Sankt Gertraud / Santa Gertruda, Südtirol / Trentino Alto-Adige.
Photo : T. Guinhut.
La Tache sur l’Amérique, par Philip Roth,
& autres Contreviesde la Bête qui meurt.
Philip Roth : Les Faits, Gallimard, 2020, 240 p, 19,50 €.
Philip Roth : La Tache, Folio, 496 p, 9,70 €.
Philip Roth : La Bête qui meurt, Folio, 224 p 8 €,
Philip Roth : La Contrevie, Folio, 464 p, 9,70 €,
traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun.
Les faits sont des « tremplins pour la fiction ». Voilà peut-être le credo, le moteur du romancier, et plus particulièrement de Philip Roth, qui rétablit Les Faits, en son « autobiographie d’un romancier », qui date de 1988. Et s’il faut revenir aux faits pour contrer les idéologies, reprenons un roman écrit hier et plus lisible encore en ces temps de déboulonnage idéologique de l’Histoire[1] : La Tache. De vies en contrevies, le maître d’une fiction qui sait sans cesse radiographier les mœurs sexuelles et politiques de l’Amérique, finit lui aussi par être, quoique par personnage interposé, une Bête qui meurt, puisque né en 1933, il nous quitta en 2018.
Grâce à une nouvelle traduction de José Kamoun, Les Faits se veulent établis en leur réelle véracité par le romancier, devenu autobiographe à l’âge de sa maturité, sans qu’il soit dupe d’une telle prétention d’objectivité. Portraitiste du moi, il n’en joue pas moins avec ses doubles de papier. Ce pourquoi se pose ici de manière aigue la problématique inhérente à l’écriture autobiographique, soit l’union et la césure entre la vérité sans fard et les souvenirs de fiction, sans oublier que Philip Roth ne peut plus être lui-même sans son Nathan Zuckerman, qui n’a chair que d’encre et de papier. C’est au contraire de La Contrevie, « l’ossature de la vie sans la chair de la fiction », même si un tel projet est toujours un peu obéré par le choix du regard et teinté par l’imagination, en dépit de la véracité autobiographique, tel que crut la fonder à partir de 1765 le Rousseau des Confessions : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, ; et cet homme, ce sera moi[2] ».
Moins qu’un déroulé de faits, il s’agit de « la genèse d’un écrivain ». Une « lettre de Roth à Zuckerman » et une autre « de Zuckerman à Roth » en forme d’autocritique encadrent un prologue et cinq parties. « Chez soi, à l’abri du monde » est l’appartement de l’enfance, « L’étudiant » se veut l’apprentissage de l’université, « La fille de mes rêves » recompose un mariage peu idyllique, « Tout ça reste en famille » conte le scandale orchestré par les Juifs lisant Goodby Colombus, enfin la liberté créatrice affranchie des convenances et des codes au point de donner Portnoy et son complexe. Si ces cinq éléments fondateurs sont ceux d’une vie écrivante, ne sont-ce pas ses livres qui en retour la fondent ? C’est suite à une dépression que l’écrivain a voulu retrouver le chemin de soi la plume à la main, « aller faire le plein à la citerne de sang magique », mais aussi suite à la mort de ses parents, pour « renouer avec la vie ».
Les drames familiaux marquent intensément l’enfant prénommé Philip : appendicite du père, divorce de l’oncle, mère affectueuse éprouvée, dont la chair est « transmuée en un manteau en peau de phoque luisant »… Il lui faut tenir « le rôle mythologique d’un petit Juif qui grandit dans une famille comme la mienne - devenir le héros que son père n’a pu être - ». Des violences antisémites parmi les lycéens aux efforts studieux de l’étudiant en Droit, en passant par le « champ de bataille oedipien », le narrateur reste fidèle à « notre américanité » et sa vocation idéaliste, malgré « des projets érotiques inavouables ». Bientôt il est saisi par l’écriture, devient professeur de « composition littéraire » à Chicago, se marie avec Josie, « folle à lier au-dedans, blonde impassible à l’extérieur », qui grâce à ses talents de manipulatrice et de « pire ennemie », se révèle être l’un de ses « meilleurs professeurs d’écriture créative ». Le récit de l’immonde entourloupe à la fausse grossesse qui permit à Madame d’être épousée puis de dévorer une pension alimentaire est un édifiant morceau de bravoure.
Face aux levées de boucliers contre la prétendue dimension anti-juive des nouvelles de Goodby Colombus, Philip Roth use de la plaidoirie. À partir d’une « virilité en lambeaux », l’homme se reconstruit avec May, écrit sa « catharsis » en l’espèce de Quand elle était gentille. La mort accidentelle de Josy est une sorte de « contrevie », soit « le télescopage improbable entre la fin de mon roman et celle de ma femme », deus ex machina libérant à la fois l’homme et l’écrivain…
Transmuée par une écriture vigoureuse, aux métaphores incisives, une construction rigoureuse et spirituelle, Les Faits ne dépare pas un instant dans la bibliographie de Philip Roth, entre Opération Shylock et sa « trilogie américaine ». Le récit peut apparaître, quoique postérieur, comme une sorte de concentré des romans qui se sont déployés à partir de ce matériau vivant.
Epurer l’Histoire passe par l’abrasive utilisation d’un détachant : tout ce qui fait tache doit être effacé, déboulonné, abattu, comme une statue[3]infamante à renverser et jeter aux ordures par un antiracisme dévoyé. Ainsi l’on croirait que Philip Roth a écrit, quoique en 2000, pour notre contemporain le plus urgent. Il connaissait l’imposture de la notion de « privilège blanc », qui envahissait les campus universitaires et aujourd’hui la société américaine, quoique principalement démocrate. Par exemple, en 2017, à l’université Evergreen, un professeur correctement progressiste et antiraciste, Bret Weinstein, fut brusquement accusé de racisme pour avoir exprimé son net désaccord avec l’officialisation d’une journée où les blancs devaient quitter le campus, rupture flagrante de l’égalité et de l’humanisme au profit de la couleur de la peau.
The human stain, que traduit La Tache, autrement dit, souillure, honte et flétrissure humaine, est le troisième roman de la fresque américaine de Philip Roth. Au moyen d’un titre ironique, Pastorale américaine balayait la guerre du Viêt Nam ; quant à J’ai épousé un communiste, il s’attaquait au maccarthysme. Troisième volet de la trilogie, La Tache fut écrit, alors qu’en 1998 l’affaire Monika Lewinsky, fellatrice occasionnelle du Président Bill Clinton, affole les Etats-Unis, entre dénégations, aveux télévisuels et menace de destitution.Cette « tache » romanesque peut être lue comme une allusion à ce qui souilla la robe de la jeune Monika et qui allécha autant les médias que l’opinion. Cependant, si l’on s’intéresse au titre original, il n’est pas interdit d’y deviner une trace indélébile du péché originel adamique.
C’est à peu d’année de la retraite que Coleman Silk, doyen d’Athéna et professeur de lettres classiques, qui sait enseigner Homère avec un charisme fou, est accusé d'avoir tenu des propos racistes envers ses étudiants : « Est-ce que quelqu’un connait ces gens ? Ils existent vraiment, ou bien ce sont des zombies ? », demande-t-il au sujet de deux récurrents absents, sans savoir qu’il sont noirs. Or, outre la signification ectoplasmique évidente, ce peut être un équivalent de « bamboula ». Notre homme choisit paradoxalement de démissionner plutôt que de confier « qu’à l’âge de soixante-et-onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre ». La sensuelle Faunia, femme de ménage et vachère de trente-quatre ans, prétendument illettrée, poursuivie par un ex-mari vétéran du Vietnam qu’anime la vengeance et le meurtre a pourtant, si l’on peut dire, la qualité d’être noire. Mais croyez bien qu’un « puritanisme malveillant […] va vous traîner dans la boue » pour vos sexcapades » !
C’est le bien connu du lecteur de Philip Roth, Nathan Zuckerman, qui ouvre le dossier de son voisin Coleman Silk et se fait le narrateur de l’affaire. De façon à, sans abandonner la dramaturgie romanesque, dresser un vigoureuxréquisitoire contre le « politiquement correct », contre ce conformisme intellectuel féminisme et antiraciste qui n’a guère à envier à la chasse aux sorcières médiévale. Cette université américaine qui devrait être un haut-lieu de savoir, est laminée par la médiocrité consensuelle et envenimée par le nouveau préjugé que devient toute suspicion de racisme, fondée ou non, qu’importe, en fait, nouvelle tyrannie aux mains d’activistes et favorisées par des pleutres.
Photo : T. Guinhut.
Aujourd’hui, dans la même veine, l’inculture militante des étudiants fait ployer leurs professeurs qui ne peuvent plus étudier les auteurs blancs. Dans la nouvelle continuité de La Crise de la culture d’Hanna Arendt[4],Philip Roth brocarde la débâcle de l’enseignement : « Du temps de mes parents, et encore du mien et du vôtre, les ratages étaient mis sur le compte de l’individu. Maintenant, on remet la matière en cause. C’est trop difficile d’étudier les auteurs de l’Antiquité, donc c’est la faute de ces auteurs. Aujourd’hui, l’étudiant se prévaut de son incompétence comme d’un privilège. Je n’y arrive pas, c’est donc que la matière pèche, c’est surtout que pèche ce mauvais professeur qui s’obstine à l’enseigner. Il n’y a plus de critères, monsieur Zuckerman, il n’y a plus que des opinions ». Ainsi un doyen qui a fait de son université un lieu d’excellent en balayant la médiocrité, « qui introduisit la concurrence », et quoiqu’il ait embauché le premier enseignant noir d’Athéna,est bassement sommé de dégager pour avoir utilisé un mot avec justesse et non son usage vulgaire. Notons à cet égard que « Silk » en anglais signifie « soie », signant le raffinement du lettré. Voué aux gémonies comme en une tragédie grecque, il ne trouve plus autour de lui que des Furies, y compris si l’on apprend sa liaison incorrecte ; jusqu’au « meurtre-suicide »…
La satire, aussi féroce que méritée, d’une société en voie de décomposition est trépidante et éprouvante. Un ancien du Vietnam, devenu « psychopathe » est jeté dans la fosse de l’exécration, Faunia, cependant pas si niaise, est une manipulatrice manipulée par des manipulateurs, Delphine Roux, une ancienne collègue de Coleman Silk, est une teigne dénonciatrice qui use d’une lettre anonyme abjecte, prétendant : « Il est de notoriété publique / que vous exploitez sexuellement / Une femme opprimée et illettrée / qui a la moitié de votre âge ».
L’abjecte bien-pensance est fustigée en son conformisme, son grégarisme. La figure du Noir, esclave un siècle et demi plutôt, ségrégué un demi-siècle plus tôt, devient au nom de n’importe quel prétexte, surtout de mauvaise foi, un vengeur de sa race et un tyran de la différence et de la culture bafouées : « La force des convenances est protéiforme, leur domination se dissimule derrière mille masques : la responsabilité civique, la dignité des wasps, les droits des femmes, la fierté du peuple noir, l’allégeance ethnique, la sensibilité éthique des Juifs »…
Cependant Coleman Silk, qui prend « le Viagra du Zeus », n’est pas dupe de Nathan Zuckerman à qui il se confie : « Que je lui aiguise son sens de la réalité, à ce romancier. Que je nourrisse la conscience d’un romancier, avec ses mandibules toujours prêtes. Chaque catastrophe qui s’abat lui est matière première. La catastrophe, c’est sa chair à canon. Mais moi, en quoi la transformer ? elle me colle à la peau. Je n’ai pas le langage, moi, la forme, la structure, la signification ; je me passe de la règle des trois unités, de la catharsis, de tout ».
Il n’en reste pas moins que Coleman Silk, lui-même passablement « de couleur » - soit un métis qui a caché son origine - est un peu l’alter ego du romancier et moraliste qui plaide ainsi la cause de l’humanité en dénonçant « la tyrannie du nous, du discours du nous, qui meurt d’envie d’absorber l’individu, le nous coercitif, assimilateur, historique, le nous à la morale duquel on n’échappe pas, avec son insidieux « E pluribus unum ». Il y préfère « le moi pur avec toute son agilité ». Le libéralisme politique est ici fidèle à la tradition de Tocqueville[5].
Ne souffrant pas du syndrome du roman platement à thèse, La Tache est un ouvrage aussi vivant qu’un coup de poing fouillant les entrailles en voie de pourrissement de l’Amérique ; son argumentaire appelant la justice et la liberté a toute la vigueur d’un homme blessé à mort ; et toute la rigueur d’un romancier au mieux de sa forme.
Laissons parler Claudia Roth Pierpont, qui, dans Roth délivré présente intelligemment « un écrivain et son œuvre », selon le sous-titre : « Le fantasme de la pureté, éternellement renouvelé - de l’extrémisme de la gauche anti-guerre, de l’extrémisme de la droite anticommuniste, du puritanisme hypocrite de tout un chacun, pour prendre les trois livres dans l’ordre - est terrifiant[6] ». C’est résumer la trilogie américaine brièvement, mais bien habilement…
Un sentiment mitigé peut nous envahir à la lecture de La Bête qui meurt : déception pour qui s’attendrait, après la Trilogie américaine, à un roman d’une ébouriffante ampleur et complexité, et cependant, éblouissement. Il s’agit bien de la « perfection lapidaire » (pour reprendre la quatrième de couverture) d’une nouvelle contrevie de Philip Roth, qui n’est pas sans rappeler ce récit brillant de la vie et de la mort d’un intellectuel atteint du sida, Ravelstein, de Saül Bellow[7], auquel notre auteur consacre des « relectures » dans Parlons travail. Reste qu’il n’est pas interdit de considérer La Bête qui meurt comme une réduction de biens des grandes thématiques qui savent innerver l’œuvre d’une vie, comme une mise en abyme d’un univers romanesque, même si les questions soulevées par la judaïté en sont absentes. Alors que dans La Contrevie, dont il faut fêter ici une nouvelle traduction, ces dernières y rayonnent comme une « explosante fixe », pour reprendre l’image d’André Breton, dans son Amour fou.
L’obsession sexuelle de Philip Roth (et la nôtre) se mesure dans la fascination de la « bête », David Kepesh, pour les seins de Consuela, fruits de vie, splendeur et quintessence féminine, métaphore des globes fessiers et dispensateurs magiques de l’érection masculine. Ce qui par ailleurs le conduisit, dans un court et brillant roman fantastique et psychanalytique, Le Sein, à se métamorphoser en glande mammaire.
Venue d’un poème de William Butler Yeats[8], « cette bête qui meurt » est une allégorie ambiguë. Est-ce la bestiale et parfaite qualité érotique de cette Consuela épiée trop jeune et trop belle par le cancer ? Est-ce le chant du cygne, le cri primal autant qu’esthétique du séducteur vieillissant pris au piège de l’exclusivité du désir ? Est-ce la pire bête se jetant sur les seins de cette jeune femme pour la faucher en pleine perfection et sonner le glas de la maturité sexuelle du professeur ? Il ne pourra, sans qu’on sache ce qu’il adviendra de la belle au cancer du sein, que photographier à sa demande la dernière danse de sa beauté, avant l’ablation de ce trésor de vie, de ce fétiche… D’où la tonalité élégiaque déchirante de ce court roman, ô combien humain et émouvant, quoique sans le moindre pathos.
Evidemment, l’on imagine David Kepesh, venu de Professeur de désir et du Sein, professeur de littérature et critique à la télévision, comme un double de l’auteur. Infatigable contempteur de la « political correctness », Philip Roth fait de son alter ego un jouisseur sans entrave, mais qui a appris à protéger son indépendance, à prudemment recevoir ses étudiantes toutes portes ouvertes en attendant leur fin d’études pour pousser l’avantage de son prestige et d’une culture dans laquelle il évolue avec aisance. En fait, malgré le puritanisme crispé du sexuellement correct, il est encore l’activiste témoin de la libération sexuelle des années soixante : « l’insouciance sexuelle des jeunes filles bien élevées de mon séminaire est, à leur connaissance, garantie par la Déclaration d’indépendance ». Adepte de « la pure baise, entre bêtes » et néanmoins doté d’un rare et rationnel équilibre mental, non sans attention pour l’autre, il est loin de l’inquiet masturbateur que fut Portnoy. Depuis sa transsubstantiation en sein, et en dépit de cette tragédie de l'érotisme qu'est La Bête qui meurt, notre David Kepesh a gagné en sérénité. Est-ce parce qu’au contraire de Nathan, autre double, il est professeur et non écrivain ?
Nathan Zuckerman est celui à qui trois héros racontent la trilogie américaine : le communisme et le maccarthysme dans J’ai épousé un communiste, le terrorisme gauchiste et la guerre du Vietnam dans Pastorale américaine, l’affaire Clinton et Monica dans La Tache, dans lequel il est opéré d’un cancer de la prostate qui le rend impuissant, obsession récurrente qui est le moteur de La Contrevie. Cette nouvelle traduction confirme comme une œuvre majeure cette rare maestria de l’écriture biographique, ce carrefour de vies et de fictions possibles pour deux frères juifs qui échangent leurs destins. Henry, dentiste, marié, des enfants, des maîtresses, meurt suite à une opération cardiaque qui lui permettrait de retrouver sa virilité. Une contrevie le change en « apprenti fanatique » dans une colonie juive d’Hébron, dans « un monde qui ne s’arrête pas au bourbier oedipien, mais où les gens font l’Histoire ». Ensuite, c’est Nathan, le sceptique libéral, qui meurt de la même opération. On entend son éloge funèbre par son éditeur ; Henry, puis Maria, lisent un manuscrit posthume qui les dissèque et dans lequel Nathan fait un enfant à cette chrétienne… Récits contradictoires glissant d’un personnage à l’autre, goûts et dégoûts de la fiction, distanciation ironique, La Contrevie est un joyau du roman postmoderne dans lequel Nathan est cet écrivain scandaleux qui aime « se servir des vies qu’il a sous la main » et qui fait « tourner le sang juif en eau de javel ».
Dans Parlons travail[9], recueil inégal d’entretiens et d’essais souvent consacrés à des écrivains d’origine juive, l’on retrouve ce questionnement de la mémoire exercé par qui a vécu les camps nazis - Primo Levi, Aharon Appelfeld[10]. Ce séjour mental au bord de l’holocauste oblige à reconsidérer son identité : judéité fantomatique, ou assumée si l’on s’installe en Israël, sans se faire « l’esclave de la mémoire »… À moins qu’il s’agisse, chez Ivan Klima ou Milan Kundera, d’inventer sa liberté sous la censure soviétique, sans se laisser « priver de mémoire » ni « hypnotiser encore par la poésie totalitaire », comme le postule l'uchronique Complot contre l'Amérique[11] de notre romancier. Et Philip Roth de rappeler que « dans une culture comme la mienne, où rien n’est censuré, mais où les médias nous inondent de falsifications imbéciles, la littérature sérieuse n’est pas moins une bouée de sauvetage ». Littérature dans laquelle mémoire et liberté, sexualité, impuissance et multiplication biographique sont les ressorts de Philip Roth, bête de vie devant la mort.
Thierry Guinhut
La partie sur La Bête qui meurt a été publié dans Le Matricule des Anges, septembre 2004
Se rire de soi, du monde et de l’humanité, c’est non seulement le don accordé au satiriste, mais une capacité cultivée par l’aisance du romancier qui sait être grave en paraissant léger. Au croisement de la comédie romantique et de l’anti-utopie, Gary Shteyngart concocte une Super triste histoire d'amour, en même temps qu'un super triste roman d’anticipation satirique. Ce qui n'est pas si mal pour celui qui prétendit écrire ses Mémoires d’un bon à rien. Reste à devenir meilleur, ou pire, parmi les routes et les orages des Etats-Unis où, opposés aux heureux nantis, les gueux américains ne survivent aux saletés de la réalité que grâce à l’humour et l’amitié. Aussi les love story risquent bien d'être source de désillusions nombreuses et raffinées, lorsque l’on s’est mis à voguer sur le Lake Success d’un roman de mœurs à la croisée des fonds spéculatifs et du picaresque. De la Russie aux Etats-Unis, le romancier Gary Shteyngart fait flèche de tout bois : satire, science-fiction, roman de mœurs, tendresse paternelle...
Dans une science-fiction semi-contemporaine, le règne du superficiel, du kitsch, de l’apparence et de l’argent tyrannique est sans partage. Là, ne peut que se dérouler une Super triste histoire d'amour. « Lenny Abramov, dernier lecteur sur terre », travaille pour une vaste entreprise « d’extension indéfinie de la vie », grâce à laquelle les richissimes clients exhibent de jeunes quatre-vingts ans. Il est un super commercial au pouvoir d’achat confortable, quoique sur le déclin. A la quarantaine, il voit son capital santé et séduction s’éroder, son cholestérol et ses hormones s’afficher dangereusement. Aussi l’on se demande quelles sont les chances de ce lover défraichi lorsqu’il tombe amoureux de la jeune asiatique Eunice Park, ex-enfant maltraitée.
D’autant que l’on peut savoir tout ou presque grâce à « l’äppärät », sorte d’IPhone ultra sophistiqué nanti, entre autres, d’une « Emosonde » qui « détecte toute variation de la tension artérielle » et devient indispensable en termes de « baisabilité » : « ça lui indique à quel point tu veux te la faire. » Les nouvelles technologies, ludiques et invasives, trouvent ici leur parodie. Sinon leur inquiétante omniprésence, au point que plus grand-chose ne puisse rester privé. Sous le masque de la comédie sentimentale, érotique, animée par l’échange de longs messages sur « GlobAdos », pointe l’apologue politique. Quelle société nous réserve cet avenir si proche ? Nous sommes dans un New-York de puissants et de « Médiacrates » dont la prospérité est menacée par le Yuan chinois et les créances abyssales, dans une atmosphère de décadence où la lecture, l’amour et l’écriture d’un journal intime sont de la dernière ringardise, en une sorte d’écho à 1984 d’Orwell[1]. Aussi, le souhait de nombreux Américains, encadrés par un état policier, voire sanglant au moyen de « l’Autorité de Rétablissement de l’Américanité », est-il d’émigrer vers le Canada.
Le vocabulaire de cette anticipation s’enrichit d’abréviations, d’images, de néologismes, souvent avec une inventivité et une vulgarité sans complexe aux effets hilarants. On surfe sur « CulLuxe » et porte sans barguigner un jean « MoulesEnFoules ». On croise une « Médiapute », écoute « CriseInfo » et prend pour pseudonyme « Languedepute ». A moins qu’il s’agisse d’un appauvrissement qui est déjà le nôtre. Ainsi le langage post-ado de la petite Eunice, qui ne peux lire ni comprendre ni Tchekhov ni Kundera, et ce monde qui pratique une forme clinquante de novlangue, sont à l’opposé de celui, cultivé, profond, du narrateur personnage inactuel. Comme échappé des talents d’émotion et d’analyse du roman russe, il se heurte à une Amérique qui ne sait, ni ne veut plus lire. Lui sait, en son « Cher journal », parler de « sourire amphibien, ce rictus sans qualités ». L’aboutissement de ce décalage des générations et des mentalités laissera évidemment à désirer. L’on se doute que Lenny et Eunice, qui lui rappelle à l’envie combien il est un préhistorique croulant, ne vieilliront pas ensemble…
La stylistique et la construction romanesque de Gary Shteyngart permettent de mettre en scène et de visualiser le gouffre qui s’ouvre entre la littérature digne de ce nom et le piètre et bruyant flot de paroles qui parcourt les médias de masse et la foule de l’humanité courante. De cet américain né en Russie, nous connaissions Absurdistan[2], traversée loufoque d’un Moyen Orient aux mafieux obèses. L’humour est cette fois doux-amer et la portée plus nettement convaincante. Son anti-héros (au nom si proche de l’Oblomov de Gontacharov[3], ce paresseux pathologique) qui ne joue guère le jeu de l’adaptation nécessaire, amoureux des livres et de l’amour, est un peu son alter ego. Malgré le peu de concision, la légèreté, peut-être inévitable en la demeure, du bavardage, la satire anti-utopique du jeunisme, de la frime et de l’incurie économique est à son comble. Dans un univers où la superficialité est érigée en dogme, l’écrivain ne peut qu’aiguiser avec succès les flèches de l’ironie.
Nul doute que Gary Shteyngart (né en 1972) ait pensé aux mémoires de Vladimir Nabokov intitulées Autres rivages[4]. Un « torrent nabokovien de souvenirs » l’entraîne en effet. Tous deux ont quitté, à presque un siècle de distance, la Russie soviétique pour les Etats-Unis, mais aux prestigieuses pages de son illustre devancier, celui qui s’appelait Igor Shteyngart a préféré en toute modestie ces Mémoires d’un bon à rien.
Attendons-nous alors à un festival d’autodérision. À cet égard le lecteur n’est en rien déçu. Que faire de soi lorsque l’on nait prématuré et à moitié étouffé, que l’on souffre d’une enfance d’asthmatique, alors que son père aimant et déçu le traite de « morveux » ? Que faire de sa jeunesse lorsque les petites amies sont le plus souvent inatteignables, sinon se moquer allègrement de ses tares, en étudiant, au désespoir de la volonté parentale, l’écriture, en souhaitant être écrivain, pour faire pleurer en riant ses lecteurs préférés… Car, malgré son passage par « un enclos pour matheux multinationaux », il ne sait « rien faire », hors écrire, ou partir en quête d’une fille qui l’aime, osciller entre une sexualité pathétique ou grand-guignolesque.
La satire de l’Union soviétique, corsetée dans sa petitesse idéologique, sa pénurie, côtoie une plus tendre satire, celle des mères juives, ainsi qu’un tableau burlesque de l’Amérique, en particulier universitaire. Reste que l’intérêt, plus profond et plus moral qu’il n’y paraît, de cette autobiographie est d’être également un vaste roman d’apprentissage, biaisé par une ironique distanciation, jusqu’à ce que son auteur éprouve les joies de la publication, avec son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes russes[5], autre « récit infidèle ».
Une fois de plus, l’adage selon lequel l’argent ne fait pas le bonheur ne sera guère démenti, quoique avec modération, parmi les pages de Lake Success. Or la richesse du New-Yorkais Barry Cohen est indubitable, puisqu’à la tête d’un fonds spéculatif de plus de deux milliards de dollars, ainsi que d’une collection de montres précieuses qui lui procurent un réel sentiment de sérénité. Sauf que sa ravissante épouse, Seema, a mis au monde un enfant sévèrement autiste, prénommé Sheeva, qui pousse des cris dignes « d’un massacre villageois qui aurait eu lieu plusieurs siècles avant dans son histoire génétique ». Difficile pour le couple de ne pas se déchirer. Au point insupportable que Barry Cohen décide de prendre la poudre d’escampette. Fuir non seulement son ménage, mais New-York, et sa profession financière, d’autant plus qu’une enquête de la Commission boursière lui tombe sur le râble ! Où aller, sinon à l’autre bout des Etats-Unis, sinon dans un passé fantasmé où il retrouverait Layla, son premier amour ?
Comme dans la tradition de l'épopée vers l'Ouest américain, la traversée parodique est d’abord une sorte d’ascèse. Abandonnant les vols transcontinentaux, il choisit les bus pour rejoindre le Nouveau-Mexique : « Barry s’était libéré du sombre carcan de sa propre existence ». L’on devine que les rencontres et les aventures seront peu luxueuses, et l’occasion d’avanies peu reluisantes. Une autre Amérique que celles gratte-ciels de luxe lui saute au visage, donnant lieu à des scènes pitoyables, burlesques, tendres et sordides, parmi les gares routières où « les toilettes puaient le détergent, mais puaient aussi la liberté », parmi les bus Greyhound et leur promiscuité, parmi les ivrognes et les rixes, là où s’agite toute une population picaresque, agressif vendeur de crack ou voyageur de hasard. Ce qui permet une sorte de reportage urbain, une prise de conscience de l’état de l’Amérique à tous les étages sociaux et parmi nombre de ses espaces géographiques, alors que Barry visite ses souvenirs, comme lorsqu’il retrouve la famille de Layla ou un riche ami à Atlanta. À moins qu’il vive une belle nuit d’amour avec la jeune et noire Brooklyn, qu’il se trouve à interroger sa lointaine judéité, lors d’un chemin initiatique. Et rejoigne enfin le Texas et Layla, divorcée, avec un enfant qui est tout le contraire de son fils : surdoué, passionné de trains et de cartes qu’il dessine avec brio. Cependant le havre de tendre amour rêvé doit être lâché. La quête devient une fuite, qui s’achèvera devant la justice. Et malgré l’élection de Donald Trump[6] (évidemment évoquée d’une manière partisane), le happy end est peut-être au bout du retour, à moins d’un triste coup de théâtre. Notre anti-héros se réalisera-t-il en devenant écrivain racontant son odyssée, comme un double de son auteur, ou en étendant sa collection de montres au point qu’elle habite un « Montrarium » ? Qui sait si son fils Shiva deviendra son « Lake Success »…
Du point de vue narratif, un va et vient s’organise de scène et scène entre des bribes du passé récent et les péripéties du voyage inter-Etats. L’antithèse est frappante entre deux mondes et des classes sociales radicalement étrangères, bien que dans le même pays : « la dignité du prolétariat et des classes moyennes » est au bout de la découverte. Ce qui permet au lecteur d’éprouver une réelle empathie pour les personnages, au premier chef desquels, malgré sa fatuité et son éthique financière discutable, Barry, dont le prénom, à moins de deux lettres près, est si proche de son auteur. Autre va et vient, entre Barry et son épouse Seema, qui ne dédaigne pas l’écrivain guatémaltèque, quoiqu’elle soit enceinte d’un deuxième enfant. Même si cette tranche de vie est peut-être moins palpitante pour le lecteur, elle n’en fait pas moins partie du roman de mœurs et de l’emprise de la satire. Il n’empêche que lorsqu’il est question du « taux de HYPMS » des écoles maternelles, c’est-à-dire de leurs futurs étudiants à Harvard, Yale, Princeton… l’on se demande s’il faut en rire ou pleurer !
L’écriture de Gary Shteyngart ne manque ni de piquant, ni d’émotion. C’est devant une Vierge à l’enfant de Titien, à Venise, que Seema prend réellement conscience que son enfant ne l’avait jamais regardé dans les yeux. Une scène avec un écrivain, un « Tolstoï guatémaltèque », qui prend mentalement des notes sur son riche invité, peut se lire comme une mise en abyme dans laquelle notre auteur offre le reflet de sa démarche. De même pour les retours en arrière sur le « cours d’écriture créative » que suivait Barry en produisant une nouvelle qui lui tenait à cœur au point d’en pleurer. Même si le roman s’essouffle un peu à mi-parcours, c’est bientôt le roman de l’amour paternel qui se déploie, d’accidents en joies successives.
Le moins que l’on puisse dire est que Gary Shteyngart est un inventif romancier, qui, de surcroît, a la capacité pas si courante de se renouveler de livre en livre, malgré un manque de concision parfois dommageable qui n’émousse qu’à peine les vertus de la satire et de la tendresse. N'est-ce pas un grand talent pour un bon à rien que de taquiner les ressources autobiographiques, que de savoir nous faire pleurer et rire avec ses piètres et super histoires, d'enfance et de formation, de petite sexualité et de grand amour, flirtant avec les plus pauvres et la richesse la plus dorée... Et d’en récolter un lac de succès !
Thierry Guinhut
Les parties sur Super triste histoire d'amour et Mémoires d’un bon à rien
ont été publiées dans Le Matricule des Anges, mai 2012 et mai 2015
Charles-Théodore Perron : Portrait de Béhanzin, roi du Bénin, bronze, 1899.
Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Du péché de la couleur
à l’amour-propre de l’artiste :
John Edgar Wideman, Claudia Rankine,
Toni Morrison.
John Edgar Wideman : Mémoires d’Amérique,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Richard-Mas, Gallimard, 272 p, 21 €.
Claudia Rankine : Citizen. Ballade américaine,
raduit de l’anglais (Etats-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès, L’Olivier, 192 p, 21 €.
Toni Morrison : L’Origine des autres,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 96 p, 13 €.
Toni Morrison : La Source de l’amour-propre,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 432 p, 23 €.
Il n’y pas de péché originel, à moins qu’il s’agisse de la violence indue. Dont l’une des plus abjectes et ridicules s’attache à punir la couleur de la peau. En une vingtaine de nouvelles, John Edgar Wideman griffe de sang noir ses Mémoires d’Amérique, alors que ce sont essais et conférences que Toni Morrison choisit pour balayer les arguments du racisme, de L’Origine des autres à La Source de l’amour-propre. La combativité de ces deux écrivains trouve sa source dans un immense humanisme que nous partageons : en espérant que « l’obsession de la couleur » soit bientôt ramenée à ce qu’elle mérite : le mépris et l’oubli.
Hélas, le treizième amendement à la Constitution américaine, qui abolit l’esclavage en 1865, ne permit pas à lui seul d’assurer l’égalité et la liberté à tous ses citoyens. Ségrégation, exploitation mirent plus d’un siècle à s’effacer, si tant est qu’aujourd’hui cela soit réellement le cas. C’est pourquoi, en ses Mémoires d’Amérique, John Edgar Wideman use du dialogue philosophique, certes onirique, entre deux grandes figures historiques, John Brown, militant anti-esclavagiste, et Frederick Douglass, abolitionniste, dans son « JB & FD ». Ce dernier est un orateur « capable de mener son peuple, tous les peuples, hors des chaînes de l’esclavage », alors que « Brown pressent la victoire d’esclaves de couleurs armés de bâtons et de pierres face aux canons ». De plus Douglass (dont le profil orne la couverture française) n’hésite pas à « proclamer le droit que Dieu accorde à chaque femme, tout comme lui, de jouir de tous les Droits de l’Homme », mais avant de s’abattre, mort.
Plus discret est le dialogue entre un frère et une sœur, cependant chargé par la tragédie : pourquoi leur père a-t-il tué un homme ? « Un bon copain de mon père », témoigne le narrateur dans « Cartes et registres ». C’est ainsi qu’il « examine [son] empire. La cartographie. Couche son passé dans des registres ». Culpabilité, convulsions sociales, « hurlement » et « encore des larmes »…
Tout est prétexte à « matière noire », que ce soient les conversations de bric et de broc, « la forme du monde », la femme enceinte, le suicide du haut d’un pont et, de toute évidence, une liste inévitable : « Mes morts ». Les méditations sur le mode du monologue intérieur quittent le terrain polémique du racisme, non sans alimenter une mémoire à la fois personnelle et américaine. Les souvenirs remontent, comme des élégies adressées à Madame Cosa, « prof de CM2 », avec « ses lunettes œil-de-chat », alors qu’il s’agit maintenant pour l’écrivain de savoir « enseigner l’écriture ». Comme pour réussir un « Collage », censé sauver la vie du peintre Jean-Michel Basquiat.
À l’instar de nombre de ses romans, en particulier L’Incendie de Philadelphie, ou Le Rocking-chair qui bat la mesure[1], John Edgar Wideman (né en 1941 à Washington) use d’une écriture intense, jazzée, au service de la fibre engagée. Toutefois ces Mémoires d’Amérique sont-elles, comme l’annonce la couverture, réellement des nouvelles ? Ou plutôt le fil d’une vingtaine d’essais, de proses poétiques, de pages de journaux intimes, tous bouleversants, destinés, selon l’ultime phrase désabusée de ce recueil, à « racheter le péché de la couleur ».
Si John Edgar Wideman frôle le poème en prose, Claudia Rankine (née en 1963 à La Jamaïque) en joue avec autant de vigueur que de liberté. Son livre est un objet météorique : illustré de photographies couleur, tagué de phrases rageuses et lyriques, il s’est étonnamment vendu à plus de 200 000 exemplaires aux Etats-Unis. Parce que voici une méthode inattendue, originale, de dénoncer la pléthore d’agressions racistes. Citizen est une Ballade au sens poétique du terme, comme celle « des pendus » de François Villon, et une balade au sens ironique du terme dans les rues américaines où être une personne de couleur expose au risque d’être victime de violences, verbales, policières, physiques. Quand « le moment pue », le livre agglutine reportages (sur Serena Williams et le monde du tennis), récits, coupures de presse et d’écrans, choses vues et entendues, impressions intimes, au service du malaise inhumain et du pamphlet politique : « tu te souviens qu’un ami t’a dit un jour qu’il existe un terme médical - le John Henryisme - pour désigner les personnes sujettes au stress dû aux agressions racistes ». Souvenirs de lynchages, passages à tabac, remarques biaisées, « la pire blessure est de sentir que tu ne t’appartiens pas ». Même si l’intensité de l’objet littéraire reste à démontrer, au-delà de la vague d’indignation qui porte une telle cause, saluons cette technique du collage, vocal et visuel qui lui donne une saveur roborative. Comme quoi, dans la tradition du Français Agrippa d’Aubigné et du Russe Joseph Brodsky, la poésie engagée a de beaux jours devant elle, là où « les mots agissent comme une libération ».
Judicieusement, Toni Morrison propose d’éliminer le mot « racisme » du vocabulaire, tant les races humaines n’existent pas (quoiqu’un Gobineau ou un Nietzsche entendent les races au sens des cultures), pour y substituer le « colorisme ». Parce qu’au-delà de ces romans, comme Beloved ou Délivrances, elle sait être une essayiste persuasive et rigoureuse. L’Origine des autres réunit six conférences, prononcées à l’Université d’Harvard, en 2016, à une époque où la brutalité policière ne manquait guère de toucher avec trop de gourmandise la population noire. Aux Etats-Unis en effet règne encore trop ce que la préfacière, plus militante que nuancée, Ta-Nehisi Coates, appelle « la politique identitaire du racisme ». Nous lui objecterons que malgré « la nature indélébile du racisme blanc », il en est de même du côté noir.
Ce que confirme un souvenir d’enfance de Toni Morrison, dont l’arrière-grand-mère, considérée comme « le chef, sage, incontestable et majestueux de la famille », prononça, en voyant ses petites filles, ces mots terribles : « Ces petites ont été trafiquées ». Ce qui bien plus tard amène la romancière à comprendre : « Mon arrière-grand-mère étant noire comme du goudron, ma mère savait précisément ce qu’elle voulait dire : nous ses enfants, et par conséquent notre famille immédiate, nous étions souillées, non pures ». L’anecdote est capitale.
Il est logique de dénoncer les thèses eugénistes, par exemple celles du Docteur Cartwright, en 1851 : « Le sang noir distribué au cerveau enchaîne l’esprit à l’ignorance, à la superstition et à la barbarie ». Eût-on cru une telle crétinerie possible ? Mais aussi de dénoncer un autre versant de l’argumentaire, qui consiste à « embellir l’esclavage », tel qu’il fut décrit dans un lénifiant roman d’Harriet Bercher Stowe, La Case de l’oncle Tom, paru en 1852 à Boston, et affligé de bien des stéréotypes, tels que la nature servile des nègres. Sauf qu’ici Toni Morrison est fort injuste, oubliant combien ce roman à succès attira la pitié des lecteurs blancs et contribua de beaucoup à l’éclosion de la cause abolitionnisme, à la défense des esclaves fugitifs et à la guerre de Sécession.
Cependant « l’origine des autres » est très vite un ressenti injustement discriminant qui vise à nier à autrui son statut de personne ». Les écrivains les plus honorés ne sont pas forcément indemnes de clichés à cet égard, tels Hemingway peu amène envers l’individualité des gens de couleur en son roman viriloïde En avoir ou pas et Faulkner hanté par « l’inceste et le métissage », dans Absalon, Absalon ! C’est « l’horreur d’une unique goutte mystique de sang noir » qui assied la « supériorité blanche innée ». Voire conduit au lynchage, jusqu’au cœur du XX° siècle, ce dont notre conférencière donne une liste non exhaustive, parmi les Etats du Sud, dans ses « Configurations de la noirceur ». Souvenons-nous également que le Code pénal de 1847 interdisait à quiconque de réunir « des esclaves ou des nègres libres dans le but de leur apprendre à lire ou à écrire », que celui de Birmingham de 1944 ordonnait la ségrégation en refusant les jeux de cartes, de domino, de dames, s’ils étaient mixtes…
À la lecture de ces conférences résolument engagées, dans lesquelles les références aux romans de l’auteure sont récurrentes, de façon à expliquer et justifier son travail, à mi-chemin de l’Histoire et des histoires humaines où la couleur ne peut s’effacer, l’on balancera entre l’admiration envers un combat nécessaire, stimulant, humaniste enfin, et un soupçon d’agacement à l’occasion d’une systématisation parfois trop sensible : celle d’une conscience qui risquerait, en traquant avec vigueur les traces du pouvoir blanc, de laisser les coudées franches à un pouvoir noir, quoique cela ne soit probablement pas ce que Toni Morrison, née en 1931 et décédée en 2019, aurait voulu. N’a-t-elle pas imaginé dans Paradis[2] une dystopie de la pureté noire ?
Il n’est pas difficile d’imaginer que Toni Morrison plaide pour résister « aux pressions qui peuvent nous faire nous raccrocher frénétiquement à notre propre culture, à notre propre langue, tout en rejetant celles d’autrui […] et résister à mort au caractère universel de l’humanité ». Elle aurait notre pleine et entière approbation s’il n’était pas nécessaire, au nom de cette dimension universelle, de résister à une culture religieuse qui fait profession de rejeter et d’éradiquer toutes celles qui ne sont pas la sienne. Rappelons le paradoxe de la tolérance selon Karl Popper : « Si nous étendons la tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas disposés à défendre une société tolérante contre l'impact de l'intolérant, alors le tolérant sera détruit, et la tolérance avec lui[3]».
Plus divers et plus copieux est La Source de l’amour-propre, puisqu’il agglutine une quarantaine d’« essais choisis, discours et méditations », venus de plusieurs décennies, entre 1976 et 2011, quoiqu’ils ne soient pas classés par ordre chronologique. Mais en trois grandes parties, qui se veulent ascendantes : « La patrie de l’étranger », où elle montre la parenté du racisme et du fascisme, puis « Black Matter(s) où rôde « la construction de la noirceur et de la servitude », enfin « Le langage de Dieu », où s’invite « une foi stimulante » dans le paradis, qu’il soit religieux ou littéraire, chez Dante et Milton, autant que dans le roman de notre auteure intitulé Paradis, contant l’assassinat d’une communauté de femmes par des hommes noirs au point de suspecter toute peau trop claire. Chacun de ces textes s’adressait à des publics précis : étudiants diplômés, comités d' Amnesty International, associations de journalistes, visiteurs du Louvre ou de l'America's Black Holocaust Museum de Milwaukee… Ce qui n’empêche en rien qu’ils parlent à l’oreille de tout lecteur un tant soit peu sensible aux humanités politiques. Même si la dimension circonstancielle de certains textes ne contribue pas à leur force, ce dont témoigne une page sur « Les morts du 11 septembre ».
Evidemment l’apport culturel des Afro-Américains, les tiraillements sociaux et raciaux sont abordés ; mais sans empêcher que la dynamique de l’imagination littéraire, que le pouvoir de l’artiste irrigue en ces pages nos sociétés. Car la nécessité de l’artiste est dès l’abord affirmée haut et clair : « La répression historique des écrivains est le tout premier signe avant-coureur de la privation régulière d’autres droits et libertés qui s’ensuivra ». Outre l’interdiction, l’incarcération et la mort, il faut craindre la « peur paralysante […] l’effacement d’autres voix, des romans non-écrits, des poèmes chuchotés […] des questions d’essayistes bravant l’autorité et qui ne seraient jamais posées ». Qu’il s’agisse de censure, d’autodafé[4] ou de doxa morale[5], l’œuvre ne s’écrit que pour ne pas être éditée, ni lue, voire ne s’ose même plus s’écrire. Saluons alors en Toni Morrison une défenderesse de la liberté d’expression.
En une sorte de melting-pot intellectuel, l’on croise l’élan du jazz, la littérature afro-américaine, si tant est que l’on puisse en faire une catégorie séparée, la condition des femmes noires, radiographiée dans « Femmes, race et mémoire ». Mais un fil d’or relie secrètement toutes ces raisonnements : l’art, d’être et d’écrire. Car c’est au service de l’émotion qu’elle écrit, celle qui réprouve au premier chef les injustices. Par exemple lorsque sa lecture de « Cendrillon » lui permet de réprouver la contre-éducation que reçoivent ses demi-sœurs, entraînées par leur mère à mépriser et opprimer la jeune fille. La chaîne de la tyrannie domestique et politique pourrait-elle se briser ? Ou lorsqu’il faut se demander quelle est la légitimité de « l’amour-propre d’une esclave », celle de Beloved qui tue ses propres enfants pour leur épargner l’abomination de l’esclavage ». Il n’en reste pas moins qu’au-delà de l’émotion, de la persuasion donc, il s’agit de parvenir à la juste conviction : « Nous passons des données aux informations, puis aux connaissances, puis à la sagesse. Séparer les unes des autres, savoir distinguer entre elles et parmi elles, c’est-à-dire connaître les limites et le danger de l’exercice des unes sans les autres tout en respectant chaque catégorie d’intelligence, voilà ce dont il est généralement question dans une éducation sérieuse ». Soit une éducation libérale[6].
Certes l’afflux de concepts pas toujours limpides pénalise un peu ce recueil. Ainsi l’on abuse de « mondialisme », « suprématisme », « africanisme », somme toute une revendication identitaire passablement creuse et vaniteuse. Peut-être est-ce dû, sinon à la traductrice, à la nature circonstancielle de nombre de ces textes, qui, bien que réunis du vivant de l’écrivaine, ne font pas un essai réellement construit. Être une propagandiste dans le meilleur sens du terme ne fait pas une philosophe. Parler de « la civilisation noire qui fonctionne à l’intérieur de la blanche », ne rend pas service à la cause de l’antiracisme, qui devient d’ailleurs un racisme inversé, d’autant que les notions sont aussi pâteuses que ridicules, fermant la pensée à toute analyse digne de ce nom, les choses étant bien plus complexes, et certainement pas réductibles à de telles clôtures.
Toutefois il y a bien à revoir dans les catégorisations venues du monde blanc : « À une ou deux exceptions près, l’Afrique littéraire était un terrain de jeux inépuisable pour touristes et étrangers. Dans les œuvres de Joseph Conrad, de Karen Blixen, de Saul Bellow et d’Ernest Hemingway, qu’ils aient été imprégnés d’idées occidentales classiques d’une Afrique plongée dans l’ignorance ou qu’ils les aient combattues, les protagonistes trouvaient le continent aussi vide que le plateau pour la quête : un récipient attendant toutes les petites pièces de cuivre ou d’argent que l’imagination était contente d’y déposer ». Cependant s’intéresser aux écrivains noir-américains, par exemple James Baldwin, auquel elle consacre un « éloge funèbre », ne signifie pas qu’il faille les lire selon le seul colorisme. Dans la bibliothèque, ils ne revendiquent pas leur dos noirs opposés aux dos blancs. Si l’on veut bien « permettre au corps noir de participer au corps culturel dominant sans lui faire d’ombre », s’il s’agit de prendre en compte « la présence afroaméricaine dans la littérature américaine », sans « massacre, ni réification » sans se limiter à un universel occidental, il reste à souhaiter de pouvoir lire, hors des livres engagés sur ces questions colorées et encore nécessaires, sans pouvoir se voir jeter à la tête la couleur de l’auteur, sans pouvoir même la deviner. Aussi faut-il apprécier à sa juste valeur une telle profession de foi : Je voulais sculpter un monde à la fois spécifique à une culture et « sans race » », écrit l’auteure de L’Oeil le plus bleu.
En ce sens, L’Origine des autres est peut-être plus rigoureux, à moins de revenir à son Discours de Stockholm[7], lorsqu’elle fut en 1993 récipiendaire du Prix Nobel de littérature. Là elle louait le pouvoir du conte, blâmait « le langage sexiste, le langage raciste, le langage théiste » (quoique sur ce dernier point c’est oublier la dimension philosophique et charitable de certaines religions, en particulier le Judaïsme et le Christianisme). Là elle affirmait avec une fine pertinence : « nous faisons le langage, c’est peut-être la mesure de nos vies ». Ce qu’il est permis de compléter en revenant à une page de La Source de l’amour-propre : « Je suis écrivain et ma foi dans le monde de l’art est intense, mais non irrationnelle et naïve. L’art nous invite à faire un voyage au-delà du prix, au-delà des coûts, pour témoigner du monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être. L’art nous invite à reconnaître la beauté et à la faire naître des circonstances les plus tragiques ».
L’une des grandes forces de l’essayiste est d’en appeler à la responsabilité individuelle : « Ce ne sont pas vos parents qui vous ont rêvés : c'est vous. Je ne fais que vous inciter à poursuivre le rêve que vous avez commencé. Car rêver n'est pas irresponsable : c'est une activité humaine de premier ordre. Ce n'est pas du divertissement : c'est du travail ». Rêver avec la plume de la conscience, avec la langue de l’oratrice, dont les mots ont indubitablement une réalité politique que l’on espère agissante. Le pouvoir sur un monde apaisé est au bout du langage.
Alors que John Edgar Wideman use de l’écriture pour bâtir et questionner les stratifications de la mémoire, en un sens personnel, intime, qui cependant dévoile le creuset historique et tragique des Etats-Unis d’Amérique, c’est sans emphase ni cuistrerie que Toni Morrison, dont l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation fait la chair de ses romans, emprunte la posture morale du sage. Ecrire est une responsabilité, qu’elle n’assume pas à la légère. Il s’agit pour elle de vaincre les démons du racisme, plus précisément, redisons-le, du colorisme, et d’une ignorance noire, qui n’a pas la couleur noble de la peau. La connaissance du monde et l’amour des autres sont pour elle des destinations éthiques, dans la tradition des Lumières. Sauf si l’on fait de celle que Barack Obama qualifia de « trésor national » une icône au point que les Universités l’enseignent à toutes les sauces, (« on vous enseigne dans vingt-trois cours distincts de ce campus »), en une sorte de lecture politique obligée, ce qui ferait paradoxalement d’une ouverture culturelle une source de fermeture culturelle à tant d’autres champs d’investigation. Soit, encore une fois, la nécessité d’une éducation libérale.
C’est en marchant dans la nature sauvage, giflée de neige ou caressée par l’odeur des feuillus, que l’on comprend sa dimension anthropologique : nous sommes des créatures issues de la boue primordiale, au même titre que l’ours et l’oiseau, des hominidés destinés à survivre, vivre et mourir. Mais aussi délicieusement condamnés à la connaissance de cette nature. Rien ne vaut alors se fier à des guides, aussi scientifiques que poètes. Au XIX° siècle, John Muir est le premier Américain à vouloir sanctuariser de vastes et exceptionnels espaces naturels, il reste pour la postérité l’inlassable découvreur des Montagnes Rocheuses. Ce pionnier de ce que l’on appelle outre-Atlantique le « nature writing » appelle une pionnière venue du XX° siècle, Ecossaise cette fois, qui vibre pour nous dans La Montagne vivante. Aujourd’hui, le naturaliste Bernd Heinrich nous montre comment plantes et animaux savent Survivre en hiver et vivre En été, tandis que notre amour inquiet d’une nature à préserver gagne heureusement en légitimité. Nombreux sont aujourd'hui les écrivains américains à s'inscrire dans un rapport rude et privilégié avec la nature sauvage, tel Rick Bass...
Bien moins connu que Thoreau[1], voire qu’Emerson[2], dont il fut le guide lors d’une découverte du massif du Yosemite, John Muir mérite pourtant plus que notre amitié. Né Ecossais en 1838, mort Américain en 1914, c’est un fils de pionnier installé dans le Wisconsin. Son talent pour le bricolage inventif se manifeste dès l’enfance, autant que le goût pour la lecture ; ses études scientifiques et ses boulots divers ne l’empêchent pas de « s’échapper dans la nature fleurie » afin d’herboriser dans les Montagnes Rocheuses, alors peu explorées. Il se fait bientôt une plume : son premier article, sur les glaciers du Yosemite, est publié en 1871 dans le New York Tribune. Etudiant avec circonspection et amitié chaque plante, chaque écureuil, il partait randonner avec trois fois rien, sans même un manteau, sauf du pain et du thé, dormant dehors, y compris sur des sommets dépassant les trois mille mètres, poussant jusqu’en Alaska pour y découvrir des glaciers inconnus et monstrueux. Ses écrits, du moins un choix fort représentatif parmi ses livres, conjuguant le talent du reporter naturaliste et l’enthousiasme du conférencier, avec la fluidité évocatrice du poème en prose, sont pour nous réunis dans Célébrations de la nature. C’est grâce à ces articles, en particulier dans la revue Century, que le Congrès crée le premier Parc National au monde en 1890, soit celui du Yosemite, en Californie, qu’il fait découvrir au Président Theodore Roosevelt en personne. Plus modestement, il devient bientôt le Président du « Sierra Club », défendant ardemment la cause des forêts et des espaces sauvages. Toute cette activité américaine ne l’empêcha pas de voyager en Europe, de remonter l’Amazone en voilier…
Marcheur impénitent et écrivain, John Muir alterne les textes à connotation scientifique (sur la « Laine sauvage »), faunistique (sur le turbulent écureuil de Douglas) et les récits d’explorations entre canyons et sommets, y compris hivernales. Nous sommes du côté de « Cathedral Peak », dans le Yosemite, dormant sur le sable de mica, entre les rocs et près d’un feu, admirant la lumière de la lune sur les parois, ce qu’il faudrait accompagner des photographies grandioses en noir et blanc d’Ansel Adams[3]. La « nuit périlleuse au sommet du mont Shasta » est une narration d’une beauté poétique inouïe, entre la poudreuse illuminée et le « continent de nuages […] plaine violette et montagnes argentées de cumulus », avant qu’une tempête de neige soit pour lui une « chance », car il s’est aménagé une cache douillette sous un bloc de lave rouge. La tempête suivante le saisit sur une crête entre bourrasques glacées et sol volcanique brûlant !
La montagne est un terrain d’aventures, mais aussi de peintures verbales, car John Muir est un coloriste exceptionnel, usant de toute les palettes du vocabulaire pour décrire les changements d’atmosphères des paysages montagnards, quelque soit le temps, qu’il s’agisse du Grand Lac Salé, des séquoias de Californie ou du « gouffre de couleurs » du Grand Canyon nanti d’une profuse « collection de livres de pierre ». Au point qu’il contemple « ce somptueux tableau en élevant les bras afin de l’enfermer comme dans un cadre ».
Même si certains textes, plutôt destinés à une promotion touristique, sont d’un intérêt plus modeste, comme « Le parc national de Yellowstone », l’intérêt ne faiblit guère en cette lecture encyclopédique. Quoique l’écrivain ne soit pas religieux, sa capacité à l’admiration passionnée change la nature en une cathédrale universelle.
Outre l’étonnement devant la complexité et la beauté de la faune, de la flore et de la géologie sauvages, il y a chez John Muir un tropisme polémique, dénonçant « l’idée barbare selon laquelle les ouvrages de la nature ont quelque chose d’essentiellement grossier ». Il s’emporte avec raison contre le dogme « qui considère que le monde a été fabriqué spécialement à l’usage de l’homme » et préfère laisser la nature vivre sa vie plutôt que l’exploiter inconsidérément.
John Muir étant né en Ecosse, pensons à Nan Sheperd qui en parcourut les montagnes avec une belle obstination, mais au cours du XX° siècle, puisqu’elle vécut de 1893 à 1981. Pourtant grande voyageuse, de la Norvège à l’Afrique du Sud, en passant par la Norvège, elle préférait inlassablement revenir arpenter la région montueuse de Cairngorm, au plus rude de l’Ecosse, ce, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente… Ce n’est qu’une contrée de collines basses granitiques et de falaises ruinées, qui ne dépasse guère 1200 mètres d’altitude, cependant les influences arctiques sont telles qu’un blizzard têtu y glace plus que les oreilles.
Ecrite dans les années 1940, cette Montagne vivante est faite de douze chapitres, chroniques à la lisière du récit, de l’essai et du poème en prose. Il ne s’agit pas d’un palmarès de courses et d’ascensions, encore moins d’exploits d’alpinistes en mal de vanité, mais de traversées attentives, d’explorations aussi vastes qu’intimes, le but n’étant pas le seul sommet aussitôt quitté, mais le recherche des « recoins » et leur « distillation de beauté ». Là règnent en maître la connaissance de l’espace et la sensibilité profonde à l’égard de la nature, alors que les cinq sens sont affutés, y compris avec le concours de nuits à la belle étoile. Sans oublier les habitants de ces contrées, rudes à la tâche et accueillants, qui « constituent l’ossature de la montagne ».
Le regard de Nan Shepherd à la précision de l’entomologiste et la plus vaste amplitude cosmologique : « Depuis les brins de bruyère tout proches jusqu’au plus lointain pli de la terre, chaque détail se dresse dans sa propre validité ». Par la grâce de son écriture persuasive, aussi sensuelle et rugueuse que la nature traversée, elle nous propose des expériences initiatiques, comme cette ascension dans le blanc du nuage, soudain doublé par celui de la neige : « un blanc de non-vie ». Pourtant « ce n’était pas un monde vide. Car partout dans la neige, les oiseaux et les animaux avaient laissé leurs traces ». En ces moments la « déferlante écumante » du brouillard est à la fois une menace, tant pour les marcheurs que pour les avions qui ont laissé leurs carcasses dans les parois, et une esthétique[4].
Hélas, lorsqu’arrivent les forestiers pour abattre du bois, elle « tremble particulièrement pour la mésange huppée, dont la rareté fait la fierté de ces bois ». Or les écorces des pins sont « épaisses comme des livres ». Toute une sensibilité avec la nature est service par une langue que le traducteur a su, nous le devinons, retranscrire…
Elle grimpe des couloirs escarpés, elle descend dans les lochs inondés, parfois au risque de sa vie : ce dont témoignent ceux que l’on a retrouvés brisés par une chute ou gelés par le blizzard, ceux qui « ont sous-estimé la puissance de la montagne ». Ses qualités physiques d’endurance s’associent avec une capacité hors du commun à faire de la description un art : les milles formes qu’emprunte la glace, les couleurs des crépuscules, du bleu-ardoise au mauve, ou celle du mois d’octobre parmi les jaunes bouleaux et les sorbiers des oiseleurs aux baies rouges. Marchant, il lui faut devenir un peu zoologue auprès des cerfs élaphes et des aigles royaux, un peu botaniste auprès de la flore alpine, pour observer sur les hauteurs « la ténacité de la vie ». Son matérialisme paysager et biologiste se suffisant à lui-même, alors que « le corps pense », elle n’a pas besoin de transcendance, sinon de l’éthique du marcheur[5] : « les sens accordés, on marche avec la chair transparente ».
Dans un genre différent, l’on serait bien curieux de lire les trois romans modernistes que Nan Shepherd publia autour de 1930 : The Quarry Wood, The Weatherhouse et A Pass in the Grampions Ou les poèmes de In the Gairngorms. Mais, tel que dans cette Montagne vivante, son régionalisme atteint à l’universel. Son lyrisme scientifique et maraudeur n’est jamais grandiloquent et son sens du voyage à pied s’inscrit dans ce que l’on appelle outre-Atlantique le « Nature Whriting ». Ce recueil fut d’ailleurs publié, en 1977, lorsque parurent les livres de Bruce Chatwin, En Patagonie[6], et En Alaska de John McPhee[7], suivis par l’éblouissant et himalayen Léopard des neiges de Peter Matthiessen[8], puis les œuvres d’Annie Dillard[9].
Comment un minuscule roitelet, à peine plus gros qu’une pièce de monnaie, peut-il Survivre à l’hiver, à la neige, aux blizzards qui laminent le nord du continent américain pendant de longs mois ? Car « au cours de l’hiver, la cristallisation de l’eau détermine en fin de compte le destin de toute chose ». Sous-titré « L’ingéniosité animale », l’essai, originellement publié en 2003, a été longuement tissé par un professeur de l’Université du Vermont, Bernd Heinrich.
Même si, avec leur « forme hexagonale », les cristaux de neige sont « une métaphore de la beauté de la terre », ils sont avec la glace les ennemis implacables de la chaleur de la vie. Pour survivre, les écureuils entrent en hibernation près de leur cache où ils entreposent des « cônes à graines » ; la tortue peinte tombe en léthargie sous la couche glacée, « où toute respiration, tout mouvement, et vraisemblablement presque toute activité cardiaque ont cessé. Au printemps, elle remonte, se réchauffe, respire un peu d’air et reprend sa vie là où elle s’était arrêtée ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, certaines grenouilles gèlent, du moins la moitié de l’eau de leur corps, mais pour cligner des yeux et s’agiter au retour de la douceur ! Et pour revenir au roitelet, c’est en gonflant ses plumes qu’il parvient à se protéger. Le monarque, un papillon, émigre, d’hiver en été, du Canada vers les montagnes du Mexique…
L’essai scrupuleux est également autobiographique, dans la mesure où Bernd Heinrich raconte ses promenades, ses explorations, de l’Etat de New-York au Minnesota, ses prélèvements et expériences, mais aussi ses étonnements communicatifs. Documentaire pointu, et cependant servi par une prose attentive et sensuelle, tel apparait Survivre à l’hiver. Nanti de fines illustrations crayonnées, de la main de l’auteur lui-même, de notes et d’une bibliographie, toutes scrupuleuses, l’ouvrage ravira autant le scientifique que le promeneur hivernal, sans oublier le poète.
Après avoir survécu aux frimas, vient « une saison d’abondance », selon le sous-titre de Bernd Heinrich. Plantes et animaux accueillent avec ardeur leur saison favorite, là où il est urgent de vivre et de fleurir, et surtout de « se reproduire à tout prix » et de grandir En été. C’est l’équinoxe de printemps, vers le 20 mars, qui, entraînant plus de soleil que de nuit, sonne la grande marche de l’été. Nous sommes dans le Maine, au nord-est des Etats-Unis, où l’on voit arriver les « oiseaux précoces ». Bientôt l’on entend le « tchiiip enthousiaste » des passereaux « phébis ». Auquel répond le « chœur des grenouilles ».
Saviez-vous que les papillons « Cecropia », émergeant de leur chrysalide, « injectent du sang » à leurs ailes pour tenter un accouplement de quinze heures et pondre aussitôt des « paquets d’œufs » ? Que dans une carcasse de dindon pullulent les coléoptères : « des nécrophores aux élytres oranges et noirs »… Tout est spectacle à qui sait comme Bernd Heinrich regarder, comme le « colibris à gorge rubis », qui est le seul de son espèce en cette région, les mésanges qui se nourrissent de chenilles, les mousses et lichens qui revivent à la moindre pluie, la « sarabande » des mouches, les « guerres de fourmis ».
Cette fois en un cahier couleurs pullulent crocus et capricornes, chenilles et papillons pour ajouter à notre plaisir, quoiqu’il soit à son comble en picorant ses anecdotes botanistes et sa « psychologie animalière », publiées en 2009 aux Etats-Unis, et, on le suppose, dans plein de l’été. Aux connaissances pointues du naturaliste, Bernd Heinrich ajoute un sens de la narration et de l’anecdote, parmi lesquels la rigueur scientifique n’exclut en rien la poésie. Son diptyque, qui rejoint la belle collection « Biophilia[10] » des éditions José Corti, est en mesure de lui permettre de voisiner avec la réputation de Thoreau et de l’entomologiste français Jacques-Henri Fabre[11].
En son recueil de récits intitulé L’Ermite, l’écriture de Rick Bass est d’une qualité profondément poétique. Tel ce couple de chasseurs dans le froid qui va cheminer avec les chiens sous la couche de glace d’un lac asséché. A cette nuit sous le gel de la nouvelle titre, répondent les nuits de feu pour deux époux dans « Le Pompier ». Chaque fois, un voyage étrange permet une découverte éblouie de la nature, une confrontation avec les éléments consolide une rencontre cruciale avec soi et avec autrui.
L’on peut lire également ces textes comme des histoires d’amour. Dans les boyaux d’une mine désaffectée, Russel et Sissy découvrent leurs identités profondes, puis s’aiment, pour signifier une incontournable union avec les entrailles et le sens de la terre. Plus prosaïques, parfois plus faibles (« Les Prisonniers »), d’autres nouvelles montrent la « distance » géographique et temporelle comme une métaphore de l’éloignement entre les êtres… Elles sont cependant toujours une vision privilégié du réel, comme lorsque Jim subit de multiples opérations des yeux dans « La Fête du Président ».
Ancien géologue et spécialiste des champs pétrolifères, Rick Bass est un écrivain des sols, de la nature, des montagnes du Montana aux Appalaches, guettant « les cerfs » autant que les sentiments humains à travers ce continent américain dont la visite émue à la maison de Jefferson - rédacteur de la Déclaration d’Indépendance - est le point nodal.
Par-delà l’amplitude temporelle de cette belle poignée de livres, qui court sur plus d’un siècle, et au-delà de la dimension scientifique et poétique, de l’émerveillement devant la beauté, la destination politique est implicite, sinon explicite dans le cas de John Muir qui œuvra pour la création de Parcs nationaux. Sans que nous voulions choir dans un niais écologisme[12], ce sont en quelque sorte des auteurs engagés en faveur de la nécessaire protection de zones naturelles dédiées à la biodiversité et à la sauvagerie intouchée, sinon par les pas discrets des marcheurs…
Monte Ritte, Cibiana di Cadore, Veneto. Photo : T. Guinhut.
Les errances enfantines américaines
de Valeria Luiselli et Rebecca Makkai :
Archives des enfants perdus, Chapardeuse.
Valeria Luiselli : L’Histoire de mes dents, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Nicolas Richard, L’Olivier, 2017, 192 p, 19,50 € ; Points, 6,50 €.
Valeria Luiselli : Archives des enfants perdus,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, L’Olivier, 2019, 480 p, 24 €.
Rebecca Makkai : Chapardeuse,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Samuel Todd,
Gallimard, 2012, 384 p, 21 €.
Le voyage motorisé parmi les routes américaines - ou road-trip si l’on préfère l’anglicisme - est depuis Jack Kerouac une constante de la littérature et du cinéma, entre Nouvelle-Angleterre et Californie. Les romanciers sont sur les dents en s’interrogeant : comment le renouveler ? Eh bien, répond Valeria Luiselli, en y adjoignant la bande-son, comme pour se faire son cinéma auditif, et en recherchant les enfants perdus de ces migrations qui ont fondé le pays aux cinquante Etats, y compris parmi des chemins et sentiers des Montagnes Rocheuses. À moins, comme Rebecca Makkai, de promener un gamin qui est le symbole de la liberté constitutionnelle menacée au plus profond de l’Amérique.
À cheval donné, on ne regarde pas les dents, dit l’adage. Mais aux dents vendues par le loufoque commissaire-priseur Gustavo Sanchez imaginé par Valeria Luiselli, on ne vérifie guère l’authenticité. De tels outils, fort irréguliers, notre personnage a vidé sa mâchoire pour les remplacer par celles de Marylin Monroe, plus flatteuses, achetées lors d’une vente aux enchères. On imagine que ces dernières sont évidemment des faux. Mieux encore, Gustavo entreprend de faire passer les ornements dégingandés de sa bouche hâbleuse pour des « lots hyperboliques », des « reliques métonymiques », qu’il vante en citant la Bible (« œil pour œil, dent pour dent »), « Miguel Sanchez Foucault » et Quintilien ! Ces « fenêtres de l’âme » sont celles de Platon, Saint-Augustin, Pétrarque, Virginia Woolf (qui est le lot le plus disputé), Borges, Vila-Matas, etc. En dépit du réjouissant exercice d’ironie, voilà qui reste néanmoins un hommage à la culture européenne.
Atteindrons-nous les tréfonds de la dérision, lorsque son fils, nommé Siddhartha, se portera acquéreur des témoins de sa généalogie ? Non, car les « lots allégoriques » suivants, dont une « montagne de merde », parodient la boite de « Merdre d’artiste » de Piero Manzoni, voire le marché de l’art contemporain en son entier[1].
Un tel roman, sobrement, mais avec mordant, intitulé L’Histoire de mes Dents, n’est pas à prendre trop au sérieux. Mieux vaut en rire. Et surtout en déceler la part de satire, stigmatisant le monde des arnaqueurs, des faussaires et la crédulité la plus débridée. Valeria Luiselli, née mexicaine en 1983, a réussi à imprimer un ton sans cesse enlevé à ce récit granguignolesque, intégrant au final neuf photographies testamentaires, puis une chronologie officielle du vendeur le plus incroyable, quoique plus fin et plus psychologue du désir humain, du péché capital de l’Envie, qu’il n’y paraît. Ne s’agirait-il pas d’une sorte d’apostille à La Guerre du faux d’Umberto Eco[2]!
Résolument touche à tout, Valeria Luiselli a quitté le burlesque et la satire développée dans L’Histoire de mes dents avec son personnage de faussaire prodige, mais pas tout à fait le domaine de l’art. Cette fois elle cultive l’« archéologie linguistique » et les « gravats sonores » : le projet de la romancière américaine et newyorkaise quelque chose de scientifique en même temps que poétique. Car « le fait d’enregistrer des sons donnait accès à une strate plus profonde, toujours invisible de l’âme humaine ». Ainsi, avec leurs enfants, un couple, mari et femme, arpente les Etats-Unis afin de constituer une bibliothèque sonore du monde qui les entoure, à la fois sociologique et psychologique. De New York aux grandes plaines, jusqu’en Arizona, ils habitent leur voiture, en direction du sud-ouest, où une réserve indienne intrigue magnétiquement le père, abritant « les derniers Apaches Chiricahuas » : « les Guerriers Aigles étaient un groupe d’enfants apaches, tous guerriers, dont le chef était un garçon plus âgé ». Ainsi une famille entière poursuit une vaste quête mémorielle parmi les espaces américains.
Au cours du voyage, les narrateurs alternent, entre les adultes et les enfants (quoique l’on puisse se demander si l’on confie de manière crédible une telle voix à un gosse de dix ans). Les voici confrontés à une grave fracture qui les « a brisés en mille morceaux » : en effet la condition des enfants d’immigrés sud-américains est l’objet d’étude de la mère. Ces derniers apparaissent au détour d’une route désertique, voire sur le toit d’un train, « à l’intérieur d’un wagon abandonné », errants pathétiques, ou sont toujours disparus, comme ces deux fillettes mexicaines séparées de leur mère. Ou encore ces sept enfants dont l’histoire est ici emboitée. La romancière tisse une interrogation récurrente sur les destinées des jeunes générations, privilégiées ou sacrifiés par les conditions économiques, les décisions étatiques, la délinquance des ainés, par le vent de l’Histoire…
Peu à peu, alors que le voyage avance, que le temps passe, entre anecdotes, choses vues et longues plages méditatives, entre constat documentaire, analyse ethnographique et fiction réaliste, les enfants grandissent, leurs visions du monde sont en expansion, non sans soulever la question de la transmission. Car, un jour, eux aussi ont disparu dans les montagnes des Rocheuses, partis à la recherche d’une « croisade des enfants », pour écrire un chapitre nouveau sur ceux que leur invisibilité protège et menace à la fois, et qui sont mis à nu dans leur condition humaine. Ce serait trop facile, voire erroné, de la part de la romancière, que de nommer des responsables ; elle a la sagesse, la pudeur, de laisser le réquisitoire aux tribuns de la politique. Son projet esthétique, résistant à la lourdeur du roman à thèse et engagé, n’en reste pas moins empreint d’une réelle dimension psychologique et éthique. D’autant qu’il n’est pas loin d’un essai de 2017, Raconte-moi la fin[3], rapportant son expérience d’interprète dans les tribunaux américains de l’immigration, parmi les enfants fuyant la violence des gangs mexicains, essai à la fois judiciaire et politique, empreint d’une profonde humanité.
Même si le récit manque parfois de vivacité, avec des plages lentes, bien trop étirées et peu dramatiques, et si la nécessité d’ajouter de fades polaroïds en noir et blanc - pris par le garçon - en fin d’ouvrage n’est pas avérée, le roman de Valeria Luiselli, séduit, touche, aussi bien par son sens du phrasé, par ses fenêtres sur l’intimité que par ses vastes perspectives, par ses allusions à Jack Kerouac, Ezra Pound, Walter Benjamin, Emily Dickinson... Sa construction, passablement virtuose, enchaîne les narrations, du « Paysage sonore familial » au voyage en « Apacheria », en même temps qu’elle enchâsse tour à tour sept « boites », jusqu’à celles qui font partie des « Archives des enfants perdus » proprement dites, en une belle mise en abyme. La carte géographique des Etats-Unis est associée à celle mémorielle, aussi bien familiale qu’historique. Au moyen d’un regard d’entomologiste, la performance artistique rejoint les préoccupations sociétales les plus criantes.
Née à Mexico en 1983, Valeria Luiselli enseigne aujourd’hui la création littéraire dans la région de New-York. Parmi son œuvre déjà abondante, il faut compter Des êtres sans gravité[4] qui est peut-être un reflet de sa condition d’écrivain d’abord inexpérimenté : car une jeune Mexicaine, avec mari et enfants, écrit d’élégiaques nouvelles et roman sur les fantômes de sa libre jeunesse new-yorkaise, époque où elle fatiguait les bibliothèques à la recherche d’un artiste passionné de Duke Ellington, de Federico Garcia Lorca[5] et d’Emily Dickinson[6]…
C’est dans le cadre d’une réécriture assumée de Lolita de Nabokov que Rebecca Makkai imagine l’histoire d’un « chapardeuse » d’enfant. Si elle n’atteint pas la puissance de son inspirateur, elle trouve le la de son originalité à travers le road-trip d’une bibliothécaire. Dans une ville perdue du Midwest, Lucy, attentive à ses jeunes lecteurs, prend particulièrement soin du petit Ian, dix ans, esprit curieux, véritable bibliophage. Il est en butte avec sa mère chrétienne fondamentaliste, qui filtre ses lectures : « Voici une liste des contenus que j’aimerais qu’il évite. » Parmi laquelle : « Satanisme, Contenu pour adultes, La théorie de l’évolution, Harry Potter… » Ce qui parait à notre bibliothécaire contrevenir au premier amendement de la constitution américaine sur la liberté d’expression, même si « sa sélection de livres était clan-des-ti-ne ». Ainsi, lorsque son petit lecteur soupçonné d’homosexualité s’enfuit pour venir dormir dans la bibliothèque, non seulement elle le recueille, mais tentant de le ramener chez lui, elle se laisse complaisamment embarquer dans un jeu de piste de plusieurs jours, une aventure automobile parmi les motels, le conduisant auprès de la frontière canadienne, mais aussi jusque dans sa famille d’origine russe et dissidente… Alors qu’elle culpabilise, commet-elle un réel enlèvement, ou une œuvre de charité humaniste ? Certes, de ce voyage dans l’est des Etats-Unis, il eût pu surgir peu à peu un roman d’éducation permettant de voir évoluer l’enfant. C’est un aspect qui, hélas, n’est guère esquissé par Rebecca Makkai, quoiqu’elle se livre à une profession de foi : « Les livres le sauveraient ». Cependant l’on assiste plus réellement à une quête de son identité profonde de la part de la narratrice.
Née en 1978 à Chicago, Rebecca Makkai n’a guère été traduite en français, et c’est probablement dommage. The Great Believers[7] fait se rencontrer d’une manière explosive l’art et le sida. Le galeriste Yale Tishman est à la tête d’une fabuleuse collection de peinture des années vingt. Hélas, le virus fauche très vite ses amis, et surtout Nico, puis lui-même. Trente ans plus tard, Fiona, sœur de Nico, entreprend de fouiller le déroulé de cette tragédie, avec le concours d’un photographe qui se fit le reporter de l’épidémie. L’amour et la mort, l’art et la mémoire dialoguent en ce roman plus qu’intrigant, plus qu’émouvant…
Confronté à des expériences parfois inquiétantes, il faut chercher l’alchimie des livres sensibles de Valeria Luiselli et Rebecca Makkai. Les romancières posent leurs oreilles et leurs yeux non seulement sur un territoire, mais sur des individualités révélatrices, en s’interrogeant sur les valeurs de l’Amérique, du destin de ses émigrants ; et de leurs libertés.
Thierry Guinhut
À partir d'articles publiés dans Le Matricule des anges, octobre 2017 et octobre 2019
traduit de l’anglais (Canada) par Michèle Alabaret-Maatsch,
Robert Laffont, 360 p, 21 €.
Tracy Chevalier : Le Nouveau, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par David Fauquemberg,
Phébus, 240 p, 19 €.
« Je briserai ma baguette et l’ensevelirai à plusieurs brasses sous la terre, puis plus profond que jamais ne descendit la sonde, je noierai mon livre[1] ». Ainsi, à la fin de La Tempête, Prospéro, à la veille de quitter son île, sa tâche accomplie, renie sa magie ; ce qui ne manquât pas, en cette ultime comédie du barde de Stratford, d’être interprété comme l’adieu à son métier de dramaturge. Cependant bien des écrivains sont tentés, non sans présomption, de reprendre la baguette de Shakespeare, sinon pour se mesurer à lui, néanmoins pour s’attacher son prestige, tout simplement en rebondissant sur ses thématiques universellement humaines. C’est à l’occasion du quatre-centième anniversaire de la mort de Shakespeare, en 1616, que les éditions Hogarth commandèrent à huit auteurs des réécritures. Respectivement Jeanette Winterson avec La Faille du temps[2](Le Conte d’hiver), Anne Tyler avec Vinegar girl[3] (La Mégère apprivoisée), Jo Nesbo avec Macbeth[4], Edward St Aubyn avec Dunbar et ses filles[5] (Le roi Lear), Howard Jacobson avec Shylock is my name[6] (Le Marchand de Venise) et Hamlet[7] par Gillian Flynn. Intéressons-nous à deux auteures anglo-saxonnes - et non des moindres - jetées dans le même bateau, qui se sont changées en apprenties du théâtre élisabéthain. Ainsi Margaret Atwood et Tracy Chevalier, jouent à transposer La Tempête et Othello, en passant allègrement la poreuse barrière des genres littéraires, du drame théâtral au roman, avec une Graine de sorcière et Le Nouveau, dont le titre laconique peut se lire en un double sens…
Deux strates shakespeariennes s’imbriquent avec intelligence en cette Graine de sorcière : d’abord le récit de la mise en scène de l’ultime pièce de Shakespeare, puis le retour du protagoniste qui trouve l’occasion de se venger des traitres qui l’ont jeté au tapis ; comme Prospéro éjecté de son trône, exilé de son royaume de Naples par Antonio, et relégué sur son île avec sa fille Miranda lorsque le hasard amène sur ses côtes les auteurs du crime, dont le bateau naufrage par les soins d’une tempête fomentée par Prospéro et Ariel…
Félix, avatar de Prospéro, une fois vilainement évincé de la direction du festival canadien de Makeshiweg, se glisse en une forêt perdue pour jouir d’une « bicoque » solitaire où il pourra se livrer en toute quiétude aux regrets et aux larmes que le décès de sa fille Miranda nourrit. Mais aussi aux vains remâchages et récriminations contre son heureux rival Tony, « machiavélique lécheur de bottes au cœur noir ». L’ex-metteur en scène, à la rayonnante inventivité, aux représentations triomphales, avait confié la gestion financière et les relations publiques à son faux ami, à « l’usurpateur » honni…
Amédée Pichot : Galerie des personnages de Shakspeare, Baudry, 1844.
Photo : T. Guinhut.
Ne reste au triste antihéros que rêver de ranimer sa Miranda et se venger de Tony. Or, une poignée d’années plus tard, le voilà embauché, dans le cadre d’un « programme d’alphabétisation par la littérature », comme animateur théâtral auprès des pensionnaires d’une prison qu’il a pour ambition d’amener à Shakespeare, « parce que c’est le moyen le meilleur et le plus complet d’apprendre le théâtre ». Les crimes de Macbeth et Richard III sont compris, adaptés avec vigueur, et obtiennent le succès mérité. Il faut alors jouer cette Tempête que Félix n’a pu monter, et pour lesquels les acteurs ont déjà les faciès et les passions tout trouvés et croqués avec une réelle acuité psychologique : l’esprit vif d’un Ariel, le corps brutal d’un Caliban…
La romancière sait mettre en valeur des scènes marquantes, comme l’éviction de Felix hors de son théâtre, avec sa vieille « Mustang » décapotable trempée, ses accessoires théâtraux dont une cape faite d’animaux en peluches, et l’adieu pleurnicheur du Président du Conseil du Festival. Elle sait faire partager au lecteur les sensations et sentiments de son personnage, non sans justesse dramatique et suspense. Elle sait instiller des échos entre le texte de Shakespeare, souvent cité, et ses personnages, Wonderboy, « un escroc jouant à l’acteur », Guibolls incarnant l’affreux Caliban, ou le fantôme de la file de Felix, Miranda, se faisant « la doublure d’Ariel ». Comment saura-t-elle, par la main de Felix, au prénom tristement ironique, alors qu’il se fait appeler Monsieur Duc, mettre en œuvre sa vengeance, lorsque ses anciens ennemis, devenus ministres, bien décidés à supprimer cette éducation théâtrale, viendront visiter la prison et visionner la spectaculaire performance et mise en scène, voire se retrouver « en immersion artistique », acteurs involontaires et prisonniers de Prospéro ?
De toute évidence l’auteure de La Peste écarlate[8] et d’Alphinland[9]n’a rien perdu de son pouvoir. C’est bien elle, le magicien Prospéro qui dans les coulisses du narrateur agite ce roman tant réaliste que fantasmagorique, non sans humour et non sans réflexion morale sur la vengeance et le pardon.
Habituée des romans historiques, la romancière américaine Tracy Chevalier investit notre proche contemporain en explorant la mémoire des années soixante-dix, à Washington. Le « nouveau » arrive « dans une cour de récréation pleine d’inconnus tous d’une couleur opposée à la sienne ». La jeune Dee, jolie blonde et de surcroit la plus populaire de l’école, est la seule à être fascinée par la démarche, la peau de « panthère » d’Osei, fils d’un diplomate ghanéen. Bientôt on les appelle « les amoureux ». Le harcèlement n’est pas loin, car Ian, manipulateur pervers, entre en scène, alors que Rod est le jaloux de l’histoire. Les enseignants eux-mêmes, qui chargent le bouc émissaire à la suite d’une bousculade, ne sont pas irréprochables, en une époque encore envenimée par un racisme récurrent. Quant à la chute tragique du roman, « Puis les ténèbres l’envahirent et tout devint noir », il faut évidemment la lire en toutes ses strates de sens…
Le narrateur omniscient nous introduit dans l’univers mental de chaque personnage, où bêtise et puérilité innervent les uns, où une prime maturité élève les deux protagonistes (peut-être trop pour être crédibles). Selon l’auteure, qui écrit avec finesse et sensibilité, il s’agit de la transcription du racisme subi lorsqu’elle fut la seule élève blanche dans une école noire. L’on se demande pourquoi elle n’est pas restée fidèle à son vécu. Est-ce pour obéir au politiquement correct ?
Amédée Pichot : Galerie des personnages de Shakspeare, Baudry, 1844.
Photo : T. Guinhut.
L’art de Tracy Chevalier reste efficace, même si elle n’atteint pas ici la qualité de ses Prodigieuses créatures[10] ou de La Jeune fille à la perle[11]. En effet le récit n’est pas toujours intensément convaincant, voire poussif et léger, malgré la réelle capacité de pénétrer l’esprit des jeunes protagonistes, la faute venant peut-être d’une inspiration que n’a pas suffisamment suscité le jeu de la commande. Cependant lorsque le lecteur aperçoit les nombreuses allusions à Othello, le fameux Maure de Venise berné par l’infâme Iago et que la jalousie pousse à étrangler son innocente épouse Desdémone, l’intérêt reprend de la vigueur. Le shakespearien sous-titre est clair : « Othello revisité» (pourquoi ne figure-t-il pas sur la couverture ?). En cinq parties comme en cinq actes, contenu dans une seule journée, comme lors d’une tragédie classique, alors que l’auteur d’Hamlet ne se préoccupait guère, en tant qu’élisabéthain plutôt baroque, de telles règles, d’ailleurs postérieures et françaises. Cette réécriture de Shakespeare, le créateur de cette impressionnante et archétypale figure du noir jaloux et meurtrier, montre qu’une cour de récréation (où une trousse d’écolier remplace avec brio le mouchoir de Desdémone) contient in nucleo toutes les tragédies : ainsi va la nature humaine, que l’éducation et la culture doivent pourtant amener à une civilisation de la tolérance universelle.
N’a pas la stature de Shakespeare[12] qui veut. Margaret Atwood, bien que romancière, rend un hommage appuyé au théâtre, alors que Tracy Chevalier, au sommet de son art avec La Dernière fugitive[13], se contente ici du format de la novella, pour son drame de cour de récréation cependant tragique et allusif. Reste qu’imaginer une représentation de La Tempête dans un centre pénitentiaire, où entre « le pouvoir rédempteur de l’art », alors que l’île de Prospéro est une prison, est une vraie trouvaille. Seule évasion pour les prisonniers - et les enfants de Tracy Chevalier n’ont pas cette chance - l’art du comédien et du dramaturge…
Col Tuckett, Dolomites de Brenta, Trentino Alto-Adige.
Photo : T. Guinhut.
Lovecraft, Montagne hallucinée
d’une sommitale biographie.
S. T. Joshi : Je suis Providence
& autres nouvelles nées de l'espace.
S.T. Joshi : Lovecraft. Je suis Providence,
divers traducteurs de l’anglais (Etats-Unis),
Actu SF, tome I, 712 p, 28 €, tome II, 680 p, 27 €.
Les Meilleures nouvelles de H. P. Lovecraft,
Traduites par Isabelle Barat, Nathalie Barrié et Anaïs Courdouan,
Editons Rue Saint-Ambroise, 324 p, 14,90 €.
H. P. Lovecraft : L'Appel de Chtulhu,
traduit par François Bon, Points, 96 p, 7,10 €.
Lovecraft au cœur du cauchemar,
sous la direction de Jérôme Vincent et Jean-Laurent Del Socorro, ActuSF, 464 p, 30 €.
Rencontrer à treize ans L’Abomination de Dunwich peut changer une vie, au point de la consacrer presque toute entière à l’auteur de cette horrifique nouvelle : Howard Philip Lovecraft (1890-1937). Ainsi les lovecraftiens passionnés ont enfin entre leurs mains, aux côtés de ses nouvelles, la monumentale biographie patiemment tissée et retissée par Sunand Tryambak Joshi, abrégé en S.T. Joshi. Sous les yeux du lecteur, sont dévoilés d’immenses pans inconnus de la personnalité du maître de Providence. Lequel auteur et, à un moindre degré, son biographe, apparaissent comme des Montagnes hallucinées, selon le titre d’une des œuvres maîtresses, qui voit parmi les cités de pierres de l’Antarctique surgir de « Grands Anciens » et bourgeonner la réanimation épouvantable des protoplasmiques « shoggoths ». Une énergie incroyable a poussé J.T. Joshi à réanimer un Lovecraft plus étonnant et térébrant que jamais ; sans compter qu’il a également publié des éditions annotées d’Ambrose Bierce, des essais sur Lord Dunsany et Algernon Blackwood, autres phares du fantastique prélovecraftien.
Si l’ancrage chronologique tisse en tout respect du genre l’ouvrage, et sans choir dans le systématisme de la critique biographique, il permet de cependant répondre, quoique forcément incomplètement, à la question suivante : d’où vient que Lovecraft soit le créateur du monde énorme et inquiétant de Cthulhu[1] et du Nécronomicon ? La démence du père, qui était une syphilis non diagnostiquée, puis les années de dépression qui empêchèrent l’écrivain en herbes folles d’aborder des études universitaires - ce pourquoi il est essentiellement autodidacte - son peu d’attrait pour la sexualité et le sentimentalisme, quoiqu’il fût brièvement marié avec Sonia (« mère de substitution », avance Joshi), voilà qui peut forger dans les caves de l’esprit du reclus de Providence une appétence pour l’effroi et le sombre surnaturel. Aussi, boulimique surdoué dès l’enfance, il dévore Les Mille et une nuits à cinq ou six ans, engloutit la littérature de l’Antiquité autant que la plus populaire de son temps, étudie de manière compulsive l’astronomie jusqu’à écrire de petites revues, recourt à une écriture poétique classicisante (ici longuement citée et analysée), tout en sacrifiant à un racisme dont il se départira guère : « Les habitants de l’Olympe conçurent un plan astucieux. / Ils forgèrent une bête, à la silhouette à moitié humaine, / Remplie de vice, et ils appelèrent cette chose un NEGRE. » Les créatures frustes et consanguines de villages reculés, ou difformes et monstrueuses venues des abysses des œuvres futures en sont un avatar, comme dans Le Cauchemar d’Innsmouth, ce « grand récit de dégénérescence », selon Joshi, où des êtres puants, mi-poisson mi-grenouille, soumis à « Dagon » envahissent et contaminent l’humanité, jusqu’au narrateur, Olmstead, qui, découvrant sa généalogie vénéneuse, finit par s’abîmer avec enthousiasme dans le repaire cyclopéen de « Ceux des Profondeurs ». À moins de penser à sa mère se plaignant de la « hideur de son fils » à la « mâchoire prognathe », ce qui aurait nourri un complexe physique susceptible d’engendrer des monstres. Est-ce à mettre en relation avec la presque absence de personnages féminins chez notre conteur, hors l’abominable, ténébreuse, vampirique, Asenath Waite, dans Le Monstre sur le seuil ?
Les romans gothiques[2], Allan Edgar Poe[3], Arthur Machen sont pour lui les prémices de sa création. Ainsi, à partir de 1903, ses premières nouvelles notables sont La Bête de la caverne et L’Alchimiste, puis Les Rats dans les murs qui permet au narrateur de découvrir sa parentèle d’essence morbide, même s’il faudra attendre 1926 pour que cette veine souvent macabre soit résolument dépassée avec L’Appel de Cthulhu, dont les récits emboités agrègent une statuette irréductiblement ininterprétable, une orgiaque cérémonie vaudou, messe noire et brutale, au cœur des marais, une déambulation dans la cité maudite de R’lyeh, puis un combat désespéré contre « la face grouillante de tentacules » de Cthulhu. L’isolement du conteur, assis sur une bibliothèque immense, contribue alors au bouillonnement neuronal qui engendre la création de ces « Grands Anciens » revenus au jour pour menacer et saccager l’existence et la civilisation humaines. À moins qu’ils soient le signe d’une nostalgie de la mythologie grecque ressentie par un écrivain vivant dans d’américaines contrées où il n’existe guère d’équivalent ; d’où la nécessité d’avoir recours à une création toute personnelle et d’autant plus vaste car d’origine extraterrestre. Aussi la « chose » venue du fond de l’univers et cachée au tréfonds de L’Horreur dans le musée - une nouvelle d’Hazel Heald totalement révisée par Lovecraft - mérite-t-elle un sacrifice sanglant et un culte passionné : « C’est un Dieu et je suis le dernier prêtre de sa hiérarchie du dernier jour. Iâ ! Shub-Niggurath ! Le Bouc aux Milles Jeûnes ! » Quoique S. T. Joshi trouve ces pages au mieux parodiques, et « particulièrement grotesques », nous serons beaucoup moins sévères, voire élogieux à l’égard de leur construction et de la figure du créateur de figures de cire littéralement possédé par le dieu venu d’ailleurs.
La maîtrise lovecraftienne exige cependant une culture et un esprit de synthèse rigoureux lorsqu’il rédige son essai novateur : Epouvante et surnaturel en littérature. Les Montagnes hallucinées de ses récits unissent la folle déflagration d’un fantastique qui dévore les êtres et l’univers à une rigoureuse narration de la montée des périls : souvent un jeune homme (un alter ego ?), féru d’archéologie et de généalogie, doué d’une érudition compulsive, mène une dangereuse enquête concernant un de ses ancêtres qui aurait été happé par des forces inconnues et leurs séides, qui ont la puissance cosmique d’une « anti-mythologie ». Ainsi c’est non seulement la santé physique de l’imprudent qui risque la dévastation mais également son équilibre mental soufflé par la terreur éprouvée à l’ouverture des portes débouchant sur un monde qui balaie nos représentations. Seul parmi ses héros, Randolph Carter, échappe à la folie, à la destruction, voire à la liquéfaction, dans La Quête onirique de Kadath l’inconnue.
Des traits curieux frappent le lecteur : sa « haine de la machine à écrire », son « matérialisme mécaniste et athéiste », le contraste entre le reclus de Providence et une correspondance pléthorique avec une foule d’écrivains amateurs et professionnels, voire des artistes peintres, son Journal de 1925 tout récemment publié attestant de sa « terrible pauvreté », mais aussi une vie sociale étonnement fourmillante, en particulier à New-York, entre clubs littéraires, amis, disciples, puis de nouveau, contrastant avec sa « boulimie intellectuelle », la pauvreté sordide, « dangereusement proche de la soupe populaire ». Sans oublier, hélas, sa pathétique agonie, au cours de laquelle il tient encore un « journal de mort », sous le coup d’un cancer, à 47 ans, alors qu’il n’avait jamais vu son œuvre publiée sous forme de livre, hors The Shadow over Innsmooth, « une débâcle jalonnée d’erreurs » et un désastre financier…
Le créateur de Nyarlathotep, aux avatars bulbeux et griffus, demeure une énigme de la créativité géniale, quoique cette biographie soit aussi méticuleuse que passionnante ; hors le premier chapitre sur la généalogie familiale du maître du fantastique, voire celui des déboires journalistiques. Le travail de deux décennies, remis sans trêve sur le métier, est scrupuleusement documenté, en particulier en consultant les dizaines de milliers de lettres de son modèle. Ainsi l’on saura tout sur les voyages en bus entre Floride et Québec, à la recherche de cités historiques, sur son amour des chats, jusqu’au coût des costumes après qu’ils lui aient été volés, et ses repas tristement insipides, voire malsains, et son asexualité, corollaire de l’absence de tout érotisme dans ses récits. Non sans surprise, il s’avère qu’outre ses lectures fantastiques, il met au-dessus de tous Balzac et Proust.
Quand S. T. Joshi n’omet jamais les résumés et les pertinentes analyses de chaque œuvre, les chapitres les plus étonnants sont ceux où l’on voit notre auteur fétiche sculpter une poésie encore méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique, où il polit ses horreurs païennes pour un « pulp », Weird Tales, qui publia 279 numéros, où les suiveurs enclenchent la série des « dérivés » du maître, comme le Rôdeur devant le seuil, un roman plutôt réussi (malgré la répugnance de S. T. Joshi) venu d’une discutable « collaboration posthume » aux bons soins d’August Derleth, pasticheur en chef parmi les multiples imitateurs.
Se détache alors un homme prodigieusement polymorphe, hostile au monde moderne et à l’industrialisation, exalté par les vieilles pierres et les monts forestiers, graphomane et bibliomane, antisémite quoiqu’il eût bien des amis Juifs, passablement fascisant, tout en professant une indulgence spécieuse envers Hitler, puis, à la suite de la crise économique de 1929, penchant vers le socialisme, sans être un instant marxiste ni communiste, ce que confirme l’utopie de la « Grande Race », dans L’abîme du temps, l’un de ses tout derniers récits : « Le système politique de chaque unité était une sorte de socialisme mâtiné de fascisme, où les ressources les plus importantes étaient réparties de manière rationnelle, et le pouvoir placé entre les mains d’un petit conseil gouvernemental élu par les suffrages de ceux qui avaient réussi certains tests culturels et psychologiques […] L’industrie, hautement mécanisée, laissait beaucoup de temps libre à tous les concitoyens, ; et les nombreuses heures de loisirs ainsi dégagées étaient consacrées à une infinité d’activités intellectuelles ou artistiques. »
Cependant, il est toujours prêt à aider un jeune auteur de ses conseils, corrigeant, réécrivant les productions de ses clients au point d’en faire des œuvres dignes de son génie, au bout du compte étonnamment rationnel au regard de la déflagration surnaturelle qui structure ses récits. Un Lovecraft émouvant s’élève depuis cette biographie, qui, à la fin de sa vie, a de moins en moins confiance dans la valeur de ce qu’il écrit, au vu des critiques négatives et des échecs éditoriaux : « D’ici une décennie, à moins que je ne puisse trouver un travail qui me rapporterait au moins dix dollars par semaine, je devrai choisir le chemin du cyanure, puisque je ne pourrai plus garder les livres, les meubles et autres objets familiers qui sont ma raison de vivre », écrit-il dans une lettre à Helen V. Sully. Si bien des coquilles affectent l’ouvrage de S. T. Joshi (mais beaucoup moins dans le second volume) elles restent sans conséquence, pardonnables, dans ce massif aux deux volets totalisant 1400 pages dont les afficionados se délecteront, en attendant la publication de l’œuvre intégrale chez Mnémos au début 2020.
Fantastique et Fantasy, horreur et science-fiction confluent parmi les pages du conteur, entre nouvelles et novellas, qui frôlent la dimension d’un roman. En une créativité qui n’est réductible à aucun de ces genres, d’autant que les repoussants univers destinés à contaminer et remplacer l’espèce humaine peuvent être à part égales des civilisations qui relèvent de l’utopie pré-humaine, comme celle de « K’n-yan » dans Le Tertre. Il ne faut pas à cet égard ignorer que Lovecraft, conscient de la mortalité des sociétés, fût un lecteur du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler.
Pourquoi accorder tant de crédit à des fictions aussi improbables ? L’homme n’est pas sans ressentir autant la beauté que les menaces de l’univers, ne seraient que celles de sa précarité et de sa mort et bien entendu du mal. Or, et au-delà encore de bien des maîtres du fantastique, qu’ils s’appellent Edgar Allan Poe ou Arthur Machen, Lovecraft excelle à figurer la peur, y compris celles des démons qu’elle engendre et que dans sa folie il prend pour véritables : « L’émotion la plus ancienne et la plus forte chez l’homme est la peur, et la peur la plus forte et la plus ancienne est celle de l’inconnu », écrit-il. Ainsi les prodiges de l’imaginaire et du fantasme peuvent engendrer chez le créateur doué, voire de génie, de vivantes purulences macabres et maudites, des antimondes gisant dans un passé prêt à se réveiller, soit des horreurs jaillies du subconscient et des terreurs cosmiques grouillantes de vies souveraines aux formes inqualifiables, là où l’on assiste, impuissant, à « l’arrêt ou la défaite, pernicieuses et précises, des lois établies de la nature, qui sont notre seule sauvegarde contre les assauts du chaos et les démons de l’espace insondé[4] ». En-deçà du temps et au-delà de l’espace, gisent des forces que Lovecraft parvient à nous faire avaler, sans l’ombre d’un ridicule, mais avec l’ombre d’un soupçon : serait-ce possible ? Restent, de toutes manières, l’insinuation et la vigueur de l’escalade des périls jusqu’aux montagnes les plus hallucinées de la psyché, de l’espace, du temps, et la qualité esthétique de tels mythes nés de l’esprit paradoxal d’un écrivain que l’on pourrait imaginer plus prolifique si les dieux incompétents de l’édition de son époque ne l’avaient tant desservi. Il ne faut cependant ne pas ignorer que Lovecraft débordait « d’un profond rire intérieur » si l’on prétendait croire à l’existence réelle de ses dieux…
Pour entrer dans l’univers de Lovecraft, sans risquer sa santé physique et mentale - voire - rien ne vaut un bon fauteuil de lecture et une anthologie soigneusement choisie. C’est le cas des Meilleures nouvelles de H.P. Lovecraft, volume dans lequel huit récits forment une excellente initiation aux espaces de terreur et à leurs créatures, orchestrés par notre iconique écrivain, que la traduction sert avec efficacité. En témoigne « La malepeur », cet ancien mot médiéval pour « The Lurkig Fear », ce qui est plus expressif et térébrant que « La peur qui rôde ». Il s’agit d’explorer une « tombe archaïque », où l’on sent se resserrer « les vrilles d’une horreur cancéreuse qui prenaient racine dans les passés incommensurables et les insondables abîmes de la nuit qui ressassent au-delà du temps » ; cette dimension immémoriale étant une constante lovecraftienne, d’où jaillissent des menaces terrifiantes, des entités vénéneuses. « Le festival » est celui qu’entraîne, dans une pièce de l’ancienne maison familiale, la lecture de « livres chenus de moisissures », dont l’infâme Necronomicon, cet ouvrage fictif et diabolique qui est le point nodal de l’œuvre du maître de Cthulhu. À la suite de cette mise en bouche, le narrateur se laisse entraîner en un temple où se déroule « le rite de Yule », avec le secours d’une « horde de choses ailées, dressées, hybrides, dont aucun œil raisonnable ne saurait jamais complètement saisir la nature ».
Comme un noir et fangeux missel, s’ouvre « L’appel de Cthulhu », texte-pieuvre qui tient en ses tentacules nombre de thématiques lovecraftiennes. Sur la trace d’une statuette de pierre incompréhensible, l’enquête parcourt un musée, un marais de Louisiane, puis des îles du Pacifique ; pour deviner la récurrence du culte abject de Cthulhu et autres divinités mi-chtoniennes, mi-aquatiques dont « R’lyeh », venus d’un antédiluvien univers où régnaient les « Grands Anciens », susceptibles de se réveiller. Cette nouvelle séminale, faisant partie du « Cycle d’Arkham », en compagnie de « Dagon » et « Dans les montagnes hallucinées », se lit et se relit non sans fascination ; à moins de la posséder - au sens démoniaque du terme - sous la belle couverture cartonnée des éditions Points, traduite cette fois par François Bon.
À la vénéneuse destruction de « La couleur née de l’espace », à un « Prêtre maléfique » dont il va falloir prendre l’apparence pour longtemps, il faut ajouter cette cité toute entière en la possession de créatures mi-humaines, mi-poissons, parmi « Les ombres d’Innsmouth », où le narrateur, encore un enquêteur trop curieux, prend le risque de découvrir combien il est mystérieusement associé à cette lignée.
Nous ne saurions assez recommander cette édition, qui est une initiation à la puissance imparable, même si, hélas, la couverture n’est en rien représentative de la fantasmagorie « polypeuse » de notre cher Lovecraft ; quoiqu’il s’agisse d’une collection des « meilleures nouvelles » de Virginia Woolf ou d’Anton Tchekov.
Il est également permis d’entrer dans l’univers lovecratftien d’une manière encyclopédique, grâce au volume joliment relié et illustré intitulé : Lovecraft. Au cœur du cauchemar. Il présente un triptyque de lectures : d’abord « L’homme », ensuite « L’œuvre » et enfin « L’univers étendu », soit les produits dérivés, en d’autres termes tous les médias où essaime la légende du maître de Cthulhu : bande dessinée, illustration, cinéma, jeux de rôles et jeux vidéo… Les contributions de maints auteurs perspicaces, essayistes ou traducteurs, éclairent tout ou partie des problématiques afférentes au créateur du Nécronomicon, cet ouvrage mythique qui n’existe qu’au travers de ses écrits et non en tant que tel comme d’opportunistes éditeurs veulent le faire croire. L’on s’interroge sur « Lovecraft et la science, sur « l’anti-heroic fantasy », sur la pertinence des nombreuses « traductions françaises[5] », l’on découvre un cycle de 36 sonnets intitulé Fungi de Yuggoth (« l’apogée de la poésie fantastique de Lovecraft », selon S. T. Joshi) en confrontant deux traductions du premier d’entre eux, « Le livre », dans lequel se cache :
Robert Montgomery Bird : Sheppard Lee écrit par lui-même,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Antoine Traisnel,
Au Forges de Vulcain, 434 p, 22 €.
Points, 478 p, 10,60 €.
Devenir autre, devenir monstre ou changer de vie, que ce soient par une élévation sociale ou par la réincarnation, est un fantasme largement partagé. Depuis l’Antiquité, poètes, nouvellistes et romanciers aiment à pratiquer l’art des métamorphoses. Un art cependant dangereux, qui sauve ou punit. Ainsi, dans les Métamorphoses d’Ovide[1], les pouvoirs divins du fleuve Pénée volent au secours de Daphnée en la changeant en laurier pour lui permettre d’échapper à la poursuite d’Apollon[2]. Pire, Lucius, dans L’Âne d’or d’Apulée, se voit changé en âne au lieu d’un aigle, à cause de sa curiosité, d’une méprise, et surtout de son hubris[3]. Les dieux se faisant rare à l’époque moderne, il faut préférer une métamorphose sociale, voire ontologique. Elle est traitée sous le mode burlesque par Robert Montgomery Bird en son étonnant roman : Sheppard Lee écrit par lui-même. Ecrivant dans la première moitié du XIX° siècle, s’il connaissait Ovide, il n’avait pas encore eu la malchance d’être métamorphosé en un personnage de Franz Kafka.
Il paraît incroyable que les historiens de la littérature américaine aient manqué de clairvoyance devant un fort curieux romancier, contemporain d’Edgar Allan Poe[4], qui d’ailleurs l’admirait : Robert Montgomery Bird. Né pour une courte vie, entre 1806 et 1854, et d’abord médecin (ce qui explique les nombreuses allusions à la médecine en notre ouvrage) il n’en écrivit pas moins d’une demi-douzaine de romans, dont ce Sheppard Lee écrit par lui-même, qui est « en mesure d’instruire l’ignorant et l’ingénu ». Dans la tradition millénaire des Métamorphoses d’Ovide et bien avant celle de Kafka, Sheppard Lee change de corps et de vies. Or, de métamorphose en métempsychose, Robert Montgomery Bird parcourt avec brio et satire la marelle de la société américaine du XIX° siècle.
Ces réincarnations le comblent rarement, le malmènent souvent. Paresseux, pas très malin, bien que riche héritier, Shepard Lee se retrouve pauvre comme Job. Toutes ses entreprises, y compris politiques, tournent au fiasco : « car les preuves sont aussi peu estimées en politique que les raisonnements logiques ». Au cours d’une rocambolesque et superstitieuse quête d’un prétendu trésor, sa pioche le frappe violemment. Auprès de son propre cadavre, il s’empare du corps de « Messire Higginson », aussi riche que satisfait de soi. La joie est de courte durée, lorsqu’il est accusé d’avoir assassiné Shepard Lee, autrement dit lui-même ! Il croit retrouver la sérénité quand il est soudain accablé par la maladie et veillé par sa « mégère », insupportable au point qu’il pense se suicider. Le voilà contraint de méditer sur la condition humaine : « La pauvreté est-elle pire que la goutte ? L’endettement aussi pénible qu’une épouse querelleuse ? »
Sa seconde mort lui permet une nouvelle métempsychose : « Ce qui était sûr, c’est que dans les deux cas je n’étais absolument pour rien dans mes métamorphoses, outre que j’en avais bêtement formulé le souhait ». Le voici devenu un « pauvre dandy[5] vivant à crédit », libertin vaniteux chassant la dot et chassé par la dette. Le « jeune gandin ignare » n’a pour profession que de dilapider son patrimoine puis de se faire « chasseur de pigeons ». Espérant séduire sa cousine fortunée, il ne peut qu’avouer son machisme : « je ne fais que consigner l’horreur avec laquelle je - dans la peau d’un dandy, et comme tous ceux de sa caste - regardais tous les individus du sexe opposé plus intelligents ou plus avisés que moi ». Tentant d’escroquer deux familles en promettant d’épouser deux héritières, il est bientôt berné, et n’a d’autre recours que d’user de son « don d’entrer dans n’importe quel corps humain » de choir dans une autre personnalité.
En une sorte d’antithèse éminemment burlesque, notre anti-héros perpétuel se vêt de la peau d’un « avaricieux » usurier à peine décédé. Ainsi l’on saura tout sur le prêt sur gages, l’agiotage et la rouerie. En cette aventure, plus qu’immorale, quoiqu’il s’agisse encore une fois d’un apologue à visée forcément morale, « sont illustrées la folie de bien éduquer ses enfants et la sagesse de faire fortune ». Être riche et rusé a cependant un prix : la vieillesse, l’infirmité, deux fils, l’un ivrogne et voleur, l’autre voleur et faussaire, pire même : l’un s’égorge en prison, l’autre est pris en flagrant délit de tentative parricide !
Nous ne saurions déflorer toute la matière de ce généreux ouvrage pourfendeur d’une bonne demi-douzaine de vices. Il serait discourtois de ne pas laisser au lecteur le plaisir de découvrir comment Sheppard Lee devient un quaker philanthrope. Soyons certains que la satire la plus enjoué et mordante n’y abandonne pas ses droits, car « diverses mésaventures et calamités récompensèrent [sa] vertu ». Au point qu’emmené en Virginie le voilà convaincu d’être un abolitionniste et à ce titre digne d’être lynché !
Qui sait si la plus passionnante et la plus osée de ces incarnations est celle qui lui permet de devenir Tom, son « frère d’ébène » ? Quoique satisfait de son sort comme jamais et auprès d’un maître fort débonnaire, Tom, l’esclave noir bon enfant et indolent, prend connaissance de « la malédiction d’une race toute entière », grâce un libelle abolitionniste humaniste et philanthrope. Aussitôt la communauté noire locale, pourtant fort bien traitée, se sent envahie par le sentiment de persécution au point de haïr son maître, car « les causes imaginaires sont toujours les plus efficaces pour susciter la jalousie et la haine ». Bientôt les insurgés mettent sur pied une « expédition sanguinaire et brigande », brûlent et tuent. Revenu de toute illusion sur la nature humaine, noire ou blanche, Sheppard Lee peut méditer en prison avant d’être pendu. Un tel épisode ne ravit pas tous les lecteurs, gênés par le cliché raciste du nègre paresseux ou délibérément sauvage, et par une société esclavagiste qui pourrait passer pour un éden pastoral.
Il n’est pas impossible d’imaginer que le personnage de Tom (ce qui est alors fort novateur) puisse préfigurer celui d’Harriet Beecher Stowe, dans La Case de l’oncle Tom[6], paru aux Etats-Unis en 1852. Dénonçant les abjections de l’esclavagisme, ce roman obtint un succès aussi immédiat que durable et ne compta pas pour rien dans l’élection d’Abraham Lincoln qui, en dépit de la guerre de Sécession, parvint à abolir l’esclavage en 1862.
Sommes-nous sûrs de la sérénité d’une vie suivante, celle d’un « gentilhomme de bonne fortune » ? Paresse, « ennui existentiel » et gourmandise seront son lot, complétant la liste de ce traité des sept péchés capitaux au service de sept incarnations. Que le lecteur aille vite lire de quelle grandguignolesque manière notre personnage favori retrouve son premier corps momifié pour le réintégrer !
À chaque fois cependant il faut à Shepard Lee un tantinet ranimer la mémoire de celui à qui il emprunte la vie ; ce qui lui permet de pertinentes réflexions : « J’en déduis que la mémoire ainsi que beaucoup d’autres fonctions de l’esprit ont bien davantage partie liée avec les actions du corps que ce que les métaphysiciens veulent prétende ». Or l’idéalisme n’est pas son fort : « beaucoup du bon et du mauvais dans la nature humaine résulte de causes et d’influences purement physiques ». C’est à tel point qu’il imagine une spéculation juteuse : convertir les cadavres en engrais. Voire utiliser le corps du président « pour en tirer du savon, que ses successeurs utiliseraient pour récurer la constitution et les esprits du citoyen ». Ce qui n’est pas sans faire penser à l’ironique Modeste propositions pour empêcher les enfants pauvres d’Irlande d’être à charge à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public[7], c’est-à-dire les manger…
Quoiqu’il soit parfois choqué de la dépravation de ses personnages d’emprunt, étant donné « l’honnêteté du Sheppard Lee original », il s’adapte fort vite. « Fier comme Lucifer » ou malheureux comme les pierres, il ballote d’un état à un autre, d’une classe sociale à une autre. Et, même si, à notre grand regret, car nous aurions été curieux de voir ce que nous aurait réservé le romancier, il ne se change jamais en femme, c’est un tableau de société, et de ses tares, qui se dévoile, sous le couvert d’une bourgade rurale du New Jersey et de la ville de Philadelphie.
Ecrites avec un humour d’une finesse infinie et une sévère autodérision, les aventures de Sheppard Lee, évidemment un narrateur totalement fictif, procurent une lecture délicieusement divertissante et une satire sociale d’une efficacité rare, qui parcourt tous les échelons de la société, depuis les plus boueux ruraux jusqu’à « l’aristocratie républicaine ». Au cours d’un enchaînement de péripéties, jamais redondantes, se devinent bien des morales, en particulier le fameux adage : l’argent ne fait pas le bonheur… La déréliction, l’impéritie et l’égoïsme de cet anti-héros renvoient à une sagesse en creux à laquelle parvenir. Elle est souvent implicite, parfois explicite, souvent moralisatrice : « le contentement est le secret de tout plaisir », « j’ai appris à être reconnaissant envers la Providence de m’avoir réservé un sort laborieux », car changer de condition n’est pas sans danger et envier autrui ne tient guère compte des soucis de ce dernier… Il faut cependant prendre garde que cette morale finale est peu de chose au regard de l’acuité des analyses psychologiques et sociales qui sont ici un véritable festival.
Récit picaresque[8] ou conte philosophique ? Récit fantastique, voire gothique[9] et morbide, ou roman de mœurs ? Tout à la fois ; avec une énergie narrative entraînante. De toutes manières, le récit tient plus à l’esthétique romanesque du XVIII° que du romantisme son contemporain, à moins de penser à Frankenstein[10] animant des fragments de morts, ce qui n’enlève rien à son mérite. Publiée en 1836, cette Comédie humaine, plus concise que celle de Balzac, pose de rares problèmes d’identité. Qui avons-nous eu la chance ou la malchance d’être, sommes-nous toujours le même, l’esprit n’est-il que la résultante du corps, jusqu’où avons-nous la capacité d’entrer dans la peau d’autrui, de vivre sa vie, de le comprendre ? En fait, mieux que tout pouvoir magique, ce sont les pouvoirs de métempsychose de la littérature qui sont ici à préférer : « je ne pouvais plus me conjuguer au singulier»…
Au contraire de Montgomery Bird, le personnage de Kafka n’admet aucune morale, il ne s’inscrit guère dans un apologue. Sinon dans un récit aporétique et tautologique : « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine[11] », ce qui est l’un des plus beaux incipits de la littérature universelle. Sa Métamorphose n’est ni d’origine divine, à moins d’imaginer une sourde fatalité venue du Dieu jaloux et vengeur de la Bible hébraïque, ni sociale, tout juste ontologique peut-être. L’on peut supposer qu’il s’agit d’une déréliction toute personnelle, d’une mélancolie dépressive et morbide, d’une dévalorisation de soi hantée par l’épuisement professionnel et un miroir psychologique fêlé, voire d’une prescience de la condamnation des Juifs à la Shoah, comme le montre l’interprétation du Procès par le cinéaste Orson Welles[12]. Kafka retrouve cependant une orientation venue d’Ovide et de L’Âne d’or d’Apulée, puisque l’homme est changé en animal, en cafard peut-être, mais en cadavre digne des ordures enfin. Même si l’on sait que l’auteur du Château aimait à rire en lisant ses récits, n’était-ce pas la seule conjuration du tragique possible ?
Après ses aventureuses métempsychoses, le Sheppard Lee de Montgomery Bird est non seulement rétabli dans son humanité première, alors que son beau-frère a remis sa ferme sur pieds, mais y a gagné en sagesse. Ses métamorphoses ont un sens que celle de Kafka n’a pas, et le rapprochement entre deux auteurs si dissemblables prouve s’il en était besoin qu’en cette affaire le roman de Montgomery Bird est le chaînon manquant enfin rétabli entre de mythiques métamorphoses antiques et de plus bassement humaines détériorations physiques et mentales, non moins métaphysiques. La collusion entre fantastique, fantaisie picaresque et satire sociale en est d’autant plus remarquable, au point qu’après ce chef d’œuvre d’humour et d’intelligence, nous aimerions voir traduits d’autres volumes de Robert Montgomery Bird. Par exemple, l’un de ses six romans, Nick of the Woods, publié en 1837, qui met en scène un pacifique quaker soudain aux prises avec des éruptions de sanguinaire folie.
Traduites de l’anglais (Etats-Unis) par Christian Garcin et Thierry Gillyboeuf,
Tome I 1831-1839, 432 p, 27 €,
Tome II 1840-1844, 386 p, 26 €,
Tome III 1844-1849, 432 p, 27 €,
Phébus, 2018, 2019.
Peter Ackroyd : Edgar Allan Poe, une vie coupée court,
Traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Bernard Turle,
Philippe Rey, 224 p 18 €.
Poète maudit avant l’heure, traduit par Baudelaire, et par Mallarmé, Edgar Allan Poe, était un amateur forcené de nymphettes phtisiques et morbides. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’on n’avait jamais vu toutes ses nouvelles traduites en français. Enfermé dans le tombeau mallarméen, où « la mort triomphait dans cette voix étrange[1] », et dans les Histoires extraordinaires ornées de la prose baudelairienne, il faut aujourd’hui pas moins de deux traducteurs pour entreprendre une tâche absolument nécessaire : publier les Nouvelles intégrales, parmi trois généreux volumes, de celui à qui échut « une vie coupée court », selon Peter Ackroyd, une fois de plus biographe scrupuleux.
Ce sont trente-six Histoires extraordinaires que traduisit Charles Baudelaire, en fait le seul travail qui lui rapporta un peu d’argent. Pourtant ce premier volume, établi de façon chronologique (1831-1839) en traduit et publie déjà vingt-cinq, ce qui laisse imaginer que la trilogie, une fois achevée, réunira pas loin du double de ce que nous connaissons, dont une moitié d’inédits. En effet, avec dix-neuf dans le second tome, puis vingt-cinq au troisième, l’on peut se faire une idée exacte des pérégrinations mentales et fantastiques du sombre romantique impénitent.
« Ange du bizarre[2] », Edgar Allan Poe l’est d’autant plus que le choix de Baudelaire ne fut pas innocent. Il prit soin de choisir et traduire les nouvelles les plus morbides, celles du fantastique le plus noir. Il faut cependant, et ce n’est pas le moindre mérite de cette édition, découvrir nombre de textes que le grotesque anime de la plus étonnante façon.
Sans compter que, si admirable soit-elle, la traduction du maître des Fleurs du mal « n’est pas exempte d’erreurs, de contresens, d’obscurités et de lourdeurs absentes de l’original », soulignent les préfaciers et traducteurs d’aujourd’hui. Et de donner les exemples d’yeux « limpides au lieu d’être vitreux », de « sixième ciel au lieu de siècle », de gens « heureux au lieu de nerveux », sans compter que la langue a bien sûr évolué, rejetant dans une obscurité surannée quelques vocables. D’autre part, l’on aurait tendance à considérer, de ce côté de l’Atlantique, que la langue de Poe avait eu besoin de Baudelaire pour mieux s’habiller de noir, alors que la prose américaine s’enorgueillit de la splendeur classique et de la précision de l’auteur du « Corbeau ». Peut-être faut-il considérer qu’outre Aloysius Bertrand, Poe a nourrit la conception du poème en prose baudelairien. Voilà cependant qui n’enlève rien au mérite de celui qui acclimata chez nous son frère en spleen et nourrit son idéal au cours de l’écriture de son recueil emblématique et longtemps médité.
Restons cependant un brin nostalgiques de la splendeur de la langue baudelairienne... Par exemple si l’on compare les deux versions de « Petite discussion avec une momie, qui devient « Quelques mots avec une momie ». Baudelaire commence ainsi : « Le symposium de la soirée précédente avait un peu fatigué mes nerfs. J’avais une déplorable migraine et je tombais de sommeil ». Notre duo de traducteurs contemporain propose plus platement : « Le colloque de la soirée précédente m’avais nerveusement épuisé : j’avais une forte migraine et tombais de sommeil ». Plus loin, Baudelaire fait ainsi parler la momie : « Le Scarabée était l’emblème, les armes d’une famille patricienne très distinguée et très nombreuse. », alors que nos deux compères préfèrent un plus sonore : « Le Scarabaeus était l’insignium, ou les armes d’une famille patricienne très distinguée, qui comptait très peu de membres ». Difficile donc de les départager. Baudelaire était souvent plus somptueux, la complétude plaide en faveur de cette nouvelle édition, où l’on découvre « La mille deuxième histoire de Schéhérazade ».
D’un styliste raffiné, lisons maintenant ces Nouvelles intégrales, dans l’ordre de parution. Le goût du fantastique et du cauchemar, suivant la tradition du roman gothique[3] anglais et de l’Allemand Hoffmann, souvent ici parodiés, innerve « les caprices de notre imagination », pour reprendre les mots de la première nouvelle de 1831 : « Un rêve ». Ainsi faut-il s’abandonner à la réécriture du Peter Schlemihl de Chamisso dans « Le souffle perdu », qui en est une parodie. L’on pourra rire en effet des grotesques avanies subies par le malheureux héros qui a perdu son souffle, disséqué tout vivant, pendu, jeté dans une fosse commune pour y vertement converser avec les cadavres, dans une de ces nouvelles ignorées par Baudelaire. Les personnages outranciers abondent, comme ce « petit Caligula » qu’est le jeune baron Metzengerstein, devant qui, venu d’une tapisserie, un cheval à « la robe incandescente » prend vie, évidemment d’essence diabolique, à la façon des Elixirs du diable d’Hoffmann. La lecture des ressorts fictionnels et de l’intertextualité étant bien plus opérante à cet égard que ce qui aurait pu passer pour une trace autobiographique, comme le fantasmait la psychanalyste Marie Bonaparte[4].
La curiosité cosmographique est récurrente parmi les récits d’Edgar Allan Poe. À la charnière de Cyrano de Bergerac et de la science-fiction à venir, « Hans Pfaall » imagine un voyage à l’aide d’un ballon, approchant des « régions sauvages et oniriques de la lune » et de ses étranges habitants dépourvus d’oreilles… La « Conversation entre Eiros et Charmion », dernier texte de ce tome, est à cet égard étonnante, lorsque l’approche d’une brûlante comète annonce l’apocalypse inévitable, quoique sans religiosité aucune.
Être un imitateur génial du courant gothique ne l’empêcha pas de se faire novateur absolu à l’occasion de l’invention de la nouvelle policière, lorsque le détective Dupin résout les « crimes de la rue Morgue », les mystères de « Marie Roger » et de « La Lettre volée », ou « dérobée » ; invention promise à la nombreuse descendance que l’on sait. La dimension réaliste de ces nouvelles, opposée à la dominante fantastique et horrifiante, permet de rappeler que Poe, journaliste républicain de son état, ne négligeait pas d’insérer en ses joyaux littéraires des allusions politiques, des coups de griffes satiriques contre les présidents démocrates de son temps, comme dans « Le roi Peste ».
Voici des rêves horrifiques, à moins qu’il s’agisse du topos fantastique de l’interversion du rêve et de la réalité : « les réalités du monde me semblaient n’être plus que visions, tandis que les idées folles du domaine des rêves devenaient non seulement le matériau de mon existence quotidienne, mais à proprement parler mon existence toute entière, dans sa spécificité et son unicité », confie le narrateur de « Bérénice ».
Dans « l’enfer liquide » les voyages de vaisseaux fantômes, comme dans « Le manuscrit trouvé dans une bouteille », les explorations des mers du sud jusqu’aux glaces du pôle sont les prémisses d’un plus vaste roman : Les Aventures d’Arthur Gordon Pym[5]. Mais à ces aventures géographiques, répondent celles qui empruntent à rebours le fleuve du temps, plongeant le lecteur dans une antiquité grecque fantasmée, que l’on lira dans « Ombre – une parabole », où résonne la voix qui n’est « ni l’ombre d’un homme ni celle d’un dieu », mais celle du « timbre connu et familier de milliers d’amis disparus ».
Languides et morbides sont des jeunes créatures comme Bérénice et « Morella ». La première, cousine du narrateur (ils sont nombreux à dire « je », comme des doubles de l’auteur) le fascine autant par sa beauté passée que sa silhouette maladive, où brille « l’horrible spectre des dents ». Et comme « toutes ses dents étaient des idées », c’est dans un état second qu’il va violer la sépulture de l’enterrée vive et s’emparer des objets de son désir ! Un autre de ces narrateurs interchangeables, marié à la mystique Morella, se voit dangereusement menacé : « Ainsi le bonheur soudain se fondit dans l’horreur, et la beauté devint monstruosité ». Car la lugubre jeune femme meurt en prononçant une étrange et noire malédiction, et en donnant le jour à une fille qui deviendra son double au point qu’il ne faudra pas lui donner le nom de la mère…
Si l’on retrouve ici, magnifiés par la traduction à quatre mains, des contes célèbres, dont « La chute de la maison Usher » et « William Wilson », dans lequel ce dernier, à l’occasion de son agonie, offre au narrateur des traits qui sont, « de manière absolument identique, les miens ! », découvrons ceux qui sont pour nous de véritables inédits. Comme l’histoire de ce fameux Général Smith, admirable de bravoure et de prestance, qui n’est rien d’autre qu’un « homme rafistolé », et dont la marionnette un rien macabre doit provoquer l’hilarité du lecteur…
Aventures jaillies du fond de l’inconscient, comme l’ont voulu croire les psychanalystes, éclaboussures de l’imagination ? Ciseler les désirs, les peurs et les fantasmes semblent être les objectifs du romantisme noir. En tant qu’explorateur des potentialités humaines, Poe découvre des territoires insoupçonnés avant lui, comme un voyant au sens de Rimbaud. Bien que mort assez jeune, il est à l’image du capitaine dans « Le manuscrit trouvé au fond d’une bouteille » : « Ses cheveux gris sont les témoins du passé, et ses yeux, plus gris encore, les sibylles de l’avenir ». Le narrateur confie cependant, en un pathétique autoportrait : « mon âme elle-même est devenue une ruine ». A cet égard, l’on trouve, dans un récit qui est également pour nous un inédit, « Un beau pétrin », une sorte de passeport de la créativité du conteur américain : une « armée de souvenirs ténébreux se réveillera de temps à autre dans l’esprit de génie et de contemplation imaginative ». Tout ceci n’interdit en rien une lecture biographique, quoique toujours insuffisante.
Cette belle édition, outre le soin apporté à la traduction, à la préface et aux notes éclairantes, se présente comme un vrai livre : pas un fagot de ses feuilles massicotées, collées et fragilement cartonnées qui encombrent le monde de l’édition française, mais un élégant volume relié, au dos toilé de noir, aux illustrations naïves et néanmoins obsédantes de Sophie Potié, dont notre bibliothèque approuve avec joie la trilogie achevée.
Photo : T. Guinhut.
Biographe aux modèles nombreux, Peter Ackroyd à portraituré avec scrupule et empathie quelques-uns des ténors de la littérature anglaise : Chaucer, Shakespeare[6], ou Dickens. Son américaine incursion voue une réelle admiration à l’auteur du « Masque de la mort rouge ». Son Edgar Allan Poe, sous-titré « une vie coupée court », devient un personnage hautement contrasté, dont la mort, à l’automne 1849, d’ivrognerie et de delirium tremens, à moins que cela s’adosse à la tuberculose, à une tumeur cérébrale, est le sombre portail mystérieux, « à l’image de ses nouvelles ». Le biographe rembobine alors le fil des Parques pour nous faire découvrir l’orphelin, né en 1809, d’un père alcoolique et d’une mère actrice, dont la mort tuberculeuse se grava profondément dans l’esprit de l’enfant, qui fut adopté par la famille Allan. Choyé, il montra son intelligence, et découvrit cet océan qui l’inspira tant, lors d’une traversée vers l’Angleterre.
Jeune et déjà poète, talentueux et farouche, il aima Jane, la mère d’un camarade, qui mourut bientôt : « dans son imagination, mort et beauté était inextricablement et perpétuellement liées ». Il aimait également les langues anciennes et modernes, et l’alcool, hélas… Son impécuniosité le contraignit à s’engager dans l’armée, où il devint un sergent-major « exemplaire ». Ce qui ne l’empêcha pas de publier en 1827, son premier recueil, Tamerlan et autres poèmes, passé inaperçu, mais augmenté deux ans plus tard, quoique sa poésie ne fut « jamais reconnue de son vivant » : elle s’attache à des sensations indéfinies, pour lesquelles la musique est essentielle », anticipant ainsi « L’Art pour l’art ». Après avoir intégré l’école d’officiers de West Point, pour s’en faire exclure, il rejoignit New-York, puis Baltimore. Le journalisme le sauva de la pire pauvreté, le Saturday Courrier publiant ses premières nouvelles, « exercices savamment ironiques, destinés à donner la chair de poule aux esprits faibles », qu’il plaçait loin au-dessous de sa poésie, quoique « Le manuscrit trouvé dans une bouteille » obtint un prix de cinquante dollars. Il put alors décliner son humour macabre, portant « le loufoque au sommet du grotesque », selon ses propres mots.
Secrètement, il épousa les treize ans de sa cousine Virginia, devint rédacteur du Messenger, cessa de boire, se fit acerbe critique littéraire et conçut ses plus étranges contes, dont la concision ciselée fait merveille. Hélas encore, le démon de l’alcool le chassa de son poste, quoiqu’il entamât la rédaction de son roman, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym. De nouveau rédacteur, au Gentleman’s magazine, il publia enfin les Contes du grotesque et de l’arabesque, soit vingt-cinq nouvelles, dont la sanglante et ténébreuse « chute de la maison Usher », qui voit Lady Madeline, prématurément enterrée, jaillir, émaciée, dans son linceul. La passion nécrophile n’est pas loin. Il ne fut payé que d’une reconnaissance grandissante, alors que le Graham’sMagazine, où il dévoila le « Double assassinat dans la rue Morgue », lui permit de trouver une certaine aisance. Notre précurseur de Conan Doyle « fait figure de Newton du crime », selon Peter Ackroyd ! Quant à « Eleanora », elle se fait prémonitoire, puisqu’un certain Pyros, y voit mourir sa jeune épouse de phtisie, ce qui sera bientôt le sort de Virginia… Les contes funèbres sont alors pléthores, du « masque de la mort rouge » à « Lenore ». Il s’enivre encore, perd son emploi, reçoit un prix de cent dollars pour « Le scarabée d’or », se voit en 1843 caricaturé dans le roman de Thomas Dunn English : Le Destin de l’ivrogne. Soudain, en 1845, le « Nevermore » du « Corbeau » fit sensation, devenant l’un des plus célèbres poèmes de la littérature américaine. Pourtant un nouveau recueil de contes, un autre de poèmes, n’eurent guère de retentissement. Acculé entre le « démon de la perversité », les scandales, les coups de dents journalistiques contre ses confrères, l’ivrognerie croissante et la pauvreté, Poe vit sa chère Virginia rendre l’âme en 1847. Il lui restait à publier l’année suivante son obscur essai cosmique, Eureka, et les résultats de sa quête de beauté, ses poèmes déjà symbolistes, purs et sonores : « Ulalume » et « Les cloches ». Sans succès, il multiplia les offres de mariages auprès de dames attentives, mais point dupes. La « folie éthylique » acheva son œuvre. Il n’avait que 40 ans.
Qui sait si Baudelaire est un peu trop élogieux et déterministe, en un mot, romantique, lorsqu’il affirme : « l’ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée[7]».
Avec alacrité, empathie, mais sans commisération excessive, Peter Ackroyd fait revivre son modèle, montrant enfin combien lui sont redevables les poètes, de Baudelaire à Mallarmé, les romanciers d’anticipation, de Jules Verne (pensons à son Sphinx des glaces qui est plus qu’un écho de Gordon Pym) à Herbert George Wells, sans omettre la déferlante du roman policier au XX° siècle…
Au-delà des hormones de la génétique, des nourritures de l’éducation, des aventures de la vie, il y a quelque chose d’irréductible dans les neurones de la création et de l’art littéraire. Contredisant son propre poème, « Le corbeau », dans lequel l’âme, « de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera – jamais plus[8] », l’âme du conteur s’élève grâce à cette nouvelle traduction dont il faut souhaiter tout le succès désirable, de façon à voir achevées et publiées ses trois stèles noires au complet. Outre Baudelaire, la descendance vénéneuse d’Edgar Allan Poe saura couler, parmi la littérature américaine, dans les veines de Lovecraft[9], voire jusqu’à Stephen King, notre contemporain en noirceurs.
Frontenay-Rohan-Rohan, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Richard Powers, éco-romancier
et arboriculteur engagé de L’Arbre-monde.
Richard Powers : L’Arbre-monde, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Serge Chauvin, Le Cherche-midi, 488 p, 22 €.
Trempant sa plume dans l’intimité de l’écorce, dans les veines du bois, Richard Powers n’est certes pas l’un de ses auteurs, relevant du Nouveau roman, à l’instar de Claude Simon, qui tendraient à effacer le personnage de leurs romans. Il n’en reste pas moins que ses fort nombreux personnages ont l’étrange propension de se laisser voler la vedette par un plus ancien et toujours plus jeune qu’eux, nous avons nommé : les arbres. Coutumier de sujets scientifiques, avec par exemple Générosité ou La Chambre aux échos[1], assez fin et cultivé pour poser avec justesse la question de la coexistence des musiques savantes et populaires dans Orféo[2], l’américain Richard Powers, né en 1957 dans l’Illinois, offre ici son douzième roman, L’Arbre-monde, titré en anglais The Overstory, qui est une vibrante plaidoirie forestière, en même temps qu’une éco-fiction vigoureusement engagée. Est-ce, au côté d’Orfeo, son plus bel ouvrage, sa plus belle arborescence ?
Le récit retrace en premier lieu la généalogie d’une famille américaine, se développant, se succédant autour d’un arbre, en la demeure un châtaigner planté par le premier colon, et qui va croître au fur et à mesures des efforts, des vicissitudes des individus, soumis aux maladies, aux morts, aux passations de pouvoir de père en fils. Châtaigner exceptionnel s’il en est puisqu’il est le seul à continuer de croître alors qu’une maladie contagieuse a éliminé tous ses congénères américains, dont les fruits nourriciers étaient pourtant une manne : « un châtaigner a réchappé de l’holocauste ». Il est de plus, d’année en année, de génération en génération, régulièrement photographié. L’on s’apercevra bien plus tard qu’il est la créature séminale du roman…
Soudain décontenancé, le lecteur bute sur un second récit, rompant toute continuité narrative, provoquant une déception d’autant plus vive que le premier ne manquait ni de grandeur ni d’intérêt. Le risque étant de trouver en cet ensemble quelque récit moins excitant, ce qui est le cas du troisième.
Cependant, de chapitre en chapitre, la perspicacité du lecteur ne tarde pas à se rasséréner : chacun d’entre eux a pour motif récurrent, ou leitmotiv pour employer un terme wagnérien, un ou plusieurs arbres. De page en page, et parmi neuf personnages, le châtaigner reçoit pour voisin un mûrier. Un érable est finalement l’élu d’un vote parmi des enfants. Les chênes de Macbeth côtoient le tilleul ; un banian sacré arrête la chute d’un parachutiste emmêlé, et puisqu’il s’appelle Douglas, il plantera des sapins du même nom. Plus loin, un figuier immense développe des arborescences qui sont celles de l’informatique et des jeux vidéo que Neelay conçoit, bien que paraplégique, puisque tombé d’un chêne vert ; notons qu’il met sur le marché un jeu à succès qu’il appelle « Les prophéties sylvestres ». Enfin, Patricia s’approprie le hêtre noir, ce qui n’est qu’une étape de ses découvertes botaniques, de son enseignement, de ses errances forestières… Ils sont l’arbre préféré, déclencheur, ou plus exactement totémique, de chacun.
Justifiant amplement son titre français, le roman est une ode à l’arbre : « il y a plus de vie ici, dans son unique érable, qu’il y a de gens dans tout Belleville ». Patricia s’arrête « pour regarder l’une des plus vieilles et des plus vastes créatures vivantes sur terre ». Ainsi, reprenant un tropisme cher à Richard Powers romancier, diverses sciences se côtoient, outre au tout premier rang la botanique, l’ingénierie et la conception informatique. Ce qui n’empêche pas des artistes d’œuvrer, comme lorsque l’un d’eux, Nicholas Hoel, venu du premier récit, propose dans un coin paumé de l’« ARtliBre gratuit ». Sa première visiteuse est Olivia Vandergriff, venue elle du dernier récit, comme liant la boucle narrative qui conduit, lors du premier tiers du volume, à ce qui deviendra le réel corps romanesque.
Quoique en première apparence plus proche d’un recueil de nouvelles, le roman se découvre d’autres fils qui relient les récits, à chaque fois fort riches, recelant un monde en soi. Un colon au XIX° siècle, un ingénieur chinois immigré fuyant le maoïsme, ils sont la mosaïque qui construit les Etats-Unis. Autre motif dans le tapis, la descendance et la transmission : d’un rituel photographique, de trois bagues de jade et d’un parchemin bouddhique, par exemple. Car les personnages vivent, murissent, donnent naissance à des enfants, vieillissent et meurent, ce à vitesse accéléré, comme dans un tourbillon cyclique, dans une nature profuse : « les humains en sont presque insignifiants ».
Centrant son ambitieuse somme romanesque autour d’une thèse, l’arbre étant une créature vivante auprès de laquelle l’humanité est peu de chose, et au moyen de ses récits aux personnages bientôt disparus qui croissent autour d’elle comme autant de ligneux cercles concentriques, Richard Powers prend le risque d’offrir un superbe concept romanesque un tantinet dépourvu de l’appât d’émotion qui serait nécessaire pour, certes convaincre, mais en outre persuader ses lecteurs. Comme si, mais ce n’est là qu’une modeste réserve, son projet autant que ses personnages manquaient un peu de cette empathie qui attache son lecteur aux personnages principaux, voire secondaires, pour les abandonner bientôt. Même si, dans l’histoire, ainsi centrale de Patricia Westerford, quelques-uns d’entre eux font une très brève apparition dans un récit qui n’est pas le leur, initiant une construction en réseau : « leur parenté va se déployer comme un livre ». Certes nous ne sommes pas de bois, mais quelque chose de charnel, d’émouvant, qui nous tiendrait plus en haleine que la seule réussite splendide de ce bouquet d’arbres fait passablement défaut. C’est d’ailleurs peut-être là secret de l’immense succès critique de l’écrivain outre-Atlantique, et dans une moindre mesure auprès des lecteurs, frustrés peut-être d’une charge émotionnelle qui les ferait vibrer au diapason de l’écriture et de la narration.
Bientôt cependant, à l’occasion d’une plus vaste partie intitulée « Tronc », les personnages disparates vont confluer pour se rencontrer autour d’une mince colonie arbustive à sauver des agressions d’une compagnie industrielle. Cinq d’entre eux, Nicholas, Olivia, Douglas, Mimi, et Adam, deviennent des éco-activistes, voire des éco-terroristes[3]. Par ailleurs le stupide abattage d’un bosquet de pins par une municipalité met le feu aux poudres et convainc deux autres de nos nos héros d’agir. Ainsi s’enclenchent « la guérilla forestière et la sylviculture sauvage », les manifestations pacifiques, les actions incendiaires, enfin le crime et le châtiment. Lorsque les aventures dramatiques s’enchevêtrent à celles tragiques, se pose inévitablement une question morale et politique : la défense des arbres et de la nature peut-elle s’affranchir du droit humain et de propriété ? En ce sens l’on pourrait ranger ce roman parmi un genre qui a le vent en poupe : l’écofiction, qui s’associe souvent à des « mythologies de la fin du monde », pour reprendre le titre de Christian Chelebourg[4]. D'une manière voisine, Orfeo, s'intéressait au bio-terrorisme au travers de son étonnant personnage[5].
Il y de plus graves conflits que ceux entre les hommes : ceux entre l’homme et la nature, et parmi celle-ci, ses plus symboliques représentants : les arbres. Qu’ils soient dignes d’être défendus et respectés, nul ne le contestera ; surtout si les révélations scientifiques selon lesquels ils communiquent chimiquement entre eux et construisent un vaste système immunitaire ont stupéfié le lecteur de Peter Wohlleben[6]. Leur forme de sensibilité et d’intelligence n’empêche cependant pas que l’homme les exploite, mais avec les mêmes qualités. À moins, au nom du « syndrome de Midas », de préférer « abattre les derniers séquoias séculaires de la planète pour en faire des planches et des bardeaux » !
Richard Powers est-il un antihumaniste ? Surfe-t-il sur une vague écologiste et politique pour établir le succès de son épopée environnementale ? En tout état de cause, le roman militant s’inquiète : « La moitié des espèces ligneuse aura disparu de la planète auront disparu à la fin de ce siècle nouveau ». Si le capitalisme permet l’amélioration des conditions de la vie humaine, pouvons-nous gager qu’il permettra également d’améliorer celles de la vie naturelle ? Aussi, dans le cadre de sa Fondation, le personnage de Patricia se donne pour mission de « collecter des semences et des pousses d’arbres qui auront disparu en un rien de temps ». Pourtant « des milliers d’espèces ingénieuses » sont sans cesse découvertes. C’est peut-être là l’héroïne la plus positive de l’écrivain.
Alors que Nicholas Hoel, qui solitairement pratique son « ARtliBre », ne l’expose que là où aucun visiteur ne peut se risquer, sauf la déjantée Olivia. Il abandonne ses œuvres, faites de bois et de mousses, déjà livrées à la consomption naturelle, à l’enfouissement, au pourrissement. Certes, devant l’éternité, ce sera le destin de toutes nos œuvres d’art, fussent-elles de Raphaël ou de Dante, mais l’on ne peut s’empêcher de voir là une piètre démission de la mission humaniste de l’art.
Le cas d’Olivia ne laisse pas d’être inquiétant : « Dans une vie, elle meurt d’électrocution. Dans une autre, elle se retrouve au plus grand relais routier du monde à expliquer à son père qu’elle a été choisie par des êtres de lumières pour aider à sauver les plus miraculeuses créatures de la Terre ». Une telle illuminée et droguée au mysticisme écologique (après une période de drogues plus concrètes) ne plaide pas forcément en faveur de l’activisme pro-arbre. Parfois l’auteur lui-même se laisse aller à un panthéisme exalté à l’adresse de la Terre, que l’on peut qualifier au choix de poétique, ou de prophétique, ce qui n’est pas forcément un compliment. Cependant il n’est pas douteux que le sauvetage des séquoias sempervirens assuré par les activistes aille dans le sens d’une nécessaire préservation d’un patrimoine de l’humanité et de la nature. Car « des écosystèmes entiers se décomposent. Les biologistes sont terrifiés ». Gare cependant à ne pas se laisser entraîner par une apocalyptique paranoïa, allumée par la vaste supercherie du réchauffement climatique d’origine anthropique[7], même si pollutions et destructions sont indubitables.
L’écrivain use de tout un lexique botanique, sensible et coloré, pour évoquer ses créatures préférées, en une remarquable prose poétique. Comme lorsqu’il parle des trembles autour de Patricia Westerford : « Les longues tiges aplaties des feuilles se tordent au moindre souffle, et tout autour d’elle un million de miroirs de cadmium bicolores clignotent dans le bleu satisfait ». Sa rencontre avec Dennis est « ce que doit ressentir une racine qui découvre, après des siècles, une autre racine avec qui s’enlacer sous terre ». Dommage, en particulier vers la fin, passablement désabusée, que des longueurs alourdissent le propos. À moins qu’il s’agisse là du trop humain défaut du romancier à thèse et engagé…
Une fois refermé le volume, qui sait si l’on se prend de regret pour la première partie, aux huit récits, avant qu’ils ne confluent. Réflexion faite, ceux-là étaient le plus souvent aussi ramassés que brillants, évocateurs de tout un monde bruissant, autour de personnages dignes d’intérêt, que ce soit par leurs vocations artistiques, scientifiques, paternelles, et bien sûr de ces arbres qui les réunissent sans qu’ils en aient conscience. Les deux dernières et immenses parties, « Tronc » et « Cimes », font un roman plus traditionnel, parfois affecté de longueurs, où le récit militant et la révolte contre les pouvoirs de l’industrie et de l’Etat souffre d’un trop d’application et de démonstration, sur des rails narratifs assez convenus, aux pages moins brillantes…
Faut-il regretter, comme ne manqueront pas de le faire quelques esprits aussi chagrins que mesquins, que ce livre, comme tout livre, soit imprimé sur du papier, venu de la chair des arbres ? Barbara Kingsolver, dans un bel article élogieux paru dans le New York Times, n’écartait pas réellement en sa chute cette argutie : « Et même si vous n’avez jamais accordé une seconde de réflexion à l’industrie papetière, en refermant ce roman vous tenterez sûrement d’oublier qu’il a été imprimé sur la chair macérée et blanchie à l’acide de ses personnages principaux[8] ». Outre que ce papier vient d’arbres communs, souvent des pins, produits en vastes séries renouvelables, ce qui n’affecte guère par ailleurs les zones de biodiversité, ce serait risquer de jeter une écologique suspicion contre les livres et le meilleur de la culture humaine, au nom d’une idéologie apparemment généreuse, mais finalement vexatoire et dangereusement éradicatrice…
Romancier s’inscrivant dans une longue tradition d’attention à la nature américaine, l’on se doute que Richard Powers pratique les allusions à Thoreau[9] et au John Muir des Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique profonde[10], et qu’ils sont les lectures de ses héroïnes sylvophiles de Richard. Tour à tour lyrique, et dramatique, son entreprise est également didactique. Avec les risques que comporte le roman à thèse, forcément touffu, engagé en faveur d’une nécessaire et judicieuse conservation de la nature. Fort heureusement, le romancier ne choit que par moments dans le prêchi-prêcha. Faut-il parier que les pouvoirs de destruction de l’homme, en dépit des espèces hélas éradiquées, seront bien présomptueux, devant les pouvoirs de résilience de la biodiversité et devant une humaine attention en devenir au service de son bien-être autant qu’à celui des humains. À l’expresse condition de ne pas faire de cette cause le prétexte d’un totalitarisme…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.