Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Walt Whitman,
entre Nouvelles et Feuilles d’herbe,
le chantre engagé de l’Amérique.
Walt Whitman : Ecrits de jeunesse. Nouvelles,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pauline Choay-Lescar,
Actes Sud, 160 p, 16 €.
Walt Whitman : Feuilles d'herbe,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Athenot,
José Corti, 344 p, 19 €.
Savions-nous que Walt est un diminutif de Walter ? Ainsi Walter Whitman (1819-1892), avant de publier en 1855 son recueil torrentiel, Feuilles d’herbe, sans cesse augmenté et remanié jusqu’à sa mort et jusqu’à l’ultime totalité de ses 411 poèmes, fut-il l’auteur d’un modeste recueil de nouvelles. Six, parmi neuf, sont ici pour la première fois traduites ; et généreusement postfacées par Pauline Choay-Lescar. Elles sont un prélude surprenant et engagé à la destinée du chantre des grands espaces américains.
Celui qui eut l’ambition de présenter à l’Amérique sa Bible poétique, éloge d’une nature immense et d’un homme nouveau, fut auparavant, quoiqu’il s’en cachât, un nouvelliste réaliste. Outre son métier d’imprimeur, celui qui fut instituteur itinérant dénonce la violence des maîtres dans l’effrayant « Mort à l’école », ou celle de ceux qui exploitent le travail des enfants dans « L’enfant et le libertin ». En ce récit, l’alcoolisme est également la cible du moraliste qui dénonce « une joyeuse saoulerie ». Il permet également à une « brute avinée » de se faire corriger par un libertin repenti, qui « souhaitait subvenir aux besoins de la veuve et de sa famille ».
Mais c’est compter sans l’amour et la mort. En effet, dans « Le garçon amoureux », la nouvelle s’achève aussi tragiquement qu’allégoriquement : « La flèche de Cupidon, profondément enfoncée en lui, avait répandu en son corps un poison puissant mais invisible qui l’avait tué ». Ou encore à travers la « forme humaine martyrisée, tailladée et ensanglantée » du « fils rebelle », où l’inquiétude existentielle côtoie un fétichisme morbide, comme parmi les pages de « Fleurs de tombe ». Il s’agit bien, pour le jeune écrivain engagé, de défendre la cause des enfants, des adolescents, des amoureux, face à une société répressive et ses tyrans brutaux.
Au fil des rééditions de ses fictions couronnées de succès, Whitman eut tendance à effacer des traces d’obscénité, comme l’amour de deux garçons, qui, dans « L’enfant et le libertin », devient ici tout juste suggéré et bien plus moral. Pourtant l’on sait que Feuilles d’herbe, bien moins apprécié en ses débuts, regorge d’enthousiasmes érotiques, entre le regard d’une femme sur les ébats aquatiques d’une vingtaine de jeunes hommes, et ces dormeurs qui « dorment comme des amis tendres côte à côte[1] »…
Le barde passablement vaniteux des Feuilles d’herbe, le nouvel Homère des Etats-Unis d’Amérique aura enfanté en son poème, qui a « la cadence des lyriques[2] », deux héros. D’abord le jeune Américain fondateur de la démocratie, quoiqu’il fût déjà né avec les pères fondateurs et le libéralisme de la constitution, sensible dans la « Commémoration du Président Lincoln ». Ensuite lui-même en Narcisse paternaliste, ce dont témoigne le vaste « Chant de moi-même », qui lui valut d’être exécré par bien des lecteurs et des critiques. Seul Emerson[3] sut le premier saluer sa qualité d’artiste.
Son enthousiasme romantique pour les vastes espaces américains parle la même langue que son ode continue à l’adresse des muscles et du corps au service de l’aube d’une nation à dimension mondiale. Il chante aussi bien la patrie et le progrès, l’herbe et les ruisseaux d’automne, l’Ontario bleu, les villes, les trains et les navires, qu’il « s’arroge le droit d’imposer son Moi, son corps, son verbe inapprivoisé, son phallus, ses images fracassantes[4]». En ses versets bibliques, une mystique sociale se déploie conjointement à une sorte de panthéisme géographique. Au-delà de l’individu, le rythme de la foule enfle depuis Long Island jusqu’à l’américain cosmos. Certes, un lecteur peu indulgent pourrait objecter à ces rythmes immenses une certaine monotonie de ton, une grandiloquence dommageable, hors d’inspirés morceaux de bravoure.
On retrouve la dimension engagée inhérente à ces nouvelles dans les Feuilles d’herbe, lorsqu’il observe la vente au marché aux esclaves, où « quelques soient les offres des enchérisseurs, elles ne pourront jamais être assez élevées pour lui », car « dans cette tête est le cerveau, l’universel vainqueur », quelques soient les « membres rouges, noirs ou blancs[5] ». Ce qui, en digne Américain, lui permet de valoriser une éthique politique : « Votre ferme, votre ouvrage, votre emploi, / La sagesse démocratique en dessous, comme un terrain solide pour tous[6] ». Cependant, et c’est quelque part heureux, il reste un insoumis, non loin de La Désobéissance civile de Thoreau[7] : « Résiste beaucoup, obéis peu », c’est ce qu’enjoint Whitman « aux Etats », car « une fois admise l’obéissance qui ne se discute pas, c’est l’asservissement total[8] ».
Henry James : Voyages en Amérique et Impressions anglaises,
traduits de l’anglais (Etats-Unis) par France Camus-Pichon et Carine Chichereau,
Farrago, 2004, 144p, 16 € et 208 p, 16 €.
Edith Wharton : La France en automobile,
traduit par Jean Pavans, Mercure de France, 2015, 176 p, 16,80 €.
Henry James : Nouvelles complètes, 1864-1910,
divers traducteurs, La Pléiade, Gallimard, 2003 et 2011,
quatre volumes en deux coffrets, 5690 p, 135 et 139 €.
Qu’il s’agisse de ses grands romans, d’Un Portrait de femme aux Ambassadeurs, ou de ses fabuleuses nouvelles que La Pléiade vient de réunir en quatre volumes, Henry James a souvent recours à une problématique opposant nouveau et ancien continent. Ses jeunes Américains découvrent une Europe qui les intrigue, les fascine, les grandit et parfois les détruit. Lui-même habita un temps le palais Barbaro, sur le Grand Canal de Venise, pour y écrire Les Papiers de Jeffrey Aspern et y poser le décor des Ailes de la colombe. Ainsi le voyageur Henry James, comme ses personnages favoris, parcourt autant les Etats-Unis et l’Angleterre, en ses Voyages en Amérique et Impressions anglaises, quand une de ses amies, romancière légèrement concurrente et néanmoins complice, Edith Wharton, sillonne La France en automobile. À notre tour de sillonner le voyage intérieur, le labyrinthe sociétal et mental des cent douze nouvelles du maître du « point de vue »…
Outre des pages de croquis pour les récits futurs, on retrouve dans ces deux discrets volumes d’Impressions anglaises et des Voyages en Amérique un écho de cette problématique géographique et civilisationnelle. Ne s’agit-il pas de comparer les mérites des paysages et des mœurs de la jeune Amérique et de la vieille Angleterre ? L’on sait qu’Henry James (1843-1916) finira par prendre en 1915 la nationalité anglaise, comme pour en épouser la culture, mais aussi en guise de protestation contre la neutralité, mais heureusement provisoire, des Etats-Unis dans la Première Guerre Mondiale.
C’est à vingt-sept ans que le futur grand romancier parcourt les immensités américaines : lacs et montages, chutes du Niagara exacerbent la fibre du voyageur romantique parmi les espaces grandioses et sublimes. Non sans négliger les villégiatures élégantes de Newport et Saratoga, où s’exerce le talent et la finesse de l’observation psychologiques, quoique parfois aiguisée par une pointe satirique.
Quarante ans séparent les tableaux du « touriste sentimental », entre forêts sauvages et « Vues de Londres », des essais de l’intellectuel outragé. Car si les premières Impressions anglaises sont écrites dans les années 1877, 1878, les plus frappantes sont contemporaines de la Seconde Guerre Mondiale. Au voisinage de chroniques aussi charmantes que « La course d’aviron Oxford-Cambridge », ou « En Ecosse », les micro-pamphlets sur la Guerre de Sécession et sur « la violence d’un invasion arbitraire » (de la Belgique par l’Allemagne) décrivant les réfugiés sont ici surprenants. Loin de ne rester qu’un psychologue subtil, un romancier savant dont les personnages évoluent dans un monde raffiné, Henry James devient, ce qui n’a rien de contradictoire, une grande conscience européenne particulièrement engagée en faveur de la lutte contre l’envahisseur allemand, contre l’inhumanité du déferlement de feu et de sang qui balaie l’Europe.
Edith Wharton (1862-1937) échangea de nombreuses lettres avec son ami Henry James, entre 1900 et 1915. Romancière talentueuse, quoique plus modeste, aux talents psychologiques raffinés, pour qui « la fiction moderne commença vraiment lorsque l’action du roman fut transférée de la rue vers l’âme[1] », elle dut une part de son succès à celui qui fut un peu son maître : en effet, lors de la parution de son roman historique, The Valley of decision, trop érudit, Henri James lui conseilla de choisir un sujet américain contemporain. Ce qui lui permit, grâce à Chez les heureux du monde,[2] de trouver sa voie, en contant la vie de Lily Bart, jeune femme raffinée, mais tristement désargentée, qui rata l’occasion qui lui aurait permis d’épouser l’homme aimé, sujet passablement jamesien. Egalement grande admiratrice de l’auteur de Du côté de chez Swann, elle ne pouvait qu’adorer la France. Ce pourquoi, dès 1906, accompagnée, outre son mari, parfois d’Henry James lui-même[3], elle réalise une sorte de tour de France en automobile, quoique, conduite par un chauffeur et servie par de fidèles domestiques. Tout est alors objet de leur admiration : des cathédrales de l’art gothique aux montagnes pyrénéennes, du val de Loire à la Provence de Madame de Sévigné, sans oublier un instant l’art de vivre hédoniste des Français et de leur Histoire : « il ne saurait y avoir de meilleur exemple de la sagesse esthétique du « vivre et laisser vivre » que cette heureuse façon pour deux idéaux artistiques supposés incompatibles de faire bon ménage dans ce coin délicieux », dit-elle, dans la cathédrale de Rouen, en appréciant la proximité d’un tombeau gothique et d’une chapelle renaissance, sans omettre un maître-autel baroque. Plus délicieusement qu’un guide Michelin, avec un charme désuet, ce récit-journal permet au lecteur de voyager dans le siège capitonné d’une automobile qui a su se muer en pages aux nombreuses élégances stylistiques. Car « L’automobile a restauré le romantisme du voyage » assure celle qui va jusqu’à faire le pèlerinage de Nohant, pour y rencontrer l’esprit de George Sand. Ainsi va-t-elle jusqu’à comparer la silhouette de Poitiers sur sa butte entre deux rivières à celle des « cités italiennes », et dont elle aime « la petite chauve-souris » parmi les stalles de la cathédrale.
Voici un événement majeur parmi les constellations des grands nouvellistes. Henry James est enfin accessible en France dans toute sa mesure grâce à ces deux coffrets somptueusement publiés dans la collection de la Pléiade. Jusque-là, on ne trouvait que des textes épars, certes nombreux, parfois épuisés, une tentative avortée d’œuvres complètes aux éditions de La Différence. Nous pouvons enfin picorer ou lire en suivant la rigoureuse chronologie une centaine de récits souvent légendaires, de tableaux vifs et troublants, parfois plus savoureux que de vastes romans comme Les Ailes de la colombe.
Ce sont des Américains qui rencontrent en Europe l’amour et leur moi profond, mettant en scène le choc des cultures, le frisson des intimités, autant un voyage géographique qu’une aventure intérieure. Des hommes et des femmes du nouveau continent, à la fortune assurée par une économie au développement exponentiel, vont à la rencontre de Londres ou de villes d’art italiennes pour y aimer, voire épouser celui ou celle qui est l’allégorie d’une culture prestigieuse, quoique décadente. On y trouve également de plus modestes personnages, comme des domestiques, un libraire d’occasion qui devient employé de bureau. « Dans la cage », travaille une petite télégraphiste, croquée non sans humour, qui, depuis son bureau de poste, tente de comprendre les tenants et les aboutissants d’une intrigue.
Un vertigineux travail sur « le points de vue » et la « perception » des narrateurs donne une dimension novatrice à ces textes raffinés qui sont les empreintes d’aventures subjectives : ils sont « des yeux qui, au lieu de négliger la moitié de ce qui se présentait (leur habitude jusque-là), s’efforçaient de voir sur mon visage, dans mes paroles, beaucoup plus que n’en montrait la surface », comme le propose « Impressions d’une cousine ». L’aura psychologique se double d’un sens romanesque et dramatique subtil et patient, pour tenter de résoudre l’énigme recelée par les protagonistes, jusqu’à côtoyer l’invisible, suggérer l’étrangeté fantastique, dans « Le Fantôme locataire », ou « Le Dernier des Valerii » qui voit un Romain s’amouracher d’une Junon de marbre. Les artistes - ou apprenti-artistes plus ou moins velléitaires - sont à la recherche d’une vie meilleure et plus fine, non sans se heurter à de lourdes déceptions, quand le lecteur lui-même peut éprouver à la fin de maintes nouvelles l’amertume des vies inabouties, voire gâchées. Ainsi ces nouvelles embrassent un immense champ de registres, de l’humour satirique au tragique, en passant par le pathétique et le lyrisme… On peut aller jusqu’à y découvrir une sorte de mise en abyme, lorsque l’un des personnages de « Pandora » lit le roman de James lui-même : Daisy Miller.
À la lisière et au-delà du romantisme de la romance et du réalisme analytique, la perversion fétichiste dans « Rose-Agathe » ou les fantasmes paranoïaques de la gouvernante du « Tour d’écrou » s’aventurent vers des contrées inexplorées de la conscience humaine, à quelques brasses de la psychanalyse, dont la naissance est contemporaine de notre écrivain. Ce sont des crises intimes, des cheminements difficiles du destin. Quant au « Point de vue », cette nouvelle fonctionne comme en écho de Ce que savait Maisie, roman presque expérimental, grâce auquel le lecteur ne perçoit les déchirements d’un couple que par les yeux d’une petite fille.
Plus loin, le critique indélicat qui cherche « Les Papiers d’Aspern », celui qui tente de découvrir chez un écrivain « Le Motif dans le tapis », le peintre et son double dégradé dans « La Madone de l’avenir » sont des moments de lecture privilégiés au service d’interrogations sur les mystères et la destinée de l’œuvre d’art, qu’elle soit de l’ordre du portrait peint, convoité, fétichisé, ou de l’écriture. Pensons à cet égard au portraitiste astreint à son modèle, lorsque cette dernière hait de prime abord sa concurrente que consacre également un autre chevalet, dans « La personne idéale ». Ces deux dames, faute de vivre avec Monsieur Brivet, veulent « vivre avec ce tableau » qui le représente en pied et en « vérité » ! L’art est alors un substitut de la vie, sinon une assomption de cette dernière. Au point que pour Tzvetan Todorov, « les nouvelles de James sur l’art représentent de véritables traités de doctrine esthétique[4] ». Toutefois, entre anecdote et tableau, le drame a de plus en plus tendance à s’effacer, au profit de l’analyse, de la tentative qui consiste à frôler l’incertitude, à demeurer en-deçà d’une vérité insaisissable. Nul doute qu’Henry James puisse reprendre à son compte le propos du narrateur de l’ « Histoire d’une année » : « Mes propres goûts m’ont toujours porté vers l’histoire non écrite, et c’est l’envers du tableau qui est mon propos actuel ».
Les traductions vont dans le sens de l’efficace concision, comme « fournaise » au lieu de « température torride[5] » pour l’incipit d’ « Un épisode international ». De façon à concourir à la nécessaire fluidité de la phrase jamesienne, souvent ample et délicatement sinueuse, voire métaphoriquement surchargée. Finalement, pour cent douze nouvelles aux dimensions parfois bien vastes, comme le fameux, fantastique et fantomatique « Tour d’écrou », dans lequel la solution reste indécidable, deux coffrets offrant chacun deux tomes, sans omettre les notes, les préfaces éclairantes et généreuses d’Evelyne Labbé et d’Annick Duperray, 135 et 139 euros sont un investissement plus modeste que l’abondance du plaisir et de l’intelligence…
Quand les fictions romanesques, récits et essais d’Edith Wharton restent palpitantes dans l’ombre de son mentor, Henry James est monumental en ses romans, babélien en ses nouvelles, dont certaines frôlent la dimension d’un roman. L’écrivain, dont le biographe Léon Edel[6] dressa en toute sa mesure et complexité le portrait, y compris les emballements homosexuels, quoique chastes du célibataire, est dit-on le Proust américain. Ce serait à nuancer, certes, n’ayant pas offert à ses lecteurs une cathédrale romanesque de la dimension d’À la recherche du temps perdu. Cependant n’a-t-il pas ourdi un étrange roman autobiographique, hélas inachevé, interrompu par sa mort, Le Sens du passé, dans lequel se croisent l’ancêtre de 1820 et l’homme de 1910, ce qui est déjà un avatar du réalisme magique… L’une de ses héroïnes, Aurora, peut prétendre, grâce au « fantasme qu’il avait », à la « ressemblance avec quelque grand portrait de la Renaissance », comme l’Odette de Swann. Ralph Pendrel, alter ego recomposé du romancier lui-même, « s’engouffre dans le Passé » : voici « le sens de la beauté raffinée de sa folie[7] ». Car la beauté, et plus précisément de l’œuvre d’art, comme chez Proust, est le sens ultime à poursuivre autant par les personnages de La Coupe d’or que par l’écrivain, qui, ainsi, sait justifier son travail : « C’est l’art qui fait la vie, fait l’intérêt, fait l’essentiel[8] ».
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière,
Christian Bourgois, 200 p, 18 €.
Toni Morrison : Love, traduit par Anne Wicke,
Christian Bourgois 308 pages, 22 €.
« Nous mourons. C’est peut-être le sens de la vie. Mais nous faisons le langage. C’est peut-être la mesure de nos vies ». Ainsi Toni Morrison dévoilait le sens de son engagement littéraire, lors de son Discours de Stockholm[1], en 1993. Femme, noire, elle est née en 1931 dans l’Ohio, sous le nom de Chloe Anthony Woffor, pour se faire un nom de Prix Nobel, avec une œuvre romanesque qui va de L’œil le plus bleu, en passant par Beloved, jusqu’à ce récent Délivrances, qui ne se contente pas d’être un roman à thèse, qui nous délivrerait du panier de crabe du racisme, mais un intense conte psychologique doué d'une écriture touffue, vive et colorée. De livre en livre, roman polyphonique et réalisme magique s'allient pour tracer un cheminement historique qui, inspiré par les noirceurs de Love, culmine avec celles de Délivrances.
« Sa couleur est une croix qu’elle portera toujours ». Aussi Délivrances est une œuvre de noirceur et de culpabilité. Aussi bien pour la mère et le père, « mulâtres au teint blond » à la peau claire, que pour la petite Lula Ann Bridewell, élevée avec dureté par celle qui a été abandonnée ; car aucun des deux parents, presque blancs, n’a pu supporter cette naissance « noire comme le Soudan ».
Plus tard, Luna Ann, devenue Bride[2], est directrice régionale d’une entreprise de cosmétique. Car les regards jetés sur elle se sont métamorphosés : son intense beauté noire, toujours habillée de blanc sur le conseil d’un coach, ses capacités intellectuelles surtout, lui permettent une réelle ascension sociale. Comme si Toni Morrison tendait un miroir à la communauté afro-américaine : qui est la plus belle ce soir ? lui dit-elle. Car « le noir fait vendre ; c’est la matière première la plus en vogue du monde civilisé ».
Mais, outre le souvenir de cette relégation dans la noirceur par sa mère, un autre drame pèse sur la jeune femme qui croit pouvoir se racheter grâce à la compassion et à l’argent. Son enfance en effet a été marquée par une histoire criminelle et judiciaire : en toute fausseté elle a dénoncé, lorsqu’elle avait huit ans, parmi d’autres accusatrices, et pour complaire à sa mère, une institutrice prétendument coupable de pédophilie violente. Sofia Huxley, qui achève le cycle de ses années de prison, rejette alors violement son argent. C’est une beauté au visage dévasté, tuméfiée, qui ressort de la confrontation : la directrice de « Toi Ma Belle » ne se reconnait plus. « J’ai vendu mon élégante noirceur à tous ces fantômes de mon enfance et maintenant ils me la payent. », pense-t-elle.
La composition, quoique centrée sur Bride, fait alterner les voix, comme en une musicale polyphonie (ce qui n’est évidemment pas sans faire penser à Jazz[3]) : Brooklyn, sa collègue de travail, Sweetness, sa mère. Mais aussi Sofia : « Comment pouvait-elle s’imaginer que de l’argent liquide effacerait quinze ans d’une vie identique à la mort ? » Plus loin, ce sont Rain, l’enfant recueillie, puis Booker l’amant trompettiste de Bride dont on entend les récits et les pensées, voire le courant de conscience, jusqu’aux notes d’un journal intime. Ce pourquoi Toni Morrissonœuvredans la perspective du roman polyphonique, théorisé par Mikhaïl Bakhtine[4], et particulièrement sensible parmi les romans de Dostoïevski et de Faulkner.
Le deuxième axe de ce roman, hors l’évolution de la condition de la femme afro-américaine contemporaine, est la charge contre l’infamie de la pédophilie, à travers la petite Rain, prostituée par sa mère, à travers Adam, le frère de Booker, torturé, assassiné. Il entre ainsi en résonnance contre une autre atteinte à l’enfance, lorsque, dans Beloved[5], situé dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’ancienne esclave nommée Sethe reste marquée par la petite fille de deux ans qu’elle a égorgée. La violence, parfois insoutenable, ensanglante les romans de Toni Morrison, comme au sein d’Harlem, dans les années vingt, le couple Joe et Violette Trace assassine deux fois la jeune maîtresse du premier, parmi les pages les plus abruptes de Jazz. De cette violence noire, bien des personnages veulent se défaire grâce à la beauté, ne serait-ce que la petite héroïne de L’œil le plus bleu,[6] qui, si elle avait eu de tels yeux, aurait, imagine-t-elle, échappé au viol paternel. On devine qu’au-delà de la beauté physique de Bride, il s’agit d’atteindre quelque chose de plus, et de plus pérenne (pensons alors à cette femme qui est ancien Prix de beauté dans Tar baby[7]) : la beauté morale et intellectuelle, d’autant qu’amaigrie, sans seins, elle a perdu sa splendeur. Seule la réconciliation, au-delà des non-dits et des mensonges, avec Booker, lui permettra de retrouver et de sublimer ses atouts physiques et spirituels. Depuis Un Don[8], situé au XVIIème siècle, il faut alors rassembler les fragments épars d’une vaste épopée romanesque afro-américaine ; mais aussi d’une tarraudante analyse psychologique, d’une réelle réflexion morale sur les comportements humains, entre désir et obsessions.
Suivant le fil d’un récit à l’impeccable clarté, l’intrigue nous mène d’une délivrance à une autre : de l’accouchement inaugural à la libération des strates pulvérulentes du passé. Comme elle fait le lien entre la précision du réalisme et une pincée de merveilleux. Cette naissance de presque petite sorcière a son versant rationnel, celui d’une causalité génétique, ainsi que la figuration mentale de la réappropriation de son enfance et de son identité. Cependant la métamorphose (en quelque sorte inversée) qui voit Pride peu à peu perdre sa pilosité et ses seins, est-elle due au départ de son amant regretté, Booker, l’homme transporté par sa noirceur, sa « peau obsidienne » ; est-elle due à une « hallucination » ? Bride imagine un instant que la maison où elle recherche Booker est « l’antre d’une sorcière ». Tout ceci contribue au glissement vers l’esthétique du réalisme magique (quoique Toni Morrison n’aime guère cette appellation), au « retour magique de ses seins parfaits » auprès de l’amour retrouvé et augmenté.
Qui sait s’il fallait, en un respect minimal de l’auteur, garder le titre original, trop chrétien pour les pudibondes oreilles françaises : God Help the Child ? Dieu aide en effet Lula Ann. La polysémie du titre français, qui va de la « délivrance » pour l’accouchement, lors de la naissance qui préside à la première page, à la délivrance des préjugés liés à la couleur de la peau, n’est pas sans séduction. De même, Sofia trouve, après la venue de Pride, « la délivrance des larmes versées depuis quinze ans ». Le parfait entrelacement thématique ne néglige certes pas le luxe de la langue, les images vigoureuses. Comme lorsque Bride et Booker font l’amour : « Sobres comme des prêtres, créatifs comme des diables, ils inventaient le sexe. Croyaient-ils ».
La généalogie du racisme et de la condition noire aux Etats-Unis a toujours été le fer de lance émotionnel et obsessionnel de Toni Morrison : depuis les créatures de la traite négrière aux siècles précédents, parmi les pages de Beloved, son grand roman de l’esclavage, jusqu’à l’enfant noire de Délivrances dont la psyché fut viciée par le rejet maternel. C’est en ce sens que les fureurs, les pièges et les ressources de la mémoire sont mis en scène. Pourtant, en une sorte d’apaisement, voire de rédemption, une fois assumée la faute morale de l’enfance, Lula Ann parvient à se reconstruire, à envisager d’être enceinte avec sérénité. Est-ce aller trop loin que d’imaginer qu’elle est une sorte d’allégorie politique de l’Amérique en devenir ? « Ici-bas, au paradis », pour reprendre la conclusion de Paradis[9], il reste la tâche ardue et cependant délicieuse de vivre.
« Essayer de comprendre la malignité du racisme ne fait que le nourrir », écrit la plume de Booker. Est-ce le fond de la pensée de la romancière ? Pourtant « la fabrication d’une persona africaniste est réflexive ; c’est une extraordinaire méditation sur le soi ; une exploration vigoureuse des peurs et des et des désirs qui habitent la conscience de l’écrivain[10] », écrit Toni Morrison parmi l’un de ses essais.
Revenons en 2003, lorsque Toni Morrison publie son fiévreux roman du désamour, pourtant titré Love, libérant d’entêtants parfums de désir et de haine. Le lecteur qui s’attendrait à une histoire d’amour au sens convenu du terme courrait ici le risque d’être désarçonné. Espoirs, idylle, déceptions enfilés par une narration qui ne se poserait aucune question, voilà qui n’est pas le souci de Toni Morrison. Mais l’amour au sens de ce qui s’enlace comme un nœud de serpents brillants, sensuels et cependant étouffants, déchirés, voilà ce qui pourrait définir l’atmosphère et l’enjeu narratif de l’hôtel de Bill Cosey, de ses femmes et de sa descendance.
Car ici, aucun personnage ne peut vivre sans être englué d’une manière ou d’une autre dans l’orbite de Cosey, riche entrepreneur et propriétaire d’un hôtel au bord de l’Atlantique qui fit les beaux jours et les belles nuits de la bourgeoisie noire. Jusqu’à la jeune Junior, paumée déterminée qui parvient à se faire embaucher par Heed la veuve pour l’aider à écrire ses prétendues mémoires, et qui sera elle aussi fascinée par « l’Homme ».
Le portrait de Bill Cosey, magnétique, érotique, « égoïste et coureur de jupons », s’élève par-delà sa mort. Mais attention, terrain piégé. C’était « un homme remarquable, un chef-né, qui avait baissé la garde devant des femmes qui se haïssaient, et qui les avaient laissées détruire tout ce qu’il avait bâti ». Selon les diverses narratrices, l’une est « la créature la plus méchante de toute la côte », l’autre se voit « avec des fourmis rouges pour toute famille ». Les luttes sont sournoises, parfois physiques, symboliques, jusqu’à en venir aux mains devant la tombe pour savoir s’il faut « passer les diamants » au cadavre.
Cosey, une fois enterré sa première femme, n’a-t-il pas été jusqu’à prendre une sauvageonne de 11 ans qui « ne lui donna jamais le moindre têtard » ? Bientôt, le voilà retournant vers sa favorite, Celestial. Un fils mort, une folle complètent le tableau… « Chacune revendiquait un titre à l’affection de Cosey ; chacune l’avait jadis sauvé d’un désastre quelconque ou lui avait épargné un péril imminent ». Et Christine d’ajouter : « Cette maison était à moi, et tout d’un coup ce fut elle. » D’un tel « panier de crabes » femelles, de telles rancœurs et luttes de pouvoir, personne ne sort indemne. Car les rapports de parenté sont pour le moins complexes : Christine n’a-t-elle pas un an de plus que la dernière femme de son grand-père ? La jeune Junior, apparente observatrice se laisserait-elle piéger en ce miroir, ou tirera-t-elle son épingle du jeu ?
Écrire, pour Toni Morrison, c’est retrouver le chemin d’un monde clos, balayé par le temps « comme une vague qui, en reculant, abandonne derrière elle un texte de coquillage et de varech, éparpillé et illisible. » C’est ainsi qu’il faut tenter de lire et de repérer la polyphonie des voix des narratrices, de lire, avec avocats interposés, le sens indéterminé de ce testament griffonné sur un menu qui exacerbe les positions des femmes, celles qui ont tenté de régner par l’éros ou par la cuisine, et maintenant par la mémoire… Junior joue ici un rôle plus qu’étrange, car elle est celle qui relie le monde des morts et celui des vivants, une médium qui permet le passage de la voix de Bill Cosey vers celles des femmes, en quelque sorte héritières de sa monstrueuse personnalité. Ce pourquoi le réalisme magique innerve les fils non-linéaires de la narration.
Toni Morrison nous enjoint de se garder de lire avec des œillères féministes, ou avec celles qui consisteraient à répéter « black is beautiful ». Certes les femmes dominent ce Love, mais soumises, rongées par le fantôme d’un homme, d’un père. Quant à la négritude, même si les mouvements d’émancipation des Noirs sont là en filigrane, elle n’est rien sinon le sort ni plus ni moins positif que celui du commun des mortels. Tout noirs qu’ils sont, ils s’entre-déchirent pour un héritage, se haïssent et se désirent jusqu’à la folie. L’auteure de Beloved (certains voient en ce roman violemment lyrique, aux résonances de tragédie grecque, son chef-d’œuvre) casse nombre de clichés lénifiants. Depuis longtemps, au-delà de l’anecdotique ébène de sa peau, nous lisons sa chair et sa psyché, au-delà peut-être de l’influence de Faulkner, nous lisons la force, la détermination et la sensualité des voix qui sont celles des Afro-Américains autant que les nôtres. Ce dans une écriture touffue, puissante et rauque, qui attendra Délivrances pour trouver sa lumière noire.
Quand donc cesserons-nous d’attribuer à la couleur de la peau des vices et des vertus qu’elle n’a pas ? Pour enter notre judicieuse discrimination sur les seuls vices et vertus, sur les seuls méfaits et bienfaits ? Alors qu’il n’y a que des nuances de chocolat : chocolat blanc, noir, caramel… Ou, pour reprendre les métaphores de Toni Morrison, « quel que soit leur teint, de l’ébène au lait, en passant par la limonade ». Si l’on cessait de devoir se demander, ou de penser sans y penser que les hommes et les femmes ont la couleur de notre épiderme, au moins parmi nos romans, peut-être aurions-nous fait un grand pas vers l’humanité. Ce pas, c’est aussi celui de la langue éthique et poétique de Toni Morrison. « Ne te rappelles-tu pas d’avoir été jeune, alors que le langage était une magie sans signification ?[11]» La maturité lui a conféré à la fois la signification et la magie.
David Foster Wallace : L’Infinie comédie (Infinite Jest)
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline, L’Olivier, 1488 p, 27,50 €.
Le Roi pâle, traduit par Charles Recoursé, J’ai lu, 736 p, 9,90 €.
Précédés par une réputation souterraine, complice et complaisante, chuchotée entre initiés, ou bruyante, trop comminatoire, certains romans attendent parfois longtemps le défi de la traduction. Défi enfin relevé par David Kerline en nouveau Sisyphe, dix-neuf ans après la parution américaine, pour Infinite Jest, quoique le titre français paraisse insister sur un comique très discutable au lieu de la « plaisanterie », voire du « jeu », attendue… S’agit-il de la comédie du génie, singé par un post-lycéen, tennisman post-boutonneux, esbroufeur et dépressif ? De toute évidence, singeant l’infini avec ses presque 1500 pages, elle ne parvient pas -qui le pourrait ?- à la dimension cosmique de cet infini annoncé. Le pathétique apprenti écrivain s’est suicidé au pied de la ruine romanesque dont l’édification impossible, à moins qu’il en fut puérilement et vaniteusement satisfait, ne résiste pas à l’examen. À moins qu’il s’agisse là justement de la pureté négative et réalisée du projet aux lueurs splendides…
Hal Incandenza est-il un génie ? Il semble incollable autant sur la grammaire prescriptive que sur le fouriérisme, évidemment sur « le symbolisme tertiaire dans l’érotique justinienne ». En attendant, le jeune prodige du tennis semble avoir du mal à réussir son admission à l’université, plus exactement à Enfield Tennis Academy, où l’on suit également des « cours de Divertissement ». Résultats peu flatteurs, malaise devant la commission, sans compter son amour de la « défonce », et son obsession du « mal radical », le personnage central semble bientôt atomisé par des personnages parasites, comme un médecin Saoudien loufoque bientôt assassiné, et, plus tard, le « gourou du fitness » ou « Madame Psychose ». Quand apparait son frère Orin Incandenza, obsédé par les cafards et « l’étreinte autour de la gorge de son âme », rêvant « de la tête coupée de sa mère liée à la sienne tel un phylactère ». Avant de proposer un retour en arrière dans lequel le père, le Dr Incandenza, épouse une bombe sexuelle, le Dr Avril Mondragon… Telle est la base de lancement d’un roman qui ambitionne l’état vibrionnant du missile atomique de la littérature.
Peu ou prou, et au détour de quelques centaines de pages, trop souvent oiseuses, bavardes, creuses, inconséquentes, une intrigue finit par s’esquisser. En un futur passablement proche (« une époque postsoviétique et postjihad »), l’immense fédération formée par l’union du Canada et des Etats-Unis abrite la famille Incandenza, au carrefour d’une élite universitaire cernée par les médias, la surconsommation et la pléthore de drogues. James, le père des trois rejetons, qui « s’est donné la mort en introduisant sa tête dans un four à micro-ondes », aurait commis une vidéo aux pouvoirs d’addiction fatale considérables, intitulée, justement, Infinite Jest. Une organisation occulte de séparatistes québécois ne rêve alors que de s’en emparer…
Outre Hal, et Orin, les deux sportifs, Mario est une sorte de cinéaste parodique de son père, puisqu’héritant du mythique et sophistiqué matériel paternel. Né difforme, il est hélas « ratatiné, saurien, homodonte ». L’action, si l’on peut parler d’action au cours d’une logorrhée souvent bien peu dynamique, d’une cohérence pour le moins erratique, et plus exactement les quelques vagues de conversations et les nombreux récits diversement monolithiques, se partage entre l’académie de tennis d’Enfield, Massachusetts, un centre de désintoxication de Boston, une montagne au-dessus de Tucson.
Chacun des chapitres est titré, comme un journal, parmi l’« Année des sous-vêtements pour adultes incontinents dépend ». Comme si, en cette gratuite provocation (mais on comprend plus tard qu’il s’agit d’un moyen pour le spectateur de ne pas quitter le fauteuil du divertissement), c’était l’incontinence verbale de l’auteur lui-même qui était auto-fustigée ; comme est dénoncée l’incompétence du monde des adultes, en une gigantesque satire. De même, l’Organisation des Nations d’Amérique du Nord, qui a pour acronyme ONAN, est porteuse d’une intention satirique, cinglant la pente onaniste de la population. Hélas, avant de prendre conscience de tels objectifs romanesques, il faut en ce bric-à-brac confus, se farcir des narrations et des portraits particulièrement statiques, des lettres, des articles de presse, une dissertation d’Hal sur les héros des séries policières, des dialogues dépourvus parfois de la moindre ombre d’intérêt, qui, incidemment, débouchent sur une justification forcenée du tennis et de l’entrainement intensif au nom d’un collectivisme que le lecteur pourra trouver totalitaire. Ainsi le tennis permet devenir un « joueur collectif dans une plus vaste arène : le chaos moral plus subtilement diffracté du dévouement civique dans un Etat » est opposé au « plaisir béat de l’individu seul ». Soudain, la portée de l’opus s’en trouve grandement améliorée…
De même, le discours de Marathe, activiste du séparatisme québécois, et membre des « Assassins en Fauteuils Roulants », fustige l’individu « fanatisé par le désir, un esclave des sentiments de votre petit moi individuel subjectif ». Sauf que le lecteur peut y lire la connivence des organisations sportives, révolutionnaires et étatiques, promptes à vouloir à toute force contraindre et encager l’individu libre… Il est d’ailleurs légitime de supposer que les paroles de Steeply, en conversation avec ce même Marathe, soient le reflet de la pensée de l’auteur de leurs jours romanesques : « je crois que j’en suis resté au vieux rêve américain, aux idéaux fondamentaux. Le refus de la coercition, de la tyrannie, de la terreur, la lutte pour la liberté de conscience et d’opinion ». Mais aussi « l’utilitarisme » et sa maximisation des plaisirs…
Qu’est-ce que cette « cartouche de Divertissement », conçue par James « Soi-Même », ce film « anti-Divertissement », ce « Divertissement si splendide qui tuera celui qui le regarde », censé « contrer la létalité » de l’omniprésent Divertissement, cet « antidote contre la séduction du Divertissement » ? Une arme de libération massive contre une « nation emmurée », dont les séparatistes rêvent de se saisir comme d’un gaz terroriste à répandre… Orin, quant à lui, ayant lâché le tennis pour le football, n’aime guère « le cinéma, les cartouches et le théâtre et tout ce qui le réduisait à un rôle de simple spectateur grégaire ». Comme on le comprend !
L’infini de l’opus est sans nul doute à mettre en relation avec un essai de David Foster Wallace sur l’infini selon le mathématicien Cantor, Everything & more[1], dans lequel il s’intéresse au paradoxe de Zénon et à ses intervalles infinis au sein d’un mouvement. En effet le tennis est comparé à « un continuum cantorien d’infinités de coups et de réponses possibles, cantorien et beau parce qu’infoliant ». Ce pourquoi l’on a effectivement la sensation de ne guère avancer en cet espace romanesque non euclidien, où se succèdent infiniment activités sportives compulsives, parfois sexuelles, mais aussi addictions, désintoxications, sevrages, rechutes, dans les griffes de l’alcool et de la drogue. Le défilé des déchéances sordides de comparses comme Poor Tony, sans oublier des scènes de baston et d’overdose infâmes, ornées du langage adéquat, est proprement vomitif, hyperréaliste, voire complaisant. De même les listes exhaustives de conseils et de précautions d’usage, les typologies des usagers chamarrées de tatouages, les confessions des personnalités détruites en voie de sevrage parmi les centres de désintoxication peuvent passer pour l’ange du bizarre d’un poème en prose ou pour un manuel de sociologie pour amateur de paumés et autres traumatisés par les addictions les plus crades. L’énumération boulimique, compulsive, visiblement documentée avec une exactitude affolante, peut également passer pour une acmé de la culture junkie et underground américaine. De surcroît, et s’il en était besoin, la dimension encyclopédique de ce roman prétendument total veut trouver sa caution dans les 150 pages de « notes et errata » (elles traduites par Charles Decoursé). Ce sont des extensions prolixes et informées, sur les drogues, les médicaments, la « filmographie » in extenso de James O. Incandenza, sur le « séparatisme québécois »…
De loin en loin, d’heureuses formules perlent sur la page. Après une nuit d’hallucinogènes, celui qui fait partie « des jeunes gens génétiquement programmés pour avoir un problème de drogue secret », « Hal affirmait que l’aube semblait conférer à sa psyché une espèce d’aura pâle, une luminescence ». De même les films tournés par James et son fils Mario, caméra visée sur sa tête difforme, font l’objet d’ekphrasis généreuses, de grotesques et inquiétantes parodies du cinéma d’art et d’essai, tel celui qui ne filme en direct que ses propres spectateurs, tel « Sœurs de sang ou la religieuse dure à cuire », entre bikers, rédemption, combats sanglants et catharsis…
D’heureux et fascinants moments clefs explosent parmi la kyrielle des pages : Joelle, une « majorette d’une beauté actéonisante », fascine Orin au point qu’il se sente victime du « complexe d’Actéon […] à savoir une sorte de profonde peur phylogénique de la beauté surhumaine ». Hélas cette Joelle van Dyne avec qui il va bientôt emménager deviendra l’étrange porteuse d’un voile de lin blanc, à l’instar du pasteur au « voile noir » d’Hawthorne[2], adepte de surcroit de « l’Association des Hideusement et Improbablement Difformes », confirmant que la beauté suprême confine à la difformité : « Je suis si belle que j’affole quiconque est doté d’un système nerveux. Ceux qui m’ont vue une fois ne peuvent plus penser à autre chose, ne veulent plus regarder autre chose, oublient leurs responsabilités quotidiennes et s’imaginent que, s’ils peuvent m’avoir à leurs côtés éternellement, tout ira bien. Tout. Comme si j’étais la solution à leur profond désir aliénant d’être joue contre joue avec la perfection ». Là (p 737) est peut-être le secret, la problématique matricielle de l’immense fatras qu’est L’Infinie comédie : comment rejoindre cette perfection ? Drogue, alcool, mal-être, sport compulsif, suicide ? On devine que cette insupportable beauté digne de Méduse n’est pas loin de la mythique cartouche de Divertissement… Est-ce bien elle qui joue le rôle d’une allégorie : « Madame Psychose dans une incarnation de la figure archétypale de la Mort » ? Est-ce pour cette raison qu’elle devient une suicidaire profonde et méticuleuse ? Qu’elle doit rejoindre le centre de désintoxication où elle figure l’ange discret de cette cour des miracles, penchée un moment au-dessus de Gately, sur son lit de souffrance, qui se remémore sa vie de défonce et de délinquance en grand angle…
Plus tard, bien plus tard, dans la nébuleuse de la pagination (car au millier de pages, le lecteur est abruptement captivé, passionné), la quête de la cartouche de Divertissement conflue avec celle de Joelle, qui en fut peut-être l’actrice. Les séparatistes québécois sacrifient des « Sujets cobayes » pour visionner des cartouches (c’est alors que le mot prend son sens plein), jusqu’à succomber devant un exemplaire enfin découvert, mais « en lecture seule », donc non-duplicable : « l’instrument susceptible de conduire la logique d’autodestruction de l’O.N.A.N. à sa conclusion finale était à présent à leur portée ». Le thriller politique et terroriste prend de plus en plus d’ampleur alors que Marathe, lui aussi voilé, rêve d’approcher la belle voilée…
Etonnement, un aussi long, touffu et aporétique roman, fabriqué comme avec la « fonction du balai[3]» qui ne trie pas les poussières, rencontra un assez large succès, et suscita une adulation hyperbolique. Au point qu’il entraîna la rédaction d’un véritable guide du lecteur[4]. Comme si, en son faciès romanesque démultiplié, il rencontrait l’esprit du temps, fait d’inadaptation au monde trop formaté, de flambées soudaines de génie, de paranoïa politique, de naufrages dans le trio formé par la dépression, la drogue et le suicide. Chaque époque n’a-t-elle pas les idéaux qu’elle mérite ? À cet égard le portrait à charge de l’Amérique n’est guère ragoûtant : mélancolies psychotiques, désespoirs éthyliques et hallucinogènes, déchets polluants menaçant le territoire au point qu’il faille leur céder toute une province, gouvernants obsédés par la stérilisation, omniprésence et médiocrité des divertissements télévisuels et en cartouches entraînant lors de leurs cycles de modes, de monopoles et de concurrences, de vastes perturbations économiques. L’hyperpuissance devient de plus en plus spectrale…
L’académie de tennis, et son entraînement forcené, deviennent une école du malaise psychique, voire de la folie ; et l’on se demande s’il n’en est pas de même pour le centre de désintoxication, malgré sa vertu affichée, voire « sa composante Dieu »… Ces deux espaces, centraux et parallèles, du roman, hors celui nocturne, désertique et montagnard, où se déroule la conversation Steeply Marathe, sont bien des métaphores du monde dans lequel vivait David Foster Wallace - voire le nôtre - et dans lequel seule peut-être l’écriture était pour lui capable de toucher « le ministère de l’euphorie, en quelque sorte, dans le cerveau humain ». Le delirium tremens thématique et compositionnel accouche d’un dégueulis de logorrhée ou d’une Babel aux ambitions dignes d’être saluées, voire révérées.
Il n’est pas indifférent de noter que le nom de la famille Incandenza est une invite à être sensible à l’incandescence des relations humaines, des créations de l’esprit et de l’activisme politique, mais surtout de l’incandescence des drogues, de la solitude frustrée, du déni, du suicide et de la mort. Le titre lui-même, Infinite Jest, est à lire en écho avec la phrase de Shakespeare, lorsqu’Hamlet converse avec Horatio et qualifie le fou Yorick, dont il tient le crâne en sa main, de « fellow of infinite jest[5] » (d’un jeu -ou d’une plaisanterie- infini), inscrivant ainsi l’ouvrage dans une longue tradition de mélancolie, depuis l’antique acedia, en passant par l’Anatomie de la mélancolie de Burton[6], d’ailleurs cité. Dans le cadre d’une mise en abyme, « L’Infinie Comédie » serait également le titre du Divertissement létal. De plus, les jeunes élèves de l’Académie de tennis jouent à « l’Eschaton », un jeu de combat géopolitique et nucléaire, comparé au Voyage du pèlerin de John Bunyan[7], et dont les courts de tennis sont une « carte du monde légèrement rectangulaire ». Il n’en reste pas moins que la vie des Incandenza, que le monde à venir des Américains coincés entre le Divertissement omniprésent, les Mr Propre gouvernementaux, la pléthore de déchets et de pollutions, y compris psychiques, est une amère plaisanterie…
Si l’on est généreux, l’on peut considérer cette Infinie comédie, et en tenant abusivement compte du titre français, comme une fort lointaine sécularisation de la Divine comédie de Dante, dans laquelle il y plus d’enfer psychiatrique quotidien que de paradis, sinon artificiel des drogues, jamais montrées sous un jour positif, menacées par le manque, par un long sevrage, dont les vertus sont parfois récompensées, quoique fort péniblement. En ce sens, le roman peut ressembler au cerveau réalisé et déboulonné de son auteur, dont l’addictive dépression finit par le conduire au suicide en 2008, à l’âge de de 46 ans ; en écho d’ailleurs avec un autre récit du même : Le Sujet dépressif[8]. Le personnage de Kate Gompert, est également « suicidaire par Idéation et Intention ». Ce qui conduit à imaginer que L’Infinie comédie s’organise comme un autoportrait en anamorphose de son auteur, tennisman lui-même, dépressif lui-même, connaisseur en séjours en asile psychiatrique, élève surdoué de De Lillo et Pynchon. Il est vrai que la technique énumérative et cumulative, labyrinthique de David Foster Wallace n’est pas sans faire penser à Thomas Pynchon[9]. De plus, « des rêveries secrètes dignes d’un journal intime » fusent parmi le puzzle démesurément distendu. Comme Madame Psychose, dont le show radiophonique traite souvent de cinéma, Hal, son probable alter ego, jouit d’« une vision sans ironie mais lugubre de l’univers en général ».
Les commentaires sur ce roman, lors de sa sortie aux Etats-Unis en 1996, furent pour le moins contrastés. Au point que certains critiques dénoncèrent l’illisible obsolescence de l’objet, à moins de se servir de ce pavé comme instrument de suicide, et que d’autres, comme Jeffrey Eugenides[10], donnèrent dans l’hyperbole : « David Foster Wallace est l’héritier de la grande tradition comique, entre Sterne, Swift et Pynchon ». Certes la satire du monde universitaire, tel qu’il est mis en lumière dans la scène inaugurale où Hal Incandenza, tennisman prétendument génial, est soumis à une évaluation, n’est pas sans instants comiques. Mais la mayonnaise du burlesque ne prend que rarement, y compris devant la perruque de Teeply, et encore si l’on est indulgent. L’ensemble de l’opus peut plutôt passer pour une vaste machinerie pathétique, une usine désaffectée, un chantier en déconstruction, un dépôt d’ordures vomissant, un marais desséché d’ennui, d’où émergent, çà et là, quelques fabuleuses pages, aphorismes étonnants, coups de patte métaphoriques, arcs tendus d’intelligence dans un champ de ruines…
Sans doute, hystérico-réaliste est bien L’Infinie comédie, bourrée jusqu’à la gueule, jusqu’à l’overdose, de rapports et de témoignages exhaustifs et méticuleux sur les « Alcooliques Anonymes » et autre « Narcotiques Anonymes », sur des figures du tragique et de la déjection humaine. Bagarreurs, meurtriers, nettoyeur de merde, tueur de rats, de chats, de chien, comme Lenz, le catalogue est un pandémonium, un cimetière de la beauté humaine et morale, opposé à celle de Joelle, peut-être fatale, peut-être rédemptrice. Ce que d’aucun verront comme la volonté de s’infliger (et à son lecteur) la lie du dégoût, quand d’autres y verront le souci d’une profonde humanité pour les vaincus les plus apparemment abjects des addictions, en une fresque sociologique dantesque, aux registres de langues kaléidoscopiques, de la vulgarité au morbide, de la technique tennistique à la dispute de philosophie politique...
La liste est longue des suicidés ou en attente de suicide en cet opus, James Incandenza, Kate et Joelle, déjà nommés, Clipperton qui « se défonce le crâne » au « Glock », la mère de Madame Psychose « avec un broyeur d’ordures », les volontaires du Manitoba qui veulent « se faire implanter des électrodes de stimulation p », c’est-à-dire du centre du plaisir, tout en sachant que des rats et autres animaux sont morts d’« une addiction fatale au plaisir électrique. Mais le plus pur et le plus raffiné des plaisirs […] la distillation neuronale de… mettons… l’orgasme, de l’extase religieuse, des drogues hallucinogènes »… Est-ce le fin mot de la cartouche de Divertissement recherchée ? Un plaisir hautement suicidaire ?
A moins que le roman lui-même soit suicidaire, faisant de loin en loin monter un suspense éclatant qui n’éclate pas. La dernière page refermée, l’on se demande : « Et alors ? » Rien, ou presque, n’aboutit. La « cartouche de Divertissement » originelle n’est pas retrouvée. Comme si David Foster Wallace s’était arrêté là, en panne de cerveau, laissant à son lecteur une amère sensation d’inachevé (à la page 1328, en toute modestie). Le rôle de Joelle (indubitablement le personnage le plus réussi) restant indécis, cette indécision seule est sublimement poétique.
David Foster Wallace est-il un génie ou un esbroufeur ? Si l’esbroufe parait manifeste au cours d’un bon paquet de papier, il est nécessaire de persévérer. C’est au voisinage des pages 400 et des bricoles qu’une vitesse de croisière est peu à peu atteinte. Au-delà des pages 500 les fragments trouvent, quoique parfois péniblement, leurs liens subtils, comme une mosaïque recueillie par des fouilles patientes et méticuleuses. Un génie ? Peut-être pas. Mais un surdoué, absolument, avec toutes les qualités et les défauts inhérents à cette engeance, dont les moindres ne sont pas un manque de concision plus que dommageable et une incapacité à l’efficacité de la structure. Pour reprendre un de ses précédents titres, La Fonction du balai serait-elle de balayer L’Infini comédie, pour sa prétention, son anarchie compositionnelle parfois rédhibitoire ? David Foster Wallace lui-même, mentionne un « de ces enfoirés critiques d’avant-garde qui avait écrit que, même dans ses films publicitaires, le talon d’Achille d’Incandenza était l’intrigue, qu’il n’y avait jamais chez lui d’intrigue intéressante, aucune action dramatique susceptible de captiver et de soutenir l’attention. » Sans nul doute est-ce une autocritique pertinente. À moins, de toute évidence qu’il s’agisse là de tout autre chose : le dallage du réel, si bien organisé qu’il soit, à l’instar de la mécanique rassurante, mais parfaitement ennuyeuse, d’une compétition de tennis, et la surface de l’humanité se sont effrités, éclatés en un puzzle abjectement splendide, malgré la surabondance des morceaux superfétatoires…
Notre Infinite Jest n’est pas sans lien avec le dernier roman, inachevé, de David Foster Wallace, aujourd’hui réédité en poche. Il y est incidemment question d’une « révolte fiscale » canadienne contre le gouvernement de l’O.N.A.N. Alors que Le Roi pâle est tout entier plongé dans les arcanes de la fiscalité. On y retrouvera les qualités et les défauts ici inventoriés, aggravés encore par l’inachèvement. L’incipit est d’un beau lyrisme paysager. Alors que l’agaçante méticulosité de l’écrivain égrène 700 pages (un tiers du total à venir disait-il) pour concocter et explorer un monde kafkaïen de fonctionnaires appelés à calculer, traquer et percevoir l’impôt au cœur inflexible de l’Illinois. Aux frais du contribuable, ils bénéficient d’une ubuesque formation de survie à l’ennui. Etrangement, le chapitre 9 est un « Avant-propos de l’auteur », assurant qu’il s’agit là d’une « autobiographie non-fictionnelle avec des composantes additionnelles de journalisme reconstructif, de psychologie organisationnelle, des bases d’instruction civique et de théorie fiscale ». Nous pardonnerons « l’enfoiré de critique » (mais pour cette fois seulement) de ne pas l’avoir lu plus que cela, de faire une pause bien méritée, et de garder pour une prochaine dégustation dépressive ce satané Roi pâle qui ne peut que receler en ses 50 chapitres (c’est promis, foi de David Foster Wallace) des pages tourneboulantes. Telles qu’au hasard : « le gouvernement, la bureaucratie gouvernementale et les règlements gouvernementaux constituaient le moyen le plus dispendieux le plus stupide et le plus antiaméricain de faire tout et n’importe quoi ». On y croise en effet un narrateur « payé pour rester assis à lire un bouquin de développement personnel insipide ». La satire politique, l’anti-utopie dérisoire ne sont peut-être pas sans auto-ironie…
« Iä ! Iä ! Yog-Sothoth ! Ossadogowah ! » Oserez-vous prononcer cette invocation dans un cercle de pierres nocturnes ? Au risque infâme de rappeler les dieux anciens, Nyarbuthotep ou Chtulhu ; et leurs corps bulbeux, leurs tentacules infinies, leurs griffes immenses, leurs ailes gélatineuses… C’est avec une délicieuse imprudence que François Bon a osé les murmurer, en traduisant de nouveau une poignée de nouvelles du maître de l’effroi américain : Howard Philip Lovecraft. Chacun de ces titres annonce, avec une inquiète délectation, un flot de catastrophes, imminent et cosmique. Le maître du fantastique invente, voire déterre, un cycle légendaire dont n’avaient pas rêvé les prodigues mythologues que furent les anciens de la Grèce solaire.
La mythologie singulière de Lovecraft (1890-1937) postule « de Très Grands Anciens qui vivaient des éternités avant l’arrivée des hommes ». Parmi eux, « Chtulu le mort attend en rêvant ». Ce pourquoi, quand résonne L’Appel de Chtulhu, il est indéfectiblement entendu par l’héritier d’un professeur de langues sémitiques. Parmi des caisses de documents, un bas-relief attire son attention, orné d’une superposition des « images d’une pieuvre, d’un dragon et d’une caricature humaine ». Des manuscrits, la coïncidence des rêves, une statuette « répulsive » venue de « vieux et impies cycles de vie », une « orgie vaudoue » conduisent l’inspecteur Legrasse auprès d’un culte sanguinaire qui révère le retour du grand-prêtre Chtulhu, prêt à soumettre « la terre à sa domination ». Créatures lacustres informes et « Grand Noirs ailés » attendent un alignement des planètes pour que les rituels du « Necronomicon », ce livre de l’Arabe Abdul al-Hazred, réveillent « la ville cyclopéenne de pierres vertes, mouillées et visqueuses ». Qu’allons-nous voir jaillir d’une porte marine, sinon « une masse battante d’ailes membraneuses recouvrant le ciel de leur gibbosité », sinon « la titanesque Chose des étoiles »… Qui sait si le narrateur survivra à son manuscrit ?
Encore une fois, des « constructions inconnues et primordiales » balisent L’Abîme du temps. Une fois de plus, le narrateur vient de l’université de Miskatonic dans la ville d’Arkham, au plus ancestral du Massachussetts. De retour de l’Australie de l’ouest, il confie ses affres et tourments, en commençant par son amnésie et ses visions. De nouveaux « savoirs quasiment inconnus » vivent en celui qui avait « occupé [son] corps ». Ainsi, il confectionne une étrange machine qui lui est volée. Bientôt, il retrouve son ancienne personnalité de professeur d’économie. Quoique des rêves de voûtes et de bibliothèques monstrueuses le poursuivent. Jusqu’à ce que ses recherches psychologiques lui permettent d’appréhender le monde plus qu’antédiluvien de la « Grand’Race », où le savoir de tous les temps est immense, où les technologies sont incroyables. Il se rêve en grand « cône » muni de tentacules, étudiant « des chapitres de l’histoire humaine dont aucun savant d’aujourd’hui n’aurait soupçonné l’existence », conversant avec les esprits de maintes créatures de temps anciens ou à venir parmi les mille millénaires. Rien de ridicule en l’univers lovecraftien, plutôt d’oniriques, voire borgésiennes, potentialités de l’existence et des civilisations, parmi les archives du temps, parmi l’univers aux dimensions multiples. Au creux des ruines du désert, au fond de la bibliothèque aux « étuis de métal », la « terreur » des poulpes aura-t-elle le dernier mot ?
La Couleur tombée du ciel est celle d’une météorite. Là où elle tombée, et s’est dissoute, la végétation, affligée de couleurs étranges, s’agite, avant qu’il ne reste plus qu’une « lande foudroyée ». Les animaux s’effritent, la famille devient folle. Un « monstrueux blasphème » a pris possession des lieux. Une phosphorescence inconnue règne avant de disparaître dans « une frénésie cosmique »…
Tremblerons-nous lorsqu’il faudra poursuivre les pages de La Chose sur le seuil, après avoir lu l’incipit suivant : « Et c’est parfaitement vrai que j’ai mis six balles dans le crâne de mon meilleur ami » ? Nous laisserons au lecteur le soin d’avancer au-delà de ce seuil, de crainte qu’il abandonne sa personnalité au profit d’une héroïne sombrement manipulatrice…
Cruciaux, ces quatre récits bénéficient d’une nouvelle édition, en une traduction bienvenue. Mais pourquoi trois fois la même préface, passable au demeurant ? En revanche les postfaces sont plus éclairantes : on y apprend que L’Abîme du temps et les autres nouvelles sont des quasi-inédits, dans la mesure où François Bon traduit le dernier état des manuscrits, dont l’un fut découvert en 1994. Quoique les différences ne soient pas toujours considérables, sauf un supplément de vigueur, si l’on compare avec les traductions de Jacques Papy[1].
Un schéma récurrent, quoique avec bien des variations, comme orchestrales, innerve les récits de Lovecraft. Un homme hérite d’une vieille demeure, fouille des bibliothèques et des manuscrits passablement maudits, reçoit la commotion d’un appel, d’une disruption de personnalité, explore des ruines lointaines ou des fonds marins. De manière obsessionnelle, et l’éloignant du commun des mortels, sa quête l’amène au bord d’un autre univers, dont par des formules imprononçables il va soulever le vitrail, la porte, le gouffre… La glaciale menace de poulpes cosmiques, de batraciens en ambassade, de chauve-souris indescriptibles, de civilisations omniscientes, d’entités aux pouvoirs démesurés et immondes déferlent sur la forêt, la côte ou la ville… Seuls quelques courageux pionniers vont savoir résister aux sirènes gélatineuses, à leurs griffes virulentes, pour les repousser dans leur antre plus que préhistorique.
Plus loin dans la terreur que les vampires de Bram Stocker, que le monstre de Frankenstein, mais dans la tradition gothique d’Edgar Poe et d’Arthur Machen, le récit d’investigation de Lovecraft retient le lecteur en ses tenailles, grâce à la sûreté de sa narration, au suspense maîtrisé, à l’art de l’horrifique suggestion. Un narrateur d’abord ignorant, le cheminement presque policier d’une enquête, des témoignages effarants et lacunaires, une exploration hautement risquée sur le terrain amènent lentement et sûrement à un climax terrifiant, non sans que l’on demeure sur les berges dangereuses de l’incertitude : réalité incompréhensible et soudain frappée d’une indubitable évidence, ou autosuggestion, hallucination ? Délicieux onirisme qui est de l’ordre du fantastique le plus affirmé[2]. Les héros malheureux, voire suicidaires, n’ont sans doute fait que trop errer au fond des forêts primitives, au bord des flots originels, des déserts oppressants. Ou plutôt dans ces bibliothèques où ne moisit jamais le « Necronomicon », recueil fictif d’incantations et de magie noire, évoqué dans treize de ses œuvres, preuve fantasmatique de l’existence du mal radical dans la nature cosmique. Au point qu’à bien des reprises l’on a publié ce prétendu manuscrit impie d’Abdul al-Hazred (lire : « all has read ») en compilant les diverses allusions éparses dans les contes de son créateur, quoiqu’il ait pris soin d’écrire lui-même une brève « Histoire du Necronomicon[3] ». Il est alors permis de lire l’œuvre entière de l’écrivain comme « un roman d’amour entre le Chercheur et la connaissance[4] ».
Toutes affaires cessantes, il faudrait alors poursuivre notre immersion lovecraftienne par son plus ample, initiatique et patient roman : Le Rôdeur devant le seuil. L’on sait qu’à sa mort, Lovecraft avait peu publié, que certains de ses textes étaient inachevés, en brouillon, sous forme de plan. C’est grâce à son ami et éditeur August Derleth que l’œuvre (parfois écrite en collaboration avec d’autres conteurs) put prendre son envol, être complétée, en un beau travail de réécriture fidèle et imaginative. Ainsi les contes les plus singuliers et caractéristiques du maître de Providence sont-ils réunis sous les couvertures aux illustrations splendides et hallucinantes de Virgil Finlay, aux éditions Christian Bourgois. Tels L’Ombre venue de l’espace, Le Masque de Cthulhu et La Trace de Cthulhu[5].
Dès 1969, Lovecraft fit l’objet d’une française consécration, grâce à son apparition au sein des Cahiers de l’Herne[6]. Où l’on saura tout sur les dieux anciens, de « Nyarlathotep », « Le Chaos rampant », jusqu’à « Chtulhu », « Celui qui viendra des Abysses d’Océan », en passant par « Tsathoggua », « La Chose batracienne ». Où l’on lira des inédits, des poèmes en anglais, des études aussi précises que vénérables consacrées au « royaume noir », à la « passion selon Satan », à ses illustrateurs. Entre fantastique et science-fiction (minoritaire en ses contes) un autel érudit est élevé au digne successeur du macabre Edgar Allan Poe et d’Ovide, créateur inspiré de nouvelles métamorphoses mythologiques ; métamorphoses douées d’une redoutable et lacunaire cohérence au service de nos peurs les plus terribles et les plus ravissantes. Au-delà des mythologies grecque ou aztèque, qui sont des créations collectives et immémoriales, Lovecraft est un formidable démiurge et mythologue, même s’il s’appuie sur des incubateurs et des sources diverses, d’Algernon Blackwood à John Dee, en passant par la tradition de l’occultisme.
Le grand et sombre Lovecraft était-il misogyne, raciste ? Peu d’héroïnes en ses récits, sinon la terrible Asenath de La Chose sur le seuil, captatrice infâme qui suce le cerveau de son époux. Est-ce une image du bref mariage de l’écrivain avec Sonia Greene ? Quant à ces créatures aux faciès batraciens et surgies de la mer, ces Indiens dansant en transe autour de délires vaudous sanguinaires, abattus et arrêtés par l’inflexibles policiers, faut-il y lire l’image métaphorique d’immigrés aux sangs pollués, de races inquiétantes à repousser, voire à éliminer ? À moins que notre auteur qui écrivit un jour à propos d’Hitler « I love the guy », bien qu’il ait par la suite conspué le nazisme, mérite que l’on soit plus prudent à son égard, et que l’interprétation se limite, en-deçà d’une surinterprétation dangereuse, à la figuration imagée du Mal et de son cortège de peurs. Ou aux métamorphoses de Phobos, ainsi que des potentialités les plus étranges de l’humanité et de l’univers…
Pourtant il imagine, dans L’Abîme du temps, que ses créatures bénéficient d’un système politique et économique peut-être révélateur : « une sorte de fascisme socialiste, aux ressources rationnellement distribuées, et le pouvoir dévolu à un petit aéropage gouvernant, élu par les votes de tous ceux capables de réussir certains tests d’éducation et de psychologie ». Il ne semble donc pas que, conformément à sa prolixe correspondance, Lovecraft soit un amateur du libéralisme.
Etonnamment, Chuchotements dans la nuitest un inédit, enfin animé en français par notre expert, François Bon. C’est l’un des récits lovecraftiens les plus audacieux. Certes la structure en est connue : un jeune chercheur en littérature et folklore, Wilmarth, se voit entretenir une étrange correspondance avec un propriétaire fermier du lointain Vermont, nommé Akely ; bientôt il lui rend visite. Entre temps il est question de créatures ailées « au corps de crustacé », d’un « grand crabe » au sang vert, d’une pierre noire couverte de hiéroglyphes à-demi effacés et venus du désormais inévitable Nécronomicon. Encore une fois, s’agit-il d’une santé mentale compromise ou d’une hideuse et fascinante réalité ? On finirait par y croire tant les personnages et l’écrivain sont doués d’ « un pouvoir de suggestion damnable ». Rarement Lovecraft a pénétré si loin, non seulement les territoires de l’horreur, là où « ces crêtes reculées sont de façon sûre l’avant-poste d’une colonie d’une effrayante espèce cosmique », mais surtout ceux de la science-fiction. Une fois dans la ferme maudite, l’on apprend que les créatures extraterrestres ont colonisé Pluton, récemment découverte, qu’elles se déplacent au-delà de la vitesse de la lumière prévue par Einstein ; enfin les cerveaux, en quelque sortes décapsulés, voyagent dans les espaces galactiques, ce à quoi est invité le narrateur. Tout cela côtoie les techniques d’enregistrements alors nouvelles, permettant aux « chuchotements », par ailleurs télépathes, d’être conservés, jusqu’à ce que l’effroi du narrateur le contraigne à abandonner les preuves amassées. Le virtuose et haletant récit, ponctué de descriptions paysagères somptueuses, de jeux de personnages dignes de la plus rare prestidigitation, s’achève par une chute aussi surprenante qu’irrésolue.
Le maître des dieux atroces, ainsi que son mythe de Chtulhu et autres créatures immondes, ont essaimé non seulement dans la littérature (Stephen King et Houellebecq[7] sont des inconditionnels), au cinéma (La Couleur tombée du ciel a été trois fois adaptée), mais parmi les jeux de rôles, les jeux vidéo, la musique métal et rock, la bande dessinée, par exemple Druillet, qui signa la couverture du cahier de L’Herne. Les tee-shirts post-gothiques affichent le nom fatal de l’écrivain, ainsi que le faciès tentaculaire plus ou moins réussi plastiquement des abominations venues de l’espace stellaire ou des eaux primordiales. Pour paraphraser la conclusion de son Epouvante et surnaturel en littérature[8], Howard Phillips Lovecraft est sans nul doute parvenu à transmuer des « thèmes sinistres » en un vénéneux bouquet de récits d’une « radieuse beauté ».
Steve Tesich : Karoo, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke,
Monsieur Toussaint Louverture, 608 p, 22 €.
Steve Tesich : Price, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jeanine Hérisson,
Monsieur Toussaint Louverture, 544 p, 21,90 €.
On ne peut pas résister aux couvertures de Monsieur Toussaint Louverture. A leur grain sensuel, leur maquette plus colorée qu’un étonnant bonbon, ni, une fois parmi les pages, à leur papier, à leur typo… Et bien sûr à leurs textes, toujours un peu stupéfiants et décalés. Bref, à un tel écrin, se marie, pour le bibliophile, la dimension savoureuse du roman… Pourtant, le toucher légèrement rugueux de Karoo et de Price aurait dû m’avertir. Tout paraissait y être : la marque de fabrique, les deux bonhommes sans tête qui se menacent du poing sur fond sable, une tête sans bonhomme… En effet, le premier roman n’a pas toute sa tête. Voire, comme son personnage éponyme qui se bat contre le vide, il manque réellement de tête. A moins que, après tant de piètres pages, sur un coup de tête, il frôle la génialité… Quant au second, il est possible qu’il ressemble à ce que sera la littérature lorsqu’elle aura perdu, en sa tête, toute sa culture…
Il y a quelque chose de suprêmement étonnant à constater qu’un roman couvert de louanges par une presse consensuelle, voire suiveuse, puisse être, quoique fort lisible, passablement construit autour de ses personnages bien campés, d’abord aussi peu original. Pire, que presse et public paraissent se complaire dans le miroir à Karoo que renvoie la destinée d’un brillant raté qui n’a que le mérite d’assumer son ratage. Cette autobiographie fictive à la première personne est-elle quelque reflet de la vie de l’auteur ? Car l’on sait que Steve Tesich (1942-1996) était également scénariste pour Hollywood. En tous cas, elle nous reflète tous…
Le destin de l’homme Karoo, est-il le seul que nous puissions raisonnablement espérer construire ? Riche, gras, empuanti de cigarettes et livré à l’esclavage d’un alcool qui ne parvient plus à l’enivrer, il est également pitoyable mari demi-divorcé, père ingrat, monstre velléitaire, soudain amant attentionné ayant trouvé pour un temps son « genre de Saint Graal de fille ou de femme » (p 378)…
Son seul fait d’arme un peu glorieux -ce pourquoi on le paye grassement- est de réécrire et relooker les scénarios déglingués soudain sauvés par sa poupine main : ce pourquoi on l’appelle « Doc ». A peine a-t-il un « dilemme moral » (p 55) devant un script lumineux pour le saborder en lui donnant la construction narrative convenue et la touche de glamour vulgaire attendue. Ainsi, sans guère de remord, il sacrifiera un film secret et génial pour lui conférer les qualités commerciales requises et complaire à un producteur. Tout en réintégrant parmi « ce film d’art qui plaira aux masses » (p 433) les images de Leila, qui se révèle être la mère de son fils adoptif et dont il devient l’amant heureux en même temps qu’il se réconcilie avec le dit fils… Saura-t-il rédimer son moi au-delà du possible ? Amènera-t-il les deux personnes qu’il aime devant ce film qui devrait combler leur joie ? Il est à craindre qu’en une sorte de déterminisme existentiel piteux, seuls des éclats de bonheur et d’authenticité lui soient permis. Qu’il restera un handicapé solitaire de la vie… Si l’on concède que l’accident qui détruit ses projets de bonheur est bien digne d’un réalisme nécessaire, on ne peut s’empêcher de prendre un ironique recul envers le mélo, envers cette modeste métaphysique : « Qu’avait-il donc fait en se prenant pour Dieu ? (p 485). Et envers cette tragédie antique au petit pied : « il se sentait comme un héros damné et frappé d’hubris » (p 486). Sans compter les commentaires oiseux d’un narrateur qui chapeaute soudain son personnage à la troisième personne…
Cependant, à cet « alcoolo épique » (p 491) accro aux clichés, à ce menteur invétéré, on pourrait reconnaître le mérite de prêter la main à la satire des mœurs upper class, et de charcuter le milieu hollywoodien, ses joutes de pouvoir et ses filons éculés, ses suites d’hôtel qui sont « peut-être de l’art universel » (p 414). Suffit-il d’un tel roman pour éprouver « la beauté des banalités » (p 500) ? Ainsi, le producteur Cromwell, en « charognard » (p 502) de génie, saura faire de l’histoire de Leila, la serveuse morte le jour de la première de son film, un mythe américain vendable, puis en une formidable mise en abyme, reprendre l’histoire même de notre Karoo…
Notre société aime-t-elle tant les anti-héros minables pour que Karro soit ainsi lubrifié par les saintes huiles de la critique ? Est-il l’exact symptôme désiré de toute accession possible à la dignité de la personnalité ? L’écrivain Steve Tesich, qui ne connait guère l’art de concision, pratiquerait-il l’apologie de l’homme qui ne doit ses succès qu’à cause de ses minables capacités de réalisation intellectuelle en ce roman exaltées ? Cet écrivaillon, « cette gueule de bois sur pattes » (p 430), ce frimeur aux coups foireux et juteux ne serait-il que la piètre consolation de nos insuffisances et de nos humilités ?
Certes, quelques allusions à Ulysse, parfois longuettes, une capacité réelle à l’auto-analyse peuvent sauver cette chronique d’abord distendue, lisible sans effort, et fleurer la modeste réussite. Mais à sans cesse tartiner le mythe du loser velléitaire aux superficialités criantes, n’est-ce pas payer bien cher la compensation de nos échecs, de nos trop humaines incapacités ? Nous sommes tous, virtuellement, des Karoo. Physiquement ruiné, les poches encore pleines, l’intellect foireux, un temps winner en l’éphémère pays d’une aimante famille recomposée, ce dernier nous proposerait-il, par le biais d’une nauséeuse identification, le seul modèle à notre portée ? Le héros de l’histoire littéraire descend une fois de plus au tréfonds de la désacralisation, sans guère la grâce d’une image coruscante, avec l’onction d’un style passablement plat, d’un humour parfois un brin enlevé… Quoique une pépite s’élève parfois : « Il me semble de plus en plus évident que ma vie personnelle est maintenant presque exclusivement composée de cette graisse, de ces scènes inutiles que j’ai si habilement éliminées des films et des scénarios des autres » (p 58). Combien ce roman eût-il pu être efficace si notre auteur avait su de même en éliminer les fades graisses inutiles, pour lui donner cette concision sculpturale de l’écriture et de la pensée qui lui manque tant ! Et pour lui donner ce « sens presque architectural des proportions » (p 530) que seul recèle un article écrit par un Prix Pulitzer sur le destin de Leila. Ainsi la vie de Karoo deviendrait une légende.
Il en reste alors comme l’impression que la belle couverture est salie par son roman, son rond de tasse à café, sa trace de clope froide. Sale type, sale mari, ce fou autodestructeur » (p 144), touché un moment par la grâce paternelle et amoureuse, a-t-il « le droit d’être heureux » (p 381) ? Le réquisitoire de Dianah, son épouse, est sans appel : « il faut vraiment que tu assumes les conséquences de ta personnalité. » (p 385). Le roman lui-même doit-il assumer les conséquences d’une telle personnalité adulée en même temps que moquée ?
Cependant, à la fin, Karoo et Karoo prennent, d’une manière inimaginable, par une pirouette géniale, de l’ampleur, de la hauteur : « l’idée de se reconnaître et d’être reconnu comme le personnage de l’histoire du magazine lui paraissait être la réponse au problème de devoir vivre sa vie » (p 530). La morale de ce roman serait là : devenir une œuvre d’art, fût-elle construite par d’autres, permet à notre anti-héros d’espérer que « les contradictions de l’existence s’évanouiraient » (p 530). Le véritable auteur de Karoo devient alors le producteur aux talents redoutables. La couverture de notre cher Toussaint Louverture se fait alors rachat et suavité : le finale en deux temps de son roman, tragédie et ironie du sort, est aussi sale que proprement splendide…
Si Dieu existe, qu’il me garde d’être Karoo ! Cette odyssée minable et brisée de soiffard d’alcool, d’amour et de succès, cette revanche médiatique et publique des écrivaillons comme Karro sur les authentiques génies… Pourtant, écrirais-je si ce livre n’en valait pas un peu la peine ? Car il est moins l’histoire d’un ratage de vie que la question de savoir à quel prix, grâce à quel art, de vivre, d’écrivain, de scénariste ou de cinéaste, on devient soi et œuvre d’art ? Et pourtant, j’aime tant les livres de Monsieur Toussaint Louverture ! Allez, même un peu, même un peu beaucoup, ce sale Tesich, ce Karoo cassé et rédimé par son auteur…
Plus récente parution française, Price est en fait le premier roman de Tesich, publié en 1982, sous le titre de Summer crossing. Cette traduction connut d’ailleurs une première édition, Rencontre d’été, aux Presses de la Renaissance, en 1998. Si Karoo fut, dit-on, son chant du cygne génial (n’ayons pas peur du cancanement de l’hyperbole), nous pardonnerons aisément le retard de nos belles éditions Monsieur Toussaint Louverture à publier à sa suite ce qui exigea de son auteur une dizaine d’années d’acharné travail d’écriture.
Streve Tesich ne saurait il concocter ses romans que de personnages éponymes, probablement des alter egos, narcissiques pavés feuillus et désabusés ? Le jeune Price, du haut de ses dix-huit ans, n’est pas aussi vicelard et alcoolisé que son aîné, voire son futur moi, Karoo. Il est cerné par la banalité du drame : après avoir failli remporter un combat de lutte perdu par persuasion, un bac médiocre en poche, il n’a d’autre avenir qu’un aussi médiocre boulot dans l’usine d’en face. Freud et Misora, ses vieux potes, font débouler la conformité ou la révolte de leurs vies. Pour lui, un père médiocre en train de crever ; une mère illuminée de superstitions ; une jeune nana, prénommée Rachel, superbe et médiocre, en train de le toiser et qu’il aime à la folie… Essorez, lecteurs de cette vie perdue d’avance, les mouchoirs du misérabilisme et de la compassion ! Certes, en ce qui lit avec une aisance surprenante, en une dynamique narrative de voiture d’occasion des banlieues industrielles de Chicago en perte de vitesse, on ne parait pas s’ennuyer. Jusqu’à ce que le volume tombe des mains : quelle nécessité, sinon modestement sociologique, sinon l’alibi du roman de formation adolescente, charpente une telle littérature ? Tesich écrit bien ; sauf qu’aucune phrase, aucune image, ne semble douée d’un pensée un peu supérieure, d’une quelconque originalité persuasive. Certes, me direz-vous, il colle à son personnage, pauvre môme sans culture grandi trop vite parmi les gueules cassées de la classe ouvrière américaine, parmi les amours vulgaires avec des midinettes insupportables. Une vie déjà et prévisiblement irrémédiablement morne, avec la seule arme éphémère de la jeunesse, de la pulsion sexuelle et amoureuse, des potes pitoyables, des colères orageuses. On admettra qu’il y a là nombres d’ingrédients du roman psychologique. Surtout lorsque les choses se corsent. L’agonie du père, qui scande « Voués au malheur » (p 310), exacerbe le ressentiment oedipéen du fiston, à la limite du fantasme parricide, quand l’exhibitionniste liberté sexuelle d’une imprévisible Rachel, avec son amant aux cheveux gris et pseudo-père, exacerbe les manques et les jalousies de l’apprenti-amant aussi maladroit que mal payé de retour…
Avons-nous assez parlé de l’absence d’originalité du roman, des plats truismes d’une vie sordide, des poèmes guère palpitants que le greluchet envoie à sa dulcinée ? Il aurait pourtant été dommage de laisser le volume s’égarer sous le fauteuil de lecture, avant de découvrir, après un bien trop gros paquet de pages, que ce jeune homme perdu d’avance, qui s’écrie « Mon cerveau me terrifiait » (p 330), qui prend le fauteuil de son père défunt pour y « jouer les paralytiques » (p 465), imagine de poursuivre « Rachel en justice pour manque d’amour », ainsi que l’entier du « contre-interrogatoire » (p 466) devant un jury.
Mieux, il en vient à s’acheter une demi-douzaine d’agendas afin de prendre note des vies imaginaires de ses proches. Ainsi, les changements de point de vue, à l’instar d’un roman épistolaire où aucune lettre ne serait envoyée, font bouillonner les facettes d’autrui, en autant de brefs journaux intimes emboités, quoique d’un fort modeste apprenti plumitif. Rachel fait péter les boulons de son écrivain d’occasion en qui elle voit un garçon « prêt à se jeter du haut d’une falaise juste pour tomber amoureux » (p 489). Jusqu’à un chien d’aveugle, nommé Poochini, qui parle en prenant la tangente ; sans compter un James Donovan qui est un double fantasmatique de Daniel lui-même, pour qui « le destin n’est qu’un mirage » (p 537)… Finirait-on, malgré soi, par aimer Price, comme on a aimé Karoo ?
Il n’est pas douteux que Steve Tesich ait fait de Daniel Price ce qu’il aurait pu et dû devenir, s’il n’avait pas été un brillant étudiant en littérature russe et en écriture dramatique, donc un homme cultivé, puis un écrivain que d’aucuns disent, post-mortem, et malgré ses cuites récurrentes, brillant. Du coup, l’on finirait par avoir envie de lire les traductions, peut-être à venir, d’une dizaine de pièces de théâtre, de sa demie douzaine d’essais, parmi lesquels il se souffle que Monsieur Toussaint Louverture publierait en 2015 Un Mariage amateur.
On dit que Price, lors de son américaine parution, fut un roman-culte. En France, Karoo, avec 120 000 exemplaires vendus, surprit la cassette du succès. Là encore, qui sait combien de lecteurs ont cru s’y reconnaître… Qui sait si la littérature doit coller à nos destinées banales et sordides, ou les dépasser ? Ne serait-ce que pour ce type de questionnement qui se doit d’effleurer le lecteur, il faut remercier les belles couvertures et les honorables typographies de Monsieur Toussaint Louverture. La littérature romanesque à succès est-elle condamnée à devenir la répétition des odyssées de garçons incultes abordant l’âge adulte, de scénaristes vieillissants, soulographiques et polygraphes, tous anti-héros des amours cassées, parfois sublimées…
Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Thomas Pynchon,
ou les vices cachés du roman policier
et autres Fonds perdus
du web profond et du 11 septembre.
Thomas Pynchon : Vice caché,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard,
Seuil, Fiction et cie, 352 p, 22,50 €.
Thomas Pynchon : Fonds perdus (Bleeding Edge),
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Seuil, 2014, 464 p, 24 €.
L'on serait tenté dire que tout bon roman, et a fortiori policier, présuppose un « vice caché » qu’il s’agit de ramener au jour afin de châtier le coupable. Le couple détective criminel est alors indispensable, indissociable. Thomas Pynchon ne déroge pas à la règle. Bien qu’engagé (on n’en attendait pas moins de lui) dans une démarche parodique, il respecte les attendus du genre. Au point que ce roman qualifié de « Pynchon light » par quelque critique américain - ce qui se justifie pour un opus de moins de quatre cents page comparé aux monstres que sont Contre-jour ou L’Arc en ciel de la gravité - ait pu décevoir : comme un bad trip rangé des voitures : « ça finira fatalement en téléfilm, de toute façon, quoiqu’il arrive. » objecte justement un personnage à Doc Sportello, le détective déjanté, comme il se doit. Sauf que Thomas Pynchon n'écrit pas à fonds perdus, pour jouer avec son titre, il fonde son enquête romanesque sur d'autres vices cachés, peut-être pires, ceux du web profond...
Guère de surprise non plus en ce qui concerne les méchants ; ils ont à leur tête Mickey Wolfmann, « le gros bonnet de l’immobilier ». L’onomastique suffit à déplier les noms : l’homme loup n’est qu’un mickey, quand Doc Sportello, sorte de Docteur Justice au rabais « qui se tapait des voyages à l’acide » est plus clownesque que sportif. Quant à Bigfoot, l’inspecteur qui est son meilleur ami et ennemi, il fait aussi l’acteur de composition qui « avait accessoirisé sa tenue » tout en étant plus qu’ambigu dans rapport à la loi… D’un côté le capitalisme prédateur et mafioso, de l’autre les gentils junkies californiens, entre les deux une police à peine plus reluisante, en une sorte d’écho manichéen à l’univers de Vineland, qui les voyait s’opposer dans le cadre plus large de la politique de Nixon pour finalement se confondre. Cette fois, l’infâme milliardaire Mickey est à la tête d’une « Fraternité Aryenne », ce qui ne l’empêche en rien de disparaître. D’où l’enquête, pleine de chausse-trappes, de meurtres, d’une ex petite amie envolée avec le disparu, de joints porteurs de délires… Comme souvent chez Pynchon, l’intérêt se distend, rebondit, l’intrigue principale se disperse, se ranime d’un coup pour se redéployer en satire des camés, hippies et autres surfeurs mystiques sur leur « Sainte Planche », raides dingues de mythes venus de cet océan Pacifique où l’on découvre un bateau appelé « Croc d’or », des dollars à l’effigie de Nixon, un trouble institut psychiatrique, avec une cravate porno pour indice. Quels complots, entre femme, amant et maîtresse, ont été ourdis ? Wolfmann a-t-il voulu rendre un argent impunément acquis et édifier en plein désert une utopie au loyer gratuit…
Evidemment, malgré des dialogues parfois inconsistants, fumeux, on ne confondra pas un instant Pynchon avec n’importe quel plumitif de polar. Qui d’autre que lui pourrait écrire avec un tel talent lyrique et contemporain ? « Parfois, dans la grisaille, la vue s’illuminait, ordinairement quand il fumait de l’herbe, comme si le bouton de contraste de la Création avait été tripoté juste assez pour conférer à toute chose un vague rayonnement, des pourtours de lumière, et une promesse que la soirée allait d’une manière ou d’une autre virer à l’épopée. » Ainsi, le portrait élégiaque d’une époque à jamais troublée s’élève, après les assassinats aux ordres de Charles Manson, les émeutes raciales et le retour au bercail des anciens du Vietnam totalement déglingués. Le regret des détectives mythiques à la Marlowe, aboutit à une dénonciation de la sanctification du flic : « la télé est saturée de foutus feuilletons de flics, on les présente comme des types normaux, qui essayent de faire leur boulot, qui ne menacent pas plus la liberté d’autrui qu’un bon père de famille dans une sitcom. » En de magnifiques morceaux de bravoure, ou « hippiphanies », le paysage de Los Angeles s’avère « psychédélique », comme galvanisé par une écriture sous stupéfiants, ce dont Pynchon n’a peut-être pas besoin.
Si Vice caché n’a pas la densité des chefs d’œuvre, une fois de plus, après Contre-jour, nous évoluons dans un monde de faux semblants, de jeux de rôles, où le rocambolesque contribue au show parodique, dans le cadre d’une nostalgie affichée des sixties et seventies - « cette prérévolution rêvée » - et d’un fétichisme régressif de son rock-and-roll. Non sans suggérer un fond sonore grave, voire désespéré, qu’on est en droit de trouver un brin paranoïaque (ce qui est constitutif de l’esthétique de Pynchon) : où en sont les libertés promises aux Américains ?
Qui l’eût cru ? Thomas Pynchon, quoique âgé de plus de 75 ans, (il est né en 1937) débarque à l’aube du XXIème siècle, avec tous les accessoires et les tics de langage des geeks pour explorer avec son héroïne le « Web Profond ». Roman policier décalé, roman du web, roman de société ; faut-il enfin et toujours admirer Pynchon, le maître outrageusement adulé par les critiques du postmodernisme, le fétiche des snobs de la littérature cryptée américaine ? Une fois de plus, chez notre auteur, « la paranoïa est l’ail dans la cuisine de la vie ». Mais pour votre serviteur, critique et lecteur, qui répugne à l’ail cru dans la gastronomie, il y a un pas de trop dans cet ultime et brillant roman de l’un des plus grands créateurs d’univers littéraires décalés.
Ce n’est pas la première fois que Pynchon se coule dans une héroïne : dans La Vente à la criée du lot 49, c’était Oedipa Mass ; dans Vineland[1], Frénésie et Prairie. Comme Maxine, qui enquête à « fonds perdus », elles sont absorbées dans une quête de mondes mystérieux et parallèles. N’oublions pas que la quête est toujours également au moyeu de ses plus vastes romans, en particulier Mason et Dixon ou V, ou de plus modestes, comme Vice caché.
Maxine Tarnow, donc, « experte anti-fraude » de son état, qui perdit sa licence officielle en conseillant de troubles clients, évolue en « free-lance » dans un lacis d’enquêtes, parmi tout un peuple de marginaux, de chefs d’entreprises du Net, de programmeurs et de concepteurs, de geeks et de hackers, de « caïds de l’informatique », mais aussi d’agents plus ou moins gouvernementaux, d’espions, d’assassins, sans compter corrupteurs et corrompus, voleurs de fichiers, escrocs du web et autres engeances.
La boussole de l’investigation s’oriente autour de l’énigmatique Gabriel Ice. Pourquoi sa start-up n’a-t-elle pas plongé lors de l’explosion de la bulle Internet ? Au contraire, il semble avoir prospéré, acquérant des canards boiteux, opérant des mouvements de fonds colossaux. Quel rôle joue donc « haschslingrz », une société de sécurité informatique, dans cette « carabistouille » ? L’exploration romanesque et parapolicière plonge alors au tréfonds des canaux du « Web Profond ». Là, parmi les pixels de l’écran, à la croisée et au terme de parcours kaléidoscopiques, où rien n’est référencé par les moteurs de recherche, les banques de données occultes et les transactions malignes prospèrent en zones cryptées au rythme de mots de passe volatiles, de portes dérobées… Vers quelles troubles destinations s’orientent « les vendeurs fantômes, les flux de capitaux à destination du Golfe », alors que nous sommes à la veille du 11 septembre ? Alors que l’on espère « que le mal n’arrive jamais en rugissant du ciel pour exploser en plein dans la tour des illusions où chacun se croit à l’abri », rare moment où Pynchon évoque l’événement-charnière du monde occidental avec un tant soit peu de brio…
Pour corser l’action, Maxine est issue d’une famille juive new-yorkaise, et son ex-mari, Horst, occupe un bureau au centième étage du World Trade Center… Pire encore, Gabriel Ice, qui « joue un rôle clé dans le transfert illégal de millions de dollars sur un compte à Dubaï, contrôlé par le fonds de la Wahhabi Transreligious Frienship […] grand argentier terroriste bien connu », est juif, peut-être « Juif Qui-Se-Déteste ». Est-il « le prochain Empire du Mal » ? Nous laisserons au lecteur découvrir les étapes de l’investigation de Maxine, en particulier une vidéo accusatrice, des délits d’initiés boursiers, finalement détentrice d’une bonne partie des tenants et des aboutissements du complot…
Parmi les passages les plus étonnants du roman, il faut compter avec les descentes de Maxine dans le « Web Profond » de « DeepArcher » : lyriques voyages labyrinthiques, pathétiques descentes aux enfers, espace presque métaphysiques, où les identités se démultiplient, voire se restructurent post-mortem, où la pellicule des pixels efface la limite entre le virtuel et le réel de « la viande-sphère ». Là, « DeepArcher [est] sur le point de se déverser dans le périlleux golfe entre l’écran et le visage ». Ce sont « les confins de l’in-navigable », les « confins du commencement, avant la Parole » ; on y trouve « la trace, comme le rayonnement du big-bang, du souvenir, dans le néant, d’avoir été quelque chose ». Ainsi, « qui du Web Profond franchit le seuil / plus jamais ne ferme l’œil. » Mais qui est « l’Archer » ? « Celui-là est silencieux ». Une dimension proprement mystique irrigue de son mystère les plus belles pages, surtout lorsque le « logiciel » et son « manuel » sont comparés à « la Kabbale », les « geeks » à des « rabbins »…
La composition de Fonds perdus est beaucoup plus linéaire et bien moins arborescente que celle de Contre-jour[2] ou de L’Arc-en-ciel de la gravité ; d’où une réelle aisance de lecture, malgré une concision rarement au rendez-vous, parmi un puzzle aux zones brumeuses, une intrigue souvent cotonneuse, dispersée par le bruit de fond des conversations plus ou moins essentielles, voire totalement accessoires, un peu comme le conçut Gaddis[3]dans son Gothique charpentier. Comme si Pynchon avait tendu un microphone parmi ce sociolecte : le langage vulgaire et branché du lieu et du temps. Ce faisant, il faut lire ce roman comme une lettre d’amour permanente à la cité américaine par excellence, à ses habitants, ses acteurs. Le tableau tendre et satirique du New-York -et par voie de conséquence des Etats-Unis, sinon de l’Occident connecté- de l’aube du XXIème siècle se déploie comme « une anthropo dans le primitif urbain », entre ses chauffeurs de taxi mabouls, ses yuppies, ses passants, ses actionnaires, ses programmeurs et hackers, ses assassins et victimes, ses agents peut-être doubles, sans omettre les grands manitous de la webéconomie… Un monde souvent futile et clinquant, qui vaut plus par le prix que la valeur, étale sa vanité sous le clavier du satiriste : le « si une pointcom avait une âme immortelle » ne demeure à l’adresse des yuppies qu’un vœu ironique et sans transcendance.
La psychologie n’était guère en son œuvre la préoccupation de Pynchon. Sans aller jusqu’à qualifier Fonds perdus de roman psychologique, il faut admettre là que le personnage de Maxine prend au fur à mesure de la narration -par tableau successifs et diffractés- une réelle ampleur. Le lecteur parvient aisément à une certaine empathie vis-à-vis de cette modeste héroïne, voire à une identification, ce qui trop souvent frôlait l’impossibilité, entre V et L’Arc-en-ciel de la gravité. Les deux enfants de Maxine, le retour de son ex-mari Horst, sa famille, forment un noyau, certes un peu chaotique, néanmoins assez sûr parmi la jungle des yuppies, des geeks, des criminels, des mafieux et des agents plus ou moins gouvernementaux. Jusqu’à ce que la fracture des attentats du 11 septembre incise ce monde de son « bord coupant », ou « bord sanglant », pour tenter de traduire le titre original anglais : Bleeding Edge. Reste qu’au seuil de la vieillesse, une tendresse inattendue pour les relations familiales et interhumaines marque l’art (et peut-être la personnalité) de l’écrivain le plus fascinant et le plus secret des Etats-Unis, dont on sait ne connaître qu’une lointaine photo de jeunesse, qu’une furtive apparition dans le feuilleton des Simpson, un sac de papier couvrant sa tête.
On devine que le traducteur, Nicolas Richard, a dû user d’invention pour se faufiler avec brio au travers des jeux de mots, avec la « Meufia », la « nerdistocratie », avec les néologismes qui incrustent le langage pynchonien : « Au Vodkascript, ils trouvent une salle remplie de gosses-de-richstafariens, de cybergoths, de dev sans boulot, d’uptowners en quête d’une vie moins insipide »…
Il y a des moments de grâce (comme à la fin de Contre-jour) dans l’écriture, lorsque s’imposent des images époustouflantes : « un coucher de soleil post-coïtal », ou « celui qui aurait une vision vanille de ces questions », ou « une quête égocentrique de par le monde à la recherche du sérum de l’orchidée noire », ou encore : « la bulle Internet, hier encore ellipsoïde attirant les regards a beau retomber aujourd’hui en un effondrement rose-vif sur le menton tremblotant de l’époque »… D’autres moments, longuement étirés, piétinent dans les dialogues plus ou moins creux, non sans intercaler ces chansonnettes ironiques et bas de gammes dont la plupart de ses romans sont farcis, comme une marque de fabrique discutable. De même, la sous culture rock et disco, à moins que le lecteur soit un fan accompli capable de frémir au moindre clin d’œil nostalgique, imprègne, sauf la nécessité de faire époque, le fil narratif d’une confiture collante et flapie…
Le goût immodéré de Pynchon pour la paranoïa et les théories du complot atteint peut-être ici sa limite. Que le fascinant web profond de « DeepArcher », aux mains du glacial Gabriel Ice, dont l’absence totale de sens moral fait froid dans le dos, puisse être le repaire des convoyeurs de fonds pour des activités terroristes islamistes, soit. Mais que les attentats du 11 septembre puissent tenir leur code source de ce même Ice, des « salauds néolibéraux », de « Bush et les siens », des Etats-Unis eux-mêmes, du conglomérat militaro-industriel, de la CIA et du FBI, visant à accroître leurs revenus et leurs pouvoirs, voilà qui reste une hypothèse, certes à envisager, mais à probablement reléguer in fine dans les fonds perdus du fantasme gauchiste antiaméricain et antirépublicain… Si thèse il y a, la thèse conspirationniste d’un 11 septembre fomenté par la pire droite américaine n’est que l’ail de la paranoïa. Satire des théories du complot ou adhésion grotesque ? Si cette deuxième hypothèse est la bonne, l’auteur pourrait hélas avoir quitté ses talents d’ironiste postmoderne.Dans un roman qui n’est plus celui de la grande époque -de La Vente à la criée du lot 49 à Contre-jour- et qui a l’insigne mérite d’être un troublant jeu de piste fractal, il reste peut-être à Pynchon l’intelligence de laisser, à son lecteur, le choix.
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillaume Villeneuve, José Corti, 224 p, 20 €,.
William Bartram : Voyages,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Vincent Benoist et Fabienne Raphoz, José Corti, 520 p, 29 €.
Fredrik Sjöberg : La Troisième île, traduit du suédois par Elena Balzamo,
José Corti, 208 p, 20 €.
Une simple feuille de lierre recèle tout un monde, un cycle de vie et de mort, toute une harmonie avec la terre, avec le cosmos. Ainsi, tous trois passionnés, unbiologiste, Edward O. Wilson, un voyageur, William Bertram, un naturaliste, Fredrik Sjöberg, plaident pour la symbiose de la nature et de la connaissance ; ce dans le cadre de la verte collection « Biophilia » chez José Corti. Entre science et poésie, manifeste et narration, Wilson nous fait aujourd'hui aimer la vie du monde naturel, tout en proposant une éthique écologique judicieuse, alors que Bartram découvrit les espaces sauvages en voyageant au travers de l'est des Etats-Unis dans la seconde moitié du XVIII° siècle. Plus loin, vers la Scandinavie, les îles et les montagnes sont l'objet de la scrupuleuse attention de Fredrik Sjöberg.
C’est d'abord avec bonheur que Wilson nous emporte dans les sphères de la nature. Lorsqu’il décrit la population et les travaux de la « fourmi parasol », dont le graphisme sur fond vert mousse anime la couverture, il est d’une clarté persuasive, d’une précision encyclopédique. A la lisière du récit, de l’essai scientifique et du journal, il nous fait voyager parmi la terre, parmi ses modestes et fabuleux habitants.
Edward Osborne Wilson est biologiste et entomologiste Il est le créateur du terme « biophilia », ce profond besoin de l’homme d’aimer et de s’intégrer dans une relation innée avec les plantes, les animaux et le cosmos. Pour lui, le « développement mental » consiste à « explorer la vie » et « comprendre d’autres organismes ». Cette passion pour le vivant et les systèmes naturels relève d’une pensée écologique. Mais au meilleur sens du terme, scientifique, empathique et poétique, non sectaire. S’il étudie « la sixième extinction massive en cours », due aux déprédations humaines, il n’est pas un de ces écologistes radicaux qui préconisent la fin de l’homme : « On tirera peu de profit à jeter du sable sur les pignons de la société industrialisée ». Il préfère la confiance envers la connaissance, la recherche : « plus on explorera et on utilisera le vivant, meilleures seront l’efficacité et la fiabilité des espèces particulières retenues pour l’usage économique ». Et de faire l’éloge du pois carré de Nouvelle-Guinée et du melon velu, avant de plaider (en 1984) pour les OGM : « Ainsi une plante alimentaire précieuse pourra recevoir l’ADN d’espèces sauvages conférant une résistance biochimique à la maladie la plus destructrice à laquelle elle est sujette ».
Entre forêt amazonienne et Alabama, le regard fureteur du naturaliste, dans la tradition de Darwin, s’intéresse moins aux millénaires humains qu’à l’évolution des espèces. Loin de se confiner dans la seule observation d’un termite, il place son éthique scientifique dans la perspective des Lumières, au-delà de la méfiance romantique envers la science chez Tennyson ou Keats ; quoique oubliant la symbiose entre cette dernière et la poésie chez Goethe et les romantiques allemands. Sa curiosité, affichant une prédilection pour le monde des fourmis (on pense alors aux Vies des abeilles et des fourmis vues par Maeterlinck), est omnivore : il est fasciné par le sol de Mars, les serpents, une crête à 4000 m en Nouvelle Guinée, « l’oiseau de paradis » et ses « arènes de séduction partagée ». Grâce auquel il a « parcouru une révolution du cycle de l’intellect. L’excitation de la recherche, par le savant, de la vraie nature matérielle de l’espèce s’estompe pour être remplacé par les recherches plus durables du chasseur et du poète. » Son lyrisme est prenant, exalté, lorsqu’il déclare : « le scientifique idéal pense en poète. » Ce dont il a bien conscience : « l’esprit poétique ne se contente pas d’une description factuelle et juste, mais cherche à rehausser la sensation ».
La culture de Wilson est aussi pointue qu’ouverte, citant Octavio Paz ou Einstein, s’entretenant avec l’écologiste MacArthur de la « biogéographie. Il va jusqu’à se demander si « la beauté réside en quelque manière dans les gènes de l’observateur », en parcourant mentalement les paysages de la planète.
Les éditions José Corti, sous l’égide de Fabienne Raphoz, créent, outre d’incontournables collections - « Domaine Romantique » ou « Série américaine » - un nouvel espace littéraire : « Biophilia » dont voici le premier volume. Avec Les Bêtes de l’italien Federigo Tozzi ou Voyage sur le Rattlesnake de Thomas-Henry Huxley, nait une réflexion transdisciplinaire sur le devenir de notre adéquation à la nature. Quant à nos qualités artificielles, celles du savant, de l’économiste, de l’artiste et du politique, elles doivent permettre, selon la sagesse de Wilson, « l’éthique de la conservation » autant que notre développement.
Comment étaient l’ouest des Etats-Unis au XVIII° siècle ? Même si l’on sait la guerre d’indépendance, la constitution de 1787, un voile d’ignorance couvre nos yeux. Il faut se plonger dans les pages généreuses d’un auteur qui inspira Chateaubriand, Coleridge, Thoreau : William Bartram (1732-1823). C’est entre 1775 et 1778 qu’il parcourut les espaces inexplorés des Caroline, de la Géorgie et de la Floride, entre marais et montagnes boisées, où « des masses de rochers feuilletés se fendent continuellement et tombent », mais aussi un pays « qui promet de faire, lorsqu’il sera cultivé par d’industrieux habitants, une heureuse, riche et fertile contrée ». Hélas, on se livre au « jeu barbare » de « casser la tête » d’un louveteau…
Cette encyclopédie du voyage patient, attentif et ravi devant une flore, une faune, vastes et précieuses, se double d’une réelle empathie envers les habitants : Cherokees ou Séminoles, colons européens, esclaves noirs… On connaît alors le « gouvernement des Indiens », le voyageur acquiert « sagesse et entendement en contemplant l’œuvre du créateur et les rouages de la nature ».
Dernier né de la collection « Biophilia », ce volume vert est un témoignage notable autant de l’esprit des Lumières que du naturaliste fureteur dans la tradition de Buffon, sans compter un souffle préromantique dans le lyrisme des descriptions de la nature sauvage. La superbe édition est nantie d’index divers, illustrée des dessins de l’auteur, d’un cahier de photographies où Bertrand Fillaudeau et Fabienne Raphoz suivent ses traces au service du lecteur ému, enthousiaste.
Serons-nous autant convaincus de la nécessité de l’ouvrage qui parait conjointement : Nous n’avons qu’une seule terre, de Paul Shepard ? S’il faut connaitre cette thèse d’un philosophe environnementaliste selon laquelle l’humanité est une catastrophe pour la planète, n’est-elle pas abusive, dangereusement anti-humaniste ?
Comment peut-on consacrer sa vie aux vers de terre et autres lombrics ? C’est pourtant la spécialité du héros préféré de Fredrik Sjöberg, dont l’autobiographie fragmentée alterne avec la biographie du scientifique Gustav Eisen (1847-1940). Ce dernier est l’auteur d’une somme sur le raisin, spécialiste des cunéiformes, aquarelliste pléthorique de perles et passionné de ces séquoias qui lui doivent leur survie, par ailleurs ami et mécène de l’écrivain et dramaturge Strindberg. Ce collectionneur de vers (au point de donner le nom de la femme aimée à l’un d’eux) ou encore de vignes et d’aventures, de surcroit nouvelliste et théosophe, est selon le narrateur : « un espalier pour y accrocher ma propre histoire ». Ce dernier, né en 1958, est également un naturaliste curieux, traqueur de papillons et de « Callicera » (ce sont des mouches), dont l’enfance est semée des aventures épiques et souriantes de l’entomologiste en herbe.
Ce pourrait n’être qu’un livre de spécialiste ; mais le charme et la persuasion du récit de Sjöberg sont sans mélange. Nous voyageons d’île en île, entre mer Baltique et abords de la Californie, où les explorateurs jouent les Robinson et inventorient de nouvelles espèces d’algues, mais aussi parmi les roches, les forêts et les neiges de la Sierra Nevada. C’est alors que les anecdotes sont savoureuses, voire humoristiques. Comme lorsque l’enfant vole une ampoule de lampadaire pour attirer les papillons et autres « noctuidés », plus particulièrement un fascinant « sphinx ». Comme lorsque la chasse aux insectes permet de courir les filles, lorsque l’on découvre des « parasites qui coulaient des jours heureux dans le testicule d’un ver de terre du Guatemala », lorsqu’un scarabée baptisé « Anophtalmus hitleri » est menacé de disparition par des collectionneurs nostalgiques du Troisième Reich…
Le prosateur est sans lourdeur aucune, quand son lyrisme ne se départ jamais de rigueur scientifique. Rien de rousseauiste, pas de nostalgie d’une nature originelle et mythique, bien qu’il s’agisse des carnets d’un pionnier de l’écologie, dans la tradition du naturaliste Linné. Sjöberg est autant biologiste qu’écrivain, en un bel éclectisme vagabond. On pourrait le rapprocher de l'Allemand Ernst Jünger[1] et de ses Chasses subtiles, autre grand moment d’entomologie littéraire et d’écriture somptueuse, mais il le dépasse par la marge grâce à son inénarrable fantaisie.
Quelle est alors cette « troisième île », qui n’est qu’une part d’une trilogie ? L’une de celles de l’enfance en mer Baltique, vierge et féconde en découvertes : galets, mouches, graminées et paillons… À moins qu’il s’agisse, au-delà des personnages de ce vaste récit en archipel, Gustav Eisen et Fredrik Sjöberg lui-même, de l’île du livre achevé, publié chez nous dans la belle et généreuse collection « Biophilia », voguant sur les mers des traductions et des esprits curieux et enchantés des lecteurs…
Pour l’amoureux de la nature, « la question de l’environnement […] est une belle religion », mais Fredrik Sjöberg reste un sceptique quant aux « théories alarmistes en matière de climat ». Il n’est pas sans soupçonner les ravages idéologiques d’une nouvelle théocratie dont Gaïa serait la déesse, manipulée par quelques poignées de prêtres politiques trop humains, ajoutant : « ce sont les églises qui m’inquiètent ». Ainsi, sa prudente sagesse, qui ne s’enferre dans de lourdes théories globales, est aussi rafraîchissante que son enthousiasme de marcheur et de découvreur, entre insectes insolites et sensations vigoureusement colorées.
Thierry Guinhut
Articles parus dans Le Matricule des Anges, juillet 2007, juin 2012, mai 2014
Le Maître des illusions ou l’université de Dionysos.
Donna Tartt : Le Chardonneret,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Edith Soonckindt, Plon, 798 p, 23 €.
Donna Tartt : Le Maître des illusions,
traduit par Pierre Alien, Plon, 528 p, 23 €.
Une jeunesse dévastée par le mal, délavée de ses illusions, telle semble être la colonne vertébrale de l’entreprise romanesque de Dona Tartt, qui, de décennie en décennie, publie de vastes fresques, aventureuses et ciselées. Fil d’Ariane et memento mori, le tableau de 1654 de Fabritius donne son titre, Le Chardonneret, à un roman touffu, ambitieux, faussement sage. Cachant pendant des années le tableautin d’un maître flamand, un jeune narrateur traverse les vies et les morts, les Etats-Unis, l’Europe, enchaînant son libre-arbitre et son destin. Sans compter Le Petit copain (2003), c’est là le troisième roman de Donna Tartt, après le remarquable Maître des illusions (1992), college novel à la lisière de l’antiquité grecque et du thriller criminel. Tous deux glissent sans peine sous la langue de la lecture, ce qui n’empêche en rien qu’ils soient faits de plans puissants et intimes, de fulgurantes notations métaphysiques et esthétiques.
Comme l’explosion de la poudrière de Delft tua le peintre du « Chardonneret », celle du Musée de New-York tue la mère de Théo, treize ans. Qu’importe le malin terrorisme à l’œuvre, ce péché originel des tyrans, car le point de vue de l’enfant parmi ruines et cadavres est absolument cotonneux, ce en quoi la maîtrise narrative est redevable d’Henry James. Choqué, il veille aux derniers instants d’un vieillard qui lui confie une étrange bague, mais aussi ce « Chardonneret » réchappé des décombres. Vieillard d’autant précieux pour sa destinée qu’il accompagnait une jeune rousse : Pippa, qu’il retrouvera convalescente, perdra… L’orphelin, à jamais nostalgique de sa mère, sera recueilli parmi la famille Barbour, grands bourgeois compassés, puis par son père, alcoolique ressurgi des limbes, qui l’emmène à Las Vegas, enfer et paradis des drogues, du jeu et des règlements de compte. On comprend alors que cette affection paternelle n’est que le masque de la cupidité. La mort du père le délivre du vide acéré où ne surnage que l’amitié picaresque et déjantée de Boris. A New York, il retrouve celui à qui il a rendu la bague, Hobbie, vieux restaurateur de meubles et antiquaire charmant qui l’initie à son métier, bientôt mené avec brio, au seuil d’une maturité sans cesse compromise. Cachant toujours le modeste et cependant fabuleux tableau du passereau, les péripéties ne manquent que rarement leur cible…
Entre tableaux de sociétés et épisodes rocambolesques, ce roman d’apprentissage déploie l’art du détail et du vaste panoramique. D’autant qu’il est construit sur des contrastes. Pluvieuse New-York contre désert et lumière des banlieues du Nevada, pénombre de l’atelier d’Hobbie, drogues méthodiques et manque, addiction amoureuse pour Pippa (« une fosse à goudron pour l’âme »), mariage avorté avec Kitsey, objets d’arts précieux, ou trafiqués en « jeunes Frankenstein », auprès du mentor, arnaques et honnêteté, froideur et troubles psychiques des uns, amour et amitié des autres, personnalités miroirs… Sans être manichéen, le récit laisse à Théo le choix entre le bien le mal, entre mauvaises et bonnes influences, quand le sens de son prénom suggère une transcendance imaginable.
Sous le clavier prolixe et soigneux de Dona Tartt, l’écriture associe densité psychologique et qualités sociologiques, quelques soient les milieux brossés, descriptions et émotions aussi sensibles que pathétiques, sans compter la capacité didactique, science du restaurateur de mobilier ancien ou de la vente, façons dont le héros apprend à lire les facettes du monde qui l’entoure. Les atmosphères, odeurs, lueurs de vernis, appartements chargés de mémoire, canaux d’Amsterdam, portraits de Pippa, pénètrent avec un soin ductile le corps du lecteur. Assurément, le suspense insidieux s’infiltre en toutes les nervures du roman : Théo, recéleur de l’inestimable tableau du maître ancien, homme d’affaires d’antiquités surfaites, escroc aux combines foireuses, criminel sordide en toute légitime défense, sera-t-il arrêté par le FBI, ou par ses propres démons ?
Lumineux fétiche, « trompe-l’œil » ou « barbouillage » savant, encombrante culpabilité, de quoi ce « Chardonneret », enfermé dans « la taie d’oreiller », mis au coffre, volé, finalement restitué, est-il l’allégorie ? « Plus adorable encore parce qu’il appartenait à un passé irrécupérable », il est objet de culte dans un monde agnostique ; à moins de se demander : « Est-ce que Dieu a le sens de l’humour cruel ? » Il est « lueur quasi musicale » : « Mon tableau qui, même enveloppé et caché, comme une sainte icône que porterait un croisé pendant la bataille, me faisait l’effet d’un objet porte-bonheur ». Allégorie de l’enfance et de l’amour, de l’art lyrique nécessaire au-delà du tragique, d’une « leçon sociale et morale »… Hélas, que ce soit en poursuivant l’art dionysiaque dans Le Maître des illusions, ou le secret de la sérénité d’un chardonneret entravé, l’entreprise de Dona Tartt n’ouvre guère à l’optimisme. Quoique la fin soit assez heureuse et morale, le traumatisme originel ne laissera pas de toujours confiner le jeune adulte dans une amère liberté. Là où « la plupart des gens semblaient satisfaits du mince vernis décoratif et de l’éclairage de scène artistique qui, parfois, rendaient l’atrocité basique de la condition humaine plus mystérieuse ou moins odieuse », ne peut-on envisager une œuvre d’art réussie conjointement avec une vie réussie ?
« Maîtres des illusions » sont Hobbie et Théo lorsqu’ils fabriquent et vendent du vieux avec du neuf. C’est aussi ce que fit Donna Tartt avec son inaugural roman. Il y avait un « maître des faux semblants » parmi les personnages secondaires, un « mauvais peintre », « génie » ou « porc », au langage « composé d’obscénités […] et du « mot postmoderne ». Comme si tous ces anti-héros étaient abonnés aux techniques des faussaires, telles qu’elles sont le ressort du vaste roman de William Gaddis, Les Reconnaissances[1]. De même, les jeunes étudiants de Julian en grec ancien jouent à de faux sacrifices dionysiaques aux vraies conséquences tragiques.
Le Maître des illusionsest un « college novel », truffé d’allusions à Platon et autres auteurs anciens. Sur un campus du Vermont, cinq jeunes gens se singularisent en étudiant le grec avec un maître charismatique et excentrique, Julian. Le narrateur, pauvre boursier venu d’une station-service de Californie, se joint à eux, fasciné : ils « connaissaient ce paysage magnifique et déchirant, mort depuis des siècles », et « le pur, inhumain, brutal, que connaissait les Grecs ». A l’orée d’un cours, Julien commence ainsi : « j’espère que nous sommes tous prêts à quitter le monde phénoménal pour entrer dans le sublime ». Mais, là encore, les beuveries sont le buvard de la vie. Arrogance et dandysme, culture d’élection et cultes secrets font de ce sextuor des marionnettes de leurs pulsions sauvages. Comme la belle Camilla, jumelle de Charles, le roman fait « jaillir un éventail de fantasmes presque infini, du grec, au gothique, du vulgaire au divin ». Car, de mystères en non-dits, malgré l’assiduité du quintette à étudier les hiéroglyphes ou traduire le Paradis perdu en latin, Richard parvient à recueillir la confession d’Henry : ils n’en sont pas resté à réfléchir sur l’équivalence de la beauté et de la terreur chez les Grecs, ils ont poussé la pratique du rituel dionysiaque dans une obscure forêt jusqu’au paroxysme, jusqu’à ce qu’un paysan meure la cervelle déchirée, sans qu’ils sachent vraiment comment… Car « Dionysos est le Maître des Illusions ».
L’effroi rétrospectif tiraille alors les protagonistes, d’autant que Bunny, sidéré, à moins d’être vexé de ne pas avoir été convié à la sauvage et « splendide » bacchanale, harcèle ses amis, suce l’argent d’Henry, et menace de tout révéler au sein du campus : « Nous étions tous conscient du flacon métaphorique de nitroglycérine que Bunny portait sur lui nuit et jour ». Faudra-t-il l’éliminer avant que la neige recouvre le corps ?
Le roman est alors « un oxymoron fatal », il ne peut ressembler au « pays de l’amnésie » quand l’université de Hampden est « un merveilleux bouillon de culture pour le mélodrame et les déformations de la vérité ». Les angoisses de Raskolnikov piétinent alors le théâtre de l’action : « L’effet était très chic, à la fois antique et post-nucléaire, comme une cour pleine de cendres à Pompéi ». Non seulement la qualité évocatoire est toujours intacte chez Dona Tartt, mais son sens de la métaphore fait mouche ; non sans que ses judicieuses allusions à la culture antique et romanesque ressortissent de l’esthétique postmoderniste.
Reste que le questionnement moral vrille la dramaturgie parfaitement huilée, quoique souillée de cambouis. La hauteur cruelle de l’azur grec ne préserve pas du mal et du sens du péché. C’est en portant le cercueil de leur ex-ami, « tel le chœur des anciens dans une tragédie », que le flash-back de la scène du crime s’allume dans les consciences : « il était indéniable que le meurtre de Bunny avait transformé la suite des événements en une sorte de Technicolor éblouissant ». Difficile d’imaginer avoir élevé le crime au rang des beaux-arts, comme dans l’essai de Thomas de Quincey[2]. Y-aura-t-il pardon et catharsis pour les protagonistes, englués qu’ils sont dans le sordide bourgeois et estudiantin qui, non sans satire, fait contrepoint à l’aspiration au sublime, hélas pervertie ?
Héros apparemment brillants, qui semblent vouloir élever leur vie au niveau de l’œuvre d’art, tragédie nietzschéenne dionysiaque plutôt que chardonneret miniature, élite à l’antique au-dessus de la tourbe du commun des mortels, le club des dionysiaques sombre peu à peu dans l’avalanche de l’alcoolisme et des comprimés de drogues. Comme d’ailleurs la plupart des protagonistes, comme si la foule entière des étudiants, sans compter leurs familles, ne savaient guère s’adonner à d’autres activités, faisant fi du développement économique et intellectuel des Etats-Unis. Après leurs crimes, la désunion, les rancœurs, les indignités suicidaires se liguent contre leur belle arrogance culturelle initiale pour délabrer les ambitions, au risque de décrédibiliser l’étude de la langue d’Homère. Mais s’ils ont choisi le culte héroïque et dévastateur de Dionysos, c’est au détriment de l’idéal apollinien, de la Grèce de Périclès et de Platon.
La fin du Chardonneret se trouvant moins pessimiste que celle du Maître des illusions, peut-être faut-il y voir une capacité de se reconstruire, malgré le traumatisme originel… Les jeunes étudiants dionysiaques, eux, sauf le narrateur-observateur, sont nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, ce qui tend à instiller l’idée selon laquelle si la richesse peut préjuger de l’esthétique, elle ne préjuge en rien de l’éthique de ses impétrants.
Indubitablement, Dona Tartt sait créer de la présence : ses personnages vivent sous les lèvres de notre lecture, s’élèvent dans toute leur identité physique et psychique au point de paraître une réalité de notre vision. Sa démarche, dans la tradition du réalisme européen, de Balzac à Thomas Mann, en passant par Tolstoï et Dostoïevski, sait ne pas se contenter de l’être là, mais nous prend par le bras avec une persuasive amitié pour nous amener au tribunal de la conscience de ses personnages autant que de la nôtre. Peut-on, pourtant, n’écrire de grands romans qu’en disséquant l’échec, la descente aux enfers -ou au purgatoire pour le Théo du Chardonneret- de ses personnages ? Le romancier doit-il renvoyer au lecteur le miroir des anti-héros ou des modèles ?
Certes, on ne bouleversera pas avec Donna Tartt l’épopée du roman du XXI° siècle. On songe aux apprentis de Dickens, à la haute société d’Edith Wharton, à la vacuité alcoolique sous stupéfiants de Brett Easton Ellis, à qui notre auteure a d’ailleurs dédié son Maître des illusions. De plus, elle ne se prive pas de faire allusion aux crimes, châtiments et culpabilités de Dostoïevski. Ce qui n’a rien d’un collage stérile, mais d’une réécriture plus que fructueuse, d’une somme et « ligne de beauté », malgré les plus faibles séquences du Chardonneret, afférentes aux dérives adolescentes et au glauque polar autour de Boris. Peut-on également douter de l’utilité des prologues trop obligeamment fournis par l’auteure au seuil de chaque roman ? Mais autour de Théo, l’épaisseur romanesque est celle d’un héros, lui aussi attaché à sa chaînette, comme à son destin désastreux, échappant de justesse aux sordides tréfonds des esclaves de Dionysos dans Le Maître des illusions, lui néanmoins partiellement sauvé par l’art, du peintre autant que de l’écrivain.
Dominique Fortier : LesVilles de papier. Une vie d’Emily Dickinson,
Grasset, 2020, 208 p, 18, 50 €.
Raconter la vie d’une poète enfermée derrière la fenêtre de sa chambre parait une gageure. Il fallait à l’Américain Jerome Charyn un certain toupet pour, oser dire en quelque sorte : « Mademoiselle Dickinson, c’est moi », parmi les pages de sa Vie secrète. Voire une rare insolence pour faire de cette vierge sage une vierge folle… De plus, malgré l’abondance de la correspondance, sans compter les 1789 poèmes[1], la ténuité des éléments biographique risquerait d’inhiber le biographe s’il n’était doué d’autant de fantaisie. Mais paradoxalement voilà qui ne fait que stimuler l’identification et l’imagination des écrivains qui usent du mode romanesque, comme Dominique Fortier en ses Villes de papier, pour frôler leur égérie.
D’où, au-delà de la réelle poétesse qui vécut entre 130 et 1886, la nécessité de recourir à la sensibilité du lecteur de l’œuvre, mais aussi à l’imaginaire. Jerome Charyn l’avoue en son préambule, il crée de toutes pièces des personnages fictifs : la directrice du Séminaire pour jeune filles, Tom le factotum au bras tatoué. Ainsi, outre « la tribu» familiale d’Amherst, le rédacteur en chef Bowles et le Juge, des protagonistes et événements supplémentaires et fantasmatiques permettent de figurer la personnalité puissante et cependant fuyante de la plus fabuleuse des poètes américains, « chasseresse dans un champ tumultueux de paroles ». Celui qui n’avait « pas envie d’écrire un roman sur une recluse et une sainte », la découvre alors « d’une terrifiante diversité ». En cette narration chronologique, à une jeune fille rousse, étrange et douée succède une femme à demi-aveugle, qui restera célibataire, très probablement chaste, et pourtant amoureuse en secret d’une demi-douzaine d’hommes mariés, qu’elle appelait « Maître », dont ce Juge qui imagina l’épouser… Tout en remplissant ses carnets de brefs poèmes aux vers libres, dont bien peu auront mieux que les honneurs de la publication posthume.
Le biographe intérieur met en scène les frasques de son héroïne du dix-neuvième siècle. Une sortie dans une « rhumerie » pour y rencontrer un Tuteur, ivrogne et tricheur, et fomenter une fuite avec lui. Ses deuils et délires, ses amours fictionnels pour des prédicateurs et des « vauriens ». Ses conflits et réconciliations avec frère et sœurs, avec le père par-dessus tout, avec la pauvre servante Zilpah, ancienne séminariste rejetée, qui conquiert son affection, double malheureuse et bientôt folle de notre recluse. Et « l’Assassin blond », Tom, pickpocket d’abord illettré, qui tournoie autour d’elle comme un fantôme, « troubadour troublé » par la « Sirène aux taches de rousseur ». C’est rarement fastidieux, souvent inspiré, palpitant, toujours fantasque, lyrique, voire érotique ; et terriblement lumineux et pathétique pour qui se fait appeler « Daisy le kangourou ».
L'on connait l’écriture poétique d’Emily Dickinson, fulgurante, elliptique, associant brusquement des éléments concrets de la maison et du jardin avec des hypothèses métaphysiques renversantes. Pourtant, le romancier ne parait citer aucun poème. Il a eu le front de les subtilement intégrer en son récit, d’utiliser « ses modulations et ses tropes ». Et de faire entendre une voix, comme une Eurydice ramenée par Orphée, sensuelle, farouchement libre, non sans humour, d’une ironie dévastatrice envers bigoterie et préjugés : car « Satan chante » en « Poète ». Cette voix de « magicienne des Pétales et des Paragraphes » anime la présence miraculeusement retrouvée de l’héroïne narratrice. Ainsi celle qui se confie en disant « je » dresse le portrait de ses aspirations et folies, de ses deuils et désespoirs ; en ce qui devient un nouveau genre, consistant à littérairement s’emparer du point de vue, du corps et de l’esprit d’un écrivain disparu, dont « il était rare que le crayon bondît ».
La carrière du prolifique Jerome Charyn semble ici aborder un tournant. Après une cinquantaine de titres, policiers, livres pour enfants, ou portrait magique de New York[2], il déploie non sans brio une vie intérieure dramatique. Mais à vouloir déployer un art presque cinématographique, entre péripéties nombreuses, enlèvements amoureux, incendies de granges et guerre de Sécession, oublierait-on presque la création poétique, ce « bruit qui sans cesse retentit dans mon cerveau » ? Reste à savoir si Emily Dickinson eût consenti à une telle exhibition, à ce beau mensonge probablement trop romanesque : peut-être avec une gourmandise indignée…
Peut-être notre poétesse - à qui nous avons offert une déclaration d’amour[3] - aurait-elle plus apprécié l’évocation que dresse la romancière québécoise Dominique Fortier en ses Villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson. Car pour la narratrice, qui intervient parfois en quelques confidences peronnelles, Emily est une « ville de bois blanc » ; celle du papier de ses poèmes, car le plus souvent recluse, n’offrant qu’une seule photographie comme portrait, elle n’est saisissable qu’à travers ses poèmes, et encore avec précaution.
Dominique Fortier, soigneusement documentée, se livre à une évocation de ce qui devient un personnage mi-réel, mi-fictionnel, en une sorte de paraphrase libre. « Père », « Mère », « Sophie », la « couturière », le jardin, la bibliothèque, entre Shakespeare et la Bible, sont autant de personnages ; la neige, les oiseaux, autant d’événements. « Quatre cent vingt-quatre spécimens de plantes et de fleurs » dans son herbier sont presque autant de poèmes, qui, eux, sont 1789. Mais, pour celle qui n’a pas conçu d’enfants, « ses poèmes ne sont pas des enfants de papier. Ce sont, tout au plus, des flocons de neige ».
Quelques rares, trop rares, citations de poèmes innervent ça et là le récit, fait de paragraphes successivement séparés, comme des prises de notes, ou des poèmes en prose dépliant les instantanés chronologiques. La langue est assez simple, la syntaxe parfois répétitive, alignant les phrases au présent, come des constats. S’agit-il d’émotion ou de maladroite froideur ?
Que de beauté fragile, en ses poèmes, face à une immense métaphysique ! Ainsi en 1868 :
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.