Quoiqu’il en eût vu bien d’autres, le Beau se sentit soudain bouleversé, voire outragé, saccagé, lorsqu’à deux reprises des arts venus d’ailleurs, Japon, puis Afrique noire, firent irruption dans le champ occidental. S’agissait-il d’art d’ailleurs ? Sans compter l’Amérique centrale des Aztèques, ou encore l’Australie des Aborigènes. Il nous faut alors se confronter au japonisme, se mirer dans les masques africains et ceux des Indiens de la Colombie Britannique, tels que les révéla Claude Lévi-Strauss, ceux relevant de ce que l’on appelle aujourd’hui les arts premiers. Ainsi est-il nécessaire d’envisager une « anthropologie de l’art », pour reprendre le titre de Muriel van Vliet. La face de la beauté en est-elle changée ?
De Platon à Hegel, en passant par Boileau, la cause était largement partagée. L’art devait imiter la nature, figurer l’universalité du beau, ce en rassemblant la Grèce antique et le christianisme, enclins à entretenir la plasticité du dessin et la lumière des couleurs. Corps, paysages, allégories ne devaient convaincre et persuader que par le sésame du beau universel, même si Hume et Kant y ajoutaient la subjectivité d’où découle ce qui plait. Hegel allait jusqu’à voir dans le déroulement chronologique de la création artistique un progrès, dans le cadre d’une téléologie.
Mais à la fin du XIX° siècle, l’irruption des estampes japonaises, d’Hokusai, Utamaro et Hiroshige, change la donne, ouvre le regard, bouscule les peintres, comme Monet. Le japonisme bat son plein, jusque dans la décoration. Car en 1868 commence l’ère Meiji, soit la sortie du Japon de son isolement insulaire et son ouverture commerciale au monde occidental. À cette occasion déferle en Europe un univers insolite, exotique et fascinant. Un Français, Philippe Burty, critique d’art et collectionneur, invente dans les années 1870 le néologisme aujourd’hui consacré : « japonisme ». Les échanges commerciaux, les expositions universelles de Paris, Londres et Vienne, la revue de Samuel Bing, Le Japon artistique, fondée en 1888, tout concourt à faire l’art extrême-oriental une référence choyée. L’on découvre la perspective diagonale qui ôte les toits des demeures, les paravents paysagers, les éventails peints, les céramiques aux opalescences profondes. Les artistes européens et particulièrement français ne peuvent manquer d’être étonnés, chamboulés, influencés. Impressionnistes, Nabis, symbolistes, Art nouveau, tous succombent à cette séduction, empruntant, intégrant et revisitant thèmes et motifs. Ainsi Siegfried Wichmann, en son volume aux quatre cents pages et mille cent illustrations, nous montre comment Van Gogh, Degas et Toulouse Lautrec, mais aussi le Viennois Gustav Klimt, sans oublier Emile Gallé et ses vases, se sont nourris, certes sans que cette influence les assèche, de l’art vivifiant d’une civilisation qui ne doit rien à l’Occident.
Savamment fleuris, les kimonos exercent toujours un pouvoir de fascination calme. Ce dont témoigne, au Musée Guimet, la première exposition hors du Japon des plus belles pièces textiles de la collection de la célèbre maison Matsuzakaya, fondée en 1611. Depuis l’époque d’Edo (1603-1868) jusqu’à nos jours, ce vêtement qui est une œuvre d’art à soi seule et d’autant plus qu’il est porté avec le plus grand soin n’en est pas moins sujet aux évolutions séculaires, alors que leurs réinterprétations sont légion dans la mode japonaise et française contemporaine. Sous un titre laconique et suffisant, Kimono[1], un ouvrage délicieux répertorie ces prétextes aux déclinaisons florales colorées, parfois sur fond d’or et de pourpre, sans omettre des coiffeuses et des peignes ornés qui leurs sont associés.
Porté à l’origine comme un vêtement de dessous par l’aristocratie, avant d’être adopté par la classe des samouraïs comme vêtement extérieur, le kimono est progressivement devenu un vêtement usuel pour l’ensemble de la population japonaise. À partir de l’ère Meiji, les élégantes françaises en font un vêtement d’intérieur, participant du japonisme ambiant, qui essaime chez des créateurs de mode comme Paul Poiret (1879-1944) ou Madeleine Vionnet (1876-1975). Aujourd’hui, Kenzo Takada, Yohji Yamamoto ou Junko Koshino aiment à rappeler son influence, alors que chez nous Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou John Galliano s’en inspirent, réinterprétant les codes structurels du kimono, nonobstant la forme originelle en T, l’honorant d’une place de choix sur la scène artistique. Si l’exquis raffinement du kimono emprunte ses motifs à la nature, il permet à la culture japonaise d’offrir à l’universalité du beau une déclinaison qui témoigne des infinies capacités de l’esprit humain - et de ses doigts textiles - au service de ce qui nous transcende dans l’immanence.
En conséquence le périmètre et la nature du beau n’en peuvent être qu’élargis, métamorphosés. Non que la beauté venue du Phédon de Platon[2] et des statues de Praxitèle soit invalidée. Mais à la source grecque s’ajoute un monde plastique où la subtilité du dessin et la richesse des couleurs peuvent dire combien les paysages du mont Fuji sont beaux, combien les chevelures lisses et noires des dames et geishas glissant sur leurs kimonos aux fleurs palpitantes sont émouvantes et mystérieuses. Une allusive poétique fait frissonner des efflorescences esthétiques, dont l’origine insulaire et lointaine n’empêche en rien qu’elle soit digne de l’universel.
Des masques de bois, que l’on disait nègres sans y voir malice, plongèrent ensuite quelques artistes dans une stupéfaction profonde, tel au premier chef un Pablo Picasso. Ses scandaleuses Demoiselles d’Avignon, peintes en 1913, en portent la trace, ses peintures précubistes, aux traits accusés, anguleux, bruns et noirâtres, presque expressionnistes, volontairement laides, si l’on pardonne ce jugement esthétique, y font sans ambigüité allusion. Ce qui était fétiches et invocations rituelles accède alors à la dignité de l’art occidental, au travers d’un vocabulaire plastique permettant d’élargir le champ pictural. Et même si Pablo Picasso revint ensuite à un néoclassicisme graphique, il n’est pas interdit de penser que la vitalité barbare de l’art nègre continua d’irriguer ses productions, du cri de Guernica aux plus tardives déchirures affectant ses figures picturales.
Un catalogue édité à l'occasion de l'exposition à Paris, au Musée Dapper, de mai à septembre 1992, permet de balayer l’immense patrimoine de la sculpture de l'Afrique noire, sous la direction éclairée d’Ezio Bassani. Ce grand héritage ne peut plus échapper à notre sagacité.
Quoiqu’iconiques, ce serait réducteur de ne penser qu’aux masques, tant l’Afrique regorges de figurines, statuettes, objets divers, sans compter les aires géographiques et culturelles spécifiques si nombreuses. L’on connait des civilisations archaïques, celles des Nok au V° siècle avant Jésus Christ et au centre du Nigéria, ou des Ifè, au XII° siècle, une cité yoruba du sud-ouest du Nigéria, dont les terres cuites et les bronzes sont fort curieux ; ces derniers représentant des têtes royales. L’ancien royaume du Bénin, lui, ornait de scènes quotidiennes et de la vie de cour, aux XVI° et XVII° siècles, des plaques de bronze.
Cependant pour nombre d’objets, nous ne connaissons guère le fonctionnalisme ou le symbolisme qui les justifiait. Fétiches, exorcismes, danses sacrales, rituels… Faute d’une culture écrite, d’une mémoire orale, le sens premier se dérobe, ne laissant pour le regard occidental et contemporain, en un ethnocentrisme discutable, que la dimension esthétique, peut-être improprement accolée à l’objet ; sauf si l’ethnologue, tel Michel Leiris peut en recueillir auprès des indigènes les modalités.
Art du Pacifique. Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Reste que les qualités esthétiques peuvent être difficilement niées. Venu du Nigéria, un masque représentant « l’oni obalufon », frappe par sa rondeur, son équilibre des traits, sa plasticité délicate, sa sérénité méditative. Même si la dimension psychologique ne semble qu’allusive, tant l’on peut deviner qu’il s’agit moins d’individualisme que d’atavisme collectif.
Une caractéristique semble l’emporter : l’hiératisme. Figures d’ancêtres, matérialisation de l’au-delà, offrandes magiques, anthropomorphisme mythique au service d’un reliquaire, tous sont stylisés. Les identifier comme œuvre d’art est-il une erreur d’appréciation ? Dans la mesure où l’art est un concept plutôt occidental - mais aussi extrême oriental -, où la muséification n’est pas ici de mise, oui. En revanche, si l’on considère combien « elles sont le résultat d’un acte conscient de leur créateur ; qu’elles transcendent donc le cadre fonctionnel, religieux ou social[3] », non. Reste à séparer, peut-être arbitrairement, les objets relevant de l’artisanat, les concrétions brouillonnes et propitiatoires, et les œuvres à proprement parler d’art. Quoique le document ethnographique puisse être à cheval sur ces deux catégories.
Une « figure de reliquaire Kota » du Gabon, un « appui-tête » de bois, venu du « maître des chevelures en cascade » au Zaïre, des cavaliers « djenné » du Mali en terre cuite, une tête de reine « ifé » presque bouddhique, un masque déjà cubiste de Bamana au Mali, un autre « ngbaka » du Zaïre, un autre encore « punu » du Gabon, sans compter des cimiers de danse « bamana » du Mali et de simples cuillères « edo » du Nigéria coiffées de figurines zoomorphes… Tous exsudent le raffinement plastique, la sûreté de la représentation stylisée, la noblesse formelle. Donc l’insolite dignité du beau.
C’est approximativement au moment de l’irruption du japonisme que nait une discipline nouvelle : l’anthropologie de l’art, ce qui est également le titre d’un essai de Muriel van Vliet. Le concept vitalise les études qui abordent l’art au travers du prisme de la diversité des cultures, incluant « d’autres formes telles que le langage, le rituel, la technique et la science ». Or les fonctions culturelles ne sont pas toujours esthétiques, soit de par la volonté des créateurs pour qui l’art n’a pas à cet égard de sens, soit au regard des utilisateurs et des spectateurs.
Sortis des cabinets de curiosité, des fonds ethnologiques, issus des vols et des pillages d’un Malraux ou constatés par Michel Leiris à l’occasion de son récit L’Afrique fantôme[4], les artefacts orientaux et les masques africains accèdent la consécration muséale occidentale, voire à la nécessité de rendre aux pays originaires les pièces indument conservées, même si leur conversation en d’africaines contrées peut poser des problèmes de sécurité. Ces objets sont-ils indument muséifiées ? Car, associant à un masque africain le concept occidental d’art, la consécration muséale et la dignité esthétique ne seraient-elles pas de l’ordre du faux sens, voire du contresens ? Toutes ces questions sont posées par le synthétique et intelligent ouvrage de Muriel van Vielt, dont la progression est aussi claire que rigoureuse : L’Anthropologie de l’art.
L’émergence de sciences humaines comme la sociologie et la psychologie, la science du langage et l’histoire de l’art, et a fortiori l’ethnologie, lors du XIX° siècle, favorise de nouvelles lectures du phénomène artistique. Au siècle suivant, Aby Warburg étudie danse, rituels et photographie, captivé par la « survivance de motifs, malgré les changements de cultures », ce dont témoigne entre 1921 et 1926 les planches de son Atlas Mnémosyne[5], qui se veulent poser les fondements d’une grammaire figurative générale.
À sa suite, l’auteur de La Pensée mythique[6], Ernst Cassirer, opère le tournant « permettant de passer du transcendantalisme kantien à l’anthropologie de la culture ». Dans la foulée, Michel Foucault parlant à cet égard d’« épistémai », l’on peut s’aventurer sur le terrain de la pluralité des universaux. Dans le même temps, Erwin Panofsky[7], au moyen de son iconologie, fonde une histoire de l’art comme une discipline des sciences humaines nantie d’une ampleur philosophique informée. Ainsi, entre Warburg, Cassirer, Panofsky, l’art n’est plus seulement le lieu d’un beau chef-d’œuvre, mais il est étudié en congruence avec les rituels, les récits mythiques, les sciences de son temps. Sans compter les arts appliqués, dans le sillage de Gottfried Semper, voire l’art de vivre…
André Leroi-Gourhan examine les peintures préhistoriques, Michel Leiris les « objet-fées » africains, tous artefacts qui interrogent les créateurs, surréalistes ou non, à l’instar d’André Masson clignant de l’œil vers la préhistoire. Conjointement, l’on se souvient de Walter Benjamin et de sa réflexion sur « la ruine de l’aura » à l’occasion de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique[8]. De surcroit l’on accorde à l’art bien plus que son identité esthétique en lui reconnaissant une dimension sociale, économique, politique. D’autant qu’en 1947 Adorno et Horkheimer publient conjointement Kulturindustrie, arguant que « la fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas seulement une dépravation de la culture, mais aussi une intellectualisation forcée du divertissement[9] ». A contrario, Muriel van Vielt se demande : « Quel est le risque de l’esthétisation des objets relevant de l’ethnologie ? ». L’interrogation résonne au croisement des excès tant du colonialisme que du décolonialisme[10].
Et pas seulement dans le cadre d’une perception visuelle, Claude Lévi-Strauss s’attache aux masques de la Colombie britannique et de l’Alaska, mais dans la perspective des homologies avec les mythes. Plus récemment, l’approche morphologique de Philippe Descola[11] s’ajoute à toutes ces démarches permettant d’inscrire l’art comme facteur de culture. Ce dernier opposant conception naturaliste du monde (celle des paysages et portraits occidentaux) et visions animistes, totémistes et analogistes.
Mais d’où vient-il qu’étudiés par Claude Lévi-Strauss, les masques, dont les yeux protubérants sont clairvoyants, nous paraissent bien moins esthétisants que ceux de l’Afrique noire ? Ne doutons pas que leur fonction magique soit prépondérante, que « presque tous ces masques sont des mécaniques à la fois naïves et véhémentes[12] ». Leur universalité viendrait moins de la beauté que du fonds tribal et mythique de l’humanité.
Si l’on désire compléter la réflexion anthropologique jusqu’à des considérations contemporaines, voire un brin polémiques, consultons un Cahier d’anthropologie sociale, soit un numéro intitulé L’Art en transfert, sous la direction Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini. Car dans notre monde interconnecté, globalisé, les objets et les pratiques, les normes et les modèles, toutes les valeurs artistiques enfin, peuvent traverser les frontières nationales et culturelles. L’on s’approprie sans cesse ce qui vient non seulement du passé, mais d’ailleurs nombreux, au-delà même des phénomènes de métissage, de créolisation et d’hybridation. En ce volume, sont évoquées pêle-mêle les démarches de collectionneurs d’art africain en Afrique, aussi bien que de curieux artistes contemporains intégrant d’anciens rituels à des installations vidéo, la résistance d’immigrés à intégrer des modèles ambiants ou imposés par le pays d’accueil, ou encore la constance de sculpteurs inuit à les négocier. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de stéréotypes autochtones, de critères esthétiques occidentalo-centrés, d’authenticité et de droits d’auteur.
En revanche, l’on peut admettre que, maîtrisant les langues, les écritures romanesques, poétiques et argumentatives, les pratiques artistiques occidentales, les anciens colonisés et autres exogènes retournent ces savoirs contre ceux qui crurent inculquer un modèle. Ainsi s’émancipent-ils d’un contrôle politique ou culturel ; ainsi leur appropriation est un gage, non seulement de multiplicité, mais de liberté. Matérielle, intellectuelle, politique et esthétique, l’appropriation permet d’augmenter son identité plurielle, au contraire de ceux, qui, dans une démarche régressive, essentialiste, abusivement décoloniale, dénoncent l’appropriation culturelle, comme si le beau et le soi n’avaient qu’une couleur, qu’une nation, qu’une tribu. Les avant-gardes n’ont-elles pas profité de bien des appropriations ? Au tour des appropriés d’en faire leur miel…
N’oublions pas que l’esthétique est « la saisie de la prégnance du sens », pour reprendre la conclusion de Muriel van Vliet. En conséquence, l’art n’est plus à ranger dans le seul camp du beau, mais de l’agir sur la perception et sur le monde. Conjointement, il est également un artefact des sociétés et des mentalités, et bien entendu du politique. La tribu l’affirme en garant du mythe collectif, le prince en usait comme instrument de sa gloire, l’empire comme vitrine de sa grandeur, les totalitarismes comme outil de propagande obligée. Aujourd’hui la démocratie oligarchique l’affiche en apparence de liberté, d’autant que les mouvements de pressions, y compris écologistes, s’insinuent jusque dans les galeries et les musées. Beauté ou laideur politique ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.