme

& Etude en noir.

 

 

 

José Carlos Somoza : Le Mystère Croatoan,

traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes Sud, 2918, 416 p, 23 €.

 

José Carlos Somoza : La Clé de l’abîme,

traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes Sud, 2009, 384 p, 22,50 €.

 

José Carlos Somoza : Etude en noir,

traduit de l’espagnol par Marianne Million, Actes Sud, 2023, 400 p, 23,90 €.

 

 

 

 

      Fasciné par les virtualités les plus étranges et les plus terrifiantes du fantastique, José Carlos Somoza a, qui sait, l’ambition de devenir le Stephen King de la péninsule ibérique. Est-ce chose faite avec Le Mystère Croatoan ? Le récit s’enclenche sur le rythme d’un thriller d’apparence commune pour, peu à peu, prendre une ampleur croissante et troublante. Du comportement animal au comportement humain, les ravages du fantastique emportent tout sur leur passage. Est-ce la faute de la mort de Dieu ? C’est ce qui avait été postulé par notre romancier espagnol dans La Clé de l’abîme, où science-fiction, fantasy et religion font un ménage d’enfer. L'on ne s'étonnera pas qu'il s'empare du roman policier, en son Etude en noir, pour jouer avec les subtiles ficelles du mal qui agitent les marionnettes humaines.

 

      Nous sommes auprès de Madrid, dans un laboratoire forestier où Carmela étudie le comportement animal, plus exactement l’éthologie. Un courriel étonnant et posthume de Mandel, son maître de thèse, l’affole. Il est mort depuis deux ans, dans des circonstances psychiatriques troubles, et lui écrit un seul mot : « Croatoan ». Vocable étrange qui fut signalé lorsque les colons d’un village américain disparurent en 1590 sans suite ni explication. L’enquête scientifique monte en puissance lorsque se croisent d’anciens fidèles du maître, Sergi, fol inoffensif qui veille sur Fatima, une droguée crispée sur ses poèmes (« Je suis cette longue mort topaze »), Logan, le fils sauvage de Mandel...

      Soudain, apparaissent des comportements alarmants : des files, des processions, non seulement d’animaux, mais d’humains, d’hybrides et d’humanoïdes porcs, lézards et autres bêtes indéterminées parcourent les routes, les forêts, sans que rien les arrête, dévastant tout sur leur passage. Ainsi, l’homme agit en espèce animale, détruisant les villes, mourant par cargaisons, signant la faillite de toute civilisation, affectant la planète entière. Il s’agit d’« un sinistre ordre des suicides », dans lequel les individus se disloquent, se mordent, s’entredéchirent, s’entretuent ; « Mais le tout en silence. Sans langage, sans expression ». D’autres, en foules, entrent dans la mer, alors que la contagion « a parcouru la gamme des vertébrés » Bientôt il en est de même pour les papillons, errant dans le ciel par millions : « une sorte de dieu aztèque, un Quetzalcoatl silencieux et confiant qui tordrait ses anneaux pourpres vers le ciel ».

      Pire, les cloisons entre vertébrés et invertébrés, jusqu’aux lombrics et bactéries, s’affaissent, affectant monstrueusement l’humanité, où chacun peut « se transformer en temple mobile d’être aux multiples petits yeux, écorce de chair se décomposant sous les arachnides ». Ce pourrait ridiculement granguignolesque, mais, ô prodige, l’écrivain parvient à nous rendre complice de l’enfer de son épouvantable merveilleux !

      Le « tsunami de bestioles » s’abat jusqu’à menacer nos personnages, qu’ils soient soldats de l’Etat bientôt dangereusement révoltés, ou peu fiables complices de Carmela, elle-même harcelée par son amant, ce pour épicer une intrigue déjà prolixe, et comme pour dire qu’à la racine de l’humain est déjà ce comportement prédateur. Notre poignée de survivants immunes se réfugie dans le laboratoire isolé, subit d’éprouvantes, traumatisantes et sanglantes attaques, y compris entre ses propres membres. Il semble que « tout est mort, pas seulement amis, familles, personnes : règles, normes, raisons, causes aussi. Ce n’est pas seulement la fin du monde. C’est la fin des lois de la nature ». Le thriller philosophique virulent épuise ses personnages, tient son lecteur en haleine, l’étrangle...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Qui sommes-nous sinon nos comportements ? Le libre arbitre en prend un sale coup lorsque mille animalités nous changent en migrateurs et prédateurs. La nature devient, pour Logan, le délinquant homosexuel et revenant de cette métamorphose plus que kafkaïenne, la « Grande Mère », celle « qui se venge », alimentant les peurs afférentes aux crises écologiques. L’aventure signe une apocalypse inimaginable par Saint-Jean l’évangéliste. « Virus », « transe » ? Plus exactement, selon Mandel, des « pics de comportement », des « pics de migration ». À tel point que l’on peut « se transformer en temple mobile d’êtres aux multiples petits yeux, écorce de chair se décomposant sous les arachnides ». Le désordre génétique conduit à la démultiplication anarchique : « Personne n’est constitué d’un seul être. Sur le corps de Logan abondent d’autres bestioles ». Aussi n’est-il pas étonnant que le nom du professeur Mandel, peut-être à l’origine de cette catastrophe évolutive, soit si proche de Mendel, ce moine botaniste et fondateur de la génétique. Sans compter l’éducation pour le moins risquée qu’il offre à  son fils : « Logan était l’expérience vivante de Mandel : androgyne et violent, forcé à être libre ». 

      Jouant avec habileté d’un narrateur omniscient, alternant les groupes de personnages dans leur progression vers la catastrophe, ou la sauvegarde d’une mince humanité capable d’y surseoir, José Carlos Somoza nous enserre le corps et l’esprit avec les barbelés de son récit à suspense, sans que l’on puisse s’en défaire tant que le livre ne s’est pas refermé. En outre, en son roman d’action, sa biofiction, dont on tirera sûrement un film à grand spectacle, en son « machin éco-punk », il nous pousse à des interrogations plus que troublantes. Que l’humanité puisse être mortelle, soit ; mais que les barrières génétiques entre les animaux et les hommes s’effacent, que la monstruosité physique et comportementale puisse affecter l’animal politique reste une hypothèse complètement folle, bien digne d’un écrivain virtuose du fantastique, mais aussi une potentialité de la nature qui permettrait de douter de la supériorité de la spécificité et de l’intelligence humaine : « notre cerveau nous a fait croire que nous étions le centre de l’univers, l’image et la ressemblance de Dieu ». En ce sens, Le Mystère Croatoan est bien digne de ces écofictions exponentielles qu’analyse Christian Chelebourg : « L’écofiction n’est pas un genre littéraire et cinématographique, mais une manière d’entrer en résonnance avec l’imaginaire d’une époque fascinée par sa puissance et terrifiée par un avenir dans lequel elle ne sait plus lire que des promesses de déclin[1] ».

      Si l’on peut lire en ce Croatoan l’émergence d’une peur panique devant l’avenir des manipulations génétiques et d’un transhumanisme[2] devenus incontrôlables, il n’est peut-être pas indifférent d’accéder à un autre niveau de lecture et une autre inquiétude : au-delà de l’écofiction, qui sait s’il faut y voir la métaphore de l’émergence soudaine d’une invasive barbarie gangrenant notre civilisation. Auquel cas l’apologue serait plus encore à méditer qu’il n’y parait…

 

Lézard vert, Dorsino, Trentino Alto-Adige.

Photo : T. Guinhut.

 

      Etrange parcours pour l’écrivain qui s’aventure sur la ligne immense qui séparait science-fiction et religion, même si un Dan Simmons[3] a su s’y glisser avec son vaste cycle Hypérion… Il faudra au moins une aventure planétaire pour trouver la cité de la mort de Dieu, ce dans un précédent roman de José Carlos Somoza : La Clé de l’abîme. Car c’est la religion qui est ici dépeinte avec force figures et images pour être mise en question dans le cadre d’un fantastique pour le moins échevelé.

      D’abord l’on ne comprend guère que l’on a changé d’époque. Un subalterne employé du « Grand train » est confronté à un terroriste dont la poitrine est harnachée de sang et d’une bombe complexe. Ce dernier confie un lourd secret dans l’oreille de l’innocent Daniel Kean, à son insu devenu le messager d’une révélation. On se doute que sa banale destinée de sceptique jeune homme marié à la croyante Bijou et père d’une petite Yun de six ans va subir bien des bouleversements. Entraîné par une bande armée, il parcourt les souterrains qui innervent l’Allemagne jusqu’à ce que, à cause de son incapacité à délivrer la révélation, l’on tue devant lui sa chère Bijou. Yun lui est enlevée. Une bande rivale l’emmène alors au Japon. Fin de la première partie où les humains se divisent entre « corps conçus » et « corps biologiques ». Un nouveau livre en « Quatorze Chapitres » domine le monde : « La Sainte Bible de l’Amour et de l’Art »… Nous sommes après « la chute de la couleur », sur une planète terre de science-fiction où le fantastique se mue en un merveilleux d’héroïc-fantasy.

      Les deux parties suivantes, Japon, Nouvelle Zélande, s’opposent en se complétant. Il s’agit d’escalader une tour en une quête délirante et kaléidoscopique des mots de la révélation puis de pénétrer de telluriques profondeurs. La partie finale, « Abîme », accède à « la ville-cadavre de cauchemar » et à un vaisseau enfoui sous le Pacifique qui fut le refuge d’une humanité aux pouvoirs génétiques étendus (une arche de Noé futuriste), là où la « Clé » ou « Cité de Dieu » (pour faire allusion à l’opus de Saint-Augustin) n’est rien moins que le décodage de la Sainte Bible, pour en montrer l’inanité : l’Histoire et la science remplacent enfin les textes cryptiques qui régissent les croyants parmi leurs peurs et leurs luttes de pouvoir obscurantistes. Le sort du Dieu fantasmatique est réglé : définitivement mort, en une nietzschéenne évidence. Peu à peu, le lecteur averti a deviné un infra texte, comme le confirme la « Note de l’auteur » : les mythes de Cthulhu et l’œuvre de Lovecraft[4] nourrissent les créatures et le Dieu postulés par les croyants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Il y aura des passionnés de trépidante héroïc-fantasy pour adorer ce roman. Ses détracteurs y dénonceront l’accumulation (surtout aux deux parties centrales) de péripéties un peu ridicules qui font les clichés des films d’action et des romans merveilleux pour adolescents. Force est pourtant de constater l’étonnante capacité de Somoza à phagocyter les genres, depuis le policier dans de précédents titres, sans parler du fantastique, jusqu’à l’initiation mystique et sa déconstruction. Il y a dans cet apologue une remarquable réflexion sur les pouvoirs de manipulation et de fabulation des religions qui utilisent l’ignorance et la peur pour masquer le réel et l’Histoire, pour assurer leur tyrannie : « discuter avec un croyant revenait à perdre d’emblée » constate Daniel. Ou encore : « La Vérité est un mercenaire engagé par le Maître» ; « La Vérité est une grande menteuse ». En ce sens, « détruire Dieu » est salutaire ; reste cependant ce besoin de transcendance, ce mystère de la création auxquels Somoza n’apporte guère de réponse. Car il n’y en a peut-être pas. « Je déteste les croyants, mais je ne peux pas me passer de ce qu’ils croient », se lamente un des personnages de ce roman ébouriffant, peut-être moins efficacement construit que La dame n°13 ou Clara et la pénombre, ou encore le plus récent Mystère Croatoan, peut-être cédant encore une fois aux démons du manque de concision, néanmoins fascinant.

      Une cohérence secrète parcourt l’œuvre de José Carlos Somoza, celle de l’attrait des mystères universels de l’humanité et de la création, divine et artistique. En effet La Dame n° 13 s’interrogeait sur le pouvoir des Muses et des vers[5], sur ces grandes inspiratrices qui ont confié des formules fabuleuses et dangereuses aux poètes. Clara et la pénombre mettait en scène des corps peints en se demandant jusqu’où l’on pouvait les utiliser pour la richesse de l’art. La Théorie des cordes jouait à confronter les plus abstruses spéculations de la physique théorique et cosmologique à de menaçantes aventures temporelles. La Clé de l’abîme parut parachever cette quête en ajoutant aux mystères de l’art et de la science ceux de la religion. Enfin, du moins provisoirement, ce sont les sciences comportementale et génétique qui le poussent aujourd’hui vers les plus sombres inquiétudes sur le sort à venir de l’humanité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Spécialiste des manifestations du mal dans la nature humaine et jusque dans l’univers, José Carlos Somoza s’empare, en son  Etude en noir, des codes du roman policier, comme un second Arthur Conan Doyle, dont il fait un de ses personnages, jeune médecin ophtalmologue de son état. Car en 1882, Anne McCarey est affectée à l’entretien d’un étrange patient, « Monsieur X », dans une résidence psychiatrique de luxe, alors qu’elle est la maîtresse d’un marin violent et aviné.

Un premier meurtre sur la plage jette l’effroi. D’autres suivent. Aussi faut-il que les enquêteurs égarés soient doublés par les dons de clairvoyance de Monsieur X, qui manipule son monde. De plus, des enfants des rues, liés aux indécents « théâtres clandestins », surgissent pour être ses informateurs. Doyle avertit : « Un jour le théâtre sortira de son enfermement. Un jour ce Béhémoth antique, plein de vice et d’une lascivité que nous avons créés, sortira en soufflant par les narines à la recherche de victimes ». Aussi, face à la menace des « Dix », Monsieur X a-t-il beau jeu de prétendre : « Qu’est-ce que la morale sinon une construction de l’homme immoral ? » Entre ces acteurs consommés, qui ne sont pas toujours ce qu’ils paraissent être, le jeu d’échec des assassinats sera-t-il mené jusqu’à son terme ?

Avec une scrupuleuse patience, la narration progresse impeccablement dans un cadre réaliste, pour approcher, avec un efficace suspense, les régions les plus troubles de l’esprit, dont le « palais de verre » mental de Monsieur X. Cette Etude en noir répondant à la fameuse Etude en rouge de l’auteur de Sherlock Holmes, alors que la puissance de l'écrivain est ici incarnée par le véritable Doyle, en une belle mise en abyme. Notre narratrice Anne McCarey ressent l’affaire comme une menace qui dépasse l’entendement, en une troublante inquiétude métaphysique : « Face au mal, il me reste encore la consolation que le bien me défende, mais qui peut me défendra contre le bien ? »

 

      Le plus souvent, une intrigue criminelle anime le récit somozien en une sorte de thriller. Or, du thriller à l’horror show, notre romancier espagnol maitrise avec brio les ressorts du roman gothique, tels que poussés à son acmé par Mary Shelley dans Frankenstein[6], puis par Lovecraft. Il avait brillé avec Daphné disparue, où la stature de l’écrivain était mise à mal par les prismes du fantastique. Il avait failli en s’embourbant dans de lourdes et pâteuses fictions comme lors de La Théorie des cordes. Il tentait un érotisme troublant avec des donzelles formées par une police peu scrupuleuse, dans L’Appât, identifiant les désirs les plus secrets des suspects pour les faire succomber à une overdose de plaisir. Il  intriguait avec le coffret d’histoires de son Tétraméron… Il devient, avec La Clé de l’abîme et Le Mystère Croatoan, une planète romanesque non négligeable dans le cosmos de la science-fiction. Mais aussi un prestidigitateur du fantastique, de l’épouvante, du genre policier et de la métaphysique, jusqu’à la dimension de l’apologue, en fait un homme-orchestre, brillant, quoique un brin clinquant, du roman contemporain, mais un clinicien du mal.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

À partir d'articles publiés dans Le Matricule des anges, septembre 2009 et février 2018

 

[1] Christian Chelebourg : Les Ecofictions, Les Impressions nouvelles, 2012, p 229.

 

Quintanar de la Sierra, Burgos, Castilla y León.

Photo : T. Guinhut.

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18 mai 2023 4 18 /05 /mai /2023 10:10

 

Retablo siglo XVI, Becerril de Campos, Palencia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Du temps des livres aux vérités du roman ;

ou la critique littéraire

par Juan Asensio,

Linda Lê, François Dosse & Jean-Marc Moura.

 

 

 

Juan Asensio : Le Temps des livres est passé,

Ovadia, 2019, 668 p, 35 €.

 

Linda Lê : L’Armée invisible, Cerf, 2023, 400 p, 24 €.

 

François Dosse : Les Vérités du roman. Une histoire du temps présent,

Cerf, 2023, 680 p, 34 €.

 

Jean-Marc Moura : La Totalité littéraire, PUF, 2023, 288 p, 23 €.

 

 

Les voies de la critique littéraire sont impénétrables. Comme si elles descendaient d’un dieu, Apollon ou Ganesh[1], dont la voix dirait « le temps des livres » et « la vérité du roman ». Ainsi d’une « armée invisible » d’écrivains serait révélé l’absolu, la substantifique moelle, selon la formule rabelaisienne. Il y a toutefois une occurrence d’arbitraire et de subjectivité dans les choix opérés par le critique, qui pour vouloir emprunter la voix de l’Histoire, se contenterait de lui fournir des panneaux indicateurs. À cette modeste et cependant indispensable tâche s’attellent trois travailleurs, aux horizons divers, aux perspectives précieuses. Juan Asensio, l’homme du Stalker, prétend à la disparition des Lettres, cependant magnifiées, au moyen de son fort volume, Le Temps des livres est passé. Avec plus de confiance, sinon trop d’optimisme, Linda Lê consacre le temps de ses lectures à L’Armée invisible. Enfin, grâce au concours de François Dosse, nous saurons combien La Vérité du roman réside en notre temps, du moins si elle peut se targuer d’une telle aura, y compris au sein, plus vaste, de « la totalité littéraire », telle qu’au regard de Jean-Marc Moura elle se mondialise…

 

Placé sous l’autorité de Léon Bloy, le copieux recueil de Juan Asensio semble passablement pessimiste : « D’ailleurs le temps des livres est passé, passé sans retour », affirme l’auteur des Histoires désobligeantes[2] dans une lettre de 1880 à Ernest Hello. C’est prendre le risque, de surcroît plus d’un siècle après, de passer pour un vieux ronchon, un indécrottable nostalgique, voire ringard, sans compter le danger de proférer d’autorité des prédictions que l’avenir risque de démentir, à l’instar d’un Léon Bloy qui n’a pu voir les ardeurs polémistes et créatrices qui lui ont succédé. Pourtant Juan Asensio relève le défi : ce ne sont pas seulement d’anciennes plumes qui sont ici l’objet de son sens affirmé de l’éloge, mais quelques-uns de nos jeunes contemporains. Toutes ces figures, souvent célébrissimes, parfois discrètes, sinon injustement méconnues, ont été et sont toujours parmi les pages surabondantes d’un blog faramineux animé par Juan Asensio depuis 2004 - il est né à Lyon en 1971 - mais en s’assurant le concours des claviers judicieux de quelques contributeurs, en particulier Grégory Mion. Ainsi l’on va de Dante à Vincent la Soudière, de Malcolm Lowry à Paul Gadenne, dont Le Vent noir « évoque une dimension maléfique […] sans doute l’une des œuvres les plus implacables qu’il m’ait été donné de lire ». … À nos risques et éblouissements, l’on se trouve dans la zone et la mine de Stalker, « blog érudit et polémique de dissection du cadavre de la littérature[3] ». L’on aura reconnu le patronage du cinéaste Tarkovski et surtout des frères Strougatski[4], dont le roman Stalker explore une « zone » mystérieuse et délétère, relevant du fantastique et de la science-fiction, avec un inquiétant et fabuleux brio. Répondant à l’effondrement de la littérature française actuelle, pour reprendre les mots du préfacier, Pierre Mari, il ne se fait pas faute d’étriller de ci-de-là la prétention des déconstructeurs, ou les narcissiques de leurs petites personnes aux prétentions sociologiques.

Peu à peu, en ce massif dont les hauteurs critiques ont été écrites entre 2004 et 2018 (l’on attend un second tome) des axes de lecture se font jour. La dévitalisation du langage,  sensible dès le premier texte sur « la parole viciée » telle qu’elle apparaît chez Fritz Mauthner[5] ou à propos de Vincent la Soudière, lui fait convoquer le Hugo von Hofmannsthal de La Lettre de Lord Chandos et le novlangue d’Orwell, alors qu’avec Paul Gadenne ou William Faulkner, il s’agit de sauver la langue devenue « incandescente ». Or sans l’exactitude et la puissance du langage, la platitude et le chaos ne sauront être dépassés.

L’axe le plus flagrant est peut-être celui de l’attention au mal, telle qu’elle se révèle chez des écrivains chrétiens ; ou non. Notons d’ailleurs que notre critique a consacré un étrange et bel opuscule à la figure de Judas[6]. En témoignent, en ces pages touffues et profuses, Léon Bloy de toute évidence, Georges Bernanos certes, mais aussi Joseph Conrad. De ce dernier, Le Cœur des ténèbres est justement l’objet d’une réelle et communicative vénération ; en particulier à l'occasion de cette exclamation fort célèbre : « Revivait-il sa vie dans le détail de chacune de ses convoitises, de ses tentations, de ses défaillances, durant ce suprême instant de parfaite connaissance ? Deux fois, d'une voix basse il jeta vers je ne sais quelle image, quelle vision, ce cri qui n'était guère qu'un souffle : "L'horreur ! L'horreur !"[7] »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’auteur n’a pas versé au hasard les écrits de sa « zone ». Revus, ils se distribuent selon une réelle logique, par grandes parties ainsi conçues : « La parole viciée », dont nous avons déjà parlé ; « Monstres », où voisinent nombre d’auteurs fantastiques, d’Edgar Allan Poe à Lovecraft en passant par Arthur Machen, mais aussi des météores comme Guerre et guerre de Laszlo Ktasznahorkai[8] et Le Tunnel d’Ernesto Sabato, doté de  « monstrueuses anomalies géologiques » ; ensuite « Cratères », où l’on devine les profondeurs convulsives, entre les Orages d’acier d’Ernst Jünger, les penseurs métaphysiques comme Søren Kierkegaard et Fiodor Dostoïevski, les Latino-américains Carlos Fuentes, Alejo Carpentier et Roberto Bolaño. Enfin « Célébrations » réunit Joseph Conrad, Armel Guerne ou Max Picard (ainsi les noms méconnus peuvent attirer notre impérative attention). Au travers d’une composition longuement descendante, et soudain ascendante, l’apocalypse des mondes et des âmes ne peut trouver son salut que dans la littérature, de même qu’un monde où s’efface la métaphysique ne peut se rédimer sans le verbe chrétien…

Indubitablement le rôle du critique est de révéler, magnifier des œuvres singulières. Il en extrait la puissance et la beauté, comme à l’occasion de La Route de Cormack McCarthy[9], roman que nous avions trouvé un peu facile, dans son catastrophisme écologique, dans son écriture un peu plate. Pourtant ce cadavre de la littérature n’est-il pas l’exacte antithèse de la bibliothèque de survie asensienne : « dans les ruines carbonisées d’une bibliothèque, où des livres noircis gisaient dans des flaques d’eau », à la page 162 de ce roman, puisque le critique se fait scrupule de paginer chacune de ses citations. Que lire et comment lire : ce serait la devise du révélateur d’œuvres essentielles, de l’ambition de ce lecteur gargantuesque.

En moraliste, le critique s’attache également à conspuer, à l’occasion de Louis Massignon, « une modernité devenue folle ». Car, malgré le déroulé de l’Histoire, malgré les progrès scientifiques et technologiques, « le cœur de l’homme, encore moins que la société, n’est pas soumis au changement », ceci à propos de Nostromo de Joseph Conrad.

Parfois il décèle des rapports, des filiations inaperçues, par exemple entre Joseph Conrad et George Steiner, auquel Juan Asensio a consacré un ouvrage : La Parole souffle sur notre poussière. Essai sur l’œuvre de George Steiner[10]. Et loin de se contenter de notre petit siècle hexagonal, il fourmille de l’ère médiévale dantesque à l’américaine science-fiction déjantée de Philip K. Dick, chargeant son texte d’aperçus fulgurants, sans dédaigner les mots rares qui scintillent au-dessus de la nuit de la critique ailleurs la plus superficielle.

La rencontre choc du volcan de Malcolm Lowry, du diabolique 2666 de Roberto Bolaño[11], d’Ernesto Sabato, Joseph Conrad, W. G. Sebald, William Faulkner, László Krasznahorkai, et caetera, est placée sous le signe de ce que José Bergamín appela « le monstre du romanesque ». Comme un Thésée des Lettres, le critique se doit d’affronter de redoutables Minotaures, quoique plutôt dans le dessein de les apprivoiser. Si les œuvres convoquées sont bien souvent sombres, il y a une joie réelle à les découvrir, à en distiller les sucs.

Exercice d’admiration comme il se doit, la critique est chez Juan Asensio, une modestie, une gratitude, un art, voire un apostolat. Il est juste que, tirant le bon grain de l’ivraie, ne soient exposés ici que les grands livres, dans leur vaste écrin charriant une bonne soixantaine d’ouvrages, le plus souvent romanesque, quoique des essais y soient représentés. Cependant, même si c'eût été charger un volume déjà plus que généreux, il est peut-être regrettable que les « excellences et nullités » qui émaillent son Stalker, aient été nettoyées en ce recueil d’une pincée de vindictes vigoureuses et précieuses qui égratignent et giflent d’importance les plumitifs qui déshonorent les éditeurs et les librairies, plumitifs creux et gonflés d’orgueil dont la presse se fait les larbins, pour ne pas les citer quelques épigones de Philippe Sollers, dont François Meyronnis et Yannick Haenel, voire Michel Houellebecq... Car si la fureur du polémiste mérite également de figurer parmi les nécessaires exercices de style du critique, il faut rappeler la phrase célèbre du Figaro de Beaumarchais : « Sans la liberté de blâmer il n’est nul éloge flatteur ». De plus l’on ne sait véritablement ce qu’est la bonne littérature, qu’en se confrontant au bac à déchet des Lettres.

Les esprits chagrins, peut-être jaloux, s’irriteront d’entendre Juan Asensio bramer qu’il est l’un des derniers critiques littéraires dignes de ce nom, voire le seul de son espèce, cinglant à sa manière peu indulgente les rédacteurs d’indigente copie qui pullulent à peu de pensée. Reste qu’il a le mérite insigne d’exister, de résister (si ce mot n’est pas galvaudé), d’élever une stèle à ce qui reste de littérature, ce qui demeure, au service de la hauteur de l’esprit et de la profondeur de la pensée, comme un précieux dépôt pour les générations suivantes ; et curieuses s’il en est.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on ne rencontrera probablement pas dans le livre de la romancière Linda Lê un angle aussi probant, une éthique aussi iridescente et sombre à la fois. Mais reconnaissons que son catalogue de curiosité, d’attention, d’amour de la lecture, n’a rien de méprisable, au contraire. Ouvrons son Armée invisible avec délectation, tant l’on court parmi un immense bouquet d’auteurs d’élection, à l’occasion de chroniques publiées dans diverses revues : plus  d’une centaine de brèves fenêtres.

Née au Vietnam en 1963, la Faucheuse l’a déjà emportée, en 2022. D’Un si tendre vampire, en 1986, en passant par Les Evangiles du crime, ou Les Trois Parques, elle approchait les voies peu tendres du destin, du mal et de ses fantômes, y compris par les lisières de la dépression et de la folie. Déjà, en 2017, Les Chercheurs d’ombre[12] lui avait permis de recueillir les belles pages de ces auteurs qui privilégient le doute aux certitudes. Il n’en reste pas moins que cette propension mélancolique n’est guère l’unique boussole qui permettrait de se diriger en ce posthume recueil critique.

Contrairement aux profondeurs et sommets de l’opus de Juan Asensio, pas de construction particulière ici. Les ouvrages chroniqués par Linda Lê sont rangés par ordre alphabétique d’auteurs, en une neutralité qui confine au retrait du jugement de valeur, quoiqu’avec le soin laissé au lecteur de picorer pour son grand bénéfice. Du roman de José Eduardo Agualusa (venu de l’Angola) aux poèmes de l’Italien Andrea Zanzotto, le cheminement n’hésite pas à enjamber les continents, Malaisie, Russie, Chine, Amérique latine, Etats-Unis ; finalement très peu de Français, sinon le poète Georges Perros, le romancier Matthieu Térence, en une cosmopolite exploration. Mais aussi les siècles, du Don Quichotte de Cervantès en 1605, en passant par Jean Potocki, dont Le Manuscrit trouvé à Saragosse vient de la fin du XVIII° siècle, mais surtout notre contemporain. Rarement, ils sont autres que romanciers, parfois des poètes, exceptionnellement un essayiste, Georges Didi-Huberman, « méditatif concret », dont « le besoin de véracité impossible à rassasier » se veut une résistance à l’oppression.

 Les statures immenses, telles Franz Kafka, Jorge Luis Borges ou Hermann Melville, n’étonnent pas en ces pages qui n’ont rien d’une injonction à lire tel indépassable sine qua non, mais se proposent avant tout d’offrir des pontons de découverte au-devant de la marée des livres. Il n’en est pas moins perceptible qu’une propension à la liberté parcourt ce qui devient, au-delà des lectures, une pensée, d’ailleurs en cohérence avec la destinée d’une romancière échappée encore enfant du Vietnam communiste en 1977 : « la puissance de la résistance » face au totalitarisme soviétique par Varlam Chalamov, « un récit de vie sous les Ceausescu » à l’occasion d’Herta Müller, un « réfractaire à toute forme d’embrigadement », soit le Chinois Yan Lianke, ou encore, Peter Weiss, qu’il faut compter parmi « la confrérie des martyrs de la résistance »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une toute différente propension critique anime le travail colossal de François Dosse. S’il prétend établir « les vérités du roman », selon son titre un brin péremptoire, de surcroît un oxymore tant vrai et fiction s’opposent, ce n’est guère pour émettre des jugements de valeur, mais pour dresser un tableau synoptiques des productions romancières d’aujourd’hui, essentiellement françaises, quoiqu’il fasse allusion à Aharon Appelfeld et Imre Kertész.

Deux grandes parties balisent l’essai : « Littérature et Histoire » et une « histoire du temps présent ». En effet, prenant pour déclencheur le « choc des Bienveillantes » de Jonathan Littel[13] - « un défi pour les historiens » - il montre combien le trauma de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, sans oublier l’Algérie, irrigue l’obsession, sinon la créativité de nos auteurs, ainsi assurés d’une certaine respectabilité. Ils sont bien moins nombreux à être préoccupés par le « désastre russe » (l’anticommunisme étant bien moins porté que l’antinazisme), alors que tous s’attachent à une herméneutique de la mémoire. Mais auprès du « roman-historien », voici venir la « radioscopie » du présent, en une démarche presque ethnologique.

Le « présentisme minimaliste et ludique » anime les auteurs des écuries Minuit. Alors que l’on ne peut échapper au phénomène Houellebecq, « entomologiste du monde moderne », ce qui est peut-être lui faire beaucoup de grâce. Le monde urbain, du travail, de la quotidienneté, pèse sur les claviers, entre enquête journalistique, sociologie documentaire, pulsion romanesque, voire intrigue policière passablement noire. Conflits sociaux et chroniques judiciaires alimentent un réalisme obsédant. L’autofiction est reine, entre narcissisme plus ou moins pauvret, si l’on pense à l’« autosociobiographie » d’Annie Ernaux, et projection de soi. Mais au présent, certains préfèrent l’avenir, peut-être trop forcément inquiétant, du transhumanisme et de l’intelligence artificielle, et, bien au-delà de « l’écosophie » et de « l’écopoétique  », doxa et air du temps obligent, le catastrophisme climatique… Ainsi une « fonction cathartique, thérapeutique » est à l’œuvre, grâce aux pouvoirs textuels des romanciers.

Pour François Dosse, le temps des livres n’est pas passé, il reste vivant, bouillonnant, auscultant nos mémoires, nos ego, nos peurs, nos projections. Les écrivains font activement « retour sur le monde qui est le leur ». S’il a consacré des biographies à des penseurs d’envergure, dont Paul Ricœur et Gilles Deleuze, il a su élargir ses perspectives avec La Saga des intellectuels français (1944-1989)[14] et avec cet essai fort utile et documenté par une foultitude de lectures, d’allusions et de citations, dont les « vérités » romanesques permettent de prendre les températures de notre temps, de diagnostiquer ses maladies, relevant avec brio son ambitieux défi. Car loin d’être moribonde, coupée du réel, figée dans l’intellectualisme, loin de ne sourdre que des traumatismes d’auteurs égocentrés, la littérature française d’aujourd’hui foisonne, explorant les vices et les malaises de notre société, en une enquête polymorphe et créatrice. Le temps du roman n’est pas passé, il a de belles plumes et des pouvoirs prégnants ; sauf si d’aventure François Dosse péchait par indulgence et optimisme…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si François Dosse se consacrait presque exclusivement aux Lettres françaises, quoiqu’il y ait fort à faire, Jean-Marc Moura vise plus large. Car au vu de l’afflux des traductions, sans compter la diligence des lecteurs anglophiles et hispanisants, le spectre devient mondial. De tous les temps et de tous les continents, les livres emplissent nos envies, nos bibliothèques, nos pensées. La mondialisation de la littérature est un fait indéniable, malgré les replis des uns et des autres, les particularismes culturels, alors que la critique en langue française semble en dédaigner les enjeux. Avec ferveur, Jean-Marc Moura interroge cette acmé de la littérature mondiale, interroge les pratiques, quand à l’échelle planétaire nous lisons une autre planète de littérature, sans cesse en métamorphose.

Goethe fonda le concept de Weltliteratur, puis les anglo-saxons de world literature, les Français de littérature générale et comparée. Aujourd’hui, entre « langues mondialisantes » et « langues régionalisées », l’histoire littéraire devient « polycentrique », formant « le grand livre du monde », réalisant une utopie visible, quoiqu’impossible à lire dans son entièreté.

Des auteurs accèdent à la célébrité mondiale, de Salman Rushdie à Toni Morrison, en passant par Gabriel Garcia Marquez, des thématiques courent les rues romanesques, poétiques et essayistes, comme le décolonialisme, l’écologisme, l’antiracisme ou la libération des femmes et des queers, au service de l’évolution des mœurs, des airs du temps et doxa, voire des scies et des clichés, sinon des dictats de la Cancel culture. En conséquence « la plupart des secteurs de la recherche en littérature sont devenus transnationaux dans leurs pratiques ».

De surcroit des œuvres relevant du mythe ethnique et national deviennent a postériori littératures, tel l’Iliade pour la Grèce ou le Ramayana pour l’Inde, inséminant les claviers au gré des mondes nouveaux et postmodernes. Ainsi Jean-Marc Moura présente « les grandes conceptions de la littérature mondiale », « les principaux obstacles » rencontrés et surmontés ou non, les « espaces-temps de la mondialité littéraire », enfin les perspectives ouvertes par cette « histoire polycentrique » pour la recherche et l’enseignement. L’on ne sera pas étonné de découvrir que le baromètre des langues favorise l’anglais, le français puis l’espagnol et l’allemand, le mandarin n’arrivant qu’en quinzième position, alors que l’on pense à Gao Xingjian.

L’ouvrage, érudit, spécialisé, ouvre des perspectives vertigineuses. Il nous faudrait mille vies pour lire et pénétrer cette « République mondiale des Lettres », où l’on croise épopées et religions, « discontinuités génériques » et  « histoire des écrits féminins ». Un « âge post-littéraire » semble gagner en puissance quand « la montée de la culture scientifique et l’extension de la culture de divertissement » nous interroge : la fiction reste-t-elle « un laboratoire de valeurs « ?

 Alors que l’écrit, et a fortiori le livre, semblent en recul face aux multimédias, face aux écrans digitaux, à leurs jeux incessants, ce phénomène mondialisant est un paradoxe. Est-ce à dire qu’à mesure qu’il croît le livre décroît ?

 

À moins que des pouvoirs s’ingénient à l’émasculer, le temps des livres n’est, espérons-le, pas passé. Certes, l’évasion que ces derniers permettaient est rudement concurrencée, voire balayée par l’intrusion des smartphones, streamings et autres réseaux sociaux communicationnels, et l’ère immense du livre papier venu de Gutenberg parait menacée, mais de tout temps le divertissement occultait la pensée des grands livres. Si le critique, au-delà du tableau synoptique, se doit de séparer le bon grain de l’ivraie, il ne peut prétendre à une impossible objectivité, ni à un don de prédiction qui saurait dire ce qui du présent fera la mémoire de l’avenir. Le Sisyphe n’a cependant pas à baisser les bras, portant, tel Atlas, le monde des livres à l’incomparable puissance et beauté sur les larges épaules de son jugement critique affuté et sans cesse remis sur le métier.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Dieu indien de la sagesse, de l’intelligence et de l’éducation.

[5] Fritz Mauthner : Le Langage, Bartillat, 2012.

[6] Juan Asensio : La Chanson d’amour de Judas Iscariote, Cerf, 2010.

[7] Joseph Conrad : Le Coeur des ténèbres, Gallimard Futuropolis, 2010, p 110.

[9] Cormack McCarthy : La Route, L’Olivier, 2008.

[10] Juan Asensio : La Parole souffle sur notre poussière. Essai sur l’œuvre de George Steiner, L’Harmattan, 2001.

[12] Linda Lê : Les Chercheurs d’ombre, Bourgois, 2017.

[14] François Dosse : La Saga des intellectuels français (1944-1989), Gallimard, 2018.

 

Catedral de Cuenca, Castilla la Mancha.

Photo : T. Guinhut.

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13 mai 2023 6 13 /05 /mai /2023 13:09

 

Congost de Montrebei, Àger, Lleida, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

L'écriture coruscante

de Laszlo Krasznahorkai :

Le retour de Seiobo & du baron Wenckheim.

 

Laszlo Krasznahorkai : Seiobo est descendue sur terre,

traduit du Hongrois par Joëlle Dufeuilly, Cambourakis, 2018, 416 p, 25 €.

 

Laszlo Krasznahorkai :

Au nord par une montagne, au sud par un lac,

à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau,

traduit du Hongrois par Joëlle Dufeuilly,

Cambourakis, 2010, 192 p, 20,30 € ; Actes Sud, Babel, 7,50 €.

 

Laszlo Krasznahorkai : Le Baron Wenckheim est de retour,

traduit du Hongrois par Joëlle Dufeuilly,

Cambourakis, 2023, 528 p, 27 €.

 

 

Tendant un miroir aux monstruosités et aux beautés humaines, le démiurge hongrois Laszlo Krasznahorkai caresse la littérature du fouet de son imaginaire, jetant après son magistral Guerre et guerre[1] un nouveau chef d’œuvre sur la table de nos lectures. Le moins qu’il puisse faire est qu’un roman consacré à l’art soit lui-même une œuvre d’art. Divisé en dix-sept chapitres, numérotés selon la progression exponentielle de la suite de Fibonacci, Seiobo est descendue sur terre visite autant de lieux emblématiques de l’art mondial pour exhiber et interroger la mission de l’artiste. De manière kaléidoscopique et fluviale, il bouleverse celui qui reçoit en plein cœur la révélation du chef d’œuvre, étonnement introduit par un « grand héron blanc », dans une rivière de Kyoto, « artiste sans appel », dans « l’esthétisme de son immobilité parfaite ». Une constante japonaise innerve également un étrange roman du maître des proses vagabondes et initiatiques : Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau. Cependant, après quelques années de silence, saurons-nous si Laszlo Krasznahorkai, l'écrivain coruscant aux facettes diverses, à l’instar de son baron Wenckheim, est de retour…

 

 

Le journal de voyage en mosaïque est incarné par autant de personnages, parfois historiques, souvent fictionnels, que de lieux incontournables. Entre l’Alhambra de Grenade et l’Italie, entre Athènes et le Musée du Louvre, c’est le Japon qui est récurrent, de la ville de Kyoto au sanctuaire d’Ise. En un large syncrétisme, le christianisme est dépassé par le polythéisme grec et le bouddhisme. En effet, Seiobo est une déesse japonaise, allégorie de la beauté « descendue sur terre ».

À chaque fois, alors que « la vie, qu’elle soit rêvée ou vécue, est monotone », ou au sommet d’une « pénible ascension », comme sous les Propylées, l’initiation à « l’insoutenable beauté » de l’art est l’occasion d’un éblouissement, non loin du syndrome de Stendhal, qui voyait les touristes tomber en pamoison dans un musée de Florence. Hélas la violence de la lumière méditerranéenne, frappant le calcaire et le marbre, empêche l’impétrant, qui n’a pas su prévoir les lunettes adéquates, de voir l’Acropole : « il avait réalisé son rêve sans le réaliser ». Par une sordide ironie du sort, le visiteur déçu sera tué par un camion…

Le mythe biblique d’Esther est l’occasion de croiser une reine perse et le peintre Filippino Lippi, qui, pendant la Renaissance italienne, reçoit une commande destinée à illustrer cette « Arrivée d’Esther au palais de Suse », et l’on sait combien la beauté de cette reine est époustouflante et ravit ceux qui ont le bonheur de la regarder. Dans la Scuola Grande de San Rocco, lui répond un « Christo morto », à l’attribution discutée entre Titien et Bellini, empreint « d’une paix d’un autre monde », et qui « voulait ouvrir les yeux » ! Autre écho thématique, l’on assiste ailleurs à l’exhumation d’un cheval en terre cuite, dévoilement du visible après une longue nuit…

En Espagne, à Barcelone, c’est l’architecture de Gaudi qui estomaque un paumé : « il la trouva répugnante ». Mais, découvrant un Christ peint sur fond or, une Vierge Marie, des Saints, trois anges, c’est avec « une vive douleur », qu’il ressentait « cette incommensurable distance qui le séparait […] de leur rayonnement ». Les icônes russes sont pour lui une révélation : « sa misérable existence n’est rien, car le tout se trouve là-haut, se trouve au-delà, se trouve ici, s’il plonge son regard dans l’insaisissable spectacle qui s’ouvre derrière la porte de l’icône ». La narration se change alors en une investigation digne d’un historien d’art, le récit fait un bond dans le passé, là où l’on réalise une copie de la Sainte Trinité de Roublev. Rien de tout cela cependant ne sauvera le vagabond du désespoir. Autre lieu intemporel espagnol, l’Alhambra, « citadelle fantôme », qui, depuis la fuite des Arabes, ne donne plus accès à sa signification. Son palais est pourtant un sommet de l’art…

L’atelier du peintre du XV° siècle migre de Florence à Perugia alors qu’un nouvel apprenti fait déjà merveille : Il s’appelle Raphaël. Auprès du Maestro, il découvre le secret des couleurs, en particulier d’un vermillon à « la luminosité intemporelle » et au service d’un retable. Quant au XX° siècle, plus précisément en 1909, il est l’occasion de découvrir un peintre paysagiste, en Suisse, probablement l’alter ego de Ferdinand Hodler, qui s’approche « de l’ultime, de la grande fin cosmique ». Elle est quelque part « dans le bleu des bandes horizontales ». Ainsi le leitmotiv de la couleur circule de siècle en siècle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour revenir au Japon, l’on restaure un Bouddha ancien et précieux ; et, soudain, « le regard est revenu ». Grâce à lui « un grand bonheur se lit sur tous les visages ». Un homme passe des mois à tailler dans le bois un masque nô, selon un modèle ancien qui est « l’idéal à atteindre ». Ce qui est narré avec un luxe ascétique, avec une méticulosité que d’aucuns trouveraient irritante, jusqu’à ce qu’il ait « donné naissance à un monstre, démoniaque ». Plus loin, un acteur a conscience que « le théâtre nô représentait toute sa vie, une vie dans laquelle Kasuyuki Inoue n’était qu’un médium se laissant porter par ce dont le Ciel l’avait comblé ». Son apothéose advient lorsqu’il revêt enfin « le magnifique masque de Seiobo ». Le finale retrace la « reconstruction du sanctuaire d’Ise », qui doit être détruit et reconstruit tous les vingt ans lors d’une cérémonie exceptionnelle. Ainsi, « il resplendit en permanence de fraîcheur depuis l’an 600 ». Et pour répondre à cette ambivalence de la vie et de la mort, il reste Zeami, exilé sur une île japonaise, dans le temple de Shoho, « coincé entre l’oiseau du temps et un espace temporel réduit à une seule journée », qui apprend à mourir en écrivant une dernière œuvre…

Outre une érudition japonaise impressionnante, et le soin de l’ekphrasis, cette description de l’œuvre d’art selon la rhétorique des Anciens, c’est à une véritable et didactique étude sur le regard, ses manques, ses travaux, ses qualités et ses assomptions, que se livre le romancier, à l’exception du chapitre complémentaire sur la musique baroque et sur Jean-Sébastien Bach, « la plus suprême des musiques ». Cet « apogée » est pour lui tel qu’il en méprise tous les autres, en particulier Wagner, « ce criminel impérial » ! N’est-ce pas un peu fort de café, injuste ? Cependant, pas une œuvre évoquée ne vient de l’art contemporain. C’est peut-être dommageable, à moins que ce soit effectivement un jugement de valeur rédhibitoire de la part de l’auteur.

Celui qui chercherait ici un carambolage de séquences dramatiques serait déçu. Seule une intensité croissante parait aimer les chapitres successifs au gré de la patience du lecteur charmé ; à moins qu’il soit agacé par cette narration peu resserrée. Et s’il n’y a pas de personnage récurrent, un type apparait néanmoins : un homme ou touriste d’âge moyen rencontre l’extase, l’effroi et la joie devant le sublime. Que ce soit à Venise, Athènes, Perugia, l’affinement de la sensibilité croise la pureté de l’œuvre ou s’emporte dans la transcendance, devant une icône, auprès d’une « fissure dans le marbre de Paros » de la Vénus de Milo... C’est avec une rare finesse que Krasznahorkaï use de l’Histoire de l’art et de l’analyse psychologique en ses longues séquences lyriques.

Théorie esthétique, presque proustienne, et guide pour voyageur, Seiobo est descendu sur terre touche et caresse son lecteur avec tendresse, tout en lui imposant une discipline exigeante. Une ascèse est en effet à l’œuvre pour nous persuader, nous convaincre, qu’une fois la mort tombée sur nous et les dieux disparus dans les nuages de leurs fictions, reste l’évidence à percevoir et goûter au plus profond de soi des œuvres d’art insignes qui sont les sommets de l’humanité. De la même manière que les artistes construisent leurs parfaites beautés, les restaurateurs ont pour tâche de les ramener à leur splendeur érodée par le temps et l’oubli. Si l’écrivain, Krasznahorkai en l’occurrence, est le passeur, son lecteur est le réceptacle d’une délectation indispensable, qui, provisoirement, le sauve de la mort.

Le Hongrois Laszlo Krasznahorkai aime enlacer son lecteur au moyen de phrases (interminables diront ses détracteurs) sinueuses et hypnotiques, infusées par une délicate érudition qui permet de peindre avec sagacité les différentes expériences artistiques abordées. Seiobo est descendue sur terre est-il un roman, un essai, un vaste poème en prose ? Qui sait… En tout état de cause une ode à l’éternité de l’art, au travers de ces incarnations temporelles et géographiques dans de multiples cultures, à l’exception de l’art contemporain, dépassant l’espace de l’Europe et des Etats-Unis où se situaient de précédents romans, comme Guerre et guerre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Japon est également le théâtre d’un autre roman de Laszlo Krasznahorkai : Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau. Un tel titre, guère laconique, est délicieusement programmatique. Ce court roman conte l’histoire du petit-fils du prince Genji -ce dernier se faisant l’écho du livre immense et fameux écrit au XI° siècle par Murasaki Shikibu[2]- à la recherche d’un jardin secret, qui figurerait la quintessence de la beauté. Feuilletant un ouvrage illustré intitulé Cent beaux jardins, il tombe en arrêt devant son ultime trésor : « le jardin caché ». L’on devine que la quête n’est pas seulement géographique, labyrinthique, mais poétique, intérieure. Il lui faut trouver « la mesure intrinsèque de quelque chose dont l’évocation à travers ce mur cherchait à prévenir le nouvel arrivant que celui-ci aurait bientôt besoin d’autres unités de mesure que celles auxquelles il était habitué, d’autres échelles de valeurs pour s’orienter, que celles qui avaient jusqu’ici encadré sa vie ».

Le voici découvrant un mystérieux temple, « érigé en haut du versant Sud de la montagne, afin d’être protégé au Nord, Nors-Est, par le sommet, des dangers et menaces qui traditionnellement venaient de cette direction ; au Sud, s’étendait conformément aux prescriptions un lac ». Parmi ce temple, où s’élève une statue du Bouddha, la déambulation du personnage est erratique, attentive et d’un sensuel intellectualisme. Elle devient, au fur et à mesure de la pérégrination, de plus en plus ouverte sur des temporalités de la nature et de l’humanité diverses, sur l’infini… Sans compter que l’on découvre, au détour de pages délicieusement touffus, des notations aussi curieuses que pertinentes sur les mathématiques et leur étude de l’infini, sur l’architecture et la botanique, y compris sur l’édition et la fabrication du papier, où l’on apprend avec curiosité qu’il existe une « reliure papillon ».

Le conte philosophique, aussi énigmatique que lyrique, exige un réel « recueillement spirituel ». Il développe de surcroit une étonnante variante de la recherche de l’âge d’or et du jardin d’Eden perdus, ou de la recherche de l’absolu, pour reprendre le titre de Balzac. Il y a là également quelque chose du conte borgésien, dans lequel la nature, l’art et l’absolu introuvable ont bien plus d’importance que les êtres humains, tels ces courtisans chargés de ramener le prince, et qui repartiront les mains vides, seulement souillées par les bières qu’ils ingurgitent au sortir d’un distributeur, scène on ne peut plus ironique. D’autant que le centre du sanctuaire bouddhique est la bibliothèque, qui regorge de sutras, immense reflet du livre même que nous tenons entre nos mains.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La première impression, à l’occasion du retour de Laszlo Krasznahorkai, à l’instar de son baron Wenckheim, se heurte à l’étirement constitutif de son écriture. Il semble que la concision soit ici encore plus inatteignable, au vu de l’afflux des formules répétitives. En témoigne l’« Avertissement » d’un chef d’orchestre tentant de terroriser ses musiciens et ses lecteurs, avertissement peu amène qui précède la page de titre du roman en tant que tel.

Celui qui s’est retiré dans cabanon de bric et de broc, parmi la « Ronceraie », un vaste terrain vague boisé, est-il le personnage éponyme ? Ce professeur en butte avec la population, avec les journalistes, avec sa fille revancharde, et qui tire des coups de fusils à l’adresse du vent, est-il cette sorte de messie dont le retour parut un gage d’espérance ? Il n’est en fait qu’une métaphore, une antithèse de ce baron dont l’apparition est retardée. La patience du lecteur devant un certain suspense, une prose lente et méticuleuse, bourrée de détails souvent insignifiants, est un brin mise à mal, malgré la brillance de quelques passages : « des trésors composés de déchets intemporels disséminés, des épaves et des déchets, remarqua le professeur tout en travaillant, comme ce que nous sommes ». Voilà qui confirme en quoi ce mince univers, ce repli, est l’autoportrait de l’ex-spécialiste mondial des mousses.

Au retour de ce baron, passablement minable, mutique, ahuri, sa Hongrie natale l’attendait comme le fils prodigue, destiné à devenir leur père à tous. Hélas l’illusion s’est vite dissipée, car en fuyant le communisme pour l’Argentine quelques années de prospérité se sont soldées par une irrépressible addiction aux jeux d’argent, par des dettes qui l’ont poussé à rentrer au bercail, après une quarantaine d’années d’exil. La déception de ses concitoyens est à la mesure de leurs délirants espoirs pécuniaires. Aussi lui en veulent-ils d’autant plus que leur ressentiment est à l’aune de leurs médiocres incapacités, de leurs illusions entretenues et brisées. Ce qui vaut son pesant de sociologie et de psychologie. Le roman de société se fait bientôt virulent.

Car la satire féroce s’insinue. En une ville de province magyare, gangrénée par la pauvreté intellectuelle, le conformisme petit-bourgeois, quelques bandes de bikers néonazis s’arrogent un pouvoir indu, règnent par l’intimidation, voire la force brute. Ainsi « la terre n’a jamais porté sur son dos de peuple aussi répugnant que le vôtre ». Ou encore : « la servilité est l’une des principales composantes de l’âme du répugnant Hongrois ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un réalisme fantasmagorique innerve le récit, entre scènes ferroviaires, et conseil municipal, et, bien entendu, marché noir et corruption généralisée. Alors que chaque protagoniste bavarde à qui mieux mieux, en une accumulation de logorrhées, le malheureux baron reste confit dans un silence apeuré, hors lorsqu’en état de légitime défense, il joue du fusil-mitrailleur pour éliminer un de ces Hell Angels que la gendarmerie sous-traite et utilise pour pallier son incapacité à pacifier le canton.

La cause de la liberté de la presse tenaille notre romancier. Un rédacteur en chef jouit de son médiocre pouvoir tyrannique sur ses journalistes et se targue de censure : « Quelqu’un pourrait-il m’expliquer à quoi riment toutes ces généralités outrancières, quel est l’intérêt de lister toutes les faiblesses humaines, et de s’en servir pour s’attaquer à un peuple, à toute une nation ». De plus un directeur de bibliothèque reproche à sa subordonnée de lire un tel texte en public. Page dans laquelle il est évident que notre auteur mette en abyme son propre roman et questionne la mission de la littérature…

Quant au baron Wenckheim, sa fin sera plus tragique qu’attendue. Déjà pathétique lorsqu’il ne reconnaît pas la petite dame encore vive mais blette qui avait été sa bien-aimée Marika, il succombe par accident à la chute d’une grue ferroviaire qui le découpe comme un quartier de viande. Ce que nous sommes tous. Le messie attendu n’est qu’une piètre marionnette aux mains d’un destin fatal, un crevard shakespearien balloté par le romancier démiurge, définitivement sans piété, tant à l’égard de « la décharge à ciel ouvert » de l’humanité et de la Hongrie, pays où l’on croise hordes de migrants et dictateur en herbe. Pire encore, une apocalypse déferle sur la ville… La patience démesurée du lecteur à l’occasion du flux d’une prose obsessionnelle, qui n’est pas sans rappeler Thomas Bernhard[3], d’une œuvre-monde torrentielle et pâteuse, n’aura finalement pas été vaine.

 

Lauréat du Man Booker International Prize en 2015, Laszlo Krasznahorkai, né en 1954, écrit comme s’il avait découvert le paradoxal, impossible, secret qui consisterait à faire d’un haïku de dix-sept syllabes un roman consciencieusement étiré jusqu’aux limites de la perception. Ces deux romans, Seiobo et Au nord par une montagne, paisibles, contemplatifs, infiniment riches d’émotions artistiques, peuvent être lus comme un antidote adressé à ses autres livres qui peignent à coups de traits amers et satirique une Hongrie provinciale et désastreuse, agitée par des personnages alcooliques, déments et visionnaires, voire assimilés au Messie, comme son baron Wenckheim, au diable, comme dans Le Tango de Satan[4], d’ailleurs adapté au cinéma par Bela Tarr. De même, les anges exterminateurs mènent le déchaînement de la violence dans La Mélancolie de la résistance[5], à moins que l’on s’immerge dans les vices de l’humanité, tancés dans les huit nouvelles de Sous le coup de la grâce[6]. Peut-être faut-il couronner ces lectures avec cet opus qui reste peut-être le plus marquant, le plus coruscant, parce que synthétique de toute l’œuvre de Laszlo Krasznahorkai, Guerre et guerre.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, Diane De Selliers, 2007.

[4] Laszlo Krasznahorkai : Le Tango de Satan, Gallimard, 2000.

[5] Laszlo Krasznahorkai : La Mélancolie de la résistance, Gallimard, 2006.

[6] Laszlo Krasznahorkai : Sous le coup de la grâce, Vagabonde, 2015.

 

 

Bouddha, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

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7 mai 2023 7 07 /05 /mai /2023 07:07

 

Education d'Achille par  le centaure Chiron.

Parador d'Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.

Photo: T. Guinhut.

 

 

 

 

Bibliothèque de guerre et de paix,

 

République des Lettres :

 

Marc Fumaroli & Claude-Nicolas Fabri de Peiresc.

 

 

 

 

Marc Fumaroli : Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix,

Tel Gallimard, 2023, 540 p, 18 €.

 

Marc Fumaroli : La République des Lettres,

Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2015, 494 p, 25 €.

 

Peter N. Miller : L’Europe de Peiresc ; Savoir et vertu au XVIIème siècle,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat,

Albin Michel, 2015, 386 p, 31 €.

 

 

Comme échappé des XVII° et XVIII° siècles, ces grands siècles de La République des Lettres, Marc Fumaroli incarne pour notre temps, la politesse, l’élégance et la richesse de la culture. Cependant, ouvrant son recueil intitulé Dans ma bibliothèque, ne doutons pas qu’il s’avance jusqu’au siècle d’Yves Bonnefoy et de Vassili Grossman, sous le signe, selon son sous-titre, de « la guerre et la paix ». Celui qui n’aimait rien tant que La Fontaine et le temps ou « L’Europe parlait français » s’est également fait le laudateur d’un archipel de lettrés, savants et curieux, qui balise l’ensemble du XVIème et du XVIIème siècle européen sous l’égide de « La République des lettres ». À ces rencontres, répond, au seuil de notre XXIème siècle, celle inopinée, pas le moins du monde concertée, de deux précieux volumes de Marc Fumaroli et de Peter N. Miller, qui de part et d’autre de l’Atlantique, se font écho. Le premier en dressant un tableau mosaïqué de cet intellectuel milieu, le second en peignant le portrait de l’un de ses princes secrets : Claude-Nicolas Fabri de Peiresc (1580-1637). S’agirait-il d'une nouvelle éducation d'Achille, d’un idéal intellectuel enfin pour notre contemporain ?

 

Quoique peut-être pas totalement poli, cet « essai polyédrique de Marc Fumaroli (1932-2020) ce livre testamentaire, fut gagné in extremis sur la maladie, « un périlleux gué de santé », dit-il pudiquement. Ainsi l’écrivain « danse dans les chaînes » de la vie et de la mort, pour reprendre avec lui la métaphore que le philosophe du Gai savoir tenait de l’auteur de Candide. Pour jouer sur les mots, l’ouvrage a cependant la politesse de la distinction, la culture encyclopédique du grand lecteur qui ainsi dépasse la finitude de notre vie. Le savoir littéraire, historique, philosophique, ici inclus avec finesse et pertinence, va de l’Antiquité à notre contemporain, quoique principalement enté sur la période qui va du classicisme aux Lumières. C’était pour lui sa patrie imaginaire, même si guerres et famines l’on marquée, car elle fut l’apogée de la République des Lettres et des Arts. Il livre alors, en une sorte de discrète confession intellectuelle, les secrets de la genèse de son vaste ouvrage consacrée à cette république, peut-être la seule qui vaille réellement.

Empruntant au titre de Léon Tolstoï, « Regarder en face et à livre ouvert » la guerre et la paix est l’angle grâce auquel s’ordonne l’ouvrage. C’est bien là l’« objet d’un éternel retour, […] comme constitutif de la condition humaine ». Car les règnes de Louis XIV (1643-1715) et Louis XV (1715-1784), au cœur desquels se détache la figure du baron de Caylus, lui permettent une large méditation à travers l’empreinte des grandes épopées antiques, d’Homère et de Virgile, et, au plus près de ces règnes, celle des Aventures de Télémaque (1694) de Fénelon[1], cet « Homère chrétien », qui voit le mal s’incarner dans les belligérants et fait de Mentor le modèle des princes : « la guerre et la paix sont l’obsession de Fénelon politique, et le ressort moral de Fénelon éducateur de roi ». Souverain bifrons, Louis XIV apparait à la fois comme un protecteur apollinien des arts et un prince démesurément martial. De surcroit, au-delà de Guerre et paix (1865-1869) de Tolstoï, c’est la somme de Vassili Grossman, Vie et destin (1980)[2] qui ajoute une épopée au siècle que le communisme a crevé de son empreinte sanglante, alors que Stalingrad marque l’apogée du choc de deux totalitarismes, « l’un et l’autre fanatismes politiques et policiers tenant lieu de foi religieuse ou d’espérance philosophique ». le moralisme de Marc Fumaroli s’adosse à la philosophie politique.

Loin de procéder au moyen d’un déroulement chronologique, ses quelques deux cents chapitres, ou plus exactement miscellanées, vont par « sauts et gambades », pour reprendre les mots de Montaigne, ce parmi un « savoir éclectique ». Leitmotivs, échos successifs, nous font partager l’intimité de la pensée, le sens du souffle de Marc Fumaroli, dont l’inquiétant fil rouge est la récurrence du Mal. Aussi faut-il mieux lire les poètes que de nourrir « l’inhumanité illimitée des bourreaux ». Au cours de cette errance concertée, « revivre l’antique », réhabiliter le Grand siècle, opposer « pacifisme et bellicisme », « lumières philosophiques et lumières militaires » sont les charnières d’une somme brillante.

Notre érudit est de toute évidence un conservateur. Il ne s’empêche pas de jeter des coups de griffe à notre époque contemporaine, à l’occasion par exemple d’une allusion aux Gilets jaunes : « La France des mécontents, souvent violents, ignore la gratitude », ce qui n’est pas sans sagesse, malgré la nécessité de reconnaître l’exaspération de ces deniers face aux taxes, impôts et autres règlementations, qui pourrissent la vie des humbles quoique d’autres préfèrent réclamer plus encore de contrôle économique et social. Qui sait si de telles réclamations, bien trop souvent affamées d’étatisme, nous mèneront vers la paix ou vers la guerre…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu’est-ce que la « République des Lettres » ? Avant tout un groupe épars d’individus qui de l’Antiquité font une passion raisonnée. De la collection d’objets antiques aux manuscrits et éditions savantes des grands textes, en passant parfois par les cabinets de curiosité, ils font sans cesse leur miel, partageant avec un intense réseau européen de correspondants leurs connaissances et découvertes, leur éthique humaniste, descendant de Pétrarque et passant par Erasme[3]. Ce qui, peu à peu, n’aura guère de peine à féconder l’esprit des Lumières. C’est en 1417, nous apprend Marc Fumaroli, qu’un Vénitien, Francesco Barbaro, inventa l’expression, promise à tous les succès, de « Respublica litterraria ». La même année d’ailleurs, Le Pogge[4] énumérait dans une lettre les découvertes sensationnelles de manuscrits latins parmi les bibliothèques de l’Europe. On sait qu’ainsi il redonna vie au De rerum natura de Lucrèce, aventure par ailleurs contée avec tant de brio par Stephen Greenblatt dans son Quattrocento[5].

Ces antiquaires, en partageant  leurs découvertes numismatiques, épigraphiques, fomentent une encyclopédie avant l’heure. Archéologie et littératures anciennes trouvent leur exutoire dans une volumineuse correspondance, dans des manuscrits, profitant de surcroit du développement de l’imprimerie, depuis la seconde moitié du XVème siècle. Ils rayonnent autour d’Aldo Manuzio[6], imprimeur à Venise, qui publia des splendeurs inouïes, autour de 1500, dont les Métamorphoses d’Ovide. Son complice Erasme lui-même reprend cette idée d’une « communauté universelle et autonome des lettrés ». Ces derniers correspondent avec Guillaume Budé, grand helléniste français, Thomas More, auteur anglais fameux de l’Utopie. Composant un nouveau Parnasse, ils réunissent De Thou, Boccalini, Vivès…

Au XVIIème, ils essaiment de Leibniz à Pierre Bayle, dont le Dictionnaire historique et critique[7] fait autorité. Une nouvelle démocratie intellectuelle se vit sous le mode de la tolérance ; où les suffrages « sont estimés non à leur nombre, mais à leur poids », selon Georg Prit. Ainsi John Barclay est l’un de ceux qui s’efforcent de « penser l’Europe ». Visiblement, si Marc Fumaroli légitime les recherches sur l’identité française, tout en réclamant, au-delà de Fernand Braudel[8], une prise en compte de la littérature et des arts, il déplore qu’une telle quête intellectuelle fasse défaut pour l’Europe. Or John Barclay, « prédécesseur de Keyserling », d’ailleurs ami de Peiresc, est une sorte de « Voltaire écossais ». Son Icon animorum, ou Portrait des esprits, parut en 1614 avant d’être traduit en français en 1624. C’est « un acte de foi laïque dans l’harmonie européenne ». Mieux, un « programme de réforme », pour une France « gouvernée par un Etat intelligent et vigoureux », aiguillonnée par la liberté du commerce dont jouit l’Angleterre. Chaque pays européen est ausculté, dans une perspective critique des tyrannies qui n’est pas loin du libéralisme politique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De « Rhétorique et société en Europe », à « L’émergence des Académies », c’est toute une foisonnante culture qui se lève sous nos yeux grâce à l’écriture limpide et élégante de Marc Fumaroli. Ne faut-il pas alors considérer que l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, dont nous ne nierons pas l’explosive nouveauté, s’inscrit dans cette tradition sans cesse en marche ? Car peu à peu le « divorce entre Respublica christiana et Respublica litteraria », devient concevable. La « spiritualité de la  bibliothèque » doit se répandre parmi la concorde des beaux esprits réunis, de l’Académie romaine à l’Académie française. Non sans omettre la « diplomatie parallèle des grands lettrés », qui permet de développer et d’étendre l’art de la « conversation », cette « haute vulgarisation ». Ainsi la conversation parisienne se voit devenir européenne. À cet égard, la curiosité de Marc Fumaroli est époustouflante : ne va-t-il pas jusqu’à dévoiler un chapitre du Testament publié en 1648 par Fortin de la Hoguette, sur les vertus de cette conversation, en un concert d’amis d’élection, « où la liberté de jugement est entière »… Plus loin, il ranime les cendres du néoplatonicien Marcile Ficin, puis celles de Venise, cité ouverte jouant un rôle crucial dans la République des Lettres, avant de poursuivre jusqu’au crépuscule des Lumières, quand sur fond de Révolution française et de Terreur, un gentilhomme français, réfugié à Rome, Séroux d’Agincourt, écrit avec patience une Histoire de l’art par les monumens

De Pétrarque à Juste Lipse, les sources de l’humanisme sont célébrées, quand la tradition des Vies, venue de Plutarque, en passant par Vasari, et consacrée aux hommes d’élection, se heurte à la vulgarité des biographies qui lui ont succédé. Ce qui permet à Marc Fumaroli un coup de griffe acide envers un Sartre qui « passe de l’âme au Moi » et qui se voit brocardé : « ce Protée de confection psychologique s’ajuste à toutes les photos d’identité ». D’où la différence « entre le livre de gare et la littérature ».

La dimension polémique, au-delà d’un maigre présent, d’une étique République des Lettres réduite au microcosme de l’édition parisienne d’aujourd’hui, est celle d’un « engagement » : faire l’éloge d’un passé glorieux c’est réclamer un demain meilleur. C’est ainsi qu’il y a peu il nous alerta, par la voix d’un grand quotidien, en défendant « les humanités au péril d’un monde numérique[9] ».

Pourtant, qui sait si le « loisir lettré », autrefois de bouche à oreille et de lettre à lettre, et encore de livre à livre, peut aujourd’hui converser parmi les voix bavardes et encombrées qui s’échangent et se heurtent sur notre internet contemporain, et retrouver des amis d’élection ? S’y rencontre-t-on sous l’égide du Parnasse, de l’Arcadie, de l’Académie, ces « Trois lieux allégoriques de l’éloge du loisir lettré » ? Peut-être cette tro mince page permet-elle de dialoguer avec les meilleurs esprits de notre lointain passé, ainsi qu’avec l’un des meilleurs de notre présent, digne héritier de la noblesse de la République des Lettres…

Bien qu’avec modestie Marc Fumaroli présente son essai comme un « montage et collage cubiste », sans ordre « chronologique ni narratif », conférences et « résumés » ici réunis parviennent aisément à leur objectif : initier le lecteur à cette « société idéale », qui, de l’humanisme à la Révolution française, « transcenda la géographie politique et religieuse de l’Europe ». N’était-ce pas déjà un « réseau social » ? Au point que notre essayiste veuille avec raison nous « convaincre qu’une telle instance critique internationale est encore plus souhaitable au temps de Facebook qu’elle le fut au siècle de l’invention du livre ». Car « être initié aux lettres, c’est sortir du rang des rudes, c’est eruderi, c’est accéder à l’humanitas et éventuellement à l’urbanitas. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si Marc Fumaroli ne consacre qu’un chapitre à Claude-Nicolas Fabri de Peiresc, Peter N. Miller offre à ce provençal du XVIIème un livre entier. Si peu connu, il trouve ici sa résurrection. « Son commerce de lettres embrassait toutes les parties du monde », disait pierre Bayle. Il est un des Hommes illustres de Charles Perrault. Sa maison d’Aix en Provence était une académie.

À quoi ne s’intéresse pas cet esprit catholique et néanmoins libre ? Philosophe de l’histoire et de la conversation, il entretient une correspondance démesurée avec maints lettrés et savants (environ 10 000 lettres), comme tissant au travers de l’Europe une toile d’inextinguible curiosité : juriste et Conseiller au Parlement de Provence, il échange avec le peintre Rubens des propos sur les médailles antiques ; il défend Galilée, Gassendi et Campanella que l’inquisition menace ; sélénographe, il charge un graveur de fixer sur l’airain les phases de la lune grâce à un télescope que lui fit parvenir Galilée, puis découvre la nébuleuse d’Orion ; égyptologue, botaniste, zoologue, lecteur boulimique, sa bibliothèque était nombreuse, sur la politique hébraïque, romaine et contemporaine… Digne d’une Muse des Arts libéraux, Peiresc était à la fois érudit, touche à tout et encyclopédiste avant l’heure, un peu à la manière d’Athanasius Kircher[10]. Enfin, la Vita Peireskii, par Gassendi fut traduite en anglais. Avant que l’oubli le ronge. Grâce en soit rendue à l’application et au talent de Peter N. Miller !

Marc Fumaroli ne pouvait que bellement préfacer l’essai de Peter N. Miller, qui a l’inestimable vertu de citer de nombreux passages des nombreuses lettres de Peiresc. Pourtant ce dernier refusait de publier. Marc Fumaroli avance l’hypothèse selon laquelle il préférait « écarter les soupçons des tyrans et du vulgaire », préférant se consacrer à ses amis lettrés, comme un de ces « philosophes en temps de persécution », plus tard théorisés par Leo Strauss[11]. Peiresc, selon Peter N. Miller, « évitait la langue universelle du savoir » -c’est à dire le latin- pour écrire en français, illustrant alors le propos de Marc Fumaroli dans Quand l’Europe parlait français[12].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour revenir à l’essayiste-biographe, il nous apprend que Peiresc multipliait ses correspondants de Londres à Lubeck, de Smyrne à l’Abyssinie, de Rome à Damas et Bordeaux… Loin de cacher ses trésors il se faisait un devoir d’en propager la substance : « J’espère de faire mieux valloir que ne font d’autres, qui ne recouvrent des livres que pour les enfermer dans des cachots impénétrables, où ils tombent d’une sorte de ténèbres en d’autres plus obscures », écrit-il à Gassien de Nantes, en 1635. Lui qui avait visité Rome, ne voulait pas que le savoir soit une vanité, mais connaissance au service d’une vie philosophique, sans faire mentir un instant la devise de l’imprimeur Plantin : « Labore & constantia ». Au point que, resté célibataire, il préférât « s’unir avec Pallas et les Muses » ! L’antiquaire « avait pu être un héros à une époque qui se délectait de la force créatrice du travail intellectuel »…

Il n’est pas impossible de ranger Peiresc parmi les précurseurs du libéralisme politique, car pour lui, et selon Peter N. Miller, « l’Etat fort était l’Etat minimal […] on pouvait laisser les individus se gouverner eux-mêmes ». Ce dans le cadre d’une recherche de la paix perpétuelle bientôt kantienne[13], dans la tradition d’Erasme et de son Plaidoyer pour la paix[14].

Aimable concurrente de celle de Marc Fumaroli, l’érudition de Peter N. Miller est un délice : généreuse, lumineuse… Loin de n’être que des livres d’archivistes, leurs travaux sont « savoir et vertu », bien au-delà du XVIIème siècle. Car même si bien des arborescences, en particulier scientifiques, ont profondément évolué depuis l’époque classique, il n’est pas interdit de garder vivant aujourd’hui et demain cet idéal.

 

 

La République des Lettres n’est-elle qu’une nostalgie ? Une anticipation d’un futur de culture partagée ?  Une anticipation d’un futur de culture partagée ? Au-delà de cette religion de bureaucrates idéologues qu’il dénonça dans cet Etat culturel[15], qui n’est pas à l’honneur de notre temps, Marc Fumaroli fait visiblement plus confiance, plutôt qu’à l’inflation budgétaire et administrative d’un ministère, aux bonnes volontés curieuses et patientes des individus pour développer l’excellence d’une République des Lettres. Sans nul doute, un Peiresc est son ancêtre d’élection, quand Peter N. Miller est une de ces amitiés des sages qui, selon Cicéron, voit « briller quelque marque de vertu ; alors une âme se rapproche d’une autre semblable et s’attache à elle[16] ».

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Fénelon Les Aventures de Télémaque, Folio Classique, 1995.

[2] Vassili Grossman : Vie et destin, Julliard / L’Âge d’homme, 1983.

[3] Voir : Erasme et Aldo Manuzio, pères des Adages et de l'humanisme

[5] Stephen Greenblatt : Quattrocento, Champs Flammarion, 2015.

[7] Pierre Bayle : Dictionnaire historique et critique, Miscellanea philosophica, Les Belles Lettres, 2015.

[8] Fernand Braudel : L’Identité de la France, Arthaud-Flammarion, 1986.

[9] Le Figaro, 1er avril 2015.

[10] Voir : Joscelyn Godwin : Athanasius Kircher, le théâtre du monde, Imprimerie Nationale, 2009.

[11] Leo Strauss : La Persécution et l’art d’écrire, Tel, Gallimard, 2009.

[12] Marc Fumaroli : Quand l’Europe parlait français, De Fallois, 2001.

[13] Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Gallimard, 1986, p 327.

[14] Erasme : Plaidoyer pour la paix, Arléa, 2004.

[15] Marc Fumaroli : L’Etat culturel. Essai sur une religion moderne, De Fallois, 1991.

[16] Cicéron : De l’Amitié, XIV-48, Les Belles Lettres, 1928, p 28.

 

Fénelon : Les Aventures de Télémaque, Le Prieur, 1805.

Photo: T. Guinhut.

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28 avril 2023 5 28 /04 /avril /2023 13:12

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Du Musée de minéralogie au sexe des pierres :

Roger Caillois, Yves Le Fur & David Wahl.

 

 

Didier Nectoux et Héloïse Gaillou :

Le Musée de minéralogie de l’Ecole des mines de Paris,

Gallimard / L’Ecole des joaillers, 2022, 76 p, 14,50 €.

 

Roger Caillois : La Lecture des pierres,

Museum d’Histoire Naturelle / Xavier Barral, 2015, 432 p, 55 €.

 

Yves Le Fur : Résonances, L’Atelier contemporain, 2023, 160 p, 7,50 €.

 

David Wahl : Le Sexe des pierres, Premier Parallèle, 2022, 64 p, 9 €.

 

 

 

Rien de plus insensible qu’un granit, qu’un calcaire, qu’un cristal de roche, dont les noms sonores accusent la dureté rédhibitoire. Pourtant les amateurs sont nombreux à choyer leur science et leur sensibilité à leur égard, les observant, les cataloguant, les collectionnant, pour leur singularité, leur beauté, leur charme. À Paris, le Musée de minéralogie de l’Ecole des mines recèle des trésors, quand les essais fort poétiques de Roger Caillois aiment à sublimer leurs formes et leurs motifs suggestifs, leurs dessins même, parfois plus dignes de figurer des créations de l’art que nombre de nos tableaux de l’art contemporain[1]. Mais, au-delà de leurs « résonances », pour reprendre le titre d’Yves Le Fur, pas un n’avait imaginé que les pierres puissent avoir un sexe, comme l’étrange personnage de David Wahl. Pierre à pierre, bâtissons notre minéral cheminement, entre investigation géologique et imagination du poète.

 

 

La terre est un caillou. Enorme, gonflé de lave en son milieu, instable, scarifié de failles et terraqué par d’incessants mouvements telluriques, gonflé d’océans en ses fosses, mais un caillou tout de même, lancé parmi les révolutions des orbes célestes et des galaxies. La connaissance de ce monstre pierreux est indispensable, non seulement pour en exploiter les matériaux et les richesses, malgréles contempteurs de l'extractivisme[2], mais aussi pour les plaisirs de l’encyclopédisme. Aussi, l’Histoire naturelle de Pline l’ancien, venue de l’Antiquité romaine, traite des « pierres et leur utilisation » et des « pierres précieuses », dans ses Livres XXXVI et XXXVII[3]. De même, le naturaliste Buffon, dans la seconde moitié du XVIII° siècle, s’est abondamment intéressé aux minéraux. En toute logique, il existe un musée prestigieux, quoique méconnu, celui de l’Ecole des mines de Paris, dont un beau livre de Didier Nectoux et Eloïse Gaillou nous ouvre les portes avec bonheur.

Parmi les ruelles du Quartier latin, le musée de Minéralogie de l'École nationale supérieure des mines conserve et offre à nos yeux émerveillés près de 100 000 minéraux, roches, météorites et gemmes : voici l'une des plus importantes collections patrimoniales de minéralogie du monde. Depuis 1794, cet « inventaire de la Terre », dont les fins scientifiques, pédagogiques et industrielles sont évidentes, est présenté dans un prestigieux ensemble de vitrines en bois, inchangé depuis le XIX° siècle. Les échantillons remarquables pullulent, rangés comme à la parade, offrant un voyage géographique autant que temporel, à travers les ères géologiques et l'histoire de l'humanité. Indispensable fut et reste cette science, enseignée à l’Ecole des mines, tant les minéraux ont une valeur stratégique. Sans oublier combien ils furent à l’origine de l’usage des couleurs, de la métallurgie, de la bijouterie, de la cosmétique, de l’imprimerie, de l’aéronautique et aujourd’hui des plus nouvelles technologies. Car sans terres rares, sans colombo-tantalite, extraits en Chine, au Congo, pas le moindre smartphone dans nos mains !

Rigoureusement construit, cet ouvrage commence avec la récolte des minéraux, leur classement, puis l’acquisition par l’Etat de la collection du marquis de Drée, en 1845, forte de 20 000 échantillons. Tout cela étant bien entendu catalogué. Bientôt à la minéralogie s’ajoute la cristallographie, ainsi qu’en 1941 la classification sur la base de la composition chimique et de la structure cristalline. Ce qui s’augmente au cours du XIX° siècle de la réalisation de la première carte géologique de France, pour laquelle Elie de Beaumont parcourut plus de 100 000 kilomètres !

Aussi trouve-t-on ici des roches venues du monde entier. Une mexicaine rhyolithe volcanique héberge des nodules d’opales aux couleurs stupéfiantes : rouge, abricot, vert, bleu. Une pyromorphite espagnole éclabousse ses cristallisations en forme d’aiguilles avec le secours d’un intense vert pomme. Une wulfénite offre un cristal rouge orangé du plus bel effet. Venue du Rhône, une azurite propose son bleu onirique. Et loin de se contenter de pierres, le musée dispose d’une bibliothèque aux livres parfois rares, de microscopes anciens, de tableaux et de sculptures minérales, comme ce Lao Tseu, que l’on sait chinois, dans une serpentine presque rose. De la vulcanologie aux fossiles, l’histoire de la terre, donc de l’homme, est ici toute entière. Peut-être sera-t-on encore plus éblouis par la magnificence des gemmes, brutes ou devenues bijoux. Les météorites enfin, souvent grises et néanmoins fascinantes car venues de la ceinture d’astéroïdes située entre Mars et Jupiter, font partie de ce stupéfiant patrimoine à préserver…

L’on devine qu’en cet héritier des cabinets de curiosités, les « beautés minérales » ne cessent d’étonner le regard. Comme si l’on ouvrait les vitrines et les tiroirs de ce musée, les pages de l’ouvrage se déplient pour offrir des panoramas, des détails, multipliant les découvertes aussi pierreuses que raffinées. Le rouge tendre des corindons, le vert luxuriant des émeraudes se dévoile à nous, comme dans l’écrin d’une boite à bijoux.

Nous connaissons Roger Caillois (1913-1978), essayiste pertinent sur la poésie[4] le fantastique[5] et l’imaginaire[6], mythographe et sociologue, romancier d’une chrétienne uchronie[7] : Ponce Pilate. Un autre versant de l’homme de lettres et académicien est minéral, car avec ferveur il collectionna ces « pierres curieuses, qui attirent l’attention par quelque anomalie ou par quelque bizarrerie significative de dessin ou de couleur », collection dont la majeure partie fit l’objet d’une dation au Muséum par sa veuve. Ainsi découvre-t-il le « fantastique naturel », parmi agates, jaspes, quartz ou pierres de rêve, en un cheminement gnomique et démiurgique entre savoir scientifique et invention littéraire.

Ici sont réunis trois textes que Roger Caillois consacra méticuleusement à ses chers minéraux : Pierres, L’Écriture des pierres et Agates paradoxales. Descriptifs, méditatifs, lyriques et informés, ils composent un éloge fervent, des pièces les plus humbles aux plus rares. Massimiliano Gioni, directeur associé du New Museum à New York et commissaire de la Biennale de Venise en 2013, inscrit ces textes dans le champ de la création contemporaine, car « l’art devient une question géologique, aussi vaste que le monde lui-même, qui accule l’homme à un recoin de l’univers ». De plus Gian Carlo Parodi, minéralogiste et maître de conférences au Muséum, présente les grandes familles des pierres de cette collection, qui, selon Roger Caillois, « portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur terrible chute ». Or il préfère les « pierres nues » à celles que l’art humain a transformées.

De la Chine, où les poètes les célébrèrent, à l’Antiquité classique, les pierres sont parées de vertus magiques, car elles se régénèrent ou sont hermaphrodites ; l’une est « autoglyphe ». Plus modestement, dans nos carrières gisent des « concrétions silencieuses » de grès siliceux, ornées de dendrites. Quand l’agate est souvent circulaire, les pyrites sont angulaires. Il y a des « quartz squelettes » et des « quartz fantômes » : l’abstraction des peintres doit faire preuve de modestie ! Ce pourquoi, devant ces énigmes naturelles, Roger Caillois s’efforce « de les saisir en pensée à l’ardent instant de leur genèse ».

Parmi ses préférées, figurent les « agates paradoxales », qui semblent des vitraux aux mille figures opalescentes, mais surtout les « paesine », ces calcaires plats et polis où se dessinent un paysage, une ville, que l’on appelle également « pierres aux masures ». Recueillie près de la ville de Florence, en Toscane, « l’image dans la pierre » est architecturale et ruiniforme. Ces marbres, tranchées et polis, présentent des tableaux accidentels qui sont partie intégrante des jeux de la nature, elle qui imite « si bien les productions de l’art ». Il arrive que de surcroit la main du peintre y ajoute un Saint Jérôme et son lion. Tout aussi étranges, sont les septaria où des glyphes de calcite se dessinent et dansent en quête de sens.

Au cours de sa recherche patiente et poétique, Roger Caillois découvre les yeux verts et lunaires de la malachite du Congo, les nuages des grès américains, l’œil de tigre australien, moiré, cuivré, doré, un jaspe d’Oregon, que l’on titre « Le Dragon ou le Masque ». Peut-il parler à juste titre d’une « métaphysique de la nature » ? Ce serait faire trop crédit à ce surréalisme avec lequel il rompit. Pourtant « le signataire a disparu, chaque profil, gage d’un miracle différent, demeure comme un autographe universel », comme dans les calcaires à bélemnites. Voilà comment sa prose incandescente ravit le lecteur, emporté dans un voyage tellurique et esthétique.

Réalisé par les méticuleuses éditions Xavier Barral, ce livre est une stèle splendide élevée en hommage, non seulement à la beauté des pierres, photographiée avec un soin parfait par François Farges, mais aussi à Roger Caillois qui sait à merveille unir perspective didactique et dimension poétique. Comme s’il pratiquait à l’égard des ouvrages de la nature ce procédé rhétorique appelé ekphrasis, qui consiste en la description d’une œuvre d’art. Il faudrait être d’une cécité esthétique barbare pour résister à la fascination de telles pierres et d’un tel livre, superbe entre tous.

Signalons, dans un semblable ordre thématique et esthétique l’ouvrage incroyable que Jan Christiaan Sepp publia en 1776, à l’apogée des Lumières : Marmor Soorten. Ce sont 100 planches colorées à la main, représentant avec un goût exquis 570 sortes de marbres aux dessins et couleurs sans cesses renouvelés, éditées de manière aussi exacte que soignée[8].

Collection A.C. Photo : T. Guinhut.

 

De quelles « résonances » s’agit-il ? Sous un titre mystérieux, trop mystérieux sans doute, se cachent des œuvres qui en sont sans en être. Elles n’ont d’autre auteur que les hasards de la nature, qui entrent en « résonance » avec le regard de l’humanité. Cette fois ce ne sont pas seulement des pierres, mais des bois, collectés avec curiosité, avec vénération, à de nombreuses époques et dans différents contrées du monde. Malgré leur présence dans une incroyable pluralité de cultures, ils ont une résonance  universelle, d’autant qu’ils apparaissent sans signature, sinon celles des forces de la géologie, de l’eau et du vent. Bois flottés en rivières ou en mers, pierres déposées par le temps, ils quittent leur seule dimension naturelle pour une signification cultuelle ou contemplative, paraissant relever du surnaturel, comme si une intention esthétique les avait générés.

Yves Le Fur tente-t-il de comprendre ce que leur énigme révèle de notre regard sur les œuvres d’art. Car ils sont considérés à l’égal d’une sculpture ou d’un bijou. Il s’agit en effet d’« observer les élaborations successives que le religieux, le scientifique, ou l’esthétique avaient bâties à leurs propos. Elles laissent supposer des capillarités infinies entre les formes du réel et l’imaginaire, le naturel et le surnaturel ». Voilà qui est joliment dit, résumant la perspective de l’essai, mince en pagination, néanmoins généreux en idées et exemples.

Car ces pièces conservées avec délectation viennent de France, pour un « silex rubanné », d’Italie pour une « paesine » de calcaire, du Gabon pour une stalactite faite d’oxyde de manganèse, du Gabon encore pour une racine trouvée dans l’estomac d’un éléphant ! Leurs formes, leurs couleurs (quoiqu’ici les photographies soient en noir et blanc) les rendent insolites, irremplaçables, délicatement sculpturales. Au point que les pierres soient parfois coquines : « priapolites, phalloïdes et histérapétrae » ! Le tout sans intérêt économique immédiat, pour le seul plaisir évocatoire. Comme lorsque les superstitions et dévotions chinoises vénèrent les « pierres de longévité ». L’Egypte ancienne aimait celles « serpentiformes, quand les Grecs et Romains goûtaient celle naturellement ornées de motifs mythologiques, telle l’agate de Pyrrhus, avec Apollon, sa lyre et les neuf Muses. De même les Chrétiens révéraient celles affectant la forme du crucifix.

Paraissant affecter les lois de la composition, voire les expressions de l’émotion, pierres et bois « au diapason de l’art » permettent au collectionneur de devenir le créateur. L’on devine alors qu’Yves Le Fur, historien de l’art, est l’un de ces collectionneurs, nous offrant un essai délicieusement bourré de connaissances ressortissant à l’Histoire, à l’anthropologie, non sans poésie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si Yves Le Fur ne fait qu’allusion en passant à Maître Borel, qui conservait des pierres avec « deux yeux semblables naturellement avec leurs prunelles », ou représentant « un paysage rempli d’arbres », David Wahl en fait le nerf de son petit et cependant roboratif essai, intitulé Le Sexe des pierres, comme en un oxymore. Au XVII° siècle, Pierre Borel, un médecin ordinaire de Castres, prétend détenir dans son cabinet de curiosités la preuve irréfutable de la sexualité des pierres. Le voici au cœur d’une controverse virulente, peut-être pas si désuète, entre les partisans de la Terre inerte et ceux qui voient en elle un organisme vivant. La pierre et la chair seraient-elles secrètement liées dans le cadre de ce « grand animal rond », la terre ? L’on croirait entendre les adorateurs écologistes de Gaïa…

Pierre Borel affectionnait particulièrement de curieuses formations rocheuses, qui ressemblaient « aux « génitoires des hommes ». Mieux, dans le secret de son cabinet, priapolites et histérapétrae sont parfois « jointes ensemble, se livrant à des pénétrations géologiques ». Ou encore, « son âme ravie par l’extase », il croit « percevoir au centre de ces pierres, un conduit, plein de cristal, qui semble être du sperme congelé » ! L’humour scabreux de notre essayiste, historien de fantaisie, ne peut laisser échapper le calembour : « C’est quand même peu banal, un Castrais qui découvre le sexe des pierres ». L’on n’ose supposer que ce savant fisse preuve d’une érotique lithophilie…

À cette union du caillou et de la vie, répond la légende du Golem façonné dans l’argile. Si l’on sait que bien des êtres vivants finissent en minéraux, par la grâce du fossile, pourquoi ne pas imaginer l’inverse, imaginer une fusion « séminérale » ?

Dans cette variation un brin ludique, dans ce « chant lithique », David Wahl, écrivain et dramaturge, pour qui les roches sont « objets de contemplation », se fait à la fois historien et naturaliste. Il s’amuse à caracoler entre mythe et science pour nous livrer en catimini le récit des origines géologiques de l’humanité. Ce qui nous fait irrésistiblement penser au mythe de Deucalion et Pyrrha, au début des Métamorphoses d’Ovide[9], lorsqu’ils jettent derrière eux des pierres d’où naissent les hommes…

Nous avons définitivement quitté le terrain du naturalisme scientifique pour celui du fantastique. Ce Sexe des pierres n’est qu’un texte minuscule, tout nu car sans autre illustration, d’ailleurs accouplé avec « Les hommes paysages », mais il mérite bien que l’esprit du lecteur copule avec lui…

 

Si les pierres ont un sexe, comme le propose l’improbable fantasme, digne de l’alchimie la plus anthropomorphiste, il est à craindre que les minéraux aient un cœur de pierre. Toutefois il n’est pas impossible de leur pardonner une faute aussi vénielle étant donné leur qualité. Il n’en est pas de même, assurément, pour les êtres humains, dont l’intellect et la sensibilité sont parfois aussi roides et rugueux qu’un granit. L’on y préfèrera ceux que les couleurs des agates ont touchés avec lyrisme, que les vues des paesine ont inspirés de leurs propensions à la construction et à l’imaginaire…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Voir : L'art contemporain est-il encore de l'art ?

[2] Anna Bednik : Extractivisme, Le Passager clandestin, 2019.

[3] Pline l’Ancien : Histoire naturelle, La Pléiade, Gallimard, 2013, p 1642, 1691.

[4] Roger Caillois : Approches de la poésie, Gallimard, 1978.

[5] Roger Caillois : Au Cœur du fantastique, Gallimard, 1965.

[6] Roger Caillois : La Pieuvre. Essai sur la logique de l’imaginaire, La Table ronde, 1973.

[8] Jan Christiaan Sepp : The Book of Marble, Taschen, 2023.

[9] Voir : Lire les Métamorphoses d'Ovide et les mythes grecs

 

Collection A.C. Photo : T. Guinhut.

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18 avril 2023 2 18 /04 /avril /2023 15:15

 

Gaston Chaissac, Musée d'Art moderne et contemporain,

Les Sables d'Olonne, Vendée. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Des exclus de l’Art Brut

au couronnement par le livre d’art :

Michel Thévoz, Céline Delavaux, Lucienne Peiry,

Laurent Fassin & Jean-Pierre Ritsch-Fisch.

 

 

Michel Thévoz : L’Art Brut, La Différence, 2016, 256 p, 40 €.

 

Céline Delavaux : Art Brut. Le Guide, Flammarion, 2019, 224 p, 19,90 €.

 

Lucienne Peiry : L’Art Brut, Flammarion, 2023, 400 p, 24,90 €.

 

Laurent Fassin : Le Beau, l’Art Brut et le Marchand,

L’Atelier contemporain, 2022, 368 p, 25 €.

 

 

De longtemps la plume de l’Histoire de l’art eut à cœur de placer sur le piédestal platonicien de la beauté les artistes les plus savants en matière de grâce, de modelé, de perspective, de couleur, sans oublier leur iconologie venue de la mythologie et du christianisme. Cependant le XIX° siècle parut aimer, non sans résistance, le mal-peint des impressionnistes, alors que le siècle de Marcel Duchamp baptisa du beau nom d’art le n’importe quoi, de son urinoir à la « merde d’artiste » de Pietro Manzoni. Pire encore, les malheureux exclus de l’Histoire de l’art eurent enfin leur musée : à Lausanne, la collection d’Art Brut constituée par Jean Dubuffet en 1976 s’enrichit encore et encore, de 5000 à 70 000 œuvres. Elles viennent des ignorants, des fous, des isolés dans les asiles psychiatriques (aujourd’hui bien moins nombreux grâce aux neuroleptiques), de peintres et de dessinateurs compulsifs et solitaires, de sculpteurs de bric et de broc qui officient en dehors de toute ligne esthétique théorisée, en dehors des circuits scolaires, religieux, muséaux et officiels de l’art. Depuis ces prémices muséographiques, une flopée de livres, des historiens d’art comme Michel Thévoz à des galeristes comme Jean-Pierre Ritsch-Fisch, est venue contribuer aux lettres de noblesse de ces ignorants ignorés, dont les curieuses et brouillones métamorphoses interrogent notre regard, ainsi que l’évolution des enjeux esthétiques.

En 1945 Jean Dubuffet créa l’oxymore qui fit ensuite florès, acquérant plus tardivement l’honneur des majuscules. Valorisant cet Art Brut, en un somptueux volume, Michel Thévoz rassembla dès 1975 des dizaines d’artistes, et bien plus de reproductions soignées, depuis le XIX° siècle. Esthétique de la déviance, du bricolage, « voyage intérieur », naïveté, sexualité débridée, puérilité, sauvagerie, grossièreté, répétition, « exemption du sens », tout parait ignorer un idéal artistique dévoué à la clarté du sens, à la beauté philosophique attendue. Si les fabricateurs de l’Art Brut, qui n’avaient pas la moindre idée d’une telle catégorie, dérogent à ces dernières, ce n’est guère par subversion, mais par fidélité à leurs visions, malgré la « dénégation de la signature ». Ils s’appellent le Facteur Cheval, Adolf Wölfli, Aloïse, Henry Darger, et inventent « leur propre mythologie et leur propre écriture figurative ».

Michel Thévoz, en sa « Préhistoire de l’Art Brut », en appelle aux préjugés venus du siècle dix-neuvième, qui aggloméraient « les enfants, les fous, les primitifs » en un paquet bien emballé de lourdeur, de mocheté et de vulgarité. Une sorte de « colonialisme culturel » assomme d’un même mépris les productions des peuplades africaines et celles des forcenés des asiles psychiatriques. Mais, qu’il s’agisse de Rodolphe Töpffer, père de la bande dessinée, ou des « dessins médiumniques » de Victor Hugo, puis du « Palais idéal » du Facteur Cheval, enfin des collections psychiatriques à but documentaire et scientifique, le chemin vers la reconnaissance esthétique de l’art brut est déjà, in nucleo, tracé.

L’on a pu comparer les productions de ces simples, de ces fous, schizophrènes et déviants,  qui ne se savent même pas artistes, ou qui ne le sont que pour eux-mêmes, à celles des arts premiers tels que les découvrit l’ethnographie : leurs sculptures, assemblages et autres totems fait de bois, voire agrégés de matériaux hétéroclites et autres rebuts, semblent invoquer on ne sait quel fétiche, quel dieu bizarrement animal. Ils relèvent également des coloriages enfantins, comme ceux d’Harry Darger, avec ses fillettes pré-pubères aquarellées et parcourues de fantasmes inavouables et alarmants[1].

Ce sont des accumulations, comme « Les effrayants insectes » cornus de Vojislav Jakic, exhibant et conjurant des peurs compulsives et récurrentes. Pour lesquelles on imagine que le fantôme de Freud est prêt à jeter les filets de ses interprétations psychanalytiques. Ce sont des coloris alambiqués et hallucinatoires, des corps et des visages dégingandés, déglingués, torturés. Ils s’entremêlent parfois de textes, à la syntaxe et à l’orthographe, scabreuses, cacophoniques, sinon des signes graphiques inconnus, que l’on appelle également « écrits bruts ». Adolf Wölfli va jusqu’à confectionner une autobiographie, calligraphié et ornementée sur de grandes feuilles de 50 cm de côté, [qui] fait une pile de près de deux mètres », sans compter ses partitions musicales indéchiffrables.

Les matériaux sont également hors normes : bandes de papier démesurées, ciment, ficelles, sacs de plâtre, bricoles de rebut, broderie de laine sur carton, robe patchwork, « coquilles d’œufs finement pilées sur Isorel », planches, tout fait l’objet d’un « réinvestissement libidinal ». Comme lorsque Gaston Chaissac peint sur des lattes de parquet.

Pouvoir « diagnostiquer telle ou telle maladie mentale d’après les caractères stylistiques d’un dessin », fut un fantasme du XIX° siècle. Mais ainsi « Picasso, Ernst ou Klee eussent conjugué toutes les formes de démences ». Ce en quoi l’essai de Michel Thévoz a une facette militante bienvenue, qui consiste à reconnaître l’invention plastique, d’où qu’elle vienne, y compris d’individus dangereux pour eux-mêmes et pour autrui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce volume est une somme : il n’oublie ni ceux qui se sont fait un prénom, Carlo, Aloïse, ni le miniaturiste Lesage, qui agglomère sur neuf mètres carrés de lilliputiens motifs en des architectures proliférantes, ni les graphismes aux prétentions médiumniques de Laure Pigeon… Sans pouvoir répondre à la question de savoir si l’Art brut a une histoire, au sens institué qui est celui de l’Histoire de l’art, tant ses pratiquants s’ignorent les uns les autres et font fi de toute filiation. Reste que le talent d’historien de l’Art Brut de Michel Thévoz est avéré, son attention envers les exclus d’une culture pontifiante est digne d’éloge ; malgré la grotesque phraséologie marxiste dont il parsème son texte, en conspuant le « fascisme économique », la « marchandisation » et le « néolibéralisme », auquel visiblement il ne comprend rien, aveuglé par ses œillères idéologiques ; dommage…

Il s’agit là d’une réédition d’un volume paru chez Skira en 1975, et depuis longtemps épuisé ; cette fois illustré par un masque en coquillages de Pascal-Désir Maisonneuve. Cette judicieuse initiative permet, avec le temps et le recul, une comparaison d’abord insoupçonnée avec les développements de l’art contemporain[2]. Ce qui, alors « brut », paraissait confiné dans la maladresse et l’ignorance, sinon le mépris venu des codes de l’art plus ou moins officiel, est devenu une bonne partie de la norme, entre (pour se focaliser sur le pire) ready-made à tout va et accumulations dignes d’un brutal dépotoir. Une « postface » bienvenue, de 2016, s’interroge sur la quasi-disparition des productions artistiques dans les hôpitaux psychiatriques : les délires et les violences des patients ont été soulagés par les neuroleptiques et autres psychotropes, mais quand cette chimiothérapie a mis « fin aux délires et aux hallucinations qui étaient à la source de l’inspiration, elle a été fatale à la création artistique ». Elle montre également que ces artistes, loin d’être méprisés, sont aujourd’hui recherchés, comme des créateurs de « ratages réussis » : « L’Art Brut ressortit lui aussi, plus encore que toute forme d’expression, à une histoire de la réception de l’art », reprend Michel Thévoz, qui par ailleurs a réuni bien des « écrits bruts[3] », en une fidèle vocation.

 

Gaston Chaissac : Personnage aux yeux bleus, Musée des Arts, Nantes.

Loire-Atlantique. Photo : T. Guinhut.

 

Si Michel Thévoz a pu paraitre un fondateur en la matière, bien des historiens de l’art lui ont ensuite emboité le pas. Plutôt que le traité, Céline Delavaux concocte « le guide ». Les notions clés précèdent les thématiques, avant de consacrer un petit dictionnaire des artistes. Eminemment pédagogique donc.

Car elle remet en question les idées reçues. Il n’est pas fait qu’avec des matériaux bruts, on ne l’associera pas aux primitifs et aux fous, il n’est pas forcément modeste ni naïf ; il a ses propres contours, jamais arrêtés. Lui aussi, et sans vergogne, il pratique le portrait et l’autoportrait, le bestiaire et l’érotisme, les moyens de locomotion, le cirque et les jouets, flirte avec la guerre et les armes. En somme tout le bric-à-brac et toutes les valeurs et antivaleurs de l’humanité. L’on devine alors que la psychanalyse a cru devoir faire son miel d’une telle provende, en particulier aux soins de Pascal Roman[4].

De plus peindre, dessiner et sculpter ne lui suffisent pas. Il fait sa cuisine avec des matériaux incongrus, cousant, brodant, tissant ; il mêle écriture et figure ; il raconte des histoires et concocte des formules magiques et chamaniques, sans autre institution sociale et tribale que son propre atavisme, son propre imaginaire, sans souci de communication avec le regardeur anonyme, encore moins le critique d’art institutionnel. C’est tout cet inventif fourbi que souligne Céline Delavaux, avec le concours d’une iconographie pullulante et colorée. Complétant une liste de « dates clés », une anthologie d’écrits nous permet de frôler les secrets de la création de ces artistes bruts ; par exemple à l’occasion d’Emile Josome Hodinos, enfermé vingt ans dans un asile, qui a dessiné et repassé à l’encre 3200 « médailles » : allégoriques, elles ont quelque chose des médailles de l’Antiquité, avec tout ce qu’il faut de naïveté appliquée. La patience innombrable est également une caractéristique de nos artbruteurs…

L’ouvrage ne pouvait se conclure sans un choix de vingt artiste phares. Outre les plus connus, Aloïse Corbaz ou Adolf Wölfli, l’on est surpris par un Croate, Janko Domsic, dont le stylo bille intervient sur des affiches urbanistiques, ajoutant des figures pointant avec ses jambes les symboles nazis et communistes, en une volonté pamphlétaire, alors que ses bras élèvent des cœurs étoilés. Comme quoi l’on peut être brut et engagé à la fois.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sans cesse en métamorphose, l’Art Brut s’est aggloméré de nouveaux créateurs européens, mais aussi japonais, chinois, jusqu’à Bali, au Ghana, au Brésil... En sa nouvelle édition actualisée, Lucienne Peiry retrace non seulement l’histoire de l’Art Brut, autour de l’originel Jean Dubuffet, avec un luxe de 500 œuvres reproduites, mais encore sa prolifération durant les vingt dernières années, sans oublier d’actualiser les enjeux. Si Wölfli, Aloïse et Müller sont les grands classiques tutélaires du genre, ils ne sont pas sans avoir largement influencé nombre d’artistes contemporains : ainsi Georg Baselitz, Annette Messager, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Hervé Di Rosa ou Thomas Hirschorn. Au primitivisme porteur de bien des altérités plastiques, s’ajoutent les perspectives de l’art populaire, des dessins d’enfants, des marginaux, l’automatisme tant aimé par les Surréalistes, et bien entendu les graffitis, en fait tout un pandémonium de propositions plastiques errant comme fauves en liberté qui ne sont plus l’apanage d’isolés, mais le terrain de chasse de tout plasticien aux yeux ouverts, aux mains créatrices.

Encyclopédique, ainsi doit s’ouvrir le volume de Lucienne Peiry. Or ce qui était un « anti-musée » est devenu nolens volens un musée de plus, certes au moyen d’un pas de côté, néanmoins incontournable. Entre « verve enfantine et valeurs sacrées », l’on passe de ce qui était caché, privé de toute reconnaissance, aux collections, expositions, puis musées. Trahison ou révélation ?

Avec pertinence elle conclue sur une allusion à Claude Lévi-Strauss : « l’ordre du rationnel » et « l’ordre poétique » serait de nouveau réunis chez nos inassouvis de l’Art Brut.  Probablement pourrait-on ajouter que ce dernier ordre répare pour eux le désordre d’un monde qui ne les a pas compris, et souvent rejetés.

Il faut faire une place particulière à l’ouvrage de Laurent Fassin. Car il emprunte un angle bienvenu, s’intéressant au parcours et à la démarche d’un galeriste passionné. Depuis Strasbourg et les années 1990, Jean-Pierre Ritsch-Fisch n’a guère fouillé greniers et baraques, brocantes et successions pour dénicher des inconnus de l’Art brut, mais il est allé directement à la source, soit les ateliers, où il achète avec discernement. L’on ne doute pas que la persévérance d’un tel « passeur du jamais vu » (selon le sous-titre) l’amène à des découvertes inouïes. Ce pourquoi sa « collection » à laquelle il a consacré vingt années, est l’adéquat argument du récit biographique, des analyses de Laurent Fassin et des entretiens ici recueillis. Le tout formant un ensemble vivant, animé par l’enthousiasme communicatif de l’écrivain et poète[5].

Lors de ses premières années, Jean-Pierre Ritsch-Fisch (né en 1950) était un petit garçon qui « rêvait de devenir explorateur ». Jeune homme, dans les années soixante-dix, il se sentait bien des affinités avec le mouvement de la Figuration narrative. Mais à l’occasion de la rencontre de Pierre Bettencourt, sa collection prit un tournant dont Le Dieu d’or, un haut-relief, fut le détonateur. De même la rencontre avec Daniel Cordier, lui-même rendu sensible à l’Art Brut grâce à Jean Dubuffet, ne fit que pousser notre collectionneur vers les originalités les plus insolites. Le voilà stupéfait en 1989 devant « l’allure barbare ou baroque » des poupées de Michel Nedjar, par son antre sordide ; de là date sa conversion définitive, sa quête irrépressible. Sa découverte de Rosemarie Koczÿ, dont les réalisations textiles sont inspirées par son expérience du système concentrationnaire nazi et de la Shoah, ne fait que le conforter dans son entreprise.

Sachant cependant que « le public n’affectionne rien tant que le connu et ses habitudes », le galeriste doit bousculer, convaincre du bien-fondé de sa cause, exposer donc vendre. Ce qui fut d’abord un échec. À force de travail acharné, la « caverne d’Ali Baba » acquiert pourtant une réputation, parvient à participer à d’internationales foires d’art contemporain. Surtout lorsque Jean-Pierre Ritsch-Fisch vend à New-York des sculptures paysannes sur pierres, appelées des « Barbus Müller » ! Le succès des « génies facétieux » est assuré, par exemple lorsqu’à l’occasion de l’Outsider Art Fair 2003, les plus célèbres acteurs anglo-saxons viennent se fournir chez notre galeriste, qui déniche un bateau d’Auguste Forestier, des dessins de Jean-Joseph Sanfourche… Bientôt naissent des « Foires d’Art Brut ». En 2003, la vente de la collection d’André Breton fait battre le cœur de notre galeriste, qui put acquérir un dessin d’Aloïse. Mieux que les ventes aux enchères, il s’agit de fureter dans le cabanon de jardin d’Albert Louden, en Angleterre, dans la cave du céramiste Stefan Holzmüller, dans l’atelier d’un certain A.C.M. fabriquant ses « architectures » au moyen de rebuts technologiques, ou chez le boulanger-pâtissier Hervé Bohnert…

Certes l’on est en pays connu avec les dessins d’Aloyse Corbaz, les mausolées graphiques obsessionnellement répétitifs d’Augustin Lesage, les fillettes aquarellées d’Henry Darger. Mais les moyens plastiques font fi de toute décence, en emmêlant des fils, comme poupées en leurs suaires maladroits chez Judith Scott et Michel Nedjar, des bateaux faits de bouts de bois par Auguste Forestier, des bus de tôles déglinguées par Willem Van Genk, des terres cuites totémiques sous la poigne de Stefan Holzmüller. Particulièrement morbide se montre Hervé Bohnert, entre furia picturale et sculpturale, où des personnages squelettiques et autres théories de cranes siègent dans des parlements, habitent de noirâtres boites reliquaires au rythme d’une « mort joyeuse ». L’obsession, la peur, sont ici créatrices en une bizarre quincaillerie, rigolarde, ricanante et angoissée à la fois.

Avant tout « puissance émotionnelle », l’Art Brut « bouscule les idées reçues. Il aide notamment à renoncer à l’idée tout à fait absurde de progrès quelconque en art ». Reste que ce fut un progrès moral que de l’agréger à l’archipel fluctuant de l’art. L’idée du beau[6], « aussi changeante qu’un ciel d’orage », se voit chargée de noirceurs et d’éclairs.

Ainsi le titre, Le Beau, l’Art Brut et le Marchand se justifie parfaitement. Un beau paradoxal, une laideur suggestive, donc un beau du faire et de l’exploration des sales tranchées de la peur et du mal, comme sur la couverture cette petite fille morveuse  d’Hervé Bohnert exhibant un lourd pistolet noir avec des intentions que l’on sent délétères. Tout cela s’égrène sous nos yeux ébahis à la lumière d’un généreux cahier de photographies pour explorer les loisirs et les fantasmes de l’esprit humain. Une fois de plus, cet ouvrage élégant et scrupuleusement documenté figure parmi les réussites des éditions L’Atelier contemporain[7]. Ainsi la quête d’un avisé collectionneur est également quête des abîmes de l’esprit humain, de ses fantasmes, de ses besoins existentiels et esthétiques.

 

L’Art Brut subsiste-t-il encore parmi des créateurs à découvrir ? Très probablement demeure-t-il toujours des marginaux affairés dans leur coin à des créativités brutales, informes, curieuses et singulières. Il n’est cependant pas impossible, suite à des surgeons comme celui de « l’Art singulier » chez un Guy Sénécal empreint de naïve poésie colorée, que des plasticiens plus radicaux, comme Jean-Michel Bastiat, se nourrissant de la rage du Street Art et des graffs urbains et suburbains, exploitent un avatar de l’Art Brut, aussitôt récupéré, répertorié, étudié, glosé par des historiens d’art. À ce prix, les frontières se brouillent : comment savoir où commence et finit cette expression de la poigne créatrice, brutalisée par des artistes peut-être en manque d’inspiration. Sic transit gloria mundi…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Michel Thévoz fut publiée dans Le Matricule des anges, mai 2016

 

[3] Michel Thévoz : Les Ecrits bruts, Editions du Canoé, 2021.

[4] Pascal Roman : Art Brut et psychanalyse, In Folio, 2019.

[5] Laurent Fassin : La Maison l’île, Conférence, 2017.

 

 

Guy Sénécal : La Grenouille. Photo : T. Guinhut.

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13 avril 2023 4 13 /04 /avril /2023 18:20

 

Catedral de Sigüenza, Guadalajara. Castilla la Mancha.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Eloge paradoxal du Christianisme.

Robert Redeker : L’Abolition de l’âme ;

Rémi Brague : Après l’humanisme & Sur l’islam.

 

 

Robert Redeker : L’Abolition de l’âme,

Cerf, 2023,  354 p, 24 €.

 

Rémi Brague : Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme,

Salvator, 2022, 210 p, 20 €.

 

Rémi Brague : Sur l’islam, Gallimard, 2023, 400 p, 24 €.

 

 

Si l’on sait que toutes les religions déistes sont des fictions, sans écarter à cet égard le système bouddhiste des réincarnations, il peut paraître insensé de faire l’éloge de quelqu’une, d’autant plus que passablement pure en son originel noyau elle a vu son histoire marquée de maintes iniquités et conflits. Même si l’hindouisme, dont la multiplicité des dieux permet de faire son propre choix, peut mériter un mince compliment, de même le polythéisme[1] des dieux gréco-romains qui peuvent être indifférent envers les hommes, si l’on en croit Lucrèce, une seule paraît devoir garder sa dignité : nous avons nommé le christianisme, spiritualité en perte de vitesse, du moins en Europe occidentale. Aussi nous est-il permis d’envisager son éloge paradoxal, au sens du philosophe grec Lucien qui s’exerçait à l’éloge de ce qui mérite le blâme, par exemple la mouche[2]. En conséquence, devons-nous déplorer « l’abolition de l’âme », pour reprendre le titre de Robert Redeker, devons-nous restaurer « l’image chrétienne de l’homme », pour faire écho au sous-titre de Rémi Brague ? Qui se charge en Sur l’islam de faire l’inventaire d’un redoutable concurrent sur le marché des absolus. Tout ceci n’empêchant pas de savoir pourquoi nous ne sommes pas religieux[3], nous voici au croisement non seulement des religions, mais des civilisations.

 

L’on sait et l’on répète ad nauseam que la chrétienté n’est pas exactement sans péché. Entre Saint-Paul et Tertullien, être misogyne passa de la tradition à l’institution. Les guerres fratricides entre les catholiques et les protestants ensanglantèrent la Renaissance, qui en l’occurrence ne mérita guère son nom. L’inquisition, orchestrée par les Dominicains, ne fut pas des plus glorieuses, quoique le politique y eût la main plus lourde que le religieux. Ce pourquoi l’on ne confondra pas le christianisme, doctrine du Dieu fait homme et des Evangiles, avec la Chrétienté qui en est la succession historique et infidèle.

Mais le tour de passe-passe qui tenta de faire du dieu chrétien un dieu laïc fut loin d’être une réussite à l’occasion du culte révolutionnaire de l’Être suprême. C’est ce que dénonça le pourtant anarchiste et anticlérical Jules Vallès : « Drôle de Dieu que ce Dieu du XVIII° siècle ! Pourquoi donc avoir tué l’ancien, s’ils le remplacent par un autre ? Celui des catholiques vaut autant, j’avoue qu’il me parait meilleur. C’était changer d’eau bénite tout simplement… avec le sang des hommes dans le calice, au lieu du sang d’un dieu ![4] »

Liberticide le christianisme ? Rien dans le message des Evangiles n’interdit au Romain ou au Juif sa religion, même si l’encouragement à rejoindre le Christ est aussi prosélyte que vigoureux. L’on devine pourtant que le pouvoir de la masse chrétienne, quoique venue de principes christiques de tolérance et de pardon, préfère exercer sa libido dominandi à l’encontre des païens, imposer son « ordo virtutum » pour reprendre le titre d’Hildegarde de Bingen, quoique avec bien plus d’humaine violence au secours d’un ordre des vertus peu amène, dont la morale chrétienne fit un diktat par la suite bien décrié. Cependant François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin et érudit fameux, ne manque pas de célébrer à cet égard sa religion : « Quelque soit son autorité, ce Livre que nous magnifions […] n’est pas un livre totalitaire, un livre que l’on pourrait brandir, un livre dont on pourrait s’autoriser pour terroriser qui que ce soit, pour quelque motif que ce soit, religieux, politique, idéologique[5] ». C’est exactement l’antithèse d’un livre qu’une autre religion refuse d’imaginer voir comme un sujet de rire[6] et de blasphème[7], au risque de l’égorgement, ce qu’il commande en maints versets.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Faut-il rappeler le constat fait par Jacques Ellul : « Comment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Eglise ait donné naissance à une société, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ? […] on a accusé le Christianisme de tout un ensemble de fautes, de crimes, de mensonges, qui ne sont en rien contenus, nulle part, dans le texte et l’inspiration d’origine […] Ce n’est pas du tout le même phénomène qu’entre les écrits de Marx et la Russie des goulags ni entre le Coran et les pratiques fanatiques de l’Islam. Ce n’est pas le même phénomène parce que dans ces deux derniers cas on peut certes trouver la racine de la déviation dans le texte même[8] ».

        Cette « folie de Dieu » est le masque d’une libido dominandi, d’une pulsion de violence et de mort, voire d’une déception : « Sous la fureur des zélateurs actuels de la fin des temps, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans, se dissimule aussi certainement une lassitude, camouflée par le voile de la religion, à l’égard du monde et  de la vie », analyse Peter Sloterdijk[9].

Ajoutons cependant qu’en dépit de récurrentes crispations, c’est en chrétienté - et en judaïsme - que sont nés le libre arbitre (du jardin d’Eden à Saint Thomas d’Aquin), la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’individualisme, l’athéisme et un développement scientifique tel que nulle-part ailleurs.

Mais, au moyen de sa coutumière pertinence, Peter Slotedjik[10] fait un constat peut-être salvateur, peut-être navrant : « D’un seul coup après le tournant copernicien, le système immunitaire qu’était le ciel n’était plus bon à rien […]  Désormais les réseaux et les polices d’assurances doivent remplacer les écorces célestes[11] ». L’ère cosmologique gouvernée par les mythes et le dieu du christianisme prend fin nous nos yeux, remplacée par celle l’Etat-providence, celle des entrepreneurs du confort scientifique et du divertissement médiatique. En tout état de cause, c’est ce que chacun à leur manière, Robert Redeker et Rémi Brague diagnostiquent sous l’égide de L’Abolition de l’âme et d’un Après l’humanisme.

 

Iglesia de Bagüés, Museo de Jaca, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

Comme sur sa couverture, où une silhouette disparait dans l’indifférencié avec un dernier appel de la main, l’âme est en cours d’abolition. À moins que cet appel soit un rappel, la nécessité d’un retour selon Robert Redeker. Notre essayiste aux livres nombreux, né en 1954, qui fut menacé de mort à l’occasion des polémiques déclenchées par l'une de ses tribunes consacrée à l’islam et à la liberté d'expression parue dans Le Figaro en  2006, est un philosophe volontiers vigoureux en ses satires, lorsqu’il dénonce les errements de notre société à l’occasion du Sport contre les peuples[12] ou de L’Ecole fantôme[13]. Cette fois, il réfléchit autant qu’il se révolte en déplorant ce qu’il appelle « l’abolition de l’âme ». C’est ce dernier mot que l’on ne prononce plus guère, dont le sens devient inconnu, sinon persona non grata. En historien de la théologie, de la philosophie et de la sociologie, voire de la psychologie, l’essayiste décline le lent effacement de ce concept, de cette espérance, quoiqu’il s’attache à postuler sa nécessité spirituelle, voire imaginer son retour. Car, dans une perspective chrétienne, la prière et la poésie, « la gratitude devant la beauté de la nature […] conduisant au sentiment de la Création », la vie intérieure, « reconduisent l’être au supplément perdu, à la source dont la culture, suivant en cela servilement la philosophie, a laissé le sang partir en hémorragie, l’âme ». À la richesse de la pensée s’unit en ces derniers mots de l’ouvrage, la beauté expressive de l’écriture…

En l’occurrence il s’agit également d’un pamphlet. Sont ici pointées les responsabilités de la technique, le désarroi « quand le meurtrier de Dieu perd son smartphone », le refoulement du spirituel et de l’âme de Descartes à Rousseau, le grand remplacement par l’inconscient des psychanalystes, par le moi et par l’ego, la biologisation neuronale, la « spectacularisation de la vie privée », le « sujet déglingué de l’âge des revendications infinies », le « pétrole psychique » de la consommation, la censure de Platon et la fin de la vérité[14] dans le sillage de Nietzsche et de Derrida…

En son essai fouillis et fouillé, Robert Redeker emporte un impressionnant fleuve de pensée où la fin de l’âme est aussi la fin de l’homme ; et bien entendu où la fin de l’âme est également celle du Christianisme. Il est permis de le lire de deux manières également enrichissantes : comme une généalogie progressive d’une longue descente de l’âme, depuis ses hauteurs platoniciennes, célestes et adamiques jusqu’à notre contemporain despiritualisé, mais aussi comme un plaidoyer pour le retour une incarnation de l’âme qui serait une incarnation véritable de l’homme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette crise de l’âme trouve son pendant à l’occasion de celle de l’humanisme, dont Rémi Brague[15], philosophe chrétien, né en 1947, dresse la substance devenue vide. Car cette dignité de l’homme, inspirée de la culture antique et chrétienne, se voit érodée sur bien des fronts. La déconstruction postmoderne et son cortège d’écologisme[16] dénient à l’humanité le droit d’exploiter la création, ses ressources et vies naturelles. L’homme n’est plus qu’une espèce parmi d’autres au service de laquelle le langage et la culture n’autorisent aucune spécificité. Ne parlons même pas de son étincelle divine, renvoyée au magasin des antiquités, des fictions et de la présomption.

Pourtant, pour Platon, dans le Premier Alcibiade[17], l’homme se ramène à son âme. Et si l’Ancien Testament semble le tenir pour bien peu aux mains de Dieu, comme le pauvre Job, il est réhabilité par l’incarnation christique destinée à en éprouver les joies et les douleurs et à le sauver. Le philosophe cherche alors une définition, entre bipède au pouce opposable, à la gorge adaptée aux cordes vocales, et les couples mythologie et rationalité, rire et mélancolie, sage et fou, déterminisme biologique et liberté, élan vers le bien et le mal, bestialité démoniaque et angélisme. Faut-il encore « s’appuyer métaphysiquement sur Dieu », en tant qu’il fut créé à son image, et en déduire qu’il est inconnaissable et laissé à sa propre responsabilité ?

Que l’humanité en l’homme soit bien rare, cela n’empêche pas d’y associer une perspective humaniste. Mais à cette souveraineté du moi qui est probablement une fiction, faut-il associer un parfait libre arbitre ? Faut-il penser « l’anthropologie comme christologie » ? Le Christ comme notre modèle, malgré son échec sur la croix, à moins que ce soit une réussite au sens où il prend sur ses épaules nos souffrances pour les rédimer…

Définir l’homme en rejetant l’image de Dieu, donc seulement par lui-même, aboutirait à l’inhumain. Au risque de décréter surhommes et sous-hommes, de valoriser un transhumanisme dystopique vers un corps métallique et un esprit numérique. En complément ce sont relativisme et « absolutisme effréné du sujet individuel » qui menacent celui sommé de devenir l’homme nouveau. En conséquence le voici modelable à souhait, y compris par autrui sans son consentement, au profit d’entreprises financières, idéologiques, voire périssable, éjectable. L’homme nazi, communiste et mahométiste, peuvent en toute autorité éliminer des hommes. Que fera l’homme augmenté par les biotechnologies et autres avatars numériques de celui resté diminué ? Au contraire, « le christianisme cherche à compléter le politique et non à le supplanter », ose espérer Rémi Brague. D’autant qu’historiquement il faut reconnaître combien le christianisme a contribué à l’éradication de l’esclavage, combien il s’est consacré à la charité, avant que l’Etat confisque cette dernière au nom de l’action sociale…

Reste à apprécier « la mortalité comme propriété positive ». C’est ainsi que la destinée éternelle de l’âme se révèle, si l’on en croit le dogme, et au regard d’une exigence morale, telle que « l’histoire est le lieu du salut ». Toutefois, au contraire de l’islam, le christianisme se caractérise heureusement par « une absence d’indications sur la façon d’agencer la vie quotidienne », quoique les morales catholique et protestante aient voulu corseter, mais aussi par le fait que chacun, y compris l’hérétique, est son prochain, au contraire du judaïsme et a fortiori de l’islam. Car ce dernier considère l’Umma comme la meilleure communauté qui soit, excluant, exploitant et tuant les mécréants.

Associant vaste érudition et perspective immense, sens des citations pertinentes, ainsi qu’écriture aisément accessible, Rémi Brague enchante son lecteur, l’accompagnant vers un réel chemin d’humanisme. Si l’on n’est pas religieusement converti, l’on reste cependant convaincu d’une rigueur éthique du christianisme et de sa nécessité si le besoin d’espérance se fait sentir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sera bien moins le cas à l’occasion de Sur l’islam, du même Rémi Brague. Qui va jusqu’à affirmer que l’islam n’est pas une religion. Ce qui peut paraître surprenant ; or nous ne l’apprécions que d’une manière biaisée, au regard d’un point de vue occidentalocentré, plus exactement venu de notre culture chrétienne. Il s’agit plus exactement d’une loi. Le concept affiché des trois religions du livre ne repose sur aucune analyse sérieuse, tant l’islam diffère des traditions bibliques ; ce que montre d’ailleurs avec patience et pertinence François Jourdan, parmi les pages de son essai Islam et christianisme, comprendre les différences de fond[18].

Notre spécialiste de l’ère médiévale réfute l’accusation d’« islamophobe savant », et l’apparente irrationalité de la chose en tant que phobie, tant il différencie le dogme coranique qu’il sait analyser, la civilisation islamique (l’Islam avec une majuscule) et la nébuleuse diverse des musulmans. « Donnez-nous des raisons de l’aimer », lance-t-il. Car la loi islamique, coranique et charia, requiert la subordination intégrale et l’emploi effectif de la violence, qu’il préfère appeler, peut-être par euphémisme, « la force », ainsi que la conquête guerrière, mais aussi pacifique par le moyen démographique. Aussi s’attache-t-il à déplier les malentendus, sans éviter de « mettre le doigt où ça fait mal », même s’il ne se résout pas totalement à admettre que « l’authentique islam » est également celui des versets sanguinaires originaires du Coran[19]. Pourtant, comme la polygamie, l’excision, même si pratiquées sans être généralisées, ils sont, de par le terrorisme, prêts à être réactivés. L’on peut en dire autant de l’imposition et de l’humiliation des Juifs et des Chrétiens en terre d’Islam, du voile, de la conquête et du butin.

Sans naïveté, Rémi Brague réfute avec justesse, en scrutant faits et textes, les affabulations qui prétendent en l’islam percevoir la source vive de toutes les avancées culturelles, philosophiques et scientifiques, de la Renaissance et des Lumières, dont se flatte l’Occident, le rapport déficitaire de l’islam à la science l’ayant assez montré[20], à l’exception de l’apogée du IX° au XII° siècle, lui-même largement inspiré des Grecs, et dont il ne reste qu’une longue « ankylose ». Il n’omet cependant pas de rendre justice aux talents scientifiques des Arabes médiévaux, parmi les mathématiques, l’astronomie, l’optique, la médecine.

En un tel monde théocratique, le non-croyant n’a pas sa place, ce en quoi il se distingue radicalement des religions bibliques. En conséquence, ce n’est pas par affection christianocentriste que le philosophe prend des distances nécessaires avec l’islam, mais en s’appuyant sur les textes, l’Histoire, la raison et la nécessité humaniste, par exemple en démystifiant la prétendue tolérance soufie. Tout en ne cachant pas la dimension quasi-obligatoire du jihad, cette guerre sainte contre les mécréants : « Le tour de force de l’islam apparaît ici : faire dépendre du bien le plus élevé, à savoir Dieu, le mal le plus bas, le meurtre ».

Ainsi notre essayiste ne parait rien ignorer, hadiths et tradition, abrogation des versets plus anciens et plus tolérants par ceux derniers et impitoyables, Histoire et théologie. Ainsi nous propose-t-il un - voire le - livre de référence, posément encyclopédique, sur un sujet complexe et préoccupant. Une fois de plus prodigieusement érudit, Rémi Brague fait preuve d’un sens de l’analyse aussi clair que nuancé. Son ouvrage, nanti d’impressionnantes notes et d’un index profus, montre bien que sa prudente dévotion va d’abord au savoir et à la recherche. Encore une fois ce n’est pas par atavisme et christianocentrisme que Rémi Brague reste un homme chrétien, mais parce qu’il est avant tout philosophe raisonnable.

 

Qu’est-ce que l’homme ? S’il n’est pas le même en islam et en chrétienté, risquons-nous à avancer : un au-delà de l’animal. Ce qui ferait grincer des dents véganes les antispécistes. Pourtant cette définition respecterait à la fois l’animalité et la possibilité de l’âme en son originaire divin, même s’il ne s’agit là que d’une fiction. Faut-il réhabiliter les momeries des génuflexions grégaires lors de la messe et autres processions ? Du christianisme, nous ne voudrons que retenir l’incarnation paradoxale du Dieu en homme, unique parmi les religions qui ne condescendent jamais à mettre Dieu à l’épreuve de la condition humaine, que cette séparation entre sacré et profane qui doit laisser à l’être suffisamment de liberté politique et individuelle, que l’élan qui anima les flèches et les vitraux des cathédrales, les cantates de Jean-Sébastien Bach et l’orgue d’Olivier Messiaen, donc l’art et l’écriture, et surtout cette possibilité en rien obligatoire de concevoir la transcendance, d’associer à la finitude mortelle de l’homme l’espérance d’un au-delà qui le légitimerait, dans une dimension éthique et spirituelle, dans le cadre d’une religion ni totalitaire ni meurtrière, hors les abus et crispations de quelques rares thuriféraires trop zélés, religion de réelle paix et d’amour s’il tel est le pouvoir de l’homme et de son libre arbitre.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Lucien : Lucien : Œuvres II, Eloge de la mouche, Hachette, 1874, p 267.

[4] Jules Vallès : Les Francs parleurs, Jean-Jacques Pauvert, 1965, p 74.

[5] François Cassingena-Trévedy : Nazareth, maison du livre, Ad Solem, 2004, p 41.

[8] Jacques Ellul : La Subversion du Christianisme, Seuil, 1984, p 9.

[9] Peter Sloterdijk : La Folie de Dieu, Libella Maren Sell, 2008, p 186.

[11] Peter Sloterdijk : Bulles. Sphères I, Hachette Pluriel, 2003, p 28.

[12] Robert Redeker : Le Sport contre les peuples, Berg International, 2002.

[13] Robert Redeker : L’Ecole fantôme, Desclée de Brouwer, 2016.

[17] Platon : Premier Alcibiade, 129e9 et 130c3.

[18] François Jourdan : Islam et christianisme, comprendre les différences de fond, L’Artilleur, 2016.

[20] Voir : L'Eglise et l'islam sont-ils contre-la-science ?

 

Monts, Haute-Garonne. Photo : T. Guinhut.

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2 avril 2023 7 02 /04 /avril /2023 13:35

 

Potter. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Chats littéraireset philosophie féline.

Julie Delfour, Albine Novarino-Pothier,

Michèle Sacquin, John Gray

& Haruki Murakami.

 

 

Julie Delfour : L’œil du chat. L’Ultime bête noire, Klincksieck, 2023, 152 p, 19 €.

 

Albine Novarino-Pothier : Une Vie de chat, De Borée, 2018, 205 p, 24,90 €.

 

Michèle Sacquin : Des Chats parmi les livres,

BNF/Officina Libraria, 2010, 208 p, 23 €.

 

John Gray : Philosophie féline,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Fanny Quémant,

Gaïa, 2022, 128 p, 16,50 €.

 

Haruki Murakami : Abandonner un chat,

traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 2021, 86 p, 17 €.

 

 

 

Autant ils assurent aujourd’hui pléthore de « j’aime » sur Instagram et Facebook, autant ils inspirent de longtemps les poètes, les écrivains, les philosophes. Charles Baudelaire, en 1857, parmi ses Fleurs du mal, ne les considérait-il pas comme des « Amis de la science et de la volupté » alors qu’ « Ils prennent en songeant les nobles attitudes / Des grands sphinx allongés au fond des solitudes »… Du fauve sans pitié au chat de maison étonnamment manipulateur, il est une essayiste pour décrypter cette évolution : Julie Delfour, qui a L’œil du chat. Tandis qu’Albine Novarino-Pothier décline les portraits complices de nombreux écrivains qui agréent les chatteries ; à l’instar des Chats littéraires de Michèle Sacquin. Cependant, félin féroce et chat caressant, il n’est pas sans leçons philosophiques à l’adresse de celui qu’il domestiqua, soit son compagnon humain, comme le postule John Gray dans sa Philosophie féline. L’on comprend alors combien l’on ne peut « abandonner un chat », tant ce dernier accompagne le fil à déplier de la relation qu’entretint Haruki Murakami avec son père. Ami cher, modèle philosophique, maître de la paix du foyer et de l’inspiration littéraire, tel est notre maître chat.

Prédateur, indépendant et cependant domestique… Le paradoxe ajoute au mystère et à l’attrait du chat. C’est bien ce que, dans L’œil du chat, tente de démêler Julie Delfour, car ne s’agit-il pas de « faire ami-ami » avec un fauve ? Voire pour l’animal de fêter son influence, tant son faciès à fourrure presque enfantin, et cependant armé de dents aigües, a permis de changer notre perception : nous étions programmés pour craindre et fuir le félin agile et griffu, nous voici sous l’emprise d’un « prestidigitateur de génie » bénéficiant d’un empire sur le genre humain sans pareil parmi le monde animal. Il s’est coulé dans la maison, où toute porte, toute fenêtre, lui est chatière, où tout canapé de salon et fauteuil de bibliothèque lui est trône et baldaquin. Croquettes, pâtée, morceaux friands lui sont dus, en échange de caresses câlines et de ronronnement follement bénéfiques à notre santé, physique, morale, affective. L’observateur aux yeux brillants dans l’obscurité est la vigie de nos fenêtres, le fauve miniature de nos jardins et des champs.

L’essayiste nous rappelle qu’il est de ces prédateurs aux dents de sabre que l’on peignait au fond des cavernes, mais qu’il bénéficie également de sa constellation, dont l’étoile la plus brillante fut baptisée « Felis ». Dans l’ancienne Egypte, Sekhmet, la plus antique déesse, est un lion féroce qui « se mue en félin docile ». Cette mutation est le fil conducteur qui anime l’essai de Julie Delfour. Du carnivore aux dents carnassières, avide de proies frémissantes, doué d’une vue crépusculaire et d’une ouïe infaillible, au jouet domestique, le chat montre d’incroyables facultés d’adaptation. Lorsque l’homme devient l’animal dominant, la souris domestique menace ses récoltes. Or notre « Felis silvestris catus » s’aventure près de lui et « tire son épingle du jeu » en croquant maints souriceaux, quoiqu’il soit bien peu efficace face au rat, alors que le chat sauvage est fort rétif et préfère le fond des forêts aux douceurs de la literie. La paléogénétique permet de reconstituer un long parcours, depuis l’Anatolie au sixième millénaire avant notre ère, en passant par les routes commerciales terrestres puis maritimes ; ainsi conquiert-il l’empire romain et le monde en son entier. Se révéler « pourfendeur de rongeurs » vaut bien mille éloges et caresses. Son patrimoine génétique variant moins que celui du chien, qui peut se révéler incapable de se défendre dans la nature, il garde sa capacité à survivre. Sa « résistance éthologique » lui permet de balancer entre sociabilité et farouche indépendance, faisant de lui un « domestique infidèle ». Où va-t-il vaquer la nuit, vivant de rocambolesques aventures, refusant ou quêtant la caresse de passants inconnus ? Car chaque félin des villes et des campagnes a sa personnalité singulière, ses préférences, ses goûts, son langage, sa connaissance des humains qui l’entourent, ses ruses enfin. Au point que le naturaliste Buffon, au XVIII° siècle, dénonçait sa « fausseté ». Et s’il peut jouer avec nous, il résiste à tout dressage, préférant la chasse, car « 4 milliards d’oiseaux et 22 milliards de petits mammifères finissent chaque année sous leurs dents », quoique 56 % des proies ne soient pas consommées. Oh, le cruel !

Mais la cruauté de l’homme à son égard n’est guère excusable, tant l’Histoire garde ou non la mémoire des maltraitances, des abandons. Faut-il stériliser les chats errants ? Ils ont heureusement leurs défenseurs, en la personne d’associations. Souvenons-nous que, de longtemps, ils furent associés au diable, aux sorcières, en particulier par le pape Grégoire IX, père de l’Inquisition au XIII° siècle. Si cette ère de diabolisation est révolue, et bien que les chatons soient les favoris du monde numérique, d’Instagram à YouTube,  ne croyons pas ne plus devoir rester à cet égard vigilants ! Méfions-nous d’ailleurs de la toxoplasmose, contractée au trop près de ses excréments, qui, bien qu’apparemment bénigne, aurait un impact neurologique, voire jusqu’à la schizophrénie…

Quoique ses photographies de faciès félins soient un peu univoques de par le cadrage trop serré - malgré les couleurs variées des pelages - l’essai de Julie Delfour, zoologue et historienne, est aussi rigoureux qu’attachant. De Pline l’Ancien aux plus récentes recherches scientifiques, d’Aristote à Paul Léautaud, fort « dévoué à la cause féline », ce livre est si nourrissant qu’il faut craindre que, comme notre favori, nous n’en digérerons que 56% ; aussi mérite-t-il une seconde lecture...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chasseurs ou câlineurs, ils séduisent tant Albine Novarino-Pothier qu’elle semble envier « une vie de chat », pour reprendre le titre de son livre, généreusement illustré de photographies. Parallèlement il s’agit de cent vies d’écrivains, si souvent conquis par leur beauté, leur indépendance, leur incroyable capacité à nous nous tenir compagnie, à se tenir tranquille près de la plume et du livre. Qu’ils soient de décoratifs compagnons de leurs ouvrages ou des personnages à part entière de leurs récits, ils sont collectés par l’anthologiste attentive, qui n’omet pas de commencer par un rappel de l’égyptienne vénération pour nos chers félins. Mais ce qui l’occupe surtout ce sont les façons dont la littérature du XIXème siècle les honore, avec Baudelaire, puis celle du XX° siècle avec Léautaud ou Colette.

Les textes ainsi collectés nous content de belles histoires d'amitiés entre les chats et les hommes, au point que les premiers deviennent inséparables de leurs maîtres : Victor Hugo, Raymond Poincaré, Alexandre Dumas, Pierre Loti, Prosper Mérimée, sans oublier le célèbre et parisien Cabaret du Chat Noir. Cueillons de délicieuses citations. Selon Léonard de Vinci : « Le plus petit des félins est une œuvre d'art » ; Colette affirme avec raison que « le temps passé avec un chat n'est jamais perdu » ; Aldous Huxley conseille les apprentis écrivains : « Si vous voulez écrire, ayez des chats ». N’omettons pas, chez Lewis Carroll, le passablement surréaliste « chat du Cheshire » venu d’Alice au pays des merveilles, et capable d’apparaitre et de disparaître à tout moment. Ce don de métamorphose est d’ailleurs pointé par Chateaubriand : « J'aime dans le chat cette indifférence avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales ». Ainsi Une Vie de chat, sous la vigilance d’Albine Novarino-Pothier, est-il l’un de ces ouvrages, qui sait, capables d’apprendre à lire à nos amis ronronnant. S’ils ne le savent déjà sans nous le dire, tant ils sont  de coquins cachotiers…

 

François-Augustin Paradis de Moncrif : Les Chats, Contes, Quantin, 1979.

Photo : T. Guinhut.

 

Et pour mieux parcourir les plumes des amants de nos bêtes à poils, voici Michèle Sacquin, commentatrice avisée Des Chats passant parmi les livres. Combien peut-elle fureter à patte de velours parmi les réserves de la Bibliothèque Nationale de France, puisqu’elle en est conservateur ! Car voilà ces chères bêtes se faufilant dans les marges des enluminures médiévales, aux pieds d’Adam et Eve dans le tableau d’Albrecht Dürer. Et bien entendu chez les naturalistes, au premier chef Buffon, dont la langue est perfide à leur encontre. Illustrateurs, comme Grandville ou Steinlein, ils en raffolent, romanciers ils leurs font des chatteries, comme Hoffmann et son Chat Murr, Colette et sa Chatte, fabulistes, d’Esope à la Fontaine et Florian, ils jouent à les anthropomorphiser, à les changer en moralistes.

Merveilleusement illustré, cet ouvrage témoigne de l’inventivité humaine certes, mais aussi de la qualité inspiratrice du matou, voire d’un certain fétichisme lorsque le dos de reliures rouges porte un fer doré à la forme féline ! De la plus noble peinture à la caricature, du papyrus à l’estampe japonaise, de la calligraphie ornée à la photographie, tout est pâtée pour le félin qui a colonisé l’esprit et les arts. Songez qu’il suffit à François-Augustin Paradis de Moncrif, en 1727, de publier son charmant ouvrage, Les Chats, pour être reçu en 1733 à l’Académie française ! À tel point qu’il s’en suivit une parodie, Le Miaou ou Très Docte et Très Sublime Harangue miaulée par le seigneur Raminagrobis. La « félinomanie » ne désarme pas. Ainsi le « Chat botté » est magnifié par Charles Perrault puis Gustave Doré, alors que notre hardi et caressant minet, à la queue opportunément dressée, devient au XVIII° siècle symbole d’érotisme, taquinant et  câlinant une dame aux appâts rebondis et demi-dévêtue en son lit.

Il est bon de choyer un chat dans une bibliothèque, n’est-ce pas, ne serait-ce que pour chasser les bestioles papivores, mais surtout comme « Chat Muse » et gage de sérénité…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Savant en psychologie humaine, domestiquant l’homme depuis la plus haute Antiquité, il lui fournit de surcroit rien moins qu’un modèle philosophique… Pourquoi le chat plutôt que tout autre animal ? Sa sérénité, sa propension au sommeil, son agilité et son attention patiente au kairos[1], soit le moment décisif des Grecs, au moment d’assaillir la proie nécessaire, voilà qui en fait un modèle de vie, presque un esprit au sens philosophique du terme. Car selon John Gray, essayiste britannique, le « sens de l’existence », selon son sous-titre, appartient tout entier à notre cher minet, bien digne que lui soit consacrée une Philosophie féline.

Notre félin préféré, dont on n’idéalisera pas la nature paisible tant il sait se montrer féroce au besoin, voire cruel en jouant avec sa proie condamnée, serait-il le modèle de cette ataraxie recherchée par les épicuriens antiques ? Peut-être… Serait-il l’animal-machine selon Descartes, autant privé de conscience que de sensibilité ? Que non ! Il est tout bonnement le compagnon de Montaigne qui, ayant perdu son cher ami Etienne de La Boétie, auteur de La Servitude volontaire[2], avait bien besoin d’une ronronnante fourrure en sa librairie.

La conscience de la mort n’effleurant pas les animaux, hors peut-être les éléphants, alors qu’elle conduit Pascal à la foi, les chatons et autres matous ont quelque chose de salvateur. Ainsi l’avance John Gray : « N’ayant aucunement besoin de cette obscurité intérieure, les chats sont au contraire des créatures de la nuit qui vivent au grand jour ». Samuel Johnson, essayiste anglais du XVII° siècle, soignait son inquiétude, voire sa myopie, avec de félins compagnons. Dans une sorte de conte, Rasselas, Prince d’Abyssinie[3], publié en 1759, il met en scène une quête destinée à l’échec : quitter la « Vallée heureuse », ne permet en rien de trouver le bonheur poursuivi. Au contraire du chat auquel il portait affection, Samuel Johnson  avait bien du mal à « supporter sa propre compagnie ».

Reste que ce sont « des créatures amorales ». Le sens du bien et du mal étant un apanage humain, le souverain bien est-il humain, est-il félin ? Vivre selon sa nature était l’idéal des Grecs, non loin de celui du taoïsme. Et si la moralité peut s’appuyer sur des faits utiles ou dommageables pour l’humanité, elle peut cependant varier : « Il n’y a pas si longtemps, la moralité exigeait d’étendre le pouvoir impérial pour civiliser le monde.  De nos jours elle condamne toute forme d’impérialisme ». Dans l’absolu, les humains ne valent pas plus que les animaux ; ce qui ne signifie pas, ajouterons-nous, qu’il faille subordonner les premiers aux second, et ainsi choir dans un relativisme antihumaniste.

Cependant si pour Spinoza « le bonheur consiste pour l’homme à conserver son être », selon son Ethique[4], nul doute que la maxime s’applique à notre chasseur de souris, alors que « les êtres humains ne comprennent pas qui ils sont, ni quelle est leur place dans le monde ». Rien alors de la « volonté de puissance » nietzschéenne, rien de l’altruisme sauf de la part de la chatte pour ses petits, rien de la chimère du « moi », telle que la dénonçait Nietzsche ; au point que le test du miroir les laisse indifférents, au contraire des cochons, pies et chimpanzés qui font ainsi preuve d’une conscience au moins partielle.

Et lorsque la vie bonne dépend des vertus, si l’on suit Aristote, le courage n’en est-il pas la plus vigoureuse, chez celui qui, dans la nature, doit batailler pour sa nourriture et sa vie…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Amour humain et amour félin sont parfois comparés. John Gray nous rappelle la jalousie de Saha, héroïne féline du roman de Colette : La Chatte[5]. Nombre d’écrivains aiment les chats d’un « amour passionnel », comme Patricia Highsmith, dont le chat siamois Ming se venge de l’homme qui fréquente sa maîtresse[6]. Anthropomorphisme sans nul doute, car il n’y a pas l’ombre d’une vie amoureuse dans l’accouplement félin. Ce qui n’empêche pas le philosophe chevronné de trop s’attacher, comme le Russe Nicolas Berdiaeff, qui espérait la rédemption de son Mourry. L’on eut d’ailleurs un peu trop tendance à diaboliser ou diviniser nos petits félins, lorsque sorcières médiévales étaient dit-on accompagnées de chats maléfiques, que l’on brûlait trop volontiers, lorsque l’Egypte ancienne momifiait des chats, et dressait des stèles au « Grand chat » : « Les Egyptiens avaient de bonnes raisons de vouloir que les chats les accompagnent dans leur voyage vers l’au-delà ».

Autre vision morale à mettre en avant : « L’éthique féline est une sorte d’égoïsme désintéressé ». Mais c’est peut-être ce qui chez les chats nous convient ; voire ce qui devrait faire d’eux des modèles. Car la vertu d’égoïsme - pour reprendre le titre d’Ayn Rand[7] - ferait bien d’être un peu plus présente chez cet être humain dont l’altruisme mal placé consiste à se mêler des affaires de ses contemporains et voisins pour les contraindre en religion, en politique…

En une demi-douzaine de chapitres répartis peu ou prou chronologiquement selon l’histoire philosophique, la pensée suit un chemin de promenade, non sans profondeur. Certes, la réflexion de notre essayiste est parfois un peu tirée par les poils des moustaches - que l’on appelle des vibrisses - tant il s’ingénie à faire voisiner une petite histoire de la philosophie avec son animal préféré ; mais la chose est toute entière roborative. L’on ne saurait oublier de conseiller à notre lecteur de se délecter de l’ouvrage de John Gray, mais impérativement de l’accompagner d’une soyeuse fourrure attentive à portée de caresse, de façon à ce que s’en dégage un suave ronronnement : musique si grave et douce, apaisante, chaleureuse et, à l’encontre des déboires et agressions humaines, si consolatrice, si bienheureuse.

Vivre la vie philosophique du chat est chose sage ; cependant bien limitée, car ce faisant l’on se priverait de toute philosophie politique, de tout art, de toute liberté, tant à cet égard il faut souligner que John Gray, en philosophe, a écrit sur la liberté humaine[8], sur l'athéisme [9], en le distribuant selon sept types.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Apprendre à vivre grâce au chat est un peu ce que met en avant le romancier japonais Haruki Murakami. Récit autobiographique, Abandonner un chat est sous-titré « Souvenirs de mon père ». Souvenirs ordinaires certes, parmi lesquels l’élément fondateur et déclencheur est la décision d’abandonner une chatte sur la plage, vers l’an 1955. Le voyage sur le vélo paternel parait être couronné de succès, quand, au retour, l’animal est déjà revenu à la maison. Admirable, n’est-ce pas ! Aussi est-elle réintégrée à la maisonnée. Pour l’enfant unique, les « compagnons les plus précieux étaient les livres et les chats ».

De ce retour symbolique à la maison découle la remémoration de la vie du père enseignant, qui faillit devenir prêtre bouddhiste comme le grand-père, qui survécut à la guerre sino-japonaise, qu’il passa dans un régiment d’infanterie, réputé pour avoir été particulièrement « sanguinaire ». A-t-il décapité un prisonnier ? Ce qui ne l’empêcha pas, malgré d’autres mobilisations, d’écrire des haïkus avec ferveur. Mais il fut déçu du peu d’ardeur du jeune Haruki Murakami pour les études, même si ce dernier devint écrivain.

Plutôt que d’abandonner un chat, le romancier a choisi d’abandonner ses souvenirs à ses lecteurs, d’oser un « transfert d’héritage » et d’offrir un touchant gage d’amour filial. Joliment illustré par Emiliano Ponzi, ce récit témoigne de la sensibilité d’Haruki Murakami, pas le moins du monde superficielle. Ce qui ajoute à la variété de la palette d’un écrivain attentif à une féline mémoire, qui nous avait pourtant brillamment habitués au fantastique, avec, entre autres réussites, La Fin des temps[10].

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] La Boétie : La Servitude volontaire, Tel Gallimard, 1993.

[3] Samuel Johnson : Rasselas, Prince d’Abyssinie, L’Accolade, 2017.

[4] Spinoza : Ethique, GF, 1964.

[5] Colette : La Chatte, Le Livre de poche, 1971.

[6] Patricia Highsmith : « La plus grosse proie de Ming », Le Rat de Venise et autres histoires de criminalité animale, Calmann-Lévy, 1977.

[7] Voir : Qui est John Galt ? Ayn Rand : La Grève, La Source vive

[8] John Gray : The Soul of the Marionette, Allen Lane, 2015.

[9] John Gray : Seven Types of Atheism, Allen Lane, 2018.

[10] Voir : Les mondes parallèles des licornes de la fin des temps par Haruki Murakami

 

Buffon : Histoire naturelle, Furne & cie, 1843.

Photo : T. Guinhut.

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