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15 septembre 2024 7 15 /09 /septembre /2024 09:11

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

Requiem pour les libertés.

 

Censure, blasphème, autodafés,

& autres tyrannies morales, religieuses,

langagières, économiques et politiques.

 

Essai de Thierry Guinhut, à paraître.

 

 

Doit-on entonner le Requiem de la liberté d’expression ? Toutes les doxas se liguent entre elles pour menacer une opinion, une conviction, une analyse hétérodoxes, qu’il s’agisse des bibliothèques incendiées, de l’aveuglement face à la poussée théocratique et son retour du blasphème, de l’impossibilité de rire de tout. Ce sont les trois piliers de l’effondrement suicidaire de notre civilisation, de sa mémoire, à moins qu’en les dénonçant, non sans pointer les désastres subis par le langage et l’orwellisation sociétale, il reste encore des lueurs de liberté et de raison…

Non content de défendre les libertés au cœur d’une actualité prodigue en attaques dangereuses, Thierry Guinhut les explicite dans une perspective historique et philosophique, avec une plume informée, mais aussi volontiers polémique, engagée, non sans ajouter parfois au sérieux un brin d’humour, lorsqu’il s’agit de dénoncer cette vulgarité langagière qui obère notre liberté d’être libre. Plus largement, peut-être faut-il déplorer l’agonie des liberté

 

 

I Requiem pour la liberté d’expression p 3

II Passions pour l’autodafé : livres et bibliothèque incendiés p 23

III Lire dans la gueule du loup et autres haines de la culture p 35

IV Eloge du blasphème p 44

V Samuel Rushdie : Joseph Anton ou la liberté outragée p 56

VI Tolérer Voltaire p 59

VII Statues de l’Histoire et mémoire p 65

VIII Le Procès spécieux contre la haine p 77

IX Peut-on rire de tout ? p 86

X Notre virale tyrannie morale p 96

XI Métamorphoses du racisme et de l’antiracisme p 105

XII Pour l’annulation de la Cancel culture p 119

XIII Pourquoi nous ne sommes pas religieux p 130

XIV Eloge paradoxal du christianisme p 190

XV De la déséducation idéologique p 190

XVI Pour une éducation libérale p 205

XVII De la vulgarité langagière p 209

XVIII Langue de porc et sexisme p 219

XIX Euphémisme et cliché euphorisant, novlangue politique p 226

XX L’orwellisation sociétale ou le totalitarisme pas à pas p 232

XXI Serions-nous plus libres sans l’Etat ? p 254

XXII Bastiat contre l’hydre de l’Etat p 247

XXIII Vers le paradis fiscal français ? p 260

XXIV Eloge des péchés capitaux du capitalisme p 268

XXV De l’argument spécieux des inégalités p 274

XXVI « Hommage à la culture communiste » p 285

XXVII De l’humiliation électorale p 287

XXVIII Monstrum œcologicum et obscurantisme vert p 294

XXIX Qui est John Galt ? Ayn Rand romancière libérale p 313

XXX Pourquoi je suis libéral versus tyrannie constructiviste p 323

XXXI Les obsololètes au risque de l’intelligence artificielle p 343

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

I

Requiem pour la liberté d’expression :

De la censure, entre Milton et Darnton, Charlie et Zemmour.

 

 

Charlie Hebdo, Eric Zemmour, Michel Houellebecq, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélanchon, Anne Onyme, Salman Rushdie sont les garants de notre liberté d’expression. Ces joyeux et tristes sires ne rencontrent certes pas forcément  l’assentiment de tous, y compris de l’auteur de ces lignes, mais quelles que soient leurs vérités et leurs erreurs, ils restent une espèce à préserver devant les ciseaux et les kalachnikovs de la censure. Censures qui peuvent être le fait de nos propres médias, de nos propres juges, de notre Etat, voire des individus et des associations maniant la Cancel culture et ses annulations idéologiques, ou de l’autocensure que nous nous imposons à corps défendant, devant celle mortelle de l’Islam obscurantiste. Pour éclairer l’ombre de notre contemporain, ne faut-il pas recourir à deux livres fondamentaux : l’Areopagitica de Milton et le De la Censure de Robert Darnton, et ainsi mieux interroger la chronique d’une République vermoulue et menacée, autant de l’intérieur que de l’extérieur.

(...)

 

II

Passions religieuses, totalitaires et populacières de l’autodafé :

Livres et bibliothèques incendiés, par Lucien X Polastron,

Fernando Baez, Elias Canetti, Ray Bradbury et George Steiner.

 

 

De la bibliothèque d'Alexandrie dans l’Antiquité, aux rues de Berlin dans les années trente, jusqu'à celles de La Courneuve et de Nantes aujourd'hui, les fanatismes religieux, les régimes totalitaires et la racaille populacière préfèrent l'incendie des livres aux bonheurs de la lecture et de la bibliophilie. La passion de l’autodafé, de l’éradication de la pensée et de l’Histoire, brûle hélas en tous temps et en tous lieux. De Lucien X. Polastron à Fernando Baez, ce ne sont que Livres en feu parmi l’Histoire universelle de la destruction des livres. Ce que confirme avec une contagieuse indignation George Steiner dans Ceux qui brûlent les livres. À ces essais et pamphlets répondent au moins deux romans indépassables, deux classiques de l’incendie des bibliothèques, celui d’Elias Canetti, Auto-da-fé, et celui de Ray Bradbury, Fahreinheit 451 ; voire L’Eclat dans l’abîme de Manuel Rivas. Pourquoi tant de haine pyromane ? Sans compter les procédés d’invisibilisation…

(...)

 

III

 

Gueule du loup, haine et deuil de la littérature, de la culture :

Hélène Merlin-Kajman, William Marx,

Dericquebourg, Liessmann.

 

Le loup caché dans les livres se révèle soudain vénéneux, effrayant, comme celui des Contes de Perrault. Reste à l’apprivoiser. Où le haïr, le dévorer en sa qualité de loup politique… Les pouvoirs de la lecture sont inouïs. De l’apaisement à la thérapie par le rêve, ils sont aimables et bienheureux. Mais ils peuvent avoir un versant plus cruel, de par le désir ou l’effroi engendré, cet appétit ou cet avertissement face aux terribles facettes du mal. Pouvoirs dérangeants au point qu’individus, partis, Etats ou religions vomissent leur haine de la littérature, et se livrent enfin aux plaisirs brutaux de l’autodafé. Cet enchainement cumulatif de pouvoirs et de contre-pouvoirs est au nœud du maelström dont accouche le livre imprimé, et dont se font les défenseurs quatre essayistes fort pertinents : Hélène Merlin-Kajman et William Marx aiment pardessus tout la séduction et la puissance de la pensée jaillie des pages, au point de dresser chacun une édifiante plaidoirie pour les pouvoirs de la littérature, autant qu’un réquisitoire documenté contre le « deuil de la littérature » et ceux qui haïssent les Lumières de la culture. Ces fossoyeurs de l’être, en particulier dans le domaine de l’éducation et de la culture, sont l’objet des pamphlets à grande vapeur de Baptiste Dericquebourg et Konrad Paul Liessmann, appelant à un sursaut indispensable. En effet le livre et la lecture, sont, outre des clés d'évasion, d'indispensables outils de connaissance, à condition de ne pas se cantonner dans l'air du temps et la doxa, qui savent rendre critiques et libres.

(...)

 

IV

Eloge du blasphème :

de Thomas d’Aquin à Salman Rushdie,

en passant par Jacques de Saint Victor,

Alain Cabantous, et Cesare Beccaria.

 

 

Risible en définitive, le délit de blasphème, ce crime d’opinion à l’égard de fictions, paraissait ressortir à une antiquité poussiéreuse et pittoresque, digne de lourds volumes d’Histoire et de théologie. C’est en 1881 que la loi française sur la liberté de la presse abrogea le délit d’outrage aux religions qui lui datait de 1822. Pourtant, l’on assiste bien à un tour de cochon : le « retour du blasphème », tel qu’Alain Cabantous l’ajoute en la conclusion de son essai, Histoire du blasphème en Occident, qui est une sorte de chapitre détaillé destiné à enrichir le bref essai de Jacques de Saint-Victor, contant l’ « histoire d’un crime imaginaire ». Hélas, le Moyen-Orient et le Maghreb, en infiltrant le monde occidental, ramènent sur la scène de l’actualité le blasphème comme délit, crime, digne de l’opprobre et du châtiment, non seulement de la part d’une religion aux mœurs venus du VIIème siècle, mais, pire peut-être, de la pusillanimité de ce même Occident. Relisant Thomas d’Aquin et Salman Rushdie, en passant par Cesare Beccaria, faut-il plaider la cause du blasphème, en faire l’indéfectible éloge ?

(...)

Photo : T. Guinhut.

 

V

Salman Rushdie : de Joseph Anton au couteau,

plaidoyer pour les libertés entravées.

 

 

En 1644, le poète anglais Milton plaida « la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » dans son Areopagitica ; en 1632, Galilée dut abjurer son héliocentrisme devant l’inquisition du Saint-Office ; en 1766, Voltaire défendit la mémoire du chevalier de la Barre qui, pour n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession, fut torturé, décapité et brûlé avec le Dictionnaire philosophique. Depuis, en terres d’Occident et des Lumières, nous croyions être débarrassés de ces entraves à la liberté d’expression. Douce illusion, quand en 1989, le fanatisme que Voltaire appelait « l’Infâme », jeta sa griffe fétide, venue d’Islam, sur un livre et son auteur. Trente-trois ans plus tard, en 2022, un Musulman zélé parvenait à le frapper quinze fois, sectionnant les tendons d’une main, l’éborgnant. Miraculeusement, non seulement il survit, mais il écrit Le Couteau, répondant à la virulence par l’art. Cet art du roman et du mythe animant en outre les pages heurtées de La Cité de la victoire, utopie politique s’il en est.

(...)

 

 

VI

Tolérer Voltaire et retrouver notre sens politique :

du Fanatisme au Traité sur la tolérance.

 

 

Décidément Voltaire est intolérable. Auteur de tragédies post-raciniennes fastidieuses, de contes pour sujets de commentaires littéraires lors de l’épreuve du Bac, d’une correspondance pléthorique (24 000 lettres en treize tomes de la Pléiade), de divers textaillons intolérablement boutefeux qu’il vaudrait mieux laisser dormir au secret… Pourtant, lire Voltaire, c’est retrouver notre sens politique ; ce que nous montrerons grâce au badinage de quelques extraits de la tragique Mort de César, de l’érotique Pucelle, du fanatisme dans la Henriade et Mahomet, à moins d’oublier les billevesées de l’ « Horrible danger de la lecture », de la « Liberté d’imprimer » et du Traité sur la tolérance.

(...)

Il faudra donc, pour honorer la liberté et l’humanité, tolérer celui qui, comme Peter Sloterdijk, « se fonde sur l’éthique de la science universelle de la civilisation », tolérer enfin  Voltaire.

Mais à ce vœu pieux il est nécessaire d’ajouter un correctif, celui du paradoxe de la tolérance, tel qu’avec brio et clarté il est énoncé par Karl Popper dans les notes de La Société ouverte et ses ennemis et que nous citons in extenso : « Le paradoxe de la tolérance est moins connu : Une tolérance illimitée a pour conséquence fatale la disparition de la tolérance. Si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défende la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. Je ne veux pas dire par là qu’il faille toujours empêcher l’expression de théories intolérantes. Tant qu’il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut toujours revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Nous devrions donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer les intolérants. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi tout mouvement prêchant l'intolérance se place hors la loi et que l’incitation à l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple ».

(...)

 

San Ildefonso de la Granja, Segovia, Castille y León

Photo : T. Guinhut.

 
 

VII

Statues de l’Histoire et mémoire.

 

 

L’Histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on. C’est ce qu’affirma le journaliste et écrivain Robert Brasillach dans Frères ennemis, écrit en 1944, avant de se voir fusillé en 1945 pour haute-trahison et intelligence avec l’ennemi. Son antisémitisme virulent, sa haine de la République et son admiration pour le IIIème Reich fleurissaient sur les pages de l’hebdomadaire Je suis partout. Mais à l’affirmation selon laquelle, depuis l’Antiquité, la victoire militaire assure la main à la plume de l’Histoire, il faut ajouter les victoires économiques, voire celles idéologiques, y compris des perdants. Ainsi les statues de l’Histoire s’érigent, assurant la mémoire victorieuse des haut-faits, tombent, sous le coup des révolutions et des revanches. Mais est-ce la main de la Justice qui assure leur pérennité ou leur chute ? Est-ce au peuple ou à l’historien de se faire juge du passé et maître du présent ? Devant la frénésie iconoclaste de déboulonnage des statues historiques, ne faut-il pas s’interroger sur le bien-fondé de la chose, et sur les remèdes à apporter, de façon à conforter notre liberté de penser de penser l’Histoire…

(...)

 

VIII

Le procès spécieux contre la haine :

du juste réquisitoire à la culpabilisation abusive.

 

 

Une loi contre un sentiment ? Quelle aberration pousse nos législateurs à sévir contre la dignité humaine en prétendant la protéger ? Ce sentiment si mal venu, si décrié, si responsable de tous les crimes, c’est la haine, comme telle a priori coupable, donc à condamner, vaporiser. Ce pourquoi notre gouvernement, qui sait si bien veiller au grain et jeter l’ivraie, intente une proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet, sommant les plateformes en ligne et les moteurs de recherche d'évacuer les contenus haineux. Il est à craindre que la loi Avia, du nom de sa propagandiste, votée au Parlement le 9 juillet 2019, censurée en partie par le Conseil constitutionnel, finalement promulguée le 24 juin 2020 et régulièrement réclamée pour être durcie, se révèle liberticide. Le réquisitoire enchaîne haine antisémite, raciste, islamophobe, sexiste et caetera. Mais ne la confondons-nous pas avec la colère et son cortège de violence ? Gare alors à la hainophobie et à son cortège de culpabilisation abusive de la haine. Au-delà de savoir si une haine peut être abominable,  judicieuse ou injuste, salutaire ou haïssable, il faut bien s’interroger sur la pertinence d’une telle furie législative attentatoire à la liberté d’expression, sur une tentation d’un despotisme épaulé par l’entrisme identitaire et religieux.

(...)

IX

Peut-on rire de tout ?

D’Aristote à San-Antonio.

 

 

C’est avec les romans de San Antonio, ces saines et saintes parodies du genre policier, qu’il fait bon de rire de tout : des polices du KGB soviétique, des statues de Lénine, du drapeau français et franchouillard, des langues trop pendues menacées par le sabre et le turban… Certes, il n’est pas allé, comme un humoriste dont la vulgarité a bavé sa trainée putride, jusqu’à rire des camps de concentration, de ses Juifs étiques et finalement gazés. Une limite qu’il faut ou ne faut pas franchir ? Peut-on rire de tout ? Du bonheur de rire et du malheur de pleurer, d’Aristote et de Dieu, du rire cathartique et mimétique, d’Hannah Arendt à Jérusalem et des tartes à la crème chaplinesques, des pets  de Bérurier et des pyjamas d’Auschwitz, du rire tolérable ou punissable, de Baudelaire et des contrepets, de la censure et de la liberté d’expression…

(...)

 
 

X

Notre virale tyrannie morale.

Petit essai sur Roman Polanski

& sur les réprobations de la doxocratie.

 

 

L’être humain aime la tyrannie, aussi surprenant que cela puisse paraître, d’abord pour l’infliger, ensuite pour la recevoir. Or nous avons pu être convaincus qu’une morale trop stricte, religieuse et victorienne, puisse tyranniser étroitement l’individu. Si bonne se voulait-elle, n’allait-elle pas jusqu’à faire le mal ? Quoique le recul d’un christianisme rigoriste, son apaisement via les Lumières et l’évolution des mœurs nous aient libérés des excès de ses affidés trop zélés, la migration d’une autre religion bien plus liberticide, en un mot totalitaire, nous apprend que la pulsion tyrannique descendue de la main des porteurs de Dieu est capable de fureurs extrêmes. Cependant, en un monde laïc, les positions morales, sûres de leurs bons droits, ne sont pas indemnes de volontés purificatrices. Le droit des victimes, qu’il s’agisse du racisme ou du sexisme, droit a priori plus que respectable, se mue en un devoir de conspuer et d’interdire, en une idéologie de la rancœur et de la colère. Une ochlocratie, qui est aussi une doxocratie, se jette sur tout ce qui ne cadre pas avec leur exigeante moralité, au mépris de la justice et de l’intelligence. Le règne de l’opinion et du ressentiment fait dégainer ex abrupto les accusateurs et censeurs, sans réflexion ni équitable procès, de façon à condamner et punir dans l’urgence le contrevenant à une morale de bas étage, démagogique et comminatoire. Ce que la remise d’un César au cinéaste Roman Polanski, autant qu’une rage sociétale traversant médias et universités, viennent mettre en lumière d’une manière pour le moins boueuse.

(...)

 

 
 

XI

Métamorphoses du racisme

 et de l’antiracisme.

En passant par Buffon, Gobineau et Ibram X. Kendi.

 

 

Le racisme est le requin blanc de l’humanité. D’autant que les Blancs puissent être l’auteur de ce concept humiliant. Mais il est à craindre qu’il s’agisse là d’un préjugé dont il faudrait limer les dents suraigües. Face à la gueule dentée de l’antiracisme, la contrition blanche ne devrait plus avoir d’autre limite que la disparition. Aussi faut-il que consentants ils s’agenouillent en prière devant la noirceur de leurs crimes esclavagistes et de leur mépris des peaux noires. En dépit de l’expansion peut-être salutaire de l’antiracisme, faut-il laisser croître l’emprise de nouveaux racismes, de métamorphoses de la bête aux crocs sournois ?

Le racisme est un collectivisme. Puisque l’on ne considère pas la personne en fonction de caractéristiques individuelles mais d’une superficielle enveloppe commune qui bouche les yeux de l’observateur prétendu, soit la couleur de la peau, ou, par extension, l’origine géographique (parlons alors de xénophobie) et la religion, comme dans le cas de l’antisémitisme. Le racisme, qui n’a évidemment aucun sens scientifique, ou plus exactement, pour reprendre le néologisme judicieux de Toni Morrison, le « colorisme », efface et nie à la fois l’individualisme et le libre arbitre. Cette hiérarchisation hostile a pu conduire jusqu’au génocide, comme lorsque les Allemands massacrèrent 80 % des Héréros au début du XX° siècle, dans l’actuelle Namibie.

Le racisme est la création des Blancs », tonne dans The Daily Telegraph, Liz Jolly, bibliothécaire en chef de la prestigieuse British Library, en un propos aussi fallacieux qu’en soi raciste.

(...)

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Mirabeau : Essai sur le despotisme, Le Jay, 1791. Photo : T. Guinhut.

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8 septembre 2024 7 08 /09 /septembre /2024 10:36

 

Abbaye Notre-Dame, Fontgombault, Indre.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les pouvoirs de la Photographie :

du document à l’aura, jusqu’au Chaos logos.

Laurent Jullier, Peter Fetterman,

Peter Greenaway, Olivier Pé.

 

 

Laurent Jullier : Apprendre à regarder la photographie,

Flammarion, 2024, 176 p, 14,90 €.

 

Peter Fetterman : Le Pouvoir de la photographie,

L’Imprévu, 2023, 256 p, 34,95 €.

 

Peter Greenaway : 100 allégories pour représenter le monde,

Adam Biro, 1998, 280 p, 390 F.

 

Olivier Pé : Poétique de l’amant, Bozon2X, 2020, 116 p, 20 €.

Olivier Pé : Chaos logos, Bozon2X, 2023, 116 p, 23 €.

Olivier Pé : Où commence la nuit, Bozon2X, 2024, 112 p, 20 €.

 

 

Reproduire le réel, produire une métaphore, faire jaillir une aura, tels semblent être les privilèges de la photographie. Entre dimension documentaire et qualité poétique, l’éventail est plus vaste qu’il y pourrait paraître de prime abord. Aussi faut-il « apprendre à regarder la photographie », pour écouter le titre de Laurent Jullier, et pour être sensible au « pouvoir de la photographie », tels que Peter Fetterman lui rend hommage ; alors que les métamorphoses photographiques permettent l’étonnant ouvrage aux cent allégories de Peter Greenaway. Mais entre littérature et art plastique, Olivier Pé engage un récit en forme de triptyque, de Chaos logos en passant par Poétique de l’amant, jusqu’aux extrémités incertaines d’Où commence la nuit. Là où, au contraire de l’affirmation de Walter Benjamin selon laquelle « ce qui s’étiole de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique c’est son aura[1] », peut éclore une aura photographique, l’on peut affronter le « chaos logos »…

 

 

Le préjugé commun voudrait que regarder la photographie ne s’apprenne pas, qu’elle soit immédiatement compréhensible, dès l’instant donnée à voir, une fois pour toutes, en une facilité évidente et enfantine… Pourtant, il en est d’elle comme du réel, et a fortiori de l’art, il est nécessaire, indispensable, d’« apprendre à regarder la photographie », ainsi que le propose l’essai en forme de manuel fort illustré de Laurent Jullier.

Moins une fenêtre qu’un regard, la photographie ne compte pas seulement comme chose vue, mais comme « une nouvelle paire de lunettes pour observer la réalité ». L’essayiste et historien fait d’abord la différence entre « empreinte du monde » et images « résultant s’un trucage », comme lors des fantômes du spiritisme à la fin du dix-neuvième siècle. Si la distinction n’est pas toujours aisée, elle est en tous cas réductrice ; car zones d’ombres et de flous, dosage de la lumière peuvent paraître truquées en dépit du choix et du respect du phénomène observé. Il faut alors découvrir, le bon angle, la bonne distance, le bon cadrage, ce qui est loin d’être aussi intuitif que le naïf et le vulgaire le croiraient. La mise en scène, presque théâtrale, voire allégorique, s’oppose à l’instant saisi et sa spontanéité. Et même le flou, accident malheureux, peut être appréciable et choisi, comme « le flou de bougé » qui acquiert quelque chose de pictural. De toute évidence, le genre ancien du portrait se trouve révolutionné, jusqu’au « selfie », cet égo-portrait, tandis que ce que nous pensions être le domaine exclusif de la photographie – soit l’espace – aborde une nouvelle dimension : le « temps suspendu ». De la mise au point à la perspective, de l’infographie au choix entre le noir et blanc et la couleur, tout est détail d’importance, tout est technique sûre, si simple paraisse-t-elle, pour le réel photographe, tout est intellect du regard en somme. Ainsi nous saurons pourquoi telle image nous frappe, nous émeut, reste marquante pour notre sensibilité, notre intelligence, autant que pour l’histoire de ce qui est finalement un art. Car elle dévoile et construit ce que sans elle nous n’aurions pas vu : « L’œil-caméra » doit savoir surprendre et déployer un monde, du microcosme au macrocosme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les intentions de l’artiste sont-elles de montrer, de démontrer, de susciter le plaisir ou l’horreur, la stupéfaction ou l’apaisement… Le militant se demande comment changer le monde avec une image, fanatique usant de la propagande, quand l’humaniste délicat préfère la persuasion et la conviction, surtout lorsqu’ « après l’amour la guerre hélas est une pourvoyeuse d’images mythiques plus grande encore ». Si les clichés de Robert Capa – un soldat tombant pendant la guerre d’Espagne – ou d’Eddie Adams à Saigon – un pistolet tendu vers la tempe d’un malheureux jeune homme assassin – nous préférons la tendresse du baiser de Robert Doisneau, voire l’éros rouge et rouge, jusqu’aux subtilités de ce que certains ne sauraient qualifier que de pornographie, alors que l’éloge de la chair s’accompagne de celui de la sensibilité et de l’amour ; ce que notre Laurent Jullier hélas ignore…

Très pédagogique, bellement mis en page, illustré avec générosité, autant couleur que noir et blanc, dix-neuviémiste et contemporain, même si la couverture, passablement plate, ne rend pas justice à de telles dimensions, cet ouvrage de Laurent Jullier, qui sut également montrer comment analyser un film[2], ravit les yeux et l’intellect de celui auquel un surcroit d’initiation ne fera jamais de mal.

 

 

 

Répondant au dernier chapitre du précédent, intitulé « Le pouvoir des images », voici, presque divinisée, Le Pouvoir de la photographie, sous la gouverne de Peter Fetterman. Plus austère, car presqu’exclusivement en noir et blanc, soit un purisme conservateur, il exhibe en couverture le profil d’une nageuse au bonnet de bain par Len Prince, que le soin photographique change en une sorte de déesse égyptienne hiératique. Cette fois nous ne découvrons pas un florilège de la photothèque universelle, mais la collection du galeriste Peter Fetterman ; quoique nombre d’entre ces images soient fort connues, fort reproduites. Musée personnel et idéal, il n’en reste pas moins le plus souvent sagement réaliste, mais sans l’ombre du tragique. Sa prédilection l’a porté vers des œuvres purement graphiques et  pourvoyeuses de sérénité, à chaque fois complétées par une citation de leurs auteurs ; donc de méditation. En ce sens en la photographie repose le pouvoir insigne, à l’occasion d’un « coup de foudre », de susciter en nous la conscience de la beauté. De plus, diffusant sur son blog ces images pendant la pandémie de covid, et dont il n’est que « le gardien temporaire », il eut la surprise de recevoir maints témoignages arguant de leur capacité de consolation, voire de surmonter un temps néfaste.

Ce sont en majorité des portraits, des corps, témoignant de la présence humaine, et de sa capacité à dépasser le temps dans le cadre d’une photographie qui en garde la vie. Anonymes ou personnalités célèbres, tels Abraham Lincoln, Winston Churchill ou la Reine Elizabeth,  jusqu’à l’inaugural Jean-Michel Basquiat, ils offrent leur présence, presque réelle, suscitent la prescience de leur voix, de leur destin. Ils patinent sur la glace pour aller servir des cocktails, ils rivalisent de pas dansé, d’amitié, de joie.

Plus rarement un détail naturel révèle son caractère précieux, tel que Minor White met en valeur un lierre en Oregon à la limite de l’abstraction veloutée, nacrée: « Le fil ténu entre réalité et photographie a été tiré au maximum, mais ne s’est jamais cassé. Ces abstractions naturalistes n’ont pas quitté le monde des apparences, car pour cela il faudrait briser le point le plus fort de l’appareil photo : son authenticité ».

Comme le dit Mario Cravo Neto, à l’occasion d’un visage et d’une main noirs saisissant le bec d’un blanc cygne, il s’agit de « développer la transition entre l’objet inerte et l’objet sacré. C’est tout simplement une posture religieuse, en photographie, que j’aimerais adopter ». Lorsque les dieux sont morts, pour paraphraser Nietzsche[3], une telle profession de foi est celle de l’art tout entier, elle est et doit être également la nôtre.

Abbaye Notre-Dame, Fontgombault, Indre.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Apothéose de la photographie de nus, du trucage et de l’infographie, au secours du renouvellement de traditions iconographiques séculaires, voici les cent allégories de Peter Greenaway, cinéaste anglais du Meurtre dans un jardin anglais, ainsi que The Pillow Book, né en 1942. Une idée abstraite devient grâce au secours de l’image un personnage le plus souvent féminin, auquel on associe des attributs, soit des objets symboliques. Ces hommes et ces femmes sont nus, comme il se doit des égéries de l’Antiquité et surtout de la Vérité. Si l’artiste aux dons polymorphes ne suit pas rigoureusement les canons traditionnels, lorsque les Muses ne sont que trois hétérodoxes – la Danse, la Beauté et la Peinture –, Peter Greenaway fait preuve d’inventivité aussi bien thématique que plastique.

Les corps ne sont pas forcément les plus beaux : ce sont plus de cent-cinquante citoyens volontaires de Strasbourg, associés au projet, avec le concours de l’agence de traitement d’images Andromaque. Ainsi le ciel des allégories archétypales s’incarne dans le quotidien, en intégrant des gestes picturaux, des collages, des gravures anciennes, et bien des motifs tirés des propres films de l’auteur. Les fonds des musées sont sollicités, mais aussi, plus modernes, les matériaux de la mode et de la publicité. Le bric-à-brac baroque, vivement coloré, se fait fascinant, digne d’être à chaque fois décrypté, non sans humour… Défilent « Orpheus », « Vénus » et sa pomme d’or, « La destinée », « Le Maître du Temps », venus de la mythologie grecque. Mais aussi des figures intemporelles, voire plus contemporaines, traitées de manière cryptique et ludique : « Le Matheux », « Le Philosophe », « Le Nageur », « L’Exhibitionniste ». Plus insolites encore, « La Maîtresse d’encre », ou « Le Pédant » multipliant les livres, les signes et les calligraphies, alors que nous intrigue « Le Gardien des livres interdits » ;  toutes allégories bénéficiant en fin d’album d’une notice généreuse. Et comme une mise en abyme, l’on découvre « Les Allégoristes » exhibant fouet, globe, bougie, trompette et serpent. Soit une façon pour le moins originale, hautement étrange, étonnement luxueuse, de dire les idées et de les enluminer, sur un fond souvent textuel, à la lisière du manuscrit médiéval onirique et de la fantasmagorie cinématographique.

Il est temps de se pencher sur les livres d’artiste d’un discret photographe et poéticien très contemporain. En l’espèce le Liégeois Olivier Pé. Dès les couvertures de ce qui est devenu un triptyque, l’on devine que la main est autant matière que concept, autant faire que sens. Elle est la mesure de la création et de la géométrie pour ce qui est le volet central, Chaos logos, le réceptacle de la couleur, de l’auteur et du titre pour Poétique de l’amant, l’empreinte et la trace de la terre qui la salit noblement pour Où commence la nuit.

Alors que le titre semble le suggérer, en un souvenir réactivé de l’amour courtois médiéval, peu de textes s’inscrivent dans Poétique de l'amant, un livre d'images souvent venues du règne végétal. La lumière, la suavité, l’ombre s’invitent en cette galerie photographique, qui semble, plus qu'un livre, développer un parcours sensuel, une distribution aléatoire de l’émoi et de la beauté, cependant parfois fragile, hésitante. Là il « ne reste que quelques hématomes pour témoins, des images en échos… qui racontent l’amour ».

Cependant si les textes en tant que tels – fragments de poèmes en prose ou de vers libres – sont rares, les images en sont friandes. L’on découvre des mots faits de graphismes à la craie blanche, à la terre brune, de brindilles de bois assemblées… Dédié à « l’impétueuse nécessité d’aimer », le déroulé spatial et temporel des images égrène une confidence faite à une femme qui n’est pas nommée : la femme labile de la tendresse, la femme éternelle des fantasmes. Cette dernière, inatteignable, est rarement montrée, sauf par quelques détails de la peau, d’un sein pris dans une main protectrice, à moins que ce soit elle, cette charmante brune en robe bleue qui cherche à épier on ne sait quel mystère dans l’ombre d’une grille, cette nageuse flottant dans l’eau claire et qui exsude un chapelet de bulles...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus insistant est le narrateur poète et photographe, dont les autoportraits, la main, ponctuent la quête autant intérieure que parmi des marches à gravir, des rivages et des falaises à arpenter sac au dos, en randonneur du temps et de l’espérance. Il se dissimule derrière des feuillages exotiques, porte dans la conque de ses mains des feuilles, vertes et jaunes, mange une poignée de feuilles dorées, résonnant avec la formule symbolique : « Sève à l’œuvre ». Au bout de son bras enlacé de lierre, un petit bout de papier, infiniment banal et cependant précieux, porte l’inscription « elle ». Combien cette photographie est émouvante ! Et puisque ce livre est dédié « à tous les épris », probablement faut-il subodorer que ce « Pour AO », dissimule quelque dame sensible – espérons-le – à un tel vibrant hommage.

Plus puissamment encore, dans Chaos logos la mise en scène d'images, de mots, de sensations, relève de l’allusion à l’originel chaos des Métamorphoses d’Ovide – « On l’appela Chaos, mélange ténébreux / D’éléments discordants mal ordonnés entr’eux[4] » – et de la Genèse biblique – « Au commencement était le verbe», plus exactement « Entête, lui, le logos et le logos est pour Elohim[5]  ». Du primordial chaos jaillit paradoxalement le logos, du bruit de fond des images jaillit un sens à élucider et construire. Là est peut-être la nervure de l’esthétique d’Olivier Pé, photopoéticien d’un cabinet de curiosité monde…

Poème visuel à l’horizon élargi par rapport aux précédents, Où commence la nuit clôture – du moins provisoirement peut-être – une trilogie initiée en 2020. Le livre n’est pas aussi crépusculaire que l’on pourrait le craindre : « j’ai vu le bleu du ciel perdre connaissance, rendu à son obscurité, à ces tréfonds qui nous éveillent ». Car le paradoxe est tel que la nuit totale ne peut être photographique, il faut une perte qui soit une lumière, si vacillante soit elle.

Entre la photographie inaugurale où l’homme porte une lourde et quadruple pancarte indiquant « incertain » et « lointain », puis celle conclusive d’un tableau noir où s’inscrit à la craie « une aurore déshabille et emporte le regard », toute une progression, erratique, se développe. Une porte vieux rose dans la forêt ne mène à rien d’autre que la forêt, ou à cette porte elle-même : n’en doutons pas, il s’agit des « portes de la perception », pour reprendre le titre d’Aldous Huxley[6], quoique sans besoin d’hallucinogène, l’art du photographe y suffisant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un miroir où monte l’ombre, des portes aux vides embrasures, des architectures silencieuses, des surfaces lisses ou rugueuses, tout tente d’approcher les mystères de la matière. « L’ordre des choses » se fend d’un coup de lame disparue, aussi l’injonction est récurrente « Tends les yeux ». Au point que le crâne du photographe ait des yeux derrière la tête. Qu’un clou de bois s’enfonce dans un autre crâne de pâte à modeler… De plus le mot « isola », hautement signifiant, s’inscrit à l’arrière de la calvitie. Il y a tant d’ombres portées du corps, d’allusions au squelette, que l’on est contraint de voir là une série de vanités, dans la tradition baroque. Quant au papier, support de l’écriture, il est souvent froissé, porté à dos d’homme comme un vaste chou-fleur, changé en cartons vides, découpé, gaufré, tellement blanc qu’il semble stèle de marbre… Quoiqu’à dominante de noir et blanc, de grisé, le livre explose parfois de rouge, de jaune et de bleu, d’étoiles, dans une nuit métaphysique où l’autoportrait de l’auteur se voit contraint de se mesurer avec un rapporteur ; en écho à la couverture de Chaos logos, où le cadrage photographique se penchait vers un cadre vide : au-delà de l’image, le vide ? Peut-être Olivier Pé est-il un de ces photographes dont Walter Benjamin disait qu’il était « héritier des augures et des haruspices[7] »…

 

 

Ces moments collectés avec soin sont moins réalisés pour l’espace d’une galerie d’art – quoique cela soit évidemment possible et souhaitable – que pour la succession organique des pages d’un livre. Olivier Pé est né à Liège en 1972 où il continue à s'éprendre du mieux qu'il peut, du corps féminin et de sa capacité à sentir, penser et aimer, de la fragilité et de l’intensité de la vie, de la poursuite de la beauté menacée… L’on aimerait écouter ce Professeur à l’Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc de Liège, qui demeure un artiste plasticien singulier, authentique, explorateur polymorphe des pouvoirs de la photographie, sans aucune gêne de la modestie des moyens techniques, poète laconique et sensible, résolument contemporain et cependant inspiré par toute une tradition lyrique. La nature est son atelier où l'homo logos suscite des mots terreux, sableux, cendreux, aériens et lumineux, le corps, en particulier le sien est chargé de stigmates, bavard de ses cinq sens scrupuleux et humbles... Ses photographies ont quelque chose de nu, mais d’une pudique nudité, en une confidence au lecteur qui espère ébranler le monde et son effroi ; mais dans le sens de la tendresse au monde.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2020, p 22.

[2] Laurent Jullier : Analyser un film, Champs Flammarion, 2022.

[3] Friedrich Nietzsche : Le Gai savoir, aphorisme 108, Œuvres II, La Pléiade, Gallimard, 2019, p 1028.

[4] Ovide : Métamorphoses, Crapelet, 1808, traduction Desaintange, p 5.

[5] Evangile de Jean, I 1, La Bible, Desclée de Brouwer, 1985, traduction Chouraqui.

[6] Aldous Huxley : Les Portes de la perception, Editions du Rocher, 2000.

[7] Walter Benjamin : Petite histoire de la photographie, Allia, 2019, p 57.

 

Abbatiale Notre-Dame-la-Blanche de Selles-sur-Cher, Indre.

Photo : T. Guinhut.

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29 août 2024 4 29 /08 /août /2024 17:13

 

Museo de la catedral, Oviedo, Asturias.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Kamel Daoud, mémoire, réécriture

 

et réalisme magique :

 

Houris,

 

Meursault contre-enquête,

 

Zabor ou les Psaumes.

 

 

Kamel Daoud : Houris,

Gallimard, 2024, 416 p, 23 €.

 

Kamel Daoud : Meursault contre-enquête,

Actes Sud, 2014, 160 p, 19 € ; Babel, 2016, 6,80 €.

 

Kamel Daoud : Zabor ou les Psaumes,

Actes Sud, 2017, 336 p, 21 €.

 

 

L’imitation des chefs d’œuvre des Anciens était une vertu à l’époque du classicisme, sans cependant qu’il s’agisse de singer Homère ou Sophocle. La Fontaine[1] sut faire de cet art la merveille que l’on sait en imitant Esope, toujours avec ce pas de côté qui caractérise le goût, la personnalité, l’inventivité. Kamel Daoud, Algérien né en 1970, imitant la langue française pour mieux la faire résonner et raisonner, écrit aujourd’hui d’après des livres, occidentaux et arabes, mais sans servilité, les questionnant, leur retournant la peau, pour mieux interroger l’Histoire de l’Algérie et ses destinées en des réécritures tragiques, parfois marquées des flamboiements du conte. De Meursault contre-enquête – où l’on devine Albert Camus – au tout jeune Zabor ou les psaumes, et aux travers de ses doubles, il nous étouffe, nous régénère, nous ravit. Quand il ne craint pas de prendre des risques, alors qu’un imam lança une fatwa contre lui, alors que la dictature algérienne se targue de punir de peines d’emprisonnement et autre amendes sévères quiconque « utilise et instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international ». La langue de bois interdisant d’exercer son intelligence au sujet de la guerre civile des années 90, l’on devine qu’avec Houris, Kamel Daoud saura incarner cette affreuse épopée. Pour une fois, comme si rarement, le prix Goncourt fait preuve de sagacité et de courage en couronnant le roman anti-islamiste de Kamel Daoud : Houris. Puisse-t-il ouvrir les yeux…

Immense massif de mémoire, Houris est placé sous l’égide d’un personnage féminin, ce qui est déjà transgressif dans un tel contexte algérien et historique. L’attachante héroïne s’appelle Aube, du moins dans sa « langue intérieure », qui est le français, alors que l’arabe « ne parvenait pas à la cheville de ma langue secrète ». Sa mutité est une métaphore de l’interdit. Cependant, si l’on s’approche, sa voix frêle est un ruisseau discret, et bientôt un fleuve abondant, non seulement autobiographique, mais également collectif, tant il convoque la destinée tragique de tout un peuple, entre bourreaux et victimes.

Sans fard, le romancier raconte à l’aide de la voix de sa houri le massacre de Had Chekala, qui fit mille victimes le 17 décembre 1997. Malgré ses cordes vocales blessées, conséquence d’une tentative d’égorgement à l’âge de cinq ans, mais aussi du silence et du voile imposés aux femmes, y compris si elles ont été engrossées par des violeurs, sa prise de parole tellurique est aussi précieuse que véridique, douloureuse, tant « c’est un couloir d’épines pour une femme que de vivre dans ce pays ». Elle ne peut que décider d’avorter d’un enfant conçu dans de telles barbares conditions. Qui sait si sa tendresse lui permettra d’assurer à sa fille l’espoir d’une vie meilleure…

Le monologue intérieur est une confidence au lecteur de confiance, bien qu’il puisse être durement éprouvé par une telle lecture. Même si, de par l’intensité de ce massif mémoriel, la narrativité peut souffrir d’un léger manque d’efficacité, le tableau est impressionnant, nécessaire au plus haut point. Cependant le français n’est pas pour notre romancier la langue du colonisateur, mais celle de l’intime et de l’érotisme. A contrario, en ce pays dévasté, l’on n’aime les femmes que « muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut » !

Conçu comme un triptyque, ce sont trois parties, « La voix », « Le labyrinthe », « Le couteau », qui rythment le maelström du désastre. Ce couteau est celui de l’imam de Had Chakela, au cœur du réquisitoire à l’encontre du meurtre programmé, soit environ 200 000 victimes pendant une décennie. Meurtre général qui se voit blanchi lorsqu’en 2005 « on organisa un grand vote dans le pays pour dire que l’on pardonnait aux tueurs ». Comble d’hypocrisie, « on leur expliquait qu’il fallait ne rien raconter de leurs méfaits pour pouvoir bénéficier du pardon […] Toutes ces lois visaient à sauver les tueurs » !

Venu du persan, le mot « houri », désigne une femme qui a le blanc et le noir des yeux très tranchés, « dessinés comme des nuits dorées ». En passant par l’arabe, elle est cette beauté céleste que le Coran promet au Musulman fidèle dans le paradis d’Allah. Cependant c’est le plus souvent l’enfer sur la terre qui lui est réservée. Et toutes houris que l’on puisse les prétendre, l’au-delà ne leur est pas non plus conciliant : « nous sommes seules, car nous n’avons pas de place dans les livres sacrés du ciel ». L’hypocrisie est autant politique que religieuse, surtout si l’on connait dans la sourate « Des femmes », la soumission qui leur est imposée, sinon point de salut.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la lisière du témoignage et de la forme romanesque, ainsi le dénonce Kamel Daoud, écrivain d’Histoire et de mœurs, qui fut un pauvre journaliste dans l’Algérie des années quatre-vingt-dix, et dont la haute tenue morale et intellectuelle doit nous préserver des tyrannies humaines et théocratiques.

Coincée entre l’étatisme socialiste autoritaire et l’islamisme totalitaire, l’Algérie ne sait assumer son passé, rejetant la faute sur une colonisation qui est déjà vieille de six décennies, ni préparer un avenir meilleur. La guerre d’indépendance est survalorisée, mythifiée ; au contraire, celle des années noires est occultée, tant une inhibition délétère empêche d’en comprendre les ressorts, de l’exorciser et de se prémunir contre une inévitable récidive d’un récurrent Groupe Islamiste Armé, faute de pouvoir se débarrasser du nationalisme arabisant et surtout d’une religion terroriste. Sans compter qu’une telle abomination ne fait pas que menacer le Maghreb et les pays arabes, mais aussi l’Occident, à son tour colonisé, en vue d’un « émirat au cœur d’une Europe contrite et aveuglée par la culpabilité et la lâcheté », soit au premier chef la Belgique. Car « l’islamisme a pris en otage le mouvement décolonial » ; car, à l’instar de l’actualité vénéneuse de Gaza et du Hamas, s’opère « une intoxication idéologique de la mémoire ». Alors qu’infailliblement en Algérie se met en place une « ayatollahisation de l’Etat[2] », alors que l’école se fait le lit de l’antisémitisme, du machisme, de l’interdit du corps, de la haine de la France et du ressentiment…

Originaire d’Oran, Kamel Daoud s’est fait exilé volontaire en France pour écrire sereinement – si possible. Chroniqueur hebdomadaire et avisé au Point, il est un modèle nécessaire de l’esprit libre.

 

Museo de la catedral, Oviedo, Asturias.

Photo : T. Guinhut.

 

Pour paraphraser son titre inaugural, Houris pourrait être sous-titré Algérie contre-enquête. Ce fut son premier roman qui le révéla. Meursault contre-enquête s’attaque en toute clarté à un morceau de choix, une vache sacrée de la littérature française, lue et relue, étudiée dans tous les lycées, on l’a compris, L’Etranger d’Albert Camus, néanmoins jamais nommé. Le récit apparaît de prime abord comme une sorte de règlement de compte à l’égard de ce « crime commis dans un livre », de cette histoire volée à la mémoire algérienne et arabe, car Meursault tue un « Arabe », également jamais nommé. Mais, peu à peu, ce récit laisse entrevoir, comme en son double fond, un réquisitoire contre l’Algérie, qui a son allégorie, la mère de cet Arabe fictif.

Ainsi Kamel Daoud donne un nom, Moussa, au grand vide qu’est la victime de Meursault, ce « roumi ». Quoique devenu personnage à part entière, il ne permet pas à sa mère d’en retirer bénéfice : le corps n’ayant pas été retrouvé, elle ne percevra aucune pension pour réparer la perpétuelle absence. De par cette mère qui fait de son affliction un destin, le jeune frère, Haroun, narrateur de son état, marqué au fer par la fatalité, subit sans cesse le poids de la malédiction. Anti-héros condamné à la déréliction, il subit une ascendance et une tradition délétère : « M’ma avait l’art de rendre vivants les fantômes, et, inversement, d’anéantir ses proches, de les noyer sous ses monstrueux flots d’histoires inventées ».

Plus tard, en 1982, donc vingt ans après, dès l’indépendance algérienne acquise, Haroun tue de deux coups de feu un « Français qui avait eu le malheur de venir se réfugier chez nous ». On entend la réécriture de la scène centrale et solaire de Camus : « Ce furent comme deux coups brefs frappés à la porte de la délivrance » – plutôt qu’ « à la porte du malheur ». La vengeance sordide apaise la mère, libère le fils, « comme après un coït ». ce qui dit assez la dimension de frustration sexuelle qui favorise la violence. Une brève arrestation pour crime commis hors temps de guerre officiel ne le perturbe guère. Une autre vie semble commencer lorsqu’une visite inattendue se produit : Meriem prépare une thèse sur le livre du meurtrier, titré L’Autre, avatar supplémentaire de la réécriture, pour, encore une fois, ne pas nommer Camus. Quelle sorte d’incandescence amoureuse connaîtra notre Haroun ? On devine que la trop libre étudiante restera un infini regret pour le vieillard qui se confesse à son lecteur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kamel Daoud emprunte une narration spiralée, qui ne progresse guère, hors dans la deuxième moitié du récit, à l’occasion du meurtre du Français et de la rencontre de Meriem, sauf si l’on considère que l’enfance du narrateur se dirige vers son inéluctable vieillesse. Par instant, l’on piétine, le ressassement, la longue lamentation, frise la répétition stérile. Néanmoins l’ensemble demeure considérablement efficace, marquant, ne serait que grâce à une écriture limpide et cependant somptueuse. L’autobiographie fictive, quoique cantonnée dans un cadre réaliste, déborde ce dernier, puisqu’il s’agit de se greffer sur des personnages que l’illusion mimétique ne consolide pas. Nés du livre d’autrui, Meursault et l’Arabe génèrent par association une famille pour ce dernier, un narrateur-personnage, encore plus fictionnels. Ainsi se mêlent l’intimité d’une mince famille et la fresque historique d’Alger et des villes algériennes, de leurs mœurs, de la fin de la colonisation à une libération décevante, à une indépendance qui n’en est pas une, faute de se libérer de la tradition et de l’Islam.

L’on sent que le romancier veut faire de Moussa, cet Arabe anonyme tué par Meursault, un symbole mémoriel, celui de tous les Arabes tués et oubliés par la colonisation française. Pourquoi pas. Mais une telle victimisation politique pourrait agacer tant elle va dans le sens du politiquement correct, contempteur de l’impérialisme colonisateur, qui d’ailleurs oublie allègrement celui des Arabes et des Ottomans, ainsi que les lendemains de la décolonisation. Car elle « s’en est même prise aux cimetières des colons et on a souvent vu des gamins jouer au ballon avec des cranes déterrés ».

À moins que Kamel Daoud, de toute évidence, soit plus subtil ; à moins qu’il s’agisse d’une satire d’une Algérie confite en ses ressentiments, un pays incapable de faire son propre procès, de se métamorphoser, de se projeter vers un avenir plus ouvert, plus libre : « Si tu m’avais rencontré il y a des décennies, je t’aurais servi la version de la prostituée/terre algérienne et du colon qui en abuse par viols et violences répétés. Mais j’ai pris de la distance ». Son personnage a vu « se consumer l’enthousiasme de l’indépendance, s’échouer les illusions », il laisse entendre le poids putrescent de la religion sur le pays. Ne restent qu’ « un minaret hideux qui provoque l’envie de blasphème absolu en moi […] une meute de bigots ». L’imam qui vient lui parler en vain de Dieu est l’écho du prêtre dérisoire qui vient visiter Meursault dans sa cellule, la veille de son exécution.

Or la dénonciation de l’Islam, du Coran est sans ambigüité : « je déteste les religions et la soumission ». Plus loin : « C’est l’heure de la prière que je déteste le plus ». Plus loin encore : « Je feuillette parfois leur livre à eux. Le Livre, et j’y retrouve d’étranges redondances, des jérémiades, des menaces », ce en quoi il ne se trompe pas[3]… L’on ne s’étonnera pas qu’une fatwa ait été prononcée contre l’écrivain. En 2014, suite à la parution de Meursault contre-enquête et diverses apparitions médiatiques, il fut ainsi menacé de mort pour hérésie et apostasie par un imam salafiste algérien, ancien de ce Front Islamique du Salut qui ensanglanta longtemps l’Algérie. Fort heureusement, l’imam en question fut condamné par la justice algérienne. Ce dernier reprocha également à l’écrivain de s’être attaqué à la langue arabe. Péché salvateur parfaitement assumé par Haroun, ici alter ego de son auteur : « cela me poussa à apprendre une langue capable de faire barrage entre le délire de ma mère et moi ». Ou de l’Algérie et l’arabité comme mère indigne…

Comme et mieux encore que dans Meursault contre-enquête, où le narrateur exprimait la volonté de se faire « une langue à moi », cet autre orphelin, cette fois de mère, Zabor, qui vit avec sa tante et son grand-père mutique, est rejeté par la communauté. D’abord par sa famille, par sa belle-mère et son père, car l’un de ses demi-frères prétend avoir été jeté dans un puits sec par ses soins, puis par sa différence, sa chétiveté, sa propension aux rêveries et sa fringale de lecture. Mais en contrepartie, il sait se constituer une intense identité grâce aux mots français, aux livres et à l’écriture. Surtout, à l’instar du réalisme magique de Salman Rushdie[4], il écrit de manière compulsive dans ses surabondants cahiers pour « contrer la mort », « pour sauver des vies ». Il s’agit d’un don divin : « quand je me souviens avec netteté et que j’utilise les bons mots, la mort redevient aveugle et tourne en rond dans le ciel, puis s’éloigne ». Sa réputation de guérisseur des agonisants gagne peu à peu le village. Ce qui n’empêche pas ses brutaux demi-frères de le mépriser. Pourtant, ils viennent le prier de sursoir l’agonie de leur riche et détestable père égorgeur de moutons (ce pourquoi Zabor ne mange pas de viande) au moyen de ses écritures. C’est « saisir la bandelette pour inverser la momification », comme par allusion au Livre des morts égyptien. C’est entrevoir « trois déesses grecques dans le corps d’un imbécile », par allusion aux Parques. Il sera cependant frappé, chassé par le « scandale », par l’appel aux imams. S’il tente encore, mais de loin, de repousser la mort cancéreuse de la bouche du père gagnée par « des insanités incontrôlables », c’est compter sans la « panne du don »…

Notre Zabor ira jusqu’à couvrir les murs, les trottoirs, de ses écrits, accrocher ses carnets dans des sacs, ce pourquoi, comme Haroun, il passera un jour en prison. Malgré un « cahier parfait », le dernier, la mort du père sera pour lui un sévère échec. Ou peut-être une nouvelle liberté, si l’on peut imaginer que le monstrueux paternel est la terrible allégorie d’une société patriarcale oppressante, pourtant absolument pas prête de lâcher la bride.

Une société rurale et clanique, consanguine et bestiale forme le terreau de cette Algérie obscurantiste, coagulée dans ses coutumes, étranglée par la religiosité, à peu près fermée au monde de l’humanisme, de la science et de la raison. Heureusement, « le véritable sens du monde était dans les livres », quoique Zabor reste confiné dans le merveilleux, dans l’irrationnel, comme échappatoire. Reste que ce « Robinson arabe », n’a pas son pareil pour fixer et griffer d’un trait de plume vigoureusement satirique les Algériens qui l’entourent et pour brosser d’un pinceau de couleurs et d’amour les paysages, montagnes, désert, nuit, bourgades, en un hommage permanent à la beauté qui n’est jamais celle des hommes.

Quant aux femmes, on les voit peu, cloîtrées, incultes, « décapitées » par une idéologie repoussante, ou soudain magnifiées par l’amour et la prose de Zabor. Sa tante, abandonnée par son promis, est devenu une réprouvée, de même pour sa mère qui fut répudiée ; quant à Djemila, « qui ne sait ni lire ni écrire », cachée derrière sa fenêtre, Zabor ne peut l’épouser car divorcée. La plaidoirie de l’écrivain tente de rendre justice à ces femmes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Devant ce lyrisme continu, touffu, parfois oppressant, d’aucuns seront un peu déçus du peu de péripéties, de la « prédilection pour les digressions » et les paragraphes en italiques. La progression en un triptyque (« Le corps », La langue », « L’extase ») aide peu au dynamisme. La tension qui était celle de Meursault contre-enquête, n’est pas toujours au rendez-vous. Beaucoup plus empreint de sensuelle prose poétique, à la lisière du conte fourmillant, Zabor ou Les psaumes, de par la connotation biblique de son sous-titre, a quelque chose de la prière, mais en direction de la vie et de l’univers, a contrario de ce qui est explicitement le livre-repoussoir, le Coran, (« un Livre sacré qui n’était plus unique »), parfois cité, dans la traduction de Malek Chebel : « les poètes sont suivis par les égarés ».

En conséquence, au-delà des « près de sept mille livres lus », de ceux que Zabor réécrit, comme Robinson Crusoé, ou Le Seigneur des anneaux changé en histoire de « vendeur de bague devenu éternel », et de ses « psaumes » lancinants, l’on pense à l’imaginaire foisonnant (quoique avec bien moins de récits que par la grâce de Schéhérazade) des Mille et une nuits. Notre auteur ne se fait pas faute de pas le prendre en compte, ne serait-ce qu’en reprenant les histoires du père, dont celle de la famine et de sa misère qu’il ne peut s’empêcher de reprocher à sa descendance. Cet anonyme chef d’œuvre de l’humanité, que l’on a retrouvé en arabe, même s’il est très probablement d’origine persane et s’il est fort cosmopolite, s’adosse à la multiplicité des livres et des cultures pour défier, non sans perspicacité polémique, et rejeter ce qui se veut le « Livre unique », cet abêtissant et aliénant Coran, pour ne pas le nommer. En ce sens, non seulement Kamel Daoud propose un manuel d’écriture, par la vertu des réécritures et de la métaphore, qui « était une sorte de verset qui allait du corps vers le ciel et pas l’inverse », mais il manifeste une intention politique, une nécessité d’exil intérieur, de libertés et d’indépendances. Ainsi il échappe à son « village et à son sort de caillou ». Ce par la vertu du réalisme magique.

Journaliste engagé, Kamel Daoud tint des régulières chroniques dans Le Quotidien d’Oran, où il vécut longtemps, outre aujourd’hui ses interventions de chroniqueur de l’état du monde, parmi les pages de l’hebdomadaire français Le Point. Plus de deux mille textes, témoignant d’une plume agile et affutée, mais aussi très lue. Parmi ceux-ci, cent quatre-vingt-deux figurent dans Mes Indépendances. Chroniques 2010-2016[5]. Là il pourfend l’Islam politique (ce qui est un pléonasme), la déliquescence du régime militaire et socialiste algérien, tout en saluant ces révolutions arabes qui ne tinrent pas leurs apparentes promesses de liberté, mais aussi, et surtout, condition sine qua non de la liberté, celle des femmes, si malmenée, si niée dans le monde islamique. Une chronique sur la misère sexuelle arabe lui valut la grotesque accusation d’islamophobie, qui d’ailleurs ne devrait pas être une accusation, mais une saine et humaniste réaction après analyse critique. Depuis, il dut interrompre ses contributions au journal algérien. Plus isolé dans son pays, Kamel Daoud est en fait plus intégré au monde tel qu’il se doit. Les livres de l’écrivain et de ses doubles, Haron et Zabor, paraissent encore chez Actes Sud, puis Gallimard (et Barzakh en Algérie), les chroniques du journaliste paraissent encore – jusqu’à quand ? –  dans Le Point, rare magazine à assurer sa mission humaniste et critique, dans un pays qui veut croire encore aux libertés.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Le Point, 8 août 2024, p 50, 54 .

[5] Kamel Daoud : Mes Indépendances. Chroniques 2010-2016, Actes Sud, 2017.

 

Arte mujedar, Cisneros, Palencia.
Photo : T. Guinhut.
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22 août 2024 4 22 /08 /août /2024 16:51

 

Verreries de Maurice Marinot, Musée d'art moderne, Fontevraud, Maine-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les romans historiques et intimistes

de Tracy Chevalier,

romancière-artiste

de l’émancipation féminine :

 

La Fileuse de verre, La Dernière fugitive,

À l’orée du verger, La Brodeuse de Winchester…

 

 

 

Tracy Chevalier : La Fileuse de verre, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Anouk Neuhoff,

Quai Voltaire, 2024, 448 p, 24,80 €.

 

Tracy Chevalier : La Dernière fugitive, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff,

Quai Voltaire, 2013, 384 p, 22 €.

 

Tracy Chevalier : À l’orée du verger, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff,

Quai Voltaire, 2016, 336 p, 22,50 €.

 

Tracy Chevalier : La Brodeuse de Winchester, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff,

Quai Voltaire, 2019, 352 p, 23,50 €.

 

 

Une sensibilité fine, une technique impeccable, tout permet d’assurer à la romancière britannique d’origine américaine Tracy Chevalier, né en 1962, de successifs bijoux littéraires. Elle sait choisir des époques, des lieux historiques emblématiques – mais sans l’emphase des grands événements de l’Histoire – elle sait y insérer de modestes personnalités souvent féminines qui vont permettre à chaque lecteur de s’identifier, de palpiter au récit d’une vie, de ses entreprises, de ses émotions. Un verger menacé puis les libertés conquises par les esclaves noirs américains ont leur théâtre dans l’est américain, tandis que l’Europe abrite une brodeuse à Winchester ou, plus récemment, une fileuse de verre à Venise.

À l’instar d’Henry James, quel romancier ne rêve de voir son œuvre accomplie dans le cadre de la Sérenissime, soit la ville aquatique de Venise ? Un tel défi est ici brillamment réussi par Tracy Chevalier, dont La Fileuse de verre se situe à Murano, l’île des verriers fameux, encore joliment actifs aujourd’hui.

Issue d’une famille de verriers, une enfant est poussée dans un canal, espérant qu’en se séchant près d’un four concurrent, elle puisse épier quelque secret de fabrication, en particulier s’il s’agit de perles irisées. Elle s’appelle Orsola Rosso. Si rares sont les femmes à tenir un atelier, car elles ne sont pas censées être initiées aux savoir-faire des maîtres ;  pourtant, de façon à sauver de la ruine sa famille, la jeune fille va faire preuve d’une détermination sans faille. Elle n’est d’abord qu’une fée du logis, entre tâches ménagères, jardin, enfants. Etonnement, c’est par la grâce de Marie Barovier, unique maestro verrier féminin de Murano, qu’elle sera initiée à la création ignée de perles aux formes curieuses, aux couleurs pétulantes, jusqu'aux « larmes de sang ». Ainsi brise-t-elle la pesanteur des traditions, fait-elle évoluer les mentalités, grâce à son talent, son inventivité. La spécificité de son art est intacte : « Je ne veux pas faire des perles qui ressemblent à des saphirs ou des émeraudes, déclara Orsela. Sinon autant offrir à Joséphine des saphirs et des émeraudes. L'intérêt est de lui montrer la beauté unique du verre muranais... du verre vénitien ». Vendues et exportées dans toute l’Europe, jusqu’aux Amériques et en Afrique, ces perles portent la mémoire de leur créatrice, tout en offrant une volupté tactile et visuelle à qui les acquiert, les conserve et les transmet. Aujourd’hui, à  Murano, nous seulement les verriers sont encore actifs, mais l’on y peut visiter un « museo del vetro », aux œuvres anciennes et contemporaines, aux créations somptueuses et délicates, « des lustres pareils à des pieuvres aux tentacules emmêlées ». Y trouverons-nous le « tiroir aux dauphins » qu’Orsola garde au secret ?

À partir de l’an 1486, l'histoire de Venise transparait au travers de cette aventure et des descendants d’Orsola, en passant par une peste dévastatrice. Les mariages et les naissances, les amours contrariés, les bonheurs et les tragédies se déploient autour et au-delà d’une intemporelle Orsola, qui semble ne guère vieillir, alors que les personnages aux caractères contrastés sont le plus souvent attachants. Comme autant de perles de verres chatoyantes…

Le récit conserve tout du long une structure que l’on pourrait qualifier d’aquatique. En effet, la métaphore du ricochet d’une petite pierre plate sur la surface de la lagune est parallèle à la narration qui va par bonds de la Renaissance à nos jours. Ce qui permet de lire ce volume, plus vaste que beaucoup des précédents de notre romancière, comme une ample fresque individuelle, familiale et historique, sans oublier que la qualité du roman d’initiation n’y est pas étrangère.

Orné d’une très belle jaquette colorée, sur laquelle un vert canal vénitien révèle les perles en son eau, en outre délicatement gaufrée pour le nom de l’autrice et le titre, sans compter une couverture ornée d’une carte ancienne de Murano, noire sur fond pourpre, ce roman est un plaisir pour les mains, pour les yeux, pour l’esprit. Nous le conserverons dans notre bibliothèque avec le soin que prend l’héroïne : « Orsola sourit à la pensée que ses perles étaient jugées suffisamment précieuses pour être conservées avec des épices exotiques »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fuir l’oppression, le quotidien, les déceptions ; qui n’en a rêvé ? Dans La Dernière fugitive, Honor Bright va jusqu’au bout de ses décisions, quittant l’Angleterre des années 1850 pour fendre l’Atlantique et refonder son existence parmi les Etats-Unis. L’héroïne de Tracy Chevalier, romancière vivant à Londres, ne fait pas que fuir, elle affronte le réel, pour se trouver. De même Robert, le héros d’À l’orée du verger, quitte l’étroitesse d’une natale terre à pommiers pour admirer les sequoias californiens. Autant les personnages de la romancière Tracy Chevalier s’émancipent, autant ils accompagnent l’expansion économique et intellectuelle américaine.

Rejetée par un fiancé, Honor Bright suit en 1850 sa sœur qui va trouver un époux outre-Atlantique. C’est la première étape de La Dernière fugitive. Une traversée nauséeuse, la mort de la sœur, la solitude, la brutalité et l’austérité des mœurs, puis l’accueil chez une amicale modiste américaine de l’Ohio, dessinent des péripéties continues, d’abord peu originales. Ce qui ne gâche en rien les qualités la jeune quakeresse qui aime la paix de la couture et les réunions religieuses d’ « Amis » (entendez les Amish), leur silence, leur « lumière intérieure ». Accueillie dans une vaste ferme familiale, elle épouse l’entreprenant Jack, dont elle aura un enfant. Mais sa rencontre avec des esclaves fuyant le Sud pour atteindre la liberté canadienne au moyen d’un chemin de fer clandestin, avec la « ville libérale » d’Oberlin, avec le cynique et troublant Donovan, chasseur de fugitifs, bouleversera son sens de l’humanité. Ainsi Honor saura porter son prénom jusqu’à son sens le plus profond. Le suspense ira jusqu’à la traque, jusqu’au meurtre, peut-être nécessaire…

Entre roman historique et roman d’initiation, entre narration interne et lettres alternées, l’équilibre est parfait. Point trop de didactisme, ce qu’il faut de descriptions, pour faire surgir à nos yeux intérieurs un monde aux richesses sensibles, comme au moyen d’une délicate écriture photographique, qu’il s’agisse d’une forêt, d’un bébé, d’une vache…

Jamais Tracy Chevalier n’est superficielle. Si l’apparente simplicité, la facilité de lecture, des premiers chapitres aux perspectives modestes, peuvent nous donner cette impression, c’est par pudeur et modestie qu’elle ne cherche pas à en imposer à son lecteur. Peu à peu, des problématiques plus fines et politiques se font jour. Dans La dernière fugitive – dont nous tairons l’identité – c’est la thématique, certes rebattue, de l’esclavage qui s’impose. Mais avec un quelque chose de plus : la question de la liberté naturelle de l’individu, qu’il soit noir, ou femme. Quand Honor découvre les visages de couleurs, elle apprend non seulement la compassion, mais leur personnalité profonde. Quand elle s’écarte des lois implicites, puis révélées et justifiées, de sa belle-famille quaker, quand elle récuse une loi du Congrès, qui interdit de porter assistance aux esclaves en fuite et ordonne de contribuer à leur arrestation, elle trouve et assume son libre-arbitre, entre « principes » moraux et « compromis ». Choisissant d’étendre « le silence des Réunions à l’ensemble de sa vie », et s’affranchissant de jougs successifs, elle devient représentative de l’esprit du libéralisme politique des pères fondateurs des Etats-Unis.

Museo del Vetro, Murano, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

 

En une remarquable continuité, l’écrivaine donne une place considérable à l’œuvre d’art. Dans La Jeune fille à la perle, elle écrivait à partir du tableau de Vermeer ; dans La Dame à la licorne, c’était la tapisserie médiévale qui était son inspiratrice. Dans Prodigieuse créatures, où l’on croisait également une dimension féministe, des fossiles tenaient lieu de tableaux. En cette Dernière fugitive, plus ténus paraissent les « quilts », ces couvertures de « patchwork » ou d’ « appliqués », brodés avec un soin fabuleux et patient, cadeaux rituels de mariage et trésors familiaux. Pourtant, figurant l’existence d’Honor en fragments divers, et cousus entre eux, ils sont des mises en abyme, reflétant le roman en son entier. Ainsi elle agrège des morceaux de robes, de foulards et de tissus venus de lieux et de personnes qui jouent pour elle un rôle vital, dont le « gilet marron de Donovan ». Ainsi, notre auteure met au centre de sa maîtrise romanesque ce que les rhétoriciens de l’Antiquité appelaient l’ecphrasis, ou description d’œuvre d’art. Ce qui n’est pas le moindre mérite de la romancière experte à tisser un univers entre les pages…

Entre éthique féministe, cause anti-esclavagiste et reconnaissance de la liberté individuelle en dépit des communautés, l’esthétique modeste, cependant peu à peu brillante, de Tracy Chevalier sait à l’évidence réconcilier l’amateur de lecture aisée avec celui qu’anime la quête de problématiques humanistes. Parmi lesquelles la réalisation de soi et la lecture du monde par la création artistique sont justement essentielles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Malgré une entrée en matière cette fois un peu fastidieuse, un roman de mœurs de Tracy Chevalier n’est jamais anodin. Nous sommes À l’orée du verger, parmi les marais noirs de l’Ohio. Une pauvre famille de colons, installée en 1838, s’ingénie à faire pousser des pommiers, espérant tirer subsistance de ce dur labeur, vivre avec dignité, en rêvant de la rainette à « goût de miel et d’ananas ». Pour le père opiniâtre et la mère alcoolique, l’entreprise finit en tragédie sordide où l’on s’entretue par accident. Mais pour le fils Robert, qui fuit ce lieu maudit, les arbres sont le fil rouge de son existence en même temps que du roman d’initiation : à l’autre extrémité du continent américain, en Californie, il devient « l’agent arboricole » d’un botaniste qui lui fait récolter graines et plants des immenses redwoods et séquoias, de façon à les exporter vers l’Angleterre et les vendre à de riches clients : « Plutôt que de laisser la végétation à sa guise, ils répartissent les arbres de manière qu’ils composent des œuvres d’art ».

C’est bien ce que compose Tracy Chevalier en tissant des liens subtils entre les destins, les morts et les naissances, entre les filiations et les transmissions de savoir, au sein des cycles d’une nature âpre et grandiose. C’est ainsi qu’en progressant, le livre, absolument réaliste, voire naturaliste dans la tradition de Zola, jouant avec l’alternance des voix et l’alternance des vies des deux générations, avec des lettres qui ne trouvent pas toujours leur destinataire, devient de plus en plus prenant, en apparence tout simple d’écriture, en fait si subtil de conception, jusqu’à l’ouverture vers l’avenir plus lumineux d’une troisième génération, comme celle des arbres, même s’ils dépendent d’une plus vaste temporalité.

Avec son précédent roman de mœurs, La Dernière fugitive, la romancière complète un diptyque attachant : celui de la colonisation du territoire des Etats-Unis et de leur expansion économique. Il s’agissait de la question de l’esclavage et de la liberté individuelle, il s’agit « à l’orée » du vaste verger que deviennent les Etats-Unis, de la liberté d’entreprise et créatrice des Américains, sans oublier l’éloge des vastes espaces de leur continent. À l’image de ses personnages qui ourdissent des quilts ou recueillent les graines et les plants de futurs jardins, Tracy Chevalier est bien une romancière-artiste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toujours, les personnages centraux de Tracy Chevalier sont des femmes. Parfois discrètement prestigieuses, voire mythiques, comme dans La Jeune fille à la perle, venue du peintre Vermeer, ou La Dame à la licorne, venue de la tapisserie médiévale. Le plus souvent elles sont ordinaires, d’une plate banalité apparente, alors que la romancière, prend soin d’user d’une remarquable acuité psychologique pour les plonger dans les remous de l’Histoire américaine ou anglaise.

Violet Speedwell, soit le personnage éponyme de La Brodeuse de Winchester, ne semble avoir qualité particulière, sauf son amour des livres. Mais dans les années trente ce n’est pas forcément bien vu, surtout pour une de ces « femmes excédentaires » destinées à un mari qui leur fait défaut, puisqu’une génération de jeunes hommes fut décimée par la Première Guerre mondiale, dont son fiancé. Restée célibataire, négligée par tous, elle n’est qu’une modeste dactylo, lorsqu’en 1932 elle entre dans la cathédrale de Winchester. C’est là qu’elle rencontre un « cercle de brodeuses » où elle va bientôt s’épanouir. Broder des « agenouilloirs » et des coussins ne parait guère exaltant, pourtant le sien « serait encore là après sa mort ». Comme au cours d’une initiation, il faut subir la tyrannie de Mrs Biggins, avant de découvrir l’amitié de ses consœurs et devenir une experte.

Alors que la montée du nazisme emmène l’Allemagne et menace l’Europe, Violet fera preuve d’un modeste acte de résistance : broder un « fylfot », soit une svastika anglaise, croix gammée à gauche. Le roman, plein de sensibilité, même s’il n’atteint pas la hauteur de Prodigieuses créatures, dessine une vie, entre solitude, amours d’occasion et grossesse d’une mère célibataire, peignant du même mouvement une Angleterre des gens modestes et de l’entre-deux-guerres.

N’y-a-t-il pas une discrète vocation féministes au travail romanesque de Tracy Chevalier ? Féministe sans aucun doute de bon aloi. Certes, ce sont des fictions. Mais l’Histoire, grande et petite, ne manque pas de personnalités féminines remarquables, y compris du quotidien. Ainsi que notre contemporain, plus encore favorable aux épanouissements féminins, du moins dans les démocraties libérales.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

À partir d'articles publiés dans Le Matricule des Anges, janvier 2014, juin 2016.

 

Murano, Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

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11 août 2024 7 11 /08 /août /2024 17:55

 

Parador de Trujillo, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

 

 

De la Nouvelle Histoire mondiale des sciences

à la théorie fallacieuse de la terre plate.

 

 

Colin Ronan : Histoire mondiale des sciences,

traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Claude Bonnafont,

Points, 1999, 706 p, 12,30 €.

 

James Poskett : Une Nouvelle Histoire mondiale des sciences,

traduit de l’anglais (Grande Bretagne), par Charles Frankel,

Points, 2024, 688 p, 14,90 €.

 

Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony :

La Terre plate. Généalogie d’une idée fausse, Folio, 2023, 324 p, 9,20 €.

 

 

La question parait dès l’abord entendue : la science occidentale fut et reste la seule à maîtriser de considérables découvertes et épanouissements, de la médecine, des mathématiques modernes à l’héliocentrisme, de la physique, depuis l’électricité jusqu’au nucléaire, de l’imprimerie à l’informatique, jusqu’à l’intelligence artificielle… Cependant, à y regarder de plus près, ce serait demeurer perclus de préjugés que de croire qu’elle fut la seule à essaimer, tant des contrées lointaines, voire totalement inattendues, ont connues des recherches, des avancées scientifiques. Ce que ne cessent de montrer des ouvrages savants prétendant à de nouvelles histoires mondiales des sciences, sous les plumes de Colin Ronan et James Poskett, cependant plus différents que le laisseraient paraître leurs titres. Alors que des méconnaissances, des mystifications pseudo-scientifiques, ont la vie dure, comme celle qui affirma et affirme encore combien le Moyen âge avait la bêtise de croire la terre plate, cette idée fausse dont la généalogie est retracée par Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony. Or science et histoire des sciences se doivent de rechercher et de cultiver la vérité, de se garder des lubies obscurantistes profondément enracinées et des gangrènes idéologiques.

De James Poskett, cette récente (puisque parue en anglais en 2022) Nouvelle Histoire mondiale des sciences est présentée par l’éditeur comme « fondamentale ». Soit. Serait-ce oublier bien vite que ce même éditeur publia un ouvrage d’abord paru en anglais en 1983, de Colin Ronan, intitulé plus modestement Histoire mondiale des sciences, qui commence par « science primitive », va des Egyptiens aux Mayas, en passant par la Mésopotamie. Les premiers étaient férus de mathématiques, de métallurgie, de dentisterie et la pratique de l’embaumement concourut à une précise anatomie. Les Mésopotamiens prisaient géographie et biologie, quand ils étaient suffisamment avancés pour rédiger de réelles encyclopédies cunéiformes sur tablettes d’argile venues de Sumer, au II° millénaire avant notre ère. Elles dénombrent entre autres les minéraux, les pratiques médicales, ce que confirme un volume irremplaçable : Tous les savoirs du monde[1], reflet d’une exposition de la Bibliothèque Nationale de France. Les Mayas quant eux surent mesurer les cycles de Vénus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De toute évidence, puisque chronologique, un tel volume, profus et scrupuleux, consacre son second chapitre à la science grecque, à nombre de ces « savants illustres », comme Archimède ou Pythagore, Euclide ou Ptolémée, auxquels Louis Figuier[2] rendit un hommage appuyé. Avant ce dernier, au XVIII° siècle, Dutens montrait que nombre de philosophes éclairés de son temps avaient « puisé la plupart de leurs connaissances dans les ouvrages des Anciens[3] ».

Nous n’ignorerons pas la Chine, ensuite l’Inde, puis le monde arabe. Si la médecine, voire l’agronomie chinoise, sont l’objet de toutes leurs attentions, les préoccupations astronomiques et conjointement astrologiques, sont de tous les horizons anciens.

Bientôt cependant, et grâce au concours de l’empire romain, de la médecine de Galien, et de l’ère médiévale qui sut adopter les chiffres arabes – en fait indiens – une stupéfiante et irrésistible progression féconde la Renaissance, ce dont témoigne Gutenberg imprimeur, Ambroise Paré chirurgien, sans omettre Léonard de Vinci. Les mathématiques modernes et la révolution astronomique, dû à l’héliocentrisme de Copernic, au XVII° siècle, n’échappent pas à notre historien, qui a par ailleurs écrit une biographie de Galilée, et œuvré à l’étude des premiers télescopes. Physiologie, zoologie avec Buffon, chimie avec Stahl et Lavoisier, l’on ne cesse de parfaire une connaissance complète de la terre, dont l’âge n’est plus celui biblique, et dont l’évolution préfigure en quelque sorte la doctrine de Darwin. L’industrialisation du XIX° siècle s’accompagne de l’électrification, de la photographie, sans parler de l’explosion faramineuse des découvertes et des applications au cours du dernier siècle, du radium à la pénicilline, du gramophone au téléphone, de l’automobile à l’aviation, des technologies nucléaires aux satellites, jusqu’à à l’aube de l’informatique.

Colin Ronan, en son ouvrage, avoue son ambition de couvrir « la science pure plutôt que la technologie », y compris ces sciences « rendues obsolètes par la révolution scientifique », ce de manière extrêmement documentée. Il conclue avec l’univers en expansion et la théorie du Big bang. Pari tenu…

 

Musée d'Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

Différence de taille, James Poskett commence son investigation en 1450, soit là où son devancier en était déjà presqu’à la moitié de son volume. Il ne s’intéresse qu’incidemment à l’Occident, le propos étant ailleurs. Ainsi, entre 1450, date du miracle florentin, de notre imprimerie et prélude aux grandes découvertes maritimes, et 1700, la « révolution scientifique est ailleurs », lorsque s’ignorent la médecine aztèque et la cartographie des Amériques. La science islamique infuse la Renaissance européenne, même si l’on sait que cette influence est surestimée tant l’islam entre dans une longue ère d’obscurantisme à partir du XII° siècle, si l’on lit attentivement l’essai informé de Faouzia Charfi[4]. Les astronomes africains, indiens et ceux de Beijing font des prodiges, même si leur déclin, pour des raisons internes et géostratégiques, est confirmé par les performances occidentales, surtout coperniciennes.

Selon la formule de notre auteur, « les esclaves de Newton » – car ce dernier investit largement dans le commerce d’esclaves – sont en Gorée (au Sénégal aujourd’hui), parmi les Incas, les navigateurs du Pacifique, tous contribuant à leur corps défendant à la gravité universelle, car c’est au moyen des observations des savants voyageurs que l’auteur de la Philosophiae naturalis principia mathematica put en 1686 parfaire son ouvrage. De même, un botaniste nommé Sloane collecta les plantes de la Jamaïque, avec le concours d’esclaves africains, dont les bateaux négriers avaient de surcroit véhiculé la noix de cola. De là à établir la culpabilité du botanisme occidental, quoiqu’il puisse reconnaître le savoir des Africains en la matière, il n’y  a qu’un pas. C’est un peu oublier l’immense catalogage de Linné, mais également les progrès de la médecine qui en découlèrent.

De toute évidence les conséquences économiques de ces découvertes ne sont pas sans enjeu. Tel l’importation du thé chinois, qui fit florès en Angleterre, alors que depuis des siècles la Chine ne se privait pas d’étudier cette plante, de publier sous la gouverne de Lu Yu Le Classique du thé[5] au VIII° siècle.

Voici, de 1790 à 1914, le chapitre « capitalisme et conflits », qui conduit à examiner combien « le côté sombre de la recherche », invasions, colonisations, tueries, ne laisse pas de semer le doute sur les méthodes, voire les fins des explorateurs scientifiques. Tel Etienne Geoffroy Saint-Hilaire amené par Napoléon envahissant l’Egypte et découvrant des momies d’ibis sacré de façon à tenter de confirmer avant Darwin sa théorie de l’évolution. Ou encore Francisco Moreno chassant les fossiles en Argentine avec le secours d’une armée massacrant les indigènes. « Une fois qu’ils rentrent en contact avec les peuples civilisés, ils sont voués à l’extinction totale », déclara Sarmiento en 1879. De tels « civilisés » ont une éthique de la civilisation pour le moins désastreuse. L’histoire des sciences est en effet entachée d’infamies.

De façon adjacente, la science est instrumentalisée par l’ambition politique : la traduction chinoise par Ma Junwu de L’Origine des espèces en 1903 allait au-delà de Darwin en arguant que « la révolution est le principe universel de l’évolution ». S’en suivirent 200 000 morts et l’abdication du dernier empereur. En Union soviétique, les scientifiques « subissaient les affres d’un conflit idéologique majeur », à l’instar de Piot Kapitsa, empêché de retourner à Cambridge, qui découvrit à Moscou la superfluidité de l’hélium liquide, qui lui valut néanmoins le Prix Nobel de physique. Cependant nous ne ferons pas grief à la science elle-même d’être manipulée par les pouvoirs tyranniques…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux faits scientifiques in exacto ici rapportés s’ajoute le talent de narrateur de James Poskett, qui raconte par exemple le voyage de La Condamine vers les sommets des Andes, de façon à ce que l’arpentage contribuer à confirmer l’hypothèse de Newton selon laquelle la terre est aplatie aux pôles…

Quarante ans plus tard, James Poskett a l’avantage de l’actualisation, aussi bien en ce qui concerne des travaux effectués aujourd’hui en Afrique, aux pays arabes, en Asie, la science se mondialisant, qu’en ce qui concerne les recherches historiques, voire archéologiques. Son propos se veut universaliste : « Des naturalistes tchèques et astronomes ottomans aux botanistes africains et chimistes japonais, l’histoire des sciences modernes a besoin d’être racontée sous la forme d’un récit mondial. […] Des recherches passionnantes en matière d’intelligence artificielle, d’exploration spatiales et de sciences climatiques se déroulent déjà en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine ; les informaticiens chinois font des percées majeures dans l’apprentissage automatiques des ordinateurs ; les ingénieurs émiratis envoient des sondes spatiales autour de Mars ». En ce sens les contrées les plus exotiques bénéficient de la contamination, de l’exportation des savoirs et des talents de l’Occident. Sauf que cette embellie scientifique ne s’accompagne pas toujours d’embellie des libertés : il suffit de penser à la surveillance faciale et des réseaux en Chine postcommuniste, à la dimension islamique des pays arabes…

La science n’est pas à l’abri des censures et autres répressions. James Poskett signale combien certains régimes, en particulier associés à l’islam, lorsque la dictature d’Erdogan, en Turquie, incarcère des chercheurs qui ont eu le front de se montrer critiques, lorsqu’au Soudan l’on arrête un généticien. Mais en Chine les Ouïgours, fussent-ils des scientifiques, disparaissent…

Il n’en reste pas moins que malgré ses qualités intrinsèques, rendant à César ce qui est à César, l’ouvrage de James Poskett n’est pas dénué d’un relent idéologique douteux. Comme s’il fallait par mode intellectuelle, par décolonialisme, anticapitalisme et par rejet de l’européanocentrisme, contester à l’Occident moderne ses réussites et monter à toutes forces combien les populations exogènes ont été frustrés de leur scientificité. Comme quoi il est vain d’imaginer que la connaissance des évolutions scientifiques puisse être vierge de tel ou tel virus idéologique. Un semblable courant de pensée discutable anime également un récent titre dont la gémellité n’est pas à mettre en doute : Histoire mondiale de la France[6] sous la direction de Patrick Boucheron.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les errances de l’histoire des sciences ne sont pas toutes à la recherche de la vérité, mais témoignent du goût de l’erreur des uns, de la falsification des autres. Ainsi les platistes ont la vie dure, qu’ils soient islamiques, usant à l’envie de la métaphore coranique selon laquelle « la terre est comme un tapis[7] » – quoique des savants arabes en sachent la fausse évidence – ou bien Américains, à l’instar de la californienne Flat Earth Society qui prétend à un complot des partisans de la sphère, tels que la NASA, rien de moins. Mais l’expérience d’enseignant de votre modeste critique a montré que de nombreux élèves soutenaient que le Moyen âge pensait la terre plate, suivant en cela leurs précédents enseignants. Ce qui ne laisse pas d’inquiéter sur la culture de ces derniers.

D’où vient cette idée fausse ? L’essai de Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony vient à point nommé pour soigneusement infirmer un tel lieu commun, une telle billevesée obscurantiste. Le Moyen âge brillait dit-on par son ignorance, par sa coercition religieuse, par son arriération scientifique. Seul le temps des navigateurs, entre Colomb et Magellan, mais aussi les astronomes modernes, Copernic et Galilée, aurait permis que la raison éclaire la rotondité terrestre pour que les ténèbres se dissipent et qu’enfin la Terre devînt ronde. Le XIX° siècle, scientiste, anticlérical, contribua longtemps à la diffusion de cette conception fantaisiste d’un Moyen âge, parce que chrétien, inculte et ignorant.

De plus la légende selon laquelle Galilée aurait conclu que la terre était ronde est tenace, alors qu’il ne fit que confirmer l’héliocentrisme de Copernic, ce dernier étant au passage évacué, sans doute parce que Galilée, de par son mauvais caractère, avait été en butte, mais si peu, avec une frange de l’église, forcément anti-scientifique bien entendu, au mépris de la qualité intellectuelle de l’oligarchie religieuse, certes conservatrice, comme tout milieu savant au demeurant, lorsque pointe une découverte inattendue, surprenante, paradoxale.

Il s’agit bien, selon les justes mots de notre duo d’essayistes, « d’une manipulation de l’histoire des sciences et surtout des consciences [qui] participe d’une vision pauvrement linéaire et téléologique du développement des civilisations, issue du positivisme ».

En fait, de l’Antiquité grecque à la Renaissance européenne, à part quelques lourdauds, l’on n’a jamais prétendu, jamais enseigné en Occident une telle platitude ! Au IV° siècle, Aristote dans Du Ciel avait observé la rotondité de notre terre. Un siècle avant Jésus-Christ, Eratosthène avait déterminé avec une précision satisfaisante le rayon de la terre et sa circonférence (nos autrices donnent en une utile annexe l’« Exposé de la méthode d’Eratosthène par Cléomède). Les manuscrits astronomiques médiévaux sont clairs à cet égard, par exemple ceux d’Isidore de Séville au VII° siècle, de Bède le Vénérable au VIII°, de Sacrobosco au XIII°, dont notre volume reproduit quelques citations et illustrations probantes. Ainsi que les fort nombreuses enluminures représentant la création de la terre et ses antipodes. Nos deux historiennes, Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, nous offrent les sources antiques, en passant par les Pères de l’Église, jusqu’aux manuels et encyclopédies médiévales utilisés pour l’enseignement dans les écoles cathédrales, ensuite dans les universités à partir du XIIIe siècle.

Entre Aristote prévenant de la sphère terrestre et Saint Thomas d’Aquin stipulant à la première page de sa Somme théologique la même réalité, le consensus philosophique, scientifique et théologique, tour à tour grec, romain, chrétien, est patent. Mais l’incroyable cas de Lactance, autorité théologique du III° siècle avec ses Institutions divines, en aucun cas une autorité scientifique, s’élevant vigoureusement contre les antipodes et ceux qui marchent la tête en bas, quoiqu’il fit se gausser tout religieux sensé, n’a pas cessé de laisser des traces, y compris mis en avant par Voltaire qui n’a pas été toujours judicieux. Là est « le nœud gordien de la controverse », même si un Cosmas eut le même type d’arguments fallacieux.

Un mythe n’est pas sans genèse, sans généalogie. Aussi notre duo d’autrices abondamment informé pointe avec rigueur les causes de la falsification et sa persistance, les vecteurs académiques, les manuels scolaires, depuis le XIX° siècle jusqu’aux années 1980 ! Ce qui laisse douter du sérieux de l’Education Nationale, voire laisse à deviner que le grégarisme et la paresse de pensée ont par là de beaux jours devant eux. « La force du faux », pour reprendre une formule d’Umberto Eco, est telle que « les récits, comme les mythes, sont toujours persuasifs[8] ». Et plus c’est simpliste, plus cela passe…

Tous phénomènes appartenant sans nul doute à l’histoire mondiale des sciences, pierre philosophale, génétique soviétique et stalinienne de Lyssenko, terre plate, voire réchauffement climatique d’origine anthropique[9], voilà qui prouve combien l’éthique scientifique peut être dévoyée. Par ignorance têtue et assumée, complotisme, obscurantisme, conservatisme, idéologie politique, grégarisme et, bien entendu appât des prébendes et des postes de pouvoir...

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Tous les savoirs du monde, Bibliothèque Nationale de Franc / Flammarion, 1996.

[2] Louis Figuier : Vies des savants illustres. Savants de l’Antiquité, Lacroix, 1866.

[3] Dutens : Origine des découvertes attribuées aux modernes, Chez la veuve Duchesne, 1776.

[5] Lu Yu : Le Classique du thé, Les Belles Lettres, 2023.

[7] Coran, 71-19.

[8] Umberto Eco : De la littérature, Grasset, 2003, p 393.

[9] Voir : De l'Histoire du climat à l'idéologie écologiste

 

Biblioteca de San Lorenzo del Escorial, Madrid.

Photo : T. Guinhut.

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2 août 2024 5 02 /08 /août /2024 13:01

 

Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

D'Hypérion à Flashback,

les titanesques science-fictions

homériques et géopolitiques

de Dan Simmons.

 

 

Dan Simmons : Hypérion,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guy Abadia,

Robert Laffont, 2022, 510 p, 23 €.

 

Dan Simmons : Les Cantos d’Hypérion,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guy Abadia,

Robert Laffont, 2003, 1288 p et 1010 p, 25 & 26 €.

 

Dan Simmons : Ilium,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Daniel Brèque,

Robert Laffont, 2012, 618 p, 23 €.

 

Dan Simmons : Flashback,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Dusoulier,

Robert Laffont, 2012, 528 p, 22,50 €.

 

Dan Simmons : Le Nez-boussole d’Ulfänt Banderoz,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sébastion Guillot,

Robert Laffont, 2022, 192 p, 18 €.

 

 

 

      Les voies de la science-fiction sont presque aussi impénétrables que celles des dieux. Tant ils sont, en Hypérion, multiples, chrétien, grichtèque, panislamique, cruciforme bikura, voire zen gnostique, dans l’hégémonie de l’œuvre polymorphe du romancier polygraphe américain Dans Simmons (né en 1948)… Mais aussi des dieux de l'Olympe, lorsqu'ils veillent et jouent d'influences au-dessus de la guerre de Troie, sur Hector, Achille et Ulysse. Ainsi Dan Simmons, depuis le tour de force de sa tétralogie Les Cantos d’Hypérion, en passant par Ilium puis son pendant, Olympos, ajoute aux treize siècles de son space opera un étage temporel et technologique réécrivant les récits homériques. Le titanesque Dan Simmons montre une fois de plus combien il a de cordes à son talent. Qui compte le thriller fantastique de L’Echiquier du mal, et le remake du récit d’exploration polaire à la lisière de Jules Verne et du roman gothique, intitulé Terreur. Sans compter qu'en infiltrant une trame policière parmi la science-fiction presque contemporaine de Flashback, le voici imaginant une guerre islamique ravageant les Etats-Unis d'Amérique. Décidément le romancier aime surplombler et manipuler les conflits de l'Histoire, tant passée que future. Plus ludique est son Nez-boussole d’Ulfänt Banderoz, qui relève plus exactement de la fantasy. Et si les prodiges de la littérature s’étaient déplacés des classiques aux prouesses narratives et conceptuelles de la science-fiction ?

        Toutes les dimensions du passé, de l’avenir de l’humanité, ses complexités, déboires et aspirations apparaissent dans l’œuvre de Dan Simmons ; et au premier chef dans ses Cantos d’Hypérion. Gigantesque prélude, le volume inaugural, laconiquement intitulé Hypérion, paru aux Etats-Unis en 1989, doit propulser le personnage du Consul vers une planète lointaine ainsi nommée par allusion au poème du romantique anglais John Keats[1]. Mais quoi de mieux pour occuper les longueurs d’un tel voyage que de confier aux sept pèlerins le récit de leurs aventures et ainsi leur liens avec la dite planète, menacée par l’ouverture des « tombeaux du Temps » et par le « Grichte » sanguinaire qui en occupe le point névralgique ? L’on devine ici un souvenir du procédé des récits emboités, tel qu’en usa un Chaucer dans ses Contes de Canterbury, ce qui renforce l’aspect métalittéraire du roman-somme. Ce sont, dans l’ordre d’apparition, un prêtre, un soldat, un poète, un érudit philosophe, une femme-détective, un diplomate, soit notre consul enfin. Parmi ceux-ci s’est glissé un traître ; lequel ? Et si la légende rapporte que six parmi les pèlerins seront sacrifiés au « Gritche », qui sera le survivant, qui sera « L’Elu » ?
      Il faut attendre le second volet, La Chute d’Hypérion, pour explorer les mystères dangereux, voire apocalyptiques, d’un tel parage. Découvrir, au cours d’une narration chronologique cette fois, le « Gritche », monstre aux griffes acérées, auquel tout un peuple voue un culte suicidaire. À l’instar du « parasite de résurrection », en quoi consiste le « cruciforme », il atteste combien il s’agit de religions de la souffrance, ce dont témoigne également « l’arbre aux épines » qui empale des milliers de vivants. Le mystère effarant du mal reste entier… Ce qui fait écho à L’Echiquier du mal
[2],l... roman fantastique et policier, à la recherche d’un ancien tortionnaire nazi qui ne cesse de sévir, des décennies après. L’action est trépidante, l’angoisse est prégnante, surtout lorsque le meurtrier s’insinue dans l’esprit de ses victimes devenues pions d’un jeu d’échec mortel...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      272 ans plus tard, Endymion et L’Eveil d’Endymion font l’objet du second diptyque dans cette tétralogie dédiée à John Keats. Berger devenu soldat puis guide pour chasseurs, Raul Endymion doit protéger Aenea, fille de l'ancienne pèlerin Brawne Lamia, également messie venue des temps passés. Ainsi, au-delà de la réécriture du mythe des Titans vaincus par les divinités olympiennes et chantés par l’omniprésent poète John Keats - réincarné en un « cybride » -  s’accomplit la renaissance religieuse…
      Le Space opera exhibe sa dimension politique, entre galaxies lointaines gouvernées par l’ « Hégémonie », sous l’autorité de Meina Gladstone, invasion des marges de l’empire par les « Extros », guerres interstellaires complexes, « portes distrans » reliant les planètes les unes aux autres – exception faite d’Hypérion – s’allie à des avancées scientifiques inouïes, tels une considérable intelligence artificielle avant l’heure, tapis volants à « propulsion Hawking », « traitement Poulsen » de résurrection auquel le poète Martin Silenius a sacrifié. Les allusions à l’entropie, à la biologie des machines, celles au philosophe chrétien Pierre Teilhard de Chardin nourrissant la quête mystique, la richesse stylistique, épique et poétique, tout contribue, sans lourdeur ni pédantisme, sans nuire à l’efficacité narrative, à une réussite époustouflante.

 

 


      Hubris et ruines des civilisations, amours émouvantes, celui édénique de Merin et Siri, et déchirantes, celui de Sol pour sa fille dont le temps est renversé, rien ne semble avoir été oublié pour tisser cette fresque pluridimensionnelle, des plus immenses perspectives spatiales et temporelles aux plus infimes, intimes et coruscants détails. De surcroit les registres employés varient sans cesse : épique au premier chef, lyrique, tragique, burlesque, parodique, sans compter les registres de l’argumentation, judiciaire, épidictique, délibératif, qui conviennent à une œuvre politique aux complots, machinations et résolutions nombreux.
      Presqu’exactement contemporain, soit deux ans après, du cycle de La Culture de Ian M Banks
[3] – une utopie techniciste  et philosophique, en quelque sorte anarchique – celui d’Hypérion présente avec ce dernier des points communs : guerre intergalactique, humanité dirigée par les intelligences artificielles, ici le « TechnoCentre », mais ce serait exagérer les familiarités afin de déprécier l’un ou l’autre. D’autant que la virtuosité poétique de Dan Simmons fait la différence, sans omettre la pertinence philosophique et théologique.

Homère : L'Iliade, Jean de Bonnot.

Photo : T. Guinhut.
 

      La récurrence des allusions mythologiques dans les Cantos d’Hypérion précède à juste titre un autre diptyque explicitement consacré à la guerre chantée par Homère. Dans le premier volume, intitulé Ilium, un universitaire du XX° siècle est envoyé depuis le futur afin d’observer la guerre de Troie, des « Moravecs » passionnés de Proust et Shakespeare enquêtent sur l’activité quantique de Mars, alors que les Terriens, surveillés par les Vyonix, sont devenus des niais. Trois histoires et trois temps se rassemblent sous le regard hypertechnologique des dieux grecs à l’affût du meilleur et du pire de l’humanité et de la post-humanité. Les interventions d’Aphrodite, de Zeus et autres divinités, s’expliquent alors grâce à d’éblouissants recours à la physique quantique et aux nanotechnologies. Homère a-t-il fidèlement rapporté cette guerre ? C’est ce que l’on tentera de vérifier, à la croisée de la réécriture de l’épopée et d’une intertextualité virtuose.

      Certes, cet Ilium, auquel succède Olympos, en un diptyque historico-poétique impressionnant croisant mythologie et space opéra, n'a peut-être pas de bout en bout la puissance d'Hypérion, cette tétralogie radicalement indépassable. Là où ce dernier nous entraînait dans un suspense aventureux sans équivalent, et ce avec une écriture et une pensée stupéfiante, qu'il s'agisse de création poétique, de religions et de civilisations imaginées, la réécriture homérique pêche parfois par le manque de concision, les longueurs, les répétitions dommageables. Mais qu'importe, dira-t-on devant l'ambition assumée...

      Rien de tel donc que la culture des grands poètes, dont Dan Simmons fait indubitablement partie, pour comprendre les évolutions, le passé et les futurs des mondes…  La science-fiction postmoderne, riche de tant d’allusions, récits et références, ne se sépare pas de la littérature classique et se trouve être le refuge le plus adéquat et le plus développé du genre épique redevenu contemporain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Plus près d'aujourd'hui, en un futur très proche, soit en 2035, notre démiurge romancier plonge dans la psyché d’un ex-policier, veuf de surcroit, d’où le titre : Flashback. Suite à l’accident de la route qui a tué sa femme Dara, Nick traîne sa déréliction dans un monde sabordé par l’Histoire. Il n’est plus qu’une dépendance continue au « flashback », une drogue que l'on devine capable de lui faire rejoindre un passé heureux et perdu. C’est à peine s’il prend au sérieux le conseiller Nakamura qui l’engage pour retrouver l’assassin de son fils Keijo, une vieille enquête restée infructueuse dix ans plus tôt. Aux ficelles élimées du thriller s’ajoutent deux axes qui donnent indubitablement du corps à l’ouvrage : entre réflexion sur la mémoire et les conflits politico-religieux exacerbés, le roman brosse une fresque alarmante de ce que nous pourrions, en 2035, devenir.

      L’épigraphe de Marcel Proust ouvre alors au lecteur une porte sur l’ambition - mais en même temps la respectueuse reconnaissance - de Dan Simmons. Ses autres livres s’appuient d’ailleurs sur de persistantes allusions à Homère (Ilium et Olympos en tant que réécritures science-fictionnelles de L’Odyssée), à John Keats (pour Hypérion) et à Shakespeare, dont un personnage de camionneur est ici féru. Ainsi, au service de la mémoire, qualifiée par Proust d’ « espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met, au hasard, la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux », notre prospecteur d’univers imagine une substance aussi séduisante que redoutable qui permet de revivre avec une profonde acuité ses souvenirs. Interdite par l’Islam, elle plonge une bonne partie de l’humanité dans la torpeur. Existe-t-il un « flashback deux (…) totalement immersif », se demande Nick ? Il permettrait de vivre le bonheur de fantasmes sans cesse développés, comme « se construire une vie nouvelle avec Dara »… Dans quelles cuves contrôlées par de politiques puissances plonge-t-on des cobayes humains pour la tester ? Est-on sûr à la fin d’y avoir échappé ?

      Jouant sur nos nerfs et nos peurs - de manière moins fantasmatique que réaliste - Dan Simmons dresse également le portrait d’une Amérique et d’un monde pré-apocalyptiques. Le « Califat Global », au profit duquel les Européens ont abandonné leur culture, a vitrifié Israël, pris le contrôle de la moitié de la planète et des trois quarts des Etats-Unis. Il est contré au sud par les « Spaniques » et leur « Reconquista », alors que les Japonais rétablissent les traditions des « Shôguns » qui luttent d’influence pour placer leurs pions sur l’échiquier géopolitique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      D’où vient cette dégringolade des Etats-Unis ? Dans une analyse pertinente, Dan Simmons rappelle la dette et les « programmes d’aide sociale colossaux », la tolérance toute empreinte de lâcheté envers les Musulmans. Des allusions à la « folie sur le réchauffement climatique qu’on prétendait d’origine humaine », à l’administration Obama (qui n’est pas nommé), à la République islamique d’Iran dont on n’a pas su arrêter le délire meurtrier, ajoutent une dimension polémique que le lecteur restera libre d’apprécier à sa juste valeur, à sa qualité d’avertisseur. Ainsi Dan Simmons fait reprendre par son camionneur cultivé, qui sait citer Alexis de Tocqueville, la célèbre citation de Churchill : « Le socialisme est une philosophie de l’échec, le credo de l’ignorance et la philosophie de l’envie. Sa vertu inhérente consiste en une égale répartition de la misère[4] ».

      Ainsi l’avertissement est lancé. Dans la tradition de La Machine à explorer le temps de Wells, où l’avenir de l’humanité se résolvait par la faillite de l’humanisme et la victoire d’un souterrain prolétariat vampirique, l’anticipation politique engagée se veut alors rationnellement prédictive, se faisant implicitement injonctive : gare à la chute de l’Europe, des Etats-Unis, de la liberté et de la prospérité !

       Sous l’égide d’un narrateur omniscient qui alterne les récits des aventures de Nick et de son fils Val jusqu’à ce qu’ils se rejoignent enfin, le roman feuilleton, dans la grande tradition du réalisme du XIX° et de la narration hollywoodienne, est sans cesse efficace, entraînant, faute d’être réellement novateur. La dimension épique, indubitable, comme il sied à ce genre de science-fiction géopolitique, aurait un peu tendance à rendre parfois le héros un peu ténu, au milieu des enjeux planétaires et religieux de cette guerre des mondes, résolvant, presque à son corps défendant, une énigme qui le dépasse, grâce à la mémoire cachée du portable de son épouse, sa chère Dara disparue dans une impeccable machination… L’archétype de la lutte du bien et du mal aboutit ici, non pas sur une victoire absolue du premier, mais sur un chemin d’espoir où les valeurs de l’Amérique pourraient alors, au-delà du chaos, être restaurées. Ainsi la littérature fournit-elle au lecteur et à une nation, dont la constitution fut issue des Lumières, l’abîme de ses peurs et le ressort qui lui permettra de se relever de flashbacks nostalgiques pour envisager avec fermeté le présent et l'avenir. L'apologue est on ne peut plus clair. Il ne reste plus qu'à imaginer un nouvel Homère chantant la guerre interminable de l'Islam contre l'Occident. Et c'est peut-être l'inénarrable Dans Simmons.

      Quoiqu’en une trop brève allusion, nous penserons à un autre roman de Dan Simmons, témoignant de la multiplicité de ses talents. Entraînant opus tressé d’histoire polaire, de fantastique et d’effroi gothique, Terreur[5] est une autre de ses réussites,  même si elle apparait plus conventionnelle, mais avec une puissance dont il a le délicieux et épouvantable secret.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


De taille beaucoup plus modeste, plus ludique également, sans prétention et cependant plaisant, Le Nez-boussole d’Ulfänt Banderoz, relève d’un croisement de la science-fiction et de la fantasy, tant son tropisme magique a quelque chose de médiéval. Œuvre mineure, certes, mais témoignage supplémentaire s’il en fallait de la virtuosité de Dan Simmons, cette novella met en scène la quête de « Shrue le diaboliste » parmi un univers où la lune s’est égarée, où le soleil rougit, où décroît la « terre mourante » (selon l’hommage au titre de Jack Vance[6]) ce qui ne laisse plus guère espérer qu’une apocalypse. Seule la découverte d’une bibliothèque et sa convergence pourrait être salvatrice. Pour la rejoindre, un voyage cosmique en « galion céleste » – écho peut-être de celui qui nous conduisit vers Hypérion – ne peut se passer de quelque combat spatial pyrotechnique. Prélevant sur le corps momifié du bibliothécaire Ulfänt Banderez le « nez-boussole », Schrue parviendra jusqu’à l’indispensable « Seconde Bibliothèque Ultime », avec le concours de sa complice Derwee, « maîtresse de guerre ». Mais il n’y a pas de quête sans un opposant acharné, le redoutable « Faucelme » résolu à s’emparer de cet indispensable trésor au moyen d’escarmouches guerrières et de tortueux maléfices, sans objets magiques comme le « Cristal-Guide », le tout entre démons et dragons tourbillonnant.
      Mystérieuse, cette Bibliothèque « du Savoir Thaumaturgique » le restera : « des hommes ont perdu la vue rien qu’en regardant ces livres ». Le monstrueux Kirdrik doit avouer : « Je connais plus de neuf cents alphabets phonétiques et glyphiques, ainsi que plus de onze mille langues écrites, vivantes ou mortes, mais ces symboles s’éparpillent comme des cafards lorsqu’on allume une lumière ». Si Shrue semble pouvoir en sa seconde matérialisation la maîtriser enfin et ainsi sauver la terre, le lecteur en restera pour sa curiosité déçue. Pourtant nous ne doutons guère d’un Dan Simmons, consultant maint opuscule de magie et d’alchimie, eût pu imaginer des titres, des paragraphes stupéfiants. Probablement il eût concurrencé La Bibliothèque de Babel borgésienne, celle du Nom de la rose d’Umberto Eco…

Il est toujours temps que les trompettes de la Renommée claironnent que la science-fiction n’est pas plus un sous-genre que la « blanche » de Gallimard. Les meilleurs livres n’ont que faire des cases et étiquettes. Dan Simmons, après Verne, Wells, Gibson et Banks, l’a montré grâce aux fabuleuses 2000 pages du Cycle d’Hypérion. Si les incursions de ce polygraphe dans le policier ou l’horreur sont peut-être un soupçon plus négligeables, il prouve encore avec Ilium qu’il sait produire une science-fiction raffinée, complexe sans être illisible, cultivée. Ce créateur d’univers, technologies, théologies et personnages inoubliables, aussi individualisés qu’universels, s’attaquait, après Keats dans son maître opus consacré aux planètes et galaxies d’Hypérion, rien moins qu’à Homère, pour réécrire et transposer l’Iliade dans un futur fait de conflits interstellaires. Gageons que l’aède grec saura l’accueillir à son côté, et auprès de Keats, dans le panthéon des Muses. Réécritures sans la moindre servilité, multivers démesurément inventifs, ses romans sont d’une puissance de composition, d’une géniale invention toute personnelle, cependant nourrie des mythes et de l’Histoire universelle, y compris de celle, plausible, du futur.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] John Keats : Hypérion, La Dogana, 1989.

[2] Dan Simmons : L’Echiquier du mal, Denoël, 2023.

[3] Ian M Banks : Cycle de La Culture, Le Livre de poche, 9 tomes, 1996-2014.

[4] Winston Churchill : Discours à la conférence des Unionistes écossais, 28 mai 1948.

[5] Dan Simmons : Terreur, Robert Laffont, 2007.

[6] Jack Vance : La Terre mourante, Mnémos, 2021.

 

Oñati, Gipuzkoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

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27 juillet 2024 6 27 /07 /juillet /2024 16:04

 

Pintor veneto : Doce sibilas. Dioses y Héroes del Barocco venetiano,

Fundación Barrié, A Coruña, Galicia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Fabrique du sexe et fabrique du genre

ou les avatars du féminisme.

Suivi par la haine du pénis et l’effacement des mères.

Thomas Laqueur, Judith Butler, Dr Kopte,

Marcela Iacub, Eve Vaguerlant.

 

 

Thomas Laqueur : La Fabrique du sexe,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Gautier,

Folio, 2023, 576 p, 9,95 €.

 

Judith Butler : Trouble dans le genre,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cynthia Kraus,

La Découverte, 2005, 288 p, 13 €.

 

Dr Kopte : Pubère la vie. À l’école des genres,

Editions du Détour, 2023, 320 p, 20, 90 €.

 

Marcela Iacub : Penis horribilis, Fayard, 2023, 144 p, 16 €.

 

Eve Vaguerlant : L’Effacement des mères,

L’Artilleur, 2024, 192 p, 18 €.

 

 

 

Né lors de la Genèse, d’Adam et d’Eve qui est la chair de sa chair, ou plus exactement des hasards et des déterminismes de la seule nature, le sexe est dualité anatomique, que l’on a longtemps pensé irréductible, hors quelques très rares cas d’hermaphrodisme. Mais au cours du XX° siècle, au-delà du genre grammatical, lui arbitraire, l’on s’est mis à penser le genre au sens culturel, moral, affectif, social… Assurant que les vertus et les rôles ne sont plus réductibles au sexe, que racines biologiques et racines psychologiques et culturelles peuvent ne pas coïncider. Ainsi lirons-nous les initiateurs, les détracteurs et les thuriféraires de la pensée du genre. Progrès des mœurs et des libertés, nécessité psychophysiologique, soin humanitaire ? Ou narcissisme exigeant, délire idéologique, endoctrinement, voire pulsion de grégaire pouvoir ? Les conséquences d’un tel bouleversement historique du féminisme genré, haine du pénis, effacement des mères, vont-elles dans le sens des libertés ou de nouvelles tyrannies ?

Pour poser les bases de notre réflexion, consultons l’essai de Thomas Laqueur. Making sex : body and gender, from the greeks to Freud fut publié en 1990 aux États-Unis. Traduit, l’ouvrage devint en 1992 La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident. Notre historien se livre, depuis l’Antiquité, en particulier gréco-romaine avec Galien, à une enquête documentée, ce qu’atteste un liminaire cahier d’illustrations, mais, sans faute, sous le patronage de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault[1].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En cette histoire du sexe, le « modèle unisexe », dominant depuis l’Antiquité et jusqu'au XVIII° siècle, prétend voir le vagin comme pénis inversé, l’utérus comme scrotum, les ovaires comme testicules, ce en négligeant les différences. Les organes féminins sont intérieurs alors que ceux masculins sont extérieurs, les premiers en une occurrence plus imparfaite. Ce qui n’est pas sans refléter le genre social admis pour chacun des sexes, pensé comme naturel. Mais cet a priori, dans lequel le « genre était fondateur quand le sexe n’en était que la représentation », s’est vu battu en brèche par la science anatomique des Lumières : « l’on cessa de prendre les ovaires pour des testicules femelles », rendant de cette façon compte de la différence sexuelle irréductible. Lui succéda donc un modèle à « deux sexes », au moment où « le sexe tel que nous le connaissons devint fondateur, le genre social n’en étant plus que l’expression ». Ainsi notre essayiste constate que le sexe est aussi culturel que le genre. « Des sciences que nous tenons aujourd’hui pour douteuses », y compris en s’appuyant sur la sélection naturelle de Darwin, corroboraient « la politique culturelle de la fécondité cyclique ». En effet, « Pendant le plus clair du XVIIe siècle, être homme ou femme c'est tenir un rang social, assumer un rôle culturel, et non être organiquement de l'un ou l'autre sexe. Le sexe était encore une catégorie sociologique, non pas ontologique. » Ensuite, à partir de l’ère des Lumières, le vocabulaire de l'anatomie génitale se précisant, la différence sexuelle impose une vision selon laquelle la femme est l'opposée de l'homme avec des organes, des fonctions et des sentiments irréductiblement différents. Ce qui permet de penser de manière naturaliste l'organisation rationnelle de la société du XIX° siècle. Jusqu’à ce que Freud prétende à une version moderne de la théorie du sexe unique, niant les formes biologiques pour arguer qu'une fille devenue femme voit le plaisir sexuel se déplacer du clitoris au vagin, conception d’ailleurs bien datée et justement ridiculisée. La culture religieuse, sociale, dicte un usage du corps féminin, bien entendu tourné vers la maternité. Comme le prétend Freud, Thomas Laqueur admet que le destin est l'anatomie, mais sans comme son prédécesseur ordonner une « sexualité correcte », quand le sexe est un artifice. Car « les deux sexes ne sont pas une conséquence naturelle et nécessaire de la différence corporelle ».

La fabrique sociale règle l’exercice de la reproduction ; lorsque faire naître, et faire être, sont des valeurs fondamentales. En ce sens le contrôle de la descendance surpasse l’érotisation du désir, afin de vaincre la mort individuelle et contrôler l’existence privée et publique. La conception du monde s’en trouve ordonnée par le masculin et le féminin, définissant ainsi les situations sociales, les rôles attribués aux  deux genres : «  Ce que l’on peut vouloir dire sur le sexe… contient déjà une affirmation sur le genre ». Il n’y a pas, d’un côté, de la nature, et, de l’autre, de la culture, mais une production conjointe : la différence sexuelle reçoit un contenu à travers les représentations, les symbolisations, les rhétoriques ». Le sexe devient une création sociale, un jeu de pouvoir, d’inégalité, de hiérarchie et de subordination, le tout s’inscrivant dans une anthropologie, tout ce dont Thomas Laqueur se fait l’historien perspicace.

Ainsi la fabrique du sexe s’entend comme une histoire intellectuelle. Le revers de la médaille étant, à l’occasion de la Révolution française, « la création d’une nouvelle sphère publique, exclusivement masculine, d’où leur essence corporelle même excluait les femmes ». Cependant le développement de la médecine permit plus récemment les progrès de la connaissance anatomique et de la physiologie de la reproduction, puis de sa maîtrise grâce à la contraception. Ce qui, associé à la montée du féminisme, permit enfin de nouvelles libertés, sociales et sexuelles à celles qui sont humainement nos semblables…

Thomas Laqueur nourrit son ouvrage d’anecdotes, par exemple pour illustrer l’idée ancienne selon laquelle l’orgasme féminin était indispensable à la conception, en contant l’histoire d’une beauté paraissant morte, ainsi insensible, qu’un chevalier ne put s’empêcher de déflorer : plus tard éveillée, enceinte, elle trouva en son nécrophile galant l’époux qu’il lui fallait ! Il étudie également la gestion des pratiques, comme en examinant la répression du « vice solitaire », soit la masturbation, au cours des XVIII° et XIX° siècles. Le tout appuyé par une érudition impressionnante, qui va de Plutarque à Wagner, de Galien à Foucault, comme il se doit…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aujourd’hui cependant, loin d’un discours dominant sur le sexe, une pluralité de vécus et de discours permet au genre de s’affirmer, de se fragmenter, de s’étoiler, comme autant de rhizomes deleuziens. C’est là que prend place l’essai fondateur, quoique controversé, de Judith Butler, Trouble dans le genre, initialement publié aux Etats-Unis en 1990. Le féminisme n’obéit plus lui-même à une identité stable, se départit des injonctions normatives, préfère à l’hétérosexualité obligatoire une contre-culture queer[2]. À nos vies troublées et troublantes répond ce Trouble dans le genre.

De la biologie à l’homosexualité et au lesbianisme, des écrivains Kafka et Bataille au philosophe Nietzsche, de la mélancolie à la psychanalyse – plutôt Lacan que Freud – jusqu’au structuralisme, sans oublier Foucault, Simone de Beauvoir et Luce Irigaray,  puis des dames aux talents avant-gardistes comme Julia Kristeva et Monique Wittig, quoiqu’elles soient parfois absconses, et dans le prolongement de la déconstruction derridienne[3], l’essai de Judith Butler balaie autant le corps charnel et sensoriel que le corps politique, au-delà d’un présupposé patriarcal et d’une langue phallocentrique.

Il est rapidement évident que notre essayiste remet en question « l’ordre obligatoire du sexe/genre/désir » et « la prohibition en tant que pouvoir », qu’elle interroge le langage, ses pouvoirs et ses stratégies, qu’au-delà du binaire l’identité s’en trouve bouleversée, que la discontinuité sexuelle – telle celle d’Herculine Barbin[4], femme puis homme – glisse vers autant vers la «  désintégration corporelle » et le « sexe fictif », que vers des « subversions performatives ». Tentant de penser une politique féministe qui ne soit pas fondée sur une identité féminine préconçue, la conclusion de Judith Butler reste ouverte, en se demandant « comment déstabiliser les prémisses de la politique identitaire et en restituer la dimension fantasmatique ? »

Il n’en reste pas moins que notre judicieuse Judith Butler n’est pas aussi dogmatique que certains de ses thuriféraires pourraient le laisser croire : « Il incomberait aux féministes d’explorer les prétentions totalisantes d’une économie masculiniste de la signification, mais aussi de rester critiques vis-à-vis des gestes totalisant du féminisme ».

De toute évidence, Judith Butler ne peut être confondue avec l’extrême radicalisme d’une Valérie Solanas, dont le SCUM Manifesto[5] prétendait en 1967 prôner la castration des hommes, quoiqu’il faille plutôt tenir compte de la dimension violente et parodique de la chose et de sa propension à promouvoir les relations entre femmes indépendantes ainsi que le refus des relations sexuelles. En revanche il faut constater que Judith Butler se montre complice d’un autre radicalisme, celui du terrorisme islamiste, puisqu’elle soutient le Hamas de la bande de Gaza, qualifiant l’attaque meurtrière du 7 octobre 2023 contre Israël, comme « un acte de résistance armée » !

 

Iglesia de Sante Pedro y Santa Maria, Olite, Navarra.

Photo : T. Guinhut.

 

Faut-il aller jusqu’à la transsexualité ? Si l’on se fie à la liberté de l’individu, du moins majeur, pourquoi pas. Si la disphorie de genre, soit le sentiment d’inconfort grave face au sexe assigné par la nature, entraîne une souffrance clinique, il peut être bon, lorsque la science le permet, de corriger les erreurs naturelles, comme l’on corrige une maladie génétique. Mais pas sans avoir conscience que le changement de sexe ne fait pas du sexe nouveau une anatomie entièrement opérationnelle, que l’espérance de vie en est peut être affectée, que l’on risque de regretter un choix sans retour… Mais pas sans se prémunir d’un militantisme persuasif qui veut s’assurer un pouvoir grégaire en s’agrégeant des adeptes, en particulier des adolescents fragiles et influençables. Là encore la geste du genre, ici le transgenrisme, peut être fort politique.

Hélas la réalité du terrain ne laisse guère de place aux libertés genrées. Si l’on ouvre le livre du Dr Kopte, Pubère la vie, dont les chapitres parcourent l’école, le lycée, les centres de formation d’apprentis, l’on s’aperçoit que le sexisme machiste le plus vulgaire et le plus virulent est monnaie courante. Pour arriver à un tel diagnostic, le Dr Kpote, « animateur de prévention en milieu scolaire », a rencontré des milliers d’adolescents. Leurs provocations, leur agressivité, leurs tabous, clichés, ignorances, injonctions patriarcales voire religieuses, sont effarants. Entre insultes, viols en tournantes, vidéos volées sans le consentement de la victime, la coupe est pleine : « Combien de porcs seront réellement condamnées ? Quels moyens vont-être réellement déployés pour combattre le sexisme ? », s’interroge l’auteur de ce reportage réaliste, édifiant. Fort heureusement, de loin en loin, des perspectives féministes, des tolérances plutôt que des « LGBTphobies », pointent leurs lueurs d’espoir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’on suit les observations de l’ouvrage du Docteur Kpote, le pénis peut-être un moteur dangereux. Quoiqu’il ne faille pas aller jusqu’à pousser de généralisateurs cris d’orfraie pour dénoncer ce Penis horribilis qui fait le titre de Marcela Iacub. Car paradoxalement la liberté féministe a pu accoucher d’un monstre, soit la criminalisation de la sexualité.

Elle n’y va pas avec le dos de la cuillère, notre polémiste : selon elle, les conquêtes féministes n’ont conduit les femmes qu’à un « statut de demi-esclave ». Elles sont victimes, ils sont agresseurs, d’où le devoir de se venger, y compris pour le crime ancestral de patriarcat, dont les descendants ne sont pas pardonnés au bout de sept générations, à la semblance d’un décolonialisme revanchard et ivre de pouvoir à conquérir, de répression à voluptueusement exercer.

Avec le mouvement #MeTwo, né en 2017, les sempiternelles agressions sexuelles allaient pouvoir être dénoncées, condamnées. Fort bien. Mais au risque d’en faire un mouvement de prévention contre la sexualité. Une « culture du viol » serait systémique, d’où ce pénis « horribilis » ; et ne parlons pas du phallus ! Les « prédateurs-nés » se voient-ils menacés d’une « croisade antisexuelle » ? Leur pulsion sexuelle maligne leur vaut d’être placés sous le joug d’une « nouvelle architecture des sanctions pénales ». Ainsi nombre d’actes qui relevaient jusqu’alors de l’agression sexuelle sont bientôt qualifiés comme des viols. Ainsi Marcela Iacub se scandalise de l’arbitraire fluctuant des âges légaux et illégaux, de l’élargissement des actes prohibés et du durcissement des peines. Progrès en faveur des victimes ? Abus du pénal ? Faut-il suivre complètement la polémiste dans sa diatribe…

 Une « censure féministe » vient éradiquer la voix du mal pensant et de la non conventionnelle. Voici notre polémiste nous mettant en garde : « après avoir transformé les femmes en purs objets de désir, au lieu de les sortir de cette triste prison, la révolution #MeTwo cherche à s’attaquer d’une manière frontale à la sexualité des mâles qui jouissent du privilège d’être les sujets de leur propre désir ». Et même si ce constant ne concerne qu’une frange de ce néoféminisme, fort de ses activistes et fer de lance militant, bruyante et comminatoire, elle bénéficie d’un pouvoir de persuasion grégaire, usant d’un dangereux virage antihumaniste au service d’une oppression déjà bien plus qu’en gestation.

L’on ne s’étonne alors pas que la vie de couple va en se délitant, en diminuant spectaculairement, au profit des vies en solo, y compris à l’encontre des mères divorcées, abandonnées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque Marcela Iacub, dont on connait Le Crime était presque sexuel[6], glose sur « les métamorphoses de la paternité », sur « le pouvoir d’avorter qui fait la mère », lorsqu’elle compatit à l’égard de ces femmes que leurs maternités conduisent à un taux d’emploi bien moins élevé que celui des hommes, elle anticipe en quelque sorte sur L’Effacement des mères d’Eve Vaguerlant. Cette dernière, mère et enseignante, constate qu’un féminisme dénaturé conduit à « la haine de la maternité ».

Or les femmes ne font-elles pas de moins en moins d’enfants, du moins celles occidentales et d’Extrême Orient ? Un féminisme libérateur, et bien évidemment la contraception, ont permis de ne plus dépendre du père ou du mari et de ne plus être chargée d’une flopée de momignards. Mais l’excès du genrisme conduit à mettre en doute la différence sexuelle, voire à rejeter la conception, la reproduction ; sans compter par ailleurs que l’argument fallacieux du réchauffement climatique d’origine anthropique autorise d’aucunes et d’aucuns à diaboliser la maternité. « la mode de la stérilisation », le sacre de l’avortement – quoiqu’il faille en assurer la liberté, alors que la responsabilisation et la contraception ne jouent guère le rôle qu’elles devraient avoir – la dépréciation féministe des femmes qui préfèrent s’occuper de leurs chers enfants plutôt que combattre une souvent prétendue inégalité salariale, tout cela contribue à l’absence de l’enfant, à la perte de sens de l’humanité. Des réformes comme le congé parental pour les pères, aux dépens de celui des mères, « au nom de la déconstruction de préjugés sociaux », se montrent contre-productives. A contrario l’auteure plaide en faveur d’une politique nataliste, d’allocations universelles, d’accueil des jeunes mères, y compris dans les universités.

Certes il est loisible de regretter d’être mère, car cette condition peut opérer aux dépens de l’épanouissement personnel ; ce qui avouons-le, menace un peu moins les hommes. Cependant, non, la féminité n’est pas un ressenti, mais une réalité biologique, chromosomique et d’ADN, soit la nécessité d’enfantement, quoique là encore elle relève de la liberté individuelle. Au-delà d’un hédonisme qui est la conquête de la modernité, ne perdons pas le sens de la transmission et de l’éducation, par le don d’un enfant. Sinon, « l’homme moderne se retrouve dans une forme d’anomie, face à un vide qu’il  ne peut combler de ses propres forces ». Avec bon sens, Eve Vaguerlant introduit en son indispensable essai une dimension métaphysique.

Les descendantes de Simone de Beauvoir, qui, en 1949, prétendait « on ne nait pas femme, on le devient[7] », ont certainement gagné des libertés, tout en risquant de menacer des libertés, dont celle essentielle de donner un monde à nos enfants. Car devenir femme, c’est être libre d’embrasser le flux et la variété des genres, mais aussi de nous offrir les enfants et leur avenir, sans quoi nous n’aurions pas été, sans quoi nous ne serons plus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La radicalité des discours et des mots d’ordre afférents au genre a quelque chose de spécieux. Dans la mesure où une démocratie libérale, et donc une société tolérante, laisse à chacun la liberté et le droit d’exercer ses pulsions et ses choix autant sexuels que comportementaux, tant qu’ils ne nuisent pas à autrui et dans le cadre du consentement mutuel, qu’importe que nous soyons lesbiens, plus ou moins hétérosexuels, transsexuels, voire asexuels, que des anatomies féminines préfèrent les camions de fort tonnage et que des Messieurs aiment collectionner les poupées Barbies, une limpidité de la multiplicité et de la variabilité des êtres ne doit être empêchée. Hélas des pouvoirs grégaires, masculinistes ou postféministes, politiques et religieux, de droite comme de gauche, où ne se cachent qu’à peine des pulsions tyranniques sans vergogne, n’ont pas la sagesse de l’entendre de cette oreille…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[5] Valérie Solanas : SCUM Manifesto, Mille et une Nuits Fayard, .

[6] Marcela Iacub : Le Crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, Champs Flammarion, 2009.

[7] Simone de Beauvoir : Le Deuxième sexe, Gallimard, tome II, p 13, 1949.

 

Iglesia de Sante Pedro y Santa Maria, Olite, Navarra.

Photo : T. Guinhut.

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15 juillet 2024 1 15 /07 /juillet /2024 13:05

 

Prahecq, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Poésie des lointains,

du monde romain et hellénistique à l’Orient persan :

Denys le Périégète, Rûmi, Hâfez.

 

 

Denys le Périégète : La Description de la terre habitée,

traduit du grec par Christian Jacob et Bénigne Saumaise,

Les Belles Lettres, 2024, 270 p, 25 €.

 

L’Essentiel de Rûmî, traduit du persan par Coleman Barks,

et de l’anglais par Jacques Deregnaucourt,

Almora, 2023, 512 p, 26 €.

 

Hâfez : Le Livre d’or du Divân,

traduit du persan par Pierre Seghers, Seghers, 2024, 192 p, 15 €.

 

 

Nos lointains gisent dans les temps anciens, dans les espaces exotiques, dans les géographies et les spiritualités curieuses. De l’Egypte hellénistique à la Perse, ce sont des lointains poétiques, dont les traductions et les éditions plus ou moins récentes, belles infidèles ou scrupuleuses restitutions, nous offrent soudain la proximité. Géographe du II° siècle de notre ère, Denys le Périégète compose sa Description de la terre habitée, que l’on lira selon une traduction en prose d’aujourd’hui ou bien versifiée depuis le XVI° siècle. Un bond géographique et temporel nous conduit en Perse, au XIII° siècle de Rûmî, puis au XIV° siècle d’Hâfez. Leurs connaissances et leur lyrisme nous parlent encore, nous envoutent, visant à nous enivrer avec les pavots de la poésie.

Heureux temps où l’on rédigeait des traités scientifiques en vers ! Denys le Périégète  tire son nom, signifiant le voyageur, de son propre ouvrage, Description de la terre habitée, telle qu’elle apparait à la suite de la carte d’Eratosthène, montrant les trois parties du monde connues au II° siècle, soit l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Notre géographe et poète écrivait à Alexandrie, pendant le règne de l’empereur Hadrien. Si des sources antiques lui attribuent des ouvrages sur le culte de Dionysos, seul nous est conservé ce vaste poème. Guère voyageur (« je ne vais pas sur les sombres nefs », dit-il) sinon dans les bibliothèques, dont celles d’Alexandrie et de Pergame, ce versificateur unit l’art du compilateur à celui du poète. Car « l’intellect des Muses me porte », comme si à vol d’oiseau, tel l’aigle de Zeus, l’enthousiasme le faisait écrire.

Les lointains de Denys le Périégète ne vont pas au-delà des colonnes d’Hercule, tant il faut attendre quatorze siècles pour que les Amériques soient découvertes, à peine au-delà de l’Indus d’Alexandre jusqu’au Gange, aux abords de l’Ecosse, de la Germanie et de la Scythie. Quant à l’Afrique, elle ne dépasse pas l’Ethiopie. Le tout à la façon d’une cartographie qui fait du monde habité une sorte d’œuf creusé en son centre par la Méditerranée et partout entourée d’une mer inconnue. La volonté d’exactitude est cependant dépassée par un goût de l’imaginaire, par une nourriture intellectuelle qui va d’Homère aux Alexandrins, non sans disserter de l’humanité civilisée, de ses dieux et de ses pouvoirs politiques, des lois qui gouvernent le monde, y compris au moyen de l’influence des astres. Lesquels trouvent leur correspondance par la grâce d’Aratos, dont les Phénomènes[1] est lui un poème astronomique écrit au III° siècle. Reste que ce monde tourne autour de la puissance romaine et de l’influence culturelle grecque.

Il n’est pas un géographe au sens moderne du mot, tant il englobe histoire et mythologie, prodiges et traces des héros, ethnographie et sciences naturelles, frôlant la dimension de l’encyclopédie, à la lisière du bien plus abondant Pline l’Ancien[2], malgré sa brièveté, soit un seul rouleau de papyrus, donc une trentaine de nos pages, d’ouest en est, à l’occasion desquelles il tutoie son lecteur anonyme. Mais le poète excelle en ses surprenantes métaphores, lorsque, par exemple, la terre ibérique « est semblable à une peau de bœuf », ce qui confirme que le réalisme géographique est dépassé par l’esthétique poétique ainsi que par les allusions aux mythes, des Argonautes par exemple, et par toute une culture littéraire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cependant la qualité exceptionnelle de ce volume est assurée, non seulement par de solides introductions et notes, dus aux soins de Christian Jacob et Marcel Detienne, mais par la présence de deux traductions, même si le texte grec est absent – ce que l’on peut regretter. L’une est en prose, assez littérale, Christian Jacob[3] cherchant l’exactitude, l’autre est en alexandrins et vient du XVI° siècle. Si, pour des raisons de rigueur scientifique nous devons user de la première, la seconde nous ravit. Bénigne Saumaise publie en 1587 cette traduction ou plus exactement cette amplification, puisque les 1187 vers grecs deviennent 2740 alexandrins. Lisons la déclaration d’intention des premiers vers :

« Je veux chanter l’enclos de la terre habitée,

La mer au large sein, la carrière argentée

Des fleuves ondoyants, tant de villes et tant

De peuples infinis que j’irai racontant. »

Ce à quoi répondra sa conclusion :

« Dieux, guerdonnez ma peine, si j’ai bien chanté,

Bénins, ne me fraudez du laurier mérité. »

L’on a compris que Bénigne Saumaise réécrit dans un style relevant de la tradition de Ronsard et de la Pléiade[4].

Ainsi parle-t-il de « l’Europe plantureuse » :

« Je suis contraint de dire et faire jugement

Que pour certains sa forme approche entièrement

De celle de l’Afrique, hormis qu’elle est tournée

Vers le climat gelé de l’Ourse enfrissonée. »

Non sans que le mythe caresse la Gaule :

« Les filles du soleil sur ses bords peinturés

Soupiraient à soupirs longs et réitérés

Leur chéri Phaéton »

Le didactisme géographique charme également par sa musicalité. Aussi faut-il redonner à Bénigne Saumaise, injustement oublié, la dignité qu’il mérite.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis sa Perse natale, Rûmi célèbre également « la splendeur de l’univers ». Considéré comme l’un des plus grands maîtres spirituels soufis et à l'origine de l'ordre des derviches tourneurs, Jalal al-Din Rûmî (1207-1273) est un poète et mystique dont la réputation bute souvent sur des traductions partielles. Bien que celle-ci soit encore une anthologie, mais abondante, soit traduite de l’anglais, depuis la traduction anglaise de Coleman Barks, elle-même une réécriture, l’on peut considérer que litre L’Essentiel de Rûmî, n’est pas usurpé, ce à l’occasion d’un voyage linguistique étonnant.

Choisis parmi ses Odes, ses Quatrains et ses Contes (eux plus précisément didactiques) les poèmes de Rûmî abordent ici des thèmes comme l'amour divin, la spiritualité, l'extase mystique, la recherche de la vérité, la nature de l'âme, le rôle du maître et la relation entre l'homme et Dieu : « les gens veulent savoir ce que tu es : / Spirituel ou sexuel ? / Ils s’interrogent sur Salomon et toutes ses épouses. / Dans le corps du monde, disent-ils, il y a une âme. / Et tu es cette âme ! »

La réputation de Rûmî ne tient pas seulement à sa dimension mystique, mais à son lyrisme, à son sens des métaphores et des images pour illuminer les concepts des plus spirituels. Ainsi l'amour universel prépare une union intime avec le Divin. Depuis l’enfance, une modeste pédagogie concourt à ce but : « Quand tu es avec des enfants, parle-leur de jouets. / À partir de ces babioles, petit à petit, ils accèdent / À une sagesse et une clarté plus profonde ».

Au-delà des maîtres, il s’agit de sentir et penser par soi-même : « Apprenez à connaître votre moi intérieur / Auprès de ceux qui connaissent ces questions, / Mais ne répétez pas mot pour mot ce qu’ils disent. »

En outre, la beauté, la musique, la danse et la joie sont des moyens infaillibles d'atteindre une plus grande conscience spirituelle : « Parmi tout ce qui est orchestre, qui est le plus heureux ? / Le roseau ! / Pour apprendre la musique, son embouchure touche tes lèvres. » Le vin même « est en réalité notre propre sang ». Il faut lire le breuvage comme une initiation : « C’est la nouvelle règle : / Brise la coupe de vin, et laisse-toi absorber / Dans l’aspiration du souffleur de verre ». Plus loin, l’amour n’est pas en reste : « Risque tout pour l’amour / Si tu es un homme véritable, / Sinon quitte cette assemblée. » Ou encore : « « L’amour a fait cette forme / Qui fait fondre la forme. / L’amour est la porte, / Et l’âme le vestibule ».

Certes, notre Persan est  musulman, mais son œcuménisme est revigorant : « Le printemps, c’est le Christ, / Qui fait sortir les plantes martyrisées de leur linceul. » De surcroit, il sait intituler un poème « Art chinois et art grec ». De cette façon, les traductions et recréations de Coleman Barks permettent à Rûmî de devenir universel, s’il e l’était déjà, au point qu’il soit l’un des poètes les plus lus aux Etats-Unis.

N’oublions pas de noter que Rûmî eut pour contemporain un autre poète et conteur persan, Saadi, dont Le Jardin des roses[5] sait associer lyrisme amoureux et morale politique, ce au travers d’un détachement que rendait nécessaire une époque confuse, marquée par les violences guerrières mongoles et les bouleversements dynastiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Restons en Perse, cette Perse qui n’était alors guère l’Iran des mollahs dictatoriaux et théocratique d’aujourd’hui, même s’il ne convient pas de l’idéaliser, avec Hâfez et son Livre d’or du Divân, dont cette édition, traduite par Pierre Seghers poète et éditeur bien connu, est enrichie de calligraphies joliment orangées.

Digne successeur de Rûmî, né vers 1325 à Chiraz, traditionnellement capitale du vin et des poètes, des musiciens et des tavernes, Hâfez vit sa réputation établie en France par Victor Hugo, qui le cita à  l’épigraphe de ses Odes, au début du XIXe siècle. Il est le poète persan populaire par excellence, dont la renommée s’étendit de son vivant du Gange au Danube, soit dans la plus grande part de l’aire musulmane.

Ses poèmes lyriques, sont,  en persan, des ghazals. Oralement transmis ou manuscrits, ils furent rassemblés de manière posthume par l'un de ses disciples. L’on devine que l’amour, le vin, l’éternel et le quotidien, la folie et la sagesse sont parmi les thèmes récurrents de sa grâce poétique.

« Quel est ce poète qui dit, et de telle manière, le vin, la jeunesse et l’amour aux portes de la mort ? Quel est cet inventeur d’images dont l’inspiration chante les amours profanes et les plaisirs des hommes jusqu’à les conduire hors des lisières du sacré ? Quel est enfin cet amoureux, homme de cour et de très peu d’argent, fou de poésie et d’ivresses qui, toute sa vie, se voudra libre et liera dans ses vers le réel le plus immédiat, les amours les plus charnelles aux appels intérieurs les plus ardents ? » C’est ainsi que Pierre Seghers introduit l’élu de son attention, dont le sens du plaisir luttait contre l’austérité virulente du parti dévot.

Des vers célèbres demeurent la quintessence de sa poésie :

« Sans la joue rose de l’aimée, qui peut

Dire la belle rose, et sans un gobelet de vin,

Qui peut dire le printemps doux ? »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il chante en effet dans ses versets non seulement l’amitié mais les ravissements et les risques de l’amour : « Dans la traîne de ta beauté, tu as attiré ceux qui t’aiment. De tes cheveux et de leurs boucles, mille maux sur eux ont fondu ». Jusqu’à la passion la plus exacerbée à l’égard d’un bel adolescent, peut-être un jeune prince qui subjugua sa maturité – car le sultan sut s’attacher au poète de modeste extraction – : « Je songe au sabre de la fin, je meurs de soif loin de la source, je suis ton captif et ton bien, tue-moi puisque tu me connais ».

Moins mystique que Rûmî, peut-être plus sensuel, Hâfez nous emporte dans « le jardin des roses », en un Orient digne du rêve le plus délicieux. « Boucle des idoles et de leur musc, je veux en chanter le parfum », écrit-il en annonçant Charles Baudelaire et sa « Chevelure ». « Tout un monde lointain », pour reprendre encore le poète romantique français, ainsi que le titre du concerto pour violoncelle de Dutilleux…

Si Bénigne Saumaise réécrivit la Description de la terre habitée de Denys le Périégète, l’Allemand Goethe, au début du XIX° siècle, entreprit, tant il fut fasciné par Hâfez, un vaste Divan d’Orient et d’Occident. Il rend hommage au poète persan, en particulier dans un poème intitulé « Vie universelle » :

« La poussière est un des éléments

Qu’avec adresse tu maîtrises,

Hafiz, quand pour celle que tu aimes,

Tu chantes un délicat poème.[6] »

L’on sait qu’au sein de ce dialogue interculturel, mais aussi de poèmes satiriques sur le rapport du poète au pouvoir, sur la tyrannie, la jeune Marianne von Willemer fut par l’auteur du Faust transposée en l’orientale aimée Suleika. Aux lointains temporels et exotiques, s’ajoute celui du rêve hypnotique et érotique, en une sorte d’orientalisation du lecteur, quoiqu’il faille se méfier d’un irénisme qui ne tiendrait pas compte des réalités religieuses, obscurantistes et géopolitiques.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 


[1] Avenius : Les Phénomènes d’Aratos, Les Belles Lettres, 1981.

[2] Pline l’Ancien : Histoire naturelle, La Pléiade, Gallimard, 2013.

[3] Denys le Périégète : La Description de la terre habitée de Denys d'Alexandrie ou la Leçon de géographie, traduit par Christian Jacob, Albin Michel, 1990.

[5] Saadi : Le Jardin des roses, Lidis, 1981.

[6] Goethe : Divan d’Orient et d’Occident, Les Belles Lettres, 2012, p 14.

 

Prahecq, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

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9 juillet 2024 2 09 /07 /juillet /2024 09:33

 

Alessandro Varotari, Padovino : La Justice et la Paix, XVII°siècle,

Fundación Barrié, A Coruña, Galicia.

Photo T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Sonnets

 

au regard qui sait aimer.

 

 

 

 

     Prologue

 

 

Tu es la Dame ailée d’un bel imaginaire,

Labile construction, passé dilapidé,

Avenir sans instant, fantasme de la chair,

Bulle de mots et trop immatériel sonnet.

 

Tu es le pastel, l’accord des paumes ouvertes

Pour affiner un visage que la tendresse

Aimerait susciter et modeler, promesse

De paix et de vérité, quoiqu’en pure perte.

 

Beauté intellectuelle, idéal infatué,

Saurais-tu demeurer hors des rêves enfuis,

Des lézardes du Temps, de Mémoire écrasée ?

 

Saurais-tu incarner une main légère et rose,

Planant en mon front clair aux paupières écloses :

Le pur concept charnel à l’abri d’Ironie…

 

 

Thérèse Duchâteau : Portrait de jeune fille, 1898,

Musée des Beaux-Arts, Tours, Indre-et-Loire.

Photo T. Guinhut.

 

 

     I

 

 

J’aimerais dessiner, plume et pulpe des doigts,

Le soin de ton regard, la voûte des sourcils,

L’azur de tes iris, l’affirmation de toi :

Au cumulus du cœur, les cirrus de tes cils.

 

Discrétion, répartie, hauteur intellectuelle,

Regard qui sait aimer, au battement des ailes

De tes yeux sont tes délicates qualités :

Où sait penser ta charnelle féminité.

 

Malgré le Temps fol et l’Histoire dévastée,

Hormones d’Eros, intelligence d’amour

Conspirent à une éphémère éternité.

 

De peur que l’excès de mes mots reste muet,

Ma langue n’a qu’un piètre sonnet pour secours.

Alors que de ta chère attention elle est née.

 

 

Anonimo, Museo de la Catedral, Ciudad Rodrigo, Salamanca, Castilla y León.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

     II

 

 

Entre oreille et cheveux, près de la nuque nue,

Où demeure un espace à bisous insensés,

Au plus près du cerveau qui fait ce que tu es,

J’aspire au souffle de tes paroles émues.

 

Que fais-tu de tes yeux pour les offrir en chœur,

Est-ce attention, amitié, ou déjà passion ?

Mérité-je tes yeux et ton admiration,

Comment te comprends-tu, méprends-tu ton ardeur ?

 

Veillant au bel essor d’un esprit d’exception,

Prisonnier de mon corps, je ne suis pas la rime

De ton âme lointaine, si autre, celée.

 

Quand délacer ta ceinture pour accéder

À l’intellect précieux de ton bonheur intime ?

Or Chronos me veille, inévitable sanction.

 

 

Albert Braïtou-Sala : Portrait d'Elena Olmazu, 1931,

Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne.

Photo T. Guinhut.

 

 

     III

 

 

Pourquoi choyer en moi cet effroi caressé ?

Parce qu’apollinienne, équilibrée, éclairée,

Le bleu-vert de tes yeux rayonne d’intellect,

De joie et de sérieux, d’hormones et d’affects.

Quoi ! mes chers sonnets ne te caressent-ils pas ?

Leur piètre pouvoir suranné ne t’atteint pas,

Ni pour être entendu, ni pour éclore en art,

Ils ne sont ni ton corps, ni ton charme bavard ;

 

L’amour ne sait panser l’absence où tu demeures.
Quand guérir d’amour perdu sinon par tes mains ?

L’arum des empreintes digitales prend peur

 

Dans la distance, et spatiale et trop temporelle.

Réponds à l’aspiration, au respect sans fin,

Pour que les doigts de tes mots me donnent tes ailes…

 

 

Musée Massey, Tarbes, Hautes-Pyrénées.

Photo T. Guinhut.

 

 

     IV

 

Jamais je ne reverrai ton précieux visage,

Jamais je n’aurai la permission de tes mains.
Car du poète, érudit, sentimental, l’âge

N’est en rien celui de tes jeunes lendemains.

 

Je n’ai pas le visage d’Eros aux traits lisses

Car les griffes du Temps s’acharnent et conspirent

À ruiner la vigueur qui croule vers le pire ;

Mais le savoir aimer, quoiqu’en un port je glisse.

 

Car tu ne peux m’aimer en miroir utopique,

Même si diffracté, tant je me sais moqué

Aux cris du dieu Momus, son ironie caustique…

 

Rassemblant tes regards, tes quelques confidences,

Le parfum de ton corps et ton intelligence,

Je suis infusé, terrassé, par ta beauté.

 

 

Cecilio Pla y Gallardo : Retrato de Ena Wertheimer, 1908?

copia de un original de John Singer Sargent de 1905,

Museo Goya, Zaragoza, Aragon.

Photo T. Guinhut.

 

 

     V

 

Tu es mon odeur de forêt pluvieuse et de menthe,

De jardin au soleil et de palais classique :

Les roses s’ouvrent pour tes pas chorégraphiques,

Les fontaines chantent de licornes géantes.

 

Tu sièges parmi le salon des mappemondes,

Les ailes de tes dix doigts volent sur les globes

D’étincelles, qui pleuvent aux fleurs de tes robes,

Qui sont autant de baisers pour unir un monde.

 

Mais, là, je ne puis entrer. Comme si mon être,

Indésirable, offert au talent des pleureuses,

Cassait du cosmos tous les segments ordonnés.

 

Je garde le jardin. Sa cabane aux fenêtres,

Son mur riche de livres, certes lumineuse.

Me reste l’imaginaire : pour te penser…

 

 

Musée des Arts, Nantes, Loire-Atlantique.

Photo T. Guinhut.

 

 

     VI

 

En la chambre d’Hypnos, j’attends de te rêver.
Des chandeliers de songe estompent l’ombre enfuie,

Des fenêtres de lierre ondoient pendant la nuit,

Un lézard griffon vert crisse dans le pierrier.

 

Chambre aux constellations, tentures de nuages,

Un harmonica de verre tintinnabule,

Quand un rapace nocturne et bleuté hulule

Pour te peintre en saveur sur un torrent de pages.

 

Un ciel de plumes descend de l’espace en fête,

Ecrivant pour toi l’histoire de l’univers,

En un seul haïku, en un sonnet divers.

 

Les dieux ne sont plus que des vapeurs irréelles ;

Toi seule est vénusté, allégorie parfaite :

Tu es le nom de l’ouest et le prénom des ailes.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Edgard Maxence : L'âme de la forêt, 1898,

Musée des Arts, Nantes, Loire-Atlantique.

Photo T. Guinhut.

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17 juin 2024 1 17 /06 /juin /2024 14:36

 

Carmona, Sevilla, Andalucia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

L’Occident face aux empires ;

suivi par Bienvenu en économie de guerre :

 

Sylvain Gouggenheim,  Gabriel Martinez-Gros,

Samuel P. Huntington, Jean-François Colosimo, David Baverez.

 

 

Sylvain Gouggenheim : Les Empires médiévaux,

Perrin, 2024, 460 p, 25 €.

 

Gabriel Martinez-Gros : L’Empire islamique VII°-XI° siècle,

Passés composés, 2019, 336 p, 23 €.

 

Gabriel Martinez-Gros : La Traîne des empires, Points, 2024, 306 p, 10,40 €.

 

Samuel P. Huntington : Le Choc des civilisations,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Luc Fidel & cie,

Odile Jacob, 2020, 548 p, 12,90 €.

 

Amin Maalouf : Le Labyrinthe des égarés. L’Occident et ses adversaires,

Grasset, 2023, 448 p, 23 €.

 

Jean-François Colosimo : Occident, ennemi mondial n°1,

Albin Michel, 2024, 256 p, 21,90 €.

 

David Baverez : Bienvenue en économie de guerre !

Novice, 2024, 204 p, 19,90 €.

 

 

 

Depuis la chute de l'Union soviétique, la démocratie libérale et son avancée planétaire semblaient avoir rendu obsolète la notion d’empire . Il est à craindre qu’elle soit redevenue prégnante, urgente. Est empereur celui qui n’est dominé par aucune puissance humaine, est empire un immense territoire en extension que le premier n’autorise pas à s’intégrer à aucun autre. Si le modèle, peut-être indépassable, reste l’empire romain d’Auguste et des Césars, ce dernier ne semble pas avoir laissé de traces territoriales ou idéologiques (hors le fantasme mussolinien), sinon culturelles. En revanche parmi ceux médiévaux, tels qu’analysés sous la direction de Sylvain Gouguenheim, il en est quelques-uns dont la pérennité, du moins leurs avatars, interroge notre contemporain, soit L’Empire islamique, selon le titre de Gabriel Martinez-Gros, qui persiste avec son essai conjoint, La Traîne des empires. Alors que Samuel Huntington nous avertissait du Choc des civilisations, l’on ne peut que constater combien l’Occident erre dans « le labyrinthe des égarés » selon Amin Maalouf, combien il est devenu « l’ennemi mondial n°1 » pour reprendre la formule choc de Jean-François Colosimo. Peut-on s’armer face à l'hydre aux cent têtes de ce défi polymorphe ?

 

 

Que reste-t-il des empires médiévaux ? Sylvain Gouguenheim, que nous avions connu démentant – avec une justesse qui fit pleutre scandale en pays de soumission – la thèse de l’origine musulmane des classiques grecs[1], agrège une quinzaine de chercheurs de façon à décrypter ces Empires médiévaux, entre Occident, Chine et Amériques, politiques et militaires, mais aussi culturels. C’est d’abord un type de pouvoir qui fait l’imperium. Et pas forcément l’expansion territoriale, à l’instar des Carolingiens, des Chinois et des « Empires solaires » d’Amérique. L’ère médiévale les voit se constituer en structures politico-religieuses. Ainsi Byzance, qui ne rompt guère avec l’Antiquité romaine, reste chrétienne, la Chine des Tang accueille le bouddhisme, les Mongols intègrent l’islam. S’il s’agit là d’« empire-mondes », mais également chez les lointains Incas, ils sont parfois de taille modeste, comme celui germanique.

Panorama édifiant des édifications et des ruines militaires et politiques, l’ouvrage dirigé par Sylvain Gouguenheim propose pas moins de dix-huit plongées historiques et géographiques, non seulement en Occident, avec les Plantagenets et les Normands, et au Proche-Orient, mais aussi jusqu’au royaume chrétien d’Ethiopie, jusqu’à une lointaine « thalassocratie malaise », nommée Srivijaya.

Enfin l’empire romain d’Orient s’effondra, sous divers coups de boutoir et surtout celui auquel succéda l’empire ottoman, soit le califat des Abbassides auquel Marie-Thérèse Urvoy consacre un chapitre, quoiqu’il soit traité avec plus d’abondance par Gabriel Martinez-Gros.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-ce le plus marquant ? Pas en tant qu’il fut un parmi le jeu de quilles des dominations bellicistes et autoritaires. Mais dans la mesure où il est religieux, l’empire islamique, tel que présenté par Gabriel Martinez-Gros, effectif entre le VII° et le XI° siècle, s’il a cessé d’exister sous la domination des Abbassides, car balayés par les Turcs, l’islam n’a pas été éconduit. Au contraire, ce dernier continua de phagocyter ses voisins, d’occuper un territoire immense, de l’Espagne à l’Inde, des rivages méditerranéens aux confins de la Russi, régnant au fil de l’épée, de la conversion, de l’esclavage, de la dhimmitude et de la djizîa (l’impôt à l’encontre des non-Musulmans). Cet impressionnant empire sévit entre la mort du Prophète en 632 et l’éviction des Arabes du pouvoir au profit des Turcs, définitive en l’an 1097, lorsque l’Almoravide Yusuf ibn Tashfin est proclamé « émir des Musulmans ». Suite à quoi le califat a laissé place aux sultanats.

Pour narrer cette période cette période considérable et lourde de conséquences, Gabriel Martinez-Gros s’appuie en particulier sur Ibn Khaldûn[2], historien arabe du XIV° siècle, dont la théorie des marges des empires est à cet égard précieuse. Ainsi montre-t-il avec alacrité comment les Arabes, bédouins nomades et conquérants, ont essaimé en « sédentaires bâtisseurs de l’empire, de la langue, de la religion », dévorant le pourtour méditerranéen et grignotant Byzance avec pour objectif la prise de Constantinople (réalisée en 1453). Ensuite, « la victoire sur le shiisme et les Persans permet l’alliance tyrannique du soudard turc et du juriste sunnite, à peine nuancé par un soufisme de mauvais aloi ». Car ce dernier, loin de n’être qu’un pur mysticisme, n’a pas de pitié pour les hétérodoxes et autres mécréants. Conformément à l’analyse d’Ibn Khaldûn, la faiblesse des marges de l’empire conduisent sa chute.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est évident que ces empires médiévaux ont tous disparus en tant que tels. Mais les poussières de l’Histoire ont parfois des rejetons affutés, des lendemains redoutables, tels que Gabriel Martinez-Gros les identifie parmi les pages de l’original et aventureux essai intitulé La Traîne des empires. Islam, Chine et Occident, aux lointaines fondations, voici le trio des belligérants. Mais pour notre essayiste l’heure est au prévisionnisme, voire à la science-fiction, tant il fait de la période 1800-2050 le pivot de sa démonstration, soit « la fin des Deux Cents Cinquante Glorieuses ». Car ce qui était une domination mondiale glisse vers un « effacement de l’Occident », et une « éclosion religieuse » sans précédent. C’est d’ailleurs sans compter les évolutions démographiques, alors que l’Europe de souche effondre sa natalité, que Russie, Japon et Chine, malgré la puissance considérable de cette dernière, suivent le même chemin, alors que l’ère islamique, du Sahel au Pakistan, poursuit sa croissance humaine, mais pas le moins du monde humaniste.

Aussi peut-on considérer que l’Islam reste un empire, non pas avec une tête politique unique, ni un territoire défini, mais avec une force, à la fois tranquille et virulente, d’infiltration. Sa foi politicico-religieuse lui tient lieu de masse imperturbable, surtout s’il s’attache à sa tradition, de par l’influence du salafisme, des frères musulmans, aidé en cela par les pétrodollars. S’il est contenu par la Chine, il ne l’est pas par la Russie, difficilement par l’Inde, et il métastase inexorablement l’Occident.

Cependant, pour Gabriel Martinez-Gros, bouddhisme, christianisme et islam ne sont en rien les seules religions. Le « tiers-mondisme », la décolonisation et l’antiracisme sont des « dogmes en gestation », ainsi que l’écologie et son cortège d’apocalypse, mais aussi « les jeunes », tous ceux-là reprochant à l’Occident « la macule du péché ». C’est peut-être excessif en tant qu’empire théologique, mais non sans pertinence avérée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette mondialisation des empires qui s’affrontent en chiens de faïence, ou activement par coups de boutoir successifs, n’est pas sans nous rappeler l’avertissement de Samuel Huntington publiant Le Choc des civilisations en 1996. Un tel essai ne manqua pas de susciter l’ire sourde et le silencieux mépris du vivre ensemble mondialisé et de son irénisme. Le maladroit et bavard Michel Onfray[3] avait montré dans son Autodafés[4] et avec une inhabituelle pertinence combien la doxa dominante d’une caste d’intellectuels dopée au marxisme et à l’islamogauchisme repoussait la thèse des civilisations affrontées ; surtout lorsqu’il s’agit de dénoncer l’impérialisme islamiste.

Samuel Huntington voyait déjà poindre le déclin d’un Occident face à l’islam et à la Chine. De surcroit il pensait qu’aux affrontements idéologiques du XX° siècle allaient succéder ceux culturels et religieux. Or s’il n’existe guère de « civilisation universelle », malgré l’expansion de la science et des valeurs occidentales comme la démocratie libérale, c’est par blocs que se construisent les altérités, enracinées dans des préalables, des préjugés, culturels et religieux, plus entêtants que les siècles et les millénaires.

Par exemple, il note que « la frontière civilisationnelle entre l’Occident et l’orthodoxie passe en plein cœur de l’Ukraine » ; on en connait aujourd’hui les conséquences longuement guerrières.

L’on sait qu’il partage un peu arbitrairement la civilisation occidentale, Europe de l’ouest, Amérique du nord et Australie (à laquelle il faudrait joindre Israël) de celle latino-américaine, ce qui n’a que peu de sens. En outre celle chrétienne orthodoxe, de la Russie à la Grèce, ne tient compte que du facteur religieux, mais il est fort dilué pour ce dernier pays qui est dans la sphère européenne, sans compter que l’Albanie et les Balkans ont des enclaves musulmanes. C’est plus évident pour l’Islam, du Maghreb à l’Indonésie, sans oublier son satellite iranien, ainsi que pour le reste de l’Afrique, quoique son identité reste à prouver, ainsi que pour les rivaux Inde et Chine, cette dernière absorbant le Tibet, et guignant inexorablement Tai Wan.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous-titré « l’Occident et ses adversaires », Le Labyrinthe des égarés, selon Amin Maalouf, régénère son investigation depuis le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne. Si récente soit-elle, n’est-elle pas révélatrice de schismes lointains et profonds ? En effet la Russie post-tsariste et postsoviétique reste fidèle à son hubris dictatoriale, longuement totalitaire, en ne supportant pas la scission avec l’Ukraine ainsi que son tropisme européen, même si ce dernier n’est en rien un pur innocent, tant sa corruption et l’oppression des russophones lui font peu d’honneur. Défi intolérable à l’Occident, quoiqu’encore aux marges européennes, ce fauteur de conflit reste cependant paradoxalement plus contenu que celui de la Chine, dont la puissance économique, la population nombreuse, l’énorme croissance militaire et les métastases coloniales – en particulier en Afrique – agissent sans trêve.

Fresque historique, avertissement dont il faut tenir compte, l’essai d’Amin Maalouf brasse large, mais en limitant – ce qui est assumé – son propos autour de trois pays qui « ont tenté de remettre résolument en cause la suprématie globale de l’Occident » : le Japon impérial, la Russie soviétique, puis la Chine, dont les ressorts et les événements successifs sont ici brossés. Les Etats-Unis et la Chine restant les « deux colosses » de notre époque, le second bénéficie à la fois du réveil de l’Asie et de l’émergence du communisme. Ce qui en fait un monstre hybride, dont la tête capitaliste efficace est cependant bridée par celle communiste, à moins que cette dernière, par trop de poids affaiblisse la première.

Il n’en reste pas moins qu’Amin Maalouf diagnostique avec force les soubassements de la concurrence acharnée contre la réussite planétaire économique occidentale, contre les vertus de la démocratie libérale – quoiqu’abimée par le socialisme rampant – ce qui s’explique d’une part au moyen du ressentiment et d’autre part de la pulsion totalitaire qui anime l’esprit de masse chinois, voire hindou, en tous cas islamiste, cette dernière à peine effleurée par l’essayiste historien. Face à de tels monstres idéologiques, théologiques et militaires, les Occidentaux seraient-ils de complets « égarés » ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout ceci est confirmé par Jean-François Colosimo qui n’y va pas de main morte avec son titre coup de poing : Occident, ennemi mondial n°1. Notons que cet essayiste abondant eut déjà le temps et la pertinence de se consacrer à La Crucifixion de l’Ukraine[5], dont il décrypte le conflit avec la Russie comme une conséquence des guerres de religions européennes, à la fracture du christianisme orthodoxe, mais aussi de l’islam des Tatars de Crimée, ce qui, quoique brillant, est peut-être réducteur.

Cet ennemi occidental a ses détracteurs acharné : la Russie et la Chine, certes. Mais à ceux-ci, Jean-François Colosimo ajoute avec justesse la Turquie, l’Iran et l’Inde. Ils s’arment et se surarment : le Russe Poutine, le Chinois Xi, l’Iranien Khamenei, le Turc Ergogan, dictateurs patentés, qui ne craignent pas des alliances formelles et informelles, auquel il prétend ajouter l’Indien Modi. Certes ce dernier s’appuie sur un nationalisme hindouiste, mais il serait aventureux de le confondre avec les précédents. D’autant qu’il est en butte avec deux sphères bellicistes, l’islam interne et la Chine en leurs frontières montagneuses. N’oublions pas que ces chefs d’Etats, ou leur immédiat subordonné, ont fait le voyage du sommet de coopération de Shanghai, en septembre 2002, à Samarcande, sur cette route de la soie qui devient celle des énergies : « le césarisme de leurs actes dément dans l’instant l’irénisme de leurs discours ».

Notre essayiste ne distribue pas ses chapitres en fonction de la liste de ces impérieux dirigeants, mais par concepts. De la « genèse de l’idée impériale » jusqu’à la « descente aux enfers », en passant par « les Orients contre-attaquent », les fils de la haine sont fourbis contre un Occident immoral, contre la Pax americana, contre l’ex-colonisateur.

À cet égard la Turquie d’Erdogan est un allié encombrant, dangereux. Car si elle fait partie de l’OTAN, elle est enclose dans l’oumma, soit la communauté musulmane, elle revendique toujours les îles grecques, envoie des migrants à l’assaut de l’Europe, noyaute la population allemande, soutient le Hamas terroriste…

Selon Jean-François Colosimo, « la catastrophe géopolitique » risque de prendre de vitesse la catastrophe écologique. Nous serons plus modérés, arguant que la dernière est un pur fantasme[6], alors que la seconde est de l’ordre de la montée des périls, pour reprendre une formule drainant les années trente ; mais c’est moins le fascisme qui nous guette que les étendards impériaux et théocratiques en cours de déploiement, au mains de chefs démiurgiques, tyranniques envers les sceptiques et opposants, généreux avec leurs affidés, propagandistes en diable et avec méthode, enfin « colonialistes en pratique, totalitaires en finalité ».

Percutant, justement alarmiste, l’ouvrage de Jean-François Colosimo mérite d’être lu, médité, au travers de ses percées historiques informées. Les décisions politiques, économiques, stratégiques doivent en prendre la graine. Car si les civilisations sont mortelles, celle occidentale mérite, sans européannocentrisme excessif, d’être préservée, affinée, en tant que « la liberté des peuples contrarie naturellement la dictature des empires ».

Si l’on ne peut parer l’Occident de toutes les vertus, les valeurs de la démocratie libérale, des Lumières et de l’investigation scientifique sont bien à son crédit. N’a-t-il pas été le seul à réussir à jeter aux oubliettes l’esclavage, malgré des ratages parfois désastreux, non seulement chez lui, mais en ses colonies et bien ailleurs ? Lorsque les empires dictatoriaux et théocratiques conspirent à éradiquer l'Occident, il faut également compter avec ce que l’on peut appeler ses ennemis de l’intérieur – quoique la formule rhétorique soit traîtreusement connotée – anticapitalisme, écologisme décroissant, salafisme et frérisme, entrisme du Qatar et du Hamas, wokisme et délinquance non réprimée. En conséquence, ne craignons pas de réarmer les Etats européens, leurs libertés, leur autorité, militairement, économiquement. Car qui veut la paix prépare la guerre, selon la formule de César, plus exactement de l’historien Végèce : « Si vis pacem, para bellum ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aussi faut-il impérativement se résoudre à une économie de guerre. La chose est inévitable annonce David Baverez dans son essai percutant intitulé Bienvenue en économie de guerre ! En effet, pour lui, l’an 2022 répond à 1989. La chute de l’Union soviétique semblait présager une paix durable, la guerre russo-ukrainienne réactive le temps des conflits. Plus inaperçu, et cependant inquiétant, le XX° congrès du Parti communiste chinois. Car le retour des « néo-lénino-marxistes » renforce une volonté nationalisme expansionniste, nourrie par une économie de guerre. Car, après avoir absorbé en sa tyrannie la place financière d’Hong-Kong, il est à craindre que ce soit le tour de Taïwan, mais en un conflit risqué tant les Etats-Unis veillent au grain. Ou pas…

La guerre en Ukraine et l’alliance, certes inégale, bancale, entre Chine et Russie, est en quelque sorte un « conflit sino-américain », en ce sens incompris en Europe. De surcroît, ce que David Baverez appelle « dé-démocratisation » et « dé-dollarisation » n’est pas sans conséquences délétères en terme civilisationnel. Finance, libre-échange et développement se fracassent contre les bourrasques nationalistes : « la géopolitique se réinvite violemment dans l’économie ».

La dynamique des crises, énergétique, environnementale, démographique, sans oublier l’inflation des dettes, rend le monde qui nous entoure fragile. L’intelligence artificielle, en particulier dans le domaine militaire, si elle semble à l’avantage des Etats-Unis, n’est pas sans risques. Le monde des libertés, post mur de Berlin, favorisé par internet, puis menacé par les cyber-attaques et la surveillance exponentielle, peut-il se refermer dans un monde tragiquement conflictuel ?

Avertisseur salubre et documenté, précédemment auteur de Chine-Europe. Le grand tournant[7], David Baverez sait combien la « planète-chaos » ne peut voir l’Europe défendre sa démocratie et sa prospérité sans se prémunir contre le continent chinois, contre son colonialisme économique et son militarisme, voire contre le dynamisme étatsunisien, à moins que le pouvoir démocrate, s’il se confirme, ne le saborde. Certes la crise démographique chinoise et l’impéritie économique résultant du communisme sontà même de condamner à terme la Chine à la sclérose… D’autant qu’en cette « Seconde Guerre froide […] Etats-Unis et Chine s’entendent sur une commonalité d’intérêts à piller l’Europe ». Pire