Place de la Liberté, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Pourquoi je suis libéral.
Suivi par deux manuels des libertés.
Libres, collectif La Main invisible, 100 auteurs,
Roguet, 284 p, 12 €.
Dictionnaire du libéralisme, sous la direction de Mathieu Laine,
Larousse, 640 p, 28,50 €.
Toute pensée politique crédible doit se donner pour but le bonheur de l’humanité, ou tout au moins la création des conditions permettant aux hommes la réalisation de leurs potentialités les meilleures. Ainsi le libéralisme ne vise pas, contrairement aux plus vulgaires préjugés, à la liberté du seul plus fort, à la tyrannie économique de quelques loups de la finance. Il est libéralisme autant politique qu’économique, ce qui ne va pas l’un sans l’autre. Ce que confirmeront deux livres collectifs qui défendent l’individualisme, Libres, écrit à cent mains, et le Dictionnaire du libéralisme.
Il n’est que de considérer les pays où le plus de liberté et d’aisance économique pour le plus grand nombre a pu être réalisé : ce sont des démocraties où le capitalisme libéral s’exerce. Les utopies communistes se sont révélées, sans exception aucune, des abominations génocidaires, du goulag soviétique au logaï chinois, en passant par les geôles cubaines et les illusions pseudo-romantiques à la Che Ghevara. Les fanatismes théocratiques réduisent à une abjecte soumission, sans parler de la femme opprimée là comme jamais. Quant aux dictatures fascistes européennes, aux abîmes de corruptions latino-américains ou africains, ils n’ont jamais vu l’ombre du libéralisme.
On oublie trop facilement que cette philosophie économique, politique et humaniste ne se passe pas d’Etat régalien, au sens où ce dernier doit garantir les libertés, dont la première de toutes, la sécurité et la justice, mais aussi celle fondamentale d’entreprendre, qu’il s’agisse d’entreprise artistique, artisanale, industrielle ou financière. Tout en respectant quelques valeurs fondamentales et indispensables sine qua non : la liberté de la concurrence, donc l’interdiction des monopoles, la clarté et la visibilité des contrats. A l’Etat, au cadre législatif, de garantir ces prémisses au-delà desquelles l’activité humaine peut œuvrer à la création des richesses et à leur accessibilité maximale. La « main invisible » du marché -pour reprendre la formule pourtant décriée d’Adam Smith- pourvoira aux adaptations nécessaires ; non sans risques certes pour celui qui a échouer dans son entreprise mais qui saura trouver un autre terrain pour exercer ses talents. Ce pourquoi, évitant l’intervention et la suradministration de l’Etat le plus souvent inapte en matières économiques, le libéralisme a confiance en les capacités humaines. Quant à celui qui n’en a guère (il y en a-t-il tant ?), celui qui n’aura plus les moyens d’assurer sa subsistance, il n’est pas interdit d’imaginer que le libéralisme ne soit pas l’ennemi de toute redistribution. A la condition que cette redistribution n’alourdisse pas le poids de l’Etat et de la fiscalité au point de décourager et de faire fuir une activité pour laquelle les justes récompenses du mérite restent l’enrichissement et la reconnaissance, y compris si cette dernière n’est que de soi à soi. A-t-on réellement essayé le libéralisme dans une France obérée par le colbertisme de droite et le fantasme ruineux de l’état providence socialiste ?
Libéralisme économique doit rimer avec libéralisme dans les mœurs. Qu’il s’agisse de la liberté homosexuelle, de celle féministe, des religions privées qui sachent rendre à César ce qui est à César et ne pas jeter la première pierre, catholicisme du pardon ou Islam des lumières, elles riment toutes avec la liberté d’expression. Sans compter que la liberté d’entreprendre vaut autant pour le commerce, l’industrie et l’écologie, que pour la pensée, la littérature, les arts…
Ne croyons pas que le libéralisme soit l’apanage des riches et puissants occidentaux. En ce sens le microcrédit de Muhammad Yunus, qui concerne la plus modeste paysanne indienne, est une formidable idée libérale. Certes, cette école politique aux facettes diverses a conscience -au contraire de l’utopie marxiste- de ne pouvoir faire descendre la manne de la perfection sur l’humanité meurtrie. Mais son réalisme, son pragmatisme, est le gage d’une prudence nécessaire, sans compter que ses qualités ont, elles, fait la preuve de leur efficacité. Francis Fukuyama, s’il n’a pas totalement résolu « la fin de l’Histoire » montre avec brio que la démocratie libérale est l’horizon souhaitable de l’humanité.
Outre les penseurs déjà cités, l’on suppose que notre libéralisme n’est pas celui de l’inculte trader aux dents aussi serrées sur sa proie que celle du monopole du crédit bancaire. De Milton à Locke, De Voltaire à Kant, de Montesquieu à Tocqueville, de Raymond Aron à Léo Strauss, d’Hayek à Boudon, nombreux sont les philosophes et les intellectuels qui se sont honorés d’être des libéraux ; sans compter l’écrivain péruvien -et récent prix Nobel- Mario Vargas Llosa, candidat malheureux à la présidence de son pays, romancier brillant autant qu’essayiste de talent… Honorons-nous de plus d’être également détestés et caricaturés par les partis d’extrême droite et d’extrême gauche, ce qui en dit long sur leurs connivences secrètes, leur passion de ce pouvoir totalitaire qu’il leur paraît si nécessaire de faire peser sur la tête d’autrui…
L’épouvantail commun du libéralisme est-il à prendre au sérieux ? Préjugés, médias et politiciens n’ont de cesse de le vilipender, de le brocarder, responsable qu’il serait de tous nos maux économiques et sociétaux. Pourtant c’est de manière opposée et cependant complémentaire que deux ouvrages tentent de plaider sa juste cause, de rendre à un public, que l’on ne dira pas inculte, mais plutôt trompé, maintenu sous le joug de l’ignorance, le sens vivant du libéralisme. Ces deux manuels collectifs s’efforcent avec succès d’aplanir les embûches placés devant qui veut s’initier aux arcanes de cette philosophie politique. Et loin d’apparaître comme des traités savants, abscons et pesants, l’un venu, de la volonté spontanée d’une poignée d’individus, l’autre d’une ancestrale et fort sérieuse maison d’édition, ils font tous les deux preuve de la plus accessible pédagogie. Qu’est-ce que le libéralisme, son histoire, son quotidien pour aujourd’hui, ses solutions pour la croissance de l’économie et des libertés individuelles ?
Libres a germé dans l’esprit de deux personnalités imaginatives : Ulrich Génisson et Stéphane Geyres. Pourquoi ne pas réunir quelques dizaines de bonnes volontés, d’auteurs, parmi le réseau qu’ils ont peu à peu liés sur Facebook et au contact des blogs, pour qu’un livre issu de la société civile et non forcément des chaires d’université puisse proposer un parcours balisé parmi les arcanes et les évidences si peu reconnues du libéralisme… Pari tenu. Ce sont cent auteurs[1], pour cent textes de deux pages, qui se sont vus confier points de repère et d’ancrage en cette pensée philosophique, économique et concrète, grâce à une progression thématique.
D’abord, les « Principes » du libéralisme, puis « Mon travail, mon argent », ensuite « Mes enfants, notre avenir », puis « Ma vie, ma décision », « Mes risques, ma protection », pour terminer par le couronnement de l’édifice, la conclusion par l’évidence : « L’état, oppression et inefficacité ». On devine que sont d’abord établies ces prémisses sine qua non : la liberté individuelle, le respect de la propriété, la clarté et le respect des contrats et enfin le dynamisme de la concurrence sans entrave. Plus loin, on dynamite avec soin et rigueur les effets pervers du protectionnisme, de l’impôt, on rétablit dans leur noblesse les marchés financiers et la spéculation, cisaillant les clichés médiatiques et marxistes. Le développement harmonieux des sociétés et des richesses au service du plus grand nombre n’est-il pas lié au capitalisme libéral, plutôt qu’aux collectivismes, keynésianismes, colbertistes et autres étatismes forcenés ? Ainsi le réalisme, la connaissance des faits, le pragmatisme éclairent-ils une nécessité occultée : c’est non seulement la liberté des mœurs et d’expression, mais aussi la liberté économique qui sont à l’origine du développement et du bonheur humains, en comptant parmi eux l’érosion continue de la pauvreté, générée au-contraire par le socialisme confiscateur, redistributeur, générateur de fonctionnaires et de subventions, bientôt asséché de dettes abyssales, et intrinsèquement liberticide.
Bien sûr, ce vade-mecum n’oublie pas un instant d’être concret, voire quotidien. A travers des exemples précis, « Le génocide batelier » (où l’on trouve quatre fonctionnaires pour un bateau !), « Taxi, vous êtes libres », « Le triste déclin du port de Marseille » (autodévoré par un syndicalisme totalitaire et égoïste et par la pénurie d’une liberté d’entreprendre corsetée par l’état) l’ouvrage, volontiers polémique, pointe les aberrations françaises qui nous acculent à l’inévitable dépression économique, sans oublier de remettre en cause les 35 heures, « le Smic français, antisocial », les monopoles…
Le maître-mot de cet indispensable opus est la concurrence. Ainsi l’éducation, la sécurité sociale, le logement, « L’écologie de marché » seraient, contre tout préjugé, à même d’être moins des problèmes que des solutions, grâce aux soins de la concurrence qui dynamise la responsabilité, la baisse des coûts et la qualité des produits, de la recherche et des services (ce dont témoigne la percée de Free). L’économie, qui n’est pas celle du « renard libre dans le poulailler libre », pour reprendre un cliché de mauvaise foi et d’inculture associé au libéralisme, doit être l’occasion pour chaque individu de développer ses capacités de travail et de création, auprès d’un état minimal, d’une « minarchie », qui se contentera d’être efficace et incorruptible dans le cadre de ses missions régaliennes : la justice, la police et la défense, nourri par un impôt équitable et fort modeste, dont le taux à ne pas dépasser devrait être inscrit dans le marbre de la constitution.
Ce sont enfin les libertés individuelles qui sont âprement défendues par Libres : qu’il s’agisse de drogue, de culture de cannabis, du droit à l’euthanasie, de la sexualité, qu’a-t-on besoin d’un état pour décider à notre place, sinon pour nous garantir contre les atteintes à la propriété, contre les violences…
Le plus stimulant de cet ouvrage, qui est une mine, est peut-être la multiplicité des courants, du libéralisme humaniste des Libertariens à l’anarcho-capitalisme. Sans compter le renoncement des auteurs à tout droit de reproduction, cohérents en cela avec une libérale mise à disposition des idées au d’autrui ; ce en quoi on ne taxera pas les Libéraux d’aride égoïsme, mais au contraire d’une réelle empathie avec une société ouverte issue des Lumières et définitivement vaccinée contre le communisme, les collectivismes, les délires constructivistes de l’état providence, et, inévitablement contre les tyrannies religieuses, guerrières et sectaires, quoique cet ouvrage n’aie pas la pertinence de penser le péril de l’Islam…
De même, le pluralisme des cent auteurs est étonnant, de tous âges et de tous milieux, de l’étudiant au retraité, ils sont employé, avocat, ingénieur, chef d’entreprise, professeur de philosophie, voire viticulteur, plombier, blogueur… Certes, de rares maladresses, des principes trop répétés, inhérents à l’exercice, doivent se pardonner, des points de vue peut-être trop dogmatiques devront être discutés (comme lorsque la volonté de libéralisation de la propriété intellectuelle se heurte justement au droit de propriété)… L’on tiendra compte alors de l’enthousiasme de nos penseurs plus ou moins professionnels et cependant assurés, par leur conviction, leur clarté. Quoique réunis sous l’égide d’un mystérieux « Collectif La Main invisible ».
Non, il ne s’agit pas en cette « Main invisible » d’une secte fumeuse tapie dans l’ombre de l’ultralibéralisme carnassier, mais de ceux qui reconnaissent la perspicacité géniale d’Adam Smith, qui, dans La richesse des nations en 1776, usa de ce concept pour signifier la collaboration de tant d’acteurs économiques qui s’ignorent et pourtant sont au service de tant de productions qui enrichissent notre quotidien et notre humanité ; ainsi que cette indéracinable loi du marché qui concourt au renouvellement de l’offre, de la demande et de l’innovation. C’est ainsi qu’au fil des textes de Libres, philosophes, économistes, concepts et perspectives se croisent, nourrissant une réflexion issue de la tradition libérale classique, dont on trouvera tous les attendus dans le Dictionnaire du libéralisme.
Ce que l’on faisait plus que soupçonner dans Libres, nous est confirmé par ce Dictionnaire qui a mis, hélas bien plus de temps à nous parvenir qu’un Dictionnaire du marxisme, qui, plutôt que par ordre alphabétique, aurait dû procéder dans l’ordre des cent millions de morts qu’il faut imputer à cette idéologie mortifère, autrement nommée « communisme ». Au contraire, la part d’utopie du libéralisme, cette harmonie des libertés et des responsabilités qui n’a rien de meurtrier, s’appuie autant sur l’examen des réalités économiques et humaines que sur une solide et séculaire tradition philosophique. Au fil des entrées alphabétiques de ce Dictionnaire du libéralisme, elle commence entre la démocratie athénienne et le « Rendez à César ce qui est à César » du Christ, en passant par le libre-arbitre de Saint Thomas d’Aquin et les scolastiques espagnols de l’école de Salamanque au XIV°, déniant aux gouvernants et analystes la capacité de connaître et de réguler les prix et autres données économiques… Ensuite, de Locke, pilier de la liberté naturelle, de la séparation des pouvoirs, sans oublier Adam Smith et sa dignité du commerce et de la vertu d’entreprendre, à la constitution américaine, la voie est tracée vers l’école de Chicago, vers Milton Friedmann, vers l’école autrichienne, vers Hayek, tous ceux qui dénoncent le poids de l’état, des réglementations, des fonctionnaires, de la relance keynésienne par les gouvernements spoliateurs, tentant de détacher les boulets aux pieds de la liberté individuelle et du développement des richesses…
Non, le libéralisme, n’est pas qu’une tradition anglo-saxonne ; de Montesquieu et Voltaire à Raymond Aron et Jean-François Revel, en passant par la libre concurrence de Constant et de Bastiat, sans oublier la méfiance envers la tyrannie de la majorité chez Tocqueville… Qu’importe d’ailleurs la tradition si elle est mauvaise, comme celle du surétatisme français, il faut alors la balayer par souci d’efficacité… Regardons alors par exemple du côté de Reagan et de Thatcher, de l’écrivain Vargas Llosa, des réussites canadiennes et suédoises, ces vainqueurs de l’hydre Etat-providence et du chômage… Car seul le libéralisme est le puissant antidote attendu contre la crise financière des années 2000, dont la cause (hors les erreurs de banques privées que seules pertes et faillites doivent sanctionner) réside dans cette bulle de l’endettement privé encouragée par les autorités publiques, dans ces plans de relances babyloniens et inefficaces, dans ces dépenses prétendument sociales et pléthoriques des états, dans ces trains infinis d’endettement qui invalident jusqu’à plusieurs générations, dans cette fiscalité hypertrophiée qui décourage les initiatives…
Non, le libéralisme n’est pas immoral, non il n’est pas qu’un économisme froid, non il n’est en rien un nouveau totalitarisme. Mathieu Laine, en sa préface généreuse plaide la cause d’une vertu caricaturée, honnie par les nationalistes, les assoiffés de pouvoir qui croient nous nourrir de démagogie, les constructivistes de l’idéologie souveraine dont la libido dominandi intellectuelle et manœuvrière encombre le spectre politique de l’extrême droite à l’extrême droite, jusqu’au centre, pour nous faire croire que toutes les solutions viennent des mains de l’état et de la régulation économique, alors que là est la source indéracinable du problème récurrent des post-démocraties occidentales. Car le « doux commerce » de Montesquieu, le libre-échange, la moralité du capitalisme libéral, les droits de l’homme, le respect des points de vue et des comportements d’autrui, s’ils ne s’arrogent pas le privilège de la violence, sont les gages autant de la croissance économique partagée, nonobstant les inégalités consenties, que de la paix.
Bien sûr, ce dictionnaire n’est pas que celui des auteurs et des acteurs politiques, mais aussi, avec près de 300 entrées, des concepts, des points d’Histoire, des défis intellectuels et économiques, de la monnaie à la dette, de la laïcité au Front populaire, de la banque au chômage, du racisme au libertinisme, du capital à l’état, des marchés financiers au développement durable… Tout cela avec une clarté limpide, menée de main de maître par Mathieu Laine qui entraîne avec lui 65 auteurs, et qui ne nous laisse que sur une seule faim : quoique de fort tonnage, ce Dictionnaire reste trop mince encore, inévitable invitation à la bibliothèque et à l’histoire libérale qui, espérons-le sont celles de notre avenir…
Allons jusqu’à dire que ne pas compter parmi sa bibliothèque ce Dictionnaire du libéralisme, pourrait passer pour un délit contre l’ouverture d’esprit, pour une cécité volontaire.
L’on s’aperçoit ainsi que l’apparemment modeste projet de Libres, trouve en ce Dictionnaire du libéralisme une caution inattendue, par leur congruence intellectuelle et éthique. C’est à croire alors, compulsant ces deux ouvrages indéniablement complémentaires, l’un thématique, l’autre alphabétique, que la limite entre l’amateurisme passionné d’un collectif libéral et le professionnalisme des éditions Larousse et d’un Mathieu Laine, par ailleurs animateur d’un séminaire à Sciences-Po et rédacteur de la revue Commentaires, est on ne plus labile. Libérer les initiatives intellectuelles est ainsi un principe qui vient de faire ses preuves. Qu’attendons-nous pour libérer les initiatives économiques ?
Jonathan Lethem : Chronic city, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Francis Kerline, L’Olivier, 492 p, 23 €.
Jonathan Lethem : Forteresse de solitude,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Adèle Carasso et Stéphane Roques,
L’Olivier, 684 pages, 23 €.
Pour qu’un cinéaste aussi étrange, voire paranoïde, que Cronenberg[1] (La Mouche, ExistenZ) adapte un livre, il faut qu’il soit aussi remarquable que Crash de Ballard[2]. Préparant un film surAlice est montée sur la table, petit roman farfelu, entre Lewis Carroll et la physique quantique, il attire notre curiosité sur Jonathan Lethem qui, après Les Orphelins de Brooklyn, élargit sa passion pour la ville de New-York avec deux ambitieux romans : Chronic Cityet La Forteresse de solitude.
Porté par « les gaz d’échappement de son ancienne célébrité évanescente » d’«enfant-star », Chase reste aimé du public pour son « charisme moyen », et surtout pour être l’amoureux de Janice, « l’Américaine piégée en orbite avec les Russes, l’astronaute qui ne pouvait pas rentrer ». Notre narrateur est un oisif, un doux loser, une voix pour des DVD qui exhument des succès oubliés, lorsqu’il rencontre Perkus, critique de rock et de ciné underground, collectionneur au physique de tortue, à l’intelligence pénétrante, aux joints fumeux… Devenu son mentor dans le cadre d’un roman d’initiation à la cité new-yorkaise, il est celui qui maîtrise la « realpolitik relationnelle de la persuasion », son « ami », son « cerveau ». La chronique urbaine se confond alors avec une traversée de l’histoire du cinéma et des médias. Le tournoiement du rock, des acteurs et réalisateurs mythiques, de la contre-culture, change la ville en une vaste explosion culturelle fantasmatique.
Chase découvre alors en New-York des présences troublantes : laconiques dealers ou SDF, « aigles nicheurs », un « gargantuesque tigre échappé » qui serait à l’origine de l’effondrement d’immeubles entiers, à moins d’un complot de la Mairie… Parmi les milieux de l’argent, de l’art et du pouvoir, il assiste aux « réinventions de sa personnalité ». Un « nuage chocolaté » le propulse à la limite du fantastique, tandis qu’un archipel de personnages, radiographiés par la plume précise de Lethem, gravite autour de Perkus : Richard, assistant du Maire, Georgina, sa maîtresse, Oona, autobiographe de célébrités et bientôt amante de Chase ; alors que Janice, du haut de sa station orbitale, lui écrit des lettres d’amours pathétiques et cancéreuses, entre élégie mélo et science-fiction… Un acupuncteur tente de lutter contre les migraines éléphantesques de Perkus, que seule la quête d’un messianique Marlon Brando -bien que mort que mort- saurait guérir.
À moins que notre anti-héros parvienne au « lieu parfait, réel, où le manteau ténébreux et loqueteux de l’illusion se dissipait », évidente épiphanie platonicienne qui est le but de l’écrivain. Se réunir pour tenter des enchères sur Ebay est soudain le moyen d’approcher un « chaldron », sans jamais en devenir l’acquéreur. Jusqu’à ce que, lors d’une réception chez le Maire -et d’une page d’un lyrisme absolu- la pure beauté de la céramique ancienne les subjugue tous, prélude à l’assomption tragique des destinées… N’est-ce qu’un « graal de jeu vidéo » une illusion produite par l’artiste de « Yet another world » ? Chase n’en sera pas pour autant débarrassé de sa dérive amoureuse, de sa psychose du complot…
Le moindre des talents de ce roman foisonnant, autant sociologique (où personnalités et objets sont également soumis aux enchères) qu’onirique, n’est pas d’être animé par les démons de la métaphore : l’une est « Eve, née d’une côte arrachée à Manhattan », quand l’autre est « décapsulée par le désir cru », le joint est comparé à une « hostie descendue d’en haut dans des mains suppliantes », cette métaphore qui, selon Proust, peut donner « une sorte d’éternité au style ». Le Maire « était une sorte de bonde d’évier gravitationnelle qui siphonnait les espoirs des autres hommes », Oona entraîne Chase dans le « puits d’anti-lumière » d’un artiste, Perkus lui permet de voir « la fleur du cerveau »… Voilà un roman de société volontiers satirique, mais qui prend toute sa dimension lorsque l’on aborde cet objet romanesque non identifié comme une lévitation parmi les individus, au-dessus d’une ville magique aux potentialités métaphysiques.
Passionnés de super-héros, deux gosses enfermés dans leur Forteresse de solitude deviennent les symboles d’une génération américaine.
Franchissant la porte de la première partie, le lecteur entre parmi les petits pavés méticuleusement plantés de ce qui apparaît d’abord comme le couloir d’une lente forteresse. Nous sommes en effet enfermés dans la perception qu’un jeune enfant, mais avec le langage d’un écrivain bien adulte, a de son milieu familial et plus exactement urbain, quoique Brooklyn soit réduit pour lui à une rue. A cinq ans, lorsque ses parents aménagent, Dylan devient un observateur silencieux d’un monde étroit, qui a néanmoins, sa faune, ses règles, sa délinquance. Il n’a pas d’abord réellement conscience de sa différence : blond et blanc quand ses condisciples de trottoir et d’école publique sont tous noirs ou portoricains. Le rythme narratif paraît mimer la personnalité timide et circonspecte, attentive aux détails plus ou moins anodins, du jeune impétrant, et le lecteur frôlerait la sensation d’ennui, malgré toute la maîtrise d’un auteur qui nous est connu par un bref et amusant récit mêlant merveilleux enfantin et physique théorique, Alice est montée sur la table, puis le roman d’un agité de « troubles obsessionnels compulsifs » aux éruptions verbales incontrôlées : Les Orphelins de Brooklyn.
Pourtant la forteresse du livre a pris le lecteur dans le labyrinthe intérieur du cerveau de Dylan. Comme si par la soigneuse magie de l’écriture nous étions devenus cet enfant regardant le monde s’élargir. Avec lui nous découvrons les personnalités déroutantes de sa mère, gauchiste forcenée, prosélyte de la mixité sociale, antiraciste frénétique, qui envoie son fils grandir dans la rue, et de son père, isolé dans la tour d’ivoire de son atelier, où dorment les nus jadis peints et abandonnés au profit d’interventions minimalistes sur des photogrammes… Avec lui surtout, nous rencontrons celui qui va briser sa solitude et devenir son ami et mentor : Mingus, un métis, dont le père est une ancienne pop-star férue de cocaïne, et qui, bientôt signera les rues de son tag : « Dose »..
L'on pourrait craindre le pire pour ces modestes héros auxquels nous sommes maintenant fermement attachés, surtout lorsque Dylan, abandonné par sa mère, n’a qu’un père peu à même d’assumer ses responsabilités. Mais ni les dangers ni le réalisme ne parviennent à barrer la route au merveilleux qui imprègne la ville et les rapports entre les gosses. Nous louvoyons entre Dickens, Lewis Carroll et « Les Quatre fantastiques ». Mingus est en effet un initiateur sans pareil, introduisant Dylan parmi les comics bourrés de super-héros et les arcanes exubérants des graffitis, puis le hip-hop et la soul music, mais aussi le crack, cette peste contemporaine… Univers fascinants, malfaisants et finalement magiques de la culture des années 70 et 80. De même l’écriture de Jonathan Lethem s’enrichit, s’irise d’allusions et de poésie. Et la moindre métamorphose n’est pas celle où, à l’occasion de la troisième partie, Dylan adulte peut devenir son propre narrateur, partir à la recherche de son ami perdu dans le souvenir, puis l’auteur d’un film à réaliser : « Les Prisonaires ». Car Mingus, « éclaireur d’une génération destinée à la taule » ne sortira guère de prison, sinon pour donner un rein à son père. Sa « forteresses de solitude » n’est pas le repaire de Superman. Hélas, notre Dylan non plus n’a pas les super-pouvoirs de ses anciens héros : il ne pourra sauver la mise de son ami, même par l’entremise de son art ; et probablement, malgré les talents de poète urbain de Lethem, faut-il reconnaître que dans cette partie, sa personnalité est moins attachante, moins sidérante…
Entre bas-fond de Brooklyn et Université de Berkeley, entre meurtre et rédemption, un roman déducation et une autobiographie de trente ans peuvent introduire une note d’espoir par l’enfance dans un désastre social et racial, et a trouvé sa place peut-être incontournable dans la littérature américaine.
Article publié dans Le Matricules des Anges, janvier 2011
Pierre Besson : Un Pâtre du Cantal, illustrations de Robida, Delagrave, 1936.
Photo : T. Guinhut.
Le Recours aux monts du Cantal
et autres récits en Massif Central.
Actes Sud, 1991.
Loin des mirages de l'exotisme ou de l'exploit, voici qu'un amateur de marches, de paysages, d'observation, de photographie (et peut-être de méditation) nous propose quatre échapées en solitaire, mais non sans rencontres insolites, voire philosophiques, dans la gloire et la modestie des sentiers du Massif Central.
I : Le recours aux monts du Cantal
II : Une comédie à Sylvanès, Aveyron
III : Lecture de Thomas Bernhard en Livradois-Forez
IV : Orages d'été en Margeride
I Le recours aux monts du Cantal.
Traversées.
Extrait, p 34-35.
Je voulais cependant, accédant à la crête sommitale, sur le Puy Brunet, par le biais et le haut de ces montagnes, devenir plus, devenir autre. Parvenir à cette montagne équivaudrait à une ascèse, me disais-je. Et, cette ascèse, je la voulais aussi pure que définitive, celle d’où je n’aurais plus que des pensées depuis le haut, comme un survol des humains… Elle serait claire et suave autant que mon sommeil de la nuit, passée dans la paille d’un buron à mi-chemin, avait été opaque et fruité. Elle serait l’altitude et le filé de l’esprit, la transparence à l’infinitude accordée à mes sens, la diaphanéité, la complétude fine et déliée du moi.
À la réflexion, je ne tardai pas à réaliser mon erreur. En quoi consistait cette « hauteur spirituelle » dont on parlait quant à la montagne ? N’y avait-il pas là une imposture, une mythologie ; n’était-ce pas puéril d’associer la hauteur physique des monts à celle de l’esprit ? Ce que je ressentais était une légèreté (hors la fatigue), une exaltation lyrique, une vibration de la béatitude, une euphorie due à la visibilité élargie sur le proche et le lointain (le mouvement calme et altier du paysage), tout cela dû peut-être à la pureté de l’air, à la raréfaction, pourtant à peine sensible à mille huit cents mètres, de l’oxygène… Mais de là à croire que je penserais plus et mieux, que je saisirais le fin du fin de quelque sagesse ou zen intérieur, il y avait loin. Suffisait-il de lieux neufs pour se changer ? Suffisait-il de monter pour s’élever ?
Et qu’était donc cette altitude spirituelle, ce moi transmué et évacué, ce blanc de la perfection, sinon le vide cristallin jusqu’au silence et lumineux jusqu’à l’aveuglement ? Si cette « ascèse » allait me nettoyer des scories du monde, elle allait en même temps (illusoire combien) me laver jusqu’à l’os, me dissoudre jusqu’à la moelle, me souffler jusqu’aux atomes, me réduire à rien, ou au « pur esprit », ce qui est la même chose. Pur, unique (à la bien improbable condition d’y parvenir), au-dessus des impuretés et des divers du monde, essence parmi les existences, les substances et les matériaux, je ne serais plus rien qu’abstraction, cadavre sec, fétu d’air effacé au moindre souffle du vivant, rien et vide…
Être un marcheur des montagnes me suffisait. Même dans la mauvaise grêle qui me fouettait sous le Plomb, brusquement, chue d’un court nuage noir. Même avec l’insipidité des quelques nourritures qui me restaient dans le sac. Même avec ce moment de platitude vulgaire du paysage sur le sommet du Plomb, mince monticule posé sur la crête et piétiné par un troupeau de touristes que le téléphérique avait déversé sur une bande convenue et élimée de la montagne (« leur vilain paillasson », me disais-je). J’étais à mille lieux des rocs proche de l’Arpon du Diable où tournaient et plongeaient les milans noirs et royaux. Je mis rapidement le large entre cet endroit (le « sommet » et ses abords) et moi. Sur le puy du Rocher, à peine moins haut, je me sentis à l’abri, reprenant le cours de ma traversée.
Le recours à la montagne.
Extrait, p 41-45.
« Je ne suis rebelle envers l’homme ou l’Etat
que s’il est mon agresseur et celui de la montagne »
C’était un de ces jours poignants, de demi-hiver encore, congères défaites sur la route, haillons, taches, véroles et traînées de neige sur le jaune de la montagne, avec les seuls sommets intacts en leur blanc, les bourgeons d’en bas couleur de bois mort...
« J’aurais élevé un livre à ces lieux », me disais-je déjà, sans y trouver le sens salutaire et définitif que d’aucuns auraient pu y voir. Pétrarque escaladant le Ventoux avait pu se tourner vers « le terme de sa quête », c’est-à-dire « Dieu » et la « vraie certitude ». Pour moi, sur les monts du Cantal, il n’y avait plus rien des défroques de l’absolu et de la métaphysique. J’avais lavé la montagne des dieux, ôté à mes ascensions tout enjeu transcendant, nostalgie de l’origine, fiction de l’essence et de l’Un. Je gardais l’enjeu suffisant de vivre, de n’être rien ni avant ni après, de traverser. Cela seul m’était une joie, calme et assurée. Ma quête ne prenait pas sens dans un Graal qui l’aurait terminée, mais dans son mouvement même, dans sa dispersion. En ce sens, j’avais retourné les termes de l’initiation et l’avais rendue au divers du monde.
J’en étais là de mes réflexions, assis sur une borne du hameau de Rudez, au-dessus de Mandailles, quand un homme m’aborda. Il me demanda d’où je venais, qui j’étais et où j’allais. Un instant, de telles questions, comme venues tout droit du tableau de Gauguin du même nom, me semblèrent une injonction métaphysique. Il n’en était rien. Je me repris et répondis :
- D’Aurillac par le sentier des crêtes, Paul Dechêne, sur une botte de paille d’un buron pour y passer le nuit.
(J’aurais pu tout aussi bien répondre : « Du néant et d la matière, Paul Dechêne dans les monts du Cantal, vers ailleurs, puis le néant… »)
Nous parlions de la pluie et du beau temps, des sentiers et des cols, l’air de rien, l’un observant l’autre. C’était un homme trapu, vêtu à la va-comme-je-te-pousse, bleu de travail et veste de chasse, visage massif, pupille infiniment mobile… Je n’étais quant à moi qu’un simple jeune homme à chaussures de montagne et sac à dos, et d’apparence fort banale probablement. La conversation roula sur les itinéraires possibles et déliés des sentiers balisés, sur l’hiver finissant, sur ses bêtes qui trépignaient dans l’étable. Il finit par m’inviter pour la nuit dans sa grange, derrière et au-dessus de Rudez, et à sa table, puisque l’heure du repas était venue.
Devant l’âtre énorme qu’animaient deux souches incandescentes, il servit un repas rustique. Notre faim apaisée, la conversation, de presque distraite qu’elle était, changea brusquement de ton quand j’en vins à dire que j’écrivais.
- Alors, regardez ! me dit-il vivement. L’homme (qu’on me permette ici de taire son nom) se dirigea vers une armoire et l’ouvrit. Il y avait quelques livres là : des Jünger dont Le Traité du rebelle ou Le Recours aux forêts, Walden ou la vie dans les bois, le Journal et La désobéissance civile de Thoreau, La Fin de la peinture de paysage de Jürgen Becker, les Scènes de la vie d’un faune d’Arno Schmidt, mais aussi Fenimore Cooper, Whitman, Melville, Stevenson, Hesse, Stifter et quelques autres. Sans compter d’abondants ouvrages de botanique, d’entomologie, de zoologie, de géologie et d’agriculture (y compris d’anciens almanachs à destination de l’éleveur et du jardinier). Et toutes sortes de monographies sur le Massif central. Il y avait aussi, dans une maie, un jeu complet des cartes au 1/25 000 du Massif central. Il avoua enfin qu’il avait la même bibliothèque en caisses de plomb dans des caches de la montagne.
Illustration de couverture : Miles Hyman.
- Croyez-vous qu’une inquisition policière veuille aujourd’hui saisir une telle bibliothèque ? lui demandai-je.
- Non, je vous l’accorde. Mais que sait-on de demain, du feu qui peut brûler ma maison, de la mort du paysage, de l’apocalypse humaine et nucléaire répandue sur la moitié ou l’entier du monde ?
- Mais une telle apocalypse épargnerait vos livres sans épargner l’homme !
Il eut un sourire matois :
- J’ai aussi des caches pour l’homme dans la montagne… Où quelques vivants s’enterreront plus profond que les morts pour survivre et vivre. Avec équipements et réserves pour plusieurs années… Je veux aussi pouvoir à tout instant me délivrer des trop doucereuses commodités de la société organisée.
- Cette société a pourtant produit ces livres, ces nourritures et ces objets que vous accumulez pour pouvoir vous en affranchir…
- La société doit servir l’homme, si solitaire soit-il, mais en aucun cas l’homme ne doit être le serf de la société.
- Pouvez-vous concilier cela avec le fait que vous payez des impôts, ce dont je ne doute pas ? lui demandai-je.
- Oui, je paie mes impôts. Et l’électricité, les assurances… Je pourrais tout aussi bien cesser à l’instant de payer, et recourir à la montagne.
- Voulez-vous dire que vous êtes capable de mener dans la montagne, avec vos caches et vos réserves, une vie de paria, une vie de gibier parmi vos semblables attachés à votre perte ?
- Je ne resterais pas terré dans une cache. Enraciné, certes, en plusieurs points de la montagne, mais mobile toujours, du moins jusqu’à ma mort, mort d’homme autant que de bête… Et pourquoi ce gibier ne serait-il pas aussi chasseur ? Il n’y a pas de gibier qui ne soit armé à sa manière. Et je peux compter sur ma montagne, si je ne peux compter sur les fluctuations et les convulsons des sociétés. Et loin de vivre ce retrait sur les hauteurs comme le citron qui se racornit et moisit sur le haut du buffet, je serais le vif milan noir au-dessus des planèzes…
Il se tut un instant pendant lequel je pus me demander si j’étais avec un fou ou avec une façon insolite de sage. Il reprit pourtant, rêveusement d’abord, puis avec vindicte :
- Même ici, dans le retrait des montagnes de Haute-Auvergne, les espaces de nature et de liberté se rétrécissent de plus en plus. Il faut un permis pour chasser, il faudra bientôt un permis pour la cueillette des champignons, sinon des myrtilles, des mûres ou des orties. Il faudra sans doute acquitter un droit de passage sur les sentiers d’en haut, comme on paie son ticket pour prendre le téléski et les pistes de fond. Il y a des itinéraires balisés, « conseillés », « difficiles », il y aura sous peu les « déconseillés », sinon les « interdits » parmi les forêts acides… Je veux pratiquer le hors itinéraire absolu, lors d’inhospitalières demi-saisons, lors de ces vagabondes traversées que vous pratiquez, bien qu’en dilettante…
- Pourquoi « dilettante », lançai-je ?
- Parce que vous vous baladez pour le plaisir et le bien du corps et de l’esprit, en esthète de la nature, petites fleurs, petits oiseaux, belles montagnes, en rêveur et songeur de métaphysique.
Estomaqué, tombé de mon piédestal intérieur, je balbutiai.
- Je…
- Vous êtes jeune, dit-il. Avec ce quelque chose du mûrissement intérieur. Mais trop uniquement intérieur encore… Dites-moi où est la montagne là-dedans, sinon dans la joliesse du paysage et sa solitude ? Vous ne vivez la montagne qu’en spectateur sympathique et sympathisant, qu’en citadin venu s’ébaudir dans le tristement nommé « Parc naturel régional des volcans d’Auvergne ». Le sens que vous donnez à la montagne est bien trop frêle encore, trop allégorique…
- Croyez-vous que le sens à donner à la montagne soit celui de la rébellion contre les hommes, d’une vie de rôdeur nocturne et poursuivi ?
- Je ne suis rebelle envers l’homme ou l’Etat que s’il est mon agresseur et celui de la montagne. Et qui sait jusqu’où je devrais aller si la liberté du remembreur-pollueur-aménageur saccage ma liberté dans l’univers ?
Il resta méditatif, les trait animés par les lueurs rauques du foyer ; puis se leva brusquement pour sortir dans la nuit. J’étais comme hébété, balloté par le remous de ses paroles, hésitant entre le rejet et l’adhésion, allant de la connivence à la répulsion.
Il revint apaisé, comme loin de tout auditeur…
- Allez, brisons là, me dit-il tout à coup. Il est largement temps d’aller se coucher. Faites ce que vous voudrez de ce que je vous ai dit. Vous prendrez là-haut la première chambre.
Thierry Guinhut
Le Recours aux monts du Cantal et autres récits en Massif Central, p 41-45
Baltazar Gracian : Traités politiques, esthétiques et éthiques,
traduits et présentés par Benito Pelegrin, Seuil, 2005, 944 p, 33 €.
Baltazar Gracian : Le Criticon,
traduits et présentés par Benito Pelegrin, Seuil, 2008, 496 p, 25 €.
Quelque mois avant de mourir, Baltasar Gracian fut exilé à Graus, une petite ville du Haut-Aragon, condamné au pain et à l’eau, privé de plume et d’encre, pour avoir publié la troisième du partie du Criticon, roman d’apprentissage un brin fantastique et férocement satirique. Sa célébrité est cependant redevable de ses talents politiques. C’est en effet en 1647 que le Jésuite espagnol Baltasar Gracian (1601-1658) publia L’Oracle manuel et Art de Prudence, plus connu sous le titre réducteur de L’Homme de cour, tel qu’il apparut dans la traduction française de 1684 dédiée à Louis XIV, de façon à l’adapter au microcosme Versaillais.
Ce sont trois cents aphorismes et maximes qui visent à la formation de l’homme plongé dans le monde des puissants. Ainsi, animé par cette substantifique moelle, le lecteur deviendra un homme avisé, doté d’un esprit pratique et vif, ingénieux et maître de ses passions. Réaliste, pragmatique, sinon cynique, celui qui suit les préceptes de Gracian ne s’embarrasse guère d’illusions. Pessimiste quand à la nature humaine, certes, mais d’abord plongé dans l’intrigue qui lui permettra de faire sa place dans la société, et plus précisément celle du pouvoir, l’homme de cour est moins un courtisan que celui qui sait ménager ses concessions en s’assurant le maximum d’avantages personnels. L’ambition dans la vie civile ne peut se passer de ces préceptes.
Pour Gracian, l’art est supérieur à la nature (Oscar Wilde ne dira pas autre chose), mais plus exactement la culture et l’art de se gouverner soi-même au moyen de la raison et de la finesse de l’intelligence. Mais également l’ « Art de faire valoir dans le théâtre du monde. »
Après Le Courtisan de Castiglione (1528) et L’Honnête homme de Faret (1630), Gracian synthétise, précise et amplifie les théories morales et politiques que ses précédents livres ont initiées parmi Le Héros, Le Politique, et L’Honnête homme, Oracle manuel et Art de Prudence. S’il s’adresse en ce dernier livre au Prince, et en le dédiant au nouveau favori du Roi d’Espagne après qu’il ait fait de même pour un précédent ouvrage à l’Infant, mais aussi plus généralement à l’homme politique, il est également un bréviaire de poche pour l’individu anonyme - nous tous en fait - qui cherche à s’orienter parmi les hommes, à tracer son chemin vers la réussite, voire le succès. Il est d’ailleurs amusant de noter qu’une traduction française (en 1978) s’intitula : Manuel de poche d’hier pour hommes politiques d’aujourd’hui et quelques autres… Aujourd’hui l’édition de référence est celle de Benito Pellegrin dans les Traités politiques, esthétiques, éthiques. C’est dire que, loin d’être démodé, loin de n’être qu’une curiosité pour historien en mal de thèse, Balthazar Gracian s’impose comme une valeur universelle, pour aujourd’hui et pour demain.
Le succès, en Espagne, puis en Europe, fut immédiat, malgré un style précieux et recherché, baroque dirait-on. La Rochefoucauld (l’auteur des Maximes) et Nietzsche, spécialiste de l’aphorisme, furent parmi ses lecteurs, alors que Schopenhauer l’avait traduit en allemand. L’auteur d’Ainsi parlaitZarathoustra admirait le « héros » gracianesque comme une sorte de préfiguration de son surhomme.
Quelques aphorismes remarquables :
« La courtoisie est le plus grand charme politique des grands personnages. »
« Le savoir et la valeur comme moyens alternatifs de la grandeur. »
« Faites-vous miel, et les mouches vous mangent. (…) L’épée prête à l’emploi inspire le respect. »
« Nul ne peut être maître de soi s’il ne se connaît pleinement d’abord. Il y a des miroirs du visage, mais point de l’esprit : réfléchir sur soi-même peut en tenir lieu. »
« Du naturel empire. (…) Si d’autres qualités accompagnent cette nature, , ces hommes sont nés pour être des premiers moteurs politiques, car ils obtiennent plus d’un mot, d’un geste, que d’autres par des discours et de la dissimulation. »
« Ne jamais se passionner : vertu majeure d’un esprit supérieur. »
« Ne jamais partager les secrets de ses supérieurs : vous croirez partager des poires, vous partagerez des déboires. »
« Eviter l’excès de familiarité »
« Connaître les fortunés pour s’en servir et les malheureux pour les fuir. »
« Rester maître de soi », « Penser avec la minorité, mais parler avec la majorité », « Savoir s’éviter des chagrins », « S’en tirer par une pirouette », « Se permettre quelques défauts véniels », « Se faire au mauvais caractère de l’entourage », « Savoir utiliser ses ennemis », « Se servir des conseils d’autrui »...
Ce sont, de la part de l'auteur du Criticon, son vaste roman baroque, autant de conseils précieux à méditer, à faire siens… Art du comportement et morale ne s’opposent plus mais permettent d’avancer masqué autant que de survivre au mieux. Paraphrasant librement la table des matières on peut résumer la chose ainsi : étant donné le monde tel qu’il est, étant donné les qualités personnelles, quels sont les chemins et les figures du succès ? Il faut être lynx et caméléon, pénétrant, concis, savoir s’adapter et plaire : art de vivre et savoir-vivre culminent en la sainteté de l’homme universel.
Joseph de Courbeville, qui traduisit El Discreto de Gracian en 1720, présente ainsi l'ouvrage dans sa préface : « On y verra toutes les qualités et tous les talents qui font un homme universel, un politique profond et sûr, un grand capitaine, un héros, un particulier habile, qui sait se prêter à tout, un homme d'érudition et de belles lettres, et par-dessus tout cela, un homme vertueux. Telle est l'ébauche très imparfaite du caractère que mon auteur qualifie en sa langue, "el discreto"».
Le savoir-vivre pour soi et en société étant la règle et le but de Gracian, ce livre reste -et restera- un vade-mecum pour faire carrière parmi les hommes et les institutions. Trésor de psychologie, boussole pour les navigations hasardeuses parmi les eaux des fonctions et des partis, des intrigues et des grands desseins… S’il parait être un passeport pour les plus hauts emplois, il est aussi un hommage à une qualité essentielle : la prudence, qui selon le Dictionnaire de Furetière, au XVII° siècle, est « sagesse, dextérité, circonspection. Vertu qui enseigne à bien régler sa vie & ses mœurs, à bien diriger ses discours & ses actions suivant la droite raison. »
On ne peut s’empêcher de penser au Prince de Machiavel, lui-même trésor controversé de savoir faire politique, lorsque Gracian fait l’éloge de l’apparence et de la dissimulation : « Une bonne mine est la meilleure recommandation de la perfection intérieure ». Au-delà de cet apparent immoralisme, on peut entendre également là une dimension satirique qui n’échappera pas au La Bruyère des Caractères. Sous le sérieux du propos, Gracian n’est pas sans humour : il sait se jouer de l’humaine personnalité, des milieux d’intrigues qui jouxtent le pouvoir, son style est concis, incisif….
Le moralisme de Gracian reste en effet sujet à caution. Mais il ne prétend pas vivre dans un monde idéal ou se retirer au fond du désert ; il s’agit d’affronter la société des hommes tels qu’ils sont pétris de bien et de mal, de faire son chemin en en tirant le maximum de sagesse, d’entregent, de profit et d’épanouissement personnels. Une stratégie de réussite pour notre temps ? Survivre en toute intégrité intellectuelle à l’époque de notre Jésuite qui, à la suite de la publication non autorisée du Criticon (roman allégorique et picaresque), fut soumis à dure pénitence, n’était pas chose facile ; l’est-elle plus aujourd’hui ? Entre les faveurs changeantes des rois et des conseillers et les dictats d’une église vigoureusement implantée, il sut manœuvrer… jusqu’à la chute.
Baltazar Gracian : L'Homme de cour, François Barbier, 1693.
Photo : T. Guinhut.
Entre les pensées uniques, qu’elles soient d’une théocratie, du post-marxisme ou de l’écologisme, la liberté individuelle peut-elle exercer ses talents ? À l’heure où l’opinion publique colporte rumeurs et violences verbales, où le plus brutal ensauvagement lacère la République, où des hommes politiques n’hésitent plus à invectiver les journalistes, les citoyens à agresser les élus, les barbares à violenter la police et les pompiers - mais les élus pérenniser une tyrannie fiscale et bureaucratique et faire preuve de leur impéritie tant sur les plans de l’emploi, de la santé que de la laïcité - la courtoisie et la maîtrise de soi requises par Balthazar Gracian sont plus que jamais d’actualité. Mesurer le talent et le parcours d’un Président, d’une Ministre, d’un étudiant de Sciences Politique ou, plus simplement d’un honnête homme s’il en est, à l’aune de cet Oracle manuel et art de prudence, reste un exercice aussi sain pour les mœurs qu’excitant pour l’esprit, en un mot, salvateur.
C’est dans Le Criticon[1], cette fois non plus un essai mais un roman, que Baltazar Gracian nous fait également part de la prudence politique de son « homme universel ». Certes il s’agit des pérégrinations temporelles, de l’enfance à la mort, et géographiques dans toute l’Europe, de deux compères en quête de la Félicité, dans un allégorique roman d’apprentissage prodigue en rosseries, satires et inventions romanesques et langagières étourdissantes. Mais les échos avec sa fine philosophie politique ne manquent pas. Dès le premier chapitre, n’affirme-t-il pas : « Parmi ces barbares actions, on voyait poindre en lui quelque lueur de la vivacité de son esprit, comme si son âme eût été en douloureux travail pour se faire jour : car, sans la médiation de l’art, toute la nature se pervertit »…
Un chien aéronaute est-il lecteur idéal de Pynchon ? Tournant les pages « en se servant de sa truffe ou de ses pattes », Pugnax, choqué par les « excès du comportement humain », est absorbé dans un Henry James ou dans un « roman-feuilleton de Monsieur Eugène Sue », quoiqu’il préfère les « récits sentimentaux consacrés à sa propre espèce »… Il faut en effet à celui qui se plonge au long cours dans un volume de Pynchon prendre de la hauteur, faire preuve d’une patiente délicatesse et peut-être porter un jugement moral sur ces excès trop humains. C’est ainsi que notre auteur prend avec Contre-jour une inconcevable distance avec l’humanité.
Voilà en effet un écrivain dont la discrétion est inversement proportionnelle à l’ampleur de ses livres. Jugez-en : quatre romans aux dimensions sommitales, deux romans moins abondants (La Venteà la criée du lot 49 et Vineland) qui sont justement ceux dont la dynamique narrative rend l’abord le plus aisé ; et un homme dont on ne connaît qu’une romantique photo de jeunesse, puis plus rien. Pynchon est le disparu le mieux gardé, par son éditeur, par on ne sait quelle agoraphobie, par une concentration à toute épreuve. C’est un peu l’introuvable écrivain Arcimboldi recherché par les critiques dans 2666 de Bolano.
Comme ce dernier personnage au nom évocateur, Pynchon affectionne le composite. S’il se consacre dans Contre-jour à dresser un tableau de la Belle Epoque, il est pour le moins polymorphe. On paraît tout d’abord entrer dans une parodie de roman d’aventure (voire de comics) pour peu à peu prendre conscience qu’il s’agit d’un cinémascope de plus grande ampleur. A bord du dirigeable « le Désagrément », le groupe des « Casse-cou » mené par le commandant Randolph St. Cosmo veille au cours d’un joyeux rassemblement d’aéronautes sur la sécurité de l’Exposition Universelle de Chicago de 1892, menacée par d’éventuels attentats anarchistes, avant de repartir vers d’autres aventures. Pendant ce temps, les poseurs de dynamite s’affairent parmi les rails qui traversent les Rocheuses, là où les propriétaires de mines exploitent les ouvriers. On aperçoit alors le squelette du livre, lorsque le mineur anarchiste et dynamiteur, Web Traverse, est assassiné par Deuce Kindred et Sloat Fresno, deux sbires de Scardale Vibe, richissime magnat de l’électricité qui a repéré les qualités exceptionnelles d’un de ses fils Traverse et lui a offert une bourse pour étudier et travailler à son service, voire devenir son héritier prodige. D’où l’obsession vengeresse qui poussera deux fils, Franck et Reef, à courir le monde. Sans compter Lake, leur sœur, qui tombe amoureuse de Deuce. On devine la cornélienne tragédie. Au-dessus de ce squelette, flotte, comme une sorte de crâne céleste, le dirigeable énigmatique des « Casse-cou » dont on ne sait s’ils sont employés comme policiers ou espions scientifiques, ou comme aimants romanesques. Leurs aventures sont d’ailleurs lues par quelques personnages. Plusieurs filons de chair s’entrecroisent entre des dizaines de personnages satellites, des vies et des voyages, abandonnés et repris, balayant l’univers narratif de Pynchon, tout cela écrit avec une imparable séduction encyclopédique, dans le grand écart stylistique qui le caractérise, entre (pour reprendre les lectures de Pugnax) Henri James et Eugène Sue. Mais, me direz-vous, ou se trouve le cerveau de ce roman en constellation ?
Outre l’évident conflit perpétuel entre le fanatisme anarchiste et un capitalisme qui ne connaît du libéralisme que la liberté d’opprimer par rapacité -peut-être caricatural- et sa dimension partiellement prémonitoire de la première guerre mondiale, le véritable moteur romanesque est la lumière. Dans sa version scientifique d’abord, puisqu’au-delà de Kid étudiant en électricité, on rencontre un photographe, un inventeur, Nikola Tesla, chercheur en phénomènes électriques et rival de Thomas Edison, et Yasmina la mathématicienne russe qui sera l'amante conjointe de Reef et d'un espion homosexuel. La « Ruée vers le rayon » conflue avec la ruée vers le pouvoir capitaliste. De plus, dans sa version irrationnelle, la lumière attire maints religieux sectaires et délirants, « Ethéristes », chamans, alchimistes, mangeurs de lumière, attrapeurs de boule de foudre parlante et autres fous de mythes nordiques relatant des expéditions maritimes vers des pierres magiques ou vers le vide (« un résidu vaporeux de la création du monde »). Les expéditions aériennes à but scientifico-magique des « Casse-cou » répondent ainsi aux élucubrations des chercheurs de quatrième dimension et de « tradition fantomale » violemment confrontés aux rationalistes. Un peu comme V, Contrejour est une quête, celle de la lumière et de son énergie, autant physique et mystique qu’universelle, jusqu’à la promesse de la « grâce finale », familiale, sociétale, à bord d’un « Désagrément » propulsé par la lumière « devant la gloire de ce qui vient ». Au-delà de la catastrophe de 14-18, un clair d’utopie s’élève dans l’imaginaire…
A soixante-dix ans, cette icône invisible du postmodernisme -au sens où il réinvestit le passé avec toutes les libertés de la fiction- met en scène des curieux, des entreprenants, des inquiets, des rêveurs, des ratés, des révoltés, voire des paranoïaques, qui veulent étendre leur connaissance de l’univers, ou le détruire pour le sauver par « un fanatisme dément », tous personnages auxquels le lecteur ne s’attache pas forcément, faute d’une sorte d’empathie que manquerait de leur insuffler notre auteur. Hors la prise en charge d’une vaste époque (entre 1893 et l’après première guerre mondiale) l’atomisation des personnages, le temps à plusieurs dimensions et la dispersion géographique (du Colorado à Venise en passant par Göttingen, l’Angleterre et la Sibérie) peuvent laisser perplexe quant à la cohérence du roman, sinon celle de brasser la totalité du monde, depuis les motivations de la nature humaine jusqu’aux sciences exactes et inexactes : alchimie, électricité, mathématiques, tous les phénomènes associés à cette lumière qui traverse le roman de bout en bout, d’où le titre et ceux des parties, en particulier ce « spath d’Islande » qui a la propriété de diviser les rayons, peut-être dans les directions antagonistes du progrès technique et des illuminismes débridés, et donc d’expliquer le titre. C’est ainsi que se multiplient les perspectives métaphoriques, parmi lesquelles l’entropie chère à l’auteur de L’Arc en ciel de la gravité. Nous sommes donc loin du strict roman historique, mais plus exactement dans la métafiction historique et scientifique, avec ce qu’il faut de littérature populaire, de merveilleux paranormal, de roman d’aventure pour adolescents, de traité de physique et de mathématique, voire dans la science-fiction, à la lisière du Gordon Pym d’Edgar Poe, de l’Icosaméron de Casanova et de Philip K. Dick, ou comme à l'occsion d'un voyage intraterrestre d’un pôle à l’autre qui serait une sorte de Jules Verne féerique.
Pynchon, qui se veut aussi riche que le mystère de l’univers, sait faire entrer en lévitation romanesque, du haut de son dirigeable, le pathétique des pauvres hères, aigrefins et émigrés, autour de gigantesques abattoirs ; le grotesque des savants « Ethéristes » à la poursuite de la lumière et de ses applications industrielles ou pseudo-scientifiques. De plus, entre ellipses et mises en abyme vertigineuses, un lyrisme intense traverse les pages, lors de descriptions du continent américain (en écho à Mason & Dixon) des îles et des villes, lorsque par exemple il compare « le ballet incessant des glaces » à une « Venise de l’Arctique » point de départ d’un réseau stylistique et romanesque virtuose et saupoudré d’ironie. On lira de vrais morceaux de bravoure à l’occasion de la prise d’un nunatak arctique « doté d’une conscience mais également d’un dessein ancien » qui dévastera une ville, ou à l’occasion d’un bled dément où Reef Traverse va chercher le cadavre de son père : un pandémonium du péché, une « Lourdes du licencieux »…
Lire un roman de Pynchon, c’est peut-être observer le monde avec une certaine froideur scientifique, mais l’observer, grâce à la biréfraction de son spath d’Islande, dans toutes ses dimensions de réels et d’imaginaires multipliés : un show romanesque à grand spectacle et scintillant, saupoudré de chansonnettes, fascinant. Lorsque les portes de la perception pynchonienne se sont pour nous déployées, rarement avons nous à ce point la sensation d’être un lecteur gourmant et intelligent…
James G. Ballard : Millenium people, traduit de l’anglais par Philippe Delamare,
Denoël 367 p, 22€.
James G. Ballard : Crash, traduit par Robert Louit, Folio, 272 p, 20€.
Pour impressionner, une fiction doit souffler sur nos peurs. Pas forcément les plus évidentes, catastrophes naturelles, terrorisme islamiste ou tours infernales venues du réel ou de scénarios éculés, mais les moins soupçonnables. C’est ainsi que Ballard s’est acharné à nous torturer avec l’érotisme cruel des accidents de la route dans Crash (aujourd’hui réédité), avec la menace des loisirs définitifs des vacanciers dans Fièvre guerrière, ou avec des enfants meurtriers dans Le Massacre de Pangbourne. C’est encore une révolution inattendue qui sourd du Millenium people : celle des classes moyennes venues des « Immeubles de Grande Hauteur » et des Îles de béton. Jusqu'au crash de la civilisation...
Bénéficiant des révolutions industrielles puis informatique, le peuple des classes moyennes et des banlieues voit ses tendances et fantasmes attiser l’évolution des mœurs. Mais lorsqu’on menace son pouvoir d’achat, ce « nouveau prolétariat, victime d’un complot séculaire » décrète : « la prochaine révolution concernera le stationnement ». Cet enfant gâté enchaîne les actes terroristes, puérils, violents. Avocats, enseignants, médecins, assureurs, journalistes, architectes, ils ont leur leader en Richard Gould, un pédiatre illuminé, et dévastent leur quartier. En quête d’un sens introuvable parmi leur « ennui féroce », ils s’attaquent aux pingouins du zoo, à la statue de Marx, aux musées, assassinent une vedette de la télévision...
Quel est le véritable ennemi des habitants de Millenium ? Infiltrés par le narrateur, David, un psychologue nanti d’une jolie femme handicapée et qui n’est pas sans jouir de participer à la guéguerre, ces cadres instruits ont « entrepris de démanteler leur monde bourgeois », d’en finir avec le tourisme, avec la culture. « Il n’y avait pratiquement pas une activité humaine qui ne fût la cible d’un groupe concerné », animé par une « religion primitive » et « avide d’un personnage charismatique ». Le capitalisme de consommation, les valeurs libérales, l’Amérique et Hollywood sont au premier rang des accusés. Après les « manifs contre les OGM et l’Organisation Mondiale du Commerce », après l’attentat du 11 septembre qualifié de « courageuse tentative de libération », cette « abdication de la responsabilité civique » les conduit à incendier une cinémathèque, à tuer des innocents en rêvant de « changement cataclysmique ». Pour ériger quelle société ? En fait, ces nouveaux fascistes avides de « rôles intéressants », d’« une vie plus intense » rêvent de « bâtir une Angleterre plus saine d’esprit », « des lois sans sanctions », « un soleil sans ombres ». Fulminant contre la servilité bourgeoise, ne sont-ils pas de pires tyrans?
Qui lirait Millenium people pour s’exciter au spectacle de ces révolutionnaires à la mode en manquerait le propos. Certes, il est bien question d’excitation sexuelle par la violence. En témoigne la folle nuit d’amour de David et Kay après l’attentat à la Tate Modern. Mais plus qu’un roman à thèse sur la crise de la société d’abondance, il s’agit d’un portrait à l’acide de ceux qui la refusent au nom de leur « catéchisme d’obsession ». Là se dessine la veine satirique de Ballard. Jouer les rebelles, chercher des coupables fantasmés, dictature des médias de consommation ou capitalisme international, n’est-ce pas se renvoyer à soi-même sa vanité… Prenant la vie pour un divertissement dans un « immense parc à thèmes », l’homme consomme la santé, la liberté, le luxe, méconnaissant la face dangereuse de toute existence. En fait, Ballard, qui dénonça dans un entretien « une dictature soft et un nouveau fascisme comme celui qui est en train de naître aux Etats-Unis», n’incrimine pas un totalitarisme démocratique ou commercial, mais notre amollissement dans une dépendance qui n’est plus celle de l’esclave mais celle du dernier homme nietzschéen, heureux de sa médiocrité, mais prêt à se parer de l’auréole du casseur révolutionnaire dès que l’un de ses hochets menace de lui manquer.
Voici le moteur des événements barbaroïdes : la recherche forcenée de l’intensité des sensations. Fussent-elles celles de l’accidentologie, des prothèses, du handicap au cœur de l’explosif froissement des tôles automobiles, consomme le mariage de la douleur et de la jouissance sexuelle. C’est ainsi dans Crash, où le narrateur, James Ballard, à la façon d’un alter ego de l’auteur, fut la cause de la mort d'un homme lors d'un accident de voiture. Ce pourquoi, en une sorte de catharsis perverse, il développe une véritable obsession pour la tôle froissée, pour les spectres des casses de véhicules. Enrôlé par Vaugham, un ex-chercheur qui aime reconstituer des accidents célèbres et va jusqu'à en provoquer de nouveaux pour assouvir ses pulsions morbides, le narrateur est peu à peu initié à une nouvelle sexualité qui lie étroitement violence et technologie.
Premier volet de la « Trilogie de béton », Crash jouit de l’union imprévue de l’accidentologie et du sexe, entre sadisme et masochisme, non sans un développement esthétique fascinant et repoussant à la fois.
L’habitat contribue au déchaînement des mœurs. Ainsi des « Immeubles de Grande Hauteur » et des « îles de béton ». Sous le titre en forme d’acronyme, I.G.H. entasse l’humanité en dehors de toute nature, dans une artificialité d’abord propre et solide, mais qui se dégrade rapidement. Chaque immeuble abritant quarante étages et mille appartements luxueux, ce que l’on imaginait comme une homogénéité sociologique éclate bien vite en clans séparés, ennemis, en guerres tribales, pour rejouer un stade primitif et originel de l’anthropologie. Quant à l’île de béton, c’est celle où échoue, lors d’un banal accident de voiture aux alentours de Londres, Robert Maitland. En contrebas des voies autoroutières, le voilà coincé entre deux remblais, en haut desquels personne ne s’arrêtera pour sauver le naufragé. Robinson postmoderne, l’anti-héros doit se livrer à une inédite guerre de survie, entre « Proctor », un clochard, une jeune femme, redevenir « le mâle agressif » que la civilisation avait recouvert d’un vernis.
Parmi l’enfermement des tours d’habitation et des « îles de béton », le désir sexuel et la mort seuls permettent de jouer sa vie aux dés pour un climax de sensations exacerbés, qui aboutit à un jouissif « jardin de sang », antithèse de celui d’Eden, qui n’est rien moins qu’une dérision de l’humanisme, une satire de l’urbanisme et du machinisme fétichiste, un retour aux pulsions de violence et de morts, autant qu’un crash de civilisation.
Comme dans Super-Cannes dans lequel les cadres très supérieurs de l’Eden-Olympia peuplent leur loisirs du luxe du délit, du braquage et du meurtre, il s’agit dans Millenium people, ce diagnostic indispensable malgré une intrigue distendue, de radiographier moins les ressorts secrets de la bourgeoisie capitaliste que ceux de l’homme. De pires utopies ont plus encore déchaîné les pulsions criminelles au cours du siècle précédent. Si l’on suit Fukuyama qui voit dans la capitalisme libéral « La Fin de l’Histoire », il ne signifiera pas pour autant la fin du mal, ce fantasme humain, trop humain. Féminisme et écologie seront peut-être nos futures tyrannies, comme le propose Ballard dans La Course au paradis. Les technologies de réparation-rééducation corporelle animeront de nouveaux fantasmes érotiques comme le dépeint Crash. C’est ainsi qu’engagé dans les labyrinthes de La Foire aux atrocités (pour reprendre le titre programmatique publié par Tristram) Ballard philosophe politique, et néanmoins romancier, est l’un des sismographes les plus avancés de notre temps.
Thierry Guinhut,
Article paru dans Le Matricule des Anges, février 2005
David et Goliath, Catedral de Calahorra, La Rioja. Photo : T. Guinhut.
Les festins secrets et satiriques de Pierre Jourde
contre la littérature sans estomac.
Pierre Jourde : Festins Secrets,
L’esprit des Péninsules, 2005, 512 p, 23 €.
Pierre Jourde : La Littérature à l'estomac,
Pocket, 2002, 416 p, 9 €.
Pierre Jourde : C'est la culture qu'on assassine,
Pocket, 2011, 312 p, 6,85 €.
L'on connaissait Pierre Jourde, David affrontant le Goliath des Lettres, pour son talent de pamphlétaire, lors de cette Littérature sans estomac qui sut avec humour et brio donner bien des aigreurs au Journal Le Monde et à ses servants, à ces écrivains qui dilatent leur anorexie romanesque avec les boursouflures d’un moi aussi insignifiant qu’exhibé, ces Angot, Bobin, Sollers et autres donneurs de ton et de leçons… Le voici qui met enfin ce talent au service du roman. Pierre Jourde n’aura pas persiflé en vain ses contemporains français, il est capable de faire mieux, de lever des « secrets » bien gardés, de nourrir l’appétit de ses lecteurs avec ses « festins » : secrets de polichinelle de l’Education Nationale, festins érotiques fort troubles pour un roman d’éducation.
Gilles Saurat, jeune professeur plein de bonne volonté, aborde le collège de Logres, où il sera mangé tout cru par le « Mammouth » et par les élèves. Elèves qui s’abaissent à l’irrespect, la brutalité, la pauvreté linguistique, mafia dominée par des caïds machistes, souvent d’origine immigrée, et dont la barbarie n’est contrarié en rien par une administration lâchement animée des bonnes intentions du laisser faire, par les « réussites kolkhoziennes », le « Grand Bond en Avant » des résultats du bac. La satire est rude : « Les profs sont là pour se faire enculer par les ânes. Tout le système a pour seule fonction de profaner le savoir. » Même si la situation est loin d’être partout aussi apocalyptique, à certains collèges Jourde présente un miroir fidèle. Professeur, Inspecteur, parent d’élève, écolier, nous subissons tous la tyrannie de la « gauche radicale », de son « flic de la pensée » (le proviseur-adjoint Musse), du « sabir sacré » : les « Apprenants » gérant leur « projet d’apprentissage personnalisé »… Entendez la démission de l’autorité et de la culture et « la transformation définitive de la réalité en simulacre ». Certes, il s’agit du versant pamphlétaire du roman, avec tous les excès du genre, la généralisation abusive, la caricature où l’art est de forcer le trait pour faire rire et jeter du sel sur les plaies secrètes… A qui se révolte à coup de clichés confortables, Pierre Jourde répond par une véritable charge, dénonçant la complicité de fait entre l’Education Nationale et la violence des nouvelles générations.
Logé chez Mme Van Reeth, dont il devient l’amant, Gilles croise une bourgeoisie faisandée, piste un défunt collectionneur de textes érotiques et de fichiers révélant les sadomasochismes de la ville. Un éros délétère le guide dans une quête risquée, jusqu’à découvrir ses démons intérieurs, ou ceux liés aux caïds locaux, les Hellequin, eux bien français, spectraux, dont la fille est un appât pervers… S’inscrivant dans la tradition lointaine du Wilhelm Meister de Goethe et des Illusions perdues de Balzac, Pierre Jourde propose un véritable roman d’initiation. Ce naïf jeune homme, confiné dans ses bouquins universitaires et son banal passé amoureux, est propulsé dans un nouveau milieu aussi cruel que séduisant. Ses illusions s’écroulent au contact d’une jeunesse obscurantiste, antisémite et d’une administration qui vogue dans l’utopie niaise. S’il ne peut transmettre un savoir et remplir la mission pour laquelle il était formé, il se heurte à un tout autre savoir : n’en déplaise à Rousseau, l’homme ni le jeune ne sont naturellement bons : ils s’allient pour un chassé-croisé de violences qui séduisent notre impétrant. Pente dangereuse pour notre société en danger… Un collègue cynique de Saurat, Zablanski, réclame « la fermeté dans une société de liberté ».
On ne doute pas qu’il s’agisse là de la conviction courageuse de Pierre Jourde. En ce sens, sans tomber dans le texte à thèse, le roman retrouve sa vocation à agir sur les esprits et sur le réel. Goethe proposait la voie vers un monde meilleur, Jourde, malgré quelque longueurs où l’on attendait du plus ramassé, lance un avertissement avant un monde pire, avertissement virulent, chargé de personnages typés, d’énergie romanesque, salutaire peut-être. Indubitablement, après La Littérature sans estomac, C'est la culture qu'on assassine...
Satiriste invétéré en sa Littérature à l’estomac, Pierre Jourde aime à dégonfler les baudruches de la pensée et du roman, même si l’on peut arguer qu’il se laisse parfois emporter par son irrépressible élan : « Philippe Sollers a toujours tout compris avant tout le monde, chacun vit dans l’erreur, la pauvreté mentale, le ressentiment, la misère sexuelle ; depuis des lustres, Sollers ne cesse de prêcher dans le désert de l’incompréhension générale, en butte aux lazzis, au rejet, à la censure. C’est le fond du livre, l’antienne ressassée, la marotte agitée […] Génie universel, le Combattant Majeur traite donc de littérature, de philosophie, d’histoire, de politique, de théologie, de photographie, de télévision, de pornographie, de faits divers, de biologie, de gynécologie, dispense des conseils matrimoniaux (« surtout soyez bien mariés. Ce point est capital. ») et libère les femmes. Bref, la modernité a trouvé en lui son Léonard de Vinci ». De même il aime à déglinguer les postures vaines et les phrases creuses de nombre d’auteurs que leur moi chatouille jusqu’à les crevasser, comme Christine Angot et autres petits gourous de l’autofiction.
C’est encore dans le fiel délicieux de la satire, non loin de l’esprit de Philippe Murray dénonçant L’Empire du bien, que Pierre Jourde est le plus précieux, en criant : C’est la culture qu’on assassine. Voyons comment il flagelle un magazine intitulé Les Inrockuptibles : « Contre quel ordre établi les Inrocks sont-ils censés se rebeller ? Le pouvoir politique, l’abominable Sarko ? […] Alors contre le capitalisme triomphant, le libéralisme sauvage, la mainmise de la haute finance sur la planète ? euh, non, finalement non. La banque Lazard, ils sont sympa, cool, on ne va pas chercher d’embrouilles avec eux. Contre le pouvoir médiatique ? Non plus, bien sûr. Contre le conformisme culturel ? Mais l’étiquette « rebelle » ou « dérangeant » est devenue indispensable pour obtenir des subventions, exposer dans les musées d’art moderne, avoir un article dans les news culturels de référence. On ne se « rebelle » jamais contre rien, la rébellion est vide, puisqu’elle est précisément devenue le fin mot de l’ordre culturel établi, l’étiquette qui fait vendre. La rébellion n’est pas un contenu, c’est une attitude comme disent les journalistes de mode, c’est-à-dire un accessoire commercial comme un autre, un grigri décoratif. Un machin destiné à rendre désirable pour les « jeunes » les produits de l’industrie culturelle. La novlangue l’a emporté : les mots disent le contraire de leur sens. Le conformisme s’appelle rébellion. Les Inrockuptibles, c’est exactement cela. Cette « rébellion », c’est à dire cette illusion destinée à rendre plus sexy un total acquiescement aux valeurs dominantes, Les Inrockuptibles en est le parfait représentant ».
Niaiserie et vulgarité éducationnelle, littéraire, télévisuelle et médiatique, Pierre Jourde fait feu de tout bois sec dans son entreprise de mordant satirique, qu’elle use du roman, de la chronique ou de l’essai. Souhaitons qu’il garde cette plume trempée dans la verdeur de l’acide et ne se laisse pas aller lui-même à un conformisme plus vendeur. Et dommageable.
Thierry Guinhut
La partie sur Festins secrets a été publiée dans Le Matricule des Anges, nov-décembre 2005
Vide-greniers de Villiers-en-Plaine, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
J. G. Ballard, les Nouvelles complètes
d'un artiste de la science fiction :
anticipations
technologiques et psychiques.
J. G. Ballard :Nouvelles complètes 1956-1996,
sous la direction de Bernard Sigaud, divers traducteurs de l’anglais,
Tristram,
Volume I : 704 p, 29 €.
Volume II : 706 p, 29 €.
Volume III : 508 p, 29 €.
Parmi la « forêt de cristal » de l'œuvre protéiforme de J.G. Ballard romancier, le translucide chatoiement de ses narrations inquiétantes n’a jamais fait mieux que dans ses nouvelles. Au sommet de son art, mêlant anticipation psychique et présent visionnaire, Ballard nouvelliste fouille de nouvelles tyrannies. Certes, quelques-unes d’entre elles répondent aux canons de la science-fiction. Planètes, vaisseaux spatiaux et « tombes du temps » comptent cependant moins que la dimension d’infini qui déstabilise le voyageur. Ainsi l’on frôle le fantastique borgésien, avec l’inversion temporelle, les rêves géologiques ou l’audition « Du fond des âges ». Mieux vaut alors parler d’anticipation psychique. Car il s’agit d’explorer des potentialités de l’homme : sa vie, ses arts, ses industries, ses sentiments, tout dérive vers des merveilles délicieuses, des terreurs inconnues. Parmi ces trois fascinants volumes, bellement publiés par Tristram, et rassemblant la totalité des cent trois nouvelles de l'anglais J. G. Ballard, les mystères de la psyché sont alors aussi fascinants que ceux du futur.
La meilleure science-fiction est peut-être celle qui n’en est pas. Depuis La Machine à explorer le temps de Wells jusqu’à Hypérion de Simmons, des technologies irréalisables ont survolé guerres des étoiles et space opéra en d’indiscutables réussites. Mais Ballard ne pratique guère le culte monothéiste des vaisseaux spatiaux. Il repoussa tellement les limites que des lecteurs des magazines où il publiait se sont plaint de ce crime de lèse-genre. En effet, au-delà de la seule anticipation technologique, il aine explorer autant une biologie poétique qu'un transhumanisme de la psyché.
Certaines de ses nouvelles ressortissent pourtant à une science-fiction traditionnelle. Sur une planète volcanique, « Les terrains d’attente » sont des stèles de pierre gravées de langues venues des « quatre races stellaires », en l’attente d’une révélation du temps cyclique. Mais dans « Le sourire de Vénus », une sculpture de métal se met à chanter au cours de sa croissance. Une fois détruite, son métal fondu et refaçonné fait chanter tout un immeuble grâce au talent de la revancharde sculptrice. De nouveaux matériaux, mais aussi une nouvelle branche de l’art sont postulés par la fiction. D’autres nouvelles sont ouvertement fantastiques, ou borgésiennes, comme lors de l’infini de « La ville concentrationnaire », entre image paranoïaque et réalité palpable de notre urbanisme.
Car il s’agit surtout d’explorer des potentialités de l’homme : sa vie, ses arts, ses sentiments, tout dérive vers des merveilles dangereuses, des terreurs inconnues, à la limite de l’anti-utopie. Le Docteur Neill revoie le fonctionnement du cerveau et libère ses patients du sommeil : vingt ans de vie gagnés. Hélas, la réalité devient un « trou d’homme » ; sans rêves, la « régression vers la grande matrice du sommeil » est définitive. L’amour se dénature au point de préférer aux hommes le mensonge mystique des « Statues qui chantent ». Le futur sera-t-il le lieu d’une multiplication du corps et de l’intellect humain, ou un avilissement, un dessèchement de l’humanité ?
Ballard nouvelliste a su inventer un espace fétiche et récurrent où loger les développements de son imaginaire technologique et « psychopathologique » : « Vermillon Sands », sorte de Californie ou de Nouveau Mexique, parfois en déshérence, où les lumière du désert favorisent une vision à la fois hallucinatoire et particulièrement nette d’une architecture et d’une robotique qui, au-delà de la mécanique, est œuvre d’art. Au point de produire elle-même des œuvres d’art, semblant ainsi dépasser et rejeter l’homme, pourtant leur créateur originel. Les nouvelles ici situées sont habitées par des starlettes, des déjantés, des artistes excentriques, des « sculptures soniques », et voient les ordinateurs produire des poèmes, les orchidées chanter, les mythologies se réactiver. Ainsi, au hasard des recueils, l’esprit humain se déglingue, bourgeonne, le corps se déchire ou se reconstruit avec masochisme. Au-delà du surréalisme, Ballard fait de la science-fiction avec les émotions de notre cerveau : la peur et le désir, de l’érotisme des corps et des personnalités à celui des machines, en passant pas la chirurgie et l’accidentologie, comme dans son roman Crash[1]. Les personnages tentent de maîtriser la beauté fascinante des créations picturales ou musicales inouïes et des apparitions souvent féminines, terriblement émerveillantes.
Cependant l’anticipation de Ballard est également une satire des mœurs, un « présent visionnaire ». Les nouvelles donnes sociales, urbaines et environnementales conduisent à des violences inédites, dans le cadre d’anti-utopies inquiétantes. La société industrielle, souvent laide, oscille entre psychose, paranoïa et béton postnucléaire. Surpopulation inculte, « embrigadement social », urbanisation et trafic exponentiels, surproduction et surconsommation, surveillance technicienne et kafkaïenne amoindrissent l’homme, fondamentalement dérangé. Phobies, inquiétudes morbides et autres pulsions amoureuses détournées le rendent étranger à lui-même. Notre écrivain, autant anthropologue que scientifique, sinon psychiatre, entre Lovecraft[2], Max Ernst et Einstein, interroge notre temps, notre futur, constituant à sa manière l’équivalent d’un vaste essai politique, sorte de Léviathan post hobbesien, menacé par une tyrannie diffuse, virtuelle et soudain violente. Ou par une perversion de la nature et de l’art, comme ce « tragique assaut d’insectes incrustés de gemmes ».
Le deuxième volume de la trilogie de nouvelles, plus encore que les romans, est tout simplement époustouflant. Au-delà du laboratoire romanesque, un puzzle introuvable se construit sous nos yeux : le monde de Ballard vient remplacer le notre. La concision, qui n’est pas toujours son romanesque péché mignon, est ici d’une redoutable efficacité. L’aisance narrative côtoie le flamboiement des allusions cultivées. L’écriture cristallise poésie colorée et précision hallucinatoire du merveilleux, de l’aphorisme au rêve éveillé, jusqu’à la critique sociétale aiguisée, comme si le temps du dernier homme nietzschéen était advenu, dans la dégénérescence de la civilisation et l’excroissance d’une nature et d’un mental terrifiants. Mort il y a peu, Ballard nous a laissé ses mémoires, indispensables à l’aficionado : La vie, et rien d’autre[3]. Nous serions pourtant tentés de dire : l’œuvre, ces nouvelles toujours surprenantes, et rien d’autre. Sommes-nous encore les mêmes après ces ballardiennes possibilités poétiques et monstrueuses des technologies et de la psyché ?
Ainsi, une société technologisée à outrance laisse aux ordinateurs le soin d’écrire les poèmes dont elle aurait besoin pour ajouter un supplément d’âme à la sécurisation absolue d’une vie étouffée. « Numéro 5, les étoiles » est en effet une nouvelle splendide, associant une allégorie de la poésie retravaillée depuis la mythologie grecque à un « verséthiseur » qui produit des banderoles de citations, à moins qu’il s’agisse de l’inspiration démente d’Aurora Day qui les écrirait encore à la main. Lorsque l’élite s’abandonne à la sophistication technologique, plantes chantantes, sculptures sonores, machines à poèmes, nos créations deviennent nos rivales. Pire, une société anxiogène et en déliquescence oblige l’homme devenu virtuel à retourner in utero, ou à se changer en peinture abstraite. Là sont les textes les plus somptueux de l’écrivain britannique.
« Présent visionnaire » encore lorsque le futurisme de Ballard est également une radicale critique sociale. Sauvagerie[4], longue nouvelle ou bref roman si l’on veut, reste une anticipation plausible dans les limites réalistes de notre contemporain. L’assassinat mystérieux des adultes d’une cité résidentielle de luxe nous laisse imaginer qu’à trop protéger des chérubins nous en faisons des monstres, en qui le meurtre est indéracinable de la nature humaine, y compris dans notre condition aisée et policée. La fulgurance de Sauvagerie diffuse une inquiétude empoisonnée sur le devenir de nos sociétés opulentes où informatique et surveillance vidéo traquent et déshumanisent, en une douce tyrannie où la violence ne demande qu’à ressurgir, y compris où on ne l’attend pas.
Ce n’est pas par présomption que Ballard vante l’art de la nouvelle au détriment de romans trop longuement délayés -comme son Super-Cannes[5]qui aurait gagné à cultiver la concision. Mais dans la belle et dangereuse Forêt de cristal[6], quoique également ce roman semble devenu le caoutchouc trop étiré d’une nouvelle originellement brillante, la jungle et les corps se cristallisent avec une redoutable efficacité romanesque : l’effrayant merveilleux (ou l’hallucination collective) dénonce la dureté cristalline de nos âmes.
« Bizarrement, il y a beaucoup de nouvelles parfaites, mais pas de romans parfaits », confie, avec un rien de mea culpa, Ballard en son introduction. Parfaites en leur surexotique divertissement, parfaites en ce qui concerne leurs qualités politiques et philosophiques. Une nouvelle de 1972 imagine une « Télévision Transtemporelle », qui va filmer dans le passé les conflits, les grands assassinats, et surtout la Seconde Guerre mondiale. Se tournant vers le XIX° siècle, les réalisateurs sont surpris par le peu de combattants de Waterloo. Pour augmenter l’audience télévisuelle, il faut donc guérir par antibiotiques et à leur insu les soldats malades, ajouter des mercenaires, « refaire l’Histoire pour la rendre plus attrayante au public ». Hannibal bénéficia de deux cents éléphants de plus. Dommage, « tous les événements entourant la vie du Christ furent déclarés tabous ». On se console avec le passage de la Mer rouge par les Israélites, qui réserve une surprise immense : outre les Egyptiens, « sous une lumière surnaturelle […] la quasi-totalité du matériel TVT mondial avait été détruite, les meilleurs producteurs et techniciens avaient disparu pour toujours ». Voilà qui signa la fin des « safaris dans le passé ». On appréciera avec délectation la chute offerte par « un prêtre doté d’un sens de l’humour particulièrement ironique : « Cette grande chaîne là-haut dans le ciel a elle aussi ses idées sur la valeur des émissions » ».
La plupart des nouvelles de notre Ballard préféré sont de la stupéfiante qualité de ce « plus grand spectacle télévisé du monde ». Pensons encore à une nouvelle de 1992, dans laquelle « une planète obscure » (entendez la terre) voit ses habitants « s’adonner au jeu ultime -l’exploration de leur propre psychopathologie », au point que leurs ordinateurs les aient expédiés dans une « caverne de l’illusion » pour rester en sécurité. Les potentialités infinies de l’avenir, les mutations du présent, technologiques ou biologiques, pourtant riches de nouvelles libertés, et parfois grosses de menaces, portent un sérieux coup à notre moi, à notre univers, ainsi qu’à l’éthique traditionnelle. Jusqu’à menacer l’humanité d’une sournoise entropie, d’apocalypses inédites. Ballard, ce fabuleux visionnaire, serait-il séduit par ces perspectives ou au contraire saisi d’un effroi réactionnaire ? À moins que le feu d’artifice de son invention soit le masque de la prudence…
Thierry Guinhut
À partir d'articles parus dans Le Matricule des anges, ici augmentés.
Retablo mayor siglo XVI, Colegiata de Valpuesta, Burgos.
Photo : T. Guinhut.
Sonnets de l'Art poétique.
Eloge du sonnet
Du cadavre poussif du sénescent sonnet
Descendent des vers gras et bientôt décharnés.
Car à trop se nourrir de rhétorique fiente
Les ors invertébrés vont à fatale pente…
Vieille armure craquée, ronde bosse ampoulée,
Ton bel hanneton sec, d’une mode éculée,
Déglingue et guenille, au vide-greniers déchante :
On n’en tirera pas de famélique rente.
Mais te trouver si bas, des siècles fatigués,
Te trouver vain d’amour, délaissé par l’orgueil
Du moderne infatué de ses mots aux bruits muets,
M’engage à me pencher sur ton corps ranimé,
Embrassant du souffle où je puise, sur le seuil
D’un monde coloré, le pur sens caressé.
Sonnet à l’élève
Les cours tu entendras avec pleine attention
Des notes tu prendras, stimulant ton oral ;
Tu les décoreras avec soin amical :
Un cahier sans défaut vaut une révision.
N’attends pas de la Muse une autre inspiration,
Mais grâce à ton travail dépasse le banal,
En évitant le fer d’un paraphe fatal,
Pour accoucher idées et félicitations.
Enfin la connaissance est une tendre amie,
L’élitisme pour tous tu rejoins avec joie
Et la douce ironie du sage en modestie.
Que tu sois rap, rock, jazz ou fan du ballon roi,
Matheux ou amoureux, fou d’airs de Rossini,
Bientôt du maître envié tu passeras la voix.
De l’art et autres démons
La poésie n’est pas un jeu de niaise enfance,
Ni un fantasme trop sucré d’adolescence,
Ni des confettis de roman rose, jetés
Dans les cheveux ébahis des nouveaux mariés.
En un monde d’adulte où construire le moi,
Lutter contre les monstres exquis de l’amour
Pour les pacifier, l’épouvante sans recours
De la mort aux têtes de pieuvres et de bois
Ne peut laisser que l’art après nos pas soufflés :
Qu’il s’agisse d’un pont, de libérale idée,
D’un état enrichi, d’un nichoir à mésanges.
Je n’ai que le sonnet pour massif romanesque
Pour symphonique grandiose ou peinture livresque ;
Il suffira peut-être à convaincre les anges
Je veux, pour trouver sens, habiter un sonnet.
Comme un palais baroque, un refuge d’enfance,
Terrasse jardinée, bibliothèque immense,
Horizon de montagne et tremblé de forêt.
Ville aux mœurs policées et cité libérale,
Aussi bien structurée que l’arche du sonnet,
Cosmopolite et vive, aux images rimées,
Où converse la Muse, où l’Art est notre égal.
Mais sa taille modeste en aura-t-elle raison ?
Pas un instant, il ne faut le sentir prison.
L’utopie du poème : autisme ou bien démence…
Qui sait si le mystère où frétille le sens
N’a pas dans l’infini des quatrains et tercets
Trouvé la métaphore où soudain s’abriter.
Sonnet des formes poétiques
Contraindre avec mesure une idée jaillissante
Dans la cage au rossignol doré du sonnet,
C’est arrimer réel et musicalité
Comme un parfait Ronsard chevauchant Rossinante.
Mais aux quatorze pieds d’une prison branlante,
Bientôt le vers est scié, la fenêtre éclatée,
La prose va briller en avalanche de fées,
Les barricades mystérieuses diront : chante !
Enfin Pétrarque emporte une Laure charmée
Dormir avec Michaux dans les draps fous du rêve,
Shakespeare enivre en vers un roman déjanté.
L’Hercule rhétorique est vainqueur du passé,
Baobab hugolien ou rap et slam sonnet,
Pour choquer en poème un monde qui se lève.
Sonnet à Shakespeare
Un carnet fantaisie dont la reliure ornée
Porte du grand Shakespeare le fac-simile :
Une signature tremblante, légendaire…
Mes vers immatures s’y sont crus nécessaires.
Sonnet, fils de William, j’ouïs de ta langue un charme :
Ce chant vint caresser un fier jeune homme blond,
Une inconstante brune et d’amour l’horizon
Pour que de tragédies s’entempêtent tes larmes,
Que de tes comédies, les rires et les rêves
Postent le ciel humain sur l’île de Prospero
Pour que l’Histoire prenne sens en tes héros.
Mince ruban de mots, lilliputien élève,
Un sonnet d’apprenti, des siècles en écho,
L’éternité titube où cet Orphée s’élève !
Parador Monasterio de Santo Estevo, Galicia. Photo : T. Guinhut.
Mario Vargas Llosa, romancier des libertés :
de La Fête au Bouc
aux Cahiers de don Rigoberto.
On ne peut séparer Vargas Llosa, essayiste et politique, du romancier. « Tant pis pour le Pérou, tant mieux pour la littérature », dit-on lorsqu'il fut battu à la présidentielle de 1990. On sait que le pays se vit imposer les pleins pouvoirs par un Fujimori qui termina sa carrière en débandade... Narrant sa campagne électorale avec le Poisson dans l'eau, l'écrivain précisa le sens de son libéralisme tempéré : « Le principe de la redistribution de la richesse a une force morale indiscutable, mais aveugle bien souvent ses défenseurs en les empêchant de voir qu'il ne favorise pas la justice sociale si les politiques qu'il inspire paralysent la production, découragent l'initiative, font fuir les capitaux, autrement dit, accroissent la pauvreté. » Le penseur « désenchanté du marxisme et du socialisme » réunit cinquante essais dans les Enjeux de la liberté, dont un éloge d'une Margaret Thatcher controversée, pourfendant « purs » islamistes et corrompus de tous bords, nationalismes et nationalisations, prônant l'économie de marché et la mondialisation, ce qui ne lui attire pas l'amitié de maints bienpensants et autres intolérants. Pourtant il invite à sa table romanesque nombre de personnages aux vices et vertus aussi colorés que probants, de La Fête au bouc aux Carnets de Don Rigoberto.
Les libertés sont également le maître mot du romancier. Sans jamais se clôturer dans le récit engagé, à thèse, pas un de ses romans n'omet de réclamer la liberté des peuples et des consciences, la liberté des Lettres et de l'Éros... Après Conversation à la Cathédrale, qui conspirait contre la dictature militaire péruvienne, vint la Guerrede la fin du monde. Un illuminé parcourt le Sertao brésilien, quand s'installe une république musclée. Si les méthodes et l'ampleur de la répression effrayent légitimement le lecteur, qu'en est-il du phalanstère fondé par ce prophète christique où s'épanouit la liberté des gueux ? Du moins croient-ils se libérer de l'impôt, du recensement et de l'économie de marché. Car c'est pour trouver dans cette fanatique cité de Dieu une pire oppression, une « utopie archaïque » fermée, intolérante, suicidaire... Un souffle narratif fabuleux emporte ce roman-fleuve, dont la conclusion remettra en cause les espérances de l'anarchiste écossais qui tente de rejoindre ce paradis libertaire, cet enfer sur Terre. C'est encore un terrible prophète qui, dans Pantaleôn etles Visiteuses, galvanise les indigènes, poussant à crucifier animaux et humains. Frère Francisco croit ainsi conjurer le « Mal » : la pacification sexuelle des troupes, au moyen d'un bordel géant que Pantaleôn dirige d'une main de fer, pour le bien du Pérou. Machiavel dévoyé de l'Amazonie, il détruit corps, coeurs et âmes. Burlesque et tragique tableau du fanatisme religieux et de la bureaucratie militaire... Comme lorsque dans la Ville et les Chiens, vaste métaphore de la société péruvienne, un cadet de collège est tué pendant l'exercice de tir : la hiérarchie, malgré ses principes d'honneur affichés, tente d'étouffer le scandale...
Dénoncer la nature perverse des utopies par une satire effrénée, polymorphe, reste le moyen d'une catharsis et le véhicule d'un espoir de jours meilleurs dans une civilisation apaisée. Le trotskiste de l'Histoire de Mayta, généalogie et rouages du terrorisme, les maoïstes du Sentier lumineux de Lituma dans les Andes, tous des illuminés, des purs meurtriers, rouges fers de lance du totalitarisme. Le « progressisme » d'ultra-gauche dont s'était réclamé le jeune romancier est retourné comme un gant de sang. Ce qui choque maints détracteurs des orientations libérales de sa maturité.
La Fête au Bouc s'inscrit dans la tradition latino-américaine des portraits de dictateurs. Gabriel Garcia Marquez (l'Automne du patriarche), Auguste Roa Bastos (Moi, leSuprême), Miguel Angel Asturias (Monsieur le Président) ont brossé de monstrueux tyrans, fantastiques ou réalistes. Sans faillir à la vérité historique, mais avec la toutepuissance de la fiction, Vargas Llosa surprend Trujillo en 196l, dernière année de son pouvoir criminel à Saint-Domingue, grâce à un rythme ternaire : le retour d'Urania après trente-cinq ans d'exil aux États-Unis, les hauts faits et méfaits de « l'homme qui ne sue jamais », l'embuscade nocturne des tyrannicides. Fille chérie d'un ministre de ce Bouc qui asservit trois millions d'habitants à sa démence froide pendant trente ans, elle tente de rappeler à son père invalide l'infâme secret de sa fidélité au régime. N'a-t-il pas livré sa femme au Bouc ? Ou pire ? Vargas Llosa, en libéral opposé à tous les totalitarismes, brocarde un généralissime fasciste que, contrairement aux légendes, les États-Unis ont contribué à renverser. Les personnages cruels, émouvants ou grotesques, la spirale impeccable de la narration font de cette « fête » un superbe monument offert à l'Histoire politique et au plaisir du lecteur... On n'attend plus qu'après avoir disséqué Trujillo, Vargas Llosa déboulonne la statue du dictateur voisin et marxiste dont est féru Garcia Marquez : Fidel Castro soi-même.
Mais quand l'Espagne porta sur la liste des meilleures ventes les Cahiers de Don Rigoberto, la France n'offrit qu'un silence pudibond, étonné qu'un libéral soit également du côté de la liberté des mœurs, de la fête d'Éros. Liberté économique (non sans respect des contrats et de la concurrence) vient rimer avec liberté érotique. Pensant aux libertins du XVIIIe siècle, ce livre n'est pas, comme l'affirme l'éditeur français, un hommage à Sade dont la liberté a le cruel défaut de sacrifier autrui. Monogame et néanmoins libertaire, Don Rigoberto est-il un avatar de l'auteur ? Ses cahiers portent le réel et le fantasme au paroxysme d'une virtuosité où la composition arborescente - essai, dialogue et récit - rappelle le Décaméron. La « Diatribe contre le sportif », la « Lettre au lecteur de Playboy », la « Rébellion des clitoris » sont savoureuses... Admirateur de ses « Princes de l'Église qui furent capables de marier au plus haut degré la pourpre et le sperme », il propose un éros spirituel et sensuel, une « vie mentale riche et personnelle ».
L'utopie emporte, via un rythme binaire, le Paradis – un peu plus loin, où l'on croise Flora Tristan, l'une des initiatrices du féminisme français, et son petit-fils : Paul Gauguin. Selon la double postulation romantique, le paradis est au-delà et en deçà. Au-delà de l'exploitation capitaliste et bourgeoise des ouvriers, Flora travaille à bâtir un paradis en plein XIXe siècle. Sans pourtant cristalliser l'inatteignable utopie collective dans un réel qui laisse toujours à désirer; quoique seul le siècle suivant, du moins dans les pays développés d'économie libérale, ait vu s'améliorer la condition ouvrière et féminine, peut-être un peu grâce à elle. Rêvant de « palais ouvriers », pendant son tour de France des enfers des fabriques, lavoirs et ateliers, elle se heurte aux dissensions entre les saintsimoniens et les communistes icariens, à la résistance du pouvoir, à l'abrutissement des masses. Sans compter que son absolu libertaire risque de charrier le danger révolutionnaire, la terreur : « L'utopie sociale débouche sur la catastrophe. » En deçà de notre civilisation moderne, Paul s'exile vers la nature tahitienne : « Ses origines, ce passé éclatant où religion et art, cette vie et l'autre, étaient une seule réalité. » L'utopie individuelle de Gauguin parvient à son acmé artistique, mais se heurte à la colonisation, à la nécessité du travail et de l'argent, au racisme antichinois délirant du peintre lui-même. Rêve d'autant plus illusoire que l'auteur ne remet pas en question cette idyllique société sauvage, « utopie archaïque » en fait, pour reprende le titre de son livre sur Arguedas. Néanmoins, une égale aspiration irrigue nos héros : liberté des ouvriers et des femmes pour Flora, de l'art, des mœurs et d'une sexualité brisée par la syphilis pour Paul. Malgré la monotonie du ton, c'est une émouvante narration, émaillée des souvenirs de deux vies, à la lisière du roman historique et encyclopédique.
« Ce monde cohérent, beau, rationnel, juste, sans tache, à la mesure de nos désirs, n'existe pas en dehors du domaine de l'art, de la littérature ou de l'imagination, il est incompatible avec la réalité de la vie collective qui requiert les avancées sinueuses, désespérantes, toujours menacées de recul, de la culture démocratique. » Ainsi, dans le Cahier de l'Herne qui lui est consacré, l'écrivain tire la leçon d'une quête cependant jamais reniée. C'est dans cette somme indispensable, réunissant inédits et contributions de l'Israélien Shimon Pères, du Japonais Kenzaburo Oé, du Français Jean-François Revel, des Mexicains Ignacio Padilla et Octavio Paz... où il pourfend la frileuse politique de l'exception culturelle française, que Vargas Llosa nous montre que cette liberté, ce « paradis - un peu plus loin » est à notre portée : dans la littérature, ces fictions célébrées et brillantes des grands romans du XXe siècle. Parmi lesquelles il faudrait compter ceux de Vargas Llosa, romancier des libertés.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.