Avec ou sans sarcasme, me demandai-je, alors que sous la douche chaude d'une salle de bain illuminée comme une scène, je rafraîchissais un corps très moyennement sculptural qui trouvait une pureté venue de la seule propreté et que je n'osais imaginer offrir à une Arielle. L'Hawks, dont la présence prochaine, par la vertu de ces lieux, ne me paraissait plus aussi inaccessible. Certainement, elle n'avait qu'à palpiter d'un cil pour engager au garde-à-vous amoureux les plus beaux corps masculins, les plus beaux esprits, même acharnés de controverse, les plus platinées des cartes de crédit internationales, et, qui sait, féminins...
Enfin couvert d'une veste intacte et neutre, d'une chemise aux plis parallèles et blancs, je me surcreusais ces réflexions dans le boudoir vert - à cause d'un Gobelin chargé de feuilles, herbes, mousses qui avaient pris au piège un lapin bistre - boudoir uniquement peuplé, à part moi, de roses nombreuses et intimidantes. Heureusement, je n'étais pas parfumé. Même l'odeur un peu énervante de l'attente serait gommée par l'atmosphère capiteuse qui me baignait. Le livre miniature que j'avais glissé dans ma poche (quelques Lettres à Lucilius de Sénèque) ne me servit pas. M'aurait-il servi à quelque chose dans ce monde? Je m'interdis de trop fatiguer ma montre. Sur le verre d'une table basse, étaient amoncelées, en une construction calculée, plusieurs années de Vogue. Avec précaution, je consultais les pages brillamment colorées dont le grain parfait glissait sous mes doigts. C'était donc le monde où, naturelle, Arielle évoluait ? Bijoux compliqués, haute-couture affolante, épaules nues et toujours jeunes, mâles ténébreux qu'éclaire la certitude des comptes bancaires influents et le plaisir de se savoir les objets des femmes... Je la trouvai au bout de trois ou quatre numéros : incendiaire et froide, le regard incisif, droit sur son spectateur, une robe bleu-électrique qui était, contre le torse et les seins, une entière caresse la voilant de nudité, un demi-sourire vainqueur au coin de la défense d'une canine, une perle d'or noir à la rigole du cou, l'obscure lueur d'un tatouage représentant l'attribut masculin en érection à l'ourlet de sa cuisse, un escarpin sauvage et tressé dont l'aiguille paraissait être le croc câlin d'un caïman... J'ai trouvé ! me dis-je, cette femme est un oxymore : secrète publicité sur fond de télévision élitiste, jour nocturne, brune platine, fantasme solitaire des foules, vierge auto-proclamée se livrant à tous les récits de l'écran, exhibitionniste réservée... Plus loin, une autre photographie la montrait frileusement emmitouflée de fourrures de panthère albinos, dans le cadre d'une campagne pour la protection des animaux synthétiques, et c'est à peine si la douce épée de son arête nasale apparaissait, un sourcil perceptible, une blondeur d'éclair...
Elle eut cinq minutes d'avance. Elle ne ressemblait vraiment pas à ses doubles, figée qu'elle était devant moi qui ne savais comment cacher la revue grande ouverte sur mes genoux. Ce furent cinq secondes de vide. Pendant lesquelles je trouvais ses cheveux mouillés touchants, son vaste imper qui aurait dû flotter pendouillant, son jean banal, ses bottines qui auraient du paraître brûlantes comme l'organe du chant d'un rouge-gorge bonnes pour le teinturier, ses lèvres, son nez, son expression enfin, qui aurait dû être celle de l'implacable examinatrice du jury de l'Enfer, fondantes...
- Mais vous êtes charmant ! Moi qui imaginais Vivant d'Iseye comme un ours à poil dur ! Son seul cœur impeccablement tendre par la vertu d'une écriture et d'une expérience savamment distillées sous le couvert d'un hirsutisme bougon... Que les diables des médias me fossilisent si je garde de vous l'image que je m'étais faite!
- Merci...
Je balbutiai d'abord, puis, rendu à la parole par l'échange, par l'incroyable sensation qu'elle était contre toute attente un être humain, je contrattaquai, tentant de masquer ma timidité sous une aisance affectée.
- Vous n'êtes pas non plus tout à fait celle que j'attendais. Vous aussi vous vous mouillez sous la pluie, les parapluies n'ont pas été prévenus qu'il vous faudrait une haie d'honneur. L'écran lumineux des gouttes vous sied finalement aussi bien, voire mieux, que celui du tube à vulgarités.
Sans doute, elle savait qu'elle était belle également avec l'ornement d'une sévère dépression atlantique nord.
- Trêve de compliments mi-figue mi-raisin. Qui êtes-vous, Vivant d'Iseye?
Pourquoi, malgré la réputation de votre dernier livre, vous êtes-vous jusque-là jalousement gardé de toute apparition publique, de tout photographe, de tout entretien? Pourquoi avec moi ? Que vaut cette concession au vulgaire ?
- Appelons cela conseil de marketing de la part de mon éditeur.
- Hum. Le papier d'un grand hebdomadaire eût été plus efficace, En premier lieu, du moins.
- Parce que vous m'offrez un véritable entretien. Suffisamment long. Et que vous avez promis d'en négocier l'arrangement scénique avec moi.
- C'est tout?
- Et parce que vos sujets ont toujours été éloignés de la littérature et de l'art.
- Voilà qui n'est guère galant. Et si c'était, disons, mon jardin secret...
- Parce que vous avez suffisamment d'intelligence pour ne pas être fascinée par les rockers, golden boys, têtes couronnées, stars de cinéma, de la politique et de la promotion humanitaire que vous passez sous le scalpel de votre show. Parce qu'il me semble que la littérature peut se mesurer à vous et à ce que vous représentez.
- Dois-je me radoucir ? Bien. Je suis trop affamée et fatiguée pour polémiquer. Il me semble qu'un souper nous est bientôt servi. Ah, voilà justement William...
- Si Mademoiselle et Monsieur veulent bien passer à table...
- William, conduisez mon cavalier. Il me permettra sûrement de jeter cet imper et de me pomponner en une minute record.
En effet, j'eus tout juste le temps de lire les œuvres complètes des menus et de la carte des vins - je préférais éviter de penser alors que ma lecture était empêchée par un visage humide et incisif qui flottait au plus tremblé de mon cervelet - qu'Arielle Hawks réapparut, vêtue d'un chemisier aux bandes noires et ors, ayant associé à ce mouillé qu'elle avait visiblement cultivé un film imperceptible de poudre, empruntant au cliché de la texture des pétales de rose du boudoir leur douceur d'outre-vie. Sa blondeur me parut innocemment naturelle. A moins que cet à peine frisé venu de la pluie...
Cependant, assise face à moi, le silence de ses yeux - le célèbre « bleu Hawks » qui n'était dû à aucune lentille colorée, qui, selon les commentateurs, était comparé à une lame, au claquement d'un cran d'arrêt, à une balle de fusil d'assaut, à la mort au soleil de midi dans une arène où les taureaux ont été changés en hommes, et en femmes - m'était tranquillement, méthodiquement consacré.
- Vivant, vous permettez que je vous appelle Vivant, résumons-nous. Oh, William, donnez-nous votre Tournedos Rossini. Vous verrez, Vivant, c'est plus fondant que carnassier, pour ne pas parodier ma réputation de mangeuse de viande humaine. Oh, j'espère que je ne choque pas un végétarien? Bien. Alors, accompagnez-moi dans cette saveur. Et votre salade de fruits exotiques au gingembre, voulez-vous? Vivant, résumez-vous. Votre dernier livre, Un tremblement, a un succès inespéré.
- Non. Une secrète reconnaissance, seulement.
- Un succès, dis-je, puisque je le veux. Je ne promets rien que je ne tienne. Sur aucune de vos trois couvertures, vous n'avez permis de photographie. Aucun des articles de votre press-book dont j'ai eu copie, ne propose sur vous le moindre renseignement biographique. Pas même une année de naissance au bas d'un rabat. Des entretiens refusés aux journaux spécialisés, pourtant souvent confidentiels. Rien. Votre éditeur, bien que cuisiné, est muet comme une carpe noyée. Soit dit en passant, c'est un homme que je ne conseillerais à personne de se farcir. Il me reste en travers de la gorge comme une arête avec ses « je transmettrai » pseudo-mystérieux. Vous n'avez qu'une boite postale que vous n'avez pas visitée depuis un mois. J'ai un peu fouillé dans son bureau, faut-il le dire... Vivant d'Iseve est infailliblement un pseudonyme. Emprunté peut-être, c'est tout ce que j'ai pu trouver, à une montagne des Pyrénées Occidentales, et qui compte 2173 mètres d'altitude. Ce mystère suffit à faire de vous un personnage intéressant.
- Indépendamment de l'œuvre ?
- Oui. Qu'il s'ensuive déception ou surprise heureuse au vu du faciès découvert, c'est au talent du metteur en show de lui donner relief. Vous avez bien voulu vous livrer à notre Arielle Hawks préférée. Auriez-vous trop facilement cédé au chant de la sirène bleue des média ? Qui êtes-vous, Vivant?
- Un tremblement.
- Voilà qui nous avance peu. Notez que c'est une passe à fleurets mouchetés. Puisque nous sommes ce soir dans une conversation strictement privée, absolutelv confidentielle. Non, il est trop tard pour les prises d'otage de la caméra. Mes assistants ont droit eux aussi à un peu de repos. L'arme de prise d'image repose donc au vestiaire. Nous engagerons le feu nourri des projecteurs demain en matinée, si vous voulez.
Je préfère en effet qu'il en soit ainsi. J'ai eu une dure journée.
- Avez-vous été amoureux ? Etes-vous amoureux, Vivant ?
- Eh bien Arielle, ce serait sûrement une terrible banalité de l’être de vous...
- Cher Vivant, nous n'allons pas jouer toujours au chat et à la souris. Sous la cuisante carapace du bleu de mes yeux, il y a un autre bleu dont je puis réserver les moiteurs à quelques-uns. J'ai modérément parcouru vos deux précédents titres : Une Luciole, Les Draps du temps. Mais n'oubliez pas que j'ai lu, et aimé Un Tremblement.
- Merci. J'aime croire que c'est un pli de l'âme et non un argument publicitaire.
- Voulez-vous que nous commencions l'entretien, souvenez-vous qu'il me faut une mise en scène, des lieux, par quelque chose... comme un masque, par exemple ? « Le masque de fer de la littérature ». Qu'en dites-vous? On n'y verrait que vos yeux noisette, pour mieux vous croquer...
- Parce que toute fiction est un masque ? Parce qu'il n’y a que l'anima de l'auteur pour avoir un souffle et un regard sous les masques qui ne sont pas lui ? Pourquoi pas.
- Il vous faudra modérer les obscurités du discours... Vous me surprenez, Vivant. Je m'attendais à un refus. Nous n'allions tout de même pas recourir au cliché éculé de la silhouette dans l'ombre d'un contrejour... Ou des prismes de flou sur le visage. Non. J'imagine un masque de bois. Couvert de mousse verte...
- Non, pas de mousse verte ! Lin parfaitement lisse et inoxydable. Légèrement brillant. Et pas une boite de conserve. Une mince façade. C'est tout.
- N'oubliez pas qu'il vous faudra l'ôter. Lors d'un tournant décisif de l'entretien. Il serait dommage de ne pas révéler la chair qui a ce tremblement de fossette lorsqu'elle est émue.
- Arielle, vous êtes une dangereuse et adorable troublionne de sentiments.
- Pourquoi, comme Blanchot, Salinger et Pynchon, vous cachez vous de toute apparition, de tout détail ? Protection de la vie privée ? Sainte horreur du bruit toujours faux des média ?
- Parce que je me refuse à jouer tout rôle. Je ne suis vivant, survivant, que lorsque j'écris, que lorsque je bouge, je sens et je pense dans l'arrière-bouche de mon lecteur. Lorsque mes personnages sont un autre.
- Pourtant, vous vivez, sentez et vous déplacez dans la vie qui nous est commune avant de pouvoir écrire, animer vos personnages et transmettre leurs émotions...
-Laissez-moi choisir. Proposer à autrui ce que j'estime juste. Filtrer dans le gravier grossier du quotidien et du télévisuel le peu d'or essentiel...
- Pouh! Quittez cet habit de langage pompeux. Cela vous va si mal. Vivant, montrez-vous enfin nu.
- Je parle mal. Et j'écris nu.
- Alors, pourquoi ce revirement avec moi?
- Parce que ce que vous faites est création.
- Ouf, le merveilleux compliment ! A moins que le vil flatteur ait un but précis.
- Vous avez promis. Vous apportez votre talent de metteur en show. Mais rien ne se fera, ne sera visible sans mon accord.
- D'autres, plus célèbres, n'ont pas eu vos exigences. Vous avez un univers suffisamment riche pour que nous puissions le faire mousser. Mais il ne faudrait pas que nous nous retrouvions bloqués. Qui me prouve que vous jouerez le jeu ?
- Rien. Mon envie d'entrer dans votre monde, votre imaginaire. De me métamorphoser. Par fiction. Cela doit vous suffire.
- Attention, Vivant! Peut-être ne serez-vous plus ce que vous étiez.
- Arielle, comme le génie homonyme, transformez moi...
Nous avons ri dans notre champagne...
- Ah, Vivant, j'oubliai, laisse- moi verser cette potion magique dans votre verre. Buvez cela ; je suis broyeuse d'herbes dans le secret de mon arrière-boudoir...
- Qu'est-ce que c'est?
- Rien, Ça donne seulement du peps, comme une démultiplication de personnalité.
- Non.
- Comment ? Dois-je battre des paupières, comme mon cœur a battu en lisant votre livre ?
- Bien.
- C'est goûteux, n'est-ce pas?
- Houps, le breuvage prend à la gorge, comme si je mangeais l'intérieur d'un lys...
- Tout juste, Vivant ! Le lys martagon entre en effet dans ma composition. On croyait au moyen-âge en son pouvoir de retenir l'être aimé. Vous allez être un homme, croyez-moi.
- Eh bien pourquoi pas... Grâce à vous.
- Oh, Vivant, il est bientôt minuit. Je dois être au lit avant les douze coups. Sinon je me changerai en citrouille de mocheté.
Il me sembla au contraire que l'humidité résiduelle de ses cheveux s'était évaporée en animant quelques frisettes dorées au coin de sa tempe...
- Pardonnez-moi, Vivant. Vous avez été parfait. Nous ferons mieux demain matin. Je serai toute à vous. Et peut-être passerons-nous aussitôt à la caméra.
Tintant ses bracelets aux symboles polyglottes contre les boucles, les fermeture-éclairs, elle sortit de son vaste cabas un porte-document fauve.
- Tenez, c'est pour vous : les vidéos de montage provisoire de mes derniers entretiens. C'est la série dont vous ferez partie. Ils sont d'un style, disons plus « punch », - certains fans, ou mes détracteurs, diraient « hard », « trash » - que ce que vous connaissez déjà. Il me semble simplement qu'ils sont d'une analyse plus pure, plus vive. Bonne nuit, Vivant.
Disparaissant, elle posa, dans ce petit creux derrière et en bas de l'oreille, là où le cerveau est le plus proche, un baiser plus rapide encore que son départ vers ses appartements...
Je réalisai soudain combien j'étais épuisé. Les plantes vertes moussaient autour de moi comme le champagne. Et comme le trouble que me laissait le bruit de fond d'Arielle Hawks. Aurais-je la même facilité, dans mon for intérieur, à l'appeler par son seul prénom? La pièce tournait de fatigue autour de moi. Il me sembla qu'en face de cette femme j'avais tenu grâce à la tension d'une parfaite corde vocale de diva au moment de l'air des clochettes de Lakmé, et que maintenant je me relâchais en chaos de bruits, en violoncelle éclaté sur un carrelage. Sur ce sol de pierres polies je m'appuyai pour traquer le couloir ouaté d'un labyrinthe hôtelier qui allait me conduire enfin à ma chambre. Ce n'était pas de champagne dont j’étais - quoique... - ivre. Derrière et au-delà des écrans cristallins et bombés des téléviseurs où je l'avais vue, comme on traverse les rideaux du mythe pour toucher Vénus ou Méduse, j'avais frôlé de mes doigts une phalange, pétri de mes yeux, approché malgré les roses ses fragrances de musc et d'amande brûlée, écouté la résonance directe de sa gorge sur mes tympans ; seul le goût m'avait manqué de sa peau, de l'ossature de ses pommettes sous le regard au bleu fameux qui m'avait été un moment consacré, d'Arielle Hawks elle-même...
- Je délirais ! Etais-je fou au point de l'adorer, telle une idole de pierre mouillée par les sexes qui s'y frottent pour passer dans l'au-delà... Poussant dans l'œsophage tremblant de cet escalier interminable et rouge le vibrato turlupiné de phrases aussi peu correctes que démesurément enflées. N'importe quoi, m'ébrouai-je en tâtonnant la difficulté pénienne de ma clef dans un orifice de serrure inaccessible. Voilà pourquoi j'avais toujours refusé la moindre brèche biographique, la moindre exposition médiatique : par peur panique de ne pouvoir me maîtriser, de laisser déborder en tempête, vomi et passion ces émotions que je travaillais sans cesse à discipliner, épurer, dans mes livres. Comme encadrer de cadres sages passe-partout les tableaux où s'agitent mes démons, cadenassés et enjolivés par les vernis. Seul l'appel d'Arielle Hawks m'avait décidé à relever le défi, par désir, peut-être masochiste, d’autofiction démente. Tiendrai-je demain? A quelle sauce, bouillon de poule ou piment, allait-elle me servir sur le plat de son écran?
Le lit me reçut comme une femme lascive. Si tant est que toutes les femmes soient douces, sensuelles, enveloppantes et spirituelles comme le rêve qu'on en fait. J'avais toujours à la main ce porte-documents fauve contenant trois ou quatre cassettes vidéos. Six à dix heures de programme. Je fis l'effort surhumain de me lever, avant à demi-défait mes vêtements, pour soigneusement étaler les boitiers devant le grand écran noir extra-plat qui ne ressemblait plus à une fenêtre, mais à une porte de temple et d'initiation, quoique son contenu soit plus souvent celui des supermarchés, et glisser le premier coffret à entretien dans la fente inaugurale du magnétoscope.
Appuyai-je sur la touche de mise en route ? « Play », comme sur un lecteur d'opéras tragiques et splendides. Il est sûr en tous cas que j'avais poussé Arielle Hawks dans une boite vidéo mentale hermétiquement noire, où frappait le heurtoir léonin des métamorphoses. Sans quoi je n'aurais pu m'endormir si aussitôt, si efficacement...
Bible in folio, Louis Estienne, 1580. Photo : T. Guinhut.
Penser le temps humain et politique
avec Péter Nadas :
La Bible, Almanach.
Péter Nadas : La Bible, traduit du hongrois par Marc Martin,
Phébus, 128 p, 13 €.
Péter Nadas : Almanach, traduit du hongrois par Marc Martin,
Phébus, 336 p, 22 €.
Déchirer quelques pages de cet Almanach serait pour le moins un sacrilège… C’est pourtant ce que fit le jeune Péter Nadas avec un exemplaire de la Bible, d’où le titre de son premier roman, paru en hongrois en 1967. Il n’est pas étonnant qu’un tel événement fondateur soit l’un de ressorts de la créativité de l’écrivain, de son travail de mémoire incessamment fouillé, ce dont témoigne un opus billant et bouillonnant, aux strates immenses, Le Livre des mémoires[1]. Aujourd’hui encore cette lutte physique et intellectuelle, digne d’un Sisyphe au-delà d’une philosophie de l’absurde, se déroule de mois en mois dans un Almanach confronté à l’inéluctabilité de la mort et qui se hâte lentement de penser le temps humain et politique.
Tête de cochon, passablement pervers, un enfant peut l’être parfois. Au point de cacher qu’il fut le coupable de l’assassinat du chien. Qui sait si sous un tel titre, La Bible, il est possible de l’interpréter comme un péché originel, voire comme le premier meurtre, à l’image de celui d’Abel par Caïn, commis dans un jardin pourtant tout à fait urbain, auprès duquel, sortie de la maison voisine, une jeune « Eva », un peu revêche, fait fantasmer notre adolescent.
Cependant l’arrivée d’une jeune servante, une paysanne un peu bigote, Szidike, excite l’ennui du sale gosse provocateur qui insulte « ta sale putain de Bible », en un blasphème[2] plus puéril que bien senti, alors que ses parents aisés font visiblement partie de l’administration communiste et de ses privilèges. La « Bible dépecée », le drôle voit avec plaisir le linge abandonné brûler sous le fer à repasser. Voilà qui est l’occasion d’un déchirement familial entre la mère et la grand-mère. Si les choses paraissent s’effacer, restent les non-dits… Car en cette société plus fragmentée qu’il n’y parait, la psyché du jeune anti-héros n’est pas à son avantage, comme en une étude psychologique ambigüe et retorse.
L’écriture de Peter Nadas, précise, est évocatrice d’un univers que la mémoire aurait pu évacuer doucement, alors qu’il est cristallisé sous nos yeux. La naissance du désir sexuel et sa frustration sont exacerbées par le huis-clos, dramatique et réaliste. La concision de ce roman, peut-être autobiographique, comme une sorte de galop d’essai, se veut un récit originel, certes aux dimensions infiniment plus modestes que l’ensemble formé par l’Ancien et le Nouveau Testament, quoiqu’il laisse planer au-dessus de lui un titre plus chargé de sens et d’émotion que ce que le gamin lui concède. Il contraste cependant avec ses fresques méditatives et démesurées, comme les mille cent pages des Histoires parallèles, qui pullulent de personnages et d’angoisses, à la fois roman d’amour et de sexe, et roman historique entre la Budapest contemporaine et un camp de concentration allemand en 1945, l’insurrection hongroise de 1956 et les années 90 à Berlin…
Ce n’est pas un journal, ce n’est pas un essai, mais un Almanach, publié en 1989 à Budapest, donc sitôt la chute du mur de Berlin. Certes pas un almanach pour jardiniers, un calendrier des phénomènes astrologiques et météorologiques, nourri de conseils botaniques, mais une météorologie au long cours de son concepteur. De mois en mois, pendant une année et en dix parties, précédées chacune par une sorte de maxime, alors que l’écrivain s’est tapi dans la campagne, aux abords du lac Balaton, la méditation se confronte au temps et à la mort à venir, attachée à mettre en ordre des souvenirs, depuis l’adolescence et les amours : « Je devrais renoncer à mon dernier refuge, l’imaginaire, pour accéder au souvenir ». Ce qui n’empêche en rien l’examen du présent, voire les interrogations sur un avenir incertain.
Tout ou rien est prétexte à l’observation, à la réflexion : une rencontre qui n’a pas lieu suscite l’envie « d’écrire l’histoire unique de personnes qui ne se sont jamais même rencontrées » ; une image intériorisée de « la plage crasseuse d’Ostie » le conduit à la dépréciation du progrès et de la vitesse, à la déploration des « gaz d’échappements » qui rongent la statue de Marc-Aurèle. Le chien du propriétaire de son appartement berlinois, dont la « laideur indicible, ineffable, complète, n’avait d’égal que sa bonté », lui permet de méditer sur la mort et les souffrances de ce rejeton de « races de chiens tarées à force d’élevage et de saillies sélectives » ; une telle profonde compassion qui unit hommes et bêtes ne peut que toucher le lecteur. Mieux, s’y glisse « le mythe de la pureté de la race », ainsi que « l’obsession et le rêve meurtrier du racisme ». C’est ainsi que ce qui eût pu rester anecdotique, s’élève à la hauteur de la pensée existentielle et essentielle, témoignant de la méthode, de l’art de l’écrivain.
Discrètement côtoyer dans l’avion le célèbre acteur du cinéma italien et de Fellini, Marcello Mastroianni, permet une analyse du harcèlement des admirateurs et de la solitude de celui dont la personnalité est réduite à ses rôles. De même l’arrivée de la télévision est vécue d’abord comme la concrétisation d’un « vague projet ». Mais si Peter Nadas regarde d’abord, « vautré », « cette débauche de curiosités », « histoire qu’elle pense à ma place », il en arrive à une conclusion cinglante : « la télé exerce sur l’homme un pouvoir mortifère cancérigène ». Une chose ou un être vus, une broutille venue du quotidien, un témoin de l’évolution des techniques, des médias et des mœurs, voilà qui tour à tour est l’occasion d’exercer la veine satirique et soulève une vérité morale.
L’indécision face à l’achat d’un motoculteur attire les commentaires des voisins, toute une vie sociale s’anime, alors que les travaux et jours du jardinier méritent un soin constant ; mais moins que la plume et la page. Un poirier de saison en saison, un infarctus qui faillit emporter l’écrivain, l’évocation d’un éditeur, d’un confrère, tout doit être manière à moudre le grain de la pensée, à retenir le sable véloce du sablier.
Certes, l’on peut ici penser que la patience du lecteur est parfois mise à l’épreuve devant les circonvolutions circonspectes de la réflexion, quand soudain elle fuse avec un mat éclat. Saurait-on conseiller de ne lire qu’une partie par mois, et ainsi de s’offrir une année Nadas, sans se priver bien sûr d’autres lectures, de nature et de rythme bien différents…
Ecrivant comme Montaigne « à sauts et à gambades », auquel on pourrait le comparer avec profit, Péter Nadas se fait entomologiste des comportements, sans manquer de cultiver un élégant phrasé, en particulier lors d’aphorismes brillants : « En butte à nos tourments, à nos luttes, à nos douleurs et nos peines, on ne quitte pas de bon cœur la beauté de l’horreur pour s’éveiller à la morne réalité ». Un désabusement, voire un fatalisme noir, affleure en ces pages : « Que tous les hommes se changent en boue et tous les dieux en merde, si tout n’est pas ici-bas que merde et que boue ». Dans l’ultime partie, notre diariste accompagne « une amie âgée » jusqu’à la mort », comme une préfiguration de celle à venir… Car, dans la tradition du philosophe antique, il s’agit de se préparer à la putréfaction du corps, à l’évaporation de l’esprit.
Au-delà des funérailles, des rencontres inabouties, des notes sur le théâtre, s’élèvent une déploration d’un monde contemporain pollué par la banalité et la vulgarité, la désillusion des « fantasmes de débauche », mais aussi de perspicaces réflexions sur la liberté : « Il faut donc tout autant que d’autres personnes ne renoncent en rien à leur liberté individuelle, la liberté nationale fût-elle en jeu, afin que, loin de toute collectivité, cet idéal que d’autres sacrifient dans l’intérêt collectifcontinue à vivre ». Car « Quand une société se détourne pour longtemps de la tradition que représente le principe de tolérance réciproque, elle prive ses citoyens de tout moyen de pouvoir tant soit peu y cultiver leur propre personnalité ». Le constat face au totalitarisme communiste en Hongrie est sans bavure : « les dirigeants du pays érigent en droit souverain le contrôle total et permanent des revues qu’ils ont eux-mêmes pris soin de fonder ». La liberté d’expression est inexistante. L’analyse frôle alors celle de Masse et puissance d’Elias Canetti[3] : « quand le travail n’apporte rien, inefficace au niveau collectif, chacun tente d’être au moins efficace à son propre compte. D’où le chaos des sociétés de masse ».
Un juste tropisme humaniste innerve l’écrivain. Or, sa sagacité politique est à l’épreuve devant des temps troublés : « la société hongroise […] en est venu peu à peu à perdre la mémoire d’elle-même, et donc la conscience de son propre futur ». Bien que publiée à la fin du XX° siècle, cette réflexion, à la lisière de la philosophie politique, s’applique avec plus de perspicacité encore à notre aujourd’hui et sans nul doute à notre demain. Il faut en effet une vaste perspective pour penser son temps. Ce pourquoi il revient à l’historien romain Tite-Live, alors que l’on devine autour de lui les prémices de la chute du rideau de fer et du monde fermé sur ses pitoyables certitudes, qui, sous le joug de « la terreur communiste », séparait la Hongrie d’un Occident heureusement plus libéral.
Dans le cadre d’une introspection sans concession, tout devient matière à l’éclosion d’une pensée, pesée, nuancée, sous la plume attentive, parfois cinglante, et surtout humaniste, de l’écrivain hongrois de la mémoire (né en 1942) dont nous lirons, voire relirons avec la patience requise les vastes opus intitulés Le Livre des mémoires et Histoires parallèles. Depuis les plus immenses rituels de la vie et de la mort jusqu’aux plus minces non-événements, en passant par une histoire de singes gourmands, et jusqu’au remord secrètement enfoui de n’avoir pas lu ces pages sacrifiées de la Bible, cet Almanach est la matrice de l’intelligence, de l’analyse psychologique et de la hauteur philosophique, comme si seule l’écriture pouvait protéger un homme, lui permettre une prise sur le monde avant l’effacement, hors la promesse réalisée de son nom ornant des couvertures ; sous lesquelles dort la pensée d’un maître écrivain. Lecteur, il ne tient qu’à toi de la réveiller !
Être esclave est une condition courante parmi les plus anciennes civilisations, voire jusqu’à aujourd’hui. Cependant, si les Grecs et les Romains pouvaient châtier sans pitié les rebellions, comme en témoignent les voies romaines semées de crucifixions suite à la révolte de Spartacus, la pratique de l’affranchissement était courante. Grâce à l’irruption du christianisme, l’emprise de l’esclavage sur l’Europe et la Méditerranée surgies des ruines de l’Empire romain, aurait disparu de ces contrées. C’est ce que croyait naïvement le modeste auteur de ces lignes - comme quoi il faut se méfier de ses convictions et avoir conscience des limites de son savoir - alors que l’ouvrage de Sandrine Victor, Les Fils de Canaan, vint le dessiller, puis celui d’Olivier Grenouilleau : Christianisme et esclavage. Cependant, sans avoir recours aux affranchis et non content d’imposer le jihad guerrier, l’Islam est un moteur de l’esclavage sur le continent noir et au-delà, comme le dévoile Tidiane N’Diaye, en son Génocide voilé. Alors que la littérature historique insiste à plaisir sur l’extension de cette pratique européenne dans ses colonies, Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard, mettent en perspective Afrique et Amériques. Cependant, comparaison n’est pas similitude.
Selon une lecture plus que partisane de la Genèse[1], Canaan, contemplant la nudité de son père Noé, fut condamné à être l’esclave de ses frères, ainsi que ses descendants noirs ; ce qui servit d’argument en faveur de l’esclavage pendant une bonne partie de l’ère médiévale. Or la traduction de la vulgate de Saint-Jérôme étant fautive, il faut lire « serviteur des serviteurs » et ajouter que Canaan n’avait rien d’Africain. C’est ainsi qu’il faut attendre la page 40 pour trouver la justification du titre de Sandrine Victor, Les Fils de Canaan. L’esclavage au Moyen Âge. Car ce fléau, même en constante diminution, ne disparut pas, alors que l’Eglise et les penseurs s’appuyaient à la fois sur Aristote qui soutient « l’utilité des animaux domestiques et des esclaves[2] », sur Saint-Paul qui prône « que celui qui a été appelé étant esclave est un affranchi du Seigneur[3] », et sur Saint-Augustin qui prétend que « la cause première de l’esclavage est le péché qui a soumis l’homme au joug de l’homme et cela n’a pas été fait sans la volonté de Dieu[4] ». En fait il s’agissait de préserver un ordre établi et de ne pas heurter les pouvoirs en place.
Constantinople est un marché d’esclaves, les Vikings sont experts en la pratique, l’Espagne et particulièrement Barcelone ne sont pas en reste. Les guerres de Reconquista contribuèrent à pérenniser la pratique consistant à jeter les vaincus sous les fers, qu’ils soient Chrétiens ou Sarrazins : « À la fin du XVI° siècle, la péninsule ibérique compte encore 3 à 4 % d’esclaves dans sa population ». Le trafic humain sillonne la Méditerranée, mer de conflits récurrents, de piraterie et de razzias aux fins esclavagistes, ce dont fut victime Cervantès, l’auteur de Don Quichotte, qui eut la chance d’être racheté.
Par ailleurs la loi talmudique encadre la pratique en interdisant de frapper son esclave, alors que l’Islam est « une société d’esclaves », employant massivement les captifs dans les plantations, sur les galères, y compris féminins, comme l’officialise la Sourate des femmes. Notre auteur ne fait à cet égard pas l’impasse sur « la traite subsaharienne et musulmane » qui draine des millions de noirs sous les fers. Alors que « le monde médiéval n’est pas une société que l’on peut être clairement qualifiée d’esclavagiste ».
Bientôt cependant l’Eglise ne vit guère la chose du meilleur œil : au VIII° siècle, Smaragde de Saint-Mihiel enjoint : « Il faut interdire la servitude, ô Roi très clément ». Ainsi, dans le cadre d’un « lent dépérissement de la servitude antique », l’esclavage fut définitivement aboli en France en l’an 1100 (quoiqu’il faille attendre 1848 pour l’abolition dans ses colonies), alors que, malgré la progressive raréfaction du phénomène, les pays voisins sont plus paresseux : l’on rencontre encore des esclaves à Venise au XVIII° siècle. Le vénitien « Quai des esclavons » en témoigne, portant la trace de la Slavonie (la Croatie actuelle) qui était une forte zone d’approvisionnement. Mais aux Amériques, malgré le plaidoyer de Las Casas[5]en faveur des indigènes qui leur évita l’esclavage, l’église ne sut résister aux exigences des grands propriétaires, au point qu’en 1454, le pape Innocent IV (qui porta si mal son nom) autorisa la soumission en esclavage les « nègres » de Guinée au moyen d’une bulle papale adressée au souverain du Portugal, Alphonse V.
Toute une économie repose peu ou prou sur ce système. On envoie les malheureux dans les mines, on les emploie dans les ateliers, aux champs, sans oublier les sévices divers. Désexualisé, l’esclave est cependant aussi un corps, d’où l’exploitation sexuelle des femmes. On n’en sortira rarement, sauf si l’on a la chance d’être affranchi, à moins de risquer la fuite ou de rares révoltes. Mais Saint-Eloi, au VII° siècle, et de nombreux autres religieux, avaient à cœur de racheter des bateaux entiers pour libérer les captifs, comme le fit encore Saint Vincent de Paul, rachetant au XVII° siècle leurs proies aux pirates arabes.
Malgré toutes ces nourrissantes informations, il est un peu dommage que cet essai, pourtant documenté avec précision, repose sur un plan et un déroulé confus, commençant par « Une impossible définition ? » qui tourne en rond. L’on pouvait penser que l’esclavage repose sur peu de faits : le pouvoir d’acheter et de vendre un être humain, de le faire travailler durement sans salaire, de lui nier tout droit de propriété et toute personnalité juridique, voire d’avoir sur lui droit de vie et de mort. Certes, la lisière avec le servage est peu commode à définir, mais nous voilà moins avancé qu’avant à l’issue de ce chapitre pourtant inaugural, hors les nombreux vocables latins avancés, de sclavus à servus en passant par le mancipium, ouvrier non libre et sans terre. Reste que l’érudition historique de Sandrine Victor est roborative, entre « Ethique, morale et religions », tableaux géographique et économique.
Olivier Grenouilleau, avec Christianisme et esclavage, vient à point pour confirmer l’impensable : la religion du « Aimez-vous les uns les autres » ne rechignait guère devant la condition d’esclave. La contradiction étant d’importance elle nécessite toute la sagacité de l’essayiste, qui s’appuie sur une documentation fouillée.
Si Aristote ne remet jamais en question l’esclavage, les pères de l’Eglise, du IV° au V° siècle, tels Saint-Paul et Saint-Augustin, justifient le statut de l’esclave par une nécessité divine et par une théologie du rachat du péché originel. Les autorités ecclésiastiques ne se gênaient pas d’en tirer parfois profit, car il existait des « esclaves de l’Eglise ». Tous les hommes sont enfants de Dieu, or certains sont des enfants enchaînés. Car l’homme étant esclave de Dieu il n’y a rien d’inquiétant à ce que certains soient esclaves des hommes. Leur salut viendra de leur obéissance, tant les desseins de Dieu sont impénétrables. Le temps de Saint-Thomas d’Aquin, au XIII° siècle, quoiqu’il fût un apôtre du libre arbitre, reste celui du dogmatisme, pour un sujet considéré comme secondaire puisqu’à l’esclavage s’est substitué le servage.
Il aura fallu une lente maturation pour que l’essence du christianisme trouve sa réalisation dans un abolitionnisme nécessaire. D’un côté une acceptation pérenne et fataliste, de l’autre de courageux théologiens dont la dénonciation d’un phénomène scandaleux s’affichait avec vigueur. Aussi faut-il que notre historien lise avec soin le Nouveau Testament et bien des Pères de l’Eglise.
L’on considère à la fin du Moyen Age qu’un chrétien ne peut en aucun cas réduire en esclavage un autre chrétien, y compris un Slave hérétique (d’où vient le mot esclave). Ensuite, lors de la colonisation des Amériques, le Pape interdit de rendre les Amérindiens esclaves, car ils ont une âme et peuvent être évangélisés, ce qui est « une première dans l’Histoire ». Voilà hélas qui n’est pas le cas des païens d’Afrique. Et s’ils se convertissent ils n’en restent pas moins la possession de leurs maîtres tant ils ont été acquis légalement. La traite et la servitude sont donc légitimes. La malédiction des fils de Cham, considérés au contraire du texte de la Bible (qui parlent de « serviteurs ») comme des Africains et des esclaves sert encore longtemps d’argument théologique, jusqu’au XVIII° siècle. De toute évidence un tel raisonnement nous parait aujourd’hui attentatoire au droit naturel et, de plus, une subversion du message du Christ. Pourtant, et même si « l’abolitionnisme n’est pas entièrement soluble dans le religieux », force est de reconnaître combien l’éthique chrétienne a concouru à un abolitionnisme qui réalisera ses promesses grâce à l’esprit des Lumières puis des libéraux du XIX° siècle…
Le sérieux et le talent d’Olivier Grenouilleau dépassent toute perspective manichéenne et « l’insoutenabilité des interprétations linéaires ». Des éclairages pertinents ouvrent bien des portes temporelles et géographiques ; l’on apprend par exemple que, par rapport à ses voisins européens, la France n’a compté que pour 14% des esclaves transportés, ce qui ne la dédouane évidemment pas. Il manquait à la continuité de son travail remarquable, parmi lesquels Les traites négrières en 2004, Qu’est-ce que l’esclavage ? en 2014, puis La révolution abolitionniste en 2017, un sommet historique, théologique et philosophique : c’est chose faite avec Christianisme et esclavage.
Le rigoureux esclavage antique savait aussi récompenser et affranchir, ce que manifeste l’usage du bonnet phrygien. Et malgré les tenaces pratiques résiduelles médiévale et byzantine, il fut peu à peu effacé du monde chrétien (pour hélas se réaffirmer plus tard aux Amériques), alors que « les horreurs de la traite arabo-musulmane » durent depuis quatorze siècles ; jusqu’en Lybie, Mauritanie, Soudan, et au Moyen-Orient aujourd’hui ; et les actuels esclaves sont exploités sur les mêmes routes de cette traite ancestrale... C’est qu’affirme l’anthropologue franco-sénégalais Tidiane N’Diaye en son livre trop pudiquement voilé : Le Génocide voilé. « Les versets du Coran encouragent l’esclavage des non-Musulmans par les Musulmans », argue-t-il avec pertinence. De fait, suivant, depuis la naissance des Mahométans, un tel commandement, la traite arabo-musulmane est sans commune mesure avec celle transatlantique : elle est plus pérenne, plus meurtrière, ne laissant pas même la possibilité d’une descendance, car les hommes noirs méprisés, avilis, étaient castrés, les femmes noires servaient d’esclaves sexuelles dont les enfants furent élevés selon l’Islam s’ils n’étaient pas tués à cause de leur noirceur ! Le génocide physique se doublant d’un génocide culturel, y compris parmi ces Noirs dont les populations s’étaient converties à l’Islam. De plus, tout intellectuel musulman, Ibn Khaldûn en tête, ne voyait que des animaux dans les Noirs. Ces derniers furent vendus jusqu’en Inde, en Chine ; y compris lorsqu’ils étaient vendus par des Noirs devenus Musulmans ou entre diverses ethnies excitées par le goût de la guerre, par le plaisir de la tyrannie et de l’humiliation, par l’appât du gain enfin.
Il va sans dire que, malgré ses exactions avérées, la colonisation européenne n’atteint pas à la cheville du monstre, ne serait-ce que parce que la France abolit l’esclavage là où elle le pouvait, même si l’administration anglaise fermait les yeux en Afrique de l’est devant l’ampleur de la tâche. Reste que « la colonisation européenne mit entièrement fin à la traite arabo-musulmane ». Ainsi Tidiane N’Diaye, s’appuyant sur maints chercheurs, dont Ralph Austen[6]) estime à 42 millions le nombre d’esclaves déportés à travers l’Afrique, sans compter « l’esclavage interne » aux ethnies africaines elles-mêmes, quoique un peu moins brutal. Et encore l’essayiste ne fait qu’une brève allusion à ces « slaves » (d’où leur nom) européens esclavagisés par les Turcs et autres Arabo-musulmans et à ces « Barbaresques » qui « asservirent pendant des siècles de nombreux captifs chrétiens », d’ailleurs rachetés à tour de bras par l’église catholique. « C’est cette piraterie enragée qui sera un des motifs essentiels de la colonisation de l’Algérie par la France », dès le siège d’Alger en 1830, rappelle avec pertinence notre essayiste.Ce qui est d’ailleurs l’objet de l’ouvrage de Robert C. Davis : Esclaves chrétiens, Maîtres musulmans ou l’Esclavage blanc en méditerranée (1500-1800)[7].
Aussi l’Afrique est « ce continent et ces vieilles civilisations que la conquête arabe devait plonger dans les ténèbres », où « l’industrie la plus fructueuse deviendra la guerre sainte et la chasse à l’homme ». Or on ne taxera pas le réquisitoire de Tidiane N’Diaye d’exagération ou de parti pris, ne serait-ce que parce qu’un historien comme Olivier Pétré-Grenouilleau[8], dans un plus vaste essai (certes moins détaillé sur notre sujet), corrobore ses dires. Reste que l’ouvrage, très documenté, citant Ibn Battûta ou Livingstone (mais sans notes référencées), fera dresser les cheveux sur la tête du lecteur bienveillant. Ce ne sont que « bestialisation, razzias et chasse à l’homme » ou encore « extinction ethnique programmée par castration massive », sans omettre la cerise putride sur le gâteau : le « syndrome de Stockholm à l’africaine ou l’amnésie par solidarité religieuse » ; religion guerrière, conquérante et tyrannique, rappelons-le, à tel point que depuis quatorze siècles le Maghreb et l’Afrique, courbés sous le joug, pratiquent également et sans guère de vergogne la « servitude volontaire », pour reprendre le titre de La Boétie. De surcroît l’on ne décèle, dans le monde arabo-musulman, pas la moindre « repentance ».
Environ 13 millions d’individus furent les victimes de la traite transatlantique pour alimenter les travaux agricoles des Amériques entre le XVI° et le XIX° siècle. Mais, répétons-le, au bas mot 42 millions du côté de la traite arabo-musulmane, sans oublier les sociétés africaines partenaires et profiteuses de ces deux systèmes d’abjection. Ce sont ces événements et ses acteurs « mésestimés » de l’Histoire que mettent en relief et en perspective Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard dans Être esclave. Afrique-Amériques, XV°-XIX° siècle, tout en se proposant d’en rendre compte « à parts égales ». L’un des intérêts de cet ouvrage - et non des moindres - est de s’aventurer au-delà de la connaissance du commerce triangulaire, qui est un peu l’arbre qui cache la forêt, pour s’intéresser aux liaisons directes entre le continent africain et celui américain du sud, et en particulier le Brésil. Une éthique est ci à l’œuvre, car, selon le judicieux préfacier Ibrahima Tioub, « L’écriture de l’histoire critique bien comprise n’a ni sexe ni nationalité, encore moins une couleur de peau ».
Mis à part des chiffres discutés, cet essai corrobore l’analyse de Tidiane N’Diaye, à l’égard de « l’Islam et la traite des noirs », aussi bien transsaharienne que vers l’Océan Indien, émaillant son propose de « Récits de vies » trimballées au travers des déserts et des forêts pour alimenter les marchés arabes de bras humains, y compris féminins. Les témoignages, rares au demeurant, sont évidemment poignants, lacérés de souffrances, quoique un peu plus nombreux du côté transatlantique. De la capture aux conditions de travail dans les propriétés négrières et les « îles à sucre », en passant par la terrible, étouffante traversée (si l’on en réchappait), tout est « crime contre l’humanité ». Face à de telles abominations, il est permis d’imaginer que des révoltes, mêmes désespérées, se produisirent ; en effet, y compris des évasions, rarement couronnées de succès. Et qui ne nuirent en rien à ce que nos historiens appellent « la mondialisation des traites africaines aux XVIII° et XIX° siècle ». Néanmoins l’on conserve la mémoire de « la grande insurrection des esclaves musulmans de Salvador de Bahia en 1835 » qui revinrent en masse au Dahomey en tant qu’ « Afro-Brésiliens ». Notons que le bisaïeul noir du poète russe Pouchkine fut enlevé dans le Nord-Cameroun, pour aboutir, via l’Egypte et Constantinople, à la cours du Tsar où il raconta son histoire. L’on découvre également les tribulations d’Ali ben Saïd, razzié vers le lac Tchad, vendu de Tripoli à La Mecque et Constantinople, cédé à un prince russe, pour aboutir aux Etats-Unis, où il publia une étonnante autobiographie en 1867.
Cependant, grâce à l’évolution des mentalités européennes, l’Angleterre interdisant en 1807 la traite, et à l’action des abolitionnistes, en particulier aux Etats-Unis, le chemin allait s’ouvrir vers la libération des esclaves, quoique que cette traite n’eût cessé définitivement que dans les années 1860. En dépit de « négriers africains qui continuèrent d’imposer le trafic des esclaves, aussi bien, interne qu’externe, même si les négriers clandestins occidentaux ne manquaient pas non plus ». Notons que « la grande poussée de conversions à l’Islam, consécutive à des djihads », au XIX° siècle », fut en grande partie une réponse à l’abandon occidental de l’esclavage, né « de la conjonction entre des intérêts économiques nouveaux et l’humanisme libéral ». L’Afrique ne vit poindre la débandade de l’esclavage, aux dépens des « royaumes négriers », qu’avec la colonisation européenne, pourtant si décriée, quoiqu’elle ne se gênât pas d’abuser de pratique tortionnaires au Congo et que la puissance Anglaise se heurtât à une âpre résistance des mentalités et des pratiques, en particulier dans une Afrique de l’Est résolument esclavagiste. Au-delà, l’on devine que l’attente de l’égalité réelle entre Noirs et Blancs fait encore long feu, en particulier au Brésil.
Raynal : Histoire philosophique et politique
des établissements et du commerce européen dans les deux Indes,
Gosse Fils, La Haye, 1774, t IV.
Photo : T. Guinhut.
N’oublions pas un autre intérêt de l’ouvrage qui ne cesse d’élargir les perspectives. Il montre qu’au contraire de cette abomination que fut la castratrice traite arabo-musulmane, les transferts de populations africaines sur les deux parties du continent américain ont été, outre l’accroissement de la population asservie, un réel apport culturel, contribuant à un métissage plus ou moins ouvert, à l’émergence du blues et du jazz par exemple, en ce qui concerne les Etats-Unis. L’on parle ainsi de « créolisation », aussi bien en Afrique avec les « Luso-Africains », où des villes comme Luanda deviennent particulièrement métissées, qu’avec la tardive fin de la ségrégation aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XX° siècle.
Une bibliographie et des notes prolixes contribuent à ce que cet essai soit une référence, y compris en y adjoignant de précieux extraits de la Constitution d’Haïti, le premier pays d’Amérique centrale à se libérer de l’esclavage, publiée en 1805 ; ce qui ne suffit pourtant pas à la prospérité de ses habitants, faute de libéralisme politique et économique… Mais également une brève histoire de « la genèse du racisme anti-noir », qui, dans un ouvrage aussi documenté, surprend en attribuant faussement la théorie de « la supériorité aryenne, donc de l’antisémitisme » à Arthur Gobineau, qui « s’en prit quasiment autant aux Noirs qu’aux Juifs », dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, alors que s’il était peu amène envers les Noirs, il était élogieux envers les Juifs…
Si la repentance est obligatoire pour l’Occident et l’Amérique, et si, en une absurde concaténation, ses séides aiment culpabiliser les enfants des esclavagistes jusqu’à la douzième génération, non seulement elle n’existe pas le moins du monde dans la sphère arabo-africaine, mais de surcroit cette dernière tolère, voire encourage l’esclavage contemporain. Ne serait-ce que parce que le Coran avalise et encourage l’esclavage comme une indiscutable institution. Selon The Guardian[9], au moins 21 millions de personnes sont sous les fers de l’esclavage dans le monde d’aujourd’hui. Ce chiffre pourrait être porté à 46 millions, selon le globalslaveryindex[10]. Trafic et vente d’individus, travail et prostitution forcés, enfants soldats, esclavage sexuel… L’Afrique, les pays arabes, jusqu’à la Corée du nord sont parmi les vainqueurs d’un tel triste palmarès. L’on a vu la Libye, la Syrie et l’Irak réactiver la traite d’êtres humains à l’occasion de la naissance de l’Etat islamique et de ses avatars. Pourtant l’Amérique latine n’est pas en reste, comme le Mexique, l’un parmi les Etats du monde les plus dévastés par la criminalité. Le droit naturel à la liberté politique et économique n’est pas encore, hélas, acquis par l’humanité…
Stupidement, achevant la lecture de cet Ecrivain voleur de vies conçu par le sieur meurtrier Allan Maladeta, je m’étais laissé aller à une larme à l’œil, non sans comprendre après coup que j’associais sans guère de raison cette Mauve-Eglantine fictive à ma réelle bibliothécaire, prisonnière et sauvée par mes soins, dont je m’étais empressé d’apprendre le prénom et le nom : Mathilde Bénédicte.
Ma réflexion tournait en vertige parmi le cercle des étagères livresques et des couloirs en étoile dont je n’étais que le météore. Je m’étais coltiné un maigre artiste qui se suicide au vin blanc et aux barbelés, un écrivain qui tue indirectement son inalcoolique alter ego féminin, tout cela chapeauté par un Maudit Grand Ecrivain emplumé d’orgueil. Décidément ce Malatesta avait un problème récurrent avec l’alcool ! Sans compter qu’il jouait au chat et à la souris avec son lecteur, en posant également au meurtrier en série dans ses propres pages.
Je me demandai si j’allais emmener à Mathilde ma prise de guerre. Il valait mieux s’abstenir. Elle ne voudrait peut-être plus entendre parler de son tortionnaire. De plus la magie mécanique de la bibliothèque n’entendrait peut-être pas de cette oreille que je subtilise un de ses plus précieux livres.
Au chevet de Mathilde Bénédicte, dont je venais m’assurer de la santé, après sa réclusion et son inanition, j’avais l’air passablement ridicule avec mon petit paquet à l’enseigne de la meilleure pâtisserie. On m’avait permis d’entrer dans sa chambre, blanche et discrètement technologique. Elle avait les paupières baissées, les traits encore hâves. À son trop mince poignet gauche était attachée une perfusion. Je contemplais son repos, en m’étonnant qu’il existe des pièces sans livres. Un virus m’avait contaminé sans nul doute.
Sans que je veuille la déranger le moins du monde, ses paupières se soulevèrent doucement, révélant ses iris bleutés. Je ne sus que chuchoter : « Bonjour »…
- Mon sauveur ! murmura-t-elle. Vous êtes venu… Merci, tant merci ! Qu’avez-vous à la main ?
- Tarte aux fraises. Charlotte aux framboises. Clafoutis aux cerises…
- Comment avez-vous su ? Vous flattez ma gourmandise…
- C’est ce que vous disiez lorsque je vous ai trouvée.
- Ah, ce n’était que mon petit délire. Vous voulez-donc me sauver une seconde fois. Je ne dois pas manger beaucoup pour ménager mon estomac trop habitué à la famine, mais c’est bientôt l’heure du goûter, vous partagerez avec moi, voulez-vous…
Je ne pus qu’acquiescer.
- Comment vous appelez-vous ?
- Bertrand Comminges, juge d’instruction.
- Alors, Bertrand, vous savez mon nom. Il faut me raconter comment vous êtes arrivé jusqu’à moi.
Malgré sa fatigue, elle m’écouta d’une attention soutenue, ne m’interrompant que pour requérir quelque détail…
C’est à l’issue de cette narration, dont notre lecteur connait le développement, que, nantie de l’autorisation expresse d’une infirmière, elle dévora lentement la charlotte aux framboises, m’invitant à prendre la part de clafoutis aux cerises.
Essuyant ces jolies lèvres, encore trop pâles, qu’une miette avait embrassées, elle me confia :
- Merci encore, cher Monsieur Comminges. Revenez demain, si vous le pouvez. Je suppose que je serai plus en forme et que je pourrai à mon tour vous raconter mes aventures de bibliothécaire confinée…
Emu, je la laissai au repos qui appesantissait ses paupières…
Photo : T. Guinhut.
Ces quelques minutes auprès de ma bibliothécaire préférée m’avaient redonné du courage. Devoir affronter encore la tanière du voleur de vies, tant des chairs vivantes que des fictions sur papier, où cette dernière lecture m’avait abasourdi, m’avait semblé au-dessus de mes forces. Pourtant je n’avais guère approché de la cache du coupable, qu’au vu des dimensions exponentielles de la bibliothèque j’imaginais plutôt comme un palais. Ou un leurre. Reste que je n’avais pas le moindre indice sur la marche à suivre.
Suivant le plan dessiné à la va-comme-je-te-pousse sur mon carnet à élastique, je retournais devant L’Ecrivain voleur de vies, prenant garde de coincer un fauteuil dans le chambranle formé entre deux parois de volumes reliés et brochés, histoire de ne pas être une fois de plus englouti par l’une des gueules de la bibliothèque. Saisissant l’opuscule avec la plus grande délicatesse, je ne vis pourtant pas la cloison attendue se refermer ; le rite de passage avait été définitivement franchi. Je tournais et retournais le volume entre mes doigts en espérant y trouver un indice pour continuer ma quête en direction du fauteur de crimes. Rien. Pas de dédicace, pas de mention d’imprimeur, de relieur, rien de plus que les mentions de l’auteur et du titre et l’habituel ex-libris au nom d’Allan Maladetta collé au premier contre-plat. Perplexe, je me repassais mentalement le récit en tête : peut-être fallait-il chercher un autre récit en rapport avec l’alcoolisme des protagonistes ; on ne se séparait pas si aisément d’une telle addiction. Errant, titubant plutôt, parmi les salles, recoins, renfoncements et couloirs, parfois vastes comme des chapelles, je tombais finalement sur une étagère consacrée aux vins et alcools, Bordeaux, Bourgogne, Chianti, Rioja, Champagne, whisky et Porto… Mais j’eus beau scruter les dos alignés à la parade, aucun n’affichait le nom fatal ! Je dus, observant mon carnet dont les fragments de plans bout à bout et de pages en pages s’étoffaient, retourner devant L’Ecrivain voleur de vies. Je le repris en main, précautionneusement.
L’ex-libris ! Il n’avait la sobriété laconique des précédents, mais s’ornait d’une silhouette montagneuse… Mais oui ! comment n’y avais-je pas pensé plus tôt : la Maladeta, ou Monts Maudits en français, est un massif montagneux des Pyrénées centrales et espagnoles, où jaillit le pic d’Aneto, point culminant de la chaine, à 3404 mètres d’altitude.
Il s’agissait maintenant de trouver la salle consacrée aux montagnes, et plus précisément aux Pyrénées. Mon plan était peu à peu devenu, parmi les pages successives de mon carnet un rien chiffonné, un puzzle aux pièces successives et erratiques, qui devenait de moins en moins lisible, qu’il me faudrait refaire de manière plus scientifique à la première occasion. Je revins sans trop de peine à la vaste pièce circulaire d’où partaient en étoiles sept couloirs caparaçonnés de savantes étagères. Je supposai qu’était là le centre, entre les canapés rouge, avec un motif en étoile sur le sol de marbres noirs, blancs et grisés. Je redessinais cet espace en constatant que, comme de juste, il contenait tout un pan d’encyclopédies, dont celle de Diderot et d’Alembert. Chaque large couloir partait honorer un art : Histoire, Géographie et Voyages, Sciences, Philosophie et Théologie, Arts plastiques et Musique, Littérature, Histoire naturelle, à chaque fois peuplé d’usuels et de dictionnaires afférents. J’emboitai le pas du géographe, en espérant qu’il ne me faudrait pas faire de l’escalade, ni une trop longue randonnée pour accéder à cette Maladeta. Mais au bout de cette allée, une autre étoile, certes aux dimensions plus modestes, m’attendait, dont les branches s’ouvraient sur les cinq continents. Je choisis l’Europe, en imaginant qu’une autre étoile m’attendait, si la bibliothèque était une constellation. Non, j’entrai bientôt dans une salle aux murs multinationaux et régionaux, quand une vive lueur attira mon attention. Une porte s’ouvrait sur une arrière-salle, exceptionnellement nantie d’une large fenêtre demi-panoramique avec une époustouflante vue montagnarde : le soleil couchant ardait avec violence une longue théorie de pics enneigés, crémeux, cuivrés et rosés ! Je restais un moment ébahi, m’asseyant dans un fauteuil visiblement dressé à cet usage. Peu à peu cependant, les lumières de la pièce s’allumaient au fur et à mesure que s’estompaient celles du dehors. Je limitais alors mes soins à ce sanctuaire consacrée aux littératures et arts de la montagne, taillé dans le granit sur un de ses pans, dont un renflement ornait le lieu comme dans un temple primitif et païen.
Un pan de mur était occupé par ces Alpes que l’on devinait aigus et spectralement blancs au travers de la fenêtre oblongue, une foultitude d’ouvrages en français, anglais, allemand et italiens, un autre sur les montagnes du monde, jusqu’à des babels d’espagnol sur les Andes, de russe sur le Caucase, de japonais sur les Alpes nippones…
C’est auprès de ce granit bleuté, que je découvris les volumes dévolus aux Pyrénées, et plus précisément sur le massif de la Maladeta - ceux-ci avaient l’adéquat ex-libris - que je m’attelais à inventorier. Rien qui soit signé du maître… Je remâchai un instant ma déception, avant d’élargir mes recherches : le côté nord s’intéressait aux Pyrénées françaises, Béarn, Bigorre et Luchonnais, avant de se diriger vers l’Ariège et le Roussillon ; le côté sud au versant espagnol, soit le Haut-Aragon et plus loin la Catalogne. Et là, jouxtant des monographies sur les sierras de Guara et de Gratal, j’extirpai enfin un mince fascicule relié de cuir violacé comme l’orage, dont le dos s’ornait du patronyme convoité, intitulé : L’Hôtel Monastère Santa-Cristina.
Le fauteuil qui maintenant trônait devant la nuit froide du dehors, quoique parfaitement éclairé, choyé par une douce température, allait accueillir confortablement ma lecture, même si j’étais un rien moins que sûr de la sérénité des caractères qui offriraient leurs désastreuses beautés à mes yeux. Notant qu’il y avait un nécessaire à thé dans un coin, sur une table de bois rustique, j’acceptai l’hospitalité du propriétaire, dont c’était probablement l’espace préféré, comme l’affirmait un cartouche délicatement peint à même la partie supérieure du chambranle, côté extérieur : « Salle Maladeta ». Je me fis infuser un thé myrtille, que je comptais déguster, sans craindre un empoisonnement (du moins pas encore et tant que je n’avais pas rencontré le monstre en personne, qui ne pouvait que tenir à afficher sa personne en une acmé haute en couleur) de la part de l’orgueilleux auteur qui jouait au Petit Poucet avec moi. Tranquillisé par quelques gorgées exquises, je me pris à penser qu’il manquait auprès de moi un second fauteuil qui accueillerait celle qui lirait avec moi :
Sergio Fiorentino, 2018. L'Amand'Art, rue Bourbonnoux, Bourges, Cher.
Photo : T. Guinhut.
L’image de l’artiste
de l’Antiquité à l’art contemporain :
essai et peintures romanesques.
Ernst Kris et Otto Kurz : L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie,
Traduit de l’anglais par Michèle Hechter, Rivages, 1987, 210 p, 75 F.
Jonathan Gibbs : Randall,
Traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Stéphane Roques,
Buchet-Chastel, 2018, 396 p, 22 €.
Percival Everett : Tout ce bleu, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut,
Actes Sud, 2019, 336 p, 22,50 €.
Un certain préjugé attache à la figure de l’artiste une aura d’excentricité, l’image du génie méconnu, voire maudit. Eût-il vécu la plus banale vie du monde, il n’en aurait pas moins les caractéristiques étonnantes et légendaires du génie. Il en est ainsi depuis l’Antiquité, en passant par la Renaissance, comme le révèle l’essai d’Ernst Kris et Otto Kurz, consacré à L’image de l’artiste. L’art contemporain n’est évidemment pas indemne de tels travers et splendeurs, d’autant plus frappants et iconiques si la fiction, celle des romanciers en l’occurrence, s’en empare. Jonathan Gibbs dessine la biographie météorique d’un as de l’ironie contemporaine avec son Randall, tandis que Percival Everett est plus tragique en Tout ce bleu. Ainsi, de Zeuxis à l'art conceptuel et scandaleux d’aujourd’hui, l'image de l'artiste emprunte maintes métamorphoses.
La dimension inexplicable du génie prête à l’artiste des traits stupéfiants et fabuleux. Il ne suffit pas d’une approche psychologique pour le sonder, il faut y associer une démarche sociologique pour entendre comment leurs contemporains les ont perçus. C’est à cette double analyse que se livre l’auteur à quatre mains de L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie. En effet le créateur peut être « partiellement responsable, de par son tempérament et ses talents personnels, de la réaction de la société à son égard, et, d’autre part, cette réaction n’est pas sans effet sur l’artiste lui-même ».
Qu’il s’agisse de Pline l’Ancien dans l’Antiquité ou de Giorgio Vasari à la Renaissance, le bouquet d’anecdotes ou la biographie ornent la personne singulière de l’artiste de comportements exemplaires, de pratiques insolites. Ainsi les « préconceptions » qui collent à l’image du peintre, sculpteur ou architecte, voire musicien, viennent de fort loin et sont toujours agissantes. Il est une sorte de héros mythologique, un individu d’exception. Comme Hercule étranglant des serpents en son berceau, dès l’enfance il accomplit des exploits. Le jeune chaudronnier Lysippe devient sculpteur sans avoir besoin de maître, le jeune Giotto dessine des moutons d’après nature sur les pierres et le sable avant d’être remarqué par le vieux maître Cimabue ; en conséquence une ascendance modeste n’empêche pas que l’on soit propulsé vers la gloire. Le « héros culturel » est souvent autodidacte, inventeur d’une technique (sculpter le marbre par exemple), il est autrement dit le « deus artifex ». En conséquence règne « un lien indissoluble entre pensée moderne et mythologie », depuis au moins Dédale, créateur du labyrinthe et de statues capables de se mouvoir.
L’enfant, qu’il s’appelle Filippo Lippi ou Nicolas Poussin, est remarqué alors qu’il dessine sur n’importe quel mur ou papier, d’où la précocité du talent et l’émergence du génie. Pourtant, contrariant le mythe, nombre d’artistes se sont révélés assez tard.
Imiter la nature ne suffit pas : Plotin, parlant du « Zeus » de Phidias, affirme que la vision intérieure compte plus que l’imitation de la réalité. Ainsi l’artiste peut devenir l’égal du poète. De plus la capacité de s’inspirer du hasard est récurrente, qu’il s’agisse de Léonard de Vinci ou de Sung-Ti, observant tous deux, bien qu’en deux contrées fort différentes, un vieux mur pour susciter un paysage. L’on aime également, au-delà du lent et opiniâtre travail, la fureur artistique, la beauté de l’esquisse, le non finito, le brutal inachevé des « Esclaves » de Michel-Ange. L’auteur des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Giorgio Vasari[1], contribue à cette délectation de l’extatique transport qui conduit le « stylet de Dieu » et fait de l’artiste « le Saint d’une religion, qui, sous la forme du culte des génies, reste aujourd’hui toujours vivante ».
Apparaître comme un magicien est également une caractéristique iconique de l’artiste. La parfaite imitation parait le summum de la prestidigitation. Parmi les Grecs, Zeuxis peint des grappes de raisins où viennent picorer les oiseaux, quand son rival Parrhasius voit Zeuxis tenter de soulever un rideau qu’il avait peint : « il céda la palme avec une franche modestie, car il n’avait lui-même trompé que des oiseaux, mais Parrhasius avait trompé l’artiste qu’il était[2] ». Pourtant nous ne connaissons ni les œuvres de ces experts de la mimesis, ni celles d’Apelle, tout aussi célèbre, à qui Alexandre offrit une de ses concubines car il « s’était pris d’amour pour elle[3] » en la peignant. « Imiter trompeusement la nature » est un topos de l’éloge. Au point qu’un chien dit-on crut reconnaître son maître dans un tableau de Dürer. Comme dans le mythe de Pygmalion amoureux d’une statue, l’œuvre d’art peut être prise pour un être vivant. De surcroît il faut penser à la magie du Portrait de Dorian Gray qui vieillit lorsque le modèle garde la beauté de sa jeunesse. La littérature extrême orientale conserve de telles relations magiques entre le modèle et la peinture : aimer et tuer la seconde ont un retentissement sur le premier. Cette « équation magique » traverse le culte des idoles, des peintures de la vierge, du Christ et du Démon. Au point que les dieux peuvent être jaloux de l’œuvre, par exemple à l’occasion de la tour de Babel. . N’ayant pas le même rapport avec la main de l’artiste, la photographie n’a guère ce pouvoir.
Autres « attributs » légendaires de l’artiste, la virtuosité, la connaissance intuitive des proportions, la dimension colossale ou minuscule de l’œuvre, mais aussi la facilité dans la répartie et le mot d’esprit… Forcément la supériorité de l’artiste face à son public est avérée. Il peut aussi peindre en enfer ceux qui ont omis de le payer et en paradis ceux qui lui ont plu. Quant à ces œuvres, elles sont plus ses enfants que ceux de chair et d’os. Et l’on n’oublie pas d’abusivement associer l’homme à l’œuvre, dont les vices et crimes peints sont alors réputés les siens ; il en est de même pour les écrivains. Sans compter que l’on ait suspecté qu’un Michel-Ange puisse clouer un jeune homme sur une croix pour mieux représenter l’agonie du Christ…
En Chine, bien plus qu’en Occident, l’on aime penser que le peintre s’absorbe pendant des années dans son sujet, au point de vivre en ermite dans les montagnes pour mieux les peindre en un instant.
L’essai d’Ernst Kris et Otto Kurz donne à L’image de l’artiste une assise pleine de topoï, de façon à isoler des « destin-types », dans une argumentation aussi claire que documentée, montrant que des traits pittoresques, légendaires, voire magiques, gardent leur pertinence lorsque l’on va jusqu’à notre contemporain. N’aime-t-on pas le génie fauché dans sa jeunesse, comme l’Américain Basquiat, comme Randall dans un roman…
Kunsthaus, Zurich, Schweiz. Photo : T. Guinhut.
L’artiste de la Renaissance était financé par l’Eglise et les Princes, il l’est aujourd’hui par les collectionneurs et les institutions muséales. Ainsi Randall devient dans les années quatre-vingt-dix la coqueluche des amateurs fortunés, en tant qu’il est une sorte de synthèse entre Andy Warhol et Damien Hirst, soit une allégorie de l’art contemporain. L’habile romancier Jonathan Gibbs en dresse la biographie, fictive et emblématique.
Le personnage éponyme est évoqué par celui qui fut son ami, Vincent Cartwright, financier et amateur d’art, mais surtout son exécuteur testamentaire. Le récit, chronologique, avance parallèlement avec la découverte post mortem d’une cache où dorment une belle poignée de ses tableaux : ils représentent maints acteurs de la scène de l’art contemporains, célèbres et estimés, curateurs, directeurs de musées, critiques, collectionneurs, cette « hiérarchie angélique », tous dans des poses pornographiques sans ambigüité, y compris son épouse Justine et son ami Vincent. Faut-il révéler ces corps du délit, qui, outre leur « pureté technique » et leur capacité de scandale, valent potentiellement bien des millions de livres et de dollars ?
Certes la capacité de Randall à surprendre, oser et choquer n’est pas un mystère et fait désormais partie de l’image obligée de l’artiste, sans cesse animé par sa créativité : « Randall faisait naître l’art à même l’air ». Et comme Léonard de Vinci et Sung-Ti, Randall use du hasard pour concevoir ses créations. Vide d’idées, et observant son papier- toilette après un anal usage, il conçoit son autoportrait excrémentiel sérigraphié, auquel s’ajoute une série de portraits ainsi conçus de tous ceux qui auront voulu se plier au jeu ! Il passe du « statut de canular puéril d’école d’art à celui de point culminant du Pop Art britannique ». Certes avec ces ironiques « Pleins soleils », nous voici dans la tradition de la « Boite de merde d’artiste » de l’Italien Piero Manzoni, qui inaugure l’anti-goût de l’art contemporain pour la scatologie avant celui de la plus sale pornographie, auquel se plie sans vergogne, voire fierté absolue, le pathétique Randall. Dont les « Pleins Soleils » sont censés le représenter après sa mort. Suivent les « Marionnettes furibondes » à têtes d’écrans de télévision, et le célèbre « Jaune Randall » qui est « dans l’air du temps ».
Là encore se dresse un topos du milieu artiste : tous fêtards, plus ou moins drogués, fort alcoolisés, ils dansent une « sarabande de fêtes et de gueules de bois ». Autre topos plus contemporain que le mythe du poète maudit, les voilà promoteurs de scandales désirés et clowns sérieux couverts de cartes de crédit, sans oublier la figure obligée des acheteurs, jusqu’aux cheikhs arabes, « charlatans » ou manipulateurs, dans un monde où l’argent fait l’art plus que l’art fait l’argent…
Bientôt, il ne s’agit plus seulement d’art pictural, mais de performances, d’événements, comme de bombarder au paintball trois tableaux et la foule du vernissage avec du « Jaune Randall ». Le canular pathétique prétend à une dignité : « L’art conceptuel est une rhétorique, dit-il plus tard. Ses fruits sont dans la réaction qu’il engendre ». Ici la panique et la douleur. « Parodie », « acte criminel », ou « suicide artistique » ?
Soudain, le voici représentant l’Angleterre à la Biennale de Venise en 1999, exposant son « Anti-mignon », soit trente-deux couveuses avec une sorte de bébé Pikachu jaune, qui est la transposition de son fils à l’hôpital, ou un lièvre empaillé, des poissons rouges morts, un « cercle de fœtus »… L’œuvre, plus impressionnante encore que le requin flottant de Damien Hirst, remporte le fameux « Lion d’or ». L’obscénité de la naissance et de la mort plonge au fond de la métaphysique originelle de l’humanité.
Sa gloire traversant l’Atlantique, il érige des sculptures géantes, « en réaction au 11 septembre », dont « Le cheval », ironiquement exposé au sommet d’une tour de quelque émirat et voisinant avec un Jeff Koons et un Murakami. Le « luxe au détriment du goût », le « kitch » et le « clinquant » ont alors définitivement pris la place du sacré et du sublime, ce dont Randall est explicitement conscient. Pourtant il est évident que pour lui ses tableaux cachés, peints avec « les restes broyés de [son] propre ego », sont l’acmé de son travail, à la fois plus classiques et plus indécents.
Notons à cet égard qu’il faut à la fois une singulière inventivité et une capacité à l’ekphrasis de la part du romancier artiste. Jonathan Gibbs, quoique écrivant au travers de son narrateur fasciné, ne prend pas parti, ne porte pas de jugement en faveur ou en défaveur d’un tel personnage, d’un tel art. Faut-il cependant penser, au-delà de la tendresse et de la bienveillance du narrateur pour son ami, qu’il s’agit d’un magnifique éloge funèbre, ou d’une satire, passablement dévastatrice ? Que restera-t-il de cet art contemporain[4] ? Au moins, il n’est pas impossible que reste ce beau roman, sobrement intitulé Randall, premier roman et première réussite, d’un jeune journaliste nommé Jonathan Gibbs.
Cy Twombly, Joseph Beuys, Kunsthaus, Zurich, Schweiz.
Photo : T. Guinhut.
Le héros malheureux du roman de Percival Everett, Tout ce bleu, contribue quant à lui au mythe de l’artiste traversé par la folie, comme en son temps Van Gogh se tranchant l’oreille et se peignant ainsi mutilé, ou nourri par un secret traumatisme. Kevin Pace cache aux yeux de tous un immense tableau qui est la métaphore de ses secrets inavouables. La toile de « quarante-neuf mètres carrés » vit au rythme du « bleu de Prusse mêlé d’indigo » et de « bleu céruléen qui se fond dans du cobalt ». Ses autres tableaux, disponibles à la vente sont des « putes », y compris celui dont le rouge a « un mouvement d’affliction intense ». Pensant détruire son tableau à l’occasion de sa mort future, il fait un essai ; mais « il avait amélioré l’œuvre en tentant de la détruire ».
Une « escapade romantique avec une autre » à Paris, blanche alors qu’il est noir, donc un adultère passé à l’encontre de son épouse est le moindre de ses secrets, parmi lesquels un voyage au Salvador où s’entrechoquèrent une fillette morte avec « une robe bleue », et un soldat tué en état de légitime défense : « forme humaine au fusain ». Mais au présent, c’est au tour de sa fille de lui révéler l’inavouable ; enceinte à seize ans.
Cependant, moins qu’une aventure romanesque de la peinture, il s’agit d’un beau drame psychologique, familial et d’aventure, mené avec sûreté par un écrivain dont les chapitres alternent les moments de la vie de son personnage. Quoiqu’abstraite, sa peinture est parlante, « enduite de culpabilité ». Pourtant, le bleu de l’artiste, dont les crises et les abjections nourrissent l’art, serait alors une sorte d’exorcisme, en tant que sur ce tableau se fixent toutes ses « aspirations ». Conformément à l’image attendue de l’artiste, il s’avoue : « ma dépression alimentait mon œuvre, rendait mon art meilleur, lui donnait de la gravité, une profondeur qu’il n’avait pas auparavant ».
Double coloré de l’écrivain, l’artiste est sa métaphore, son désir secret d’accéder à une autre visibilité, voire à la tapageuse célébrité d’un insolent art contemporain qui affole les galeristes, les collectionneurs et les ventes aux enchères. Il est celui qui dit le monde et le dépasse par sa capacité esthétique, philosophique, voire transcendantale ; mais aussi un miroir aux alouettes de la consommation, de la vacuité et de l’illusion qui envahit depuis quelques décennies le marché et la représentativité de l’art contemporain, ramassis de grands maîtres et d’esbroufeurs, d’escrocs. Il y eut le « bleu Yves Klein », le « jaune Randall », l’on porte au pinacle le noir Soulages ; dont la monomanie et la longévité remarquable, comme celle de Titien, contribuent au mythe. S’il est permis d’y voir mille nuances, graphismes et aplats, interaction avec la lumière, propres à faire voyager la contemplation, l’on peut se demander si la vogue d’un tel continuum de noir ne serait pas une défaite de l’imagination, du goût, de l’invention et de la représentation, un diktat nihiliste, une tyrannie consentie à l’austérité charbonneuse apparemment luxueuse, cependant bien vite plus vide qu’un mur de prison aveugle. Ce serait tomber dans une forme de reductio ad hitlerum que de parler de l’imposition d’une burqa sur l’art, cependant rien n’empêche de se demander pourquoi une société (pas toute entière heureusement), qui préfère la défaite de la pensée aux arcs-en-ciel d’une créativité libre et exponentielle, s’agenouille fascinée devant cette noirceur aporétique qui est peut-être la mesure de son horizon…
Parador Monasterio de Santo Estevo, Galicia. Photo : T. Guinhut.
La Bibliothèque du meurtrier.
Roman V
L’Hôtel-Monastère Santa Cristina.
Allan Benetesta savait attendre le moment parfait : là où il avait trouvé le lieu parfait. La vue sur les Pyrénées alpestres était sans ombre, et cependant fraîche ; entre ses doigts, la flute de champagne blond laissait échapper ses bulles parmi la quiétude de l’évaporation du temps. Sur sa table de cèdre de la terrasse, exposée au magnétisme solaire d’altitude, attendaient un bloc à croquis et son étui miniature aux pastilles d’aquarelle, mais aussi un cahier de cuir précieux et son stylo à plume Mont blanc prêts à faire feu. Comme dans sa vaste suite aux murs de calcaire, aux meubles profonds et aux draps purs, attendait une toile vierge aux dimensions honorables, auprès d’une boite profuse d’huiles de couleurs.
Autour de lui, l’Hôtel-Monastère Santa Cristina, bâti face à l’est matinal, érigeait sa tranquille solidité. Le cloître de brique rousse, couvert d’une haute verrière du meilleur goût, avait adjoint à son austérité séculaire des canapés de chintz, des fauteuils club. Sa chapelle au retable chargé d’or et de martyrs baroques hébergeait parfois des concerts de musique de chambre. Aux cellules intimes comme des boites à bonbons, on avait adjoint des suites faites pour le confort de maintes dignités épiscopales et hédonistes. Aucun des tableaux aux formats grand aigle chargeant les murs des habitations et des couloirs silencieux n’étaient autre chose que des reproductions plastiquement modestes, et cependant suffisantes (sans cette aveuglante authenticité qui autrement eût infligé une trop terrible beauté), reposantes, des abstractions intensément colorées de Rothko, doucement stimulantes pour la vacuité d’une claire méditation.
Des salles de conférence discrètes, des bureaux suréquipés, hébergeaient de loin en loin des réunions confidentielles, des conclaves de pouvoir et de décision. Quelque part, auprès de l’ombre de l’ancienne infirmerie, un fumoir aux fauteuils colossaux et aux cigares exotiques et fruités gardait le secret de ses effluves et de ses conversations, bien sûr recyclés, par d’invisibles canalisations, dont Allan, abstinent précautionneux, se gardait bien de vérifier les prodiges dangereux.
Plus clair était le restaurant, car toujours avec vue sur le prodigieux carrefour de vallées et de cirques montagneux, lambrissé de bois pâle, ornée de tableaux botaniques, dont l’espace ménageait parfois des alcôves intimes, offrait une carte sans cesse renouvelée : crustacés craquants, salades de poulpes au citron, cochonnailles exquises, truffes et Rioja, poissons lumineux, légumes jaillis de leur écrin de fraîcheur, viandes dont la tendreté savait excuser le sacrifice d’innocents quadrupèdes et volatiles, pains parfaits, gâteaux et glaces aux couleurs plus prodigieuses qu’une palette de fresquiste, qu’un nuancier de brodeuse. Le buffet du petit déjeuner, dans l’ancienne salle capitulaire, était chaque nouveau matin une collection de fruits en paniers, de thés et de mokas, de jambons et de fromages, de tartines croustillantes et de pâtisseries bombées, de crèmes et de miels.
Quant aux cuisines et services divers, ils étaient discrètement situés en contrebas de l’immense terrasse, là où s’agitait avec paix et compétence un personnel toujours déférent lorsqu’il apparaissait avec ponctualité aux étages supérieurs. Le reste de la province, de l’Espagne, les frontières plus ou moins abstraites, étaient loin. Au-delà d’une poignée de chaînons montagneux acérés, au-delà d’un plateau semi-désertique, se brusquait un rempart de granit et de gneiss aux tourelles instables, aux glaciers épars, derrière lesquels agonisait une France tenue d’une main de rouille par une mafia populiste corrompue. Seuls des fournisseurs diligents franchissaient le poste de garde (armé comme de juste) et la route privée qui conduisait au havre de Santa Cristina ; sans compter des clients jamais trop nombreux, cependant suffisants, qui semblaient s’être en confidence passé le nom, les coordonnées GPS et les privilèges, certes légèrement onéreux, de l’Hôtel-monastère…
Ainsi, Allan Benetesta avait écarté les gens désagréables : sa famille, unités incultes, braillardes et importunes, que le Temps, la Faux, la distance avaient soufflées, une civilisation européenne, sinon mondiale, gangrénée par la délinquance, les religiosités fanatiques, les ordonnances étatiques incohérentes et semi-totalitaires.
Mais au-delà d’intimes salons qui parsemaient de loin en loin les carrefours, ces derniers, invariablement, et pour le ravissement continu de notre parcimonieux héros, conduisaient à l’antique scriptorium, devenu, comme il se doit, une bibliothèque, quoique, de manière surprenante, presque incongrue, époustouflante. Le Directeur de Santa Cristina, un petit vieillard alerte, lui avait confié qu’il y avait deux ans, un client, choqué qu’on appelât « Bibliothèque », un vaste local aux étagères abyssalement vides, avait offert quelques milliers de volumes à l’Hôtel-monastère. Volumes en espagnol, catalan, allemand, anglais, parfois anciens, ce qui, opportunément, délivrait Allan Benetesta de la tutelle de sa langue maternelle française. D’ailleurs, en ces lieux, on n’échangeait avec lui, seulement si nécessaire, qu’en castillan, même si les langues de Santa Cristina pépiaient, voletaient, bourdonnaient dans la dispersion bienfaisante du silence ambiant.
Il attendait donc. En toute confiance. Avec le sans poids de l’existence épargnée de toute incongruité. Avec une sérénité limpide que n’affectaient même pas les caprices des saisons, des anticyclones et des perturbations : orages fulgurants, brouillards tenaces, réflexion des couchers de soleil sanglants sur les hautes parois rocheuses, tempêtes neigeuses. Rien qui dérangeait un instant la fraîche douceur de l’atmosphère protégée de l’Hôtel-monastère, rien qui empêchait l’amniotique liquide bleuté de la piscine sous serre d’embrasser avec fluidité les corps qui consentaient à s’y plonger. On pouvait aller marcher sur les sentiers tapissés d’aiguilles de pins, jusqu’aux prairies aux digitales pourpres, jusqu’aux crêtes suraigües. On pouvait aller skier dans d’immenses combes isolées au-dessus et derrière un large ressaut forestier. Car cela faisait déjà deux années (la troisième allait être décisive, pensait-il) qu’il vivait à Santa Cristina. A cet effet, il avait réalisé auprès de son notaire de Zurich l’héritage que ses parents avaient eu la diligence de lui abandonner, un accident d’avion au-dessus d’un putride marécage de Thaïlande et des cercueils muets l’ayant débarrassé de ces ineptes et fastidieuses créatures.
Il attendait. Quoi ? L’amour ? La conception d’un bref et cependant conciliateur système philosophique ? D’une œuvre d’art immémoriale ? En ce qu’il pensait être le paradis terrestre, il avait fait, dès son arrivée, disparaître une barbe blonde qui menaçait de blanchir, pour exiger de chaque matin le rituel savant du rasage. Ainsi que le soin des aimantes serviettes duveteuses et blanches sur son corps qui venait d’enchaîner une douzaine de longueurs fluides dans la piscine où se reflétait le ciel, quel que fut le temps.
Il ne recevait aucun courrier, sauf celui, mensuel, de son notaire, ne consultait guère Internet dont l’extraordinaire vélocité ne le tentait que par instant, avait fait bannir de sa chambre aux proportions princières l’écran plat des télévisions, se faisait livrer par intermittences des vêtements, des livres et disques, faisait vœu de silence et méditait en lotus et peignoir sur les planches les plus lointaines de la terrasse, en gardant en bouche un poème de Bashô pendant des heures, sous la giration du soleil et de l’ombre, peignes des sapinières proches, des pelouses intermédiaires, des pics lointains. Un gypaète frôlait la falaise, le torrent en bas bruissait, les cloches des digitales pourpres s’ouvraient. Un jour, un écureuil lui apporta une noisette. Ainsi, l’écrivain miniature polissait de rares haïkus :
Un buitre en el aire,
Una rana en el rio,
Tranquilidad del entretiempo.
Trois promenades s’offraient à lui, comme symboliques. Celle qui descendait entre les gorges, glissait entre des roches et des buis qui auraient pu paraître inextricables, jusqu’au promontoire juché à l’aplomb d’une cascade dont le saut de truite et le grondement sépulcral résonnaient entre les murailles forestières. Celle qui, au moyen du pont roman, ouvrait l’éventail des sentiers pastoraux, en direction de lointains névés dont le blanc ne s’éteignait jamais, de cols aux perspectives stupéfiantes, de crêtes déchirantes sur l’air cruellement bleu, soudain bâché de l’ardoise des cumulus orageux. Celle qui, sinuant au flanc d’une falaise aux nuances crémeuses, montait rejoindre vers le sud, par de raides escaliers semi-naturels, une chapelle aride, porte ouverte sur un infini de sierras jaunes, sur un autel de calcaire où séchait un bouquet de fleurettes votives…
Ainsi, rayonnant autour de Santa Cristina, il manipulait avec méticulosité un appareil photo numérique et sophistiqué, dont il tirait de loin en loin quelques images satisfaisantes. Envoyées à un laboratoire de Barcelone, elles lui revenaient imprimées de manière lustrale et impeccable, en un format flatteur : paysages expansifs de calme, explosifs de contrastes saturés, plages et graphèmes colorés, impressions zen, lichen aux figures cellulaires, bestiales, anthropomorphiques, scripturales, solaires… La direction bientôt lui proposa d’exposer ses tirages sur les murs de marbre du bar-salon, non sans que suite au succès d’estime, elle les achetât pour qu’ils y perdurent, pour l’étonnement, l’édification et l’adhésion des clients.
Cependant, Allan Benetesta, conscient de la modestie de ces chefs-d’œuvre au demeurant assez convenus, était plus réservé quant à ses autres productions qui auraient dû permettre de plus réelles ambitions. Ses haïkus tombaient en cendre devant la philosophie exponentielle et compacte du réel alentour. Ses croquis aquarellés se jetaient sans trop de grâce sur le mince vélin de ses blocs dévastés par l’insatisfaction. Quoique une serveuse au sage et modeste minois, apportant son Schweppes tonic, lui fit compliment d’un ébouriffé de peinture qui prétendait faire s’envoler un gypaète barbu. Il pensa néanmoins que cette demi-réussite pouvait être offerte sans honte à la jeune femme surprise et visiblement touchée de cette marque de reconnaissance à celle qui devenait ainsi, au-delà de sa suffisante fonction dans l’Hôtel-monastère, une personne. Lui demandant si elle était satisfaite de travailler ici, elle parut s’illuminer. Oui, elle était bien heureuse, de plus elle logeait dans un de ces mignons studios aménagés dans l’arrière-bâtiment, d’anciennes étables et écuries, s’il voulait, il pouvait la visiter…
Le peintre aux traits mûrs ne sentait pas prêt à une intrigue avec celle qui lui offrait tant d’yeux indulgents. Un quart de siècle les séparait probablement. Ou plus exactement les trente ans qu’il avait passés à œuvrer dans le conseil en droit fiscal international pour de vastes entreprises multinationales. Il avait suffisamment contribué à l’optimisation des richesses de l’humanité pour se tourner vers les siennes, sans compter qu’il contribuait encore à celle-là, en participant, en tant que client longuement fidèle, à la réussite économique de Santa Cristina et à la prospérité de son personnel.
Si l’amour devait être ici un accomplissement, il n’allait pas en cette Anna-Maria s’incarner. Non pas pour des raisons de classe sociale, mais par manque d’un je ne sais quoi, d’aura, de détachement du monde et d’art.
En attendant, ses toiles vivaient blanches dans un placard de bois blond de sa suite, sur son bureau de cèdre noir son cahier de cuir précieux (qu’il ne voulait pas confondre avec les feuillets épars aux timides haïkus) vivait vide…
Hôtel Barceló Monasterio de Boltaña, Alto-Aragon.
Photo : T. Guinhut.
Quelques excursions, plus longues, l’occupèrent parfois. Mais jamais plus d’une journée, résolu qu’il était à ne pas quitter un cercle magique et protecteur autour de Santa Cristina, n’imaginant pas un instant de bivouaquer dans de malcommodes auberges villageoises, ou pire, dans de frustes abris de montagne. Ainsi, dépassant l’ermitage, il s’aventura, par des sentes à peine tracés, parmi des épineux retors, sous un ciel soudain cuivré, puis cendreux, jusqu’à la Torre de los Moros, juchée sur le promontoire d’une barre calcaire, dont il fallait contourner les plis. C’est sous les derniers mètres, parmi des marches géologiques écroulées, qu’un nuage en forme de croissant fondit sur la sierra, enclume d’air électrique et de noirceur. Aux premiers tracés d’éclairs, aux premières gouttes, lourdes comme des pierres, Allan, déjà trempé, parvint à se réfugier dans le logement inférieur de la bâtisse, s’assoir sur un banc de cailloux. Quand un éclair fit vaciller la tour, implosa l’air, vrilla ses membres, résonnant longtemps sur ses tympans…
Il lui fallut attendre, sonné, impressionné, mais bien vivant, qu’une heure de grêle sauvage s’abatte sur le paysage effacé, qu’un soleil brusque ramène la sérénité sur la fonte des billes de glace, pour envisager un retour pénible. Avant de retrouver une douche apaisante, des serviettes duveteuses, un thé pâtisseries dans son salon avec vue sur les sapinières et les montagnes lavées de frais.
Un soir, la chapelle accueillit le Quatuor Mosaïques pour un concert Haydn. Malgré une assistance peu nombreuse, les instrumentistes, au pied des ors et des stucs peints du retable, firent preuve d’une ferveur inouïe. Allan Benetesta en fut abasourdi. Comment ! Cette conversation aisée, profonde, cet échange d’arguments raisonnables et enjoués, bien digne des lumières intellectuelles de l’Aufklärung, puis ce préromantique emportement, Sturm und Drang, sensibilité à fleur de passion, enthousiasme inquiet et cosmique, étaient la quintessence du génie de Joseph Haydn, était enfin l’art, auquel lui, modeste auditeur, aspirait en vain…
Il comprit alors que l’art de l’Hôtel-monastère n’était que décoration, certes du meilleur goût, que lui-même était un décor dans un décor, comme lorsqu’il admirait les couleurs par dizaines de ces chemises soigneusement repassées et pliés sur leur étagère. Pire, le kitsch allait-il le menacer parmi les effets grandiloquents de quelques-unes de ses photographies, finalement narcissiques ?
Le matin suivant, alors qu’il paressait sur un suave canapé jaune poussin du cloître, parmi son jardin d’intérieur aux plantes médicinales médiévales, il remarqua, dans une niche d’un pilier, un mince opuscule qui détaillait l’histoire du monastère Santa Cristina, grâce au talent laborieux d’un historien provincial. Fondé au IXème siècle, il fut ravagé par les Maures, reconstruit au XIIème, agrandit au XVIIème, peu à peu délaissé à partir du XIXème. Les détails fastidieux -un ermite originel, un reliquaire émaillé contenant un clou de vraie croix, un évêque amoureux du lieu, un prince qui vint y faire une retraite somptueuse, quoique défiguré par un lupus exémateux, un maître de chapelle et organiste prestigieux au XVIIIème- paraissaient ouatés par les remous disparus de l’Histoire. Cependant, c’est avec effroi qu’il apprit que douze vieilles religieuses, une treizième fort jeune dont le nom s’était perdu, avaient été fusillées contre les murs du cloître par une horde de rouges Communistes. Ces derniers avaient jeté bas l’orgue qui se brisa sur les dalles de pierre et livré le précieux reliquaire aux flammes de la bibliothèque. Ensuite, par représailles peut-être, ou par aveuglement pur et dur, une quarantaine de Républicains furent troués de balles sur le mur d’en face par les Franquistes. Le régime de Franco changea le bâtiment en caserne, ensuite désaffecté après la mort du dictateur, puis vendu il y a peu à une société d’investissements helvétique qui sut le rédimer en ce lieu que nous connaissons…
Il se surprit alors à scruter les briques claustrales, à les caresser de la pulpe innocente de ses doigts, à la recherche de traces sanglantes. Les avait-on convenablement lessivées ? Le grain du calcaire recelait-il l’ADN des martyrs qui, moins que poussière de l’Histoire, restaient presque contemporains, soudain familiers ? Il résolut aussitôt d’offrir à la jeune religieuse anonyme, pour laquelle il fallait espérer que ses bourreaux lui avaient épargné de pires offenses, un cierge qui éclaira quelques heures la chapelle déserte, trop grande pour sa petite lueur, dédié à cette nouvelle Santa Cristina…
Brusquement, la collusion des quatuors d’Haydn et des exactions de la guerre civile lui sembla poser avec une criante acuité la question de la légitimité de l’art, de son adéquation avec la férocité humaine, cette banalité et radicalité du mal… Que pouvait-il, lui petite unité excrémentielle du cosmos, bulle d’écume de pâle couleur d’une civilisation, certitudes balayées d’un coup, produire pour répondre à cette insolubilité ? Quelle serait l’œuvre d’art, picturale, romanesque ou poétique, qui saurait jaillir de ses doigts inspirés ?
Lui qui n’avait jamais cru être amoureux, et que par ailleurs les choses du sexe laissaient passablement placide, même si ses organes, dans ce qu’il considérait comme une préhistoire à Sante Cristina, avaient répondu honorablement à quelques exigences féminines convenablement exprimées, peut-être lui faudrait-il sentir le vent de l’amour pour être inspiré et ouvrir l’écluse tempétueuse de la créativité. Shelley avait écrit son Epipsychidion pour Teresa Viviani ; lui, Allan Benetesta, que créerait-il ?
Restait à découvrir qui aimer. Sa quête, discrète au demeurant, se résumait de loin en loin en des regards attentifs, sensitifs et analytiques. Rien pourtant parmi les bécasses, les buses, les oiselles qui circulaient sur la terrasse, apparaissant, disparaissant, pour de courts séjours, ne le convainquait, ni ne le persuadait.
Ce fut à cause du soin qu’elle mettait à photographier, plus que par son apparence, malgré la régularité mature de ses traits, que Yeba l’intéressa. Très brune, le nez légèrement aquilin, la peau couleur de marrons givrés au soleil, une attention patiente envers la lumière… Et une lumière à la rencontre du regard d’Allan, sur la terrasse du soleil levant.
Il la revit au moment du thé. Son attention ouverte devant, justement, ses photographies exposées sur le marbre des murs. Il lui parut inconvenant de l’aborder pour lui dire qu’il en était l’auteur, comme au moyen d’une vanité sirupeuse et narcissique qui se voudrait captatrice. D’autant plus qu’elle fut bientôt rejointe par un homme râblé qui la prit par le bras. Ils burent, près de sa table, elle un thé dont Allan aurait aimé avec elle humer le parfum, lui une bière noire comme les fientes d’un rapace inconnu… C’était un homme apparemment taiseux, aux traits larges et musculeux, dont les sourcils saillants et velus, la peau sombrement mordorée, vigoureusement plissée, semblaient accuser la trace du sang maure dans la population espagnole. Il l’emporta de nouveau par le bras, non sans une certaine brusquerie, tendre peut-être à sa manière.
Allan Benetesta s’en voulut d’en être un peu désemparé. Elle avait disparu. Etait-ce l’amour, cette émotion minuscule et ridicule, plus proche de l’éveil des hormones que de la transcendance… En tous cas, une fois devant le large bureau de sa chambre, il eut beau dégager le capuchon de son stylo-plume, appeler à la rescousse le clavier clair de son Apple, aucune phrase inspirée ne voulut couler. Fausse alerte.
Pourtant, elle hanta ses rêves, nocturnes et éveillés, comme si une porte d’affection longtemps fermée s’était soudain ouverte. Alors qu’il ne la connaissait en rien.
Elle apparut seule au petit-déjeuner ; et lui posa ses yeux dans la soif des siens. Une fois passé le délicieux moment des jus de fruits qui n’abreuvaient plus, des petits pains aux céréales festives qui ne nourrissaient plus, des confitures de couleurs qui ne peignaient plus le tableau de la vie, ce fut elle qui s’approcha de sa table :
- On m’a dit que vous étiez l’auteur des photographies qui sont sur le mur de marbre accrochées. Elles sont admirables.
- Merci… balbutia-t-il. Il me semble que vous êtes trop indulgente.
- Allan, je m’appelle Yeba ; parlons, si vous voulez.
Ils allèrent dans les divans d’ombre de la bibliothèque. Elle était de Madrid. Elle exposait ses photographies d’air, de lumière de lune, d’herbe et de thym, de dentelles et de peau dans une galerie de Santa Cruz. Intime, elle ne se découvrait pourtant qu’avec pudeur.
Devant son bureau, devant la lumière de l’après-midi que les neiges du dehors amplifiaient, il se demanda s’il fallait écrire cette rencontre, restituer exactement cette conversation, transfuser aux mots cette émotion qui ne le quittait pas ; les dents brillantes, la voix comme de la mousse dans les profondeurs des bois, ses ongles aussi rouges que parfaits, ses yeux de basalte noir, ses cheveux dont elle agitait parfois la crinière souple dans un rire… Serait-ce de l’art ?
Elle était allée skier sous la frontière. Il préférait poser des bris de mots, des fœtus de phrases, des avortements de récits sur le glacé de son cahier précieux ; qui probablement ne s’en sentait pas honoré… Qui était cet homme qui l’accompagnait la veille ? Un mari, un père, un frère, un amant… Par délicatesse, il résolut de ne pas lui poser la question.
Yeba et Allan se retrouvèrent au dîner, près des vastes vitrages derrière lesquels la lune brûlait les neiges verglacées. Leur conversation se fit étourdissante, leurs doigts se frôlèrent, leurs voix caressaient leurs pupilles, leurs neurones pétillaient, le sang vivait dans leurs artères emmêlées…
Ce fut une semaine, du moins approximativement - car à Santa Cristina on ne comptait guère les jours, sinon dans l’exacte comptabilité des réceptionnistes et des caissiers - de tendresse et de récits, d’éloges et d’argumentations, de baisers et de silences... Ils contemplèrent en l’église la fresque romane restaurée montrant le martyre de Santa Cristina, jetée dans une fournaise ardente et restée sauve cinq jours, chantant avec les anges, et sur laquelle on jeta des aspics et des vipères qui l’épargnèrent. Ils avaient tous les deux des brins épars de blancheurs dans les cheveux, de frêles pattes d’oie aux commissures des yeux, des doigts pour l’exactitude de la connaissance du visage de l’autre, pour la justesse du déclencheur photographique. Tous les deux, pour la première fois, ils enregistrèrent des portraits. Ils marchèrent sur le sentier au-dessus du dégel du torrent. Ils connurent la douceur d’un oreiller à deux, le soin de la peau et des étreintes, le lever du soleil sur la nudité...
Un matin, au sortir de l’émotion des draps, alors qu’il y avait près d’une semaine qu’ils étaient ensemble - et que pinceaux et stylos ne savaient toujours pas concurrencer, voire dépasser le réel - Yeba lui dit soudain :
- Il arrive. Le mal.
- Quel « mal » ? Que veux-tu dire ? demanda, sans réponse aucune, Allan, troublé…
Ils devaient, après leurs toilettes, se retrouver parmi le cloître. Ils s’y retrouvèrent en effet, dans un canapé clair, contre un large pilier, dans un baiser oublieux du monde et de ses vicissitudes, de ses vanités. Où une main de colère, brune et noueuse, serrée convulsivement autour du métal glacé, les trouva.
De ce baiser, de cette jonction des visages éblouis, ne restaient plus, sur et dans les briques du cloître, qu’une picturale bouillie d’os, de cervelle et de sang, que deux balles de métal déformé, unies dans la tendre profondeur minérale ; bruit sombre et réverbéré parmi l’Hôtel-Monastère Santa Cristina, auquel s’ajouta aussitôt le cri suraigu de la petite Anna Maria…
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction,
traduit de l’hébreu et commenté par Marc-Alain Ouaknin,
Diane de Selliers, 372 p, 230 €.
Au commencement était La Genèse, récit trois fois millénaire de la création du monde et de la naissance de l’humanité ; doxa religieuse pour les uns, mythe fabuleux pour les sceptiques. Quoiqu’il en soit, un tel récit ne laisse pas d’être aussi impressionnant que poétique, aussi passionnant que proliférant d’implications métaphysiques et philosophiques. L’on devine qu’elle fut mainte fois traduite, via le canonique latin de Saint-Jérôme, et de l’hébreu originel ; elle nous est cette fois étonnamment transmise sous un titre mystérieux : La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction. C’est un de ces volumes somptueux dont les éditions Diane de Selliers ont le secret, et sont coutumières, depuis Shakespeare à Venise[1] jusqu’aux vitraux pétrarquistes[2], en passant par le Dit du Genji[3].
Stupéfiante à plus d’un titre, cette Genèse interpelle au premier chef : pourquoi serait-elle illustrée par la peinture abstraite ? Diane de Selliers et Marc-Alain Ouaknin répondent par l’irreprésentabilité de Dieu. Au lieu de l’anthropomorphisme de la peinture figurative, des icônes orthodoxes à la peinture baroque italienne, en passant par les primitifs italiens sur fond d’or et les Michel-Ange et de la Renaissance, Dieu est un homme puissamment barbu. Or il est le verbe, seulement incarné à l’occasion de Jésus, ce qui justifie la fulgurance de la peinture abstraite, « rencontre métaphysique avec le texte ». À cet égard, le rayon de lumière d’Ed Rusha face au verset inaugural, les vagues et signes de Zao Wou Ki[4] sont révélateurs. Se vérifie amplement la phrase de Paul Klee, qui n’est pas oublié : « L’œuvre d’art est à l’image de la création ». Ce dont Florian Métral avait donné une analyse dans son Figurer la création du monde[5], consacré à l’art de la Renaissance.
Parmi cent huit peintures, de soixante-et-onze peintres, Kasimir Malevitch est en couverture, Frantisek Kupka explose de couleurs comme le big-bang, Wassily Kandinsky danse comme les lettres et les animalcules, Barnett Newman chante et prie, Man Ray est l’arc-en-ciel qui suit le déluge, Georges Mathieu est un buisson ardent de graphismes (pour anticiper le Livre de Moïse). Parfois, bien que toujours dans le champ de l’abstraction, Paul Klee est une « Tour en orange et vert » pour celle de Babel, Hans Hartung épanche la nuit, Mark Rothko la sépare d’un liseré de violet, Mondrian suggère un arbre, donc celui du bien et du mal, Yves Klein couvre de bleu une terre soumise au déluge… Pas si abstraites donc ; abstraites de la représentation canonique de la réalité, mais pas de celle de la suggestion de l’émotion et du sens. Revenons alors à l’inaugural « Cercle noir » de Kasimir Malevitch, qui illustre également le coffret : il est la ponctuation originelle de la création autant que du verbe créateur.
Un esprit tatillon pourrait reprocher l’absence en ce fascinant volume des prémices de l’abstraction picturale, de William Turner à Gustave Moreau, ou penser que cette abstraction est un peu trop géométrique et pas assez lyrique. Mais Dieu n’est-il pas d’abord géomètre ? Ne serait-ce qu’au travers du choix d’une typographie carrée pour ces lettres hébraïques, en fait assyriennes, crées à Babylone au V° siècle avant notre ère par Ezra le scribe. Car ces graphismes, parmi les vingt-deux lettres fondamentales, sont la parole de la création et de son âme, là où s’enclot et s’ouvre le nom de Dieu, « perceptible de manière acoustique, c’est-à-dire dans le langage[6] ».
Ainsi la dimension contemplative d’artistes souvent attentifs aux spiritualités juives et orientales s’associe-t-elle à une lecture soigneuse et propice à la méditation, que ce soit sur les desseins d’un créateur qui n’est peut que splendide fiction[7]ou sur la nécessité du libre-arbitre et de la connaissance offerte aux enfants d’Adam que nous sommes.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction.
Photo : T. Guinhut.
Accompagnés de la calligraphie de l’hébreu, et sa « translittération » c’est-à-dire sa lecture française, ces onze premiers chapitres de la Genèse, « d’inspiration babylonienne », réservent bien des surprises. Nous avons trop l’habitude de la tradition de la Vulgate, cette traduction de la Bible faite en latin par Saint-Jérôme au IV° siècle, d’où vinrent bien des éditions françaises. Mieux vaut, comme par ailleurs Chouraqui[8], aller directement à la source. C’est ce que fait ici Marc-Alain Ouaknin en allant au plus près de l’hébreu originel. De la création du monde à la tour de Babel, du jardin d’Eden à l’Arche de Noé, en passant par le serpent qui accomplit la perdition d’Adam et Eve, donc celle du fratricide Caïn. Pas à pas, de verset en verset, se joue une initiation au monde, l’hypothèse de la divinité, le destin de la condition humaine entre bien et mal (car « la pulsion du cœur de l’homme est mauvaise dès sa jeunesse », dit « yhvh » au sortir du déluge), donc la part terrestre et morale, là où beauté éthique du texte s’associe à l’esthétique des peintres.
Avec une rare perspicacité, fouillant le sens, le traducteur nous ouvre de nouveaux champs de l’interprétation. Ce n’est pas seulement « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », mais « Premièrement Elohim créa l’alphabet du ciel et de la terre », instaurant un subtil contrepoint avec les mots de Saint-Jean : « Au commencement était le verbe ». La traditionnelle pomme, venue d’une erreur de Saint-Jérôme, n’en est pas une : seulement un fruit, mais puisqu’Adam et Eve cachent leur nudité avec des feuilles de figuier, probablement une figue, ce qui est plus judicieux géographiquement, voire sexuellement. Là est la « genèse de la genèse » et de son interprétation, à la source de « deux mille ans de lectures[9] ». Ce qu’en une profuse introduction, « L’alphabet de la création », Marc-Alain Ouaknin déplie avec autant d’érudition que de lisibilité, en faveur d’un travail d’exégèse, à la croisée de la Torah (les cinq premiers livres de la Bible), du Midrach (l’ensemble des commentaires) et du Talmud (le corpus juridique), sans compter les mystiques kabbale et hassidisme. Il ne méconnait évidemment pas « l’école historico-critique », s’appuyant sur l’Histoire et l’archéologie, pour y associer la réflexion « midrachique », donc exégétique. Le mythe mésopotamien du Déluge (antérieur d’un millénaire à la Bible), récurrent dans plusieurs mythologies, dont Les Métamorphoses d’Ovide, montre combien la Genèse a une genèse, mais également combien il s’agit d’une « crise du langage » à restaurer au moyen de l’arche, donc à relier au mythe de Babel, dont la tour vient également de Mésopotamie, là où les Hébreux sont devenus des lettrés. Cette arche est de plus une préfiguration du berceau de Moïse, lui-même redevable de la culture égyptienne.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction,
Anna-Eva Bergman : N° 37-1961 Astre.
Photo : T. Guinhut.
Regardons avec étonnement une hypothèse de lecture soudain éclairante : l’argile, ou la « poussière », dont sont faits Adam et Eve est la même que celle des tablettes et des sceaux-cylindres de la première écriture mésopotamienne. C’est cette argile que l’on retrouve dans un tableau d’Anselm Kiefer, même s’il ne s’agit pas de la « terre rouge » que signifie le mot « Adam ». Ensuite la vaste énumération des descendants du premier humain trouve sa correspondance, au sens baudelairien, dans les « Nombres en couleur » de Jasper Johns, car les nombres sont « le nom de Dieu ».
Autre regard également surprenant, cet apaisement de Dieu après le déluge et les sacrifices odorants de Noé. S’il décide de ne plus maudire « le sol de la terre à cause de l’homme », n’efface-t-il pas en même temps les malédictions jetées sur Adam et Eve, donc sur le travail qui serait devenu bénédiction… Le Dieu vengeur et jaloux de l’Ancien Testament se fait peu à peu plus bienveillant (à l’image des Furies devenues Bienveillantes), comme lorsque dans le Deutéronome il annule la punition de l’iniquité jusqu’à la quatrième génération (c’est l’un des dix commandements) en enjoignant de ne pas mettre à mort les parents pour les enfants et les enfants pour les parents : « ils seront mis à mort chacun pour sa faute ». La leçon morale est considérable ! Dans la même perspective, l’arc-en-ciel après le déluge est un symbole de transcendance, de paix et de justice ; dans le cadre de l’alliance de Dieu avec les hommes, et y compris entre ces derniers, en relation avec le « tu aimeras ton prochain comme toi-même » du Lévitique, mais aussi de l’Evangile de Matthieu. Quant à la prétendue justification théologique de l’esclavage, elle est balayée par le mot « serviteur de serviteurs » appliqué par Noé à Canaan, qui « contempla la nudité de son père ». Voici donc une « humanité arc-en-ciel », dit Marc-Alain Ouaknin. Dont cependant la langue subira un sort funeste : « embabelons leur langue », décida Yhvh, ce qui peut être lu comme une sortie de Sumer et de ses tours, mais aussi de la tyrannie d’une seule langue…
Bible in folio, Estienne Michel, Lyon, 1580.
Photo : T. Guinhut.
Que l’on lise « Au commencement » ou « Premièrement », comme ici, le texte est d’abord humain, venu d’un ou plusieurs parmi les dizaines de rédacteurs de la Bible, au contraire de la prétention coranique à n’être que la parole de son dieu. Ce qui n’en fait pas, selon notre traducteur, le récit absolu, mais « un récit qui aurait pu être différent » ; et un récit contemporain, moins de la création du monde que de la naissance de l’écriture. Ainsi la tradition juive, en toute intelligence, vise à sans cesse réinterpréter ce qui est selon le titre d’Umberto Eco une « Œuvre ouverte[10] », et à « oser le nouveau », y compris pour les peintres. Comme lorsque Gérard Garouste[11] peint son « Berechit », soit l’inaugural « Premièrement », sous la forme d’un ruban de Möbius où s’attachent des flammèches. Comme quoi chaque proposition iconographique est bien un juste chatoiement de l’interprétation et « une rencontre métaphysique ».
Accédera-t-on à la connaissance parfaite et scientifique de la naissance du cosmos[12], voire de la naissance de l’éthique ? Il est toutefois un moyen d’accéder à l’intuition de l’univers et de l’humanité lors de sa création : entrer avec une subtile humilité dans cette Genèse de la Genèse, tant en sa dimension scripturale et interprétative qu’en sa méditation picturale, pour entendre dialoguer entre eux les voix des versets et celles des commentaires révélateurs, sans oublier les profuses notes. Devant une telle réussite de la bibliophile la plus profonde, au service de l’humanisme, l’on se prend à rêver au livre de Moïse ainsi réalisé, l’on replonge dans Les Métamorphoses d’Ovide illustrées par la peinture baroque[13], l’on imagine cette Genèse illustrée par une créativité photographique inédite : la photographie n’est-elle pas lumière ?
Canal Grande e Palazzo Cavalli Franchetti, Venezia. Photo : T. Guinhut.
Rêves et cauchemars
des villes invisibles et imaginaires
par Italo Calvino et Darran Anderson.
Italo Calvino : Les Villes invisibles,
traduit de l’italien par Martin Rueff, Gallimard, 208 p, 19 €.
Darran Anderson : Les Villes imaginaires, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne),
par Mathilde Helleu et Barbara Schmidt, Inculte, 512 p, 24,90 €.
Ce sont mille raisons qui président à l’association de ces deux livres aux genres littéraires pourtant éloignés. À chaque fois des « villes », tous deux inaugurent leur propos avec le Vénitien Marco Polo, sans oublier que le second place à l’épigraphe une citation du premier, sans compter cent réseaux de complicité. Le romancier italien Italo Calvino énumère en toute mystérieuse beauté ses Villes invisibles, tandis que l’essayiste anglais Darran Anderson brosse un explosif tableau tant littéraire qu’historique, voire cinématographique des Villes imaginaires. Alors que le premier navigue à vue parmi les fantasmes urbains les plus indicibles en embarquant son lecteur sur les navires de ses poèmes en prose, le second construit avec les briques de la bibliothèque universelle une œuvre continument documentée et richement fantasmatique.
Originellement publiées à Turin en 1972, ces proses se présentent comme le compte-rendu d’une imaginaire conversation entre Marco Polo et Kublai Khan, le premier lui offrant des portraits des villes européennes et asiatiques qu’il aurait visitées au cours de son expédition lointaine, forcément insolites pour un empereur Chinois du tournant du XIV° et du XV° siècle. D’abord exprimés par « gestes, sauts, cris d’émerveillement et d’horreur, aboiements, hurlements d’animaux ou par le truchement d’objets qu’il allait extraire de ses besaces », ces Villes invisibles deviennent en langue tartare comme « les flèches d’une ville aux pinacles élancés, faits de telle sorte que la Lune dans son voyage pouvait se poser tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre ». Le récit-cadre, disposé en une vingtaine de séquences, intercale une petite centaine de portrait de villes, organisés par thématiques récurrentes : « Les villes et le désir », « Les villes et la mémoire », ou encore « le nom », « les yeux », « les signes », « les morts »… Si délirantes qu’elles soient, elles sont l’écho, l’émanation de la cité originaire de Marco Polo : « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise ». Ainsi lorsqu’apparait : « Smeraldina, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent ».
Fantaisistes fleurs du fantasme, elles empruntent toutes leurs noms à des prénoms féminins. Parmi les « villes élancées », l’on visite « Ottavia, la ville-toile d’araignée », bâtie sur un filet tendu entre deux montagnes ; parmi « les villes et le ciel », « Andria [qui] fut construite avec un art tel que chacune de ses rues court suivant l’orbite d’une planète et que les édifices et les lieux de la vie en commun répètent l’ordre des constellations ». L’on rejoint « Valdrada » qui est « une ville droite sur le lac et une ville reflétée à l’envers » ; mieux, ses habitants « savent que tous leurs actes sont en même temps leurs actes et son image spéculaire ». L’imagerie urbaine fabuleuse ne va pas sans l’étrangeté des psychés. Ainsi, artistiquement belles ou effrayantes, comme sous le pinceau d’un écrivain inspiré, d’un peintre fou, à la manière de Monsù Desiderio, elles sont les coagulations du désir et du rêve, mais aussi des peurs qui nous agitent. « Seurapia d’en dessous » est habitée de « cadavres, séchés de manière à ce qu’il en reste le squelette revêtu de peau jaunâtre ».
Pour répondre aux propositions de Marco Polo, Kublai Khan possède un atlas éminemment borgésien, dans lequel non seulement figurent toutes les cités de son empire, mais aussi des « terres promises visitées en pensée, mais qui n’ont pas encore été découvertes ou fondées : La Nouvelle-Atlantide, Utopia, La Cité du Soleil, Océana, Tamoé, Armonia, New Lanark, Icaria ». Les fantômes des futurs fondateurs d’utopies livresques[1] se bousculent : Thomas More, Francis Bacon, Tommaso Campanella…
Alors que le poète prosateur prétend que ce volume construit de Villes invisibles est « un rêve qui nait au cœur des villes invivables », ne peut-on pas considérer que nos espaces urbains deviennent de plus en plus des villes imaginaires, tant l’utopie, architecturale et d’intelligence artificielle, devient réalité. En conséquence, la ville se métamorphose et se renie sans cesse. Il faut alors évoquer Charles Baudelaire : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel[2] », disait-il dans « Le cygne », parmi les pages de ses « Tableaux parisiens ».
L’infinie poésie architecturale, virevoltante et créatrice, de ce bouquet coloré de topographies calviniennes incite à rêver des tableaux qui pourraient être peints par Salvador Dali ou Yves Tanguy. En effet ces d’œuvres d’arts verbales, cependant inclassables, car également proches du poème de Coleridge, « Le rêve de Kublai Khan » (qui « ordonna de bâtir un majestueux palais[3]»), relèvent à la fois d’une esthétique borgésienne et d’une démarche surréaliste. La part d’automatisme psychique en chasse lors de l’écriture n’est pas loin de celle d’Henri Michaux, qui, dans Voyage en grande Garabagne[4], invente des populations, des ethnies plus étranges les unes que les autres, « les Hac », « les Emanglons » ou « les Gaurs », qui ont des villes, des places et des spectacles incroyables et cruels…
Charles Baudelaire, dans les années 1860, est censé être l’inventeur du genre promis à un bel avenir du poème en prose, quoiqu’il se réfère au précédent de Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand. Revenons à la préface-dédicace à Ernest Houssaye du Spleen de Paris, sous-titré « Petits poèmes en prose » : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant[5]. » Si Baudelaire parlait ici de Paris, il n’est en rien interdit d’appliquer cette intention, voire cette définition, un siècle plus tard, au travail d’Italo Calvino. Et si l’auteur des Feurs du mal se consacrait à transmuer la boue d’une réelle capitale en or poétique, celui du Chevalier inexistant plonge hardiment dans les territoires de l’imaginaire, au point que ses Villes invisibles ne soient perceptibles que par les yeux du langage. L’on devine alors que, devant cette petite centaine de poèmes en prose, l’humilité et le soin du traducteur doivent être à leur comble.
Il est à noter à cet égard que les éditions Gallimard se sont lancées depuis quelques temps dans une vaste opération de retraductions des œuvres d’Italo Calvino. Toujours sous les doigts avisés et soigneux de Martin Rueff, qui n’en doutons pas, sait insuffler à son interprétation ce qui devient selon Baudelaire « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie ». C’est en effet ce que nous ressentons à se laisser porter par les mots français unis comme les doigts de la main à ceux italiens…
Italo Calvino : Tarots, Franco Maria Ricci, 1974. Photo : T. Guinhut.
Echafauder des fantasmes urbains et politiques est bien une constante de l’humanité, au moins depuis la Babel biblique et La République de Platon qui est un « paradis géométrique » et en même temps une « nécropole ». En cette tradition plus que millénaire, Darran Anderson a beau jeu de se livrer à un voyage parmi les Villes imaginaires de l’histoire culturelle. La structure du volume a beau être erratique, l’itinéraire est absolument passionnant, bourré jusqu’à la gueule de références, d’évocations, d’analyses, quoiqu’y manquent parfois des notes permettant de retrouver les passages cités : le volume est érudit sans être cuistre, philosophique sans cesser d’être séduisant. Ce qui ne manque de faire mentir le nom de son éditeur français, « Inculte », quoique l’on sache qu’il s’agisse d’une antiphrase.
L’essayiste anglais Darran Anderson démarre lui aussi avec cet accélérateur d’imaginaire qu’est Marco Polo, cet « homme au million de mensonges », dont Le Devisement du monde[6]relate un voyage oriental jusqu’en Chine, parmi des cités innombrables. Mais aussi avec sa « ville flottante à l’allure impossible », Venise cela va sans dire.
Balayant un immense espace historique et géographique, de l’Antiquité à la science-fiction la plus contemporaine, en passant par les « robinsonnades » qui président aux îles nanties de gouvernements idéaux, comme Utopia de Thomas More, notre essayiste explore de toute évidence un espace conceptuel qui intègre bien des utopies, mais non sans le recours à sa sœur maudite sinon jumelle, la dystopie, « débarrassée de ses habitants non idéaux », comme le laisse entendre la « Lettre du Prêtre Jean », fictionnel seigneur des « trois Indes », qui postulait un miroir « doué de la propriété de nos montrer toutes les machinations et tout ce qui se passe, de bon ou de mauvais, dans les provinces de nos Etats ». De plus en plus avérée, la double perspective innerve l’essai. Par exemple avec les initiales oppositions entre les civilisations où, sous le joug des femmes, les hommes se révoltent pour rétablir le patriarcat et celles où ces dames s’en sont privées pour leur plus grande paix, comme dans Herland de Charlotte Perkins Gilman[7], également fort contraire à la tyrannie masculine de La Servante écarlate de Margaret Atwood[8].
Un esprit chagrin pourrait arguer de la dispersion de la composition qui dépasse amplement le champ de son titre pour, au-delà du cinéma de Metropolis, embrasser les voyages imaginaires, les cartographies, les fictions politiques. Cependant, en dépit du manque de rigueur et de l’excessif enthousiasme qui empêchent Darran Anderson de bien cerner son sujet, un joyeux tourbillon emporte son lecteur dans une découverte sans cesse centrifuge, jusque par les vaisseaux maritimes et spatiaux, à la conquête de planètes urbaines inconnues ou à édifier. « Villes flottantes », « villes biologiques », « villes miracles », côtoient le Palais de cristal londonien et les expositions universelles, ou encore les baraquements des camps d’extermination. Les architectures réelles voisinent celles fictionnelles des peintres, des nouvellistes et des cinéastes.
L’une des plus intéressantes - et éprouvante - réflexion de cet essai est placée sous l’égide de « L’horreur domestique » : « pour pouvoir devancer nos désirs, les bâtiments doivent au moins faire preuve d’un simulacre de conscience ». Ainsi l’efficacité domotique et urbaine pourrait aller jusqu’à la modification spatiale et décorative selon nos humeurs et fantasmes, voire ceux des fantômes de leurs précédents habitants, comme dans « Les Milles rêves de Stellavista » dans Vermilion Sands de Ballard[9]. Mais aussi jusqu’à la biosurveillance de notre état de santé, non sans qu’il s’agisse là des prémices d’une orwellisation[10] du monde menée de main experte par un gouvernement bienveillant ou tyrannique, comme le pratique déjà la Chine communiste. La descendance de la caverne de Platon est alors exponentielle.
La rêverie qui suit la lecture des Villes imaginaires de Darran Anderson est autant un jardin d’architectures nouvelles et brillantes que de décombres. Le cauchemar s’empare de malheureux urbains qui voient leur havre de paix gangréné par les quartiers délinquants ou les territoires perdus de la République[11], qui vivent la chute des civilisations et meurent avec elles, de ceux qui voient s’élever les gratte-ciels dominateurs et insolents du totalitarisme soviétique et les mausolées des princes qui font main basse sur l’au-delà, depuis les pyramides de Gizeh jusqu’à la franquiste Valle de los Caidos ; ou encore de ceux-là que le catastrophisme spéciste, nucléaire ou climatique remuent jusqu’à la mélancolie, l’angoisse, sinon jusqu’à la guerre civile et au suicide. Cependant, de « l’illusion de verre » à la « maison du bâtir » la ville s’enterre ou s’envole, est bombardée, détruite, ou reconstruite, renouvelée, ceinturée par un mur comme à Berlin, libérée, apaisée et affolée par les artistes et les architectes visionnaires, car « Demain ne meurt jamais »…
Si Venise a tendance hélas à s'enfoncer sous son propre poids dans sa lagune, il reste encore l'espoir et la peur de voyager en pensée parmi des villes fantasmatiques. Aux délicieux et inquiétants rêves poétiques, voire psychédéliques, d’Italo Calvino répondent largement aujourd’hui les rêves de la technique et leurs réalisations. Le bréviaire de Darran Anderson sous le coude, Marco Polo revenant parmi nous ne manquerait pas de voir en Manhattan ou Shanghai des villes imaginaires, des ferments de rêves éveillés ou des prémices de villes apocalyptiques ou totalitaires, comme à l’occasion des tours jumelles du 11 septembre 2001, ou de la reconnaissance faciale urbaine qui quadrille la Chine communiste…
C’est avec une certaine amitié pour le malheureux héros et son amante sacrifiés par un barbare, que je reposai L’Hôtel-monastère Santa Cristina[1], prétentieusement relié de moire et d’or. Tout en me défendant, cela va sans dire, de la moindre faiblesse envers son auteur, le sanguinaire Allan Maladetta. En revanche, rien en ce récit ne paraissait pouvoir me mettre sur la piste de mon coupable patenté, qui se contentait de me contraindre à lire ses maudits bouquins enrobés de soies et de cuirs précieux.
Quel idiot ! J’avais, pendant ma lecture, qui, semblable aux pavots du Léthé m’avait fait oublier toute autre préoccupation, manipulé un marque page qui ornait la mince plaquette, soigneusement lié au tranchefile de la reliure par un ruban de soie pourpre. Il exhibait, sur pur fond nacré, une inscription du même pourpre en lettres gothiques : « Le sang est politique ».
Me dressant sur le ressort de mes jambes, je supposai qu’il me fallait partir en quête d’une salle politique. De livre en livre, de rayonnage en rayonnage, de salle en salle, certainement, in fine, le bougre allait me mener à son repaire…
Avec précision, je rangeai L’Hôtel-monastère Santa Cristina en sa place au sein des monographies aragonaises, vérifiant que rien n’y parut qui puisse sembler un indice étrange, et quittai la « Salle Maladeta », tout en me jurant de l’explorer encore puisqu’elle portait, à une consonne près, le nom de mon minotaure.
Suivant scrupuleusement le plan griffonné dans mon carnet, qui s’étoffait à n’en plus finir, je retrouvai sans peine le dodécaèdre central. J’avais déjà repéré l’allée de l’Histoire, celle des Sciences physiques, celle de la Médecine, celle des Mythologies, celle de la Géographie d’où je venais. J’entrai dans celle des Sciences et Philosophies politiques. Son couloir molletonné d’ouvrages concernant l’Antiquité, débouchait sur une cellule aux fauteuils azurés, consacrée aux utopies, puis une autre aux fauteuils émeraude offerte à l’écologie politique… Comment, en ce capharnaüm conceptuel et livresque à vertige, allai-je trouver l’ouvrage suivant ?
Il me faut des fauteuils rouges-sang me dis-je. En effet, cette cellule, vaste comme la nuit, brillait de lueurs rougeâtres, celle de canapés de fer aux coussins pourpres. J’allumais d’un seul geste une douzaine de lampes judicieusement disposées. Sur un lutrin de fer, un cadre, également de fer, exhibait une plaque de fer gravée : « Salle des totalitarismes ». Je suppose que là m’attendais l’ouvrage suivant. Mais où l’avait donc déposé cette mauvaise tête de Maladetta ? Parmi des milliers de volumes d’un imperturbable sérieux, et souvent lourds comme des enclumes, où serait niché le récit espéré autant que redouté ? Je supposai que le faible format des productions de l’écrivain secret allait à la fois me faciliter la tâche en éliminant les mastodontes, et me la compliquer, coincé qu’il devait être, en un coin obscur et cependant concerté.
Il me suffisait, me dis-je, de chercher le signet rouge, qui laisserait deviner le marque-page convoité. Hélas, je dus très vite déchanter. Tous les livres consacrés aux zélateurs du communisme en avaient un, sans le marque-page cependant, du même pourpre sombre. J’en compulsais, parmi les plus minces, une bonne centaine, avant de poser un doigt toujours prudent sur une mince plaquette in quarto reliée en peau violine, dans laquelle était glissée le marque-page, cette fois ornée de la citation de Nietzsche : « L’Etat, le plus froid des monstres froids ». Sur le dos courait enfin le nom pourpre et convoité du Sieur Maladetta ! Dos affublé d’un titre burlesque : Le Club des tee-shirts politiques. Le texte, assez bref, était imprimé sur un papier vergé à grandes marges.
Mal assis sur les coussins réprimés dans les sièges de fer, j’entamai derechef, la lecture de ce Club des tee-shirts politiques ; aussitôt outré que le drôle puisse, dès la quatrième ligne, subtiliser mon nom à l’usage de son narrateur ! Comment pouvait-il oser une telle entourloupe ! Est-il possible d’imprimer et relier en si peu de jours un volume ainsi conçu ? À moins qu’il m’eût prévu avant que mon enquête l’imagine, à moins que je ne sois qu’un pion balancé dans la partie d’échec qui nous opposait… Je repris, infiniment troublé, ma lecture :
Sur fond rouge, le faciès romantiquement hirsute de Che Guevara. L’image, mobile cependant, tendue par l’obscénité de la brioche grasse, eut brièvement le temps de se douloureusement imprimer dans ce cerveau que je prétends un poil perspicace : celui de Bertrand Comminges soi-même ; pour vous servir, chétif lecteur. Sans que je puisse y associer un visage, puisque ce dernier déjà s’engouffrait dans la porte à tambour de l’Hôtel Barcelo Champ de Mars avant que mon regard remonte à la recherche du phénomène capable d’une telle incongruité…
Voilà qui ne choque pourtant pas grand monde. Non seulement l’on peut se vêtir le plus sordidement pour être accueilli dans un palace cinq étoiles si l’on fait y résonner le tintement de la carte Gold Premier. Mieux, le culte des icônes, des idoles utopistes, des veaux de plomb meurtrier, passe pour une bluette progressiste. L’ironie du propos m’amusait et m’agaçait à la fois : s’engager dans un palais aux notes de frais rédigées à la feuille d’or et arborer le prétendu symbole des masses paupérisées opprimées par le capitalisme que l’on promet de libérer par la révolution, n’aurait pu être le fait, au choix, que d’un naïf inculte et sordidement romantique, que d’un plaisantin de mardi gras, ou d’un tyranneau parfaitement démagogue et cynique.
Cela n’était rien ; une anecdote, une amusette un peu putride. Pourtant mon nez de flic vieillissant y respirait une odeur de sueur pas catholique, comme un filet de sang aux commissures du suspect d’une morsure vénimeuse…
D’ailleurs, assis que j’étais à la terrasse d’un bar printanier, en observateur soudain affuté, je ne tardais pas à repérer un drôle de zig, cette fois maigre comme une asperge nocturne, dont le tee-shirt pendouillait de manière éhontée du blouson blanc. Lui ne se présentait pas à la porte-tambour, mais un peu plus à gauche, auprès d’une porte oblongue, de tôle grisâtre dans son anonymat, coincée entre deux immeubles fastueux, une porte qui ne semblait livrer passage qu’aux rares visiteurs désargentés d’une façade étroite, sans fenêtre, au point qu’elle ne semblait devoir abriter qu’un escalier, rien d’autre. Alors que l’olibrius tapait nerveusement sur un digicode d’acier, une rafale inopportune balaya un pan de son blouson, découvrant un instant - il le rabattit aussitôt - le faciès caractéristique de l’homme immémorial à la petite moustache carrée et à la mèche sur le front, entrelardé de la noire svastika. Il était fort de café, celui-là ! À n’en pas douter, il tombait sous le coup de la loi, arborant une effigie nazie, pour laquelle on avait moins d’indulgence que pour celle de son comparse bedonnant. Avant que j’aie eu la pensée d’intervenir, la porte, de toute évidence aussi pauvre d’apparence que solidement blindée, avait avalé le bravache…
J’attendis vainement quelques heures, avec force cafés astringents, que l’infâme miracle se reproduise. De façon à pouvoir être sûr qu’il ne s’agisse pas d’une coïncidence. Après tout, ces deux portes, quoique passablement adjacentes, ne communiquaient peut-être pas, et la faune parisienne pouvait être si étrange que deux hurluberlus de plus ou moins ne changeraient pas grand-chose à la face du monde…
Mais je m’étais juré de revenir. Et un peu plus tôt, soit à l’heure du digestif, quoique la mode fût plutôt au Perrier citron. En effet, le samedi suivant, après un marécage de temps occupé par une exigeante routine, pendant lequel le film de la procession m’obsédait, surgit un gogol au visage glabre, au crâne rond et brillant sous le soleil, dont le tee-shirt arborait impunément un Mao Zedong rayonnant sur fond rouge acidulé, sans même la pudeur d’un blouson. Il n’hésita pas, jongla sur le digicode et s’engouffra comme la tempête des steppes au travers de la porte métallique ; non sans que j’aie eu le temps de photographier le gugus. J’eus à peine le temps de souffler mon étonnement qu’un second acteur approchait de l’entrée de l’hôtel, dont les vitres brillaient comme un contre-jour, auréolant le post-ado replet dont le tee-shirt était maculé par la tête du bienheureux général Franco !
Ensuite, ce fut un véritable festival ! Tour à tour je contemplais et mitraillais avec ma discrète boite à image zoomeuse les tee-shirts à l’effigie de Karl Marx, Lénine, Trotski et Staline, alignés comme à la parade, respectant l’ordre chronologique et la gradation dans le totalitarisme ; mais aussi un Mussolini plus pâlot, un Kim il Sung bouffi et flanqué de ses sales gosses Kim Jong-il et Kim Jong-un, suivis par un Pol Pot agité d’un rictus perpétuel.
Il y eut un moment de vide qui me laissa éberlué. Quelle brochette à la sauce ketchup ! La blanchisserie de tee-shirts allait avoir du travail… Quand les deux espoirs des peuples de la veille, longiligne caporal nazi et barbudo cubain enfilèrent de front le portail hôtelier, tee-shirts agités par leur course, à peine masqués par les blousons blancs, comme des étendards prêts à s’envoler vers la libération des races supérieures et des masses populaires. Le défilé ne s’arrêta pas pour autant, avec un faciès dont la représentation était pourtant ardemment réprimée, le Prophète lui-même, barbu enturbanné, sur le ventre d’un homme également pileux et enturbanné. Comme attendu, Castro rejoignit son pote. Bientôt, deux personnages dont je ne compris pas tout suite les faciès, comme venus de gravures anciennes et de chinoiseries, furent complaisamment déglutis par la porte de fer, sans je puisse comprendre la logique de la distribution parmi les deux passages : il s’avéra, suite à mes recherches, qu’il s’agissait de Gengis Khan et Attila. Sur ces sommets de l’humanité, le défilé de la Victoire s’arrêta.
Comme je l’avais subodoré la veille, les deux entrées, apparemment si différentes, trouvaient leur communication, le fer étroit étant pour la porte de service du petit personnel, le verre vaste et brillant pour celle du prestige. Aucun crime ou délit n’ayant été commis, je ne pouvais diligenter la moindre enquête officielle, quoiqu’il m’en démangeât. Certes le masque hitlérien qui mangeait l’estomac d’un individu non identifié pouvait subir les foudres de la loi, mais cela me semblait d’autant plus mince et spécieux de l’alpaguer sur le fait, alors que ses compères, qui ne subissaient aucun interdit d’affichage, devaient être laissé tranquilles.
J’en étais là lorsque surgit un retardataire, affublé de la canine sanguinolente de Dracula ! Le grotesque allait-il sauver la tragédie ? Ensuite, il ne se passa rien, rien du tout, je ne pus attendre assez longtemps pour les voir ressortir…
Photo : T. Guinhut.
Le semaine suivante, je me fis la réflexion qu’obnubilé par les tee-shirts politiques je n’avais pas songé à remarquer qu’ils étaient tous habillés de blanc, intégralement, pantalon, chaussettes, basquets, parfois blousons, la couleur étant seule réservée à leur saint patron. Examinant mes photographies agrandies, je remarquai alors que loin de n’être composé que d’individus masculins, le groupe comptait près de la moitié de spécimens femelles, les cheveux courts, l’uniforme et tache aveuglante de leur figure tutélaire abusant l’observateur ; la parité sans doute. Les visages, légèrement flous, semblaient ne relever d’aucun fichier délinquant, ni même des Renseignements généraux.
Nous avons tous nos accointances n’est-ce pas ? A fortiori dans notre métier. Aussi j’appris auprès de l’hôtel qu’un salon blanc était effectivement réservé chaque samedi après-midi, entre 15 et 19 heures, et que l’on y buvait force champagne blanc de blancs, accompagné de desserts de blanc-manger. Dans tout ce blanc, mes commensaux espéraient-ils laver les péchés de leurs figures tutélaires ?
La curiosité, chers lecteurs, taraudait votre serviteur, bien évidemment votre Bertrand Comminges préféré, qui se démangeait les méninges pour imaginer sous quel prétexte entendre et voir les seize guignols politiques en réunion.
Le samedi suivant, en sus des fidèles, je pus surprendre l’entrée surnuméraire d’un Pinochet, d’un Ceausescu. Je reconnus un Caligula, un monstre de Frankenstein. N’étaient-ils que vingt ? Ou toute l’Histoire du monde, de ses crimes de masse et de ses peurs, allait-elle débouler pour engorger le salon des agapes en blanc et faire exploser le palace…
Un soir, j’allais au bar du dit palace pour boire une bière néozélandaise au prix effrayant, sachant que le maître des lieux, expert ès cocktails de couleur aimait parfois avoir l’oreille d’une police soigneusement élue, en toute confidentialité cela va sans dire. Bénéficiant d’un mot de passe, que je ne confierai pas au lecteur, je profitai d’un coin de silence pour entreprendre sa discrétion. Que faisaient mes protégés, de quoi parlaient-ils ?
Las, ils observaient une mutité exaspérante en bombant le torse de leurs tee-shirts lorsque le service apportait le champagne. De plus leurs visages étaient masqués de blanc. Seule information curieuse : ils buvaient leur champagne dans de petites fioles de couleurs, le plus souvent rouges, parfois bleuâtres, verdâtres ou noires. Rien de plus.
Selon toute apparence, j’en étais pour mes frais. Pas l’ombre d’un fait délictueux, hors l’exhibition du néonazi de pacotille, pas plus de brouillard criminel. Ce n’était probablement qu’un jeu de post-adolescents, de fils à papa-maman, gâtés et ennuyés, voire un jeu de rôles sophistiqué, plutôt qu’un complot dont le déclenchement ultérieur aurait à empuantir le monde de ses caillots étranglés.
Je préférais toutefois garder un œil, plus curieux que professionnel, sur l’affaire, tandis qu’avec Midora, mon experte scientifique, je travaillais languissament sur la pénible disparition de quelques Juifs. L’enquête piétinait laborieusement. Tout lecteur avisé devine aussitôt une accointance entre deux éléments cités lors d’une narration, mais je savais trop bien que corrélation n’est pas causalité.
Histoire de me distraire, je commandai une discrète filature du tee-shirt hitlérien, quoiqu’il le cachât sous le blouson blanc en entrant et dès la sortie. Le dégingandé gamin s’appelait Daniel Ratsberg, son père était un diplomate du Quai d’Orsay au-dessus de tout soupçon ; mais tout en fréquentant de manière intermittente une fac de sociologie, il prisait les boites de nuit glauques, les alcools de couleurs et les bottes de cuir noir.
Je m’avisai soudain, en compulsant une fois de plus mes piètres photographies des zigs aux tee-shirts politiques, d’un détail anodin qui m’avait jusque-là échappé : quelque chose sur le blanc de leur affublement semblait faire légère protubérance. En agrandissant le mieux que je pouvais les images, j’arrivai à une certitude ; chacun d’entre eux avait contre son flanc un mince sac blanc. Qu’était-ce ? Un simple accessoire en corrélation avec leur tenue, sorte de portefeuille, ou sachet rituel lié à leur cérémonie ?
Je me décidai à alpaguer, en vertu de l’article R645-1 du Code pénal selon lequel « porter ou exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème rappelant les uniformes, les insignes ou les emblèmes qui ont été portés ou exhibés (...) par les membres d'une organisation déclarée criminelle est puni d'une amende de 1.500 euros », le contrevenant. C’est avec Mathias que je mis la main au collet du grand gamin, avant qu’il puisse franchir la porte fatidique. Et malgré de minces protestations faites d’une voix de fausset, je pus mettre la main sur le sachet qui m’intriguait tant. Certes il contenait un portefeuille avec la carte d’identité attendue, une carte de crédit et quelques menus billets. Mais surtout une étrange plaquette plastifiée, scellant un carré rosâtre ressemblant à un bout de sparadrap. Que je subtilisai, tout en feignant de photographier la carte.
Voilà qui allait surexciter Midora. En effet, quelques jours plus tard - elle avait pris quelque congé et les retards s’étaient accumulés face à la misérable concurrence d’un bout de sparadrap - la mine gourmande, elle vint me faire son rapport :
- Il s’agit, Monsieur Comminges, devinez quoi ? Je vous le donne en toute certitude. De peau humaine. D’un individu mâle d’environ la soixantaine…
Elle marqua un temps d’arrêt, comme une artiste consommée du suspense, devant mon attention stupéfaite :
- Et, vous allez être ravi, n’est-ce pas, l’ADN correspond à l’un de vos Juifs disparus, Milos Feschermann…
- Que faire ? Le triste Daniel Ratsberg a été laissé libre, mais si je lui saute sur le poil, le reste de la bande, dont je n’ai pas pu obtenir l’identité, tant mes photos étaient imparfaites, va se volatiliser…
- Attendre samedi et cueillir dans la nasse.
- S’il est assez malin, s’étant déjà aperçu que l’objet du délit avait été subtilisé, il a déjà prévenu ses compères, non ?
- Samedi n’est que demain.
- Il est probable qu’il n’y aura personne au rendez-vous.
- Essayez tout de même.
- Je n’y manquerai pas. À quinze heures trente, sans qu’auparavant nous soyons visibles dans la rue, la salle est bouclée, et, s’ils y sont, les chérubins pris dans la nasse.
Je serrai le poing comme pour les choper d’un coup, rêvant de contracter le temps au point que les vingt-quatre heures deviennent autant de minutes. Juste ce qu’il me fallait pour me projeter sur les lieux avec mes sbires…
Sans exception aucune, nos olibrius étaient allongés nus sur le sol, en cercle, leur bras tendus d’où avait coulé le sang de leurs suicides teignant en abondance le fouillis de leurs tee-shirts politiques. Sur une petite table ronde, outre autant de fioles de couleurs sanglantes et fiéleuses, une coupe d’argent, cernée de fourchettes à escargot comme à la parade - ceci sans préjuger de la rigueur historique des impétrants en art totalitaire - dans laquelle gisaient autant de pastilles de peaux juives.
Aux dernières nouvelles, le salon du palace s’était reconverti en adeptes du virus religiosus. Ils semblaient tout d’abord les pacifiques du monde : un Christ, un Bouddha sur fonds de tee-shirts blanc… La chose allait-elle se gâter avec un pape orné de sa tiare pontificale ? Ou avec un revenant du précédent club : le prophète barbu et enturbanné avait su ressusciter de son mortel virus politicus…
Monte Ritte, Cibiana di Cadore, Veneto. Photo : T. Guinhut.
Les errances enfantines américaines
de Valeria Luiselli et Rebecca Makkai :
Archives des enfants perdus, Chapardeuse.
Valeria Luiselli : L’Histoire de mes dents, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Nicolas Richard, L’Olivier, 2017, 192 p, 19,50 € ; Points, 6,50 €.
Valeria Luiselli : Archives des enfants perdus,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, L’Olivier, 2019, 480 p, 24 €.
Rebecca Makkai : Chapardeuse,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Samuel Todd,
Gallimard, 2012, 384 p, 21 €.
Le voyage motorisé parmi les routes américaines - ou road-trip si l’on préfère l’anglicisme - est depuis Jack Kerouac une constante de la littérature et du cinéma, entre Nouvelle-Angleterre et Californie. Les romanciers sont sur les dents en s’interrogeant : comment le renouveler ? Eh bien, répond Valeria Luiselli, en y adjoignant la bande-son, comme pour se faire son cinéma auditif, et en recherchant les enfants perdus de ces migrations qui ont fondé le pays aux cinquante Etats, y compris parmi des chemins et sentiers des Montagnes Rocheuses. À moins, comme Rebecca Makkai, de promener un gamin qui est le symbole de la liberté constitutionnelle menacée au plus profond de l’Amérique.
À cheval donné, on ne regarde pas les dents, dit l’adage. Mais aux dents vendues par le loufoque commissaire-priseur Gustavo Sanchez imaginé par Valeria Luiselli, on ne vérifie guère l’authenticité. De tels outils, fort irréguliers, notre personnage a vidé sa mâchoire pour les remplacer par celles de Marylin Monroe, plus flatteuses, achetées lors d’une vente aux enchères. On imagine que ces dernières sont évidemment des faux. Mieux encore, Gustavo entreprend de faire passer les ornements dégingandés de sa bouche hâbleuse pour des « lots hyperboliques », des « reliques métonymiques », qu’il vante en citant la Bible (« œil pour œil, dent pour dent »), « Miguel Sanchez Foucault » et Quintilien ! Ces « fenêtres de l’âme » sont celles de Platon, Saint-Augustin, Pétrarque, Virginia Woolf (qui est le lot le plus disputé), Borges, Vila-Matas, etc. En dépit du réjouissant exercice d’ironie, voilà qui reste néanmoins un hommage à la culture européenne.
Atteindrons-nous les tréfonds de la dérision, lorsque son fils, nommé Siddhartha, se portera acquéreur des témoins de sa généalogie ? Non, car les « lots allégoriques » suivants, dont une « montagne de merde », parodient la boite de « Merdre d’artiste » de Piero Manzoni, voire le marché de l’art contemporain en son entier[1].
Un tel roman, sobrement, mais avec mordant, intitulé L’Histoire de mes Dents, n’est pas à prendre trop au sérieux. Mieux vaut en rire. Et surtout en déceler la part de satire, stigmatisant le monde des arnaqueurs, des faussaires et la crédulité la plus débridée. Valeria Luiselli, née mexicaine en 1983, a réussi à imprimer un ton sans cesse enlevé à ce récit granguignolesque, intégrant au final neuf photographies testamentaires, puis une chronologie officielle du vendeur le plus incroyable, quoique plus fin et plus psychologue du désir humain, du péché capital de l’Envie, qu’il n’y paraît. Ne s’agirait-il pas d’une sorte d’apostille à La Guerre du faux d’Umberto Eco[2]!
Résolument touche à tout, Valeria Luiselli a quitté le burlesque et la satire développée dans L’Histoire de mes dents avec son personnage de faussaire prodige, mais pas tout à fait le domaine de l’art. Cette fois elle cultive l’« archéologie linguistique » et les « gravats sonores » : le projet de la romancière américaine et newyorkaise quelque chose de scientifique en même temps que poétique. Car « le fait d’enregistrer des sons donnait accès à une strate plus profonde, toujours invisible de l’âme humaine ». Ainsi, avec leurs enfants, un couple, mari et femme, arpente les Etats-Unis afin de constituer une bibliothèque sonore du monde qui les entoure, à la fois sociologique et psychologique. De New York aux grandes plaines, jusqu’en Arizona, ils habitent leur voiture, en direction du sud-ouest, où une réserve indienne intrigue magnétiquement le père, abritant « les derniers Apaches Chiricahuas » : « les Guerriers Aigles étaient un groupe d’enfants apaches, tous guerriers, dont le chef était un garçon plus âgé ». Ainsi une famille entière poursuit une vaste quête mémorielle parmi les espaces américains.
Au cours du voyage, les narrateurs alternent, entre les adultes et les enfants (quoique l’on puisse se demander si l’on confie de manière crédible une telle voix à un gosse de dix ans). Les voici confrontés à une grave fracture qui les « a brisés en mille morceaux » : en effet la condition des enfants d’immigrés sud-américains est l’objet d’étude de la mère. Ces derniers apparaissent au détour d’une route désertique, voire sur le toit d’un train, « à l’intérieur d’un wagon abandonné », errants pathétiques, ou sont toujours disparus, comme ces deux fillettes mexicaines séparées de leur mère. Ou encore ces sept enfants dont l’histoire est ici emboitée. La romancière tisse une interrogation récurrente sur les destinées des jeunes générations, privilégiées ou sacrifiés par les conditions économiques, les décisions étatiques, la délinquance des ainés, par le vent de l’Histoire…
Peu à peu, alors que le voyage avance, que le temps passe, entre anecdotes, choses vues et longues plages méditatives, entre constat documentaire, analyse ethnographique et fiction réaliste, les enfants grandissent, leurs visions du monde sont en expansion, non sans soulever la question de la transmission. Car, un jour, eux aussi ont disparu dans les montagnes des Rocheuses, partis à la recherche d’une « croisade des enfants », pour écrire un chapitre nouveau sur ceux que leur invisibilité protège et menace à la fois, et qui sont mis à nu dans leur condition humaine. Ce serait trop facile, voire erroné, de la part de la romancière, que de nommer des responsables ; elle a la sagesse, la pudeur, de laisser le réquisitoire aux tribuns de la politique. Son projet esthétique, résistant à la lourdeur du roman à thèse et engagé, n’en reste pas moins empreint d’une réelle dimension psychologique et éthique. D’autant qu’il n’est pas loin d’un essai de 2017, Raconte-moi la fin[3], rapportant son expérience d’interprète dans les tribunaux américains de l’immigration, parmi les enfants fuyant la violence des gangs mexicains, essai à la fois judiciaire et politique, empreint d’une profonde humanité.
Même si le récit manque parfois de vivacité, avec des plages lentes, bien trop étirées et peu dramatiques, et si la nécessité d’ajouter de fades polaroïds en noir et blanc - pris par le garçon - en fin d’ouvrage n’est pas avérée, le roman de Valeria Luiselli, séduit, touche, aussi bien par son sens du phrasé, par ses fenêtres sur l’intimité que par ses vastes perspectives, par ses allusions à Jack Kerouac, Ezra Pound, Walter Benjamin, Emily Dickinson... Sa construction, passablement virtuose, enchaîne les narrations, du « Paysage sonore familial » au voyage en « Apacheria », en même temps qu’elle enchâsse tour à tour sept « boites », jusqu’à celles qui font partie des « Archives des enfants perdus » proprement dites, en une belle mise en abyme. La carte géographique des Etats-Unis est associée à celle mémorielle, aussi bien familiale qu’historique. Au moyen d’un regard d’entomologiste, la performance artistique rejoint les préoccupations sociétales les plus criantes.
Née à Mexico en 1983, Valeria Luiselli enseigne aujourd’hui la création littéraire dans la région de New-York. Parmi son œuvre déjà abondante, il faut compter Des êtres sans gravité[4] qui est peut-être un reflet de sa condition d’écrivain d’abord inexpérimenté : car une jeune Mexicaine, avec mari et enfants, écrit d’élégiaques nouvelles et roman sur les fantômes de sa libre jeunesse new-yorkaise, époque où elle fatiguait les bibliothèques à la recherche d’un artiste passionné de Duke Ellington, de Federico Garcia Lorca[5] et d’Emily Dickinson[6]…
C’est dans le cadre d’une réécriture assumée de Lolita de Nabokov que Rebecca Makkai imagine l’histoire d’un « chapardeuse » d’enfant. Si elle n’atteint pas la puissance de son inspirateur, elle trouve le la de son originalité à travers le road-trip d’une bibliothécaire. Dans une ville perdue du Midwest, Lucy, attentive à ses jeunes lecteurs, prend particulièrement soin du petit Ian, dix ans, esprit curieux, véritable bibliophage. Il est en butte avec sa mère chrétienne fondamentaliste, qui filtre ses lectures : « Voici une liste des contenus que j’aimerais qu’il évite. » Parmi laquelle : « Satanisme, Contenu pour adultes, La théorie de l’évolution, Harry Potter… » Ce qui parait à notre bibliothécaire contrevenir au premier amendement de la constitution américaine sur la liberté d’expression, même si « sa sélection de livres était clan-des-ti-ne ». Ainsi, lorsque son petit lecteur soupçonné d’homosexualité s’enfuit pour venir dormir dans la bibliothèque, non seulement elle le recueille, mais tentant de le ramener chez lui, elle se laisse complaisamment embarquer dans un jeu de piste de plusieurs jours, une aventure automobile parmi les motels, le conduisant auprès de la frontière canadienne, mais aussi jusque dans sa famille d’origine russe et dissidente… Alors qu’elle culpabilise, commet-elle un réel enlèvement, ou une œuvre de charité humaniste ? Certes, de ce voyage dans l’est des Etats-Unis, il eût pu surgir peu à peu un roman d’éducation permettant de voir évoluer l’enfant. C’est un aspect qui, hélas, n’est guère esquissé par Rebecca Makkai, quoiqu’elle se livre à une profession de foi : « Les livres le sauveraient ». Cependant l’on assiste plus réellement à une quête de son identité profonde de la part de la narratrice.
Née en 1978 à Chicago, Rebecca Makkai n’a guère été traduite en français, et c’est probablement dommage. The Great Believers[7] fait se rencontrer d’une manière explosive l’art et le sida. Le galeriste Yale Tishman est à la tête d’une fabuleuse collection de peinture des années vingt. Hélas, le virus fauche très vite ses amis, et surtout Nico, puis lui-même. Trente ans plus tard, Fiona, sœur de Nico, entreprend de fouiller le déroulé de cette tragédie, avec le concours d’un photographe qui se fit le reporter de l’épidémie. L’amour et la mort, l’art et la mémoire dialoguent en ce roman plus qu’intrigant, plus qu’émouvant…
Confronté à des expériences parfois inquiétantes, il faut chercher l’alchimie des livres sensibles de Valeria Luiselli et Rebecca Makkai. Les romancières posent leurs oreilles et leurs yeux non seulement sur un territoire, mais sur des individualités révélatrices, en s’interrogeant sur les valeurs de l’Amérique, du destin de ses émigrants ; et de leurs libertés.
Thierry Guinhut
À partir d'articles publiés dans Le Matricule des anges, octobre 2017 et octobre 2019
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.