Azulejo, Bragança, Portugal. Photo : T. Guinhut.
De Camões à Pessoa & Júdice,
les élans de la poésie lyrique portugaise.
Luís de Camões : La Poésie lyrique,
traduit du portugais par Maryvonne Boudoy & Anne-Marie Quint,
L’Escampette, 2001, 208 p, 22,71 €.
Cinq poètes portugais.
Eugénio Andrade, Herberto Helder, Nuno Júdice,
Fernando Pessoa, Antonio Ramos Rosa.
Poésie Gallimard, 2015, divers traducteurs,
cinq volumes sous coffret, 39,70 €.
Nuno Júdice : Le Nom de l’amour,
traduit par Max de Carvalho, La Nouvelle Escampette, 2018, 96 p, 15 €.
La Poésie du Portugal des origines au XX° siècle,
sous la direction de Max de Carvalho,
Chandeigne, 2021, 1904 p, 49 €.
Miroir de son auteur et de son lecteur, la poésie révèle une image diffractée par le temps, d’or et de mélancolie. Or, un lyrisme auquel a passablement renoncé la poésie française contemporaine[1] continue d’irriguer la littérature portugaise, ce depuis au moins le XVI° siècle. Si la réputation de Luís de Camões est définitivement assurée à partir de 1572, date à laquelle il publie Les Lusiades, vaste épopée maritime inspirée de Vasco de Gamma et de surcroit poème national qui inspira tant d'azulejos, l’on ne peut occulter sa Poésie lyrique. C’est une longue tradition d’expansion des sentiments, une inquiétude métaphysique poignante, qui continue d’innerver la poésie portugaise du XX° siècle, et jusqu’à aujourd’hui, depuis le prestidigitateur des hétéronymes, Fernando Pessoa tel qu’en lui-même, et jusqu’aux élans de notre contemporain Nuno Júdice, lyrique du bout des lèvres au clavier. Il est d’ailleurs le dernier, et non des moindres, à figurer parmi les pages abondantes de La Poésie du Portugal des origines au XX° siècle, une anthologie qui est une malle aux trésors.
Très probablement les contempteurs du colonialisme verraient d’un mauvais œil l’épopée du navigateur portugais Vasco de Gama, au point de fomenter le pitoyable abattage des statues[2], tant du marin que de l’écrivain Luís de Camões, dont les cendres reposent à Lisbonne près de celles de Fernando Pessoa. Cependant, outre l’éloge de ces « guerriers que leur valeur a rendu immortels », l’usage poétique de « la trompette belliqueuse » et le service de la foi et du commerce, Les Lusiades peuvent être lues comme une encyclopédie des connaissances du siècle. D’abord géographiques au long de l’Océan Indien, entre attaques des Maures de Mozambique, accueil chaleureux à Mélinde (l’actuelle Somalie), tempêtes et scorbut, non sans mille péripéties de l’Inde au Brésil. Ensuite mythologique, quoique la cohorte somptuese des dieux puissent paraître arbitrairement rapportée, malgré leur nécessité dramatique dans un contexte catholique. L’on cite souvent le passage où l’affreux géant Adamastor personnifie le Cap des tempêtes, qui est devenu depuis celui de Bonne-Espérance. Historique encore, en prenant en écharpe les destinées du Portugal, héraut du monde chrétien face aux contrées barbares. Scientifique avec l’anthropologie, la botanique… L’œuvre culmine avec une dimension astronomique lorsqu’au dixième et dernier chant, la reine Téthys, déesse de la mer, emmène le « Capitaine » au sommet d'une montagne, pour un banquet puis une amoureuse nuit ; non sans lui donner à contempler, en un espace initiatique et immatériel, la machine du monde : une sorte de maquette qui est « l’abrégé de l'univers», au centre duquel, suivant la cosmologie en vigueur, règne la terre : « Ainsi l’a voulu l’arbitre du monde : Au milieu de tous ces globes, il a placé le séjour des humains, qu’environnent le feu, l’air, les vents et les frimas[3] ».
En cette élégante anthologie bilingue de La poésie lyrique de Luís de Camões, l’on retrouve les allusions mythologiques caractéristiques, comme en son épopée, de la culture baroque et plus précisément maniériste. En bon contemporain de Ronsard, il prône un épicurisme platonicien. Car au « carpe diem » s’ajoute la nécessité sensuelle et intellectuelle de l’amour qui permet d’accéder à l’essence de l’universel : car il « habite ma pensée comme une Idée ».
Ce sont des chansons en heptasyllabes, des sonnets en décasyllabes auxquels les traductrices n’hésitent pas à substituer des alexandrins pour ne pas trahir la richesse du sens, mais aussi des églogues pastorales et des élégies, et également des stances italianisantes inspirées de Pétrarque. L’élégiaque « Babel et Sion » convoque l’inspiration biblique pour évoquer l’inquiétude du poète face au langage : « C’est un fleuve que cette eau / dont je baigne ce papier ; / et c’est chose bien cruelle / que le chaos de souffrance, la confusion de Babel ». Les méditations sur « l’implacable destin », la mort et Dieu se croisent de strophes en strophes, évoquant avec ferveur l’apocalypse et la résurrection future. Quoique ce papier soit « le fidèle secrétaire de mes plaintes sans fin », le poète a « perdu l’illusion de trouver un remède dans les plaintes ». Aussi la poésie dépasse l’épanchement pour se faire métapoétique.
Rien d’étonnant à ce que le sentiment amoureux s’exhale en ses sonnets, à l’intention d’une « douce tigresse » ; mais que l’on y prenne garde : « mes vers, vous ne les comprendrez / qu’en fonction de l’amour que vous éprouverez ». L’on sait enfin qu’il vécut un dernier grand amour, pour une femme noire chantée dans la « Complainte à l'esclave Barbara » : « Cette belle captive / qui me retient captif […] aux yeux noirs et lassés / si ce n’est de tuer […] Noire ébène d’amour / si douce d’apparence / que la neige avec elle / voudrait faire un échange […] elle semble étrangère / mais barbare non pas ». Parallélismes et oppositions sont aussi expressifs que caractéristiques de l’art baroque chez un poète que la lyre ne ménageait pas.
Ce coffret opportunément consacré à la poésie portugaise ordonne cinq auteurs de manière alphabétique. Serait-il plus judicieux de les traiter chronologiquement ? Fernando Pessoa (1888-1935) est un moderniste à l’œuvre surabondante, compliquée à plaisir par ses hétéronymes. L’orphelin mélancolique et finalement alcoolique, traducteur précaire de l’anglais de surcroit, est vouée toute sa vie à une quête intérieure et à une addiction délicieuse et tourmentée à l’écriture, en prose et poétique. Cependant seul le recueil Message, vit sa parution en portugais, de son vivant, recevant un accueil enthousiaste. C’est dans une fameuse malle que furent retrouvés pas moins de 25 000 textes, dont la publication progressive fut évidemment posthume, surtout à partir des années quatre-vingts, ce qui permit d’assurer au poète une place éminente et bouleversante dans la poésie portugaise, et au-delà.
Ses contes[4] volontiers paradoxaux, comme Le Banquier anarchiste[5] empruntent des points de vue multiples ; la revue Orpheu, qu’il fonda en 1915, fracasse le langage poétique ; sa poésie, prolixe, occupe une vingtaine de volumes ou plaquettes, culminant avec la brillante Ode maritime (scandaleusement parue dans un numéro d’Orpheu), que l’on compare souvent à « Zone » d’Apollinaire et à la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, vision sublime et mélancolique en diable du Tage ouvert sur l’Atlantique.
Et puisqu’il pensait n’être « rien », comme au seuil du presque existentialiste « Bureau de tabac », il devait se démultiplier en ses œuvres, en ses personnages, en ses auteurs, qui sont ses doubles et ses reflets, ses autres et son tout. Fernando Pessoa eût son jour triomphal et sa pascalienne nuit, le 8 mars 1914, lorsque lui apparurent une poignée de personnages, d’alter ego contradictoires, qui se mirent à écrire d’un jet des recueils entiers, car « nombreux ceux qui vivent en nous ». Ainsi le traditionnel concept d’identité immuable vole en éclats, affirmant la multiplicité de l’être, dans une optique moderniste, à moins qu’il faille y voir une tendance névrotique, médiumnique, une mystification, ou plutôt une affabulation créative, selon les hypothèses énumérées par son biographe, Robert Bréchon[6]. Outre quatre principales figures, Alberto Caeiro, incarnant la nature et la sagesse païenne, Ricardo Reis, l'épicurien, Alvaro de Campos, moderniste désabusé, Bernardo Soares, insignifiant employé de bureau néanmoins auteur du Livre de l’intranquillité, l’on peut dénombrer jusqu’à soixante-douze noms, qui vont parfois jusqu’à se critiquer sans aménité…
Voici en ce recueil les vers de la nuit poétique originelle. C’est d’abord Alberto Caeiro, le créateur de ce Gardeur de troupeaux, panthéiste campagnard, qui apparait : « Je suis un gardeur de troupeaux. / Le troupeau ce sont mes pensées »… Même s’il ne s’agit là que du neuvième poème du recueil attribué par Pessoa à son hétéronyme fondateur, le titre révèle ainsi une part de son mystère, au-delà d’un thème pastoral attendu. Le poète, « triste ainsi qu’un coucher de soleil », offre son moi en pâture : « Je suis l’Argonaute de mes pensées ». Sa modeste philosophie est matérialiste : « quelle métaphysique ont donc ces arbres ? », même s’il aime d’histoire toute naïve de son « Enfant Jésus ».
L’esthétique du vers libre est revendiquée en toute simplicité : « Que m’importent les rimes […] Je pense et j’écris ainsi que les fleurs ont une couleur […] Et ma poésie est naturelle comme le lever du vent ». Sauf l’écrivain n’imaginait guère sa réputation posthume : « Même si mes vers ne sont jamais imprimés, / ils auront leur beauté, s’ils sont vraiment beaux ».
Si chaste se prétend Alberto Caeiro, c’est ensuite Alvaro de Campos, scribe inspiré de l’Ode maritime (qui n’est pas ici publiée) et du réquisitoire de l’ « Ode martiale », qui aime s’exclamer : « Ah ! regarder est en moi une perversion sexuelle » et promener son « angoisse de faim sexuelle ». Le « perplexe » qui a « tout raté » joue aux dés « avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien », et prétend que « la métaphysique est le résultat d’un malaise passager ». Il produit ses plus symptomatiques vers dans « Bureau de tabac » où chante « l’essence musicale des vers inutiles » ; ou encore dans « Passage des heures ». Là où chercher « des rêves qui nous rejoignent au crépuscule ».
Il est évident que le lyrisme mélancolique de Pessoa ne se suffit pas d’une plainte narcissique ; il se déploie jusqu’à l’universel d’une condition humaine ouverte sur l’infini, et cependant entravée, au point que jaillisse « une secrète envie de sanglot / peut-être parce que l’âme est grande et petite la vie, / que tous les gestes sont prisonniers de notre corps ». À cet autoportrait polymorphe qu’est l’œuvre de Fernando Pessoa, Alvaro de Campos ajoute une amicale humanité : « J’ai couché avec tous les sentiments ». Car il a en lui « Mon cœur tribunal, mon cœur marché, mon cœur salle de Bourse, mon cœur comptoir de banque, mon cœur rendez-vous de toute l’humanité » ; ceci étant tiré de « Passage des heures », l’un des plus vastes poèmes du Portugais universel. Ce qui prouve, s’il en était besoin, que cette poésie, en rien passéiste, malgré ses « produits romantiques que nous sommes tous », ne relève plus guère du romantisme et du symbolisme, mais d’une modernité aussi venteuse que l’embouchure du Tage, en un mot : cosmique.
Et si notre lecteur veut bien pardonner, à l’auteur de cette modeste critique, cette confidence, il saura que malgré depuis longtemps une bonne dizaine de volumes dans sa bibliothèque, dont ceux prolixes des éditions Christian Bourgois, c’est ici la première fois qu’il lit réellement celui qui « sous l’ultratranscendance [est] écrasé », et reconnait alors et enfin Fernando Pessoa, avec admiration et amitié, pour un grand poète, de l’altitude humaine et sidérale de Rainer Maria Rilke[7], son contemporain, par exemple…
Est-ce à dire que l’ombre gigantesque de Fernando Pessoa risque d’occulter ses successeurs, soit les autres poètes portugais du XX° siècle ? Né en 1923, mort en 2005, Eugénio de Andrade oppose la Matière solaire et Le Poids de l’ombre, pour aboutir au Blanc sur blanc, en une démarche initiatique, digne de la tradition apollinienne et de La Métaphysique de la lumière de Marcile Ficin[8], quoiqu’il ne guère platonicien. C’est une œuvre labile, d’une sensualité jamais grossière, dont les courts poèmes s’intéressent aux corps, à la délicatesse du désir, homophile et païen, à la nature, sans la moindre mièvrerie. Au contraire du lyrisme inquiet, critique, du pathétisme sans pathos de Pessoa, pour lui, « un corps n’est pas la maison pour la tristesse ». Sans oublier « le sexe et la tremblante joie / qu’il y avait toujours à le sentir en éveil ».
Son esthétique est attentive à une exactitude et une éthique du langage que la traduction n’empêche pas de ressentir pleinement : « Qu’as-tu fait des mots ? / Quel compte rendras-tu de ces voyelles : d’un bleu paisible ? ». Cependant, la cause n’est pas perdue : « Faire d’un mot une barque / c’est là tout mon travail ».
Chevauchons les vers d’Antonio Ramos Rosa, né en 1924, décédé en 2013, pour préférer un moment aux mélancolies lusophones les éloges du Cycle du cheval et les clartés d’Accords. Etouffé par un travail d’employé de bureau, par la dictature de Salazar, il n’a trouvé son salut qu’en la poésie à laquelle il a fini par se consacrer entièrement, avec, à son actif, une soixantaine de recueils et une poignée de dialogues philosophiques. Entre attention aux sensations offertes par le monde et illuminations spirituelles un tantinet surréalistes, ses brefs poèmes (des sonnets parfois) sont faits de vers libres intensément imagés. Son « cheval diamant » incarne la force de la liberté, animal symbolique auquel il s’identifie, avec ses « syllabes musculaires ». En découle un panthéisme érotique : « Cuisses fortes, seins conquérants, / une adolescente avance sur un cheval sans selle ». Une communion heureuse avec la nature et le monde se déroule ; et s’amplifie parmi les vers d’Accords, où « la langue prononce / l’écume et la danse lumineuse ». Sa quête est celle de « la lumière qui nait et brille à travers les mots ». Son lyrisme magique se fait thuriféraire du langage poétique : « La parole est une statue immergée, un léopard / qui frémit en des taillis obscurs, une anémone / dans une chevelure ».
N’en déplaise à son grand ainé lisboète, Herberto Helder, lui né en 1930 et disparu en 2015, sait affirmer en toute certitude son Poème continu. Intensément métaphorique, aquatique, acoustique et acousmatique, sa poésie n’est pas loin d’être volontiers hermétique. Son alchimie ne manque néanmoins pas de chair, tout imprégnée qu’elle est d’érotisme, voire d’une évocation assez précise de la sodomie en un sonnet fait de quatorze vers libres : « l’alliance intrinsèque d’un pénis et d’un anus », ce qui, dans ce cas, ne dépasse guère une dimension fantasmatique que la poésie ne sublime guère. L’amour y trouve toutefois sa réalisation : « La beauté que tu transportes comme un pénible fardeau / se brise en gloire contre mon flanc / martyrisé et vivant ». Dans le cadre d’un matérialisme charnel, même l’intellect poétique trouve son origine : « Incertain grandit un poème / dans les désordres de la chair ». Ou pour signaler une autre occurrence de la poétique d’Herberto Helder : « Quel métier fléchi : polir le joyau harassant, / multiplier le monde, facette / après facette »…
Toujours notre contemporain, Nuno Júdice, né en 1949, pratique Un Chant dans l’épaisseur du temps (1992). Et, par exception parmi ces cinq volumes, l’auteur lui-même préface cette édition, avec un autobiographique essai simplement intitulé « Le langage poétique ». Il y raconte comment il lisait enfant l’Enéide de Virgile et l’Enfer de Dante, près des ombres de la nuit : « la poésie a paru dans mon esprit ». Années après années, « le poème garde, en quelque sorte, la vérité des choses et des âmes, au-delà de la surface du présent », ce qui est la marque d’une confiance dans la vérité peut-être discutable. Son écriture est bien faite d’une « harmonie d’images et de constructions verbales […] au-delà de l’artisanat du vers ». Mais cette conception du poème comme « langue natale » à retrouver témoigne sans doute de quelque chose d’un peu - trop ? - platonicien…
Parmi les pages d’Un Chant dans l’épaisseur du temps, se lèvent des figures tutélaires, Hamlet, Ulysse, William Blake, dont la hauteur métaphysique modèle la conscience du poète, dans « une déambulation entre être et ne pas être ». Plus loin, « dans la coïncidence d’un miroir », s’ouvre un « Portrait avec vitre embuée », alors que les images ravivent l’existence, comme cet « été littoral de l’adolescence ». Le goût de la nostalgie et de la vie champêtre, associé à un « Exercice de cartographie » anime des accents qui ne sont parfois pas loin d’évoquer Yves Bonnefoy[9], « quand un sentiment ancien descend avec le soleil sur l’horizon ».
En toute logique, cette traversée de la temporalité aboutit à une Méditation sur les ruines (1994). Ne pensons pas aux ruines de Rome ou d’Ephèse ; mais à celles qui nous sont plus intimes et forcément élégiaques :
« Il lui resta de tout cela un vestige de
chant, révélation d’un écho de voix sans
l’opacité des lèvres, soudaine, comme l’image
d’une chevelure ancienne
dans le vide du poème ».
Reprenant la tradition lyrique venue du XVI° siècle de Luís de Camões, Nuno Júdice baptise son recueil, paru en 2008, Le Nom de l’amour. En fait une très belle anthologie, entre 1975 et 2015, qui prend soin d’égrener « la solitude avec laquelle je t’aime », mais aussi les élans du désir désir : « je reconnais la falaise du désir dormant d’éternité ». La simplicité et la délicatesse, tant du vocabulaire que de la syntaxe, n’empêchent en rien le verbe créateur de se déployer. Or fusionner avec l’amour est le rôle et la dignité du poème :
« j’attire à lui ton corps
pour le coucher dans le lit
de la strophe, je le dénude de phrases
et d’adjectifs jusqu’à ce que je te voie, toi ».
Autant que la poésie, l’amour est un « murmure de genèse », où l’émouvante beauté des métaphores emporte l’adhésion :
« Je veux ce poème à la place du sublime,
avec sur les genoux de la statue, une chaise de brume,
que ses seins d’herbe s’empourprent. »
S’il y a un versant d’ombre de l’amour, quand il n’est pas réciprocité, quand il est perte et « interminable mort », il y a tout un versant solaire, érotique, auquel sacrifie avec bonheur Nuno Júdice, là où passe une « sphinge », et, non sans humour, « la déesse en minijupe », quoique devenue serveuse de zinc, elle fasse partie de celles qui « perdaient vite leur éblouissante lumière »…
C’est avec l’or gris de sa vaste mélancolie que Fernando Pessoa irrigue le fleuve atlantique de sa poésie, alors que ses successeurs préfèrent œuvrer à la recherche d’une identité heureuse dans le monde. Celui dont l’influence est peut-être invisible, car il ne faudrait pas ressembler à ce créateur trop singulier pour que l’on puisse lui emprunter impunément, reste une référence pour la pléiade de poètes portugais qui lui succédèrent, cherchant ailleurs que dans les ports de la mélancolie, leur univers. Même si Nuno Júdice rend hommage à son « ombre » dans un amical poème en prose. Revenons toutefois, « sur le quai [qui] est tout entier une nostalgie de pierre », au regard de Fernando Pessoa « vers l’Indéfini » de son Ode maritime, pour trouver avec lui notre « être cyclonique et atlantique[10] ».
Voici enfin la Bible, non pas définitive, partiale certes, mais irremplaçable : La Poésie du Portugal des origines au XX° siècle, une anthologie profuse, bilingue de surcroit, engrangeant près de trois cents poètes et plus de mille poèmes, sur huit siècles, depuis le mythe homérique d’Ulysse fondant le port de Lisbonne jusqu’au sillage du bouleversement poétique initié par Fernando Pessoa et continué par Nuno Júdice, en passant par la mélancolie de la saudade. L’art médiéval des troubadours a essaimé jusqu’aux rives du Tage, le classicisme et le maniérisme ont proliféré, l’âge baroque a multiplié ses prestiges, l’arcadisme et le romantisme ont fait florès, le parnasse et le symbolisme se sont conjugués pour préparer la modernité de nos contemporains les plus inquiets et les plus troublants. Un petit pays, relativement à sa superficie, mais une grande Histoire, une vaste projection maritime dont la circumnavigation de Vasco de Gama trouve son reflet chez Luís de Camões ; et une immense tradition épique et lyrique au fronton des Lettres européennes, qui probablement est loin d’avoir dit son dernier vers...
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et photographie
[3] Luís de Camoens : Les Lusiades, Didier, 1878, p 306, 307, 587, 589.
[4] Fernando Pessoa : Contes, fables et autres fictions, La Différence, 2016.
[5] Fernando Pessoa : Le Banquier anarchiste, La Différence, 1983.
[6] Robert Bréchon : Etrange étranger. Une biographie de Fernando Pessoa, Christian Bourgois, 1996, p 197-213.
[8] Marcile Ficin : La Métaphysique de la lumière, L’Act Mem, 2008.
[10] Fernando Pessoa : Ode maritime, Œuvres poétiques d’Alvaro de Campos, Christian Bourgois, 1988, p 41, 43, 65.
Photo : T. Guinhut.
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