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9 septembre 2023 6 09 /09 /septembre /2023 15:17

 

Villa Borghese, Roma, Lazio.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Pornographes des Lumières

et puritains contemporains

à l’assaut de la chair.

 

Colas Duflo : Philosophie des pornographes ;

David Haziza : Le Procès de la chair.

 

 

Colas Duflo : Philosophie des pornographes,

Seuil, 2019, 312 p, 23 €.

 

David Haziza :

Le Procès de la chair. Essai contre les nouveaux puritains,

Grasset, 2022, 256 p, 20 €.

 

 

 

Qui sommes-nous sinon une chair ? Faut-il la cacher ou l’exalter ? La faire jouir ou la faire souffrir ? Alors peut-être la pornographie peut-elle venir à notre secours… Une femme-marchandise et vendue, telle est celle dont traite le pornographe, si l’on en croit l’étymologie, venue du grec. Elle est, au temps de Socrate, une esclave, alors que la courtisane est libre d’accorder ou non ses faveurs, sans être soumises aux conventions restrictives propres aux femmes mariées. L’on sait que le philosophe désira Théodote : « Nous emportons le désir de toucher ce que nous avons contemplé, nous en allons mordus au cœur, poursuivis par le regret ; et tout cela fait que nous sommes les esclaves et elle la souveraine[1] ». Cependant, relevant le défi de sa beauté, il sut s’en délivrer par la force de la parole. N’empêche que les commentateurs n’eurent de cesse de se scandaliser de la présence de Socrate dans la maison d’une courtisane. Ainsi le philosophe serait censé ne pas céder au désir, ainsi la philosophie n’aurait rien à voir avec la sensualité. Qu’il soit ensuite stoïcien puis chrétien, il ne saurait avoir quelque commerce avec la pornographie. Pourtant au XVIII° siècle, les Lumières sont aussi celles du réveil de la chair considérée comme un bien et non un péché mortel de luxure. Colas Duflo, dans sa Philosophie des pornographes, réhabilite ces auteurs licencieux, qui ne mettent pas que le feu aux sens, mais également à l’esprit. Il est toutefois à craindre que le puritanisme soit loin d’avoir dit son dernier mot. David Haziza montre combien aujourd’hui est réactivé « le procès de la chair », dans son Essai contre les nouveaux puritains. Peut-on encore aujourd’hui célébrer la fougue du désir, l’éclat soyeux des chairs, les cris des jouissances…

 

 

Voilà qui, au rebours des préjugés, ne devrait pas nous surprendre : « l’intrication du récit pornographique et de la discussion philosophique ». C’est en effet l’objet de l’essai de Colas Duflo, Philosophie des pornographes, ce qui est un oxymore bien signifiant. Car pléthore de récits fort lestes, agrémentés de conversations osées, tant dans le domaine charnel qu’intellectuel paraissent au cours du XVIII° siècle des Lumières. Ces dernières ne résident pas seulement dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, ni dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, ni dans l’athéisme exposé par Helvétius dans son De l’esprit. Mais dans un corpus dont une bonne partie acquit il y a peu la dignité d’un coffret de la collection de La Pléiade, sous le titre des Romanciers libertins du XVIII° siècle[2]. De plus une collection heureusement sortie de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale[3] sut défricher le terrain. Pourtant lors de cette ère encore imprégnée par la monarchie absolue, par la religiosité catholique, ces œuvres ne pouvaient être publiées que sous le manteau, tant elles étaient pourchassées, voire brûlées, leurs auteurs menacés, tant le contenu débordait de « vit » et de « foutre », de religieuses séduites et converties au plaisir, de dames intensément voluptueuses. Le pire peut-être était que l’on ne s’y contentait pas de libertinage, d’ébats galants et luxurieux, mais qu’une abondante et rigoureuse argumentation encourageait aux réjouissances sensuelles, aux bonheurs charnels, sans l’ombre d’une culpabilité héritée du christianisme ainsi rendue obsolète.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est sur ce corpus que s’appuie Colas Duflo, s’intéressant à « l’intrication du récit pornographique et de la discussion philosophique ». Contre les préjugés, Sophie, allégorie de la sagesse, est, sous des masques le plus souvent masculins, le personnage essentiel. Toutefois, s’il n’y a guère de livre licencieux écrit par des femmes, nombre de personnages féminins sont mis en avant pour défendre leur condition, leur goût du plaisir, tel que dans Thérèse philosophe (1748). Ainsi qu’une certaine Clairval, une Laïs, une Rosette, et autre courtisanes devenues « narratrices philosophes ». Les limites cependant de cette philosophie du plaisir sont parfois vite atteintes, comme lorsque dans Thérèse philosophe le Père Dirrag introduit le prétendu « cordon de Saint-François » dans le vase naturel d’une jeune religieuse bernée : certes Eradice atteint un bonheur qu’elle croit mystique, mais nous devons appeler la chose un viol, sauf si la donzelle a la sagesse de s’en réjouir en toute connaissance de cause. L’hypocrisie des religieux nourrit alors la fresque anticléricale que l’on peut attribuer au Marquis Boyer d’Argens. Au point qu’ailleurs, dans Le Portier du Chartreux, l’on ne craigne pas de recourir au blasphème. Mais au bordel des moines, une femme peut prétendre être plus heureuse que dans la société de son temps !

Ce plaisir est censé être naturel, nécessaire. En ce sens, avec ces auteurs indiscrets, sûrs d’eux, et cependant voilés par des pseudonymes ou l’anonymat, il se dresse vaillamment contre les interdits de l’Eglise. La licence érotique devient le double obligé de la religion naturelle, du spinozisme, du déisme, du matérialisme, de l’athéisme enfin.

Genre encore méprisé, le roman est de plus ici érotique, cochon disent les détracteurs. La dissertation alors « peut être présentée comme un moyen - qui ne trompe personne - pour racheter le récit licencieux ». Oserons-nous affirmer que les Belles Lettres y gagnent infiniment ? Bien entendu, cher lecteur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici un « portier de la subversion », Dom Bougre, personnage éponyme du roman de Gervaise de Latouche : Histoire de Dom B., portier des Chartreux, écrite par lui-même (1761). Au moyen de maints récits emboités, la multiplicité des expériences sexuelles varie selon le point de vue masculin de Saturnin ou féminin de Suzon et Monique, s’agissant de faire partager de chaleureux et humides emboitements jusqu’à l’acmé du plaisir.

L’homosexualité - le mot « bougre » en témoignant - voire l’inceste, n’échappent pas à ce projet de libérations des mœurs sexuelles. Alors que la sodomie peut être alors punie du bûcher, quoique la peine ne soit plus appliquée, « l’éloge paradoxal du cul des novices » ne manque pas de sel. Deux nonnes découvrent également comment se donner du plaisir en toute bonne conscience émerveillée. Ces messieurs séduisent à tour de bras, les courtisanes rivalisent de séductions et d’aventures indubitablement luxurieuses, le péché capital étant devenu un devoir capital. Sous le mode des confessions édifiantes, ces récits et ces argumentations ont en fait une dimension didactique, éducative in fine. Y compris si les titres sont explicites : L’Almanach de Priapre ou L’Art de foutre, tel qu’une bibliothèque de curiosa doit s’orner.

D’une plus subtile manière, Diderot fait parler ses « bijoux », entendez la bouche du bas, dans la cadre d’un conte oriental. Publié de manière anonyme en 1748, Les Bijoux indiscrets a tout d’une parodie des Mille et une nuits. Le sultan du Congo, qui ne cache qu’à peine Paris, use de l’anneau pour indiscrètement révéler les aventures et intrigues des femmes de la cour. La satire et la galanterie font bon ménage. Au-delà des mensonges sociaux, les sexes parlent. Aussi grivois que raffiné, le roman vise à faire advenir la vérité humaine et naturelle.

Mais à la fin du XVIII° siècle, lorsque Sade continue cette tradition de la pornographie philosophique, ne va-t-il pas jusqu’à défier jusqu’aux ultimes barrières du bien et du mal ? Sa défense du plaisir tyrannique - jusqu’à la torture - au prix de la souffrance féminine est bien le signe de ce que Colas Duflo appelle avec justesse « la perversion des Lumières ».

          Nous savions Colas Duflo connaisseur des Aventures de Sophie, soit celles de la philosophie dans le roman du XVIIIe siècle[4]. Nous le découvrons aujourd’hui en dix-septièmiste, alors qu’il vient d’étudier Les Aventures de Télémaque de Fénelon dans une perspective cette fois politique[2]. En dix-huitièmiste encore, avec un angle plus que pertinent, c’est avec la sagesse de l’essayiste qu’il réhabilite la juste portée philosophique de cet ensemble de romans que l’on ne lit que d’une main, mais avec deux cerveaux, celui de la chair et celui de l’esprit. Même manquant en sa rédaction parfois de concision, sa rigueur intellectuelle mérite nos éloges complices.

Photo : T. Guinhut.

 

Si les érotomanes philosophes des Lumières prônaient la déculpabilisation morale de la chair, en une avancée notable des libertés, il est à craindre que notre nouveau siècle réhabilite le « procès de la chair », pour reprendre le titre de David Haziza.

Après la morale sévère du XIX° siècle, il fallut attendre la libération sexuelle des années soixante. Nous pensons parvenir à un sommet de liberté, confortée par les moyens de contraception moderne. Il va falloir déchanter : « « chacun croit plus que jamais, procureur et juré, échapper à sa propre chair par son zèle à la condamner ».

Jeune philosophe né en 1989, David Haziza se livre à une fulgurante critique de l’annulation du désir, en un monde asexué, car « tout est devenu effroyablement salubre ». Où est passée la jouissance des corps, des sens et des esprits ? crie-t-il… Le réquisitoire contre le retour d’une morale asséchant notre présent se double d’un plaidoyer en faveur du plaisir et du rire, sans oublier cent sorcières, artistes, kabbalistes, et autres génies du mal qui enrichirent le passé. Le polémiste affute son ardeur lorsqu’il voit la vraie vie menacée d’effacement, le désir sacrifié, sous prétexte de la difficulté à le dompter. Le corps même semble annihilé tant il doit être lisse, quoique vieillissement et mort ne l’épargnent pas, ce qui pourtant en fait la condition des êtres intégralement vivants, terribles et sublimes à la fois. Notre essayiste ose à cet égard une comparaison surprenante, mais pas tout à fait impropre : l’élevage industriel lui aussi désanimalise autant qu’il déshumanise, quand l’utopie végane prétend sauver une  planète fantasmée en coupant l’homme de ses racines animales et naturelles.

 Et lorsqu’il s’agit d’éradiquer la violence l’on préfère l’ignorer, la celer, plutôt que de l’affronter, l’assumer. Ainsi le fantasme d’une vie niaise et sans conflits, notre « mièvrerie non-violente » nous déshumanisent. Sans compter qu’elle nous laisse sans défense contre ceux dont la violence est l’arme constante, ajouterons-nous, qu’il s’agisse des islamistes, des post-communistes et autres terroristes écologistes. Ainsi, note notre essayiste, « c’est toujours en barbarie que finit la mièvrerie ».

Cancel culture[6] et politiquement correct sont les fers armés d’un nouveau puritanisme. Où la liberté s’évapore avec la condamnation du sexe et de l’érotisme, auxquels il faut préférer l’indifférenciation sexuelle, la transexualité neutre et inclusive, la théorie du genre au dépend de la vérité corporelle. En effet, la « théorie butlerienne[7] et ce qui en a découlé, c’est tout d’abord un dispositif sémantique, novlangue ou anti-langue, qui, contrairement au « newspeak » orwellien, ne nous fabrique pas, chaque année, « de moins en moins de mots », mais de plus en plus : cisgenré, assignation sexuelle, bicatégorisation, gender-neutral, non-binaire ». L’on a ici l’impression qu’il s’agit ici de catégoriser à outrance, d’enfermer et de séparer, au dépend de la fluidité des rencontres… Notons toutefois qu’entre pouvoirs et libertés Judith Butler définit le sexe comme l'ensemble des caractéristiques physiques spécifiques à un sujet, tandis que le genre constitue leur interprétation culturelle. Ce qui est loin d’être faux, moins les excès de qui voudrait croire que n’existent plus les chromosomes ni le patrimoine génétique pour se métamorphoser d’un corps féminin à un corps masculin ou vice versa.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous voici de plus lobotomisés par les écrans qui nous abreuvent de séries romanesques aux amours d’un romantisme niais ainsi que d’une pléthorique pornographie salace. Tout ce que nous ne vivons plus, si nous l’avons jamais vécu. Ne reste plus qu’une « conception notariale » du consentement amoureux. Comme si se voilaient le risque et le charme du désir… L’on devine par ailleurs que le voile islamique révulse notre essayiste, surtout quand en prime la veule soumission de l’Occident s’en mêle, comme lorsqu’un Premier Ministre Italien, en 2016 crut bon de faire couvrir les nudités antiques lors de la visite d’un Président iranien ! Cela dit le miroir n’en-il pas la façon dont les viragos féministes  de la Cancel culture réclament de cacher l’érotisme d’un tableau de Titien… Aujourd’hui l’on peut réclamer « la liberté de se voiler » face au regard d’un homme. Qu’un féminisme captif de l’islam ne soit plus un humanisme semble hélas une évidence : « le féminisme contemporain - et quoiqu’il prétende le contraire - est sourd aux cultures féminines ».

En son Procès de la chair, David Haziza rejette tout autant les camps politiques de droite et de gauche. Lorsque le féminisme devient affreusement normatif, il leur préfère les sorcières, en passant par celle de Michelet, et les déesses, en pensant à Aphrodite. Tout comme il préfère à la transsexualité une séculaire subversion androgyne. Au devenir machine et à sa « solitude », à la « mièvrerie technologique », il préfère le mythique et le sacré : « l’univers doit nous rester un lieu de légendes ». Antimoderne, l’essayiste prétend néanmoins réconcilier notre temps avec une vie désirante. Partant en son incipit de la peinture de  Botticelli intitulée La Calomnie, sa Vérité, « Vénus décharnée » devient l’allégorie maîtresse de son essai. Non sans  convoquer bien des artistes et autres auteurs aimés et contemporains, de Georges Bataille à Philip Roth, d’André Breton à Romain Gary, en passant par François Rabelais, René Char, Camille Paglia[8], sans oublier le Talmud et Zarathoustra. Le tout au service d’une « révolution de la chair ». La chose est peut-être un peu trop tout feu tout flamme, excessive parfois, néanmoins originale, bourrée d’allusions et d’exemples pertinents, roborative, finalement revigorante.

Nous pardonnerons à l’essayiste des formules à l’emporte-pièce : « L’Amérique ne connut les tueries de masse qu’après Peace and Love », corrélation historique n’étant pas causalité. Il y a cependant bien d’autre moments qui font mouche : « Le Noir était jadis le visage du péché ; c’est désormais le Blanc. La femme ; aujourd’hui c’est l’homme ».

La défense d’Eros sous les doigts de David Haziza ne s’arrête pas là. N’a-t-il pas associé à sa nouvelle traduction du Cantique des Cantiques, ce poème amoureux qui compte parmi les plus belles pages de la Bible, un essai[9] ? À la fois sacré, lyrique et érotique, tel est Eros, qu’il soit grec ou hébreu…

 

Il est curieux que l’humanité oscille sans cesse entre deux pôles : d’une part les délices du désir et de la chair, malgré les conséquences parfois décevantes voire désastreuses, comme les ruptures, les jalousies, les maladies vénériennes et autres sidas ; d’autre part la pulsion puritaine, s’appuyant non seulement sur ces dernières conséquences, mais également sur l’incapacité du savoir jouir. Un autre versant du puritanisme, non négligeable, n’est-il pas cette pulsion de pouvoir qui entraîne irrésistiblement les uns et les autres à tyranniser autrui, leurs voisins, leurs femmes et maris, à tyranniser ceux qui sauraient jouir plus que ceux qui ne le savent pas ? Ainsi ceux qui n’aiment pas la chair lui préfèrent la mort, qu’elle soit physique ou morale, avec la seule satisfaction de l’infliger à autrui et de se punir soi-même. Si les Lumières du XVIII° siècle, hors le Marquis de Sade bien entendu, ont signé le réveil d’Eros, ne l’éteignons pas aujourd’hui ; et demain.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Xénophon : Mémoires sur Socrate, Œuvres complètes I, Hachette 1873, p 95.

[2] Romanciers libertins du XVIII° siècle, La Pléiade, Gallimard, 2000.

[3] L’Enfer de la Bibliothèque Nationale, Fayard, 1984-1988.

[4] Colas Duflo : Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman du XVIIIe siècle, CNRS, 2013.

[5] Colas Duflo : Les Aventures de Télémaque de Fénelon ou le roman politique, Champion, 2023.

[7] Judith Butler : Trouble dans le genre, La Découverte, 2006.

[8] Camille Paglia : Sexual Personae, Vintage, 1990.

[9] David Haziza : Talisman sur ton cœur. Polyphonie sur le Cantique des cantiques, Cerf, 2017.

 

Espace Mendès France, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

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29 août 2023 2 29 /08 /août /2023 14:07

 

Biblioteca del Parador Monasterio de Corias, Cangas de Narcea, Asturias.
Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

La Bibliothèque du meurtrier.

 

Synopsis, Sommaire,

 

Prologue.

 

 

      Grâce à une sagacité hors-pair, une douzaine de meurtres inexpliqués et sans lien apparent trouvent leur déraison d’être dans la Bibliothèque du meurtrier. Mais avant de lever le voile sur l’auteur de ces crimes savants, il faudra découvrir le musée du bibliophile aux trésors incroyables. Et surtout lire les récits étonnants qui composent le puzzle de ses fantasmes et mènent, parmi le labyrinthe, à son ultime cache. Qui sait si un détective opiniâtre et une bibliothécaire dangereusement recluse permettront d’opposer au mortel mausolée le soin de l’amour…

 

Prologue

I :  L'artiste en maigreur

II : Enquête, pièges et labyrinthe

III : L'Ecrivain voleur de vies

IV : La salle Maladeta

V : Les Neiges du philosophe

VI : Le club des tee-shirts politiques

VII : Le Clone du CouloirdelaVie.com

VIII : Morphéor

IX : Meurtre Academy.

X : Confessions d’un excréteur de livres

XI : La Tyrannie contre les livres ou Les bibliothèques assaillies

XII : La tempête de beauté. Epilogue amoureux

 

 

Biblioteca del Parador Monasterio de Corias, Cangas de Narcea, Asturias.
Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Prologue.

 

 

 

      Est-il possible qu’une bibliothèque universelle, donc vertueuse, soit le siège, le repaire, d’un génie du mal ? Quoiqu’il ne s’agisse guère d’un roman policier, l’acmé de l’élucidation était sur le point de révéler ses secrets, du moins sa première strate. Après deux mois d’une enquête filandreuse, erratique, plus que décevante pour un Juge d’instruction appliqué autant que d’âge mûr, j’étais enfin maître de l’indice qui allait nous livrer notre meurtrier en série, ce monstrueux cliché des fantasmes et du réel. Il était six heures moins vingt minutes dans ces bois de conifères, humides et brouillardeux, où votre narrateur, Bertrand Comminges pour vous servir, se caillait consciencieusement les fesses contre un granit sévère. Dans dix-neuf minutes et quelques secondes, nous allions pouvoir donner l’assaut à ce vaste chalet, aussi fantomatique qu’un bunker gothique dans la brume, fenêtres sourdes et vue isolée sur la nuit des Alpes.

      Voilà un homme qui était le chaînon manquant entre une douzaine de meurtres inexpliqués, d’abord sans le moindre lien apparent. Ni le sexe, encore moins le sex-appeal, ni l’âge, ni l’origine géographique, ni le milieu social, ne nous avaient jusque là permis d’imaginer la moindre cohérence. D’autant que le mode opératoire était à chaque fois différent, sans ce moindre point commun qui attise et oriente l’odorat de l’enquêteur : une prostituée trop mûre égorgée dans un caniveau désert, un empoisonné au cyanure dans son verre à dents, une jetée ligotée du haut d’une falaise de craie normande, un écrasé par un bulldozer de chantier, une chômeuse révolvérisée au volant de sa voiture, un matraqué sur la nuque, une empalée sur un piolet, un pendu sénescent qui n’avait pu se pendre seul, une noyée olympique dans un étang minime, un mort de faim et de soif attaché devant un buffet garni moisi, une flèche de compétition dans le thorax d’une jeune banquière, un psychanalyste célèbre étouffé par du papier mâché.

      - Allons, me moquait alors le Procureur Général de sa voix grasseyante de lessiveuse au savon de Marseille, ces meurtres aussi jolis que salopards n’avaient que le point commun d’être irrésolus, d’être sans point commun.

      - Pouvez-vous croire que douze meurtriers différents puissent ne laisser la  moindre trace de leur ADN ?

      - Hasard… Nos criminels deviennent de plus en plus soigneux, avertis qu’ils sont par nos polars, nos films, nos séries consacrées à la police scientifique.

      - A croire qu’il opérait avec un masque chirurgical et des gants blancs.

      - Penseriez-vous à une sorte de club des parfaits meurtriers ?

      - Il est plus facile d’être parfaitement rationnel seul.

      - Vous l’avez dit : aucune signature ne lie ces cas isolés dans le temps et dans l’espace.

      - Laissez-moi poursuivre, Jossard…

      - Allons Bertrand, cher Juge Comminges, par amour de l’art spéculatif, je vais vous laisser continuer. Et pour les séductions de l’esthétique policière que vous me faites miroiter. A l’ouvrage ! Mais je vous donne quinze jours ; et vous me livrez vos conclusions idéales pas plus tard qu’hier…

      Je crus bien avoir abusé de son indulgence. Jusqu’au douzième jour où je réalisais que deux victimes étaient des bibliomanes forcenés. Que nos douze victimes avaient tous une abondante et démente bibliothèque. D’abord, la chose déboucha sur une impasse. Quoi de commun en effet entre un collectionneur de livres anciens, un autre de poches, une autre de romans sentimentaux à deux balles, une autre encore… la liste en serait aussi fastidieuse que vaine, pensions-nous.

      De guerre lasse, et faute d’autre perspective consolante, je me résolus pourtant à dresser jour et nuit les catalogues de ces douze bibliothèques si disparates. Me voilà chu papivore et gratte-papier, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à me sentir enquêteur fantôme, inspecteur en papier mâché… Rêvant à juste raison -mais je ne le savais pas encore- que s’il y avait là meurtrier en série, la seule distribution aléatoire ne pouvait satisfaire aussi bien le pur obsessionnel que l’adroit logicien. Un fil d’or devait surgir pour relier tous ces livres et nous guider vers l’auteur de cette création aberrante : un agrégat mortuaire. Il fallait bien qu’un jour la qualité conceptuelle de sa prestation soit reconnue par les annales de la police, qu’elle entre dans la splendeur des grands rendez-vous judicaires de l’Histoire. Un meurtrier en série ne peut se satisfaire de l’inconnaissance de son œuvre. Notre seul point commun visible, quoique peut-être aléatoire, devait être exploité jusqu’à ses plus extrêmes limites. Si, au bout du compte, il n’y avait rien à en déduire, c’est qu’il ne s’agissait que de douze meurtres isolés qu’il fallait reprendre un à un, par douze équipes indépendantes. Par haine de l’art criminel et par amour de l’art judiciaire, je ne pouvais me résoudre à cette piètre perspective. Sans retard aucun, il me fallait me mettre au travail, brasser les poussières du papier, du carton et du cuir, lister, rayon par rayon, colonne par colonne, douze bibliothèques souvent surprenantes, plus souvent encore fastidieuses, parfois franchement répugnantes.

      Le psychanalyste avait réuni cinq mille et quelques éditions, en une douzaine de langues, des œuvres et leurs critiques, de Sigmund Freud et de Jacques Lacan. Sans compter leurs suiveurs, prophètes, prosélytes, fondés de pouvoir et trésoriers… Jamais je n’aurais cru imaginer qu’un tel montage fictionnel eût pu générer tant de postulats anti-scientifiques, tant de gloses révérencieuses, tant de commentaires jargonneux et autres pitoyables calembours.

      L’homme du chantier avait trois mille deux cent treize volumes pornographiques, du type sex-shop contemporain, sur des étagères de récup tachées de ciment. Je les parcouru le nez pincé, tachés qu’ils étaient d’auréoles suspectes, impressions couleurs sur papelure-chiotte ou papier glacé de corps marrons emmêlés, pénétrés, aspergés, ou textes pseudo-orientaux pour harems en folie, illustrés à la hâte de graphismes priapiques et de grottes humides, évidemment sans nom d’auteur, sauf quelques évidents noms bateaux ou pseudonymes abracadabrantesques. Pauvre de moi ! Je ne pus m’empêcher, après quelques frénétiques manipulations de mon sexe soudain turgescent, de polluer l’un d’eux (blonde odalisque, cuisses félines, toutes lèvres ouvertes, soupirs et halètements crescendo) de mon exigeante et brûlante semence. On constatera combien le vocabulaire de ces opuscules torchonesques avaient pollué ma langue…

      La jeune fléchée consommait des centaines d’imprimés sportifs. La pauvreté du vocabulaire y était stupéfiante. Malgré les envolées lyriques, olympiques et nationalistes. On aurait pu tout savoir de la boxe dans les années quarante, du cyclisme des grands Tour, si les numéros des journaux n’étaient pas lacunaires, si les couvertures n’étaient pas insolées, déchirées…

      Le pendu n’aimait que les poches. Ils étaient classés par numéros, du 1 au 500, sur des étagères briques et planches brinquebalantes. Il manquait parfois un numéro, signalé par un fantôme de carton. Il devait passer ses loisirs à se pendre après les soldeurs et les brocantes pour tenter de mettre dans sa poche les numéros manquants. Certes, il y avait là-dedans de grands titres, mais les lisait-il ?

      La chômeuse était fan des romans sentimentaux en séries (Harlequin, Delly et autres Barbara Catland) sûrement ramassés dans les dépôt-ventes et les Secours catholiques. Cela ne méritait pas d’autre commentaire de ma part, je n’étais pas historien des fausses mœurs.

      Le violoncelliste cyanuré entassait évidemment, dans un bordel putrescent, neuf mille bouquins sur la musique classique, dont trois mille répétitions de sa thèse invendue sur la folie de Schumann. Bien des volumes eussent mérité la révérence d’un érudit. Las, le degré d’humidité qui régnait dans cette cave qui devait servir d’obsessionnelle salle de violoncelle, avait rendu dangereux la manipulation de ces éponges déreliées.

      La prostituée aimait les livres de médecine et de chirurgie, si possibles anciens, avec un goût prononcé pour les organes génitaux, leurs aberrations, leurs maladies vénériennes. Des tomes épars d’ouvrages savants avaient dépecé des collections qui ne seraient plus jamais complètes au profit de cette fixation auto-génitale, d’autant que les pages consacrées aux organes mâles avaient été sauvagement castrées, vengeance pitoyable…

      Le mort de faim avait amassé, sans surprise, les opuscules culinaires, comme dans une choucroute aux mille garnitures. Sept-cent cinquante manuels de cuisine en une dizaine de langues, de bœuf et d’agneau, dirait le calembouriste, aux photos colorisées technicolor…

      L’empalée était fan des récits d’escalades et d’expéditions montagnardes. Au point qu’il fallût escalader sa bibliothèque solidement fixée au mur pour en découvrir les rayonnages supérieurs.

      Celle que la marée avait fouaillée dans la craie de sa falaise goûtait les aventures maritimes, exclusivement si l’on y parlait de naufrages. C’était peut-être là la plus belle et plus rare collection, même s’il n’y avait, fait notable, que quarante-sept volumes.

      La noyée olympique ne se sentait gâtée que par les livres pour enfants. Mais où un collectionneur aurait imaginé un bel et curieux édifice d’enfantina, ce n’était que ramassis de vide-grenier, de Martine à la ferme, de Picsou et Mickey Parade, au mieux de Comtesse de Ségur. Seuls un sociologue en mal de thèse aurait pu s’y intéresser à défaut.

      Enfin, le matraqué choyait les reliures mosaïquées, qu’importe le genre et le sujet que leurs pages parcouraient. Il y avait bien là quelques auteurs d’un certain renom, mais la plupart, Gyp, Boylesves, Estaunié, Willy ou Rod, méritaient très probablement le juste oubli où le jugement placide du temps les avaient plongés.

Aucune de ces bibliothèques n’était totalement satisfaisante pour l’esprit, ni réellement belle et complète, ni réellement intelligente, bruissante et apaisée… Médiocres, ou parfois simplement curieuses, obsessionnelles toujours. De plus, il n’y avait que rarement de rapport entre les livres amassés et le mode opératoire criminel : seuls la noyée, l’empalée et le mort de faim avait vus leur mort couronner leur passion.

      Jusqu’à ce que sur mon écran l’évidence me morde les yeux. Chaque bibliothèque, luxueuse ou pourrave, possédait un livre d’Allan Maladeta, auteur fameusement inexistant dans n’importe quel catalogue au monde, ni même dans aucun fichier d’identité, si l’on exceptait quelques vieillards cacochymes, deux ou trois enfants et un diplomate américain qui visiblement avait toutes les excellentes et vertueuses raisons pour ne qu’on ne se donne même pas la peine de le déranger un instant : pur homonyme. Il ne me restait, exalté, frénétique et rouge d’impatience, qu’à me jeter à corps perdu dans la lecture de ses œuvres-clef…

      Hélas, je déchantai bientôt. Ce n’étaient que pastiches, habiles certes, mais sans grandeur aucune, des genres dont ses victimes avaient été friandes. Il avait fallu que cet Allan Maladeta paie douze imprimeurs aux mentions évidemment fantaisistes et invérifiables pour réaliser des volumes d’aspects si différents… Même la reliure mosaïquée aux fers dorés signalant avec gloire le nom cet auteur dont l’immortalité était plus que compromise ne renfermait qu’un très mince recueil de poésies laconiques et post-symbolistes d’une médiocrité sans nom, tant les poncifs y étaient creux. Je crus un moment qu’aucun de ces douze livres n’allait me livrer le moindre indice tant leur pagination était à chaque fois réduite, tant les marges vides étaient grandes, tant les textes aux interlignes généreux et à la typographie confortable étaient avares de détails qui auraient pu être personnels. Le pasticheur talentueux restait parfaitement transparent. Quoique peu courageux ; certainement il avait dévoué son énergie d’auteur ailleurs que dans ces douze cailloux blancs pour jeu de piste excitant…

      Certainement le bougre avait dû disposer dans ce rébus un indice, un nouveau point commun. Cette fois, je ne mis pas longtemps à le débusquer. Chaque faux livre d’Allan Maladeta mentionnait et décrivait partiellement un chalet et son environnement alpestre… Et ce fut justement le recueil intitulé Poésies fugitives, celui dont l’ennui était le plus soporifique qui m’en donna la clef, grâce à un sonnet pitoyable : « Le chalet d’Hauterive », dont je dois me résoudre à citer les médiocres alexandrins : « Situé sur le flanc sud du pic des Grands Rapaces / Le chalet imposant mire ses volets bleus ».

            Je ne tardais pas, grâce à Google Earth, à le repérer, au-dessus d’Evian, puis, sur place, à vérifier l’authenticité des « volets bleus ». Quant au Allan en question, s’il n’existe encore dans aucune bibliographie, il existait bel et bien, ou plutôt mal, dans l’état civil, sous le nom de Serge Hourgade. Rentier, selon toute apparence, payant correctement ses impôts locaux à Hauterive-sur-Monts. Hélas sa nationalité suisse s’avéra bientôt aussi lacunaire que le trou d’un gruyère…

      Voilà qui excita Jossard comme un troupeau de puces :

      - Foncez, mon petit Comminges, courez, volez ! Je vous envie, vous savez. Si ma santé me le permettait, j’irais avec vous fouler la gelée blanche auprès du repaire du loup…

      Je savais trop bien que seule son addiction aux cocktails trop colorés et sirupeux, aux repas pantagruéliques et profonds comme la nuit l’empêchait d’avoir ma vélocité et la volonté nécessaire…

      Sous de rouges cirrus qui étranglaient le crépuscule et au moment exact où la lumière du soleil levant frappa la neige du plus sommet environnant, je donnai le signal de l’assaut. Aussitôt l’habitation cernée, assiégée, un homme posté à chaque fenêtre à chaque porte, on sonna. Dans un silence sépulcral… Un expert en serrurerie ouvrit en quelques minutes, désamorça le signal d’alarme qui hurlait à arracher l’aube de son lit. Le vaste chalet était vide de tout habitant, sans la moindre bibliothèque. M’étais-je lourdement trompé ? Où donc m’étais-je lourdement trompé ? L’intérieur, parfaitement anodin, quoique un poil luxueux, de ce luxe impersonnel qui sent le décorateur payé au mètre, l’habitant qui n’habite pas, sauf peut-être la cuisine, le truc régulièrement déserté, sauf par une entreprise de nettoyage.

      À quoi pouvait servir une maison sans bibliothèque ? Surtout celle de l’Allan Maladeta que je croyais si bien connaître… Il y avait bien un écran plasma, assez vaste, et quelques dizaines de dévédés sur les rayonnages d’une étagère, mais aucun n’était un film d’Allan Maladeta. Des classiques, des comédies, des films d’actions. Devais-je tous les visionner ? J’en emportai quelques uns dans ma chambre d’hôtel, histoire d’unir les soucis de l’enquête et le repos du divertissement. Aucun n’était rien d’autre que ce que les boitiers promettaient.

      Quand, un soir, totalement désœuvré, désemparé, y compris par mon collègue de la Scientifique qui n’avait trouvé - un comble ! - que les empreintes de l’équipe de nettoyage qui se révéla avoir été commandée par un mail non archivé et payée par une enveloppe de liquide déposée sans laisser le moindre souvenir, croyant sortir par ennui un boitier intitulé La Caverne (sûrement un de ces films grotesques où les araignées géantes sortent de leur nid pour menacer l’humanité, me disais-je) je sentis sous mes doigts un mince volume relié de vélin blanc -visiblement une édition austère et séparée de Platon- en même temps que j’eus la surprise d’entendre un étrange déclic. Un chuintement musical s’ensuivit, en même temps que l’étagère se mettait toute entière à glisser, comme sur un rail invisible que le sol aurait celé, découvrant enfin l’escalier intérieur que les mesures du chalet ne m’avaient pas laissé subodorer.

      Bien sûr, m’exclamai-je avec une certaine déception policière, mais aussi l’excitation sans nombre du bibliophile que j’étais déjà devenu, il s’agissait en sous-sol, comme un coffre-fort suisse, d’une autre bibliothèque ! Facettes nombreuses d’étagères comblées de cuirs colorés, de vergés et de cartonnages, visiblement bien plus précieuse et démentiellement plus nombreuse que celles que j’avais appris à connaître parmi le premier cercle des victimes. Je restai un moment interdit dans l’entrée de ce qui promettait d’être un autre labyrinthe, une autre et décourageante énigme, une bibliothèque aux salles successives et dont la surface excédait certainement celle du chalet qui la surmontait. « Fichus bouquins », m’exclamai-je entre mes dents serrés. Mais il s’agissait cette fois d’un somptueux labyrinthe de livres, et qui me séduisait malgré moi. Fallait-il que je me tape encore un catalogue, pire et plus exponentiel encore que les précédents ?

      Effleurant le dos de cuir sang de pigeon d’une reliure dont les fers dorés disaient qu’il s’agissait du Songe de Polyphile, je me sentis couler au-dedans de la gorge et de l’œsophage, dans le battement de mon sang, une émotion nouvelle. Oui, là étaient la chaleur et la vie de l’humanité, son élan vers le savoir encyclopédique et la figuration par la fiction. Pourquoi fallait-il que la quête d’un meurtrier, que la bibliothèque d’un meurtrier me les aient révélés ?

      Quand je crus entendre comme un soupir lointain… Avançant parmi les rayonnages - couloirs de maroquins, alcôves de chagrins, tournants de vélins - j’entrai dans une chambrette. Sur un lit aux draps blancs, une femme aux traits hâves gisait, blême parmi ses cheveux blonds cendrés, ses lèvres exsangues murmurant à mon approche un faible et pathétique :

      - Qui que vous soyez, aidez moi…

      Elle tendit une main longiligne et gantée de blanc que j’eus le temps de saisir avant qu’elle retombe.

      - De quoi avez-vous besoin ? Demandai-je un peu stupidement.

      - Tarte aux fraises. Charlotte aux framboises. Clafoutis aux cerises…

      Il me sembla que cette énumération tenait plus du délire que de la boutade pour salon de thé gourmand. Soudain, je compris : elle mourait de faim, la pauvrette. Frénétiquement, je pianotai le numéro des Secours sur mon portable.

      Gros bêta, je lui tins patiemment la main, palpant son pouls aux performances bien modestes, en attendant l’arrivée d’une paresseuse ambulance. Dire que j’avais passé une semaine à tourner comme un écureuil dans son tambour, parmi ce maudit chalet à la banalité trompeuse, sans imaginer un instant la présence de cette bibliothèque emboîtée, dans laquelle ce satané Maladeta avait enfermé (depuis combien de temps déjà ?) cette prisonnière émaciée…

      Je me souvins que j’avais toujours un jus de fruit exotique dans mon sac-bandoulière. L’assurant de mon identité et qualité, je courus le lui chercher, le lui versait par petites goulées sur la langue ; ce dont elle parut ébahie d’une reconnaissance qui me rendit puérilement heureux, bien que peu sûr qu’il s’agît du soin première urgence adéquat…

      - Plus tard. Je raconterai… Merci. Merci. Lisez, surtout lisez… Elle retomba sur son oreiller épuisée par cet effort surhumain ; cependant plus sereine. L’ambulance ululait en effet.

      - On l’emporta. Avec les précautions requises. Avec une perfusion de je ne sais quoi. Du glucose peut-être. Je fus frappé, au dernier instant de son évacuation, par l’intensité bleutée de ses yeux immenses dans la maigreur…

      Un peu égaré, pour le moins déstabilisé par la soudaine découverte d’une victime d’un nouveau genre, j’appelai les collègues de la Scientifique pour qu’ils couvrent cette bibliothèque, dont je n’avais pas encore mesuré le nombre de salles, couloirs, alcôves et escaliers bibliophages, de leurs chasses aux empreintes et autres traces exploitables. La chambrette de ma squelettique trouvaille était monacale. Un lit une place, un petit bureau de bois, une chaise du même type Ikéa de base, deux portes, l’une pour une salle de bain, l’autre pour une cuisinette équipée, avec placard, frigo et congélateur pleins d’emballages de nourritures vides : viandes et gâteaux, légumes et plats cuisinés désespérément absents. Le tortionnaire lui avait-il offert tant de nourritures pour qu’elles s’épuisent avant la mort par inanition, si le contre la montre de l’enquêteur inconscient du compte à rebours ne la délivrait pas ? Ou l’avait-il laissée dès le premier instant en compagnie de tant d’emballages sadiquement vides ?

      Quand je réalisai que j’avais encore à la main le volume que m’avaient confié les gants de lin blanc de ma famélique bibliothécaire aux yeux de fantasme bleu. Un mince in-8 relié plein maroquin gris nu. Au dos des Didots d’or… Tudieu ! L’auteur… Allan Maladeta en personne ! Et le titre : L’Artiste en maigreur. Satané ironiste, ce malade, ce dingobouquins !

      Pendant que mes confrères baladaient leurs petites lumières bleues, leurs houppettes à poudres révélatrices, en vain, semblait-il, je refusais les nombreux fauteuils club au cuir sensuel et coloré qui étaient disposés comme d’incompréhensibles pièces d’échec dans une douzaine de parties de la bibliothèque. Je cherchai un coin tranquille : dans une sorte d’alcôve, uniquement ornée de centaines de reliures de vélin blanc aux dos incompréhensiblement griffonnés, je me confiais à un fauteuil solitaire qui me tendait opportunément ses bras blancs. Précautionneux, respirant la proximité d’une lecture probablement fétide, malgré le soin d’un beau papier verger aux nuances crémeuses, j’ouvris L’Artiste en maigreur d’Allan Maladeta :

Thierry Guinhut

Une vie- d'écriture et de photographie

Lire la suite : L'Artiste en maigreur

 

Real Biblioteca del Monasterio de El Escorial, Madrid.
Photo : T. Guinhut.

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 15:10

 

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Mangas horrifiques et dystopiques

en faveur de la liberté d’expression :

Kazuo Umezu : L’Ecole emportée ;

Junji Ito : Spirale ;

Tetsuya Tsutsui : Poison City.

 

 

 

Kazuo Umezu : L’Ecole emportée,

traduit du japonais par Anthony Prezman, Glénat, 2004, 6 tomes.

 

Junji Ito : Spirale, traduit du japonais par Jacques Lalloz,

Delcourt/Tonkam, 2021, 664 p, 29 €.

 

Tetsuya Tsutsui : Poison City,

traduit du japonais par David Le Quéré, KI-OON, 2004, 2 tomes.

 

 

 

Dans la préface de son Anthologie du fantastique, Roger Caillois listait les catégories d’un tel genre romanesque, parmi lesquelles il pointait « la chambre, l’appartement, l’étage, la maison, la rue effacée de l’espace ». Ce ne sont pas seulement des occidentaux, Jean Ray ou Richard Matheson, qui en sont les écrivains les plus angoissants, mais un mangaka : Kazuo Umezu, dont L’Ecole emportée, efface cette dernière non seulement de l’espace, mais du temps. Si « le fantastique suppose la solidité du monde réel, mais pour mieux la ravager[1] », pour reprendre Roger Caillois, il faut admettre que les pouvoirs des mangas sont à cet égard vertigineux. L’un des successeurs de Kazuo Umezu en témoigne, Junji Ito, avec sa monstrueuse Spirale. Horrifiques, ils peuvent être également les témoins et les affabulateurs d’une autre horreur, la dystopie, comme à l’occasion de Tetsuya Tsutsui, qui en 2014 infecta l’archipel nippon au moyen de son Poison City. Certainement leurs peurs, leurs combats, ont quelque chose à dire, non seulement à notre psyché, mais à notre alarmant contemporain. Toutefois leur créativité ne saurait résumer à eux seuls la richesse époustouflante de l’univers manga, dont l’étymologie signifie « image dérisoire ». En ce sens Hokusaï sut achever en 1834 les quinze rouleaux son encyclopédie visuelle, intitulée La Manga[2], dont les qualités d’observation frôlent le grotesque et le fantastique. Ainsi est-il l’ancêtre de nos mangakas les plus fous, les plus nécessaire, comme Poison City, un opus au service de la cité, au sens politique du terme, virulent plaidoyer pour la liberté d’expression.

 

 

En 1972, l’école était emportée. Il ne reste qu’un cratère de l'école primaire Yamato. Parents, police, voisins, aucun n’a saura pas plus. Ou presque. Car la mère de Shô ne croit pas un instant à la mort inéluctable de tous les enfants. Cependant, nous suivons Shô, une dizaine d’années, qui devient, d’un gamin irrespectueux envers sa mère, le héros d’une épopée.

Dans une zone inconnue, déserte, loin, bien loin du Japon, une incompréhensible explosion a transporté l’école, ses bâtiments, sa cour, ses professeurs, ses élèves. Autour de l’enceinte, seul ondule un sable noirci. L’on devine que le désarroi, la panique gagnent toutes les classes. Un eenfant se jette du haut du toit, les autres appellent une maman perdue. Comment survivre alors qu’il ne reste que d’éphémères réserves ? Comment, une fois les professeurs suicidés ou devenus fous, une société peut-elle se défendre, s’organiser ? Car il s’agit de lutter contre des ennemis terribles. Le cantinier d’abord, qui n’hésite pas à confisquer la nourriture et tuer ceux qui s’en approchent. Groupes rivaux parmi les élèves, puis un monstre, immense chenille aux dents cruelles sortie du désert, peste qui décime ses victimes, champignons vénéneux, guerres intestines et cannibalisme, rien ne nous est épargné…

Où sont les 862 disparus ? Sinon dans un futur fort lointain… Un seul enfant reviendra du futur, pour transmettre à sa mère le journal tenu par Shô.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quel est le sens de tout cela ? N’est-ce qu’un divertissement horrifique ou une métaphore du traumatisme de la Seconde guerre mondiale, et plus particulièrement de Nagasaki et d’Hiroshima ? Ne serait-ce que lorsque de courageuses troupes enfantines se sacrifient et parviennent à vaincre le cantinier, à vaincre les monstres, explorer le no man’s land, à la recherche de nourriture.  À moins qu’il s’agit d’un reflet exacerbé d’une société japonaise corsetée, aux rapports humains très formels, où l’obéissance, les hiérarchies, les conventions, l’éducation, ne laissent guère de place aux individus. Aussi faut-il voir comment la cocotte-minute éclate lorsque l’école est emportée…

Certes six volumes font long feu. La nécessité de renouveler les péripéties, toutes plus effrayantes et meurtrières les unes que les autres, a peu à peu quelque chose d’artificiel. L’on aurait pu économiser un ou deux tomes, concision qui aurait permis plus d’efficacité. Néanmoins les réelles trouvailles ne manquent pas. Comme lorsque la mère apparemment folle entend au téléphone la voix de son fils depuis un futur irrattrapable, parvient à lui glisser par la béance secrète d’une fenêtre de chambre d’hôtel un couteau qui lui permet de s’affranchir d’un professeur étrangleur, puis des médicaments contre la peste par le biais du corps d’une momie. Le fantastique trouve ici son acmé.

La mort récurrente et gore de nombre d’élèves, que ce soit petites classes et grandes, filles et garçons, n’est pas sans faire penser à cette vogue des jeux d’élimination des concurrents, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un vainqueur, dont Battle Royale[3] est l’un des mangas, décliné en roman, film, les plus représentatifs.

Par ailleurs la dimension politique est étonnante. Les dissensions, les exactions, les trépas sanglants fomentent la barbarie. En guise de résistance, et sous la direction de Chô, les enfants fondent un gouvernement démocratique, qui nomme ses ministres chargés de veiller aux nécessités urgentes. L’un d’entre eux utilise la bibliothèque pour identifier la peste, faire croître les végétaux… De plus « le bouc émissaire » est bien présent, fondateur d’un sacrifice et d’un ordre à venir, tel que le théorise le philosophe René Girard[4].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si Kazuo Umezu est considéré comme le fondateur du manga d’horreur, dans une perspective fantastique et sociétale, une seconde génération est représentée par Junji Ito, dans une perspective cette fois plus psychique. Entre 1898 et 1999, date de la publication originale, un mouvement spiraloïde emportait Kurouzu, banale petite ville isolée entre mer et montagnes. Et si le dessin du premier n’a rien d’extraordinaire, sinon son efficacité narrative, celui du second est beaucoup plus imaginatif, faisant honneur à sa thématique, plastique, symbolique et polymorphe.

Rien ne prédisposait Kirié Goshima, banale lycéenne, à devenir l’héroïne et la narratrice de cette aventure aux dimensions obsessionnelles. La jeune fille devient amoureuse de son camarade Shuichi. Cependant la voilà surprise de constater combien le père de ce dernier se comporte étrangement, accroupi devant un mur d’où sourd une excroissance curieuse. Fossile d’ammonite ou limaçon végétal ? Enfermé dans une pièce qui conserve une collection en nombre croissant d’objets en forme de spirale, rouleaux d’encens, kimonos ornés, coquillages, il consacre des heures entières à les scruter avec une attention passionnée. Shuichi lui-même aimerait fuir cette ville, dont la forme, la mer, sont « comme une spirale infernale qui nous entraînerait peu à peu vers les ténèbres ». De même, le père de Kirié, céramiste, devient un « artiste de la spirale ».

À partir du moment où la langue du père de Shuichi se déploie comme un poulpe spiralé, entraînant sa mort, enroulé dans une cuve, le motif se multiplie dans la ville, enfermée dans sa malédiction spiraloïde. Sa mère sombre dans la folie, tailladant ses empreintes digitales. La cicatrice sur le front de la charmeuse Kurotami prend la forme d’une spirale croissante et maléfique, alors qu’elle tente de séduire Shuichi, le seul qui lui résiste. Les cas se multiplient, toujours plus terrifiants, dévorants, et plus rien ne semble pouvoir juguler cette métamorphose gore généralisée : chevelures bouclées démesurées puis étrangleuses, « limaç’hommes », colonne de moustiques, papillons, maelstrom, chaos, labyrinthe, cyclone, ruines, galaxie enfin… Les déclinaisons monstrueuses du mal prolifèrent, jusqu’aux cordons ombilicaux et aux fœtus, jusqu’au cannibalisme, en une hallucination généralisée ou un cancer viral, autant physiologique que cosmique, selon que l’on choisisse l’explication surnaturelle ou réaliste, s’il est possible. La conclusion d’ailleurs - « N’était-ce qu’un mauvais rêve ? » - est particulièrement caractéristique du genre fantastique.

La métamorphose des paysages, des corps, jusqu’à la monstruosité, jusqu’à des morts atroces, est le reflet de celle des psychés individuelles et collectives, en une métaphore du mal inhérent à la nature, à l’humanité. Conjointement, la vigueur et la souplesse du graphisme permettent au motif de se multiplier en variations d’abord discrètes, puis proliférantes, de gangréner les cases, d’exploser les pages.

Hors le plaisir trouble de la fantaisie horrifique, du développement narratif et plastique, il est difficile de privilégier une interprétation. S’agit-il d’une métaphore des radiations d’Hiroshima ? De la menace récurrente des cyclones, typhons et tremblements de terre affectant l’archipel ? De l’exutoire d’une société corsetée ? D’une métaphore de la démence ? La postface d’un « écrivain et ancien diplomate », Masaru Satô, atteint cependant les sommets du ridicule, arguant d’une lecture marxiste du phénomène, accusant les inégalités et le néolibéralisme, associant la spirale au « capital » ! Une telle spirale idéologique hélas obsessionnelle contamine même le Japon…

Reste que Spirale est exceptionnel à plus d’un titre : quelques pages couleurs, des cahiers cousus, une reliure cartonnée, une jaquette soignée. Le manga avec un vernis bibliophilique. Ce qui laisse espérer que Gyo[5], du même Junji Ito, développe un autre apogée de son talent. Comment en douter lorsque requins et poissons attaquent l’homme en dégageant une odeur abominable, et bientôt le Japon entier…

 

Photo : T. Guinhut.

 

Quel poison afflige la cité pour qu’une « pulsion cannibale » pousse des gens ordinaires à dévorer des cadavres ? Le « syndrome de la louve » se répand parmi les pages de Dark Walker, de Mikio Hibino. Le couple de jeunes héros, immunisés contre le syndrome à cause de leur participation à des essais cliniques parviendra-t-il à juguler le phénomène ?  Il s’agit d’une mise en abyme puisque au moyen de l’artifice du manga dans le manga, Tetsuya Tsutsui fit en 2014 voler une nauséabonde atmosphère, mais d’origine strictement humaine. Avec Poison City, puisque nous sommes en 2019, une pointe d'anticipation permet l’irruption soudaine de la dystopie. Car à la veille des Jeux olympiques d’été de l’an 2020, dont la tenue doit être impeccable, doit un être un gage de sécurité et une vitrine de prestige,  un meurtre se produit, qui semble imité d’un manga intitulé Innocence et traitant des enfants battus et assassinés, dans lequel de jeunes adolescents commettent un meurtre au sac plastique (l’on apprend ensuite que la relation de cause à effet est tout à fait fictive et provient d’une manipulation). Le gouvernement décide alors de mettre en œuvre un comité de surveillance et de censure, à l’encontre des contenus violents dans les arts, jeux vidéo et littérature, suspectés d’être particulièrement nocifs pour la jeunesse : la « loi pour une littérature saine ». Pour réagir à une telle vague de puritanisme officiel, réprimant également les rébellions contre l’autorité, Mikio Hibino, jeune mangaka de 32 ans, conçoit et publie une œuvre horrifique, aussi crument réaliste qu’immorale et dérangeante : Dark Walker. La censure du comité d’assainissement, qui apparait d’abord en détruisant la statue d’un « enfant qui urine » sous prétexte de pornographie infantile, ne tarde pas à s’abattre sur lui. Sauf que l’Etat est loin d’être le seul responsable. La vigilance citoyenne, et ses mouvements autoproclamés, veille, dénonce, pointe la production de Mikio Hibino.

Non seulement Mikio Hibino, mais Tadamine Hida, responsable éditorial au « Weekly Young Junk  », dont l’obésité goulue pallie le stress du travail, sont visés. En vertu d’une loi en faveur de l'assainissement de la culture, les plaintes s’accumulent sur le dos de ses mangas. En une sorte d’antithèse, voici Shingo Matsumoto, qui fut un mangaka couvert de succès. Cependant, à cause d’Innocence qui contribua à susciter la loi contre les contenus violents, il dut participer à un « séminaire de rééducation », donc subir une réforme de la personnalité. Il ne peut plus créer, pire il doit se contenter de vivoter sous pseudonyme, décalquant des photographies de manière correcte, adaptant ainsi sans risques les mangas d’autrui pour l’animation.

Au-dessus d’eux, plane Osamu Furudera. Cet ancien Ministre de l'Éducation, de la Culture, des Sports, de la Science et de la Technologie, dirige le comité d’évaluation des œuvres. Car, pour lui, la jeunesse est pervertie par le débordement de violence et de  sexualité qui affecte les arts. Il est convaincu que la représentation d’un crime génère un crime réel de la part d’êtres influençables. S’il règne en maître absolu sur les avis des membres de son comité, qui ne tient compte que des visuels violents et érotique et en rien du propos narratif et argumentatif, une blessure secrète l’empêche de jouir pleinement de son pouvoir de censure : ne hait-il pas autant les mangas depuis que, cinq ans plus tôt, son fils a quitté l'Université pour devenir mangaka !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deux comparses enrichissent le propos. Membre du comité, le dramaturge et romancier Yukiwo Toda est plus nuancé. Quoique tentant de veiller à éviter les excès de la censure, il démissionne, tant il est dégoûté par ses pairs. Son allusion à Guy Montag, le personnage rebelle de la fameuse dystopie Fahrenheit 451 de Ray Bradbury[6] est à cet égard parlante. En outre il découvre combien les médias truquent les informations en fonctions de leurs intérêts partisans et financiers. Directeur éditorial américain, Alfred Brun aimerait quant à lui traduire Dark Walker en anglais et ainsi le publier. Il n’ignore pas  l’agressivité de la censure japonaise, tant son oncle Harvey Gaines a été détruit par le « Comic Code Authority ». L’on devine ici le souvenir du « comic-bashing » mené par ce même « Comic Code Authority », un lobby américain issu du macarthysme, qui n’aimait rien tant qu’accuser la bande dessinée d’une influence délétère sur les jeunes gens et se livrer à des autodafés. Ce qui nous vaut un retour en arrière fort pertinent. Pensons également que notre auteur a vu, en 2009, son Manhole[7] parmi la liste des œuvres nocives pour les mineurs. Ce pour  « incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes » par l'agence pour l'enfance et l'avenir du département de Nagsaku. Remarquions avec l’éditeur américain des enfants engagés par leur instituteur pour collecter les ouvrages nocifs destinés à être détruits.

En ce sens, mêlant habilement plusieurs trames et niveaux narratifs, l’excellent Poison City se révèle être un vigoureux réquisitoire contre les comités de censure autant qu’un plaidoyer chaleureux en faveur de la liberté d’expression[8], tout en avertissant des risques d’autocensure parmi les artistes et au premier chef les mangakas, tels que Shingo Matsumoto qui admet que l’on ne peut pas « nous laisser dessiner n’importe quoi », qui n’est plus qu’un « encreur » servile. Dans un tel climat, « avec un tel état d’esprit, on ne peut plus rien raconter », s’indigne notre mangaka fictif. Car, pour revenir à Poison City, selon le réquisitoire des censeurs et bien entendu censeuses, lorsque que rien ne permet d’affirmer que le personnage est un adulte, tout peut passer pour une mise en cause des mineurs, pour une incitation à la sexualité, et lorsqu’une cigarette apparaît elle encourage le tabagisme. Cerise sur le gâteau, selon l’auteur repenti d’Innocence, « on ne devrait jamais réaliser de manga avec l’intention d’offenser ou de déplaire […] Toute forme d’expression s’accompagne du risque d’offenser quelqu’un quelque part dans le monde » ! Notre mangaka Tetsuya Tsutsui serait-il en train d’anticiper sur les délires du wokisme et de la Cancel, culture[9] ?

Il faut lire et relire Poison City, ce manga particulièrement brillant. Avant que les artistes, écrivains et créateurs soient tous soumis à une rééducation psychologique et chirurgicale. Comme Mikio Hibino…

 

L’on se doute que les mangakas, pléthoriques, aussi omnivores que leurs lecteurs affamés sinon atteints par l’addiction, adaptent mille romans divers. En particulier pour rester dans l’horrifique, le maître américain Lovecraft[10]. Or tous les genres sont phagocytés par le manga. Il est historique en narrant la vie de la reine française Marie-Antoinette, ou celle des empereurs nippons. Les contes traditionnels de l’archipel y pullulent en maintes réécritures. Bien entendu, ne serait-ce que pour servir un fidèle public adolescent, les romances de collégiens, collégiennes, étudiants, font flores. Et si l’on désire plus épicé, les mangas érotiques, intensément pornographiques, ne sont pas en reste. Souvent ils sont affublés de disgracieux et hypocrites floutages pudibonds à l’endroit des organes sexuels. D’autres, dépourvus de censure, du moins à cet égard, mais réservés aux majeurs,  permettent de ne rien ignorer, en des exhibitions où s’exacerbent les désirs, les amours, les orgasmes, les exploits, les circonstances curieuses, insolites, improbables, jusqu’au sadisme, voire la pédophilie, en une fête scabreuse de l’imagination et du fantasme, où les qualités plastiques du graphisme sont parfois stupéfiantes. Dans une société où trop de jeunes gens hésitent à rencontrer l’autre sexe, un tel exutoire est sans aucun doute nécessaire. Et malgré l’apparente emprise masculine sur l’industrie créative du manga, il existe quelques mangakas féminins, en particulier Hiromu Arakawa dont le Fullmetal Alchemist[11] mérite plus qu’un détour, où il est étonnamment question d’un alchimiste d’Etat et de transmutation humaine.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Roger Caillois : Anthologie du fantastique, Club Français du Livre, 1958, p 10, 4.

[2] Hokusaï : La Manga, Hazan, 2014.

[5] Junji Ito : Gyo, Tonkam, 2006.

[7] Tetsuya Tsutsui : Manhole, KI-OON, 2006.

[11] Hiromu Arakawa : Fullmetal Alchemist, Kurokawa, 2005-2011.

 

Photo : T. Guinhut.

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14 août 2023 1 14 /08 /août /2023 17:02

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Onirocritique grecque et Mondes invisibles.

 

Ou l'interprétation des rêves d’Artémidore à Foucault,

en passant par Avicenne, Freud

& Walter Benjamin.

 

 

Artémidore : La Clef des songes,

traduit du grec par André-Jean Festugières, Vrin, 1975, 300 p, 37 €.

 

L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault,

édité par Christophe Chandezon et Julien Dubouchet,

Les Belles Lettres, 2023, 462 p, 55 €.

 

Walter Benjamin : Rêves, Le Promeneur, 2009,

traduit de l’allemand par Christophe David, 168 p, 21,50 €.

 

Mondes invisibles, Cahier dirigé par Sylvain Ledda,

L’Herne, 2023, 280 p, 33 €.

 

 

Contrairement à l’expression commune qui attribue le sommeil aux bras de Morphée, ce n’est pas lui qui en est le dieu, mais Hypnos. En une grotte somptueuse et douillette, il dort. S’il s’éveille, ce n’est que pour envoyer au service du dormeur l’un de ses trois aides empressés : Morphée, « imitateur de l’homme et de ses traits[1] », qui se métamorphose en toute personne rencontrée par le rêveur, Phantasos, dispensateur de rêves agréables, Phobétor enfin, chargé de brassées de cauchemars. Tout un monde invisible aux cinq sens diurnes s’anime alors, bien que nous sachions que seule une infime partie de notre univers onirique accède à la surprise du réveil. Or ce domaine nébuleux n’est pas loin des mondes invisibles stimulés par le désir, l’imagination et l’urgence de la transcendance qui agitent l’esprit humain. Ainsi affleure la postulation de l’au-delà, de l’esprit des morts, des dieux mêmes.

L’étymologie du rêve est  incertaine. Il viendrait du gallo-romain « esver », soit vagabonder, ou « raver », soit délirer. Voir en songe pendant le sommeil, ou se laisser aller à la rêverie pendant le jour, sont les deux facettes du mystère onirique ; la première cependant restant la plus fascinante, soumise depuis la plus haute Antiquité à une foule d’interprétations, d’Artémidore à Freud, plus fantaisistes les unes que les autres, oraculaires ou sexuelles. Prenons néanmoins pour guide le célèbre incipit d’Aurélia, de Gérard de Nerval : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible[2] ». Ainsi se nouent les relations entre l’onirocritique grecque et les « Mondes invisibles » déployé par un Cahier de L’Herne. Fatras fumeux ou marques indélébiles d’un esprit humain qui interrogèrent également la sagacité d’Avicenne, de Freud, de Walter Benjamin et que les neurosciences ont bien du mal à démêler.

 

Le philosophe grec du V° siècle, Synesius de Cyrène ponctuait son « Eloge de la calvitie[3] » avec bien des arguments : elle est le signe de la raison et de la sagesse, le chauve ne pouvait au combat être saisi par les cheveux… En revanche, Artémidore interprète avec autorité le rêve de calvitie, qui, selon lui, signifie perdre tout ce qui concerne l’ornement de l’existence. Où l’on voit bien que la recherche de la vérité onirique est tirée par les cheveux !

Entre oniromancie et onirocritique il y a loin. La première est de l’ordre de la divination, ce dont l’Antiquité grecque et romaine est friande. La seconde se veut un peu plus rationnelle. C’est la voie qu’emprunte ce fort volume collectif, sous la direction de Christophe Chandezon et Julien Dubouchet : L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault. Le point de départ est un étrange opuscule : Oneirokritika ou Traité d’interprétation des songes, d’Artémidore de Daldis, écrivain et philosophe syrien d'expression grecque du II° siècle. C’est le seul traité antique d’interprétation des rêves qui soit intégralement conservé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ancêtre tout aussi talentueux et extravagant que Freud et praticien de la divination, Artémidore cependant prend le soin de différencier faux devins et autres nécromanciens de ceux véridiques, qui savent interroger les oiseaux, les astres et les prodiges. Il fait appel à un classement des espèces, à une zoologie et une botanique oniriques, où l’olivier est féminin, le chêne masculin, ce que Cristiana Franco appelle « une caractérisation genrée du symbole onirique ». L’on est stupéfait et amusé à la fois de découvrir par exemple que « la hyène signifie une femme qui fait l’homme ou une envoûteuse, ou bien un homme qui est un sodomite innocent ».

Le songe est un enjeu de la « culture agonistique » antique, soit la culture athlétique ; la réussite sportive rêvée devenant une métaphore de l’accomplissement, y compris en cette occasion la mort. Se nourrir, faire le marché, les plaisirs de la table pullulent dans les songes, signifiant la crainte de la famine, ou le désir d’ascension sociale, lorsqu’éclate la somptuosité gastronomique. Ce qui n’est pas sans permettre un tableau de l’alimentation romaine. De même l’on rêve d’accéder à la richesse, à la magistrature, de participer au gouvernement de la cité. Plus haut encore, ce sont les « mondes divins » qui sollicitent le rêveur Sa secrète activité psychique lui permet de communiquer avec les puissances supérieures, dont l’omniscience est un modèle à atteindre. Au-delà de la stricte clé des songes, l’on se rend compte qu’Artémidore déploie tout un panorama de la société de son temps, de ses mœurs et de ses pratiques religieuses.

Si une poignée d’interprétations artémidoriennes paraissent douées d’une certaine logique, d’autres surprennent pour le moins : « la crucifixion signifiant gloire et abondance de biens - gloire parce que le crucifié est très haut placé, abondance de biens parce qu’il sert de nourriture à beaucoup de rapaces » !

Sa réputation a franchi l’espace et le temps. Traduit en arabe, vers le milieu du IX° siècle, il témoigne de la faveur de l’oniromancie dans l’Islam, le prophète ayant beaucoup rêvé alors que « le rêve du croyant continuerait à représenter d’authentiques messages venus d’en haut ». En conséquence la traduction est édulcorée, voire censurée, tant le paganisme d’Artémidore est flagrant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lors de la Renaissance, il est redécouvert, publié par Alde Manuce dans son texte grec, en 1518. S’ensuivent de nombreuses éditions, bilingues latin-grec, puis en français, prisées par les médecins. L’aura scientifique de la chose fut ternie par les méfiances papales et luthériennes à l’égard de la divination, puis par une conception de science préférant les faits aux signes. Pourtant à partir de 1715, en Allemagne, l’on compila d’abondantes clefs des songes, en particulier prémonitoires ; ce dont s’inspira le célèbre et controversé charlatan Cagliostro. Par la suite, Gotthilf Heinrich Schubert publia un traité récusant « le réductionnisme physiologique des Lumières » en faveur d’un « langage onirique particulier, une symbolique du rêve ». Le romantisme coexiste avec un catholicisme qui prétend « donner des songes une explication raisonnable et morale ». Freud, lui, préféra chercher des clefs dans le passé des rêveurs, de manière un peu plus rationnelle.

Enfin, Michel Foucault[4] vient privilégier « une interprétation sociologique d’Artémidore[5] ». Lorsque l’histoire des sciences n’est plus entendue comme histoire du vrai, sonne l’heure de Subjectivité et vérité. C’est dans ce volume de cours, qu’il commente notre oniriste grec, le rêve étant à cet égard un point charnière et d’interrogation. Car, sujet conscient, nous sommes aussi sujet rêveur : « l’onirocritique ancienne, c’est cela : une manière de vivre, une manière de vivre en tant que, pendant au moins une partie de ses nuits, on est un sujet rêveur ». L’on devine que l’auteur de L’Histoire de la sexualité, y traque les rêves à contenu sexuel, de façon à lire chez Artémidore « les distributions et les hiérarchies morales des actes sexuels dont il parle [et la] signification économique et politique[6] ». L’on sait que cette morale ne réprouve à peu près que ce qui est subi de la part d’un inférieur. De plus bien des rêves interprétés par Artémidore portent sur des relations incestueuses, rêves qui ont des significations négatives, « à l’exception de l’inceste entre mère et fils qui annonce des profits matériels et symboliques[7] » ! Sachons que notre interprète antique réprouve les actes sexuels avec les dieux, les animaux, les cadavres, entre deux femmes, tous hors-nature… Ainsi pour Michel Foucault rapports sexuels et rapports sociaux ne sont pas dissociables.

Au travers du statut des rêves, la pléiade de chercheurs ici convoqués, historiens, anthropologues et philologues, s’intéresse non seulement à la culture gréco-romaine, à sa conception du monde et des dieux, mais à des univers aussi différents que l’Islam médiéval ou l’Allemagne des Lumières, du romantisme, jusqu’à notre contemporain. Le volume, profus, est impressionnant de précisions, de perspectives…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Loin d’être absurde, selon Sigmund Freud, le rêve serait un processus de réalisation du désir. Dans son Interprétation des rêves, en 1899, il postule que rêver est en fait la mise au jour du refoulé, donc de l’inconscient. S’il prétend n’y pas confier une clef des songes, quoique n’oubliant pas de se référer à Artémidore, il insiste sur la dimension œdipéenne, sur l’impact d’une sexualité récurrente.

Une fois de plus s’agit-il de vouloir donner à toute force un sens à ce qui n’en aurait guère ? Certes, nous avons tous des rêves érotiques parfois exquis, des cauchemars où nous tombons d’une falaise, où nous devons repasser un examen scolaire, universitaire, où nous avons déjà plus ou moins brillamment réussi, de voler au-dessus des terres et des mers avec une aisance absolue. Dans ce dernier cas, par exemple, ce « sont des rêves d’érection, parce que le phénomène remarquable de l’érection, qui n’a cessé de préoccuper l’imagination humaine, doit lui apparaître comme la suppression de la pesanteur (cf. les phallus ailés des Anciens) ». Voilà qui est un peu tiré par le phallus…

Néanmoins, malgré son peu de scientificité, sinon psychanalytique, Freud ne fait preuve de guère de superstition : « Le rêve révèle le passé. Car c’est dans le passé qu’il a toutes ses racines. Certes, l’antique croyance aux rêves prophétiques n’est pas fausse en tous points. Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé par le désir indestructible, à l’image du passé[8] ». Le père de la psychanalyse n’avait pu voir émerger les neurosciences…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces deux volets complémentaires auraient pu être rassemblés par Walter Benjamin lui-même en un tel volume, si les convulsions politiques de son temps lui avaient permis de garder la vie. Ainsi édité par Burkhardt Lindner, probablement répond-il à un vœu secret de l’auteur de ces récits de rêves, recueillis chronologiquement et complétés par diverses bribes qui ressortissent à l’interprétation. Rêveur, il note scrupuleusement la découverte de « fétiches et sanctuaires mexicains », sa visite nocturne dans le cabinet de travail de Goethe, dans un musée. Mais aussi des images plus cauchemardesques, comme ce fantôme dans une cage d’escalier « qui me paralysa en me jetant un sort ». Ou encore : « je me suicidai avec un fusil », ce que d’aucun qualifierait imprudemment de rêve prémonitoire, puisqu’il se suicida lorsqu’il craignit d’être renvoyé à la frontière française, à Port-Bou, donc livré aux Nazis.

L’auteur de Paris capitale du XIX° siècle[9], tente de se changer en théoricien, tâtonnant à la recherche de la clef des songes : « dans la langue du rêve, le sens est caché à la manière d’une figure dans un dessin-devinette ». L’on pourrait craindre que Walter Benjamin, qui rédigea sa thèse dans le cadre de l’idéalisme romantique allemand[10], ait une conception de l’onirisme encore largement dépendante du romantisme, mais aussi du surréalisme dont il est le contemporain. Cependant le voilà plus réaliste. «  Le rêve n’ouvre plus sur un lointain bleu. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal ». Quant au cauchemar, ne vient-il pas « d’une nécessité d’apaiser l’horreur devant la mort - qui est certaine - en évoquant une horreur encore plus profonde devant des choses, qui, elles, sont incertaines et nous seront peut-être épargnées[11] »… Mais si l’on trouve ça et là quelques perles, le recueil, où rôdent Proust, Freud et Bergson, se ressent d’être un rabibochage de fragments, liés de près ou de loin à la thématique du rêve ; bien fidèle cependant à la technique benjamienne, soit la prise de notes infinie, en vue d’ouvrages rarement achevés, entre Paris et Baudelaire[12].

Si l’on sait que les progrès de l’imagerie médicale ont permis de mieux comprendre les mécanismes neurophysiologiques à l’œuvre durant les rêves, invalidant Artémidore et Freud, l’on est loin d’avoir trouvé la clef des songes. Lors de la phase de sommeil paradoxal, quatre zones cervicales s’activent : régions visuo-spatiales, situées à l’arrière du cerveau, cortex moteur, hippocampe, lié à la mémoire autobiographique, amygdale et cortex cingulaire. Ce sont là des centres émotionnels profonds, plus actifs durant le sommeil paradoxal qu’à l’état de veille. Pendant ce temps le cortex préfontal, siège des idées rationnelles, des prises de décision, est endormi. À quoi servirait le rêve nocturne ? Ce mécanisme de rangement favoriserait la mémorisation, la gestion des émotions, l’oubli des plus stressantes, mais aussi la créativité. Une auto-thérapie en quelque sorte.

Philosophe et médecin persan du XI° siècle, Avicenne prétendait connaître la « cause du rêve et de sa vérité ». En une minuscule poignée de pages, il professe : « Le rêve vient de ce que la faculté de l’imagination reste seule, qu’elle se libère de l’influence de l’action des sens ». L’interprétation se fait, dit-il, « le plus souvent par conjecture », sans en dire plus. Il relie néanmoins la disposition onirique aux « mondes invisibles », car « un homme doué d’une âme très subtile […] peut percevoir en état d’éveil ce qu’elle verrait en rêve[13] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi, les songes et leurs significations rejoignent les champs de l’excentricité et de la superstition qui confluent dans les mondes invisibles, prétendument révélés par le spiritisme, l’occultisme et autres billevesées. Pourtant tant de penseurs, d’écrivains, d’artistes ont cédé à de tels mirages. Comment l’expliquer ? Il faudra rien moins qu’un Cahier de L’Herne pour rêver une réponse tangible…

Préférer l’irrationnel au rationnel, l’invisible au visible, quelle folie ! Pourtant, nombreux sont les penseurs, les écrivains, à fantasmer, sinon à percevoir, le paranormal et l’au-delà. Partons, avec Sylvain Ledda, directeur et préfacier de ces Mondes invisibles, un insolite Cahier de L’Herne, collection habituée aux études monographiques sur des auteurs, à la découverte d’une culture à contre-courant. Pourquoi le sceptique peut-il néanmoins s’intéresser à une telle myriade de fantaisies occultes ? Car des Lumières au XX° siècle, spiritisme, au-delà, occultisme, affolent les consciences et les Lettres.

La suggestive formule de Gérard de Nerval, au début d’Aurélia, en 1855, est encore une fois le sésame de cet ouvrage : « les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Il faut alors choisir la voie de l’initiation, ou subir la folie, comme le poète. Son siècle, positivisme et scientiste, a son envers, celui des songes, des spiritualités venues de Dante et de Swedenborg, de l’hermétisme et de la mystique, irrigués par l’orphisme ou l’Apocalypse de Jean. Victor Hugo fait tourner les tables du spiritisme et entend parler les morts : Dante ou Napoléon empruntent le style emphatique de l’auteur des Contemplations, dont les vers chuchotent avec les défunts, via l’hypnagogie. L’on devine qu’à cette sincère passion s’associe un charlatanisme éhonté. La photographie n’échappe pas aux trucages fantomatiques. Toute la première partie de notre ouvrage embrasse la vogue surabondante des manifestations spirites.

Au XX° siècle, la pérennité du fantastique est patente avec Le Matin des magiciens de Louis Pauwels[14], qui fit en 1960 grand bruit. Le retour du religieux et le goût de l’occultisme s’acoquine avec des sectes, des fins idéologiques dangereuses. Aujourd’hui Internet, le darkweb, permettraient-il aux défunts communiquer avec leurs proches ?

Les scientifiques lorgnent les régions occultes, en témoignent l’alchimie et le vitalisme qui ont fait long feu, sans compter les fantaisistes, comme Messmer, qui prétendit au magnétisme animal, à la circulation de l’énergie vitale. L’astrologie fascine depuis les Anciens, mais elle figure dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avec l’objectivité historique requise, dénonçant les superstitions.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des Lumières aux romantiques, des plus rigoureux scientifiques aux illuminés du XIX° siècle, ce Cahier de L’Herne brasse large. Du symbolisme et de la magie dans la partie centrale du volume aux mystères individuels et collectifs qui referment le triptyque, le frisson de l’initié voisine avec l’analyse de la fiction.

Le cabinet de curiosité de l’esprit humain s’enrichit des vertigineux mystères de l’univers. Si ce Cahier ne nous convainc pas de confier sa vie aux mondes invisibles, il nous guide vers les capacités imaginatives de maints esprits, écrivains et poètes, pas si inactuelles. D’autant que les grandes peurs, d’antan et d’aujourd’hui, climatiques, sanitaires ou nées des conflits, peuvent ranimer le recours à l’occultisme et à l’ésotérisme. Le regain d’intérêt, cette fois féministe, pour les sorcières[15] n’en est-il pas la preuve…

Historiens, sociologues, anthropologues, philosophes et chercheurs en littérature, les auteurs de ce cahier ne sont en rien des crédules. Leur champ d’investigation, entre 1750 et 1960, est couvert au moyen d’une démarche descriptive et analytique, montrant combien ces terrains oniriques ont infusé la création littéraire et artistique. Ainsi, des inédits, des raretés émaillent ce Cahier : Dom Calmet et ses Raisonnements sur les vampires, Joséphin Péladan maître de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix.

Si nous avons négligé la nocturne sobriété de la couverture, détrompons-nous : elle cache un motif invisible que seul un QRcode permet de découvrir et que nous laisserons à la disposition de la curiosité du lecteur et du rêveur. Ne doutons pas que ce Cahier de l’Herne entretienne quelque rapport étroit avec l’un de ses prédécesseurs intitulé Romantisme noir[16]. Car à la charnière du XVIII° et du XIX° siècle bien des auteurs cultivèrent l’effroi et le cauchemar, entre roman gothique anglais[17] et morbidité baudelairienne.

 

Quoiqu’au risque de castrer le songe de sa dimension impénétrable, voire plus banale et moins prestigieuse qu’il n’y paraissait, peut-être le rêve réécrit est-il plus parlant, tel celui du « Christ mort », sous la plume Jean-Paul Richter, ce romantique échevelé, originellement publié dans le roman Sibenkäs[18] en 1795, soit près d’un siècle avant la nietzschéenne mort de Dieu. Voilà qui impressionna fort en son temps, au point que Madame de Staël, dans son essai De l’Allemagne[19], paru en 1813, le traduisit in extenso. En voici le moment crucial : « Le Christ poursuivit : J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils et j’ai volé avec les Voies Lactées à travers les solitudes célestes ; mais il n’y a point de Dieu[20] ». Heureusement, de ce cauchemar, le narrateur se réveille rasséréné. Une telle scène fut-elle rêvée par Jean-Paul Richter et brillamment réécrite au réveil, ou ne relève-t-elle que de la fiction romanesque ? Car mieux encore, il faut compter avec les écrivains, romanciers et poètes pour agrémenter leurs fictions. En effet, inventé par leur soin scrupuleux, le rêve est probablement plus sensé, plus révélateur de notre psyché et de la psychologie de leurs personnages, comme celui d’Aschenbach, dans La Mort à Venise[21], de Thomas Mann. Ce dernier lui faisait en effet rêver de son bel apollinien Tadzio sous les traits d’un dangereux Dionysos, avertisseur de son illusion et de son désir pas seulement éthéré.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Mondes invisibles fut publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2023

 


[1] Ovide : Les Métamorphoses, XI, XIV, traduction Desaintange, Crapelet, 1808, T 3, p 585.

[2] Gérard de Nerval : Œuvres, Aurélia, Le Club Français du Livre, 1952, p 159.

[3] Synesius de Cyrène : Œuvres, Hachette, 1878. Eloge de la calvitie, Arléa, 2004.

[5] L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault, p 63, 64, 105, 220, 233, 275, 351, 369, 377.

[6] Michel Foucault : Subjectivité et vérité, EHESS Gallimard / Seuil, 2014, p 52-53, 55, 57-58.

[7] L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault, p 396.

[8] Sigmund Freud : L’Interprétation des rêves, PUF, 1987, p 338-339, 527.

[10] Walter Benjamin : Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Champs Flammarion, 2008.

[11] Walter Benjamin : Rêves, p 15, 21, 25, 73, 76, 115.

[13] Avicenne : Le Livre de science, Les Belles Lettres, 2007, II, p 82, 84.

[14] Louis Pauwels : Le Matin des magiciens, Gallimard, 1960.

[16] Romantisme noir, Cahier de l’Herne, 1978.

[18] Jean Paul Richter : Siebenkäs, Aubier Montaigne, 1963.

[19] Madame de Staël : De l’Allemagne, Garnier, 1874, p 369-371.

[20] Jean Paul Richter : Choix de rêves, José Corti, p 146, 2001.

[21] Thomas Mann : La Mort à Venise, Fayard, 1987.

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

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6 août 2023 7 06 /08 /août /2023 09:55

 

Sol LeWitt : Dessin mural nº 831 (Formes géométriques), 1997.

Museo Guggenheim, Bilbao, Bizkaia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Histoire et actualité du Discours philosophique

 

par Michel Foucault.

 

Avec un détour par Gilles Deleuze.

 

Michel Foucault : Le Discours philosophique,

édition établie sous la responsabilité de François Ewald,

par Orazio Irrera et Daniele Lorenzini,

EHESS Gallimard Seuil, 2023, 320 p, 24 €.

 

Gilles Deleuze / Felix Guattari : Qu’est-ce que la philosophie ?

Les éditions de Minuit, 1991, 208 p, 16 €.

 

 

Comment peut-on avoir rédigé avec soin une telle investigation philosophique, au long cours de deux abondantes centaines pages de surcroit, et la laisser dormir, l’oublier, l’occulter ? Pourtant les portes de l’édition n’étaient pas en 1966 fermées à Michel Foucault[1], après le succès de son livre mythique : Les Mots et les choses, paru cette année-là. Aussi c’est un demi-siècle plus tard, de manière posthume, que parait ce texte mis au net, qui doit être considéré comme un opus à part entière, au contraire peut-être des cours disséminés par cette collection, sous l’égide de l’EHESS, de Gallimard et du Seuil. A-t-il la même et puissante nécessité que cet autre inédit paru il y a peu, Les Aveux de la chair[2] si nécessaire en tant qu’il apparut comme l’ultime essai parmi la tétralogie formant son Histoire de la sexualité ? Si Michel Foucault en étudie le « discours », n’est-ce pas en quelque sorte déjà répondre à la question, certes classique, formulée par Gilles Deleuze en 1991 : Qu’est-ce que la philosophie ? Cette discipline qui crée les concepts n’est-elle que l’aporie d’un discours ?

 

 

En rédigeant cette étude appliquée, pendant l’été 1966, peut-être au service des cours qu’il allait donner à l’université de Tunis, Michel Foucault semble offrir un titre qui aurait une intention définitive, un traité en somme : Le Discours philosophique. S’agirait-il d’un trait d’union qui part des Mots et les Choses pour rejoindre L’Archéologie du savoir[3], dont il éclaire les perspectives…

Depuis l’Antiquité, le philosophe pratique l’art du diagnostic. Il est le « médecin et l’exégète», « médecin de la culture », quoique sans remède ni guérison. À peine peut-il imaginer de découvrir l’au-delà de la caverne. Voici « cet étrange discours dérisoire qui constitue la philosophie en cette activité de diagnostic où il faut aujourd’hui se reconnaître», et dont les contenus intéressent moins Michel Foucault que les manières de dire notre appartenance au discours sur le moi et le sur monde. En ce sens la philosophie semble « s’écarter de la voie royale qui était la sienne quand il s’agissait de fonder ou d’achever le savoir, d’énoncer l’être ou l’homme[4] ».

Malgré sa subjectivité assumée, le philosophe cherche à atteindre la vérité, si peu assurée qu’elle soit : « Il n’y a pas de vérité philosophique - qu’elle ait trait au monde, à Dieu, à la nature, à l’être, à la philosophe elle-même - si elle ne dit en même temps et dans le mouvement qui la déploie, à quelles conditions et comment elle s’est ouverte pour devenir accessible au philosophe qui la formule ». Pourtant, plus loin, Michel Foucault postule « la vérité philosophique, cachée par essence [qui] peut cependant venir à la lumière et animer le discours d’un philosophe[5] ». Plus loin encore, il propose avec prudence : « la vérité ne nous vient pas toujours et continûment sous la forme de l’évidence, mais sous celle de l’imagination[6] ». Ce qui nous rappelle ces cours au Collège de France, en 1980 et 1981, réunis sous le titre : Subjectivité et vérité[7].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bien que le discours philosophique se situe dans le temps de son énonciation, il est tout différent du langage quotidien. Egalement de la littérature qui invente son propre présent, surtout à partir du XVII° siècle, lorsque Cervantès met en scène ses récits et dispose « un nouveau régime de fiction », ce à l’occasion de son Don Quichotte. Tout différent également du discours scientifique, qui instaure une vérité universelle ne dépendant ni du présent ni du lieu de son apparition, en particulier lorsque Galilée, encore au XVII° siècle, met en place « un nouveau régime du discours scientifique». À la même époque, Descartes, philosophe du dévoilement, « a secoué une obédience séculaire à la théologie[8] ». Une connaissance rationnelle de la nature est ainsi concomitante avec la possibilité de philosopher sans Dieu, de dire réellement Je pense. Ce qui explique « le fait que la philosophie occidentale n’ait pas cessé, depuis maintenant trois siècles, d’être destruction et fin de la métaphysique ».

Conjurant la métaphysique par « la constitution d’une nouvelle ontologie, qui a pour fin de constituer une théorie générale de l’objet[9] », Kant interroge les conditions de possibilité de l’accession à la vérité, de façon à constituer un logos du monde sous la forme de l’encyclopédie.

En une nouvelle mutation, plus brutale, l’indispensable Nietzsche déconstruit le discours classique de la philosophie. En conséquence, plutôt que philosophie pure - s’il en est - Foucault montre combien tout est figure discursive, inscrite dans son historicité. Or les figures du discours nietzschéen, nihilisme, éternel retour du même, antiplatonisme, viennent subvertir les modalités de la pensée. Soit la disparition de tous les objets de la philosophie, en particulier « toute la métaphysique occidentale selon les catégories du bien et du mal, de l’apparence et de la réalité, de l’être et de la vérité ». En contrepartie, la discipline philosophique s’adjuge la possibilité de s’agréger la philologie, l’Histoire, la psychologie, l’anthropologie, les sciences. L’auteur de Par-delà le bien et le mal n’écrit plus de traité, mais des aphorismes, il est également le poète d’Ainsi parlait Zarathoustra, le politique, multipliant les formes et les intentions discursives. Mais « la décomposition du discours philosophique le laisse sans protection ni défense contre la folie[10] ». Est-ce une conséquence intellectuelle ou plus exactement celle de la syphilis ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi donc, penser après Nietzsche serait-il une gageure ? Positivisme, phénoménologie, structuralisme, marxisme, tous semblent n’en guère tenir compte. Reste, du moins pour Michel Foucault, à se déclarer archiviste, dans le cadre d’une discipline qui est celle de « l’archive-discours comme système des contraintes du langage et de l’histoire[11] », dans le cadre de son archéologie du savoir. Régression vers le passé ?

  Cependant, avec Nietzsche, philosophe critique, il s’agit impérativement de diagnostiquer le monde et l’événement qui le porte, de mettre en lumière le visible et le vécu, l’instant décisif, voire un temps plus large : « la tâche critique de la philosophie […] est alors une prise de conscience de ce qui demeure inapparent sous tous les visages les plus manifestes du monde[12] ».

Ce faisant, la philosophie perd-elle sa voie royale, lorsqu’était impératif de forger le savoir, de dire l’être ? Mais ne retrouve-t-elle pas une vocation présente chez les Grecs : distinguer et interpréter les signes, voire ouvrir la boite de Pandore du mal ? En quelque sorte un devin, un oracle delphique, un médecin de l’âme, un exégète, à la semblance d’un Héraclite, d’un Anaximandre qui sont les oreilles de la parole du dieu, quoiqu’à la suite de Nietzsche, Dieu soit mort. Ce qui n’est pas sans expliquer le glissement vers l’Histoire de la sexualité.

Le penseur du pouvoir, de Surveiller et punir[13] par exemple, n’est toutefois ici qu’en gestation, tant il exerce sa perspicacité en historisant le discours philosophique pour le mettre néanmoins au service du présent. S’il prend en écharpe les mouvements de l'humanisme, du marxisme, de l'existentialisme, il valorise le Kant de « Qu'est-ce que les Lumières ? », qui garde son actualité[14]. Tout en faisant de Nietzsche le pivot d’une rupture majeure, lorsque ce dernier dénie la capacité de la philosophie d’accéder à des vérités éternelles, universelles, ce qui, dirons-nous, est peut-être la brèche du relativisme[15]. De même sa capacité à réparer l'homme se voit invalidée par Nietzsche ; ce qui recueille un assentiment prudent de la part de Foucault, pour qui la philosophie s’est dispersée, parmi les arts,  dans des discours a priori non philosophiques, sans pourtant perdre pertinence et dignité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme Max Brod désobéissant à Kafka - dont l’œuvre est « un rhizome, un terrier[16] », selon Gilles Deleuze - en ne détruisant pas ses manuscrits, les ayant-droits et éditeurs ont fort bien fait de désobéir à Michel Foucault qui prétendait ne pas vouloir de publication posthume. Arguons cependant qu’il n’a en rien brûlé ses papiers abondants, et que, loin de démériter de l’œuvre foucaldienne, Le Discours philosophique, malgré quelque propension à se répéter qui explique peut-être un prudent oubli dans un tiroir, en est un indispensable chaînon manquant, d’ailleurs éclairé par de nombreuses et précieuses notes, sous les doigts d’Orazio Irrera et Daniele Lorenzini. D’autant que dans L’Ordre du discours, une hypothèse d’importance est émise : « je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers[17] ». La chose est d’autant plus vraie dans les sociétés théocratiques et totalitaires, peut-être moins avérée dans les sociétés libérales, et d’autant plus à l’ère d’Internet, même si des surveillances étatiques et groupusculaires peuvent s’embusquer[18]

Faut-il alors se demander si, parcourant l’Antiquité et le Moyen âge, la tétralogie de l’Histoire de la sexualité est toujours de la philosophie ? La propension à « l’archéologie du savoir » entraîne l’essayiste dans le champ de l’historien, non sans cependant débusquer les pouvoirs, sociétaux et religieux, qui vont jusqu’à investiguer, contrôler, du moins le tenter, les corps et les esprits.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un quart de siècle plus tard, Gille Deleuze offrait son Qu’est-ce que la philosophie ? Certes à son compère Felix Guattari qu’il prétendait en être le co-auteur, mais à des lecteurs avisés, dont nous espérons rejoindre le cénacle.

Créer des concepts. Telle est, au-delà de la conception traditionnelle qui consiste à œuvrer pour une vie bonne, la fonction de la philosophie : « La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas, ne communique pas, bien qu’elle ait à créer des concepts pour ces actions ou passions ». Elle a sa langue, son vocabulaire et sa syntaxe, « atteignant au sublime ou à une grande beauté[19] ». Rivalisant ainsi avec la réflexion des scientifiques ou des artistes, avec de nouvelles disciplines comme la psychanalyse ou le linguistique, avec en outre les pauvretés avilissantes du marketing et de la publicité, dont les acteurs se prétendent des concepteurs, et, ajouterons-nous, de la propagande religieuse et politique. Ainsi le mot même est galvaudé, tant tout un chacun prétend disposer d’une philosophie commerciale, associative, événementielle.

En ce sens, Gilles Deleuze établit une hiérarchisation bienvenue : « Si les trois âges du concept sont l’encyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu du troisième ». Une « géophilosophie », originaire de la Grèce antique, fonde le chemin historique de la pensée, dans une réelle filiation : « En effet c’est l’utopie qui fait la jonction de la philosophie avec son époque, capitalisme européen, mais déjà aussi cité grecque[20] ». Ce que confirme par ailleurs la lecture de Karl Popper, lorsque dans La Société ouverte et ses ennemis[21], la filiation utopique et totalitaire va de Platon à Marx, en passant par Hegel. Il faut à cet égard ajouter que Gilles Deleuze, auteur de Capitalisme et schizophrénie[22], partage avec nombre d’intellectuels de son temps un tropisme anticapitalisme discutable.

Quand la science opère par observations et fonctions, quand l’art opère par percepts et affects, tout en entrant en résonnance avec ces derniers, la philosophie tente de mettre de l’ordre dans ce chaos qu’est le monde, forgeant en l’occurrence « les Chaoïdes » : « L’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou sensation, si bien qu’il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos composé - non pas prévu ni préconçu. L’art transforme la variabilité chaotique en vérité chaoïde[23] ». Ne pourrait-on en dire autant de la philosophie ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le cadre de la tradition nietzschéenne, Foucault et Deleuze sont des opposants au platonisme. Pour eux deux, l’événement humain s’inscrit dans l’immanence. Le second n’a-t-il pas écrit un essai sur le premier ? Depuis L’Archéologie du savoir, il découvre en son mentor « un nouvel archiviste » ; depuis Surveiller et punir c’est « un nouveau cartographe[24] » de l’espace judiciaire. D’où la topologie qui permet de penser autrement, alors que la dimension temporelle déploie les strates ou formations historiques. Le tout dans le cadre du visible et de l'énonçable, qui permettent le savoir. Ce dernier se décompose en, d’une part, « les stratégies ou le non-stratifié », soit la pensée du dehors, c’est-à-dire le Pouvoir, et, d’autre part « les plissements, ou le dedans de la pensée[25] », c’est-à-dire la subjectivation.

Déplions le pertinent classement analytique établit par Gilles Deleuze : « Le principe général de Foucault est : tout forme un composé de rapports de forces », y compris les enjeux sociétaux à l’œuvre dans le cadre de notre histoire des sexualités. En sa dernière partie « Sur la mort de l'homme et le surhomme », il prétend que l’homme « chargé des animaux », des roches », et de « l’être du langage » n’est plus ni Dieu ni l’homme, mais « l’avènement d’une nouvelle forme[26] », sans nous dire laquelle, à venir peut-être, en une conclusion ouverte à la sagacité du malheureux lecteur. Telle est bien l’aporie.

Par ailleurs, n’est-il pas paradoxal que le critique des pouvoirs soit lui-même, à l’instar de son contemporain le sociologue Pierre Bourdieu, devenu une figure du pouvoir intellectuel ? Songeons combien les universitaires, combien ses thuriféraires ont fait de Michel Foucault, en font encore, peut-être à son corps défendant, une constante référence, voire une icône…

 

Il en est de la même farine aporétique à la dernière page des Mots et les choses, avec cette trop célèbre dernière phrase : « Si une nouvelle « épistémê » venait à naître, par l'effet d'un nouveau changement dans les dispositions du savoir, alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ». L’on sait en effet que l’homme est mortel, que les civilisations sont mortelles, que l’espèce humaine l’est au regard des temps géologiques ; certes. D’une telle aporie, pourrait-on imaginer si et quel nouvel homme surgirait ? Celui de l’anthropocène et de sa sortie, ou des technologies heureuses ? Celui de la tolérance universelle ?

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Michel Foucault : L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969.

[4] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 13, 16, 17.

[5] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 30, 31.

[6] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 114.

[7] Michel Foucault : Subjectivité et vérité, EHESS Gallimard Seuil, 2014.

[8] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 71, 73.

[9] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 101, 105.

[10] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 178-179, 185.

[11] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 209.

[12] Michel Foucault : Le Discours philosophique, p 66-67.

[16] Gilles Deleuze : Kafka, Minuit, 1975, p 7.

[17] Michel Foucault : L’ordre du discours, La Pléiade, Gallimard, 2015, t II, 228-229.

[19] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? p 12, 13.

[20] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? p 95.

[21] Karl Popper : La Société ouvert et ses ennemis, Seuil, 1979.

[22] Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, Minuit, 1972.

[23] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? p 192.

[24] Gilles Deleuze : Foucault, Minuit, 1986, p 11, 31.

[25] Gilles Deleuze : Foucault, Minuit, 1986, p 77, 101.

[26] Gilles Deleuze : Foucault, Minuit, 1986, p 131, 140, 141.

 

Anselm Kieffer : Die Berühmten Orden den Nacht /

Les célèbres ordres de la nuit, 1997.

Museo Guggenheim, Bilbao.

Photo : T. Guinhut.

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29 juillet 2023 6 29 /07 /juillet /2023 17:05

 

Abbatiale de Saint-Maixent-l’Ecole, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Torpeur esthétique & charge du mal

 

par Bret Easton Ellis ;

 

Entre les affres des Eclats

 

& American Psycho.

 

 

Bret Easton Ellis : Les Eclats, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina,

Robert Laffont, 2023, 616 p, 26 €.

 

Bret Easton Ellis : American Psycho, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Defossé,

Salvy, 1992, 520 p ; Robert Laffont, 2023, 23 €.

 

Bret Easton Ellis : White, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina,

Robert Laffont, 2019, 312 p, 21,50 €.

 

 

 

Faut-il lire Bret Easton Ellis ? Faut-il le détester, l’apprécier, au risque de s’identifier ; à moins d’y voir une satire étalée parmi de longues - trop longues ? - fresques… Pour reprendre son premier titre, ces livres valent-ils « moins que zéro » ? Il faut plutôt pencher vers le sens abyssal, sans fond -peut-être dans les deux sens du terme -, voire le réquisitoire, de son scandaleux et controversé roman, American Psycho. Avec son dernier opus, ce sont les « éclats » d’une jeunesse dorée qui se brisent sur le cauchemar américain. Peut-être son recueil aux séquences autobiographiques, intitulé White, comme pour se blanchir de toute culpabilité, nous permettra-t-il d’éclairer une abondante et bavarde production, dont on a retenu la prégnance d’une adolescente paranoïa, d’un tableau de mœurs pour le moins grinçant. La « torpeur esthétique » de ses personnages n’aura pas raison du mal…

 

L’on sait que la carrière littéraire de Bret Easton Ellis commença fort jeune, avec Moins que zéro[1], dont un extrait choisi au hasard donne le ton : « Quand je suis parti, il ne restait pas grand-chose dans ma chambre, seulement quelques livres, le poste de télé, la chaîne hi-fi, le matelas, le poster d'Elvis Costello, dont le regard traversait toujours la fenêtre ; le carton à chaussures contenant les photos de Blair dans le cabinet de toilette. Il y avait aussi un poster de la Californie que j'avais punaisé au mur. L'une des punaises était tombée, c'était un vieux poster déchiré au milieu, il penchait, il était mal fixé au mur. Ce soir-là je suis allé en voiture à Topanga Canyon et je me suis garé à côté de vieux manèges de foire désaffectés, remisés dans le silence et le vide d'une vallée. J'entendais le vent mugir dans les canyons. La roue Ferris était légèrement inclinée. Un coyote a hurlé. Des tentes claquaient dans le vent chaud. Il était temps de rentrer. Mon séjour chez moi touchait à son terme ». Ce roman, parcourus de jeunes gens « pétés à l’acide », traînant une existence aussi dorée que vide, est évoqué, au cours des pages de Les Eclats : « il y avait des scènes, mais pas de récit à proprement parler, simplement cette qualité de torpeur et de dérive que j’essayais de perfectionner ». Cependant un projet littéraire semble surgir, se donnant les « moyens de l’embellir, le peindre plus sombre, lui donner une vibration plus sinistre, accentuer le mal ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La perplexité laisse le lecteur pantois en abordant la lecture de Les Eclats. Il s’agit bien d’un narrateur interne, narrateur personnage de surcroit, qui s’appelle Bret, comme son auteur. La dimension autobiographique parait sans ambigüité. Pourtant, la toute dernière page se fend d’un communiqué laconique : « Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, les événements et les incidents, sont le produit de l’imagination de l’auteur. À l’exception de l’auteur lui-même, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou mortes est pure coïncidence et n’a pas la moindre réalité ». « Incidents » est à cet égard un euphémisme, tant les travaux d’un meurtrier en série aux perversités sans noms, voire le meurtre de Robert par le narrateur, sont éclatants, même s’il parait arguer qu’il s’agisse de légitime défense. La jeunesse de ces adolescents de dix-sept ans, choyés par la vie, vole bien en « éclats », sous les yeux et les manipulations du romancier, quarante ans plus tard, usant ainsi de l’autofiction. Rappelons-nous que Lunar Park[2] était également une vraie fausse autobiographie…

Car nous voici de retour à Los Angeles, en 1981. Bret, comme ses condisciples, porte fièrement l’âge de dix-sept ans. Immature bien entendu, il est cependant déjà rivé à l’écriture hésitante de Moins que zéro. Le lycée privé de Buckley, où il accède à la classe terminale, est un microcosme d’enfants gâtés. En compagnie du couple Thom et Susan, avec Debbie, sa petite amie qui est « la fille la plus sexy de Buckley », quoique ses appétences homosexuelles soient fort actives, il passe bien moins de temps à étudier qu’à s’adonner avec constance aux alcools, aux drogues, aux sexe, et aux intrigues. Comme autant de pseudo-rites de passage à l’âge adulte.

Les parents, richissimes, travaillant parmi et dans les marges du cinéma et du showbiz hollywoodiens, leur laissent la jouissance de vastes villas, de Mercédès de luxe et autres Porches. Tout est fêtes, fêtes vides, infiniment superficielles, piscines bleutées au-dessus des canyons, « cigarettes aux clous de girofle », valium, herbe, coke, addictions sans retour. Tout est marques, de chemises, chaussures et lunettes de soleil, comme ce « sac à dos Gucci » qui ne le quitte pas, marques de luxe énumérées avec constance, en autant de marqueurs sociaux, de convenances et de clichés. Tous sont « cool », et « OK, mec », avec un vocabulaire plus que restreint. Sans oublier les chansons, les groupes rock et pop dont aucun titre ne nous est épargné, les films souvent d’horreur, parmi lesquels se détache  Shining, de Stanley Kubrick, d’après Stephen King. Les célébrités et autres acteurs de cinéma passent parfois parmi des réceptions d’un ennui sans fond. Sans qu’aucun élément réellement culturel ne soit imaginé, pas même le plus pitoyable engagement politique. Tout est enfin « torpeur esthétique », un concept récurrent : « Notre monde, à ce moment-là, était encore une distraction ». Même si l’on devine que la « lubricité adolescente » taraude le narrateur ; que « s’inoculer le souvenir de cette baise unique et sauver sa vie pathétique et lui donner un sens » serait la seule dimension métaphysique possible. Cependant la crudité sexuelle, sans lyrisme aucun, y compris lorsqu’il cède au désir du père de sa petite amie Debby, ne permet guère cette évasion.

Reste à jouer le rôle convenable de l’hétérosexuel charmant et sociable, cacher son âpre solitude, ses fantasmes et ses peurs obsessionnelles. À personne, pas même sa petite amie, qui lui sert de vitrine de respectabilité, il ne fait lire son manuscrit en gestation.

Il faut soudain compter avec l’arrivée d’un nouvel élève : Robert Mallory, beau plus encore que les membres de cette coterie : « la beauté de Robert allait tout altérer autour de nous ». De surcroit fort mystérieux, il cache bien des secrets. Aurait-il passé quelques temps dans un établissement psychiatrique ? Serait-il, selon les présomptions et les recoupements de Bret, lié au « Trawler » (soit le chalutier), ce tueur en série de jeunes étudiants qui sévit dans la Californie du bonheur ?

D’autant qu’à Buckley, la statue du « Griffon » est profanée par le sang. Des filles, un garçon disparaissent ; leurs corps sont retrouvés atrocement mutilés selon un rituel fétichiste. Voici venir « l’idée d’une mort hideuse qui pourrait venir nous arracher au dôme doré de l’adolescence sous lequel nous résidions ». Matt, qui fut une relation sexuelle de Bret, décidément gay, même s’il tient à le cacher, est à son tour la victime du « Trawler ». Selon les messages de ce dernier, les « altérations » infligées à son corps signent le sacrifice au « Dieu »…

Terrorisé, obsédé par le soupçon, Bret suit Robert, subrepticement croit-il, entame une inéluctable descente aux enfers psychologique, affrontant un monstre au-dessus de ses forces. Paranoïa, expertise criminologique ? Une cassette lui parvient, propulsant les voix de l’agonie et du criminel, insupportable moment d’anthologie, qui lui permet de se sentir traqué.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au cours de son recueil d’essais, White, Bret Easton Ellis résume en quelque sorte la problématique de ce roman : « Je grandissais au pied des collines de Sherman Oaks, mais juste au-dessous s’étendait la zone grisâtre du dysfonctionnement extrême. Je l’ai perçu à un âge très précoce et je m’en suis détourné en comprenant une chose : j’étais seul. » Dans Les Éclats le personnage est en effet seul devant le Mal extrême. Il n’est pas même secouru par une morale qui viendrait chapeauter les événements et le roman. S’il parait un moment être le héros qui aurait éliminé le « Trawler », le faux semblant s’évanouit bientôt, le public se détourne de lui, la vacuité de sa lutte ne masque peut-être qu’un crime, dont le désir et la jalousie seraient les mobiles…

Parmi une mer de pages écrites avec platitude, le suspense est longuement entretenu, par éclats justement. La concision n’aurait pas nui, même si cela reste tout du long entraînant et si, après une centaine de pages, la narration devient plus dynamique, plus angoissante, jusqu’à l’acmé du couteau de boucher s’activant entre Debbie, Robert et Bret, lors des derniers chapitres. D’autant que le lecteur ne peut manquer d’être harponné dès la première phrase : « Je me suis rendu compte, il y a bien des années, qu'un livre, un roman, est un rêve qui exige d'être écrit exactement comme vous tomberiez amoureux : il devient impossible de lui résister, vous ne pouvez rien y faire, vous finissez par céder et succomber, même si votre instinct vous somme de lui tourner le dos et de filer car ce pourrait être, au bout du compte, un jeu dangereux - quelqu'un pourrait être blessé. »

Ainsi le romancier tresse avec une réelle maîtrise plusieurs fils narratifs, celui psychologique, celui social, celui du thriller. Tout en laissant imaginer au lecteur que l’ascension paranoïaque, de plus en plus hystérique, réduit de plus en plus la fiabilité du jeune narrateur persuadé que Robert est le « Trawler », ce tueur en série qui défraie la chronique. Même si nous subodorons que Robert est lié d’une manière indéfinissable au tueur, la fin ouverte, que d’aucuns diront décevante, semble moins un morceau de réalisme qu’une coupe du cerveau démantibulé du narrateur personnage, doué comme pas deux pour encanailler son lecteur dans les affres de la folie, à la manière peut-être du Jack Torrance de Shining.

Ce roman-fleuve semble fusionner les thématiques de Moins que zéro et d’American Psycho, dans lequel le narrateur, assassin à la perceuse de son état, confie ses techniques et ses jouissances. Mais, au-delà de ses motifs préférés, Bret Easton Ellis, s’illustre au moyen d’une métafiction virtuose, lorsqu’il fait de son premier roman une mise en abyme. À moins de soupçonner qu’il s’agisse également d’une satire sociale, tant ce monde est saisi dans une superficialité continue, que seule peut bousculer le cliché du tueur en série, tant les personnages semblent dévaler du haut de leur belle jeunesse vers un âge adulte vite flétri, comme Terry, producteur à succès cependant détruit par sa prédation sexuelle,  comme sa fille Debbie « menacée de devenir une Liz avinée dans cinq ans ».

Il semble toutefois qu’au contraire de bien de ses personnages, malgré de probables doses d’alcool et de drogues, Bret Easton Ellis s’en soit sorti. Peut-être parce qu’écrivain. L’approche de la soixantaine venue, l’on n’est qu’à demi convaincu que la maturité l’ait saisi, tant l’adolescence lui parait le pivot narratif et natif de sa version de l’homo americanus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parfois aussi insupportable que les sévices des Cent-vingt journées de Sodome, du Marquis de Sade, American psycho relève d’un topos de la littérature policière tel que dans L’Etrange cas du Docteur Jekykll et de Mister Hyde, de Stevenson ; soit la double face, pour faire allusion à un autre personnage des fameux comics de la série Batman. Car Patrick Bateman, cet anti-Batman, est au service du mal comme le second est au service du bien. Le flamboyant « golden boy » est le jour un parfait jeune financier, quoique empreint d’un narcissisme aigu, associé à un mépris d’autrui peu amène ; tandis qu’à l’occasion de la nuit il se révèle en psychopathe clinicien de la torture.

Aussi est-il logique qu’une allusion à l’Enfer de Dante[3] inaugure l’ouvrage : « Abandonne tout espoir, toi qui pénètres ici, peut-on lire barbouillé en lettres de sang au flanc de la Chemical Bank ». Et qu’une autre inscription le referme : « Sans issue ». L’homme au « pardessus Armani » peut incidemment débiter une déclaration d’intention politique sensée dans une soirée sans la moindre hauteur intellectuelle. Toutefois ce qui l’occupe, c’est le luxe de son appartement, la litanie des marques, en particulier vestimentaires, les jugements à l’emporte-pièce et cyniques sur autrui. Soirées interminables, entre alcools, restaurants, défonce, boites de nuit. Rivalités et propos creux.  Le snobisme de l’argent et non le snobisme de la culture.

Il faut attendre une centaine de pages pour que s’infiltrent les pulsions sanglantes, d’abord allusives, puis décrites avec un luxe de détail, tel que l’énucléation et le meurtre gratuit d’un clochard noir (p 173) ne semble accuser que le fossé social. Pas la moindre culpabilité, pas la moindre empathie, alors que cette dernière se complait dans un éloge argumenté des chansons du groupe Genesis dont il déguste « la qualité lyrique ». Mais bientôt l’on réalise qu’en Patrick Bateman il n’y a pas d’autre motivation que le goût de la torture et de l’assassinat, pour remplir un vide du sens, mieux que le piètre orgasme sexuel poursuivi avec quelques admiratrices, prostituées et conquêtes hasardeuses…

C’est avec un art plus subtil qu’il n’y paraît que le romancier nous permet de pénétrer l’esprit de son narrateur, de son Bateman totalement dérangé, halluciné, perclus d’obsessions et de drogues, adonné au culte de son propre corps, entre gymnastique, manucure et produit de beautés, sans cesse assailli par ses sursauts de violence, qu’il parvient cependant à dissimuler auprès de ses collègues, petites amies et autres comparses. Il est profondément misogyne, homophobe, antisémite, xénophobe, et nous en oublions. Il achète des animaux pour les dépecer vivants, pratique le « canicide », avant d’user du matériel le plus incisif et le plus sophistiqué sur ces victimes diverses et surtout féminines. Pour donner un exemple que les yeux pudiques ne liront pas : « Mon casier de vestiaire contient trois vagins découpés sur le corps de différentes femmes attaquées la semaine dernière ».  Mais la complexité du spécimen humain, et cependant inhumain, échappe à la caricature. D’où vient qu’il incarne à ce point le mal ? Atavisme génétique, aires neuronales déglinguées, traumatismes ? Le romancier sait nous laisser pour le moins perplexe : « Le mal, est-ce une chose que l’on est ? Ou bien est-ce une chose que l’on fait ? Ma douleur est constante, aigüe, je n’ai plus d’espoir en un monde meilleur. En réalité je veux que ma douleur rejaillisse sur les autres », médite-t-il. Il n’y a pas de fin particulière. Ni catharsis, ni morale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En en recueil de huit chapitres, White affirme par son titre sa condition d’homme blanc américain, non sans un air assumé de provocation. Mais aussi son innocence implicite, a contrario de nombre de ses personnages, en particulier le Patrick Bateman d’American Psycho, avec lesquels on ne le confondra pas. Publié en 2019, alors qu’il est un peu plus qu’un post-adolescent - il est né en 1964 - il se prétend l’analyste du « post-sexe » et du « post-empire », selon les titres de deux de ses chapitres.

Excédé par la colère des agresseurs rôdant parmi les réseaux sociaux, par ceux nombreux qui ne peuvent qu’avoir raison et de ce fait clouent au pilori de leur vindicte qui ne leur ressemble pas, Bret Easton Ellis préfère se dire avec toute la nuance et la ruse de la prose. Rétrospectif, ce regard sur son métier d’écrivain commence par la brève autobiographie d’un enfant, d’un adolescent qui dévore les romans et les films d’horreur, sans filtre parental », alors qu’il vivait « à l’apogée de l’empire », que « le culte de la victimisation n’avait pas encore exercé sa fascination ». Le recul critique est évident, de façon à ce que le lecteur hésite à se demander si l’auteur ne frise pas le genre de l’essai ; plus exactement du pamphlet au service de l’écriture et de la liberté d’expression.

En pleine conscience de la nécessité de son travail, il s’affirme comme « satiriste de ma génération pour son matérialisme, et sa passivité qui, dans Moins que zéro, flirtait avec l’amoralisme avant de s’y perdre ». Suite aux attentats du 11 septembre 2001, le post-empire a vu poindre l’irruption d’une perversion de « la poursuite du rêve américain : isolement, aliénation, corruption, le vide consumériste sous l'emprise de la technologie et de la culture d'entreprise ».

Il revient sur son anti-héros, qui contribua sans borne à sa réputation sulfureuse, Patrick Bateman, ce yuppie new-yorkais dont les nuits étaient occupées à découper des femmes : « Un personnage, devenu à son insu une métaphore filée des gens qui travaillent à Wall Street - un symbole durable de la corruption - ou quiconque dont la façade parfaite cache un côté sale, plus sauvage ». Au-delà de l’allégorie américaine certainement abusive, il est le révélateur de l’éthique littéraire de son auteur : « Bateman n'était pas nécessairement un narrateur fiable et il était peut-être en fait un fantôme, une idée, un résumé des valeurs de cette décennie particulière, filtré à travers ma propre sensibilité littéraire : riche, très bien habillé, invraisemblablement soigné et beau, dépourvu de moralité, totalement isolé et rempli de rage, un mannequin, jeune, désorienté, espérant que quelqu'un, n'importe qui, le sauve de lui-même ». Sauf que, pas même Jean, sa délicieuse et intelligence secrétaire, personne ne sera à même de le rédimer.

Bret Easton Ellis ne fait pas plaisir à tout le monde, lorsqu’il propose son analyse du phénomène Trump et surtout du phénomène anti-Trump : « Chaque fois que j'entendais certaine personnes péter les plombs au sujet de Trump, ma première réaction était toujours : vous avez besoin d'être sous sédatif, vous avez besoin de voir un psy, vous avez besoin d'en finir avec "le grand méchant homme" qui vous aide à concevoir votre vie comme un processus de victimisation ». Ainsi l’art de l’écrivain ne peut se satisfaire d’une sous culture du j’aime et du je déteste, venue à la fois des réseaux sociaux et de la diabolisation idéologique, préférant l’usage de la nuance, de la contradiction et du pas de côté. Ce dont nous lui sommes gré.

 

Peut-on imaginer que ce dernier opus, efficacement intitulé Les Eclats, soit une réussite ? Au sens où il unirait les qualités de ce que l’on appelle aux Etats-Unis le « Collège Novel » - à l’instar du Maître des illusions, de Donna Tartt[4] - et de la tradition horrifique, venue du roman gothique[5]… Finalement, au dépend de ses gros romans longuement étirés, Bret Easton Ellis fait preuve dans White de plus de sagesse qu’attendu. Exploitant la fibre de la peur, la ferveur de l’acuité psychologique et sociale, il devient un moraliste de notre temps, non sans dresser des portraits, qui, sous la plume concise de La Bruyère, auraient pu devenir des Caractères. Si ces personnages sont totalement dépourvus de conscience politique, ce n’est pas le cas d’un romancier que l’on aurait pu croire superficiel, exhibitionniste et racoleur. Ne termine-t-il pas en dénonçant les « groupes de pensée » dont la « rage infantile » jure à toute force de réduire à néant le jugement de ceux qui préfèrent Donald Trump[6] aux idéologues démocrates : « Et, à la fin, vous perdez la tête et, avec elle, votre liberté ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Bret Easton Ellis : Moins que zéro, 10/18, 1999.

[2] Brett Easton Ellis : Lunar Park, Robert  Laffont, 2023.

[6] Voir : À la recherche des années Trump : peser le pour et le contre

 

Catedral basílica de la Virgen de la Asunción de Mondoñedo, Lugo, Galicia.

Photo : T. Guinhut.

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25 juillet 2023 2 25 /07 /juillet /2023 17:01

 

Col de La Pierre Saint-Martin, Arette, Pyrénées-Atlantiques.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

LE PASSAGE DES SIERRAS

 

& autres récits pyrénéens et espagnols.

 

 

I

Un Etat libre en Pyrénées

 

 

 

 

Pourtant ce fut un drôle d'été. Ou, au lieu de me gaver de montagne, la montagne me fut trop souvent retirée. Ou j'usais  des  camps  d'adolescents  qui m'embauchaient comme animateur pour atteindre et vivre des lieux... J'aimais cette  activité  de  compagnie, de jeux et de  randonnées, où je pouvais de plus espérer de féminines rencontres  parmi  les autres moniteurs et monitrices. Mais ceci serait une autre histoire, d'autres histoires... Après quelques   bribes de vies diverses, j'allais retourner dans les Pyrénées !

Un  train  de nuit  nous déversa, masse fluctuante bousculée de bagages, sur les quais de la gare de Pau. Puis, un bus, exagérément matinal, dans lequel, absorbé par la cohorte des adolescents bavards, par un réveil général vaseux, et par le soupçon  d'éclats montagneux  pâles au travers des masses brisées du temps couvert, je ne faisais guère attention au groupe des autres animateurs, particulièrement discret et gris me semblait-il. Les balancements nauséeux du bus nous hissaient  rapides dans les brouillards de mon souvenir et  d'une route estivale et verte dans le blanc sale du sans jour. Plus haut, après les panneaux et les murs des Eaux-Bonnes, puis au-dessus de larges lacets, de forêts lourdes d'humidité, l'on y vit quelque chose. C'étaient des bâtiments de crépi et d'ardoise, comme une caserne égarée pour soldats de zinc, jetés sur un étroit pré mal foutu, au surplomb d'un torrent invisible, entre deux versants noirs de rochers et de bois, une cuvette étranglée sous un ciel gonflé, gris bourgeonneux, obstrué d'en haut, sur les côtés et d'en bas. Quant à la route, elle  n'abordait ce site  bruyant  de  vapeurs d'eaux que  par le rejet  de l'extrémité  d'une  épingle à cheveux, à regret de devoir le desservir. Mais c'était tout de même la montagne, son souffle, sa puissance, sa liberté d'itinéraires et de moi possibles, et moi, inconscient que j'étais, j'exultais.

Nous étions là pour trois semaines, autant dire une libérale abondance de journées de marche, de campements et de cabanes, de vallées et de sentiers, de mers de nuages et de neiges estivales ; à toutes crêtes. Je brûlais d’initier ces jeunes gens à la montagne, de faire gémir le cuir neuf de mes lourdes chaussures, de hisser mon sac à dos neuf au crochet des refuges, de faire sonner la pointe vierge de mon nouveau piolet. Un équipement qui, soit dit en passant, avait laissé mon portefeuille aussi plat que l'anorexie d'une plaine d'en bas. Il faudrait bien ces trois semaines de joyeux travail pour le regonfler un peu. Et, puisque nous étions aux Eaux-Bonnes, ce séjour ne pouvait être que simple et clair, sûrement je me bonifie­ rais en coulant des jours limpides et vifs... Mais au rêveur un destin passablement contraire allait s'imposer.

Cette journée inaugurale se passa dans la petite euphorie fébrile de l’installation, des bagages défaits, des déjeuners et dîners, du moins avec les adolescents, car dans une apparente libéralité on ne leur attribuait pas d’animateur fixe. Les comportements bon enfant promettaient des jours heureux, animaient des groupes prolixes et joyeux sur les bancs de la maigre esplanade au-dessus du chaos fermé de brouillards. Quelques moments d’apparente clarté me permirent de descendre avec une poignée d’adolescents dans un pré qui trouait les bois autour d’un instant de torrent calme. Quelques demi-siestes où refaire le monde, jeux d’indiens pour les plus gamins, barrages et baignades allaient pouvoir fleurir…

Autour de la barbe discrète, et jusque-là  silencieuse, voire fuyante, du Directeur, la réunion vespérale du programme d'animation s'ouvrit :

Ce furent d'abord, adressées à lui-même plus qu'aux cinq ou six animateurs falots que nous étions, de malhabiles et banales phrases de bienvenue ou résonnaient plus souvent qu'à leur tour l'adjectif « pédagogique » et les expressions, apparemment anodines dans un tel  contexte : « collectivité », «vie communautaire »... Je me foutais royalement de ces oiseux préambules et n'écoutais que d'une oreille, attendant  le plat  de résistance,  le  programme  des  réjouissances, les projets de randonnées1 de refuges et de camping qui nous éloigneraient de ce lieu misérable et nous conduiraient  vers les vérités de la montagne.

Je n'avais plus qu'un quart d'oreille pour ses balbutiements - visiblement l'aisance oratoire n'était pas son fort - quand il parut, haussant le ton, vouloir galvaniser ses troupes :

- Comme vous le savez, c'est inspirés par le Front de Recherches Pédagogiques des Jeunesses Communistes Révolutionnaires que nous ouvrons la session d'août de ce camp.

Il respira, satisfait, tournant  sa langue dans sa  bouche comme dans un moulin à sirop, pendant qu'en un instant je me remémorai que cette colonie de vacances émanait du plus banal ministère qui soit, celui des Affaires Sociales, même sous un gouvernement assez paisiblement  de droite alors...

Il reprit, plus incisif :

- Donc, ce sera à vous d'instaurer avec moi, ici en Pyrénées, un Etat libre. Dans lequel aucun adolescent, aucun apprenant au collectivisme, ne sera soumis à un chef, dans lequel aucune activité ne sera obligatoire et s'inscrira seulement dans un forum journalier et  libertaire. Ici, sur une enclave pyrénéenne, un mode de vie communiste est enfin installé pour le bonheur de tous et en dissidence avec l'infâme gouvernement bourgeois français...

J'en restai bouche bée ...

Il  poursuivit en présentant ses acolytes, assis en ordre à sa droite et à sa gauche, son « amie », pâle, les cheveux, nez, menton très courts, le regard effacé, qui faisait  fonction  d'intendante  et  d'infirmière,  visiblement plus soumise qu’une brebis - à moins que  mégère maniaque dans le privé -, ensuite D, lui-même Directeur. Puis B, casque de  cheveux  frisés,  gros  doigts,  traits  de passionaria  assagie, et  deux ou trois figures si anonymes et  que  j'oserais a peine nommer, de C à E, F, et peut-être G. Il ne  restait au groupe que deux inconnus : mon voisin et moi. A nous somma de dire qui nous étions, bien que le contrat d'engagement dont il avait eu le double eût du suffisamment le renseigner, et ce  que  nous pensions, pédagogiquement et politiquement. En une  bête provocation post-adolescente, riant, je lançai :

- Oh, moi, tout ça m'indiffère un peu. Ce sont les montagnes et le développement des adolescents qui m’intéressent. Pour le reste, je suis un libéral tempéré.

D. s'était étranglé d'un cri de rage rentré... Il se reprit et poussa son attaque :

- Mais c'est incroyable ! D'où sort-il celui-là ?  Du  musée  de l'Histoire ? Tu es donc un valet du capitalisme ? Un suppôt de la tyrannie droitière ? Un capo scout des places boursières ? Un aristo décadent ? Un étrangleur du peuple des travailleurs ? Réponds !

- Je n'aurais pas cru possible la violence de tels clichés, de cette lèvre inférieure gonflée, tordue par la bave du mépris...

- Non, rien de tout ça, tentai-je de me maladroitement défendre. Je ne tiens qu'à ma liberté d'entreprendre et de penser...

- Peuh, sembla-t-il s’affaisser, déçu, fatigué. Là, dans un râle, il prétendit à l’adresse de ses comparses prudemment silencieux :

- Il ne peut pas savoir ce que c’est… Liberté !

            - C’est ma liberté que de penser autrement que vous, rétorquai-je, légèrement excédé.

Je crus avoir couru tout droit à l'orage, à la rupture... D. ne fit que rentrer la tête dans les épaules et affecter un air  de méditation supérieure :

- De l'autre côté les libéraux aussi défendent la vieille momie de  Franco. On dit qu'elle est  gravement malade. Qu'elle va bientôt crever. Que la pourriture de sa vie ne lui vient plus que par des tuyaux... L'Espagne fasciste est prête à s'écrouler, mûre enfin pour la revanche populaire. Qu'il passe l'arme à gauche et c'est la révolution. Qui balaiera du même coup son fils incestueux, ce roi pantin de Juan Carlos...

- Et pourquoi  pas  Juan  Carlos ?  C'est  peut-être  ce  qui  pourrait  arriver de mieux à l'Espagne. 11 y a bien des monarchies constitutionnelles, comme en Suède.

Là, je le  provoquai. C'était sûrement une erreur. Mais il s'était tassé sur lui-même :

- Peuh... La monarchie. Une image fossile de l'oppression, une figurine de plomb à abattre.  Hélas,  il  y  encore des gens et  des peuples pour ne pas connaître la  vérité de l'Histoire. Que peut­on faire pour eux ? Sinon malgré eux ? En attendant, qu'on le veuille au non, entre France et  Espagne, entre Giscard et  Franco, c'est ici une enclave, un Etat libre en Pyrénées !

- Comme l'Andorre...

Que n'avais-je pas dit là ! Je lui avais redonne du poil de la bête. Il éclata en vitupérations baveuses sur sa barbe :

-Les Andorrains ! Des marchands. Des outres à figues sèches. Des fils de  contrebandiers entre  deux  frontières qui  détaxent et détroussent en vendant du Pernod et des cigares à bas prix pour dévaloriser ceux du peuple cubain et sans souci pour la santé publique ! Des égoïstes sans la moindre culture politique qui bétonnent  leur vallée pour mieux y ratisser les poches des touristes sans conscience internationale. Un furoncle de marchands à la  jointure de deux impérialismes !

Il s'arrêta d'un coup, hébété, comme vide. Il parcourut d'un regard morne ses  troupes mutiques, ses acolytes pétrifiés qui semblaient ne rien regarder, évitant de faire paraitre la moindre expression, sinon la soumission. Il se tourna alors vers mon voisin, un dénommé H... du moins, moi, Paul Duchêne, je n'avais pas retenu son patronyme - et lui demanda de prendre la parole :

- Oh, répondit-il avec hésitation, je suis un peu dérouté. Je ne m'attendais pas à ça... Je ne suis pas un communiste... Je ne fais pas de politique... Je ne sais pas trop ce que vous voulez... Je suis là pour apprendre la vie en communauté aux adolescents et  favoriser leurs activités. Je vais voir. Laissez-moi le temps...

- Bien.  Nous  verrons,  sembla  se  satisfaire  D.  Quant  à  toi,  m'asséna--il dans son dernier sursaut d'énergie de la soirée, ce n'est que par égard pour ton camarade que je te laisse la possibilité de rentrer dans le rang. Dès demain matin, si tu veux, tu peux faire tes bagages, ça vaudrait mieux pour toi et  pour la communauté !

Et sans transition, ils passèrent a des conciliabules sur l'organisation matérielle du camp, les transports et l'intendance, à des propositions d'ateliers qui paraissaient réglées et connues depuis toujours, bien que farcies avec des « si on », comme s'il s'agissait d'inédites et géniales trouvailles aux vertus pédagogiques initiatiques. De tout cela, je n'entendais guère. C'étaient des échanges à voix basse et qui ne m'étaient visiblement pas adressés. L'on ne parla pas un instant de montagnes. Où sont les montagnes, me criais-je en moi­-même, pour  me  sauver  avec  le  vert  de leurs  herbages  et  l'acuité de leurs roches, où sont la paix menaçante des névés et la boursouflure des orages que les crêtes font résonner ?

La  réunion  fut  close sans cérémonie. Le  traditionnel  goûter  du soir entre adultes n’avait  vu  passer que quelques croutes de pain et de fromage, méprisées à la fin des repas.

J'allai me coucher dans les affres de l'indécision. Partir ? Sans montagnes et sans argent, que ferais-je? Je craignais plus que tout de me voir revenir comme un chien battu chez mes parents, en août, dans une lointaine ville de plaine et de replaine. Rester ? Ma conscience politique comme il disait, n'était guère aiguisée, mais je me voyais mal jouer leur  jeu de militants obsessionnels, tristes et revanchards, leur fiction dangereuse. Car je sentais bien que D. avait, sinon le  pouvoir  de virer manu militari, au moins celui de m'emmerder jusqu'à la lie.

 

Pic de Cézy, Vallée d'Ossau, Pyrénées-Atlantiques.

Photo : T. Guinhut.

Sur la carte, au-dessus du torrent du Valentin au nom charmant, la « Cola »  était  située  au lieu-dit  « d'Asperta »,  bastion  en  devers  de  la  route et en travers de la gorge, nom que j'étais prêt à changer en Desperta, en Désespoir... Je m'endormis je ne sais comment. Me réveillai à la lueur du brouillard qui obscurcissait la fenêtre et le plafond si peu montagneux. À ma surprise, dès le café-tartines, fut négligemment acceptée ma proposition d'emmener un groupe d'adolescents enthousiastes édifier un barrage, un fort et un jardin zen plus bas dans le torrent, ce qui nous prit toute la journée, seulement coupée par un repas fruste et bourratif. Enfin la  veillée chansonnettes, passa comme une fleur, au  bon plaisir des adolescents et du mien, sans intervention aucune de D.

Il n'y eut  pas de réunion du soir. Ce que j'avais craint m'accordait un sursis. Etait-ce, pour le Directeur D., la  patience d'avant l'attaque ? Ou étais-je quantité si négligeable pour me laisser dans le jus de pluie menaçante et ne pas plus s'en préoccuper ? Je me disais lâchement qu'un orage évité était toujours ça de gagné et  qu'en faisant le mort, le temps allait  jouer en ma faveur. Mais surtout, curieusement, je n'y pensais pas plus que ça, dans une capacité de distance, d'insouciance qui m'étonne encore aujourd'hui. J'aimais mieux rire et  bavarder avec les adolescents. Projeter avec eux des balades sur les cartes que je leur apprenais à lire.

Le lendemain donc, après que j'eus commencé avec les adolescents la construction d'une cabane dans un hêtre écroulé au-dessus de notre torrent avec barrage et jardin zen, j'attendais avec une poignée d'entre eux le repas de midi, sur l'esplanade,  jouant avec une craie et  cailloux à déplacer pour former le premier une ligne dans un carre aux huit triangles... D. me jaillit dessus :

- Qu'est-ce que tu fais ? Ce jeu débile. Quel est  ton objectif ?

- Je ne comprenais rien. Je balbutiai. Alors que les gamins, discrètement choqués, s'écartaient.

- Tout animateur digne de ce nom doit soumettre toute action à un objectif. Es-tu si ignare que tu ne connais pas la pédagogie par objectifs ? La socialisation et l'apprentissage d'une technique collective !

Et, derechef, il éloigna sa barbe frêle et sa silhouette hésitante...

Encore un mauvais coup pour moi, me dis-je. Qu'est-ce que c'était que ces billevesées ? Alors que la passionaria languide aux cheveux noirs crépus, au nez camus, continuait placidement son atelier macramé, ses tortillages de ficelles et cordages pour exécuter de splendides créatures artisanales, dignes des plus  tristes salles des fêtes soviétiques, suspensoirs à pots de fleurs, panier ventral  pendouillant  et  autre hamacs et dessus de table, chefs-d'œuvre de l'ingéniosité humaine comme  j' en  avais vu dans une exposition de l'association France-URSS, clichés extenués d'art populaire  pour  propagande.  Elle  devait  surement  habiller  la chose  de  concepts prétentieux tels que « découverte de l'artisanat populaire traditionnel » ou « initiation à la création manuelle »... Comme ceux qui derrière moi passaient leurs journées aux sports, ping-pong, volley et foot dans le seul pré plat, ces « éducations a la motricité et à l'esprit d'équipe », que je prenais plutôt pour enrégimentement, agitation fonctionnelle, empêchage de pensée singulière…

Aussitôt le dessert avalé, un ciel plus clair se levant soudain, j'embauchai un animateur pâle et timide autant que sa syntaxe, une tête aussi blanche qu'un poireau grêle, c'est tout ce que j'ai pu retenir de lui, puis une douzaine d'adolescents, pour une balade d'après-midi. Par la route, par des sentes qui en coupent les lacets, nous montâmes à Gourette, laide station de ciment, goudron et  téleskis, pour accéder au sentier du lac d'Anglas. Lac que nous n'aurions pas le temps d'atteindre... Le petit bois de Saxe dépasse, le torrent franchi, nous étions lancés en pleine montagne, vallée torturée par les géologies du calcaire, mais point par l'homme encore. Même si nous eûmes le temps de  nous étonner devant l'effilement de l'arête de Pène Sarriere, un défi de la roche au ciel un instant bleu, à l'équilibre, je sentais trop que j'étais au bout d'une laisse, celle du temps imparti par la rancune de la caserne ou l'on aimait tant les mots d'ordre et les injonctions, et où, je m'en rendais compte peu à peu, l'on ne faisait rien en fait.

Il  n'y eut pas plus  de  réunion  ce  soir-là. Les  bruits  de  randonnées à programmer restaient remis à cause d'une  incertaine  météo. Ou  à cause de  la  flemme, de  la  léthargie  grise des  esprits,  du  ressentiment  assagi...

Je restais deux ou trois jours à trainasser dans l'oubli de la hiérarchie absente, sous le ciel couvert ou pluvieux, à jouer à notre cabane de torrent ou à suivre les adolescents aux bistrots et boutiques des Eaux-Bonnes, pendant que le Directeur D emmenait  tour  à tour des groupes « en  ville »,  en  camionnette, à Laruns, pour les  faire participer au projet  d'intendance,  excursions auxquelles je n'étais pas convié, et dont je ne souhaitais pas être.

Il fallait bien occuper pourtant des jours franchement pluvieux. Je ne pouvais les faire jouer à l'Indien sous le wighwam de fougères détrempées. II fallait bien  s'abriter  de l'averse  dégoulinante  dans l'abri  de la caserne de tôle et de ciment. Usant d'une de mes passions d'alors, je lançai dans la cantine un atelier d'initiation à l'art abstrait. Qui marcha assez bien. Entrainant à barbouiller de l’abstraction  lyrique et de  l'expressionnisme abstrait une douzaine de gamins. Les œuvrettes nous parurent assez variées, colorées et réussies pour qu'on en scotche les feuilles sur le mur qu'ainsi chamarré j’appelai pompeusement « Galerie d'Art » sur un panonceau de carton. Les adolescents virent cette  appellation  comme  le  couronnement  de  leur  fierté  et  attendaient de pied ferme l'arrivée des autres.

Quand D. entra, de retour de son escapade qui, prétendument, était destinée à chercher des lieux de camping, en fureur, et m'apostropha, quoique sans me regarder dans les yeux :

- Quoi ! "Galerie d'Art"? Tu veux faire le lit du système capitaliste, de l'art pour l’élite financière, de l'appropriation privée de l'art par des privilégiés au lieu de le rendre à tous ? Offrir aux mains rapaces de l'argent et de la spéculation des motifs décoratifs et  vides de  sens ?  Non ! C'est à l'Etat communiste et collectiviste de permettre à l'art prolétarien d'être produit par tous et utile à tous...

Il sortit aussi rapidement qu'il avait surgi, comme s'il ne voulait pas se laisser le temps d'entendre ma réponse. Peut-être me serais-je tu. Pour ne pas plus irriter son ire, étrange puisqu'elle ne se  portait plus vers moi que par intermittences, aussitôt retirée. Etait-ce  incontrôlé ? Pensait-il ainsi mieux me blesser ? Ou mieux m'épargner? Quant au sujet de discorde, un de  plus, je pensais à part  moi que l'on savait à quel art  officiel, à quel médiocre stéréotype la mainmise de l'Etat mène... Une fois de plus les ados s'étaient éclipses. Il n'en restait qu'un ou deux pour décrocher avec moi les œuvrettes que nous voulions protéger de la destruction, de la censure...

Ma mémoire, de cette semi-privation de montagne (elle était et je n'allais pas à elle), de cette saynète sociale obligée, n'a finalement guère retenu. Des  journées  vides  restent  vides.  Ma  chance,  peut-être, face à de tels obtus idéologues, heureusement dénués du pouvoir de nuire plus avant, était de les  presque instantanément effacer par une incroyable et gamine faculté d'oubli, de considérer la montagne, même depuis la prison des fenêtres au-delà de la médiocre esplanade, d'examiner ses  troncs, ses falaises, ses ciels bouchés et ses pluies. Sans compter ses innombrables, toujours changeants, ballets de vapeurs, averses, brumes et brouillards qui balayaient comme vanité le théâtre minable de notre colonie, même jeune, même communiste, même révolutionnaire. Finalement, D. et sa troupe, du moins l 'espérais-je, n'avaient pas assez de poigne pour châtier plus violemment mes dissidences et  risquer ainsi de transgresser les lois du ministère et de l'Etat qui les payait.

Déjà, une semaine était largement passée. Sans qu'il se soit rien passé. Il n'y avait eu ni expulsion du gris purgatoire de D. ni haute montagne. D. continuait de passer  parfois  près de moi sans paraître me voir. Pourquoi si  menaçant, si intransigeant,  n'usait-il plus de son maigre pouvoir de roquet ? Etait-ce au fond un craintif, ou, retors, guettait-il l'occasion de me prendre réellement en faute et me tomber dessus ? Cependant, tout animateur ayant droit à une journée de congé par semaine, la chose fut vite réglée : il suffisait de s'inscrire sur un tableau après une informelle concertation avec ses pairs. La perspective de marcher enfin seul le lendemain dans et sur la montagne me faisait vibrer comme une comète... Jusque-là, promener sa viande molle autour du casernement des animateurs et ados, qui avaient déjà des habitudes de grand-père,refaisant les mêmes maigres trajets sans couper le cordon du camp, ne m'avait laissé qu'un goût de gris dans la bouche, sans le secret affolement du désir.

J'espérais une radieuse aurore pour ce jour de liberté. Hélas, la pluie avait pris en otage la montagne. Elle tenait aux branches comme par des menottes et  ses  lourds  nuages encapuchonnaient les falaises comme  des bures d'ascètes castrés.

Je n'allais pas m'avouer vaincu. J'engloutis le petit déjeuner en chaussures de montagne avant de voir l'œil étrange de D. considérer mon départ sous une pluie battante, sonore, tenace, qui me dégoulinait déjà du nez au menton et du menton au cou. J'avais vu de pires départs qui s'étaient ouverts sur l'éclaircie, du moins sur le silence des écharpes de brumes entrouvertes. Ou sur une magique neige estivale.

Par Gourette, plus laide encore sous le déluge qu'elle salissait, je montais, par  prairies et  sous-bois, faisant l'inventaire  des flaques,  rigoles,  boues et  rochers  glissants,  mousses  aqueuses  et  feuilles spongieuses, écoutant la galopade ininterrompue des gouttes sur ma capuche, faisant gicler terre et eau dans la soupe du sentier. En deux heures,  j'arrivai à la cabane de Bouy dont l'alpage  courbe  aurait dû largement dominer  la  vallée du Valentin et  la microbienne  colonie tout en se laissant survoler  par les arêtes calcaires du Ger et les aiguilles des Quintettes au nom si musical, fabuleux. J'avais cru pouvoir entendre en la montagne un aérien et  joyeux quintette de Haydn. Alors que je ne pouvais percevoir que le  néant des  gris, la collante et monocorde sonorité de la pluie universelle. Trois heures durant, a demi-abrite  contre la cabane fermée,  je restais à scruter l'attente d'un miracle qui ne vint pas. Je connaissais jusqu'à l'intime la mâche de la pluie, le fumet de la forêt, le crépitement des gouttes dans la pelouse. Touchant le grain particulier d'une roche mouillée, il  n'y avait plus de mes sens que la  vue qui restait frustrée. Même si l’expérience de transporter en marchant et autour de soi comme une grotte de brume ou n'apparaissaient que les premiers troncs, les seuls objets proches, semblait fort limitée, cette aventure me prenait toujours d'une sorte de joie de sanglier au tr avers de la gorge. Je préférais le goût rauque de cette goulée de montagne sur mes tartines à la cantine de la caserne.

Dans l’abri précaire de l’encoignure de la cabane d’altitude, je prêtai soudain attention à la froideur croissante de la pluie, à son évanescence lourde, à ses virevoltants duvets : il neigeait ! C’était ténu, le sol blanchissait à peine, par plaques. Il aurait fallu pouvoir bivouaquer là, trouver au matin la vue dégagée sur un cirque fluorescent de montagnes enneigées…

Je dus redescendre,  rejoignant Les Eaux Bonnes par un sentier forestier adjacent, forant le nuage comme un geai. Dans la brumeuse et mobile cellule heureusement individuelle qui m'avait été allouée pour la route,je sentais l'animal, le cuir de chamois rebelle, le  jus d'écorce et de bouillasse, le sperme en puissance, l’intellect d'homme libre...                                                                                

(...)

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Haute vallée d'Ossau, Pyrénées-Atlantiques.

Photo : T. Guinhut.

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