Jean-Clet Martin : Et Dieu joua aux dés, PUF, 2023, 464 p, 21 €.
Jean-Clet Martin : Enfer de la philosophie,
Léo Scheer, 2012, 132 p, 15 €.
Du chaos naîtrait le hasard, ou ce qu’en ferait un dieu, son absence, soit le monde, l’univers, en digne état de marche. Et si « l’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision[1] », selon Gilles Deleuze, il n’est pas certain que ce qu’en fait l’artiste ait son exact équivalent à l’occasion de la démarche du philosophe. Appréhender la nature terrestre et humaine en sa complexité reste encore une énigme pour le descendant de Socrate, y compris au moyen des sciences les plus fines et récentes. Ce pourquoi, flirtant avec géométrie et mathématiques, Jean-Clet Martin postule : Et Dieu joua aux dés. À condition, nous direz-vous, de croire en Dieu, au risque d’assimiler son enfer à celui de la philosophie.
Pourtant « Dieu ne joue pas aux dés », disait Alfred Einstein. Une histoire de la théologie, de la philosophie et des sciences ne dit pas autre chose. Le fiat créateur divin trouve d’abord sa confirmation grâce à la correspondance avec les mathématiques et la géométrie, comme sur une toile où transcrire une réalité bien plus profonde, ce en passant par Descartes et les équations. Sauf que l’auteur du Discours de la méthode « participe d’un monde qui sent se dérober tout référentiel » ; sauf que ces mathématiques débordent « notre pouvoir fini de compter ». De plus l’idéalité mathématique bute sur les failles, le chaos, comme lorsqu’Hippase de Métaponte que la découverte de l’étrangeté du nombre pi condamnait à être abandonné dans une barque, ce par les pythagoriciens qui faisait du nombre un dieu rationnel. Voici notre antique personnage également condamné à contempler « une divinité qui jouait aux dés ». Ce pourquoi le bonhomme est la figure tutélaire de l’essai de Jean-Clet Martin.
L’histoire de la géométrie et des mathématiques cependant dispose de « chiffrages fantômes », d’un arsenal d’irrationnels et d’imaginaires, de racines négatives, toutes demeures ouvertes sur l’inconnu, voire l’inconnaissable. Au XIX° siècle, Cardan poursuit la perfection idéale des entiers naturels, au dépend de sa vie désastreuse. De surcroit, depuis les « solides de Platon », en passant par le « graphe de Schläfli », dont les 216 arêtes côtoient le vertige, un chemin vers la quatrième dimension pourrait se dessiner, plus encore grâce à « l’œil de l’ordinateur » et l’intelligence numérique.
Autre mystère des sciences et de la pensée : « le néant n’a pas de propriétés ». En est-il de même du vide cosmique, de l’avant big-bang, de l’après big-crush ? Et si nous virons là du côté de cette absence conceptuelle qui répond à l’immensité cosmique, un autre infini nous stupéfie, lorsque s’ouvre « la course à l’infinitésimal ». De la physique quantique où dansent les plus infimes particules, entre ondes et corpuscules, aux « atomes numériques », le monde se révèle introuvable. Il faut alors le secours de la poétique de Jorge Luis Borges, dont « La bibliothèque de Babel[2] » tutoie avec son labyrinthe de pentagones l’infini combinatoire ; et de William Shakespeare, dont la « roue » venue d’Hamlet[3], parmi laquelle en « ses vastes rayons dix mille êtres inférieurs sont mortaisés et joints », est la roue du devenir qui ne peut manquer de s’écrouler en enfer. Le tout à l’instar d’une « équation quartique » et de la « folie mathématique ».
Qu’il s’agisse d’un « château de cartes » ou d’un « coup de dés logarithmique », s’il faut pousser les portes du chaos pour approcher la genèse de l’univers et son ébouriffant développement, les mondes multiples et autres plurivers ne peuvent que déboucher que sur « un pluralisme philosophique ». « Nouvelle monadologie » après Leibniz, « concept de transformation quasi ondulatoire » venu de Fourier, tout, du moins la poursuite d’une théorie du tout introuvable comme en territoires de physique et de cosmologie, tout permet de penser « selon un modèle qui n’est pas une harmonie préétablie par un Dieu omniscient ». La chute d’un coup de dés présiderait aux nécessités et autres apories du calcul qui permettraient une approche partielle et chaoïde de l’univers autant que de nos modestes neurones. Là réside « le péril de la liberté », qu’il faut comprendre, nous semble-t-il, au sens de la créativité du monde physique, voire jusqu’à celui du libre arbitre des créations scientifiques littéraires, artistiques et politiques.
Le hasard, quoique paraissant le reflet de notre incapacité à formaliser, est bien « un arrangement effectif de la nature, une formalisation de ses orientations multiples ». L’hypothèse de Riemann, qui suggéra des dimensions supérieures à trois et quatre pour décrire la réalité physique, qui permit ensuite le développement de la relativité générale, voit ici son explosion, comme une genèse inaugurale à la polymorphie universelle. Repensons à cet égard à la célèbre hypothèse de Riemann, sur les zéros non triviaux de la fonction zêta, qui n'est toujours pas démontrée et fait partie des vingt-trois problèmes de Hilbert, sans compter les sept problèmes du millénaire. Du dé manquant à l’absence de preuve, « si l’idéal mathématique classique culminait le plus souvent en un autre mode, transcendant, le voici engagé désormais en un espace-temps brisé, à la poursuite de quelques solides platoniciens tombés comme autant de dés dans l’immanence du monde ». C’est-à-dire ce que Jean-Clet Martin appelle « l’anexact », ce qui est évidemment à la lisière de l’indécidable de Gödel. L’improbable vérité nous manquera peut-être toujours, ce qui par ailleurs n’a rien à voir avec un piètre relativisme[4]. La nature n’a que faire de l’abstraction théorique de l’humaine intelligence, elle nous déborde sans cesse. Et quoique nous avancions avec obstination dans sa connaissance, sa complexité ouvre sous nos yeux ébahis la variabilité de ses complexités fascinantes.
C’est en un voyage conceptuel ambitieux, profus, sinueux, que nous embarque le vaisseau spatial Jean-Clet Martin. Du « plan complexe » des géométries à la descente vers l’infinitésimal, la philosophie de la nature et des sciences cherche son identité, ses définitions, lance ses filets pour accéder à une lecture polymorphe digne de la complexité de notre espace et de notre temps. Même si la chose est parfois ardue, voire inaccessible au commun des mortels, en particulier à l’occasion des finesses mathématiques, manquant par moments de quelques éléments d’explications et d’initiation accessibles au profane, le défi est brillamment relevé, avec les concours des sciences les plus dures et les plus quantiques, avec les concours en miroir de Jorge Luis Borges et de ses « sentiers qui bifurquent[5] ». Etonamment, l’essai, au-delà de ses capacités de conviction, emporte le lecteur patient en une délectation intellectuelle et métaphorique, voire poétique. Etourdissant, Jean-Clet Martin l’est à plus d’un titre. Comme il osa explorer les voies de la science-fiction[6], il s’aventure parmi les sciences et les mathématiques les plus fines, tout en faisant flirtant sans peur avec l’imaginaire. Shakespeare et Borges voisinent avec Galois et Riemann. Il faut alors avouer l’infinitésimale modestie du lilliputien critique, aux lectures peut-être erronées, face au massif granitique et cependant scintillant de ces denses quatre-cent-cinquante pages, face au travail de Sisyphe mené avec un impressionnant brio. Chapeau bas, chers lecteurs !
Sur le sol, les dés du jardin.
Photo : T. Guinhut.
Si certains esprits ont cru voir dans les mathématiques un paradis, c’était au regard de leur supposée perfection, un antidote à l’enfer de la vie quotidienne, voire à l’enfer philosophique. En imaginant des philosophes au paradis, nul doute que l’on y verrait Saint Thomas d’Aquin, au milieu des rilkéennes « hiérarchies des Anges[7] » qu’il a si bien su théoriser. Dante ne s’y est pas trompé, en réservant une place lumineuse au Docteur angélique, à partir du chant X de son « Paradis ». Mais combien de philosophes trouverions-nous aujourd’hui dans son Enfer, ou plutôt dans ce bain d’enfer où ils naviguent, en-deçà de l’impensé des classiques, comme de vieux crocodiles lavés à l’acide ? Ceux qui, horribles travailleurs, se sont propulsés au fond du gouffre pour trouver les soucis et les aspirations les plus triviaux et infâmes de l’homme. Plutôt que « l’illusion idéaliste qui se croit dans le vrai », Jean-Clet Martin fore alors « ce calice vertigineux (…) peuplé par son propre photogramme, ses propres souvenirs, inséparables d’une chute dans la mouise de l’événement ou les détritus bigarrés de la vie ». C’est ainsi qu’il se livre à une édifiante énumération commentée de ces philosophes qui creusent les sous-sols de l’humanité pour y découvrir les soubresauts de l’angoisse et du vide de Dieu, de l’incompréhension de ses contemporains, de la souffrance, du mal, sans compter le chaos cosmologique.
Il ouvre d’abord la bouche du « Cri » de Munch, qui, faute de langage, s’exprime en peinture, comme « le bruit de fond de l’univers », puis le « vivre seulement ici » de la musique de Mahler, qui est aussi « chaos » et « mathématique des sons dissolue par bien des paradoxes ». Il s’interroge alors : « comment vivre sur ce plan d’inconstance lorsque plus rien ne s’ajointe et que tout motif, toute phrase, tout élément de structure s’enfoncent, gagnés d’une dissolution chaoïde »…
La perte de l’unité est également celle de Kierkegaard, « au cœur de l’irrationnel le plus obscur », qui rompt avec sa fiancée « pour préserver le charme de la rencontre tout en vivant désormais l’enfer de la séparation ». Perte contre laquelle veut lutter « Hegel le renégat (…) portant avec lui la mémoire dure du monde ». De Schopenhauer à Nietzsche, « il n’y a sans doute rien à attendre de l’avenir, aucun paradis, plutôt d’universelles souffrances (…) Chacun est comme un jet de pierre, un atome incommunicable ». Ainsi Nietzsche, celui qui connait la mort de Dieu, est « répudié, traîné dans la boue (…) par les recensions de la presse que seuls les clichés du moment semblent retenir », remarque incidente, mais pertinente, on ne peut plus actuelle, à laquelle Jean-Clet Martin et son modeste critique échappent peut-être, osons-nous l’espérer...
Pourtant Hölderlin rêve « de se baigner dans la même eau que celle des Grecs », lui qui est dans « dans l’éclair, immobile, du feu de l’enfer qui joint les contraires », mais aussi, comme Van Gogh, « à la limite de toute impuissance qui caractérise tout geste créateur ». S’agit-il là d’un bel échec ? Comme lorsque Dostoïevski, après Baudelaire et ses Fleurs du mal, approche « cette déchéance extrême qui rend palpable la proximité du Bien avec le mal »…
Plus loin, Jean-Clet Martin emprunte à Alain Badiou, le concept d’ « Inesthétique[8] », qui est peut-être le signe et le lieu infernal de l’art contemporain, qui a trop souvent perdu, ou voulu perdre, le lien avec la beauté[9]. À moins que cette « inesthétique » puisse en être une forme nouvelle, venue par exemple du fantastique de Lovecraft[10]…
Fouillé par notre essayiste, ce « Plurivers », cet « art des constellations », cet « ossuaire » des penseurs est évidemment une sorte de cimetière vivant de la philosophie, où, au-delà d’une physique et d’une métaphysique euclidiennes, il s’agit de dénoncer, dans la continuité nietzschéenne, le platonisme et l’utopie totalitaire de La République. Et d’explorer « des sauts démoniaques, parfaitement illogiques pour ne pas dire inesthétiques », jusque parmi le « vortex d’une baignoire cosmologique », à la lisière des sciences des nouvelles mathématique et physique. Mais, pour échapper à l’éternel retour du trivial et du chaos, au nihilisme, le néant du nirvana est-il la solution ? Malgré « l’infinie nullité qui rend ma bulle d’existence à elle-même », mieux vaut écrire et vivre L’Enfer de la philosophie, en toute consciente inquiète et fatalement partielle, un de ces livres de philosophie « qui sont des coupes, des aventures d’idées ».
Animateur d’un blog au titre à la fois modeste, futile et brillant, « Strass de la philosophie[11] », au contenu roboratif, Jean-Clet Martin est un érudit papillonnant autant qu’un obstiné des travaux de fouille karstique et de terrassement labyrinthique parmi les « chemins qui ne mènent nulle part[12] » de ses philosophes aimés jusqu’à la passion. Sa prose riche et claire (sauf peut-être sur Hegel[13]) autant analytique que métaphorique, sert à merveille l’argumentation erratique - donc conforme à son sujet - et cependant solide. Un livre étrange et séduisant, anti-dogmatique et cheminant, d’un philosophe autant que d’un poète. Qui ne dédaigne pas les allitérations et les métaphores filées pour « s’enferrer aux fers de l’enfer » et préfère le mur perceptif de la caverne à l’illusoire sortie platonicienne : « l’écran où se joue la vie, la seule vérité de la fiction »… Armé de concepts qu’il n’hésite pas à malmener, et d’une langue souple, Jean-Clet Martin poursuit un combat inégal, et cependant serein, contre cet infernal éclatement du réel et de la philosophie qui est en nous. Finalement, cette progression philosophique, depuis « le fond moléculaire de l’idéation », est une sorte de roman autobiographique borgésien, grâce aux rappels des précédentes étapes que sont ses précédents livres[14] ; mais également une sorte d’autoportrait intellectuel. Qui est aussi le nôtre… Quel coup de dés permettrait à la science de sortir par le haut de l’enfer philosophique ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.