Massiccio della Presanella, Trentino Alto-Adige, Italia. Photo : T. Guinhut.
Zao Wou-Ki, peintre torrentiel
et passeur de poètes.
Dominique de Villepin : Zao Wou-Ki et les poètes Albin Michel, 264 p, 49 €.
Dominique de Villepin : Zao Wou-Ki, Flammarion, 400 p, 50 €.
« Une tache gagne
Les horizons du monde
Du corps aux ailes déployées
Jusqu’au rêve immobile
Loin du sel de la mer »
Qui eût cru que ces vers soient de Dominique de Villepin, ancien premier ministre fort controversé ? S’il fut un homme politique aux talents de peu d’effets, il est un poète autant par ses strophes sensibles que par le regard qu’il porte sur l’œuvre du peintre Zao Wou-Ki, dont le talent a rejoint le ciel serein et coloré de la peinture en 2013. Ce dernier eût le bonheur et le privilège d’illustrer de nombreux poètes de son temps en de rares livres de bibliophilie, réservés aux happy few. Grâce à Dominique de Villepin, quelques pages aux élans magnifiques de ces rares recueils sont rassemblées en un bel ouvrage : Zao Wou-Ki et les poètes. Dont l’indispensable complément est le fort volume laconiquement intitulé Zao Wou-Ki, qui entreprend la traversée, de 1935 à 2010, d’une œuvre picturale torrentielle. Sait-on s’il s’agit d’abstraction lyrique ou de paysage ?
Il est hasardeux d'établir une relation d'identité entre les vers du poète et l’image du peintre. Faut-il d’ailleurs en imposer une ? « La poésie est comme la peinture », disait Horace en son fameux « Ut pictura poesis[1] », préjugeant d’une irréductible équivalence entre ces deux arts. Cette doctrine prévaudra jusqu’à l’époque classique, bien que Lessing, en son Laocoon[2] publié en 1766, fracture cette apparente évidence pour séparer deux medias aux moyens irréductibles. Il est alors évident qu’autant Zao Wou-Ki que les poètes qu’il choisit d’illustrer sachent combien il ne faut rien attendre d’une ressemblance entre les images du texte et celle de l’art plastique. Il s’agit bien plutôt pour les écrivains d’entrer dans une relation de confiance avec celui dont les formes et les couleurs vont interagir avec le mouvement poétique.
La carrière graphique et picturale de Zao Wou-Ki, né à Pékin en 1920, puis établi en France à partir de 1948, commence par une recherche de sa propre identité. Ce sont des graphismes de pins et de cabanes, quelques animaux et poissons, voire des silhouettes montagneuses, dans un espace indéfini, à la lisière du graphisme enfantin et de la peinture traditionnelle de paysage chinoise, de la calligraphie extrême-orientale et peut-être du trait de pinceau que jette en toute méditation créatrice la peinture zen. C’est en 1949 qu’Henri Michaux, qu’il ne connait pas encore, lui fait la surprise d’écrire sa « Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki», où les arbres sont « derniers compagnons / experts en l’art de reviviscence[3] ». Leur amitié devient alors indéfectible et contribue aux rencontres avec bien des écrivains. Tel André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, dont notre artiste illustre La Tentation de l’Occident. Et jusqu’à sa mort, en 2013, ce rapport intime avec les poètes ne se démentira pas.
Bientôt la rupture avec la figuration apparait définitive. De puissantes vagues de noir balaient une lave de rouge et de jaune pour l’Elégie de Léopold Sédar Senghor en 1978. Pour le Canto pisan LXXVI de l’américain Ezra Pound, c’est un sommet d’éblouissement coloré qui enflamme en 1972 la page où le jaune, le jade et le rose violacé exultent. Mais aussi « un tourment sombre » qui est peut-être le reflet de la tragédie qui frappe Zao Wou-Ki, en l’espèce la souffrance et la mort de son épouse May.
Aux toiles sans cesse soulevées par l’intensité lyrique répondent en 1980 les aquarelles pour illustrer les mots errants d’Effilage du sac de jute de René Char. La liste des poètes ainsi magnifiée est éblouissante : Yves Bonnefoy, Roger Caillois, Philippe Jaccottet (dont le Beauregard est exalté par une danse de couleurs aux nuances jamais vues), François Cheng (où les noirs retrouvent les atmosphères et les expressivités de la calligraphie chinoise), encore René Char, Henri Michaux encore ! Sans compter de moins connus : Roger Laporte, Jocelyne François, Jean Laude, Kenneth White… Et, seuls parmi les contemporains, de plus lointains : Shakespeare, Khalil Gibran et Rimbaud.
Avec l’art de Zao Wou-Ki, nous sommes dans la mouvance de ce que l’on appelle l’abstraction lyrique, vaste espace qui va des Américains Jackson Pollock et Marc Rothko aux Français Hans Hartung et Georges Mathieu. Tout élément d’ordre figuratif a disparu. Tout juste peut-on y déceler, plus exactement y imaginer, des ciels immenses, des plages et des mers, des mouvements de nuées ; mais ce serait là déjà abuser de ce qui fait d’abord image plastique. Si sont totalement abstraits les référents au réel figurable, c’est de toute évidence la possibilité des émotions qui fait loi : sérénité, indécision, agitation, tempête et passion, « mouvements lyriques de l’âme[4] », pour reprendre les mots de Baudelaire à propos du poème en prose. Mais surtout illumination, de la couleur, de la vision et de l’esprit, au sens du koan zen, des mystiques et du « château intérieur[5] » de Sainte Thérèse d’Avila. Ce pourquoi Zao Wou-Ki accompagna les proses flamboyantes, les « Aubes », « Marine » et « Mystique » des Illuminations d’Arthur Rimbaud[6], pour une édition plus largement accessible, puisqu’elle fut tirée à 5000 exemplaires, quoique évidemment fort recherchée. Ces « illuminations », icônes de lumière d’une mystique qui ne se préoccupe d’aucun dieu, sont de nouvelles enluminures pour le XXème siècle…
La « sagesse joyeuse », mais aussi « le deuil et l’angoisse », sont, selon Dominique de Villepin, les jalons du peintre et illustrateur de la contemplation, de l’émotion et de l’éclat de la vie parmi le cosmos, en résonance intime avec les vers et les proses des poètes élus. Ainsi vont les leçons de l’art de Zao Wou-Ki, lui qui « avait le don de l’amitié ». Mais aussi, comme le disait René Char, le don de l’« amitié admirative ».
Que voilà une initiative éditoriale judicieuse : en un beau livre, mettre à la portée du public amateur, qui sache aimer, de rares plaquettes pour bibliophiles, en reproduisant pour chacune au moins une double page, qui donne à lire et à contempler poèmes et estampes, couvertures et dédicaces, documents et photographies, tout en les accompagnant de plus vastes tableaux du maître au sourire flamboyant. Quoique les pages gravées de ces trente-sept livres ne soient pas qu’une réduction des grands tableaux, mais tout un jardin secret confié à l’amitié de la poésie et des poètes. Reste à espérer que ce livre, « vestige d’un monde disparu », pour reprendre les mots de Dominique de Villepin, relance le désir des artistes et des éditeurs pour ces bijoux de bibliophilie que notre futur nous reprochera de ne pas avoir su créer…
Une fois de plus Dominique de Villepin est le passeur du peintre en un album qui est une somme magnifique, sondant et exposant toutes les étapes de la création torrentielle de Zao Wou-Ki. Comme tout jeune peintre, il commence par des portraits, des paysages, des bouquets, des arbres. Rien de très original en ce travail figuratif. La peinture traditionnelle étudiée dans l’Empire du milieu est bouleversée, à l’occasion de son arrivée en Europe, par la découverte de Matisse, des villes d’Italie. Mais la rencontre de l’œuvre de Paul Klee, sensible à partir de 1951, l’initie à un nouveau monde pictural : le graphisme symbolique trotte sur la toile. Il ne s’agit cependant pas pour lui de rester un « sous-Klee ». En effet les signes arbustifs (dans « Paysage vert ») font le lien entre les prémices de l’abstraction occidentale et la calligraphie orientale. S’il travaille à Paris à partir de 1948, son origine chinoise se rappelle à lui grâce à des « fantômes d’idéogrammes », en un merveilleux syncrétisme.
Bientôt, dès 1955, le voici déployant son style propre : de vastes nappes colorées où reposent et dansent des signes qui n’en sont à peine, atteignant une assomption de l’abstraction lyrique, au-delà des peintres français d’alors, de Georges Mathieu à Pierre Soulages, en passant par Hans Hartung. Dès lors, cependant, ses toiles tumultueuses « sont des paysages », affirme Dominique de Villlepin. Reste à deviner, parmi ces épanchements d’émotion, ces calligraphies de la sensibilité, ces calmes explosifs, ces saveurs orchestrales, ces synesthésies de l’âme, des paysages marins et terrestres étoilés, mais absolument et secrètement allusifs, rarement titrés autrement que par une date, ou offerts en hommage à Henri Matisse, René Char ou Henri Michaux.
Qu’est-ce qui fait la sûreté et l’art de Zao Wou-Ki, alors qu’aux yeux du néophyte cela pourrait passer de pour un brutal épandage de couleur, un hasardeux gribouillage de pinceau survolté ? Il faut en effet une initiation du regard pour percevoir cet immense équilibre, cette sureté de la composition, ce dévoilement poétique de l’instant et de l’infini, à la lisière du vide et du plein du Tao. Ode à la couleur, immersion dans le torrent de la vie et de la présence, ce sont des rouges flamboyants, des jaunes chantants, des bleutés sereins, des noirs tragiques. Tous dansent dans l’équilibre spatial et cosmique d’immenses toiles, parfois jusqu’à cinq mètres de long. Et si l’on ne peut qu’imaginer ressentir l’immersion du modeste spectateur devant et dans ces formats surhumains, le format de l’album, les reproductions soignées et généreuses permettent un avant-goût à une exposition imaginaire impossible, tant ces toiles sont dispersées aux quatre coins du monde, entre Japon et Etats-Unis. Somptueusement illustré, l’album reçoit en outre une biographie, un choix généreux de la « fortune critique » du peintre, entre le poète Yves Bonnefoy et l’historien Georges Duby, une pléthore d’expositions personnelles et de collections publiques abritant ces nouveaux temples zen de l’art que sont les toiles de notre cher Zao.
On mesure avec modestie la difficulté de l’ekprhasis, cette figure de rhétorique qui désigne la description des œuvres d’art chez les Anciens, devant l’œuvre de Zao Wou Ki. Faut-il y voir un poème de Li Po, comme celui mis en épigraphe à ce maître volume des éditions Flammarion, et relire la poésie chinoise[7] ? Ou se confier aux poètes, comme Michaux, qu’il accompagna dans leurs éditions rares ? Ce serait peut-être tomber dans un littéralisme discutable. Y trouver un haïku de cinq mètres de long ? Y percevoir un torrent de nuées et de lumières, une métaphore des brûlures émotives et des sérénités humaines, une intense cosmologie ? À cet égard la belle prose poétique du préfacier, Dominique de Villepin, intitulée « Dans le labyrinthe des lumières », ne faillit pas à sa mission, même s’il s’agit d’une gageure. Il note un timide retour à la figuration dans un triptyque de 2004, « Le vent pousse la mer », dans lequel un mince graphisme signe la présence d’un bateau, donc d’un homme, parmi un souffle marin, non loin du romantique Turner, lui-même précurseur de l’abstraction. Est-ce à dire que le texte le plus proche du calme maelström de Zao Wou Ki serait celui de la béance et du chaos, sis dans les genèses des Métamorphoses d’Ovide et de L’Ancien testament, lumineux de toutes les potentialités des mondes ? À moins d’imaginer de regarder en écoutant Chronochromie d’Olivier Messiaen…
Jeff Koons : « Puppy » ; Museo Guggenheim, Bilbao. Photo : T. Guinhut.
L’art contemporain est-il encore de l’art ?
Laurence Hansen Love et Nicole Esterolle.
Laurence Hansen Love : L’art, de Aristote à Sonic Youth,
Les Contemporaines, 144 p, 12 €.
Nicole Esterolle : ABC de l’art dit contemporain,
Jean-Cyrille Godefroy, 240 p, 18 €.
Un Cupidon de marbre par Canova pour la noblesse et la pureté de l’art, mais un chiot géant couvert de fleurettes pour la reproductibilité des plus puériles et piètres icones... Sans compter le culte duchampien des misérables installations et autres accumulations, comme de vitres cassées… Deux thèses s’affrontent alors : on élève au piédestal Aristote et Kant à l’égal du tout art contemporain ; on répond à coups de tas et de bidules… Ce sont la philosophique anthologie de Laurence Hansen Love, L’art, de Aristote à Sonic Youth, et le pamphlet de Nicole Esterolle, ABC de l’art dit contemporain, qui réclame rien moins que de bousiller ce dernier aux ordures. Aux risques de jeter le bébé avec l’eau du bain.Là s'entrechoquent analyse sereine et polémique virulente. Cet art contemporain, fourbi d’ironie postmoderne, est-il encore de l’art ? À moins de devoir faire évoluer le sens de ce mot.
Qu’est-ce que l’art ? Au-delà de la technè originelle chez les Grecs, ce sont des créations verbales, picturales, sculpturales, architecturales, musicales, dont l’expressivité, l’esthétique et la pensée provoquent une sensation de plénitude, voire de transcendance ; les Beaux-Arts, se détachant des arts mécaniques et des arts libéraux. L’expérience esthétique, selon Jean-Marie Schaeffer se situe entre « émotions et connaissance[1] ». Ainsi Baudelaire, Turner, Le Bernin et Schubert nous procurent d’intenses émotions esthétiques qui par la grâce de l’intellection nous font nous sentir plus intenses, nous rendent meilleurs.
Reste à savoir si n’importe quel objet peut accéder au statut d’œuvre d’art, si un chanteur populaire tel que le prix Nobel de littérature Bob Dylan est un grand poète, donc un artiste digne de ce nom. C’est à de telles interrogations que tente de répondre -non sans finesse- Laurence Hansen-Love, que nous connaissions déjà pour la pertinence de son essai sur le libre arbitre[2]. D’Aristote, philosophe de la Poétique, au groupe de rock avant-gardiste Sonic Youth, de la « beauté libre » selon Kant aux « propositions artistiques » parodiques, cyniques et désenchantées, elle introduit, dispose et enrichit une anthologie bienvenue, sans lourdeur pédante, de façon à montrer que la « désublimation de l’art » n’est pas une catastrophe. Il n’est pas certain qu’elle considère cependant que n’importe quoi puisse être de l’art, quand ce qui plait et divertit ne mérite pas forcément cette élévation spirituelle, à moins qu’il ne soit plus question de cette dernière, sinon comme d’un inconvenant diktat. L’artiste démiurge est devenu un amuseur par qui le scandale de l’irrévérence arrive.
Il est loisible de considérer cette petite anthologie comme une amicale invitation, une antichambre aux grands textes de l’humanité, brièvement découpés et mis en avant : l’Aristote de la technè et de la poïesis côtoie Kant et sa prédilection pour « l’art libéral » ainsi qu’Alain pour qui l’artisan « est artiste, mais par éclairs ». La « reproductibilité des œuvres d’art » par Walter Benjamin est un concept qui reste essentiel pour comprendre à la fois la désublimation et la multiplication de l’objet artistique, ce qui préfigure le répétitif et creux Andy Warhol.
Le Beau[3], depuis l’idéalisme de Platon et le jugement de goût kantien, et dont l’universalisme n’admet pas le pleutre « chacun son goût », gît dans la nature, mais plus encore dans l’art, selon Umberto Eco, à la suite d’Hegel et d’Oscar Wilde. Cependant il semblerait « que le XXI° siècle a tourné le dos à une tradition multiséculaire de révérence de l’art à l’égard de la beauté incréée», même si François Cheng pense que, du moins dans la peinture, « le fil d’or du beau ne s’est pas tout à fait interrompu ».
Canova : « Cupidon » ; Museo Correr, Venezia. Photo : T. Guinhut.
L’art contemporain adoucit-il la barbarie, comme le pensait Hegel, est-il encore cet art bienheureux dont parlait Nietzsche dans Le Gai savoir ? La « dimension d’immortalité », selon Hannah Arendt, ou la « résistance à la mort », selon Deleuze ? Subsiste-t-il une extase esthétique ? Hélas, rencontrant selon Hegel « l’esprit d’ironie », il passe du désenchantement au cynisme, et devient esprit d’urinoir avec Duchamp. Jean Clair y voit la « prostate des civilisations fatiguées » et, parmi les décharges que deviennent nos musées, il se scandalise : « Les hautes œuvres réclamaient jadis la sanction d’un Dieu, on est entré dans les basses œuvres, la vidange des fonctions naturelles ». Ce que confirment la « Boite de merde d’artiste » de Manzoni et la « Cloaca maxima » de Delvoye, soit une machine à produire des excréments humains, trop humains, sans compter ses baisers d’anus en rouge à lèvres. Nous sommes descendus de la transcendance esthétique jusqu’à l’anus diarrhéique ; qui sait s’il s’agit d’un scatologique descendant de Rabelais…
En ce sens, Jeff Koons, avec ses « Tulips » et ses « Puppy », clinquants fétiches de la banalité du quotidien, assure la transmutation de la merde en or, jusqu’à ce que la spéculation financière se tourne vers d’autres objets et tire la chasse…
Ainsi la beauté n’est plus un critère dans le « paradigme » de l’art contemporain, assure Nathalie Heinich[4]. Il s’agit de produire du décalé, de transgresser le goût et les mœurs, de choquer et d’exciter pour exister sur la scène artistique, de questionner les préjugés et les acquis -ou d’œuvrer dans l’art engagé au service de nouvelles doxas, qu’elles soient anticapitaliste ou écologiste- voire, pour l’acheteur, d’exhiber un marqueur de luxe.
Laurence Hansen-Love ne se fait pas faute d’oublier le discutable Alex Ross[5], pour qui les hiérarchies n’ont plus guère cours, confondant dans la même appréciation musicale Messiaen et Sonic Youth, l’opéra de Monteverdi à Kaija Saariaho et le rock des batteries brutales et des guitares électriques stridentes. Des réévaluations permettent en effet d’accepter l’art brut, les « arts premiers », à côté de Lascaux et de Michel-Ange. D’ajouter la photographie, le théâtre postmoderne et le cinéma, voire « l’art de vivre », au catalogue du grand-art. C’est alors qu’un peintre comme Twombly, par on ne sait quel miracle, a su élever le crabouillis au rang du ravissement artistique…
Cependant, devant la banalisation des monstrations de la seconde moitié du siècle dernier et de ce présent siècle, Nelson Goldman répond en 1977, avec pertinence en prétendant que la réelle question devient : comment un objet fonctionne-t-il comme art ? Un caillou n’est rien, exposé il peut être symbole, question subjective, écologique, cosmique, comme avec le land-artiste Richard Long. Mais au risque d’abuser d’une telle esthétique, la caution éthique devient étique et risque de s’effilocher, entraînant dans sa chute l’esthétique même. C’est que Nicole Estérolle vient pointer d’un index aiguisé jusqu’au sang.
Avec une vigueur et un humour sans cesse renouvelés, car c’est là son second tir en rafale[6], Nicole Esterolle conspue « les tenants d’un duchampisme conceptualo-postural officiel qui honnit le sensible, le poétique, l’imaginaire, le rêve, le tripal, le terroir et surtout le savoir peindre et dessiner ». Les Fonds Régionaux d’Art Contemporain, les Conseillers artistiques, les collectionneurs, les critiques et les institutions sont rivés au pilori pour leur mépris de la figuration et de la peinture. Jusqu’à l’Etat français lui-même, qui confronte à Versailles le grand siècle et Jeff Koons, et qui aurait « perdu de vue 23000 œuvres des collections publiques ». Qu’imaginer alors du gaspillage des deniers du contribuable, de l’effondrement de la bulle spéculative à l’occasion du grand effondrement de 90% de l’art contemporain, académisme oblige, modes et démodes alternant. Même Emmaüs n’en voudra pas…
La polémiste endiablée dénonce avec gourmandise « le triomphe de la fèce », les lieux où « l’incompétence et le ridicule sont qualifiants », « l’extrême de l’inculture », « l’art monochromaniaque », le « crétinisme consanguin », « la peinture au pénis », la surévaluation du « bankable », « l’ultragauche au service de l’ultra-finance », la « bigoterie » d’un art « sectaire » et « fanatique ». Il faut admettre que notre pamphlétaire a l’art de la formule. La diatribe à l’emporte-pièce côtoie la fléchette empoisonnée qui fait mouche, comme lorsqu’elle pointe avec Aude de Kerros les papes de l’art contemporain pour qui les mots « beauté » et « œuvre » sont des « tabous sémantiques ». L’« absence d’art », le « non-art » ont remplacé l’art, au travers de glorieux faiseurs de néant comme Buren ou Lavier ; un plasticien gomme les pages de Proust, un performiste peuple une salle vide d’aboyeurs, un artiste « transgénique » introduit une protéine fluo dans l’ADN d’un Lapin, un autre érige un « vagin de la reine » en tôle rouillée dans les jardins de Versailles, un autre offre « un cochon peint avec la bite », un autre encore « couve des œufs », un autre enfin avoue en tube de néon mauve « Je suis une merde », un dernier et non des moindres sodomise d’un « plug anal » géant vert la place Vendôme ; ad libitum et nauseam…
Les tics linguistiques et conceptuels qui habillent brillamment la chose, si chose il y a encore, sont alors moqués, opposés avec les codes sémantiques traditionnels et idéalistes de l’art. Nous tempérerons cependant notre enthousiasme en notant qu’un manichéisme un peu réducteur les oppose en cette démonstration. Il y a en effet des artistes contemporains, tels Maurizio Cattelan montrant en sa « Nona Ora » un pape écroulé par une météorite, ou un Andres Serrano exhibant un « Piss Christ[7] », dont l’œuvre est loin d’être vaine. Mais tous n’ont pas leur hauteur métaphysique et esthétique…
L’on s’amusera beaucoup en allant voir sur Facebook comment Nicole Esterolle collectionne les « tas » de l’art contemporain : bonbons, pavés, quincailleries diverses, déchets poubellesques que de niaises femmes de ménage (oh les Béotiennes) ont balayés. Jusqu’aux écoles d’art qui préparent un avenir artistique radieux, les lieux muséaux deviennent des lieux nauséeux…
L’on comprend alors pourquoi Nicole Esterolle, qui loin d’être une béotienne sait elle aussi lire Nathalie Heinich, a la prudence d’un pseudonyme, quoique l’on puisse deviner de quel bord elle vient, lors qu’elle assassine au vitriol de son clavier percutant nombre de personnalités, nommément visées, du monde de l’art contemporain, lorsqu’elle moque le verbiage des critiques et des experts, lorsqu'elle lacère « un totalitarisme culturel ».
Même si l’on peut penser que Nicole Esterolle, emportée par son élan, ne sait pas toujours faire grâce à des œuvres qui la mériteraient, on ne peut simplement écarter d’un revers de main, d’une accusation infamante de populisme, ou de l’habituelle reductio ad hitlerum, sa torrentielle argumentation polémique, en la qualifiant de réactionnaire nauséabonde, voire de jalouse endémique, elle que la corne d’abondance des honneurs officiels et des comptes en banque n’a guère honorée.
Loin de se contenter de dénigrer, Nicole Esterolle (pseudonyme d’un critique d’art fort actif que nous ne nommerons pas) émet des propositions. Outre la nécessité de rogner le pouvoir « de type totalitaire » du ministère de la culture et des Directions Régionales des Affaires Culturelles, elle fournit une longue liste d’artistes (pas moins de 2500 !), surtout des peintres, qui sont selon elle, de réels marqueurs de notre temps. Si, hélas, elle n’est pas illustrée, l’on pourra poursuivre cette quête sur Internet, le plus souvent fort décevante, avec, selon les cas, ennui, ou, qui sait, illumination…
Il faut admettre que la pléthore de minimalisme creux, de conceptualisme pédant, de post-marxisme assommant, d’écologisme liturgique, d’attitudes qui deviennent formes[8], d’objets bruts, d’installations cumulatives, si elles ont pu assumer une posture de surprise et d’innovation, deviennent de pénibles clichés et le marais d’un académisme qui a fait long feu. Que penser par exemple d’une installation récipiendaire du Prix Marcel Duchamp 2017, qui consiste en une exposition de carottages de sous-sols par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, effectués lors de fouilles archéologiques à Paris (du Louvre à Cluny), mais aussi à Beyrouth et Athènes ? Terres, calcaire, fer, os et céramique, sont des mille-feuilles de civilisation et de géologie, qui s’élèvent dans une résine transparente, enserrée dans des tubes de verre. Y verrons-nous une agglomération poétique du temps et de l’humanité, ou une piètre absence esthétique ?
En excellente pédagogue, Laurence Hansen-Love s’attache à faire comprendre les racines, les évolutions et circonvolutions de l’art et de celui qui se prétend notre contemporain, quand Nicole Estérolle en bafoue les pléthoriques convulsions d’autant plus pitoyables qu’elles sont à la mode, qu’elles sont un académisme et un placement financier spéculatif, à même de décevoir ses investisseurs arrogants. Le risque est que cette dernière, préférant peinture et sculpture, malgré ses expressions sans cesse étranges et rarement originales, soutienne un autre académisme. À cet égard l’absolumment délicieux érudit Marc Fumaroli[9] nous avait déjà alerté des déserts de sens, de la « misère de l’art contemporain », de sa ravageuse insignifiance. Il dénonçait « l’extension logique, jusqu’à plus soif, des ready-made de Marcel Duchamp », le « clonage de photographies », le « désert moral et spirituel ». Il frappe dur et juste : « À force d’usure symbolique, nous sommes entrés dans l’ère d’un technoscientisme et d’un économisme incultes qui suscitent contre eux des fanatismes religieux ou ethniques non moins incultes[10] ». Dans une exposition intitulée « Présence de la peinture en France, 1974-2016[11] », le même Marc Fumaroli défendit la présence et la nécessité de la beauté, avec le parrainage du critique informé Jean Clair. Avec une ardeur vitriolée, il y fustige « l’insupportable monopole mégalomane que s’est attribué le marché de l’art dit “contemporain“ », honorant quelques-uns de nos maîtres de la peinture d’aujourd’hui : une trentaine de portraits, de natures mortes et de paysages, tous indubitablement figuratifs ; tels Philippe Garel, Denis Prieur, André Boubounelle, Gérard Diaz, sans omettre les proliférations de Sam Szafran. Dans un entretien, Marc Fumaroli confie : « L’art ne mérite le nom d’art que s’il est intimement révélateur du Beau, du beau le plus classique au beau le plus inédit[12] ». Hélas, il faut confier notre déception, et risquer de taxer cet accrochage de conservatisme délibéré, en un post-impressionnisme et un post-réalisme surannés, où les surprises de nos regards y sont bien émaciées. À moins que là reposent les germes d’un sursaut qui verront les glacis de la peinture s’éveiller sous des charmes inédits. Force est de constater qu’entre le retour à la peinture et la déglingue de l’art contemporain un vain combat s’écroule : deux impasses se confrontant, qui sait quand et où une nouvelle voie d’or et de sens surgira…
traduit de l’allemand par Nicolas Weill, Gallimard,
Bibliothèque illustrée des Histoires, 432 p, 35 €.
Cacher, punir, annihiler le visage équivaut à un mépris de l’identité, à une négation de l’individu. À l’encontre d’un tel meurtre symbolique, la culture européenne, à travers ses mœurs et ses images, a eu soin de le fixer, d’en interroger les formes, le sens et l’émotion, en particulier à travers le dessin, la peinture, la science, puis la photographie, le cinéma. Cependant, pour le critique d’art et anthropologue Hans Belting, cette quête des traits d’autrui et de soi n’aboutit qu’à dérober sa vérité, qu’à un masque. À travers une exploration multipiste et cultivée, saura-t-il nous livrer la clef de l’intimité et de la fonction de ces « faces » qui pullulent dans l’histoire de l’art et des médias, ou nous dissoudre dans l’aporie de la représentation ?
Au commencement était l’autre. Seule la découverte de son propre reflet, rendue visible par le mythe de Narcisse a pu faire toucher à celui qui regarde son propre dessin. Bientôt l’on prend conscience que le visage remplit plusieurs fonctions : « de signe identitaire, de vecteur d’expression et enfin de d’espace de représentation », annonce Hans Belting.
La typologie des visages évolue-t-elle d’époque en époque ? De l’icône christique des primitifs italiens, en passant par le réalisme psychologique de Dürer, jusqu’à la déconstruction de l’art contemporain, les images de nos musées en témoignent à leur façon. Dans son livre, Hans Belting prévient : « le visage est conçu comme le point de fuite de toutes les images qui, soumises au flux ininterrompu du temps, achoppent sur son caractère irreprésentable ». Plus tard, le cinéma également fait son entrée, avec un plan de Persona d’Ingmar Bergman, cependant en frontispice, pour signifier « la possibilité de s’approcher du visage humain [qui] est l’originalité première et la qualité distinctive du cinéma ». Mais aussi la vanité de l’apparence, de son ombre. Car l’image « ne retient pas la vie ».
Les masques tribaux et cérémoniels sont la « voie » des mythes, selon Lévi-Strauss[1], quand le maquillage, antique et moderne, est la voie de la séduction : ce qu’associe le visage aux yeux fermés et le masque baoulé de Côte d’Ivoire, dans la photographie de Man Ray en 1926, « Noire et blanche », étonnante collusion temporelle et de civilisations. Dans le théâtre antique, le masque, iconique de la Tragédie ou de la Comédie, sert de porte-voix à l’acteur, ombre de son personnage. Outre la « Sainte face » du Christ et le Saint-suaire de Turin (étonnamment absents en cet essai), qui relèvent à la fois de la présence, de la mort et de l’au-delà, il s’agit d’examiner notre ultime portrait, moule mortuaire ou crâne, objets cultuels ou mémoriels. Il y a donc une fonction cathartique à l’œuvre dans tous ces faux visages, originellement iconiques, cependant symboliquement vrais.
La cour et la diplomatie, y compris portraiturées, sont « une société de masques », renvoyant à l’hypocrisie. Au XVIII° siècle, le visage devient plus social encore, lorsqu’il est signifiant à la manière de Lavater, dont la physiognomonie prétend lire les caractères, les vertus et les vices. Ensuite, la phrénologie, prétendue « science du crâne », malgré l’apparente caution de celui de Schiller, n’est pas plus signifiante. Darwin étudie pourtant « l’expression des émotions ». Bizarrement, Hans Belting oublie Cesare Lombroso, aux thèses racialistes fumeuses, qui dans son travail de criminologue, prétendait distinguer une héréditaire criminalité au moyen de l’apparence physique. Le visage devient un type, social ou racial, de plus avec les photographes allemands du début du XX° siècle, se prêtant à toutes les illusions, à tous les déterminismes, à tous les masques idéologiques.
La deuxième partie de l’essai s’intéresse à la représentation, lorsque la civilisation occidentale s’est séparée des masques pour accéder au portrait, en particulier avec Jan Van Eyck au XV° siècle, passant « du visage sacré au visage-sujet », de façon à accéder à la ressemblance, là où l’autoportrait prend de plus en plus d’importance. Les certitudes du réalisme imitatif se brisent jusqu’à la rage hurlée de l’effacement chez Francis Bacon. Ce dernier se heurte à la lisière du blasphème envers la face humaine, faite dit-on à la semblance de Dieu, surtout s’il s’agit d’un de ses papes, enlaçant le cri existentiel contemporain à la philosophie de l’absurde. Aujourd’hui la photographie « rivalise avec la peinture en adoptant le format géant de toiles de musées ». Sans parler de la mode hypercontemporaine du selfie (que l’auteur n’aborde pas). Cependant, malgré l’intériorité des productions de Rembrandt et la multiplication du réflexe photographique, la même difficulté résiste toujours : « appréhender un moi inexprimable en rendant le visage visible ».
« Consommation médiatique », ainsi s’ouvre la troisième partie. Production et reproduction, frénétiquement, s’emparent de notre société de masse et de communication. Jusqu’à l’écœurement des clichés (au double sens révélateur) : une « société faciale » (dixit Thomas Macho) déferle au service de la « société du spectacle » chère à Guy Debord. En particulier grâce à l’imprimé, la photographie, le cinéma, puis au « temps réel » de la télévision et de la vidéo. Ce qu’au-delà des journaux et des films, illustre avec tant de force les faciès des dictateurs, affichés au fronton de la gloire éternelle, adulés par les foules, puis lacérés et abattus lorsque la révolte prend feu. Songeons au destin particulièrement iconique et ironique du portrait de Mao, conçu à des fins de culte de la personnalité et de propagande totalitaire en Chine, à la fois « icône d’Etat et idole pop » ludique, trop ludique, par Andy Warhol… Il s’agissait pour ce dernier d’élire « the most important figure » du siècle, à l’exclusion hypocrite d’Hitler, jusqu’à en faire un « wallpaper », un papier-peint. Après avoir, dit-on, dénoncé le consumérisme capitaliste, dénonçait-il le tyran chinois ou faisait-il du despote un objet de consommation désirable pour les foules ? Question que n’aborde pas Hans Belting.
Les identités se cristallisent et s’échangent lorsqu’un artiste envisage de représenter moins son visage que celui qui lui est intérieur. Ainsi la plasticienne Nusra Latif Qureshi superpose sur un ruban de neuf mètres une vingtaine de photos de son passeport, un profil moghol enluminé et un autre de la Renaissance vénitienne : elle est Pakistanaise et exposa lors de la Biennale de Venise. Hans Belting y voit avec justesse un « palimpseste », où se croisent histoire du visage et Histoire de l’art, ce pourquoi il a choisi d’en orner la couverture de son volume, non sans pertinence.
Une plasticienne contemporaine est centrale -et avec raison- en cet essai : c’est l’Américaine Cindy Sherman, dont les multiples figures historiques photographiques cachent et révèlent son propre visage, grimé, surmaquillé, augmenté : « elle utilise des prothèses, des faux nez, ou des joues postiches ». Elle se métamorphose en femme de Rubens ou en Bacchus du Caravage, y compris en couverture d'Artstudio. Comme un écho des jeux de rôles, des chirurgies esthétiques, un pied de nez aux technologies de reconnaissance faciale.
En guise de conclusion provisoire, Hans Belting invoque les « cyberfaces », ces « masques numériques » de la « postphotographie » et de la « technofiction », qui sont « culture des surfaces plutôt que des corps ». Virtuel, le visage peut devenir « un assemblage de traits physionomiques multiples », au moyen par exemple du morphing. Imaginons alors un portrait puzzle de la naissance à la mort, un accéléré mosaïqué, ou une projection du désir qui ferait de notre visage une fiction, qui donc nous permettrait d’assister au retour du masque, qui consiste « à laisser tomber le monde de l’empirie et à ébaucher un univers imaginaire au-delà de l’espace physique et des limites corporelles établies ». De plus, en jouant sur les identités virtuelles, aussi bien mensongères qu’idéalisées, un peu comme sur Facebook, la face humaine devient moins révélatrice d’une peau sur les os que d’une polymorphe identité mentale. Là où le technofantasme peut s’exercer, les faciès de l’art n’ont pas fini de se métamorphoser.
Etonnante à cet égard est cette « cyberutopie », lorsqu’un artiste russe, Konstantin Khudiakov, exhibe en 2004 un « mur d’icônes », intitulé Deisis, agrégeant Christ et saints, faits de photomontages numériques repeints, donnant à voir, dans un hyperréalisme plastique, ce qu’auraient vraiment été ces derniers de leur, mais dans une lumière supposément supraterrestre. On devine que les réactions furent contrastées et polémiques. La poursuite du visage idéal, qu’il soit érotique, sage ou transcendant, traverse et transfigure toutes les époques, passée et futures. Ce à l’exclusion du refus de la monstration du visage féminin et de la représentation de tout visage, pensée comme idolâtre en une religion moyen-orientale.
Même si Hans Belting fait parfois un peu trop errer son motif du masque au travers de son essai, s’il n’est pas toujours aussi attentif au visage sculpté (hors Rodin), il s’agit là d’une somme superbe, prenant en écharpe l’art, les temps, les mentalités et les concepts… On ne le lira pas seulement comme une Histoire de l’art monographique, mais comme une sociologie du visage, comme une lecture philosophique des faces de nos mémoires et de nos projections, où sans faute apparaissent le Roland Barthes de La Chambre noire[2]et le Gilles Deleuze de L’Image-mouvement[3]. De surcroît, il ne lui a pas échappé de consacrer une page inspirée à cette œuvre par-dessus toute impressionnante, lorsque que le Caravage fait brandir à David la tête coupée de Goliath : elle n’est autre que l’autoportrait du peintre. L’on ne saurait mieux faire dans le memento mori, dans la vanité et l’effroi que l’artiste, tout transcendant soit-il, ne soit que chair et sang, bientôt cadavre. Son rouge sang est-il celui de la peinture ?
Doué d’une remarquable clarté de l’érudition, l’historien d’art allemand, indubitablement philosophe esthétique, Hans Belting, est loin d’être pour nous un inconnu. Qu’est-ce qu’un chef d’œuvre ?[4] se demandait-il, examinant la question des critères d’appréciation et des hiérarchies artistiques. Son infatigable curiosité le poussa jusqu’à investiguer entre Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre Orient et Occident[5]. Avec cet essai aux « faces » nombreuses, aux yeux sans cesse curieux, il sollicite le regard du lecteur, du spectateur, et du penseur que nous sommes, y compris à notre insu, devant ce mystère d’autant plus grand qu’il est devenu œuvre d’art, icone politique et publicitaire, et masque de la présence absente. Edité, illustré, imprimé, relié avec un soin aussi rare que précieux, ce volume est parfaitement digne de la prestigieuse collection de « La Bibliothèque illustrée des Histoires », aimée par une secrète confrérie de lecteurs d’un goût raffiné. Il faut se souvenir que Pierre Nora y publia les trois volumes des Lieux de mémoire, que Jean Starobinski[6] s’y glissa grâce à son Invention de la liberté, 1700-1789, qu’Edouard Pommier y fit briller ses Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières[7], qui mérite de figurer, en confondant avec Hans Belting leurs profils voisins, dans la bibliothèque choisie de tout amateur d’Esthétique.
Peut-on concevoir un portrait sans visage ? Une figure de rhétorique, venue de l’antiquité et d’Aristote, la prosopographie, ou description physique, retient en son étymologie « prosopon » en grec, pour le personnage et son visage. Peindre un portrait, par la plume ou le pinceau, par le clavier ou les pixels numériques, même s’il s’agit d’engager le corps en son entier, ne peut se passer du visage, ce qui, de par la qualité d’expression, devient éthopée, ou description morale. Pourtant les Théories du portrait, de la Renaissance aux Lumières, telles que les déplie Edouard Pommier, n’ont pas toujours placé ce dernier au sommet de la hiérarchie artistique, avant de le consacrer comme un genre doté de vertus nombreuses. Or à toute cette tradition, l’art contemporain ajoute une énigme où viennent « à se dérober toutes les figures d’une possible représentation ». C’est ainsi que le philosophe Jean-Luc Nancy scrute L’Autre portrait, celui dont la visibilité réside dans l’infigurable. Paradoxe, aporie, ou lecture des mystères de nos visions et de l’art…
Savions-nous que le portrait, de longtemps, a pu être considéré comme un art mineur ? Représenter un homme, une femme, créatures périssables et éphémères, ne vaut pas grand-chose devant la représentation de Dieu, du Christ et des Saints, bien plus représentatifs de la vérité. De plus, jusqu’à la Renaissance, la véracité des traits n’a guère d’intérêt, alors que la dimension allégorique d’un personnage est de la plus haute importance.
Suite à la perspective humaniste, c’est le XVème siècle italien qui vient s’intéresser à la valeur mimétique du portrait, mais également à sa dimension mémorielle. C’est ce qu’Edouard Pommier exhume avec un parfait talent pédagogique dans son érudit volume : Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières. Giorgio Vasari, dont l’œuvre illustre la couverture, peint dans le respect de la tradition iconologique, mais avec une part de réalisme graphique inusitée, son « Saint Luc peignant la Vierge ». Certes, cette dernière est juchée sur un nuage, mais la représentation à la fois exacte et symbolique de l’atelier confère au geste pictural attaché à son modèle une dignité autant humaine, par la présence du peintre et de ses comparses, que sacrée.
Au XVIIème siècle, « l’Académie adopte une hiérarchie des genres qui relègue officiellement le portraitiste à une place inférieure à celle du peintre d’histoire ». Une telle règle se verra bien vite modérée, voire invalidée jusqu’aux Lumières. Qu’il s’agisse de Titien, dont Charles Quint ramasse le pinceau, car il « est digne d’être servi par César », d’Holbein le Jeune représentant avec le plus grand soin l’astronome Nicolas Kratzer, ou de la visible ironie de Voltaire, quoiqu’il en fût agacé, croqué au saut du lit par Jean Huber, la vertu du portrait, au-delà de sa dimension identitaire, se verra chargée de dire le frémissement de la vie, la puissance de l’intelligence, le charme féminin… Sans compter que la sensibilité romantique chargera le portrait de toutes les énigmes et intensités de la sensibilité.
L’histoire de l’art et de la peinture recèle alors de toute une immense tradition du portrait. Sans pourtant que, au-delà du réalisme photographique, l’art contemporain l’ait abandonné comme désuet, au contraire. Si le portrait est une mimesis, il ne va guère intéresser nos artistes d’aujourd’hui, mais s’il interroge la figuration, la dépasse, voire la nie, alors il est bien un champ de recherche et d’interrogation, celui de L’Autre portrait selon Jean-Luc Nancy. C’est pour une exposition dont il fut le commissaire, en Italie, à Rovereto, fin 2013, que fut conçu ce texte, ce pourquoi il est illustré de 35 vignettes en noir et blanc, entre Giorgione et une Marina Abramovic au scorpion.
En quelque sorte, le portrait est celui de l’autre en sa retraite (« l’altro ritratto » en italien). Mais, comme une « bonne image doit en quelque façon nous dévisager », il se fait miroir de l’altérité. Surtout, « Il reproduit, il interpelle et il est fondé de pouvoir ». Pire, il « implique l’absence », voire la mort… Masque, voire « masque mortuaire », il est une « interprétation de la personne portraiturée », où « l’art relève d’une invention de sens ».
Entre notoriété et « palpitation intime », il s’agit de « rendre l’invisible visible ». Est-ce là où la ressemblance est l’acmé de la représentation ? En effet, « contemporain de l’invention grecque de la mimesis », au-delà « des figures archétypiques et hiérophaniques », il fait « venir la présence divine dans un apparaître » que notre art contemporain abandonne. Ce narcissisme, lui aussi, s’est peu à peu perdu, avec l’ironie, la satire de l’âge bourgeois. Reste la conscience du sujet, qui « perd son auréole », beau, étrange, monstrueux, social ou individuel. Qui perd également sa « réelle présence », au sens de George Steiner[1].
Au-delà du statut d’icône, d’idole, ou d’identité du portait dans la culture occidentale, se détache l’interdit porté sur la représentation du corps et du visage, dans la culture de l’Islam. Est-ce à dire qu’en ce dernier monde, l’homme ne s’est pas détaché, individualisé de l’autoportrait inaccessible du dieu qui régit, transmue et efface son existence ? Car « le vrai dieu n’est pas (re)présentable ». Le Saint-suaire de Turin est-il l’archétype du dieu ou le portrait d’un homme pour que l’homme puisse être homme ? En ce sens, il permet l’effacement de la crise de l’iconoclasme[2].
Du canon de beauté grec, en passant par le réalisme romain, par l’allégorie et le charme de la Renaissance, par l’esthétique christique de l’autoportrait de Dürer, le parcours explicatif et argumentatif de Jean-Luc Nancy bascule entre Baudelaire et notre art contemporain. Pour simplifier, on passe de « l’assurance », à « l’intranquillité » : Urs Lüthi se « métamorphose d’homme jeune en femme âgée ». L’identification est « à la fois partagée et fuyante ». Entre « irreprésentable » et « incertitude d’une figure », se joue toute l’Histoire de l’art.
Àtout cela, la substitution, ou plutôt l’ajout de la photographie à la peinture, ne change pas fondamentalement l’essentiel. La représentation, à son tour, devient le sujet ; l’art devient son autoportrait. Cependant l’abstraction n’a pas permis d’évacuer le portrait : « défiguration », « surfiguration » (de Picasso à De Kooning) sont ses « blessures narcissiques ». Quand la ressemblance n’est plus un diktat, la crise du moi suit la disparition de la mimesis divine. Est-ce à dire qu’il n’y plus de portrait heureux ? Il faudrait en douter, dans le cadre d’une acceptation de la condition humaine, de ses amours et de ses métamorphoses… Il reste de cet essai un goût légèrement amer d’évanouissement de l’identité ; à moins qu’il faille en prendre acte, penser et créer tout de même, excaver le mystère de la volatilité du moi, des facettes de l’altérité.
Musac, Léon, Castilla y Léon.
Photos : T. Guinhut.
Qu’il soit bleu gouaché de mélancolie, ou encore quelque chose entre l’ange et le débris du caveau, idéalisation charnelle ou stèle post-mortem[3], le portait n’est-il qu’une coquille d’apparence, un affect, un éthos, un manifeste artistique, une acuité psychologique, ou une disparition ? C’est ainsi que, dans le labyrinthe de la représentation, il nous est permis de continuer de portraiturer la pensée de Jean-Luc Nancy…
Si la hiérarchie des genres se veut invalidée par l’art contemporain, ne s’acharne-t-il pas, alors que jusqu’au XXème siècle la tradition l’a exalté, à casser, brouiller, effacer le portrait, entre Picasso, Francis Bacon et Gerhard Richter ? Veut-il, comme Michel Foucault, « parier que l’homme s’effacerait , comme à la limite de la mer un visage de sable[4] » ?
Les analyses encyclopédiques et d’une indubitable solidité de l’historien d’art Edouard Pommier et celle plus erratiques du philosophe se complètent. Jean-Luc Nancy, curieux d’esthétique, de métaphysique et de politique, qu’il écrive sur « la déconstruction du christianisme » ou sur La Naissance des seins, brode en toute finesse. Entre concepts et frissons poétiques, son écriture entraîne son lecteur vers des strates d’analyses, des perspectives de rêveries, des abîmes de perplexité au-devant de soi et de l’autre. Lisant ce bel essai, où le portrait oscille entre mimesis et fiction, même si nous attendions de plus vastes développements et exemples venus de l’art contemporain, nous en apprenons autant sur l’art, ses desseins et ses évolutions, que sur nous-mêmes. Car l’art n’est-il pas, d’abord, miroir du philosophe, et, en dernier lieu, portrait du lecteur en philosophe ? À moins que la vanité de l'autoportrait, fût-il de ce Rembrandt qui d'ailleurs représenta un philosophe, et moins encore du modeste auteur de ces lignes et des compulsifs du selfie ou egoportrait, soit, au regard de l'éternité, encore plus évanescente.
Michel Thévoz : L’Art brut, La Différence, 256 p, 40 €.
Les exclus de l’Histoire de l’art eurent enfin leur musée, leur livre. A Lausanne, la collection d’art brut constituée par Jean Dubuffet en 1976 s’enrichit encore, de 5000 à 70 000 œuvres. Elles viennent des ignorants, des fous, des isolés dans les asiles psychiatriques (aujourd’hui bien moins nombreux grâce aux neuroleptiques), de peintres et de dessinateurs compulsifs, de sculpteurs de bric et de broc qui officient en dehors de toute ligne esthétique théorisée, en dehors des circuits religieux, muséaux et officiels de l’art.
Avec cet Art Brut, en un somptueux volume, Michel Thévoz rassemble des dizaines d’artistes, et autant de reproductions soignées, depuis le XIXème siècle. Esthétique de la déviance, du bricolage, « voyage intérieur », naïveté, sexualité débridée, puérilité, sauvagerie, répétition, « exemption du sens », tout parait ignorer un idéal artistique dévoué à la clarté du sens, à la beauté philosophique attendue. Si les fabricateurs de l’art brut dérogent à ces dernières, ce n’est guère par subversion, mais par fidélité à leurs visions, malgré la « dénégation de la signature ». Ils s’appellent le facteur Cheval, Adolf Wölfli, Aloïse, Henry Darger, et inventent « leur propre mythologie et leur propre écriture figurative ».
Michel Thévoz, en sa « Préhistoire de l’art brut », en appelle aux préjugés venus du XIXème siècle, qui aggloméraient « les enfants, les fous, les primitifs ». Une sorte de « colonialisme culturel » assomme d’un même mépris les productions des peuplades africaines et celles des forcenés des asiles psychiatriques. Mais, qu’il s’agisse de Rodolphe Töpffer, père de la bande dessinée, ou des « dessins médiumniques » de Victor Hugo, puis du « Palais idéal » du Facteur Cheval, ensuite des collections psychiatriques à but documentaire et scientifique, le chemin vers la reconnaissance esthétique de l’art brut est déjà, in nucleo, tracé.
On a pu comparer les productions de ces simples, de ces fous, schizophrènes et déviants, qui ne savent même pas artistes, ou qui ne le sont que pour eux-mêmes, à celles des arts premiers tels que les découvrit l’ethnographie : leurs sculptures, assemblages et autres totems fait de bois, voire agrégés de matériaux hétéroclites, semblent invoquer on ne sait quel fétiche, quel dieu bizarrement animal. Mais aussi aux coloriages enfantins, comme ceux d’Harry Darger, avec ses fillettes pré-pubères colorées et parcourues de fantasmes alarmants[1].
Ce sont des accumulations, comme « Les effrayants insectes » cornus de Vojislav Jakic, exhibant et conjurant des peurs compulsives et récurrentes. Pour lesquelles on imagine que le fantôme de Freud est prêt à jeter les filets de ses interprétations psychanalytiques. Ce sont des coloriages alambiqués et hallucinatoires, des corps et des visages dégingandés, déglingués, torturés. Ils s’entremêlent parfois de textes, à la syntaxe et à l’orthographe scabreuses et cacophoniques, sinon des signes graphiques inconnus, que l’on appelle également « écrits bruts ». Adolf Wölfli va jusqu’à confectionner une autobiographie, calligraphié et ornementée sur de grandes feuilles de 50 cm de côté, [qui] fait une pile de près de deux mètres », sans compter ses partitions musicales indéchiffrables.
Les matériaux sont également hors normes : bandes de papier démesurées, ciment, broderie de laine sur carton, robe patchwork, « coquilles d’œufs finement pilées sur Isorel », tout fait l’objet d’un « réinvestissement libidinal ».
On pensait il y a un siècle pouvoir « diagnostiquer telle ou telle maladie mentale d’après les caractères stylistiques d’un dessin ». Mais ainsi « Picasso, Ernst ou Klee eussent conjugué toutes les formes de démences ». Ce en quoi, l’essai de Michel Thévoz a une facette militante bienvenue, qui consiste à reconnaître l’invention plastique, d’où qu’elle vienne, y compris d’individus dangereux pour eux-mêmes et pour autrui.
Ce volume est une somme : il n’oublie ni ceux qui se sont fait un prénom, Carlo, Aloïse, ni le miniaturiste Lesage, qui agglomère sur neuf mètres carrés de lilliputiens motifs en des architectures proliférantes, ni les graphismes aux prétentions médiumniques de Laure Pigeon… Sans pouvoir répondre à la question de savoir si l’art brut a une histoire, au sens institué qui est celui de l’histoire de l’art. Reste que le talent d’historien de l’art brut de Michel Thévoz est avéré, son attention envers les exclus d’une culture pontifiante est digne d’éloge ; malgré la grotesque phraséologie marxiste dont il parsème son texte, en conspuant le « fascisme économique », la « marchandisation » et le « néolibéralisme », auquel visiblement il ne comprend rien, aveuglé par ses œillères idéologiques ; dommage…
Il s’agit là d’une réédition d’un volume paru chez Skira en 1975, et depuis longtemps épuisé. Cette judicieuse initiative permet, avec le temps et le recul, une comparaison d’abord insoupçonnée avec les développements de l’art contemporain[2]. Ce qui, alors « brut », paraissait confiné dans la maladresse et l’ignorance, sinon le mépris, des codes de l’art plus ou moins officiel, est devenu une bonne partie de la norme, entre (pour se focaliser sur le pire) ready-made à tout va et accumulations dignes d’un brutal dépotoir. Une « postface » bienvenue, de 2016, s’interroge sur la quasi-disparition des productions artistiques dans les hôpitaux psychiatriques : les délires et les violences des patients ont été soulagés par les neuroleptiques et psychotropes, mais quand cette chimiothérapie a mis « fin aux délires et aux hallucinations qui étaient à la source de l’inspiration, elle a été fatale à la création artistique ». Mais elle montre aussi que ces artistes, loin d’être méprisés, sont aujourd’hui recherchés, comme des créateurs de « ratages réussis » : « L’art brut ressortit lui aussi, plus encore que toute forme d’expression, à une histoire de la réception de l’art ».
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Sylvie Homassel,
Les Forges de Vulcain, 2014, 144 p, 19 €.
Xavier Mauméjean : Henry Darger. Dans les royaumes de l'irréel,
Les Forges de Vulcain, 2020, 352 p, 25 €.
Faut-il dire hélas ? Car Henry Darger (1892-1973) ne nous parle pas de son talent pour l’art brut dans L’Histoire de ma vie. Cependant, ce qui n’est sous nos yeux qu’un choix parmi les 5000 pages du manuscrit en dit assez sur ses phobies et fantasmes, peuplés de fillettes souvent nues, parfois cornues, parfois munies d'ailes de papillon. Nous pourrions rêver alors de lire son immense récit de fantasy épique, L’Histoire des Vivian Girls, (quelques 15000 pages inédites) racontant la guerre des « Angéliques » et des « Hormonaux ». Mieux vaut, peut-être, se projeter dans ses dessins suavement et vigoureusement colorés, dont ce livre nous fournit quelques doubles pages bienvenues.
La démarche autobiographique est sélective. Le contemporain, les deuils, tout cela est secondaire. A contrario, des événements prennent pour Henry Darger une puissante importance symbolique, un tour cyclique, tels les incendies, tornades, tempêtes de neige et canicules. Presqu’orphelin, on l’envoie dans un « asile de fous pour enfants » (sans dire qu’il fut onaniste jusqu’en public) puis une ferme d’Etat, avant de devenir portier et homme à tout faire d’hôpital, tout cela sans jamais quitter, l’Illinois et Chicago. Il est tour à tour aimé par les sœurs supérieures, ou humilié. En son monde pathétique, étouffant, il ne cache alors rien de son tempérament « coléreux ».
C’était un homme falot, catholique dévot, à demi infirme et vagabond de rue, qui recyclait les cartons et les magazines pour y concevoir son œuvre, écrite et picturale. Dans ses productions colorées enfantines, les incendies et les petites filles pullulent, reflets peut-être de sa sœur perdue, empreintes d’un fait divers fondateur dont il conserva la photographie découpée (une fillette de 5 ans trouvée étranglée dans un canal). Il semble alors s’agir d’illustrer son désir de les sauver des abondantes menaces et des flammes qui pèsent sur elles. A moins que leur semi-nudité cache des désirs plus troubles. « J’aurais voulu rester toujours enfant », ainsi expose-t-il son complexe de Peter Pan. Ne fut-il que traumatisé par la mort de sa mère, lors de ses quatre ans, ou affecté du syndrome de La Tourette ?
La langue est assez pauvre certes, mais le document a quelque chose de poignant, non sans donner au lecteur une furieuse envie d’en savoir plus sur les dizaines de milliers de pages fantastiques que Darger illustra de toiles, collages et dessins, dans une profusion difficilement imaginable, longtemps restés secrets. Alors qu’il est aujourd’hui considéré comme un des plus grands artistes naïfs du XXème siècle. On parle également à son propos d’ « art outsider », selon le critique Roger Cardinal.
Henry Darger avait-il conscience de produire des œuvres d’art ? Selon toute apparence, il créait, puisant parmi les déchets, cartons et journaux qu’il piochait dans les rues, de manière compulsive et obsessionnelle, patiente et acharnée, sans s’intéresser le moins du monde à l’Histoire de l’art (il ne fréquentait que les comics et les magazines), sans souci aucun d’exposer, de vendre, ni même de conservation et de postérité. Il fallut que les propriétaires de son logement, à sa mort, s’intéressent à ce fatras gigantesque. Ce qui parait être une définition de l’art brut, ou naïf. Il dessinait, coloriait, aquarellait, comme l’enfant que quelque part il était indéfectiblement resté, contant et étalant pour son seul spectateur - lui-même - ses peurs et ses désirs. Les bandes dessinées et peintes de son imaginaire fantasmatique ne vont apparemment pas jusqu’à expliciter toute sa sexualité, alors qu’un surmoi posait à peine ses limites, entre sadisme, masochisme, tératologie et exhibitionnisme.
Cependant ses petites filles aux corps de serpent, aux ailes de papillon, nymphettes parfois hermaphrodites, projettent leurs visages d’anges vers une sécurité difficilement atteignable. Ses fillettes de pensionnat fuient en chemises de nuit d’immenses mains de feu, ou se réfugient dans les arbres au-dessus de scènes dignes de la guerre de Sécession. Elles sont parfois crucifiées, éviscérées par une soldatesque masculine… Il n'est pas certain qu'une justice immanente ou divine soit à l'œuvreau cours de ce cette lutte étrange entre le bien et le mal. Corps sujets aux métamorphoses, victimes innocentes, spectatrices sereines, ou perverses actrices ? Jamais hors d’atteinte de phénomènes naturels effrayants, d’une société terrifiante, d'une armée guerrière, de pendaisons imminentes, voire de la sexualité du peintre lui-même… Mais définitivement prisonnières, bien qu’encore préservées, du papier, du carton, de la toile et des couleurs qui les virent naitre : pour le plus trouble plaisir de leur créateur, pour la plus prudente et sincère admiration de leurs spectateurs d’aujourd’hui…
C'est avec profit qu'en miroir l'on lira une biographie scrupuleuse, abondante, de notre trouble artiste. Xavier Mauméjean, avec Henry Darger. Dans les royaumes de l'irréel, troque la subjectivité du narrateur de sa propre psyché à demi légendaire pour l'objectivité du chercheur. Ainsi l'on n'ignorera rien, ou presque, de la famille d'Henry, de ses asiles, maisons de corrections et Ferme d'Etat, de son onanisme compulsif, de son agressivité, de son existence confinée, apparemment rétrécie. Mais quel imaginaire ! En cette biographie qui parcourt les territoires du réel, nous préférons cependant « les royaumes de l'irréel ».
Car à partir de 1916, il s’agit là du titre de l’un de ses récit-fleuves, dont Xavier Maiméjean nous livre les sources d’inspiration, sans toutefois résoudre le mystère d’une telle personnalité créatrice inédite ; ce que nous ne lui reprochons pas tant ce mystère est irréductible, qu’il s’agisse de Shakespeare ou de bien d’autres. Les abattoirs voisins par exemple deviendront un espace de dépeçage des enfants dans son récit, les incendies immenses de Chicago incendieront les pages, l’observation d’une tornade nourrira l’une des 4 878 pages de Swetee Pie. Une jeune patiente combattive de l’asile, Jennie Turner, sera l’une des sources des « Vivian Girls ». Elsie Paroubek, la jeune assassinée, devient Annie Aronburg qui commande une « armée des enfants rebelles ».
Car le manuscrit de Dans les royaumes de l'irréel, achevé en 1937 et totalisant 15 209 pages, présente une planète où les Chrétiens d’ « Angelina » luttent contre les idolâtres de « Glandelinia », qui s’ingénient à persécuter les enfants. Et à la suite de cruelles répressions, sept sœurs et princesses, les « Vivian Girls », vont reprendre le flambeau guerrier contre Glandelina… L’éternelle lutte du Bien et du Mal atteint des proportions gigantesques en ce qui appartient au « registre apocalyptique ». D’autant qu’apparaissent les « serpents Bengiglomenean ».
Non seulement Henry Darger relie ses écrits et peintures dans de grands cahiers (30 000 pages au total), mais il fait faire des agrandissements photographiques de ses fillettes ornées de cornes, d’ailes, quoiqu’en évitant de confier au photographe celles munies de pénis.
Palpitante, la biographie de Xavier Mauméjean offre de surcroit de copieux passages des romans épiques de notre étrange artiste-écrivain, qui accumulent « amas de cadavres », tortures diverses et « boucherie sans précédent ». Mais c’est probablement dans l’illustration que le phénomène Darger, se montre le plus convaincant, en son esthétique unique.
Le reclus inconnu que fut Henry Darger sut cependant inspirer après sa mort des artistes contemporains, comme Marina Abramovic en 2008, des romanciers, comme Jesse Kellerman, dont The Genius, traduit sous le titre Les Visages[1], met en scène un artiste solitaire et obsessionnel, du nom de Victor Crack dont les tableaux labyrinthiques recèlent les nœuds du crime…
Thierry Guinhut
La partie sur Histoire de ma vie a été publiée dans Le Matricule des Anges, juillet-Août 2014
Afrodite al bagno accovacciata, Museo Nazionale Romano,
Roma. Photo : T. Guinhut.
Faillite et universalité de la beauté,
de Platon à l’art contemporain.
Il semble évident que la beauté puisse être celle des visages et des corps, de la nature, de l’œuvre d’art enfin, qu’elle soit une pure et parfaite utopie, ou érodée par le temps, comme la tendre joue d’une Aphrodite. Mais au-delà d’un modèle abstrait ou classique, n’y-a-t-il pas cent beautés variés, voire contradictoires ? Pire, avec l’explosion planétaire de l’art contemporain, elle est conspuée, évacuée, niée. Est-ce à dire qu’il faille la rayer de notre vocabulaire, en décrier la prétention platonicienne et universaliste ? A moins que notre capacité à percevoir et conceptualiser le beau mérite d’être étendue, remodelée…
L’affaire paraissait entendue avec Platon : le beau, le bien et le vrai sont équivalents, l’en soi esthétique est en conséquence un en soi moral. En-deçà et au-delà de l’humain, comme les mathématiques, la beauté est aussi éternelle qu’universelle, reposant sur des critères inattaquables : la complétude, la symétrie, la justesse des proportions, la clarté, la sérénité, la puissance du sublime et la délicatesse de l'expression. De même son pouvoir de persuasion est irrésistible : « Les hommes, ceux du moins qui sont beaux, ô Hippias, comme toutes les décorations, les peintures ou les sculptures, charment nos regards lorsqu’ils sont beaux[1] […] Le beau est ce qui plait par l’ouïe et par la vue. » Cependant, la polysémie du terme est déjà vaste : il s’agit aussi d’un avantage, d’une honnêteté, d’une distinction, d’une gloire… Il semble alors que le beau soit dans l’objet et non dans la perception. Beauté des corps, des discours et des actions, des âmes, confluent dans l’idéalité du beau en soi. Non sans compter la splendeur du cosmos, d’où vient notre cosmétique moderne, et son au-delà des sphères célestes, où l’impalpable essence du beau, comme « l’être », ne peut être contemplée que par l’intellect - « le pilote de l’âme[2] » -. Bien sûr, plus bas en notre caverne, le beau physique et moral s’oppose radicalement au laid, au difforme, au vil, au déshonorant.
Lorsqu’Alberti[3], au détriment de la mimesis, en vient à privilégier le beau, l’inspiration néoplatonicienne et le culte du nombre d’or nourrissent la Renaissance. La lecture de Plotin est alors fondamentale, grâce auquel le monde des idées ne se sépare pas du visible. Cependant, chez ce dernier, l’objectivisme du beau se voit contré par sa dimension spirituelle : la forme ne suffit pas sans l’ascèse de l’œil intérieur qui voit « cette beauté de l’âme bonne ». Plotin ordonne : « ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste », afin de devenir « une lumière sans mesure […] Que tout être devienne d’abord divin et beau, s’il veut contempler le Beau et le Divin. […] En tous cas, le Beau est dans l’intelligible[4] ». Pour l’âme, la laideur, qui « la souille, la rend impure et y mélange de grands maux[5] », est l’exacte antithèse. Ce pourquoi Umberto Eco aura beau jeu de consacrer deux volumes encyclopédiques opposés, et cependant accolés, à l’Histoire de la beauté[6] et à l’Histoire de la laideur[7].
Cependant une telle opposition trouve sa résolution, à l’occasion d’un romancier allemand qui sut allier la tradition de l’esthétique classique et le romantisme, Adalbert Stifter : « rien, dans l’art, n’est absolument laid aussi longtemps que c’est une œuvre d’art, en d’autres termes, aussi longtemps que cela ne nie pas le divin mais aspire à l’exprimer[8]». Ce qui pousse à penser que la perte de la foi en Dieu puisse entraîner une dégradation de l’art, condamné à se déjuger…
Dans la tradition du beau et du bien platonicien, Adam Smith, au XVIIIème siècle, continue à faire l’éloge de « la beauté attachée au gouvernement civil du fait de son utilité », ce dans sa Théorie des sentiments moraux[9], ce qui pourrait nous permettre de nous interroger : le beau est-il dans les choses, ou n’est-il qu’un sentiment moral ? Ce à quoi répond Kant, pour qui le seul attribut véritable du beau est le sentiment esthétique et non la propriété de l’objet observé.
Les critères permettant de définir le beau, depuis essentiellement la statuaire grecque et ses Aphrodites, et en passant par Vitruve, n'ont guère varié jusqu’à l’époque classique, qui réclamait la mimesis et la paix. Ce que n’oublie pas de mentionner Hegel dans son Idée du beau : « ce qui caractérise avant tout l’idéal, c’est le calme et la félicité sereine », en particulier « la calme sérénité des personnages créés par les œuvres d’art de l’antiquité[10] ». Cependant Hegel, probablement lecteur de Burke, a intégré une nouvelle dimension : l’« horreur délicieuse[11] » du sublime romantique. « Dans l’art romantique, le déchirement et la dissonance intérieurs sont plus accusés […] c’est souvent (pas toujours cependant) la laideur ou la non-beauté qui se substituent à la beauté sereine.[12] » Gageons qu’après que le sublime ait dévasté le beau, la beauté du laid s’impose, comme lorsque Baudelaire publie Les Fleurs du mal et fait l’éloge paradoxal de « La charogne[13] ».
Mais à l’attaque de la beauté du laid s’est ajoutée une autre déconvenue : Voltaire, dans « Beau, beauté », son article du Dictionnaire philosophique, ouvre la boite de Pandore du relativisme, non sans se moquer du « to kalon » de Platon : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon : il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. » Il conclut en toute logique, et ce dans la tradition de Descartes, malgré le piquant d’une facile ironie, « que le beau est souvent très relatif[14] ».
C’est plus nettement à partir de Nietzche que s’ouvre définitivement la faille : car « rien, absolument rien ne nous garantit que le modèle de beauté soit l’homme. » En effet, selon son antiplatonisme, « Le beau en soi n’est qu’un mot, pas même une idée. […] le jugement du beau c’est la vanité de l’espèce[15]. » Bientôt, aux côtés de la démultiplication du goût, la critique de l’anthropocentrisme et celle de l’éthnocentrisme se liguent alors pour autoriser une déconstruction du concept de beauté, dans la perspective de Derrida. A moins que, selon Jean-Pierre Changeux, une « neuroesthétique[16] » permette à la beauté et à la laideur d’illuminer des aires neuronales différentes, donc de révéler des constantes anthropologiques…
Faut-il alors regretter que l’art moderne se soit souvent consacré au goût, voire au culte, de la laideur ? Jean Clair, dans son Hubris, voit surgir trois figures tutélaires de la représentation humaine : le mannequin ou homoncule, le géant des dictatures (depuis « Le colosse » de Goya), l’acéphale, que célébra Georges Bataille : « Plutôt que la beauté donc, et plutôt que l’immortalité apollinienne des Anciens dont ne rêvent plus guère les sciences de la biologie et de la génétique, l’art et la poésie d’aujourd’hui, dans leurs composantes modernistes, se voudront une sorte de retour à la fureur dionysiaque ». Là encore, l’empreinte de Nietzsche, cette fois dans La Naissance de la tragédie, est sensible. Jean Clair, en polémiste aguerri, dénonce « le déchaînement des formes les plus agressives et les plus repoussantes ». Son jugement est sans appel : « A un homme que l’on souhaite désormais parfait et immortel, répond un art mal venu et voué à la caducité ». Clairvoyance ou aveuglement du critique ? L’art se serait-il abandonné à l’hubris, cette « démesure, l’abandon à l’orgueil, aux débords sexuels, aux pulsions criminelles […] ce qui était en Grèce ancienne une faute majeure, un crime », ou ne l’exposerait-il que pour mieux dévoiler les vertiges de l’inconscient, voire une catharsis salutaire ? Et encore la tératologie de Jean Clair s’est-elle arrêtée aux monstres de Goya, à l’homme élastique de Dali, aux angoissés de Munch, aux cauchemars de Klinger, aux acéphales de Masson, aux titans staliniens et hitlériens, ces hommes supérieurs du trotskisme et du nazisme, à « L’Ange du foyer » de Max Ernst qui illustre sa couverture… Seul réel artiste réellement contemporain, le sculpteur Ron Mueck, dont le « Big man » nu, daté de 2000, est « un géant à la façon du colosse, mais mélancolique, atrabilaire lui aussi, dans la pose canonique du lunatique effondré sur lui-même, abattu, prostré[17]». A moins qu’il s’agisse du portrait mental de Jean Clair lui-même devant l’omniprésence de l’art contemporain, ce contempteur de la beauté…
La critique nietzschéenne de l’idéalisme, dissociant l’art du beau, entraîne tout l’art contemporain dans son sillage. Ce que Carole Talon-Hugon, dans L’Art contre l’esthétique, confirme à l’envie. Car l’esthétique déborde largement le champ de l’art, ne serait-ce que grâce au design, à la déco, et parce que l’esthétique est bien souvent veuve de l’art contemporain qui a bien d’autres préoccupations : surprendre, choquer, faire évoluer le regard et la pensée sur notre quotidien, notre éthique et notre politique… Parmi cette « crise de l’idée de l’art », « on est passé de l’idée selon laquelle la beauté est l’alpha et l’oméga de l’art […] à celle selon laquelle il est affaire de sensibilité au sensible ». Carole Talon-Hugon, Présidente de la Société Française d’Esthétique, dont l’essai, délicieusement érudit, parcourt l’histoire de la philosophie du beau, du goût, de « l’art entre beauté absolue et beauté relative », nous avertit : « l’art n’a pas d’essence ». Il oscille en effet entre technique, mimesis, fonctions religieuses et politiques, impression visuelle, « irréductibilité des arts extra-européens ». Bientôt le trop fameux urinoir de Duchamp, ou la sculpture « Litanie » de Robert Morris dénient explicitement toute qualité esthétique. La peinture, faute de rester poétique, intellectuelle, émouvante ou iconologique, n’est plus que rétinienne et aspectuelle. Reste-t-il encore un charme à l’œuvre ? Ainsi, le « paradigme esthétique de l’art » est « préjudiciable à l’art » et le « conduit à une sorte d’insignifiance et peut-être même d’auto dissolution[18] ». Ce qui, n’en déplaise à Carole Talon-Hugon, est encore peut-être de l’art. Reste qu’il faudra bien un jour choisir parmi ce que nous dirons être le meilleur de l’art[19]…
Au point que des artistes puissent afficher la laideur, la vulgarité et la provocation de façon à faire art. Au point que Claude Lévêque propose des œuvres dont le ressort est la répulsion : un spectateur n’est pas censé les supporter plus que quelques minutes, ce qui devient alors le critère sine qua non de qualité. Ecrire en néon de couleurs quelques petits mots, dont « aphrodite » sur un vieil arrosoir, « vice » dans une cage à oiseaux, « ta gueule » sur rien d’autre que le mur, suffit-il à séculariser les mythes et les catégories morales, à dépasser la puérilité grossière et donner une dimension muséale, sacrale, au vocabulaire de la rue ? D’où le remplacement du beau par le kitch, le conventionnel, la quotidienneté, la benjamienne reproduction mécanisée ; son chemin de croix est outragé par l’ironie.
Ainsi, le beau a quitté autant le terrain artistique que le souvenir platonicien. Ainsi, Selon Peter Sloterdijk, « l’abandon de l’Être qui caractérise les territoires de l’art était inéluctable ». Ce dernier note que pour « les derniers penseurs de l’Être […] l’histoire de l’art la plus récente est une danse des morts illuminée par des restes d’âmes perdus[20] ». Cela dit, au vu de l’importance accordée par l’art contemporain à l’idée, au concept, aux dépens de l’esthétique, ne peut-on pas considérer que la belle idée soit l’âme centrale dans l’imposition d’une œuvre ? La valeur artistique sans dimension esthétique est-elle une autoroute où tout et rien se précipiteraient, ou un leurre ? Peut-il exister un sensible sans signification ni beauté ?
La démocratisation de la beauté, non seulement par l’extension du capitalisme de consommation, mais aussi de la fréquentation des musées, montre à la fois qu’elle ne réside plus guère dans l’idéalité platonicienne, ou christique et mariale, et qu’elle réside dans la soif esthétique qui gît en chacun de nous et ne demande qu’à s’éduquer, se multiplier en ses incarnations et avatars… Ainsi, pour nous tous, Gérard Titus-Carmel parle d’un « cuisant sentiment de la beauté » et du « soupçon de la beauté comme seul moyen de racheter [son] enfance sans paradis[21] ».
Comment dépasser la contradiction entre une beauté ethnocentrée à prétention universaliste et le relativisme subjectiviste ? Si à peu près tout le monde sent et sait que le beau existe, les définitions ont explosé jusqu’à n’avoir plus même d’ombre dans les caprices strictement personnels et subjectifs. Les préjugés et les ignorances peuvent alors sur ce sujet (sinon bien d’autres) être assimilés au refus de penser. Pourtant, si divers paraisse-t-il, le sentiment du beau reste universel. Mais beaucoup plus dans la perception humaine que dans les choses, qu’elles soient naturelles ou artificielles.
Le beau reste un sentiment esthétique et moral, dont les déclinaisons émotionnelles ont plus de cohérence aux quatre coins du globe et de l’histoire qu’il n’y parait. On aime toujours la beauté complète, proportionnée, harmonieuse, sereine, d’un visage japonais ou massaï, finlandais ou persan… Mais aussi le non finito, l’attendrissant défaut qui humanise la perfection, le sfumato, le vide et le plein des paysage zen, l’esthétique des ruines, voire des déchets… Ainsi Gérard Titus-Carmel s’émeut-il de tout ce qui menace : « Car la beauté ne réside pas dans l’idée univoque de la confection et de la perfection de la forme selon un canon établi ainsi qu’il en était pour les valeurs classiques de l’esthétique, mais, au contraire, dans ce qui la met en péril et menace de la dissoudre ». Est-ce ce péril qui rendrait l’art contemporain aussi éprouvant qu’émouvant ? Car, pour reprendre Gérard Titus-Carmel, « Peut-on impunément parler de la beauté sans avoir une conscience aiguë du monde dans lequel elle se manifeste, autrement dit là où la laideur et le mal ne cessent partout et à tout moment de s’entendre pour la contraindre ou l’empêcher d’apparaître[22] ? » La beauté, même entravée, conspuée, ironisée, effacée, est évidemment une réponse obligée à la banalité et à la radicalité du mal, qu’il s’agisse de la beauté du mal, de la beauté parmi la banalité ou de celle de l’exception de l’œuvre d’art. A moins que la petite lumière d’Aphrodite sur un réel mal fichu ne s’éteigne…
Peut-être faudrait-il revenir aux Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, de Schiller, qui ne consentait pas à réduire la beauté « à n’être qu’un simple jeu, alors qu’elle est un instrument de culture ». Ainsi, prévient-il, dans la tradition des Lumières : « dès que la raison prononce : une humanité doit exister, elle a par cela même édicté la loi : il doit y avoir une beauté ». Devant la beauté, qu’elle soit de la statuaire grecque, ou des anti-beautés de l’art contemporain, « nous nous trouvons simultanément dans l’état de suprême repos et dans celui de suprême agitation ; il en résulte la merveilleuse émotion pour laquelle l’intelligence n’a pas de concept, ni la langue de nom.[23] » Ce nom, ne serait-ce pas la beauté elle-même, ancienne et nouvelle, formelle et conceptuelle, pureté ou chaos, élogieuse ou satirique… Ce que confirme, dans une autre île du vaste spectre de la philosophie esthétique, la pensée de Deleuze : « L’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou la sensation[24] ».
Atelier Clélia Alric, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Que restera-t-il de l’art contemporain ?
À partir de Nathalie Heinich :
Le Paradigme de l'art contemporain
Nathalie Heinich : Le Paradigme de l’art contemporain.
Structures d’une révolution artistique, Gallimard,
Bibliothèque des sciences humaines, 384 p, 21,50 €.
Barbouiller une ancienne carte géographique, collectionner des cailloux en bouteilles, se photographier dans le reflet du verre entre deux photographies de montagnes, tout cela est-il de l’art ? Ainsi emprunter une œuvre d’autrui, des techniques d’autrui, entre reproduction photographique, IPhone et Instagram, et s’autoportraiturer par piètre narcissisme et défi délavé qui se voudrait position artistique suffiraient-ils ? Il fallait juste y penser, comme il y a bientôt un siècle le fit Duchamp en pensant arracher un urinoir aux lieux d’aisance et l’accrocher dans la sacralité d’un lieu muséal. De ce geste inaugural et révolutionnaire découle une grande part de l’art contemporain. C’est ainsi que Nathalie Heinich ouvre son livre, assistant à la délibération du « Prix Marcel Duchamp 2012 », au Centre Pompidou. Il s’agit de justifications par le « discours », de « disparition de la peinture encadrée et de la sculpture sur socle », d’ « effacement du critère de beauté », d’allusions philosophiques floues et prétentieuses. Ne reste-t-il que rebuts, esbroufe, laideur parmi ces objets, ces images, ces installations ? Quand l’écume des siècles magnifiera encore Titien et Friedrich, que restera-t-il de l’art contemporain ?
Sociologue, Nathalie Heinich scrute le nouveau « paradigme » de l’art contemporain, ses sectateurs et ses clients, ses commentateurs et ses institutionnels. Objectif, l’exposé peut être lu deux manières, avoue-t-elle : « témoignage de l’intelligence, du sérieux et du savoir-faire des protagonistes » ou « charge satirique contre ce que certains dénoncent comme une fumisterie ». Dans ce monde de l’entre-soi, il y a les initiés, et au-dehors les exclus, dont le jugement s’oppose. S’appuyant sur la « neutralité axiologique » de Max Weber, elle n’a pour but que de cerner la spécificité de l’art contemporain, étranger aux attendus de l’art classique, romantique et moderne. Que de comprendre « les règles non dites -qualités pour les uns, défauts pour les autres- dont la transgression tout à la fois motive l’accusation et nourrit l’argumentaire de la défense ».
Chacun s’est engouffré dans l’urinoir de Duchamp, ce « pont aux ânes de la culture artistique du XXème siècle » où « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Pour dire que, grâce au ready made salvateur, tout peut être art, que chacun peut-être artiste, délivré des contraintes de l’apprentissage et de l’élitisme du génie, à condition qu’un discours affirme l’artitude d’un objet, d’un geste ou d’une absence, à condition qu’il y ait transgression, provocation, et singularité. Car « l’œuvre n’est plus dans l’objet ». C’est alors que l’art contemporain se définit en ce qu’il n’est pas d’abord perçu comme art. Il s’agit parfois de peindre une puérile moustache à une Joconde que l’on ne saurait plus peindre, de copier ou de photographier un tableau d’autrui au mépris du droit intellectuel et de propriété, d’industrialiser la production comme Warhol. Et d’aller jusqu’à porter un coup fatal au tableau, comme lorsque Fontana crève, crible et fend ses toiles, jusqu’à effacer l’art : comme lorsque Rauschenberg achète un dessin de De Kooning pour le gommer et exposer sa disparition, comme lorsque Rutault présente des peintures de la même couleur que les murs. Le savoir-faire des maîtres n’est plus, un savoir-penser, qu’il soit politique, sociologique, critique ou anti-esthétique, suffit, y compris devant des ordures, un tas de bonbons de Gonzalez-Torres, où le public peut se servir, l’ironie du kitsch de Jef Koons, une ligne de cailloux dans la montagne par Richard Long, une liste de chiffres par Opalka, de dates par On Kawara, un exhibitionnisme sexuel ou morbide, le vide d’une galerie…
Ephémère, conceptualisée, informe, l’œuvre est chose mentale dont il faut percevoir et transcrire dans le langage la substantifique moelle. Les installations dont il faut décrypter le message sont hybrides et variables : elles sont faites d’« objets du quotidien arrangés et agencés dans l’espace », de déchets, de « matériaux les plus triviaux » qui n’appartiennent pas au champ traditionnel de l’art (mie de pain, tubes de néon, pollens, réfrigérateurs, graisse, crottes de mouches). Ce sont des provocations : un « Mur de purée », un lapin transgénique fluorescent, un « Mètre-carré de rouge à lèvres », une oreille artificielle greffée sur un bras, des sculptures de glace destinées à fondre, des vidéos tremblotantes projetés sur un drap par Bill Viola[1], du « Net-art », des happenings, parmi lesquels Herman Nitsch danse sur des entrailles animales et sanglantes, dont on ne vend que des photos, des certificats, des modes d’emploi : lors, les documents deviennent les œuvres. De même que « les attitudes deviennent formes », selon l’exposition montée par Harald Szeemann en 1969. La démarche se doit être aussi cohérente qu’inventive, au travers d’un discours qui est l’ambassadeur autant que le réalisateur de l’œuvre.
Mieux (ou pire) l’insertion dans un réseau est la condition sine qua non de la visibilité de l’artiste. Il faut être bien en cour, en relation d’amitié ou de complicité avec ceux qui comptent. La coterie, « l’entre-soi », la « stratégie marketing », la collaboration des critiques, les institutions culturelles, les musées et centres d’art, les foires (comme Art Basel), la « communauté intellectuelle internationale », les commandes, les salles des ventes, voire la relation intime entre l’artiste (immédiatement reconnu de plus en plus jeune) et le collectionneur-investisseur, font peut-être plus l’art que l’œuvre elle-même. Sans compter que les commissaires d’expositions, ou « curateurs », se « sont substitués aux artistes pour définir l’art », selon le mot d’Yves Michaud. Les assurances, les entreprises de transport, la fiscalité, le droit ont enfin leur mot à dire pour identifier l’objet comme art…
Faut-il dire « hélas ! », quand la peinture est désacralisée, stigmatisée, ringardisée, au point que la reconnaissance d’un Garouste[2] en souffrit ? Ainsi les tableaux peuvent être repeints par leurs acheteurs ou conservateurs, n’être que monochromes, donc anti-picturaux. Ce malgré des réactions virulentes de retour à la picturalité, grâce à la Transavangarde italienne, par exemple, avec Clementi ou Paladino, ou grâce au retour à l’honneur d’un Lucian Freud. Reste que la peinture n’a droit de cité que si elle est ironiste, référentielle à l’histoire de l’art, forcément non naïve. On préfère définitivement à l’accrochage, sur les traditionnelles cimaises, la scénographie d’une exposition. En d’autres termes la théâtralité interactive à l’image figée. Malgré la fragilité, voire l’obsolescence des œuvres, faites de graisse, d’épluchures cousues ou de fleurs destinées à se dégrader, de néons prêts à claquer. Il faut alors remplacer des parties de l’œuvre, en faisant fi de l’aura de l’original et de la main qui la fit… D’où les affres nouvelles de la restauration et de la conservation, qui dépassent de loin celles de la traditionnelle peinture.
Damien Hirst le dit bien : tout ce qu’il fait est art à ses yeux. A quoi bon alors acheter un requin flottant dans le formol, cette ambivalence entre la vie et la mort, entre la sculpture-spectacle et le musée d’Histoire naturelle, s’il suffit d’acheter un des chèques qu’il signe, un de ses pets, un de ses mots, échappés de son corps ? Nous avions acheté, dès 1961, une « Boite de merde d’artiste », signée Piero Manzoni (c’est-à-dire une production intime et personnelle) ; nous contemplons en 2001 « Cloaca », cette machine de Wim Delvoye qui reproduit le fonctionnement du tube digestif. Devant le risque de banalisation du tout est art, ne résisterait plus que la vertu de scandale : un lustre de tampons hygiéniques (qui peut passer pour une réflexion féministe) au château de Versailles par Joana Vasconcelos, des mannequins d’enfants pendus (qu’il faudra chercher à interpréter) par Maurizio Cattelan, le tatouage d’un homme, qui s’est engagé à être dépecé après sa mort au profit du collectionneur, par Wim Delvoye, encore lui…
Car, hors le concept, point de salut pour l’artiste : la transgression des valeurs morales de l’enfance, de la dignité du corps et de l’Histoire devient alors un fonds de commerce pour l’art contemporain. Ce qui a au moins le mérite d’interroger ces dernières, devant la hauteur et la modestie de la pensée, y compris devant la fronde populaire et des tribunaux. On va jusqu’à récuser le concept de création, lorsque le peintre minimaliste ne peint que des bandes, comme Buren, lorsque le plasticien installe des néons, pose des pots… Bon goût et beauté sont également invalidés, insultés, quoique la beauté du laid et de l’effroi puisse être plaidée. Seul le prix acquitté par le marché reste l’ombre d’une valeur.
Quand le collectionneur se targue plus des records que des œuvres, les sommes colossales payées au tribut de l’art contemporain relèvent non plus de l’exception raffinée, mais de la vulgarité ostentatoire. Vingt et un millions de dollars pour « un énorme cœur suspendu en acier inoxydable, rouge et or », de Jeff Koons, qui n’est que l’ostentation du plus piètre kitsch ; quand il faudrait acquitter bien plus que le prix des 8 601 diamants incrustés dans un crâne de platine par Damien Hirst, alors que le capitalisme s’y voyait flatté, que la tradition de la vanité baroque s’y voyait illuminée, quoique assombrie par des centaines de mouches noires collées sur un autre crâne, aussi effroyable que précieusement beau. La bulle spéculative éclatera-t-elle plus rapidement qu’un crâne soumis aux pressions géologiques ? Un artiste contemporain se serait-il constitué prisonnier pour « escroquerie à grande échelle » ?
Nous ne risquons pas de prendre le livre de Nathalie Heinich pour une basse satire, tellement il est analytique et informé, sans lourdeur, malgré quelques redites. Indubitablement, elle sait montrer combien l’art contemporain obéit à un autre « paradigme » que l’art ancien et moderne. Pourtant l’étalage des excentricités des artistes, mais aussi des connivences, voire du suivisme et du mimétisme, du milieu financier et institutionnel, risque d’entraîner le lecteur, en un rejet sans appel, à évacuer vers les poubelles de l’Histoire de l’art cette désordonnée cohorte. Quoique ce ne soit pas l’objet de cet essai, c’est faute de plaidoirie argumentative, de grille d’interprétation que toutes ces œuvres puissent paraître nulles et non avenues. Car hélas, l’originalité, la provocation et le rejet de toutes les marques traditionnelles de l’art deviennent également des clichés, une norme, un nouvel académisme vite ronronnant et stérile. Quel est le sens de ces productions de l’art contemporain ? Car les contestations « se déploient sur une grande variété de registres de valeurs : esthétique, éthique, civique, esthésique, pur, mystique, herméneutique ». Que nous disent ces œuvres sur notre vision du monde, en dehors d’une banalisation de la culture[3] ? On le devine cependant, en creux, à travers cet essai. Il s’agit alors de surprendre le regard, la perception et la pensée, les sortir de leurs gonds, de leurs doxas et préjugés, comme lorsque Maurizio Cattelan se représente dans une installation, jaillissant d’un trou du plancher. Et, au premier chef de sortir l’art de ses fonctions séculaires : sacralité, mimésis, historicité, beauté et bon goût. Ludique, déstabilisateur, moteur de « singularité », l’art contemporain déconstruit et balaye les limites de l’art et du non-art, expose des idées nouvelles eu de nouvelles idées reçues. Pour araser toutes les idées et évacuer le sens, ou pour répondre à un comment vivre contemporain, à un quelle est la vie bonne et universelle ? Pour interroger enfin (et la liste n’est pas close) le concept et le symbole, l’apparence, la réalité et la fiction, l’image et l’identité, la mort et la violence, la construction et la destruction : ce qui nous constitue, nous innerve et nous change.
Cependant, armés que nous sommes du clair et rigoureux essai de Nathalie Heinich -malgré l’oxymore improbable du « modèle romantique de l’art pour l’art »- et « truffé d’anecdotes », édifiantes et parfois loufoques (comme ces douaniers qui déballèrent un Christo !), pouvons-nous tenter de séparer le bon grain de l’ivraie ? En d’autres termes, comme si nous étions une Histoire de l’art anticipatrice, jeter aux oubliettes de la fumisterie pléthore de vaines productions pour conserver celles qui éclaireraient un sens en devenir…
Le kitsch rutilant des icônes contemporaines, qu’il s’agisse de Mickey, de Marylin, d’une héroïne de manga, ou d’un chien fait du ballon saucissonné d’une foire à neuneu, a remplacé les dieux splendides et pompeux des allégories autant que le réalisme psychologique des portraits ; le déchet et l’ordinaire des objets du quotidien et de l’industrie ont remplacé le savoir-faire des métiers d’art : voici le prix à payer pour que l’art représente notre époque et nos ardeurs. Il faut croire que les artistes adorent le maigre nombril de notre présent, à moins qu’ils en soient les satiristes impitoyables.
On nous assène que le beau n’est plus une catégorie recevable de l’art contemporain. Le beau classique peut-être. Mais cette puissante émotion esthétique, sensuelle, intellectuelle et éthique qui nous soulève, nous ravage, devant une œuvre, qu’on appellera encore et toujours l’appel du beau, existe autant et exige autant de nous devant un Praxitèle ou un Titien que devant un Maurizio Cattelan ou un Damien Hirst. C’est peut-être par ailleurs ce que confirme, au-delà de la tabula rasa du passé de l’art moderne, l’irruption du postmodernisme, capable de réinvestir l’ancien en de neuves créations. Et, quoique l’intériorité de l’artiste ne soit plus guère à la mode, la production d’objets, de leurs mises en scène, ou de performances, peut permettre l’irruption de cette dimension esthétique et intellectuelle. Ainsi « Piss Christ », de Serrano[4], scatologiquement laid et plastiquement beau, est-il empreint d’iconologie et de théologie, l’histoire de l’art et la transgression, confrontant la lumière et le mal.
Choisissons, parmi bien d’autres productions dignes d’admiration, deux œuvres de Maurizio Cattelan : « Him » et « La nona hora ». La première est la plus frappante. De la taille d’un enfant, un mannequin, vêtu d’un costume gris, coiffé d’une moustache et de cheveux humains, est agenouillé dans l’attitude de la prière, les mains jointes, la tête levée devant la lumière venue d’une ouverture murale. Ce « lui », à la connotation accusatrice, est l’ersatz d’Adolf Hitler. Celui qui n’aurait pu prier que pour l’éradication totale des Juifs, avant de s’en prendre au christianisme qui ne coïncidait pas à son panthéon aryen, semble là offrir son humilité, sa repentance, sa méditation, à lui-même, au spectateur, à la Torah, à un dieu, au cosmos. Y-a-t-il une humanité dans la personne d’Hitler ? Y-a-t-il un Juif, un tribunal, une transcendance pour pardonner l’imprescriptible de tels crimes[5] ? La puissance tragique, théologique et philosophique d’une telle œuvre, retrouvant la tradition du peintre d’Histoire, entraîne alors la brusque sensation du beau moral et du sublime ; surtout si on la met en dialogue avec « La nona hora » dans laquelle le pape est tombé sous le coup d’une météorite. Dieu peut-il soutenir un tel jeu de quille, être un fan de l’ironie ? A moins que les desseins de l’absence de Dieu soient impénétrables…
Que dit l’art contemporain sur notre condition et notre pensée ? Que la démocratisation et le relativisme ont fait leur œuvre : tout est art si on le veut et si on parvient à le faire accepter à la main qui paie et satisfait ainsi son ego. Mais il est probable qu’au-delà de la subjectivité intellectuelle de tout critique, y compris le modeste auteur de ces lignes, l’avenir saura, probablement non sans risque d’erreur, dégager du vide fatras qui court les musées les artistes qui auront le plus fortement interrogé notre psyché, notre temps, notre universalité... N’est-ce pas, à toutes fins utiles, la mission de l’art ?
Col de Barèges, Luchonnais, Haute-Garonne. Photo : T. Guinhut.
Les arts du brouillard,
une esthétique du sublime.
La Brume et le brouillard, dans la science, la littérature et les arts,
sous la direction de Karin Becker et Olivier Leplatre,
Hermann, 576 p, 35 €.
« La brume printanière
flottant au sommet du mont Hei,
la lettre shi couchée »
Ainsi écrivait Bashô, maître du haïkaï [1]. Elle flotte aujourd’hui en un beau livre, unique, intrigant et polymorphe : La Brume et le brouillard, dans la science, la littérature et les arts. Car voilà une rare initiative dans le monde de l’édition : traiter un sujet par de multiples éclairages, scientifiques, picturaux, musicaux, littéraires, cinématographiques… Ainsi, sous la direction de Karin Becker et Olivier Leplatre, une trentaine de chercheurs nous conduit au travers de la brume et du brouillard des sciences, des arts des lettres. Parmi lesquels, en un beau paradoxe lorsqu’il s’agit de vapeurs indistinctes, nous élargirons notre vision au fil des déambulations critiques qui ponctuent ce fort volume.
Un troublant récit médiéval, où les brumes des morts empêchent une Dame et un chevalier de commettre l’adultère, ouvre ces pages transdisciplinaires. Parce que peintres et poètes nous ont appris « à en saisir la beauté énigmatique », ce sont les œuvres des artistes qui évoquent le mieux « l’effet de la brume et du brouillard sur l’homme, sur ses entreprises et ses comportements, sur son bien-être physique, sur son état d’âme et sa sensibilité ».
En un tel ouvrage savant et cependant parfaitement lisible, l'on peut naviguer à vue de communication scientifique en exégèse enthousiaste, parmi des brouillards identifiés. Nous saurons ainsi « la classification des brouillards », nous saurons tout sur l’hygromètre à cheveu de Saussure au XVII°, sur la « théorie vésiculaire » et les « noyaux de condensation », la « composition chimique de l’eau de brouillard », en relation avec nos pollutions contemporaines. Quoique Aristote le connaisse en tâtonnant depuis ses Météorologiques, suivi par Descartes, un peu plus perspicace dans ses Météores. Nous n’irons pas sans compter « les brouillards secs » des cultures sur brulis » du XIX°, aux conséquences mortifères, le « smog » londonien et sa charbonneuse fumée qui fut la cause de 4000 morts en décembre 1952.
Plutôt qu’une analyse scientifique des gouttes en suspension, les écrivains préfèrent une approche géographique et psychologique. Le « moi météorologique », selon une expression d’Anouchka Vasak, mesure la sensibilité au moment et au lieu qu’envahit la brume. Le lyrisme des poètes du XVI°, entre Scève et les rimeurs de la Pléiade, ont « la nostalgie du brouillard ». Alors que l’esthétique du XVIII° cherche en lui les « errances et voluptés de l’œil », comme lorsque l’on se perd dans les jardins de Watteau. Grâce à lui, le préromantisme nourrit sa sensibilité novatrice. Lors de la montée du roman gothique, les écrivains anglais sont « réunis autour du brouillard » : Charlotte Brontë, Charles Dickens, Bram Stocker et Conan Doyle. Ils en usent en glissant « du réalisme au symbolisme », jusqu’au fantastique. Baudelaire, lui, le boit comme l’opium, « remède et poison », avant que les « paysages tristes » de Verlaine et Bruges la morte de Rodenbach brouillent la vision en s’enrichissant de métaphores. La littérature contemporaine n’est pas en reste. Jusqu’à l’Américain Paul Auster, qui nomme un de ses personnages « Fog », ou l’argentin Juan José Saer, ils trouvent la brume de « l’obscurité fondamentale ».
Egarant les guerriers, comme dans L’Iliade, protégeant les amoureux, comme chez Hemingway, le brouillard est également associé au mal, comme le montre Dracula[2], où il devient lui-même vampire. A moins que se produise « l’écriture-brouillard », décousue, discontinue, vague, où « les mots tournent pareils à de la fumée ». Une « esthétique de l’indistinction » frappe le spleen baudelairien. Les « images brouillées » de Monet rejoignent les « musiques vaporeuses ». Le sfumato de Léonard de Vinci se métamorphose en atmosphère nébuleuse et tempêtueuse chez Friedrich ou Turner ; ou, plus loin, en un « atelier des vapeurs, comme une vaste fabrique de brumes diverses et protéiformes », dans le Dracula filmé par Coppola. Poétique, dangereux et labyrinthique, le brouillard chez Antonioni signifie la perte d’identité et l’incommunicabilité, quand, chez cet autre cinéaste, Alain Resnais, dans Nuit et brouillard, il suggère les chambres à gaz nazies.
Entre temps, l’on n’a évidemment pas échappé à la peinture de paysage chinoise. Où le vide et le plein, le yin et le yang parcourent, effacent, font surgir les montagnes, absences, fantômes, présences soudaines. La dimension spirituelle de l’art pictural s’affirme-t-elle autant parmi les romantiques allemands et anglais ? Friedrich, fabuleux peintre de brouillard, de « mer de nuages », à la limite de l’indistinction, déclara : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit devant lui, mais ce qu’il voit en lui ». Est-ce à dire qu’il y contemple une brume intérieure ? C’est là qu’il croise une esthétique du sublime, dans la tradition de Burke et de Kant, une « crise de la représentation », où la figure humaine est vaporisée. Le brouillard devenant matière picturale et mentale.
Les machines à brouillard envahissent la scène théâtrale et de l’opéra, mais aussi les studios de cinéma, dans lequel « la brume dramatise », voire devient « psychopompe » ; mais également la photographie, les installations de l’art contemporain. Depuis Debussy et son prélude « Brouillards », en passant par Tout un monde lointain de Dutilleux, les compositeurs osent un « estompage du mélodisme ». Quelle est cette fascination qui pousse à occulter le visible, à voir l’invisible ? « Déroute du réel », « mouvance angoissante », ou jouissance de l’évanescence, illumination esthétique ?
Associer science, culture étendue et poésie, n’est-ce pas le rêve de tout objet encyclopédique ? Ce vaste livre en archipel a su fouiller « l’archéologie du brouillard ». Solidifiant cent brumes en blocs et perles de savoir, en plongées au fond du gouffre exquis -et angoissant parfois- des arts et des lettres…
Michel Butor et Miquel Barcelo : Une Nuit sur le mont chauve,
La Différence, 2012, non paginé, 45 €.
Comme un photographe ne quitte pas son appareil, au point d’imaginer fixer sur la pellicule - ou numériser - ses rêves, un aquarelliste emporte toujours avec lui ses boites et pastilles de couleurs. Du bourbier de la terre, il tire sur le blanc ou le noir du papier l’essence du paysage ou du songe. Ainsi, dans l’Himalaya, ou sur le Mont Chauve ukrainien, cette fois en compagnie de Michel Butor, le peintre Michel Barcelo œuvre-t-il avec l’ivresse de la marche et du cauchemar.
Un voyage est forcément volatile, soumis à la sanction du temps. Comment en conserver la trace, sinon par une œuvre d’art ? Mieux encore, par une œuvre d’art polymorphe. C’est ce à quoi s’est astreint le peintre catalan Miquel Barcelo (né en 1957) en associant dans un beau volume les textes de ses carnets, des photographies et d’abondantes aquarelles pour en ramener ses Cahiers d’Himalaya.
Dans la tradition de l’Equipée[1] de Victor Segalen, et après avoir longuement sillonné les pistes du Mali et du pays Dogon, en ses Carnets d’Afrique[2], que les bouleversements politiques et terroristes lui ont interdit, le voilà encore bouleversé par l’appel de l’ailleurs. C’est alors qu’il aimante son désir vers un ailleurs suprême : l’Inde, le Taj Mahal, l’Himalaya et ses hauteurs, autant montagneuses que spirituelles. Sur de banals carnets, ici reproduits, il narre les étapes de la révélation : « C’est seulement en Himalaya, au Ladakh, au Mustang, au Zanskar que j’ai eu la même intensité de sensation, de déserts brûlants, de cailloux en formes de pêches […] Et au milieu de cette apothéose minérale, un ascète orange en forme de stupa »… Son compagnon, Ach, est portraituré avec ironie, stupéfaction et tendresse, entre haschich et culture bouddhique. Plus loin, il voit dans les peintures des gompa de Katmandou les feux des cercles de l’enfer de Dante, ou les compare à Matisse. Entre mal d’altitude et ravissement, il ne cesse de méditer son art : « j’ai choisi mon plus beau bleu, mon plus beau jaune, et j’ai laissé pourrir mes couleurs (sans noir et sans blanc) macérées, décantées… »
L’aquarelle de Miquel Barcelo ne cherche pas la précision, mais la suggestion, à travers les techniques du barbouillis, du lavis et de la tache, de la dispersion et de l’éclatement de la couleur, parfois agrémentées de pigments ramassés sur le sol, par exemple des « micacées gris argenté » pris dans le fleuve. Dans le cadre d’une sorte de néo-expressionisme, et de ce que l’on a pu appeler son minimalisme désertique, ce sont des lumières, des brumes, des parois, des bouddhas et des yacks. Ce dernier animal, dont on sait l’importance sur le Toit du monde, s’anime alors sur la couverture dans le fantasme de l’aquarelle, comme un emblème à la force symbolique. Non sans humour, l’aquarelliste se délave de gris dans son « Autoportrait au yéti ». Malgré quelques pages plus puériles et moins nécessaires, les jaunes intenses, les ocres et terres de Sienne, les bleutés et les noirs dansent parmi ces prises de notes impromptues, dans l’urgence de saisir moins une exactitude de la vision qu’un jeu, une fulgurance de la perception.
Les photographies sont de paysages intenses, d’autochtones marchant dans le froid, de Bouddhas sculptés ou peints dans des grottes obscures, de détails révélateurs (un jardin miniature) ou incongrus (un dépôt de bouteilles vides), une « mangue du Cachemire » comme une nature morte solitaire dans sa luminescence… Mais elles comptent évidemment moins que la spiritualité de l’art du pinceau : « Je veux une peinture qui, comme la peau d’une seiche, soit pourvue de chromatophores (Cthulhu), qui tantôt soit invisible, tantôt apparaisse dans toute sa monstrueuse blancheur, tel Moby Dick. »
Comme un étrange triptyque mêlant écriture, peinture et photographie, ce beau livre est un objet précieux, de sensations, d’impressions et de pensée distillés par trois moyens autant sensuels que spirituels. On ne saurait mieux percevoir cette dimension spirituelle que dans un autre travail, cette fois digne d’un titan de l’aquarelle, lorsqu’il illustra toute La Divine comédie de Dante[3]. Qui eût cru qu’après Andrea Botticelli ou Gustave Doré un modeste aquarelliste puisse aussi fabuleusement animer les lieux aussi divers de l’enfer, du purgatoire et du paradis, de la noirceur cruelle à la lumière angélique, que notre Miquel Barcelo, l’enfant terrible et délicat de son art…
Miquel Barcelo :Une Nuit sur le mont chauve, Cahiers d'Himalaya.
Photo : T. Guinhut.
Danse macabre, danse d’humour, danse de création ? Dans la tradition médiévale de la ballade des morts, Miquel Barcelo s’invite pour nous jouer un acte de complicité avec un écrivain qui s’inscrit dans la longue chaine des réécritures.
Nicolas Gogol écrivit en 1831, parmi ses Veillées d'Ukraine, une nouvelle intitulée « Nuit de la Saint-Jean[4] », qui fut popularisée en 1880 par Moussorgski dans son poème symphonique Une nuit sur le Mont Chauve. Qui eût alors cru que le pape du Nouveau roman, Michel Butor soi-même, né en 1926, autrefois si sérieux et systématique dans son achèvement du personnage voué à la deuxième personne du pluriel dans La Modification[5], bientôt furetant aux curiosités géographiques du monde et du rêve, allait devenir si gothique et facétieux en ses vieux jours, flirtant avec la Mort en ses poèmes…
« 2 Horrifique :
Squelettes sortis des placards
dans les corridors des châteaux
pleuvent comme chauve-souris
sur les clairières éventrées »
C’est en dialoguant avec de très nombreux artistes que Michel Butor a dispersé bien des livres à deux voix : peinture et écriture. Suite à son ouvrage séminal Des mots dans la peinture[6], il commenta sans relâche Alechinsky, mais aussi Bram Van de Velde, Vieira da Silva, Delacroix et son Faust… Il ne pouvait que s’acoquiner avec Miquel Barcelo dont nous connaissons les ébouriffantes illustrations de la Divine Comédie de Dante, ou les Cahiers d’Himalaya.
Egrenant la concision de ses soixante-douze quatrains, Michel Butor compose ses Fantaisies dans la manière de Callot[7], pour reprendre le titre d’Hoffmann. Le fantastique y règne en maître, illustrant de manière allusive le sabbat des sorcières, leurs apparitions spectrales et ludiques. Ce n’est que lorsque « la gelée noire devient blanche », que cette création du monde successive s’achève enfin.
« 6 Jurassique :
Ptéranodons sur les forêts
de fougères arborescentes
avec des champignons géants
phosphorescents dans les recoins »
L’on pense aux Exercices de style[8] de Raymond Queneau, tellement chaque quatuor d’octosyllabes est un petit théâtre de marionnettes, animé à chaque fois par un nouveau registre : « Endiablé », Mélancolique », « Gastronome », Exotique »…
« 20 Nostalgique :
Des lambeaux de chair se suspendent
aux poitrines des assistantes
qui cherchent à reconstituer
tous les charmes de leur jeunesse »
C’est en alternant double page poétique et double page plastique que Miquel Barcelo intervient. Il sait que l’utilisation des papiers de couleur par les artistes est trop rare. On éprouve pourtant ainsi combien dessiner et peindre sur des fonds colorés peut délivrer de la virginité et de la vide liberté de la blancheur. Ainsi sur l’omniprésence du noir, les lueurs pétillent, se démènent, figurent l’origine des espèces et leur micro-encyclopédie, comme dans la Petite cosmogonie portative[9] de Raymond Queneau. Bande dessinée, calligraphie extrême-orientale, peinture sacrificielle ?
Dante & Barcelo : La Divine comédie, France loisirs, 2003
Photo : T. Guinhut.
« 28 Clandestin :
Explose mais ne se disperse
c’est seulement du camouflage
c’est comme l’encre de la seiche
mais la sienne est couleur de lait »
Comme parmi les ombres de la caverne de Platon, les lucioles dorées des squelettes, des corps, des cervidés et des poissons, dansent, ronde de nuit pariétale, allusion aux parois immémoriales de Lascaux, spermatozoïdes errants sur fond de ténèbres. Où pour reprendre l’image de Gogol : « la corolle, semblable à un petit globe de feu dans la pénombre, parut voguer dans l’air fort longtemps, comme un bateau. Enfin, elle perdit lentement de la hauteur et chut si loin que sa forme étoilée était à peine plus visible qu’une graine de pavot[10]. »
« 48 Transformiste :
Passer d’une espèce à une autre
essayer des cris et des chants
retrouver l’homme d’autrefois
pour lui murmurer des secrets »
En cette fantasmatique pellicule d’ombre et de lumière (dont les reproductions ici ne donnent qu’une faible image) le territoire poétique est celui des explosions cosmiques, des taches, voisines de celles de Victor Hugo, créatrices de bébés univers, de germes de galaxies, d’étoiles inconnues en gestation : « tandis que les constellations / sèment leurs yeux entre les nuages ».
Tout ce monde hallucinogène en un volume somptueux, à l’italienne, aux textes imprimés en jaune bistre, toutes pages noires dehors. En sa luxueuse nuit des fantasmes, les lutins de la pensée et de la peinture naissent, jaillissent et s’éteignent, racontant l’histoire du cosmos, des peurs et des rêves. Il nous reste à rêver de l’édition de luxe, dans une boite en tilleul, dans laquelle le livre est joint à huit rouleaux de papier noir imprimé à l’eau de javel et au gesso, cette technique originale de Miquel Barcelo, peintre, aquarelliste et maître ès-nuits. Notre cher aquarelliste des montagnes et des fièvres nocturnes, après son Enfer et son Purgatoire dantesques, mérite bien son Paradis…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.