Le Maître des illusions ou l’université de Dionysos.
Donna Tartt : Le Chardonneret,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Edith Soonckindt, Plon, 798 p, 23 €.
Donna Tartt : Le Maître des illusions,
traduit par Pierre Alien, Plon, 528 p, 23 €.
Une jeunesse dévastée par le mal, délavée de ses illusions, telle semble être la colonne vertébrale de l’entreprise romanesque de Dona Tartt, qui, de décennie en décennie, publie de vastes fresques, aventureuses et ciselées. Fil d’Ariane et memento mori, le tableau de 1654 de Fabritius donne son titre, Le Chardonneret, à un roman touffu, ambitieux, faussement sage. Cachant pendant des années le tableautin d’un maître flamand, un jeune narrateur traverse les vies et les morts, les Etats-Unis, l’Europe, enchaînant son libre-arbitre et son destin. Sans compter Le Petit copain (2003), c’est là le troisième roman de Donna Tartt, après le remarquable Maître des illusions (1992), college novel à la lisière de l’antiquité grecque et du thriller criminel. Tous deux glissent sans peine sous la langue de la lecture, ce qui n’empêche en rien qu’ils soient faits de plans puissants et intimes, de fulgurantes notations métaphysiques et esthétiques.
Comme l’explosion de la poudrière de Delft tua le peintre du « Chardonneret », celle du Musée de New-York tue la mère de Théo, treize ans. Qu’importe le malin terrorisme à l’œuvre, ce péché originel des tyrans, car le point de vue de l’enfant parmi ruines et cadavres est absolument cotonneux, ce en quoi la maîtrise narrative est redevable d’Henry James. Choqué, il veille aux derniers instants d’un vieillard qui lui confie une étrange bague, mais aussi ce « Chardonneret » réchappé des décombres. Vieillard d’autant précieux pour sa destinée qu’il accompagnait une jeune rousse : Pippa, qu’il retrouvera convalescente, perdra… L’orphelin, à jamais nostalgique de sa mère, sera recueilli parmi la famille Barbour, grands bourgeois compassés, puis par son père, alcoolique ressurgi des limbes, qui l’emmène à Las Vegas, enfer et paradis des drogues, du jeu et des règlements de compte. On comprend alors que cette affection paternelle n’est que le masque de la cupidité. La mort du père le délivre du vide acéré où ne surnage que l’amitié picaresque et déjantée de Boris. A New York, il retrouve celui à qui il a rendu la bague, Hobbie, vieux restaurateur de meubles et antiquaire charmant qui l’initie à son métier, bientôt mené avec brio, au seuil d’une maturité sans cesse compromise. Cachant toujours le modeste et cependant fabuleux tableau du passereau, les péripéties ne manquent que rarement leur cible…
Entre tableaux de sociétés et épisodes rocambolesques, ce roman d’apprentissage déploie l’art du détail et du vaste panoramique. D’autant qu’il est construit sur des contrastes. Pluvieuse New-York contre désert et lumière des banlieues du Nevada, pénombre de l’atelier d’Hobbie, drogues méthodiques et manque, addiction amoureuse pour Pippa (« une fosse à goudron pour l’âme »), mariage avorté avec Kitsey, objets d’arts précieux, ou trafiqués en « jeunes Frankenstein », auprès du mentor, arnaques et honnêteté, froideur et troubles psychiques des uns, amour et amitié des autres, personnalités miroirs… Sans être manichéen, le récit laisse à Théo le choix entre le bien le mal, entre mauvaises et bonnes influences, quand le sens de son prénom suggère une transcendance imaginable.
Sous le clavier prolixe et soigneux de Dona Tartt, l’écriture associe densité psychologique et qualités sociologiques, quelques soient les milieux brossés, descriptions et émotions aussi sensibles que pathétiques, sans compter la capacité didactique, science du restaurateur de mobilier ancien ou de la vente, façons dont le héros apprend à lire les facettes du monde qui l’entoure. Les atmosphères, odeurs, lueurs de vernis, appartements chargés de mémoire, canaux d’Amsterdam, portraits de Pippa, pénètrent avec un soin ductile le corps du lecteur. Assurément, le suspense insidieux s’infiltre en toutes les nervures du roman : Théo, recéleur de l’inestimable tableau du maître ancien, homme d’affaires d’antiquités surfaites, escroc aux combines foireuses, criminel sordide en toute légitime défense, sera-t-il arrêté par le FBI, ou par ses propres démons ?
Lumineux fétiche, « trompe-l’œil » ou « barbouillage » savant, encombrante culpabilité, de quoi ce « Chardonneret », enfermé dans « la taie d’oreiller », mis au coffre, volé, finalement restitué, est-il l’allégorie ? « Plus adorable encore parce qu’il appartenait à un passé irrécupérable », il est objet de culte dans un monde agnostique ; à moins de se demander : « Est-ce que Dieu a le sens de l’humour cruel ? » Il est « lueur quasi musicale » : « Mon tableau qui, même enveloppé et caché, comme une sainte icône que porterait un croisé pendant la bataille, me faisait l’effet d’un objet porte-bonheur ». Allégorie de l’enfance et de l’amour, de l’art lyrique nécessaire au-delà du tragique, d’une « leçon sociale et morale »… Hélas, que ce soit en poursuivant l’art dionysiaque dans Le Maître des illusions, ou le secret de la sérénité d’un chardonneret entravé, l’entreprise de Dona Tartt n’ouvre guère à l’optimisme. Quoique la fin soit assez heureuse et morale, le traumatisme originel ne laissera pas de toujours confiner le jeune adulte dans une amère liberté. Là où « la plupart des gens semblaient satisfaits du mince vernis décoratif et de l’éclairage de scène artistique qui, parfois, rendaient l’atrocité basique de la condition humaine plus mystérieuse ou moins odieuse », ne peut-on envisager une œuvre d’art réussie conjointement avec une vie réussie ?
« Maîtres des illusions » sont Hobbie et Théo lorsqu’ils fabriquent et vendent du vieux avec du neuf. C’est aussi ce que fit Donna Tartt avec son inaugural roman. Il y avait un « maître des faux semblants » parmi les personnages secondaires, un « mauvais peintre », « génie » ou « porc », au langage « composé d’obscénités […] et du « mot postmoderne ». Comme si tous ces anti-héros étaient abonnés aux techniques des faussaires, telles qu’elles sont le ressort du vaste roman de William Gaddis, Les Reconnaissances[1]. De même, les jeunes étudiants de Julian en grec ancien jouent à de faux sacrifices dionysiaques aux vraies conséquences tragiques.
Le Maître des illusionsest un « college novel », truffé d’allusions à Platon et autres auteurs anciens. Sur un campus du Vermont, cinq jeunes gens se singularisent en étudiant le grec avec un maître charismatique et excentrique, Julian. Le narrateur, pauvre boursier venu d’une station-service de Californie, se joint à eux, fasciné : ils « connaissaient ce paysage magnifique et déchirant, mort depuis des siècles », et « le pur, inhumain, brutal, que connaissait les Grecs ». A l’orée d’un cours, Julien commence ainsi : « j’espère que nous sommes tous prêts à quitter le monde phénoménal pour entrer dans le sublime ». Mais, là encore, les beuveries sont le buvard de la vie. Arrogance et dandysme, culture d’élection et cultes secrets font de ce sextuor des marionnettes de leurs pulsions sauvages. Comme la belle Camilla, jumelle de Charles, le roman fait « jaillir un éventail de fantasmes presque infini, du grec, au gothique, du vulgaire au divin ». Car, de mystères en non-dits, malgré l’assiduité du quintette à étudier les hiéroglyphes ou traduire le Paradis perdu en latin, Richard parvient à recueillir la confession d’Henry : ils n’en sont pas resté à réfléchir sur l’équivalence de la beauté et de la terreur chez les Grecs, ils ont poussé la pratique du rituel dionysiaque dans une obscure forêt jusqu’au paroxysme, jusqu’à ce qu’un paysan meure la cervelle déchirée, sans qu’ils sachent vraiment comment… Car « Dionysos est le Maître des Illusions ».
L’effroi rétrospectif tiraille alors les protagonistes, d’autant que Bunny, sidéré, à moins d’être vexé de ne pas avoir été convié à la sauvage et « splendide » bacchanale, harcèle ses amis, suce l’argent d’Henry, et menace de tout révéler au sein du campus : « Nous étions tous conscient du flacon métaphorique de nitroglycérine que Bunny portait sur lui nuit et jour ». Faudra-t-il l’éliminer avant que la neige recouvre le corps ?
Le roman est alors « un oxymoron fatal », il ne peut ressembler au « pays de l’amnésie » quand l’université de Hampden est « un merveilleux bouillon de culture pour le mélodrame et les déformations de la vérité ». Les angoisses de Raskolnikov piétinent alors le théâtre de l’action : « L’effet était très chic, à la fois antique et post-nucléaire, comme une cour pleine de cendres à Pompéi ». Non seulement la qualité évocatoire est toujours intacte chez Dona Tartt, mais son sens de la métaphore fait mouche ; non sans que ses judicieuses allusions à la culture antique et romanesque ressortissent de l’esthétique postmoderniste.
Reste que le questionnement moral vrille la dramaturgie parfaitement huilée, quoique souillée de cambouis. La hauteur cruelle de l’azur grec ne préserve pas du mal et du sens du péché. C’est en portant le cercueil de leur ex-ami, « tel le chœur des anciens dans une tragédie », que le flash-back de la scène du crime s’allume dans les consciences : « il était indéniable que le meurtre de Bunny avait transformé la suite des événements en une sorte de Technicolor éblouissant ». Difficile d’imaginer avoir élevé le crime au rang des beaux-arts, comme dans l’essai de Thomas de Quincey[2]. Y-aura-t-il pardon et catharsis pour les protagonistes, englués qu’ils sont dans le sordide bourgeois et estudiantin qui, non sans satire, fait contrepoint à l’aspiration au sublime, hélas pervertie ?
Héros apparemment brillants, qui semblent vouloir élever leur vie au niveau de l’œuvre d’art, tragédie nietzschéenne dionysiaque plutôt que chardonneret miniature, élite à l’antique au-dessus de la tourbe du commun des mortels, le club des dionysiaques sombre peu à peu dans l’avalanche de l’alcoolisme et des comprimés de drogues. Comme d’ailleurs la plupart des protagonistes, comme si la foule entière des étudiants, sans compter leurs familles, ne savaient guère s’adonner à d’autres activités, faisant fi du développement économique et intellectuel des Etats-Unis. Après leurs crimes, la désunion, les rancœurs, les indignités suicidaires se liguent contre leur belle arrogance culturelle initiale pour délabrer les ambitions, au risque de décrédibiliser l’étude de la langue d’Homère. Mais s’ils ont choisi le culte héroïque et dévastateur de Dionysos, c’est au détriment de l’idéal apollinien, de la Grèce de Périclès et de Platon.
La fin du Chardonneret se trouvant moins pessimiste que celle du Maître des illusions, peut-être faut-il y voir une capacité de se reconstruire, malgré le traumatisme originel… Les jeunes étudiants dionysiaques, eux, sauf le narrateur-observateur, sont nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, ce qui tend à instiller l’idée selon laquelle si la richesse peut préjuger de l’esthétique, elle ne préjuge en rien de l’éthique de ses impétrants.
Indubitablement, Dona Tartt sait créer de la présence : ses personnages vivent sous les lèvres de notre lecture, s’élèvent dans toute leur identité physique et psychique au point de paraître une réalité de notre vision. Sa démarche, dans la tradition du réalisme européen, de Balzac à Thomas Mann, en passant par Tolstoï et Dostoïevski, sait ne pas se contenter de l’être là, mais nous prend par le bras avec une persuasive amitié pour nous amener au tribunal de la conscience de ses personnages autant que de la nôtre. Peut-on, pourtant, n’écrire de grands romans qu’en disséquant l’échec, la descente aux enfers -ou au purgatoire pour le Théo du Chardonneret- de ses personnages ? Le romancier doit-il renvoyer au lecteur le miroir des anti-héros ou des modèles ?
Certes, on ne bouleversera pas avec Donna Tartt l’épopée du roman du XXI° siècle. On songe aux apprentis de Dickens, à la haute société d’Edith Wharton, à la vacuité alcoolique sous stupéfiants de Brett Easton Ellis, à qui notre auteure a d’ailleurs dédié son Maître des illusions. De plus, elle ne se prive pas de faire allusion aux crimes, châtiments et culpabilités de Dostoïevski. Ce qui n’a rien d’un collage stérile, mais d’une réécriture plus que fructueuse, d’une somme et « ligne de beauté », malgré les plus faibles séquences du Chardonneret, afférentes aux dérives adolescentes et au glauque polar autour de Boris. Peut-on également douter de l’utilité des prologues trop obligeamment fournis par l’auteure au seuil de chaque roman ? Mais autour de Théo, l’épaisseur romanesque est celle d’un héros, lui aussi attaché à sa chaînette, comme à son destin désastreux, échappant de justesse aux sordides tréfonds des esclaves de Dionysos dans Le Maître des illusions, lui néanmoins partiellement sauvé par l’art, du peintre autant que de l’écrivain.
Dominique Fortier : LesVilles de papier. Une vie d’Emily Dickinson,
Grasset, 2020, 208 p, 18, 50 €.
Raconter la vie d’une poète enfermée derrière la fenêtre de sa chambre parait une gageure. Il fallait à l’Américain Jerome Charyn un certain toupet pour, oser dire en quelque sorte : « Mademoiselle Dickinson, c’est moi », parmi les pages de sa Vie secrète. Voire une rare insolence pour faire de cette vierge sage une vierge folle… De plus, malgré l’abondance de la correspondance, sans compter les 1789 poèmes[1], la ténuité des éléments biographique risquerait d’inhiber le biographe s’il n’était doué d’autant de fantaisie. Mais paradoxalement voilà qui ne fait que stimuler l’identification et l’imagination des écrivains qui usent du mode romanesque, comme Dominique Fortier en ses Villes de papier, pour frôler leur égérie.
D’où, au-delà de la réelle poétesse qui vécut entre 130 et 1886, la nécessité de recourir à la sensibilité du lecteur de l’œuvre, mais aussi à l’imaginaire. Jerome Charyn l’avoue en son préambule, il crée de toutes pièces des personnages fictifs : la directrice du Séminaire pour jeune filles, Tom le factotum au bras tatoué. Ainsi, outre « la tribu» familiale d’Amherst, le rédacteur en chef Bowles et le Juge, des protagonistes et événements supplémentaires et fantasmatiques permettent de figurer la personnalité puissante et cependant fuyante de la plus fabuleuse des poètes américains, « chasseresse dans un champ tumultueux de paroles ». Celui qui n’avait « pas envie d’écrire un roman sur une recluse et une sainte », la découvre alors « d’une terrifiante diversité ». En cette narration chronologique, à une jeune fille rousse, étrange et douée succède une femme à demi-aveugle, qui restera célibataire, très probablement chaste, et pourtant amoureuse en secret d’une demi-douzaine d’hommes mariés, qu’elle appelait « Maître », dont ce Juge qui imagina l’épouser… Tout en remplissant ses carnets de brefs poèmes aux vers libres, dont bien peu auront mieux que les honneurs de la publication posthume.
Le biographe intérieur met en scène les frasques de son héroïne du dix-neuvième siècle. Une sortie dans une « rhumerie » pour y rencontrer un Tuteur, ivrogne et tricheur, et fomenter une fuite avec lui. Ses deuils et délires, ses amours fictionnels pour des prédicateurs et des « vauriens ». Ses conflits et réconciliations avec frère et sœurs, avec le père par-dessus tout, avec la pauvre servante Zilpah, ancienne séminariste rejetée, qui conquiert son affection, double malheureuse et bientôt folle de notre recluse. Et « l’Assassin blond », Tom, pickpocket d’abord illettré, qui tournoie autour d’elle comme un fantôme, « troubadour troublé » par la « Sirène aux taches de rousseur ». C’est rarement fastidieux, souvent inspiré, palpitant, toujours fantasque, lyrique, voire érotique ; et terriblement lumineux et pathétique pour qui se fait appeler « Daisy le kangourou ».
L'on connait l’écriture poétique d’Emily Dickinson, fulgurante, elliptique, associant brusquement des éléments concrets de la maison et du jardin avec des hypothèses métaphysiques renversantes. Pourtant, le romancier ne parait citer aucun poème. Il a eu le front de les subtilement intégrer en son récit, d’utiliser « ses modulations et ses tropes ». Et de faire entendre une voix, comme une Eurydice ramenée par Orphée, sensuelle, farouchement libre, non sans humour, d’une ironie dévastatrice envers bigoterie et préjugés : car « Satan chante » en « Poète ». Cette voix de « magicienne des Pétales et des Paragraphes » anime la présence miraculeusement retrouvée de l’héroïne narratrice. Ainsi celle qui se confie en disant « je » dresse le portrait de ses aspirations et folies, de ses deuils et désespoirs ; en ce qui devient un nouveau genre, consistant à littérairement s’emparer du point de vue, du corps et de l’esprit d’un écrivain disparu, dont « il était rare que le crayon bondît ».
La carrière du prolifique Jerome Charyn semble ici aborder un tournant. Après une cinquantaine de titres, policiers, livres pour enfants, ou portrait magique de New York[2], il déploie non sans brio une vie intérieure dramatique. Mais à vouloir déployer un art presque cinématographique, entre péripéties nombreuses, enlèvements amoureux, incendies de granges et guerre de Sécession, oublierait-on presque la création poétique, ce « bruit qui sans cesse retentit dans mon cerveau » ? Reste à savoir si Emily Dickinson eût consenti à une telle exhibition, à ce beau mensonge probablement trop romanesque : peut-être avec une gourmandise indignée…
Peut-être notre poétesse - à qui nous avons offert une déclaration d’amour[3] - aurait-elle plus apprécié l’évocation que dresse la romancière québécoise Dominique Fortier en ses Villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson. Car pour la narratrice, qui intervient parfois en quelques confidences peronnelles, Emily est une « ville de bois blanc » ; celle du papier de ses poèmes, car le plus souvent recluse, n’offrant qu’une seule photographie comme portrait, elle n’est saisissable qu’à travers ses poèmes, et encore avec précaution.
Dominique Fortier, soigneusement documentée, se livre à une évocation de ce qui devient un personnage mi-réel, mi-fictionnel, en une sorte de paraphrase libre. « Père », « Mère », « Sophie », la « couturière », le jardin, la bibliothèque, entre Shakespeare et la Bible, sont autant de personnages ; la neige, les oiseaux, autant d’événements. « Quatre cent vingt-quatre spécimens de plantes et de fleurs » dans son herbier sont presque autant de poèmes, qui, eux, sont 1789. Mais, pour celle qui n’a pas conçu d’enfants, « ses poèmes ne sont pas des enfants de papier. Ce sont, tout au plus, des flocons de neige ».
Quelques rares, trop rares, citations de poèmes innervent ça et là le récit, fait de paragraphes successivement séparés, comme des prises de notes, ou des poèmes en prose dépliant les instantanés chronologiques. La langue est assez simple, la syntaxe parfois répétitive, alignant les phrases au présent, come des constats. S’agit-il d’émotion ou de maladroite froideur ?
Que de beauté fragile, en ses poèmes, face à une immense métaphysique ! Ainsi en 1868 :
Feuille de noisetier, bois d'Orgeix, Ariège. Photo : T. Guinhut.
Mark Z. Danielewski : La Maison des feuilles,
ou l'ébouriffant labyrinthe romanesque du fantastique.
Mark Z. Danielewski : La Maison des feuilles,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
712 p, 29 €, 2002, réédition 2013.
Dans la tradition totalement dévastée et revivifiée de Poe et de Lovecraft, les soupçons et séductions du cauchemar nous prennent par la main jusqu'en une perdition existentielle. Grâce à l'artifice classique du manuscrit retrouvé, qui plus est dans l'appartement d'un mort, nous voici entraînés dans le commentaire d'un film pour le moins étrange et lacunaire. Dans une « maison » inqualifiable. Et dans un roman plus labyrinthique que la spirale intérieure d'un coquillage aux dimensions insoupçonnées : celles de l'univers.
Johnny Errand, le narrateur initial de La Maison des feuilles[1], est un apprenti tatoueur un tantinet délirant qui découvre chez un vieil aveugle décédé, nommé Zampano, un manuscrit surprenant. Il s'agit d'un essai prolixe autour du « Navidson record », un film qui est l'objet central et obsessionnel de la curiosité de tous... Ce dernier narre l'emménagement d'une famille, puis sa perplexité, sa terreur devant les propriétés inédites de la « maison ». Le jeune Will Navidson est un photoreporter voyageur qui s'est marié avec Karen, belle ex-mannequin. De cette union sont nés deux enfants. Les bonheurs apparemment prévisibles liés à l'installation dans leur nouveau foyer parmi les campagnes de Virginie vont bientôt se fissurer devant l'obstination de Navidson à découvrir ce quelque chose qui cloche : en effet, la maison a des dimensions intérieures qui excèdent d'un rien celles extérieures. Est-ce possible ? On se fait géomètre, épiant chaque détail architectural, jusqu'à ce qu'une porte imprévue s'ouvre, découvrant un sombre couloir que l'on ne résiste pas explorer. Las, sa démesure dépasse les forces de l'aventurier en herbe qui a manqué s'égarer, qui doit, à l'aide d'explorateurs professionnels, se charger d'un impressionnant matériel de spéléologie pour dérober les secrets vides de ces pentes, de ces puits et tourbillons. C'est alors que le monstrueux dédale de la maison se creuse de nouvelles chambres noires, d'aventures épuisantes qui déchirent le couple, de folies intestines, voire d'abîmes meurtriers...
Chargé d'énigmes irrésolues, de références bouillonnantes et d'analyses prolixes, le roman se déploie en quelque sorte à l'identique de l'objet de sa narration, de par sa typographie, sa mise en page. Ainsi, parmi la prolifération des notes de bas de page, cette abondance de la critique cinématographique, littéraire, et philosophique (on y croise par exemple Derrida et Stephen King) qui boursoufle avec gourmandise, voire cannibalisme, le volume, peut être lue comme une tentative d'investigation des contenus et d’un sens aporétique -à la fois du film, de la maison et du livre-, mais aussi comme une satire assez réjouissante de la critique universitaire. De plus, autour de cet arachnéen récit emboîté, se tisse l'histoire fragmentée du lecteur Johnny, qui, bien sûr, est un reflet biaisé de notre propre lecture. Sa paranoïa est-elle causée par l'abus de substances psychédéliques ou par ce manuscrit omnivore qu'il travaille à éditer ? Ou encore par son désir exacerbé pour une strip-teaseuse ? Quant à sa mère, Pelafina, qui est garée dans un institut psychiatrique, on en saura un peu plus sur son labyrinthe intérieur et sa relation confuse à son fils en lisant Les Lettres de Pelafina[2], retranchées du vaste roman et publiées de manière indépendante.
Sans compter Tom, le frère de Navidson qui se sacrifie pour sauver la fille de ce dernier, (Daisy faillit être avalée par la maison), un personnage crucial du roman est l'explorateur Holloway que s'adjoint Navidson. Acculé par le bruit des profondeurs, il sombre dans la folie, trucide un de ses compagnons, pour enfin se suicider devant l'effroi de la perte de tous repères... Comme le capitaine Achab de Melville, il a échoué devant sa baleine blanche : La Maison des feuilles peut en effet être lue comme un nouveau Moby Dick, non plus marin, mais terrien, chtonien, quoique plus encore terriblement métaphysique. Car l'adversaire de cette épique entreprise est totalement inconnaissable, une sorte de présence du vide, de trou blanc, envers et au-delà des trous noirs du cosmos qui nous fait et nous détruit.
A l'intertextualité explicite qui phagocyte les notes, s'ajoute une intertextualité implicite, parmi lesquelles, il n'est pas toujours évident de démêler le vrai du faux. Il est rapidement évident que la cécité de l'écrivain Zampano puisse être une allusion au légendaire aède aveugle : Homère lui-même, comme pour appuyer la dimension épique de cette inégale lutte avec l'ange qu'est le combat sanglant contre la perverse maison. Celui qui paraît porter un nom de cirque fellinien a l'étrange particularité d'avoir eu sept amantes, chiffre mystique s'il en est, de plus aux prénoms empruntés aux sept lignes de défense de la bataille de Diên Biên Phù où il perdit la vue, métaphore supplémentaire de cette prédatrice maison des feuilles.
Plus vertigineuse qu'un dessin d'Escher, évidemment associée au labyrinthe et à son Minotaure, cette « maison » (mot toujours imprimée en bleu) se multiplie en elle-même sans jamais dépasser par l'extérieur, comme un inépuisable cerveau. Nantie d'un couloir qui défie les lois de l'architecture, de la géologie et du fantastique, la maison prend la forme des désirs, des angoisses et des phobies des personnages. L'événement est un « viol spatial » autant qu'un viol mental : « la maison tout entière est une incarnation physique des affres mentales de Navidson ». Sauf que bâtie en 1720, elle a eu « 0,37 propriétaires par an, la plupart traumatisés ».
La tradition du fantastique et de l'horreur, dans laquelle s'inscrit Danielewski, entre trois grands Américains du genre, d'Henry James à Stephen King, en passant par Lovecraft, trouve ici une acmé exceptionnelle. « Est-ce possible ? » se demandent tous les auteurs et lecteurs de ces récits et romans inquiétants. C'est ainsi que Todorov[3] définit le genre : « Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par une être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel ». Entre rationnel et irrationnel, il s'agit plus de donner une forme à nos interrogations scientifiques irrésolues, à nos questionnements métaphysiques, plus de figurer nos peurs, que de représenter le réel. Sans compter le plaisir de s'adonner aux spéculations de l'imaginaire, à la construction du vertige, comme le conçoivent les espaces intérieurs du cerveau de Danielewski.
En cette maison, nous sommes à la lisière de deux des thèmes du fantastique tels que les définit Roger Caillois[4] : La demeure hantée, bien sûr, dans la continuité du roman gothique du XVIII°, depuis Le Château d'Otrante[5], mais aussi, non pas comme le propose cet essayiste, « la maison, la rue effacée de l'espace [6]», mais au contraire, en un subtil renversement, la maison qui se creuse et s'agrandit jusqu'à l'inconnaissable. Cet univers en expansion, mais vers l'intérieur, car rien de cet infini ne dépasse ni dehors ni dessous, est une sorte d'astrophysique aussi irrationnelle que fascinante, comme si la peau des choses était retournée. Une sorte de bruit de fond périodique, parmi « l'antichambre », le « grand hall » ou « l'escalier en spirale » ajoute alors à la dimension cosmologique. Peut-on imaginer que cette perspective architecturale interne et sans cesse changeante, où la boussole ne parle plus, soit une image de la nouvelle science, une sorte de figuration métaphorique de la physique quantique soudain parvenue à notre échelle pour y perturber notre perception du monde, une déclinaison de la théorie des cordes, de ces univers parallèles, tels que les postulent des physiciens comme Stephen Hawking…
La problématique de la représentation innerve le roman en son entier. Qu’elle soit réalité, image filmique, dessins traumatiques des enfants Chad et Daisy, ou mots qui sont sous nos yeux, la maison est finalement irreprésentable : « A certains égards, le distillat de crayon et de pastel laissé par les mains de deux enfants rend mieux compte de l’horreur qui habite cette maison que tout ce qu’a pu restituer la pellicule ou la bande magnétique ». Ce qui n’est pas sans conséquence sur la démesure et la déconstruction derridienne qu’affecte la forme du livre tel qu’il est publié.
En effet, feuilles du livre et arborescences de l'esprit concourent à faire de ce roman postmoderne un exploit typographique autant que conceptuel. Les notes, les blancs des pages de plus en plus désertées, puis repeuplées de signes, les polices de caractères qui permettent de repérer les différents narrateurs, les encadrés et ratures, les annexes et l'index, les commentaires parfois boulimiques, voire les essais et récits surajoutés, les bibliographies souvent fictives paraissent devoir laisser le lecteur perplexe, quoiqu'il se sente rapidement séduit, conquis, envoûté jusqu'à l'addiction fabuleuse, de l'ordre de cette « horreur délicieuse » dont parle Burke dans son Essai sur le sublime[7]. En particulier lors de cette descente vertigineuse dans le blanc omnivore des pages où les mots finissent par être mutilés, par disparaître, au moment de la pire intrusion et implosion douloureuse au plus profond du secret et abyssal tunnel de la maison dont la couleur gris cendre affecte la rétine, la perception et la raison.
Mais c'est aussi, à travers le couple Navidson et ses enfants, une attendrissante et pathétique histoire d'amour familiale, d'autant que Karen se révèle bientôt claustrophobe, ce qui est bien sûr abondamment commenté. A la suite de l'ouverture du couloir, son intense appétit sexuel s'éteint. Sans compter, dans les notes parfois prolixes, entremêlant essai et passages narratifs, de Johnny, son amour intensément lyrique, voire mystique pour la rousse strip-teaseuse nommée « Pan-pan », ses expériences érotiques avec Tatiana et post-linguistique avec la belle Kyrie : « frissons et tremblements et tout au fond de sa gorge un millier de lettres s'écrasant en une chute non modulée », métaphore de la chute de la maison qui n'est plus celle d'Usher, mise en scène par Poe...
Et, que ce soit dans le récit ou dans les notes, les plus ou moins dévorantes bribes d'essai contribuent à faire de ce livre, au-delà du roman d'aventure, psychologique et métaphysique, un objet littéraire en même temps que métalittéraire ; il se commente en même temps qu'il se fait, en même temps qu'il est sur la voie de l'édition, tout cela dans une mise en abyme généralisée. On sait d'ailleurs que Danielewski, suite à douze ans d'écriture, ayant un mal fou à accéder à la publication, a dû avoir recours à internet, où son texte acquit un statut d'objet culte auprès de quelques aficionados, avant de pouvoir convaincre un éditeur new-yorkais de le publier à deux mille exemplaires. Nul doute qu'il ait eu le temps de s'interroger sur les affres de la création, sur la justice discutable des dieux vides et tutélaires de l'édition...
Hélas, nous sommes bien moins conquis devant la difficulté auquel nous nous heurtons à la parution du second roman de Danielewski : O Révolutions[8] qui juxtapose les récits de deux héros -se lisant à l'endroit et/ou à l'envers-, dans lequel les adolescents Sam et Hailey sillonnent les points chauds de l'Histoire de l'Amérique, tout cela au moyen d'un éparpillement de paragraphes faits de courtes phrases saccadées, ce qui peut laisser le lecteur dubitatif ; à moins que nous n'ayons pas perçu le bien-fondé de l'entreprise...
Mieux vaut alors revenir à La Maison des feuilles, chef-d'œuvre indubitable. En ce roman fascinant, inoubliable, voire obsédant, coexiste une narration à toute première vue anodine, cependant bouleversante, déstabilisatrice, et l'avalanche d'innombrables strates culturelles : La Divine comédie de Dante, le Minotaure, la nymphe Echo... et fourmillant d'interprétations et de surinterprétations. Le plus étonnant est que la complexité postmoderne du roman expérimental bourré jusqu'à la gueule de richesses pléthoriques et sans cesse troué de blancs, passe par un suspense haletant, par une légèreté narrative, une lecture aussi aisée que l'aventure est angoissante, que les perspectives intellectuelles sont ébouriffantes. Un grand roman de la littérature mondiale est né pour longtemps. Vite, réveillez Borges du tombeau : il va adorer...
Vladimir Nabokov : La Vénitienne et autres nouvelles,
traduit du russe et de l’anglais par Bernard Kreise et Gilles Barbedette,
Galimard, 1991, 216 p.
Il y a dans le passé une Eurydice que l’on ne peut retrouver. A moins du rameau d’or de l’art ; que sait emprunter Vladimir Nabokov. C’est en effet l’exil qui a rejeté l’écrivain de son pays et de sa langue, depuis l’infâme conflagration bolchevique de 1917. Une douzaine de nouvelles des années vingt sont ici réunies sous l'égide de Vénitienne, sous le signe de la nostalgie et de la promesse de l'art, territoire perdu et œuvres magiques. Récits écrits dans la langue de Pouchkine ou premières proses en anglais, ce recueil est une aisée et cependant synthétique porte d’entrée dans l’œuvre du fabuleux, indépassable, auteur de Lolita.
Comme dans un conte enfantin, un « sylvain d’antan » vient visiter l’écrivain dans « Le lutin ». Ce messager d’une intime mémoire s’approche de son encrier pour lui susurrer : « C’est que nous sommes ton inspiration, Russie, ta beauté énigmatique, ton charme séculaire ». Ce fut en 1921 la toute première nouvelle publiée par celui qui signait Vladimir Sirine, emblématique déjà du versant de nostalgie qui irrigue l’œuvre entière. Ainsi, immigrés et jeunes expatriés, à Berlin, Zermatt, dans le sud de la France ou en Angleterre, peuplent, presque fantomatiques, ces nouvelles. Celui qui fut chassé du paradis russe poursuit à travers ses personnages, voire ses alter ego, une quête du bonheur dont son adolescence choyée fut l’archétype. L’éternel émigré tente d’en recréer les miettes par la double vertu d’or de la nostalgie et de l’écriture.
Dans une atmosphère postimpressionniste et postsymboliste propre aux écrits de jeunesse, les amours perdus et impossibles refont surface, ou explosent. Comme dans « Bruits », presque poème en prose (« l’oreille musicale de mon âme savait tout, comprenait tout »), évoquant un amour de jeunesse. Ou dans « Un coup d’aile » qui juxtapose en un subtil contrepoint le luxe d’un grand hôtel, la lumière des pistes de ski enneigées, l’éclat de l’héroïne et les ombres finalement triomphantes de la mort. Au cœur de l’aventure lyrique et tragique entre Isabelle et Kern, ce dernier est assailli par un ange : « Le bord d’une aile gigantesque le faucha comme une tempête duveteuse ». Peut-on frapper et ensanglanter un ange à la « fourrure moelleuse » ? Se vengera-t-il ? Le fantastique fait soudain irruption dans une réalité moins duveteuse…
Bientôt, d’autres thématiques, urbaines, voire politiques, irriguent la constellation du nouvelliste et futur romancier. Comme une sorte de prémonition du plus tardif roman Brisure à senestre, dans lequel le personnage de Krug subit l’oppression d’un uchronique régime totalitaire, « Ici on parle russe » conte l’emprisonnement dans une salle de bain d’un membre du Guépéou par des émigrés. Ce qui joue le rôle d’une revanche en même temps que d’un indéfectible poids à supporter. Symboliquement, les communistes, responsables de l’expulsion de l’Eden de Nabokov et de toute une diaspora, sont enfin châtiés.
Mais c’est surtout le territoire étrange et promis de l’art qui fascine ici. La peinture et la réalité se font concurrence dans la nouvelle-titre qui prend pour personnage central une « Vénitienne » de couleurs sur sa toile. « La jeune Romaine, dite Dorothée », peinte au XVIème par Sebastiano del Piombo, fascine les « amoureux des Madones ». Cette jeune femme portraiturée, sosie d’une vivante, permet autant au personnage qu’à l’auteur de poursuivre non sans ironie leur quête de beauté, dont l’art est le lieu à la fois accessible et suprême. Passer tout vivant dans la sphère éternelle de l’œuvre est le vœu secret du protagoniste qui, à l’occasion de sa contemplation passionnée, devient « une partie vivante du tableau où tout prenait vie autour de lui ». Et si le restaurateur charmé ne se laisse lui pas prendre définitivement, le jeune homme impuissant devant la vie se sent « empêtré comme une mouche dans du miel », et se retrouve « peint dans une pose absurde à côté de la Vénitienne ». Bien sûr, comme dans tout récit fantastique, il y a une explication plausible à ce qui est par ailleurs histoire d’amour et drame conjugal, mais un petit citron venu du tableau reste l’invérifiable preuve de l’intrusion du surnaturel dans un quotidien réaliste.
Il s’agit bien cependant d’une profession de foi esthétique : « La contemplation de la beauté, qu’il s’agisse d’un coucher de soleil aux tonalités particulières, d’un visage lumineux ou d’une œuvre d’art, nous force à nous retourner inconsciemment sur notre propre passé, à nous confronter, à confronter notre âme à la beauté parfaite et inaccessible qui nous est dévoilée. » Il y a certes quelque chose de proustien dans cette formule. Nous rappelant combien l’amour pervers et forcené, cependant attendrissant, d’Humbert Humbert pour sa Lolita est la résultante d’une tentative pour retrouver le « vert paradis des amours enfantines », selon le vers de Baudelaire.
Augmenté de deux brefs essais sur la littérature (« Le rire et les rêves » et « Bois laqué »), ce recueil, brio d’écriture et de surprenantes images, prend encore plus de vigueur et de sens. L’auteur des études réunies dans Littératures, sait sans nul doute être son propre critique, se réfléchir dans le miroir de son art et en prolonger la réflexion. Nous laisserons alors à Nabokov le mot de la fin, que toute son écriture, jusqu’au solaire roman Ada ou l’ardeur, n’a jamais parjuré : « Car l’art sait bien qu’il n’y a rien de vulgaire et d’absurde qui ne puisse s’épanouir dans la beauté avec une lumière appropriée ».
Emmaüs Saint-Michel-le-Cloucq, Vendée. Photo : T. Guinhut.
Siri Hustvedt essayiste et romancière :
Vivre, penser, regarder ;
Un Eté sans les hommes.
Siri Hustvedt : Vivre, penser, regarder,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf, Actes sud, 512 p, 24,80 €.
Siri Hustvedt : Un été sans les hommes,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 224 p, 18 €.
Comment tisser ensemble les fils de l'essai et la dimension autobiographique ? L’écrivaine américaine Siri Hustvedt a trouvé le sésame qui lui permet de réunir ses genres pourtant peu conciliables : c’est « l’essai subjectif ». De même, partant de textes écrits et publiés au hasard de journaux et de colloques, elle a su les agréger en un ensemble cohérent, qui plus est sous l’égide des sacro-saintes trois parties universitaires, quoique elle revendique sa liberté par rapport à ce milieu et à ses codes. Vivre, penser, regarder est le triptyque de l’entière réalisation personnelle, humaine et intellectuelle de l’américaine Sri Hustvedt, que l’on doit connaître moins que pour l’épouse de Paul Auster, que pour elle-même. De la neurobiologie à l’œuvre d’art, Vivre, penser, regarder est un parcours autobiographique et intellectuel, quand le roman Un été sans les hommes installe au centre d’une pléiade de personnages féminins, une poétesse perspicace et inspirée.
Le lien entre nos vies mentales quotidiennes et les sciences neurologiques est un fil rouge qui parcourt avec constance ce recueil Vivre, penser, regarder. Ainsi les pages sur les migraines récurrentes de Siri (qu’elle n’aborde pas sur le versant de la plainte) sur l’insomnie, sur le rapport à son père, forment un tissu de « biographèmes » (pour reprendre le terme de Roland Barthes) et de notations scientifiques, philosophiques et littéraires érudites, sans lourdeur. Se dire et se connaître ne peut s’exonérer de la connaissance des travaux et des œuvres d’autrui : Chaucer, Nabokov ou Borges, par exemple sur cette « étrange zone intermédiaire entre veille et sommeil », mais aussi l’examen du cortex ou du thalamus…
Le cas de Phinéas Gage est emblématique : cet homme reçut une barre de fer au travers du crâne et survécut. Mais en ayant perdu son empathie, ses affect, son équilibre, ses vertus : « Cette histoire m’a hantée par ce qu’elle suggérait d’affreux : la vie morale peut être réduite à un bout de chair cérébrale ». La personne est-elle alors plus biologique que culturelle ? De même, entre déterminisme et liberté, elle se demande : « A quel point sommes-nous prisonniers de notre sexe ? » Répondant alors : « Nous ne sommes pas les auteurs de nous-mêmes, ce qui ne veut pas dire que nous n’avons ni capacité d’action possible ni responsabilité, mais plutôt que le devenir ne peut s’émanciper du lien. »
À la recherche de son « moi idéal », mais aussi de ses facettes et réalités, elle reste consciente de ce que « nous devenons aussi les créatures de notre culture ». Non sans s’interroger sur l’apport de la psychanalyse, elle note avec justesse « la rapidité à laquelle le lecteur de n’importe quel texte littéraire se met à ressembler à l’analyste, et le nombre de choses dont nous sommes souvent inconscients, nous autres auteurs de fiction, lorsque nous écrivons ».
Son regard butine dans un large spectre : de Duccio à Louise Bourgeois, elle n’est pas qu’historienne d’art. Avec finesse, et modestie, elle confronte aux chefs-d’œuvre son expérience familiale de la photographie et de l’image, observant ces « neurones miroirs » qui interagissent avec la puissance du regardé. L’effroi de Goya rebondit parmi les artistes contemporains qui le relisent, le singent, choquent et fascinent leur public, cependant moins que le sens de la fureur et du sublime chez le peintre espagnol. C’est alors qu’elle tente de pactiser avec les émotions ressenties, en conscience « que les artistes sachent qu’ils ne maîtrisent pas leur œuvre. »
La curiosité de Siri Hustvedt semble insatiable. On se souvient qu’essayiste, dans La Femme qui tremble, elle étudia les troubles neurologiques et le « gouffres qui hantent et configurent, dit-elle « l’histoire de mes nerfs », qu’elle dressa un Plaidoyer pour Eros. Romancière, avec Un Eté sans les hommes, elle narre l’abandon et la reconstruction d’une femme. Sans cesse à la recherche des mystères de la personnalité, elle sait une fois de plus « vivre, penser, regarder ». En sa langue accessible et élégante, elle nous entraîne avec bonheur dans cette mosaïque de micro-récits et de pensée réflexive qui dresse mieux que son autoportrait : le nôtre. La vocation d’écrivain de Sri Hustvedt ne se satisfait pas de raconter des histoires, si elles ne sont accompagnées d’une pensée sur leur nécessité…
Il y a quelque chose de Desperate Housewives dans ce roman. Il est en effet question d’une femme qui, la quarantaine venue, voit partir son mari qui a besoin de faire une pause : « La Pause était française, elle avait des cheveux châtains plats mais brillants, des seins éloquents qui étaient authentiques »… Certes, si la narration s’arrêtait à une situation hélas si banale, sans les finesses d’une écriture là déjà sensibles, il ne mériterait guère d’en parler.
La narratrice oscille d’abord entre l’examen de son moi et des rumeurs de folies qui la frôlent, lorsqu’une dépression, une hospitalisation, la séparent du monde, lorsqu’il ne lui reste plus que des « tessons de cerveau ». Ainsi, sans son Boris bientôt repentant, comme au cours d’une thérapie, elle va aborder « un été » exclusivement consacré à des présences féminines. La voilà alors au croisement de deux âges de la vie, entre l’amitié de vieilles veuves qu’elle appelle les « Cinq cygnes » et celle de sa mère. Décidé à faire un bilan de sa vie, dont un large pan vient de tomber, elle prend la décision de faire l’inventaire écrit de ses « Mémoires sexuels », depuis la première émotion, si ténue, jusqu’à celles plus matures, puis matrimoniales, et d’aller à la recherche de son « moi secret ».
C’est lorsque Mia, poète au plus profond d’elle-même, émergée de sa dépression, va se mettre à donner des cours de poésie à sept adolescentes, que le roman prend de son ampleur. Entre Abigail, l’une des « Cygnes », qui sait cacher sa « broderie érotique », entre sa correspondance avec « Mr personne », puis les premiers émois et petites rivalités « gothiques » de ses disciples, enfin son amitié avec Lola, jeune mère un peu dépassée par son couple sa progéniture, elle enrichit sans cesse sa personnalité et sa vision du monde.
Un tel roman en forme de mise au point au carrefour d’une vie, grâce à l’introspection et au retour sur un passé personnel, a bien des atouts. Mais il devient fascinant lorsqu’il se penche sur l’écriture en acte, sur les mystères de la création poétique, citant Shakespeare ou Emily Dickinson, ou encore proposant les propres poèmes du personnage, fort beaux, limpides et imagés : « Multiplie-toi par les mots, Alice / Ton armée aérienne crache des sagaies, / Craque des syllabes, brise le verre, / Vomit la fureur vers le ciel. »
Ainsi l’on ne trouvera ici aucune niaiserie, mais une éducation à la sensibilité, à la connaissance de la condition et de la création féminines, ainsi qu’une éthique d’écriture aussi prenante que solide, tout juste une légère satire des mœurs. Où le « critique américain » est comparé à un Dieu « totalement dénué d’humour et amateur de la médiocrité ». Où l’éloge de la création est si lyrique : « embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l’arc d’une phrase, le baiser d’une rime ». Voilà un livre finalement polymorphe, entre roman et journal d’une crise, d’une reconquête, voire essai sur la différence et l’identité du féminin et du masculin. Malgré quelques minces pages d’intérêt inégal, presque inévitables dans un tel projet pluriel, le plaisir de lecture résonne…
On a connu cet auteur, qui publia un beau Plaidoyer pour Eros, plus pâteux dans son style romanesque. Tout ce que j’aimais, par exemple, nous a laissé un souvenir de sûreté dans le détail psychologique, de qualités d’analyse infinies, mais dans la gangue d’un roman trop compact, trop touffu peut-être. A moins que nous l’ayons mal lu. Les esprits chagrins diraient à propos d’Un été sans les hommes qu’il s’agit d’un livre de femme, pour des lectrices. Que l’on balaie cette opinion sexiste ! La richesse sensible et conceptuelle de l’univers de son personnage et le simple raffinement de son écriture méritent que Siri Hustvedt soit considérée comme un écrivain, là où les douanes des genres sont balayées. Car entre Vivre, penser, regarder et Un été sans les hommes, de l’essai eu roman, de la neurobiologie à l’œuvre d’art, un parcours autobiographique, intellectuel et romanesque se dessine, celui d’une complète femme-artiste[1].
Thierry Guinhut
À partir d'articles publiés dans Le Matricule des Anges, février 2013
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis, L’Olivier, 560 p, 21 € .
Jeffrey Eugenides : Middlesex,
traduit par Marc Cholodenko, L’Olivier, 684 p, 21€.
Après Gaddis, Pynchon, De Lillo et Franzen, voici un autre avatar du Grand Roman Américain, rite de passage pour tout écrivain digne de ce nom. L’auteur clinicien de Virgin suicides brosse, en Middlesex etLe Roman du mariage, deux généalogies américaines. La première, depuis une paysanne grecque et son frère fuyant Smyrne pour alimenter le melting-pot de l’immigration, en passant par des générations de commerçants, jusqu’à un hybride jeune homme, né fille. La seconde, plus ramassée, s’intéresse à la généalogie du sentiment amoureux, qu’il ait pour origine le roman victorien ou les étranges déterminismes de nos cerveaux…
Ici, à Middlesex, quelque chose a grippé la machine de l’intégration sociale, culturelle et sexuelle, de cette épopée homérique à laquelle Eugenides emprunte des périodes parodiques. Est-ce l’inceste originel ? Ou la faute de ce moule américain qui ne voit que comme un problème -et doit donc trancher- ce cas d’hermaphrodisme. Seule devant le diktat médical, la jeune Calliope s’enfuit pour devenir l’adolescent Cal, muni d’un « crocus » affleurant d’un sexe apparemment féminin. Devant ce piège génétique et social, devant les marchands de pornographie qui veulent exploiter sa particularité sensuelle et piquante, Cal choisit sa liberté, en une belle réflexion morale sur la responsabilité.
Ses « deux naissances » répondent aux deux parties du roman, d’abord pour les grands-parents et parents, puis l’histoire de Cal. Cette double réflexion sur l’identité dépasse la problématique du patriotisme métissé américain, pour s’ouvrir sur nos identités sexuelles et mentales et atteindre la belle universalité du roman de formation. Même si l’on peut rêver plus d’émotion dans l’écriture lorsque le narrateur affronte ceux qui veulent lui assigner une sexualité tronquée, puis lors de son errance qui ne le ramènera, en final, que devant le caveau familial…
Pourtant, le conte réaliste de l’hermaphrodisme, bien que prodigieusement intéressant, curieux pour le moins, aurait mérité de savoir mieux toucher notre fibre sensible. C’est alors qu’avec Le Roman du mariage, Jeffrey Eugenides a su confier son empathie à ses personnages, et par voie de conséquence à nous lecteurs.
Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… C’est ainsi que le conte traçait un avenir de bonheur. On se doute que le roman du XXI° siècle sera bien plus dubitatif. Les chausse-trappes de la séduction et du couple prennent en effet chez l’Américain Eugenides, en sa théorie et critique romanesque de l’amour et du mariage, une tournure inquiète.
Dans le cadre du collège novel, ce genre romanesque typiquement anglo-américain, des étudiants d’université croisent leurs jeunes destinées. L’une, Madeleine, est passionnée par les romancières victoriennes, l’autre, Mitchell, étudie la théologie, enfin Leonard se veut biologiste. Ils se rencontrent lors de cours de littérature, découvrant alors les essayistes et philosophes français à la mode. Un étudiant témoigne d’un air docte et pince sans rire que la lecture de La Grammatologie de Derrida a « bouleversé sa vie ». Ce qui nous vaut une petite tranche de satire enlevée de la vogue de la « french theory », lorsque l’enseignement des Sciences humaines est soumis à la déferlante de la sémiologie et du structuralisme : « Ils voulaient que le livre, cet objet transcendantal, fruit de tant d’efforts, soit un texte, libre de toute attache, indéterminé, ouvert aux interprétations». Pourtant, lors de ses déboires et larmes, Madeleine relit avec auto-apitoiement et mélancolique délectation les Fragments d’un discours amoureux, seul ouvrage qui, au-delà de l’ironie du narrateur, parait garder sa fraîcheur : « Elle pouvait lire Barthes déconstruisant l’amour à longueur de journée sans sentir la moindre atténuation de celui qu’elle portait à Leonard ». Le Roman du mariage sera remplacé par un « kit de survie de la petite célibataire », passablement coquin, mais guère exaltant…
Classiquement, nous sommes aux croisements d’un trio sentimental et sexuel. Séducteur, doué d’un charisme certain, Leonard est nanti d’une face sombre, comme un Docteur Jekyll et Mister Hyde (titre qu’aurait dû ne pas oublier Madeleine) lorsqu’il est balayé par des accès de dépression. C’est lui qu’elle aimera, quoique à ses dépens, quand Mitchell, l’étudiant doué d’un inattaquable sérieux, ne trouvera, pour alimenter sa passion, que l’ersatz de l’amitié. Et pendant que Leonard plongera dans l’enfer de l’hôpital psychiatrique et du « lithium » (ce qui nous vaut quelques pages encyclopédiques pour que le roman réaliste puisse faire concurrence au réel) c’est en un miroir inversé que Mitchell ira voyager en Europe et en Inde, jusqu’aux cotés de Mère Theresa et de ses mourants…
On imagine sans peine que l’auteur de Virgin suicides et de Middlesex, cette épopée de l’hermaphrodisme contrarié, ne conduira guère les aspirations matrimoniales opposées de Madeleine et Mitchell au happy end postulé par leurs cœurs et leurs fantasmes. De même, l’éphémère mariage de la jeune femme avec Leonard sera la trop triviale éducation sentimentale contrariant sa passion intellectuelle pourtant intacte pour les romans de Jane Austen et de George Eliot. Etudier la question du mariage dans les récits anglais du XIX° ne protège visiblement pas des illusions et des inconvénients de la chose, « même si Madeleine se sentait en sécurité avec un roman du XIX° siècle », malgré toutes les qualités humaines de l’héroïne. En ce sens, le livre d’Eugenides navigue parmi deux plans complémentaires, romanesque d’une part et sociologie et psychiatrie d’autre part, dont l’un est la critique de l’autre, ce qui contribue à sa réussite, malgré quelques longueurs lors des épisodes « maniaco-dépressifs » de Leonard. Probablement la faille qui s’ouvre en son cerveau est-elle plus grave que celle pourtant plus visible de l’hermaphrodisme de Cal.
Deux livres hybrides donc, tous deux sondant les failles de la sexualité et de l’amour. Le premier est grec et américain, femme et homme, saga sociale de Smyrne à Detroit et épopée d’un demi-siècle d’histoire où surgit un jeune être mythologique. Le second se fait chronique des amours estudiantines et de l’accession à la maturité des couples, des solitudes, en même temps que théorie et critique du roman, comme si l’essayiste distillait sans cesse son diagnostic dans le corps du récit. En ce sens la postmodernité assumée de Jeffrey Eugenides prend en écharpe les genres.
Dressant un tableau tour à tour idyllique et grinçant des mœurs américaines, entrant alternativement dans les profondeurs des cerveaux de ses personnages, qu’ils s’agissent de leurs hormones, de leurs affects, de leurs cultures et de leurs connexions neuronales, depuis Middlesex jusqu’au Roman du mariage, Eugenides fait montre d’une maîtrise indubitable des ressorts de la narration et de la psychologie, sans compter leur inscription dans un temps historique voire mythique. Entre péripéties renouvelées dignes de la tradition littéraire de grands réalistes du XIX°, de Flaubert à Tolstoï, et métalittérature, à la lisière de l’humour et du tragique, il figure en ses romans d’apprentissage les traits d’une génération tour à tour inquiète, enthousiaste et cependant trop vite désenchantée ; la nôtre peut-être…
Thierry Guinhut
La partie sur Le Roman du mariage est parue dans Le Matricule des Anges, janvier 2013
Vide-greniers de La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Margaux Fragoso, ou le tigre de la pédophilie.
Margaux Fragoso : Tigre, tigre, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Marie Darrieussecq, 416 p, 21 €.
Il manquait au génial roman de Nabokov, dominé par le point de vue du prédateur de nymphette, celui de Lolita, fillette complice et outragée. Margaux Fragaso, grâce à écriture radicalement différente, fait mieux que remplir ce rôle nécessaire et ingrat ; elle offre en son Tigre, tigre et à son lecteur inquiet le regard plein d’humanité de la victime sur son dominateur sexuel.
En un récit résolument autobiographique, la romancière narre sa dépendance entre les mains d’un pédophile, de sept à vingt-deux ans. A l’écart de ses parents déglingués (l’une par les délires dépressifs, l’autre par l’alcool et la fureur) elle trouve refuge chez Peter, la cinquantaine, dont la maison regorge d’animaux, au point d’affirmer : « Peter est davantage mon père que lui ». Quand la mère est complice de cette amitié dont elle ne voit pas l’envers pervers, il est si tendre et attentif que l’affection passe peu à peu aux massages, caresses sexuelles et fellations, avec un art de la persuasion et de la manipulation impeccable, arguant que le sexe est beauté. Il lui voue un culte, dans le temple de sa chambre orné de ses photographies. Mieux, ils communiquent par des codes subtils, des fantasmes dont la lectrice précoce se fait l’écrivaine : elle devient « Nina » (« mon chef-d’œuvre en matière de femme ») puis une « personne-tigre », d’où le titre, qui est également n relation avec le poème du m^me nom de William Blake. S'agit-il de s'affirmer tigre devant le tigre pédophile? Maintes péripéties dramatiques, une séparation forcée, les soupçons, un désir d’enfant lorsqu’elle a dix-sept ans, les disputes, voire les coups, une fidélité presque à toute épreuve jalonnent ce roman de formation atypique, jusqu’à ce que le vieillissant Peter se jette d’une falaise…
Elle est «abimée » par cette énigme : « c’était un homme matriochka, chaque secret était dans un ventre (…) un champ de maïs labyrinthique ». Peut-être bien plus par la folie apathique et hallucinée de la mère, par les scènes de violence autoritaire du père. La sexualité avec Peter est un traumatisme continu, quoique sans défloration. Mais n’a-t-il pas su, malgré sa perversion d’homme meurtri par ses pulsions irrésistibles (a-t-il violé un garçon, abusé d’autres filles ? nous ne le sauront jamais), créant un asile d’amitié entre adulte et enfant, donner un sens à la vie d’une fille que ses parents et son milieu souvent sordide ne lui accordaient pas... « Je l’aimais, pourtant, et je lui avais évité la prison », s’avoue-t-elle lorsque refuse de le dénoncer. C’est à la fois un amour fabuleux, pérenne, et une sexualité indue. Ainsi, la carrière du séducteur désaxé, qui fut, très jeune, violé par des stripteaseuses, devient un problème moral qu’il est difficile d’évacuer de façon péremptoire.
Le miracle de ce récit troublant, pas un instant racoleur, est son absence de manichéisme, de par l’humanité accordée aux personnages, complexes, fragiles, dévorés, parmi lesquels la narratrice parait la plus forte. Indispensable témoignage, il s’élève au-delà par la noblesse de ton, la richesse métaphorique, l’aisance du déroulement et les nuances de l’analyse qui forcent le respect. Margaux ne pose pas en victime comme son statut aurait pu l’y inviter, ne nous assène pas un réquisitoire forcené à l’encontre du pédophile. Au contraire, elle tisse un réaliste tableau social au vitriol, des portraits effarants, attendrissants, jamais caricaturaux.
Ainsi, y compris pendant cette expérience de quinze ans, c’est avec une étonnante maturité, malgré ses abîmes, ses replis sur soi et sur sa relation avec Peter, que la romancière autobiographique se domine et domine son sujet avec brio, sans pudeurs inutiles, sans vulgarités expéditives. A-t-elle pardonné ce qui n’était pas pardonnable ? Cette écriture qui conjugue finesse et richesse a certainement contribué à lui apporter une sérénité que nous avions devinée, sans qu’il fût besoin d’une postface, un truisme sur la nécessité de dénoncer la pédophilie. On sait également par les remerciements que nombre de relectures amicales ont contribué à sa réussite humaine et littéraire ; mais à Margaux Fragoso seule revient le mérite d’avoir mis en forme si vivante, intense, et pure de toute jérémiade, la vérité intime et édifiante de son histoire.
Thierry Guinhut
Article publié dans Le Matricule des Anges, octobre 2012
Cathédrale Saint-Pierre, Poitiers, Vienne. Photo : T Guinhut.
John Gardner : La Symphonie des spectres,
un roman philosophique oublié.
John Gardner : La Symphonie des spectres,
traduit de l’anglais par Philippe Mikriammos, Denoël, 798 p, 29,50 €.
Hors le choix du titre, il n’est pas impossible que l’éditeur ait raison : « Le chef-d’œuvre oublié de la littérature américaine », annonce-t-il. Qui aurait dû s’appeler, mieux que cette « symphonie » un peu kitsch qui semble présager un mauvais Stephen King, Les Spectres de Mickelsson, pour respecter le titre original anglais. Ainsi, nous aurions pu mieux présager de la richesse d’un personnage accablé par ses démons, dont les compétences philosophiques certaines ne parviennent pas toujours à le protéger contre la déliquescence morale…
Qui sont les spectres de ce professeur de philosophie, naguère célèbre ? Sa maturité l’a gratifié d’un poste dans une université de second rang, du côté de la Pennsylvanie, alors que ses choix de philosophie morale paraissent un peu démodés face au relativisme ambiant. Sa femme Hellen, théâtreuse d’avant-garde sans public dont il est séparé, est inconséquente et dépensière, alors que ses deux enfants poursuivent au loin des études de français pour l’une et de photographie pour l’autre. Mis à mal par une excessive générosité envers son ex-épouse, le voilà cerné autant par les fonctionnaires des impôts qui lui réclament de lourds impayés que par le manque sexuel et amoureux. Que vient-il alors faire en cette galère lorsqu’il décide d’acheter une maison prétendument hantée dans les « Endless Montains » des Appalaches ?
Malgré ce qui aurait pu être une histoire d’amour avec sa belle collègue de sociologie Jessica, hélas cernée par les marxistes, et qui sera peut-être pérenne, si l’on pense au réalisme magique de la scène finale, il s’enferre dans une liaison avec Donnie, une prostituée de dix-sept ans, qui deviendra un spectre de plus parmi sa déréliction : « Mickelsson avait l’impression que toute sa vie se résumait dans ce tourbillon intemporel d’un instant : sa catastrophe financière, ses amours maladives, son suicide par le tabac et l’alcool, son effondrement professionnel ». Dans sa maison qu’il s’ingénie à retaper magnifiquement, il voit passer les spectrales figures des anciens propriétaires : peut-être s’est-il « trouvé sur la longueur d’onde d’un morceau du passé »…
Plus largement, d’autres spectres s’imposent à celui qui a pour ambition d’« écrire sur le monde, le faire passer à l’épreuve de la pensée logique » : cette industrie nucléaire contre quoi son fils milite, peut-être jusqu’au terrorisme, une décharge toxique dans les montagnes, les Mormons enfin, dont le fondateur John Smith aurait été un voisin, et qui font de sa maison une cible inquiétante : y aurait-on caché des documents compromettant la véracité autoproclamée de cette religion ?
Spectres mentaux, spectres moraux, religieux et politiques, tout concourt à inscrire ce livre dans une dimension rarement atteinte par les romanciers. Y compris lorsqu’il confronte rationalisme et phénomènes paranormaux, ou plus exactement psychiques, ou encore lorsqu’il met en scène et analyse la culture contemporaine, parmi laquelle une pertinente critique musicale. Sans oublier qu’il s’interroge, à travers le personnage du Mormon tyrannique, sur les fondements de la foi et du pouvoir.
Faut-il s’identifier avec celui qui se qualifie ainsi : « Une fois de plus, il était le dadaïste suicidaire, le héros représentant et symbolisant sa nation (…) qui est sorti de son orbite et qui, à l’instar de sa civilisation, dérive vers la catastrophe absolue ». Avec celui qui commet un vol et un demi-crime à la Raskolnikov, qui entend le fantôme d’un étudiant suicidé au téléphone, qui sabote sa propre existence ? Ce qui nous permettrait au moins de sonder les abîmes d’un moi, de nous demander comment, à sa place, nous redresserions la barre : « Et s’il avait le courage de faire un petit pas pour mettre de l’ordre dans sa vie, pour réaffirmer sa dignité ? » Seul son combat contre le méchant tyran mormon caché parmi les professeurs lui assurera une légitimité.
Les facettes nombreuses du personnage tourmenté, ses cours devant ses étudiants, parmi lesquels revient avec pertinence la pensée de Nietzsche, le monologue intérieur à la troisième personne, un lyrisme parfois intense, une pénétration psychologique à toute épreuve, tout cela contribue à l’épaisseur sans lourdeur du roman. Le romancier virtuose a su ajouter le suspense et les scènes d’action du thriller à ce roman en partie autobiographique : lui aussi fut poursuivi par un destin tragique, lui aussi s’est séparé d’une épouse qui lui voua une haine farouche, lui aussi enseigna, sans compter qu’il publia un essai, On moral fiction, dans lequel il s’attaquait à l’irresponsabilité éthique des auteurs américains contemporains, ce qui, on le devine, lui valut bien des inimitiés… Une satire de l’avant-garde, une charge contre la coterie professorale des marxistes, une argumentation d’étudiant sur « l’avortement à la demande » qui n’échappe pas à la question de la légitimité de la vie à naître, voilà qui a pu ne pas contribuer au succès de ce roman porteur d’une réelle exigence éthique, malgré le drame d’un anti-héros qui se sait n’être guère un modèle.
A la lisière du « College novel’s », ce genre illustré par David Lodge, et du roman de mœurs et d’introspection, Les Spectres de Mickelsson, comme il faudra le nommer, méritent de frapper les mémoires, moins pour sa relecture de la tradition du gothique littéraire qui aimait convoquer les fantômes, que pour sa capacité à éveiller notre interrogation sur la conduite de nos destins. Si la connaissance de la philosophie morale ne contribue pas à diriger au mieux la vie de ce raté héroïque, faut-il pour autant blâmer cette discipline intellectuelle et éthique ? Plutôt alors s’appuyer sur ce roman pour allier théorie et pratique, pensée et action. Il s’agit bien alors d’un roman philosophique, où liberté, contexte social, responsabilité et destin sont en conversation, pour notre plus grande réflexion et édification.
William T.Vollmann : La Famille royale, traduit de l'anglais (États-Unis) par Claro,
Actes Sud, 2004, 944 p, 30 € ;
William T.Vollmann : Le Grand partout, traduit par Clément Baude,
Actes Sud, 256 p, 2011, 22 €.
William T. Vollmann : Les Fusils, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Le Cherche Midi, 2006, 416 p, 21 €.
William T. Vollmann : Central Europe, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Actes Sud, 2007, 928 p, 29,80 €.
William T.Vollmann : Décentrer la terre, traduit par Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux,
Tristram, 2007, 320 p, 23 €.
Vollmann œuvre souvent dans le monstrueux. Outre un monumental essai de 4000 pages sur la violence, inédit en français, son roman le plus remarqué, La Famille royale, faisait 940 grandes pages bien tassées. Ecrivant une épopée de la prostitution, il dressait une fresque impressionnante des bas-fonds, de leurs horreurs et splendeurs méconnues. Devant une telle ambition, les esprits chagrins lui reprocheront sa propension à une ampleur pas toujours nécessaire, comme dans son omnivore Central Europe. Les Fusils, quoique d’une taille plus supportable, n’échappera pas à ce reproche de longueurs parfois étirées… Mais force est de constater que le titanisme d'un tel écrivain ogresque mérite le respect.
Car William T. Vollmann (né en 1959) fait Sept Rêves, « histoire symbolique du continent américain en sept volumes » dont quatre sont aujourd’hui publiés, parmi lesquels une Vraie histoire de Pocahontas et du Capitaine Smith, puis Les Fusils qui, quoique le sixième, est le seul à être soumis à la sagacité du lecteur français.
À travers deux explorateurs à un siècle et demi de distance, Vollmann écrit l’histoire du grand nord canadien au travers d’éprouvants voyages polaires. La dimension historique est certes ici présente, avec le récit de l’exploration du fameux « Passage du Nord-Ouest » entre glaces et îles du grand nord canadien par le capitaine sir John Franklin, qui, à partir de 1845, lui coûta la vie, avec tout son équipage. Comme vu de l’intérieur de l’expédition, c’est un roman dans le roman qui entretient une relation onirique avec l’odyssée de celui que l’on sent être l’alter ego de l’auteur. En effet, parallèlement, dans les dernières années du XX° siècle, Subzéro, « jumeau » du précédent, et dont le nom est bien sûr tout un programme, reparcourt ces territoires lacunaires et blancs, à la recherche de cette mémoire, et de celles des peuples épars sur ces terres arctiques. Comme son mentor, il rencontre Reepah, une amérindienne « au cœur magnifique » : s’unir à elle par amour, c’est pour lui s’unir totalement à ce territoire, à ses habitants.
À l’instar du peuple prostitué de La Famille royale, ce sont ici des populations délaissées, souvent méprisées, qui tentent de survivre, malgré la dégradation de leur milieu à cause du réchauffement climatique, de l’exploitation des ressources et de la contamination par le mode de vie occidental : « Les crêtes des toundras étaient transmuées par l’agencement miraculeux des bulldozers en buttes de terre, et les animaux devenaient de la viande. » Vollmann, « s’interrogeant sur les qualités morales des fusils », voit en effet dans l’irruption des objets et des technologies la cause des évolutions, voire des bouleversements des cultures. C’est ainsi que les Inuits regardent les fusils « teindre la glace de sang ». L’auteur cependant a garde de ne pas accuser l’instrument de tous les maux, dans un monde où les déplacements de populations par le gouvernement canadien sont discutables, où il fait faim, dans un froid polaire, qui est aussi trop souvent celui du cœur. L’un des moments les plus impressionnants est peut-être le séjour solitaire dans une station abandonnée, par moins quarante. Le fusil ne peut rien contre le pouvoir de la glace…
Subzéro partant pour une quête du froid, une quête de soi et de l’autre, Vollmann a-t-il voulu écrire, quoique avec une modestie qu’on attendait peu de sa part, avec une langue sobre, des personnages pleins d’humilité, son Moby Dick bardé de citations? Roman historique, encyclopédique et d’aventure, déploration d’une culture menacée, Les Fusils est tout cela à la fois. Les Inuits en voie d’acculturation n’échappent ni à la plume investigatrice, ni à la sensibilité de Vollmann qui écrit par fragments, comme pour marquer les étapes d’un journal de navigation ou de marche parmi la toundra. Il laisse ainsi respirer l’espace entre réalité et imaginaire, entre constat politique engagé et fiction. Sans compter les croquis, personnages, cartes et paysages, comme saisis sur le vif du froid, qui ajoutent au livre une dimension plastique et poétique bienvenue.
En deux livres complémentaires, William T. Vollmann extrait des bas-fonds de San Francisco et des Etats-Unis une matière humaine aussi sordide que lumineuse, qu’il s’agisse de l’inframonde de la prostitution ou de celui des hobos. Un récit en forme de reportage côtoie un vaste et ambitieux massif romanesque.Tout écrivain des États-Unis qui se respecte doit un jour écrire son Grand Roman Américain. Prendre en écharpe son continent, ses générations, lorsque Franzen radiographie une famille dans Les Corrections et dans Freedom, ou pour prendre des exemples plus encore convaincants : JR de Gaddis et Contre-jour de Pynchon... Comme dans son grand roman européen, Central Europe où il aborda l’Histoire par la face cachée de ces dirigeants, de ses artistes et poètes, dans le millier de pages de La Famille royale Vollmann pervertit le genre en dénonçant un modèle social et familial, puis en explorant un sous-royaume inquiétant, revanche, geôle et refuge de ce « club des perdants » qui s'échine à l'ombre de la brillante machine économique.
John, financier en phase de réussite, a une femme d'origine coréenne qui fascine et attendrit celui qui porte« la Marque de Caïn » : Tyler, « vieil enfant » et détective privé miteux. Ne convoite-t-il pas, mais avec la complicité romantique requise, l'Irène de son frère, malheureuse en ménage et pure, opposée aux milles putains parmi lesquelles il poursuit une enquête sordide. Sa dantesque descente aux égouts et enfers de San Francisco prendra une direction inattendue, lorsque le mystérieux suicide de son « ange», signant l'échec de l'immigration et de l'adaptation, l'aura laissé sur la rive froide de la vie. Bientôt amoureux d'Africa, la « Reine des Putes », il choisira de rallier la « famille royale » et sa « colonie d'insectes ».
Mais c'est par Brady, caricature infâme du capitalisme, que Tyler est payé. Ce commanditaire, brutal et raciste, monte à Las Vegas un marché aux filles « virtuel », le « Feminine circus », où elles sont achetées, baisées, parfois torturées, tuées, et pour lequel il convoite la « Reine des Putes ». « Tout le monde fait comme si ce n'était pas réel » fait remarquer Tyler. Les handicapées mentales, fort prisées, sont-elles de cet avis ? C'est ainsi que le mal irrigue les rapports humains, qu'une Reine violente et outragée remplace l'autre. Comment s'opposer aux sbires du Roi Dollar ? Quant à savoir, selon la citation de Sade placée en épigraphe, si « c'est la multitude de lois qui est la cause de cette multitude de crimes », cela reste très discutable... D’autant que le manichéisme de Vollmann peut paraître fort simpliste : riches pourris contre pauvres radieux rejetés dans les bas-fonds.
Ainsi, pitoyables, parfois affreuses, bourrées de crack et de cicatrices, violées et victimes d'avortements, les prostituées, ces « travailleuses buccales ou vaginales » pourtant capables de générosité d'âme, sont décrites avec lyrisme, avec une incroyable tendresse et humanité, dans le cadre d’une fresque baroque. Y compris le répugnant pédophile affilié à ce FBI auquel il apporte son concours pour piéger bien pire que lui. Quant aux « Vigs », ces membres des comités de vigilance, leur intransigeance morale n'est-elle pas pire, leur violence plus intimement affiliée à ce mal qui est en fait le partage de l'homme ? Tous sont en effet « sortis déjà corrompus de la matrice ». Irène même est-elle indemne de cette contamination par le syndrome de Caïn ? La déréliction emporte tout dans son flot : « il devrait y avoir un sens » ou une « histoire », mais l'on ne trouve « que des crottes de rat. »
Le substrat mythique, biblique, la narration du voyage labyrinthique de cercle en cercle parmi l'enfer américain, l'étourdissante profondeur et richesse stylistique font de La Famille royale un roman picaresque et de mœurs incontournable. Même agaçant souvent la patience du lecteur, les longueurs (Vollmann dut consentir une ponction sur ses droits d'auteur pour les maintenir) n'obèrent pas la fascination de qui s'engage dans le parcours initiatique, dans l'odyssée brisée d'un Tyler finalement ravalé au rang des « hobos », ces vagabonds faméliques des « errances ferroviaires ».
Ces hobos sont pourtant les héros du plus modeste récit qu’est Le Grand partout, rafraichissante épopée des simples et clochards, des amoureux de la vastitude américaine qui voyagent gratis en se cachant dans les trains de marchandises. Dans le cadre de ses voyages, Vollmann, qui agrège ici reportage, confession et descriptions paysagères lyriques, n’est guère ami de la légalité : la « resquille » est le pain quotidien d’un sport, d’une éthique et d’une liberté, en-dehors de ceux des « citoyens ».
Dans la tradition de Thoreau, London et Kerouac, auteurs fétiches qu’il rappelle abondamment, Vollman n’est pas loin d’écrire le « conte de fées » des vagabonds transcontinentaux : « il se peut que j’aie transformé une sale réalité en un monde légendaire ». Même s’ils font profession de « ne jamais rien voler d’autre qu’un voyage », l’auteur et son ami et complice, Steve, qui se font hobos le temps d’une évasion, d’un reportage, tout en conservant le confort de pouvoir rentrer chez soi en avion, ne sont pas loin d’idéaliser leurs discrets compères, pourtant non à l’abri de la délinquance et de la violence. C’est néanmoins avec la plus grande humanité que l’essayiste et narrateur se penche sur ces « hommes qui sont du côté abimé de la vie », qui bourlinguent parmi les marges ingrates des réussites et des déboires de l’immense économie américaine.
Une dimension mystique et métaphysique imprègne ce petit livre, avec des interrogations telles que le « Qui suis-je ? », ou les allusions au poème Montagne froide du chinois Han Shan[1]… Ainsi, entre gare de triages et voies aléatoires, de la Californie aux Rocheuses, en passant par les grandes plaines, il s’agit de partir, qu’importe la destination, vers « le territoire du N’importe Où », avec pour viatique la « Vénus Diesel », graffiti récurent parmi les wagons, fantasme dont la réalisation est « aussi rare qu’une licorne, plus précieuse que la pierre philosophale ».
Rien de gratuit chez Vollmann, aucune fausse sentimentalité, son réalisme sans fard est cependant traversé d'impossibles aspirations lumineuses, comme lorsque le détective de La Famille royale, poursuivant la fibre du mal, tel Ismael cherchant Moby Dick, monte dans la librairie City Lights pour un moment d'ingénieuse contemplation des livres et des toits... À la hauteur de Pynchon, autre grand fondateur de quêtes postmodernes, les monstruosités littéraires et les plus humbles chroniques, séductrices, édifiantes et cruelles, mais aussi compatissantes de Vollmann plongent tête baissée autant sous le versant glauque de la réussite américaine que dans l'intimité de la nature humaine.
Une fois de plus Vollmann est prolixe avec son Central Europe. Hamburger un peu lourd aux cent couches de viande et de pain, ce roman destiné aux appétits pantagruéliques est cependant l’un des aliments littéraires les plus roboratifs qui soient. Le massif alpin allait-il accoucher d’une demie souris ? En effet, proposer du même coup Hitler et Staline, les plus grands totalitarismes du vingtième siècle et de surcroît la question de l’art pouvait paraître risqué. Car au cœur des totalitarismes du XX° siècle, les caresses symphoniques et amoureuses se répondent autour du compositeur Chostakovitch.
Central Europe est à la fois une histoire de la violence européenne et d’un parcours d’une des plus grandes aventures artistiques du siècle : celle du compositeur soviétique Dimitri Chostakovitch, mais aussi de ses femmes, de celles de Staline, de Fanny Kaplan, qui tenta d’assassiner Lénine, d’Akhmatova la poétesse… On rencontre également un cinéaste, Roman Karmen, qui filma la libération du camp de concentration de Majdanek, les généraux Vasslov et Paulus, tous chapeautés par le « somnambule » (Hitler) et le « réaliste » (Staline). Malgré le foisonnement d’acteurs et de figurants, cet immense opus est basé sur « l’équation morale entre le stalinisme et l’hitlérisme » et sur « un triangle amoureux imaginaire » : la bisexuelle Elena, son mari Karmen et son amant Chostakovitch, ce « béni-oui-oui », qui est peut-être le personnage le plus fouillé. On devine que la fresque est agitée de main de maître par un grand orchestrateur : Vollmann lui-même, qui fait de Chostakovitch son double en proie à la nécessité de construire et conduire son œuvre parmi les écueils politiques et meurtriers du stalinisme, sans déchoir devant lui-même. C’est en quelque sorte ce perpétuel débat éthique entre l’art et la collaboration avec les puissances totalitaires, rouges ou brunes. Le « monde sous les touches du piano » contre le monde où les hommes sont broyés… Des symphonies à « la dimension épique et panoramique » peuvent-elles racheter l’Histoire ?
Qui est le narrateur omniscient? Officier du régime stalinien, il est lui aussi sensible à la beauté d’Elena, qu’il a pourtant arrêtée. Ce digne espion communiste, ce manipulateur et tueur expéditif, sans doute ni remord, n’ignore rien des individus, de leurs talents politiques, militaires, scientifiques et artistiques, y compris leurs amours, peurs et dissidences plus ou moins assumées. Mais il est de surcroît un officier allemand qui jette avec Heidegger les livres de Freud dans le brasier, puis assiste aux premiers vols à réaction préparant les V2. Cette bicéphalie, qui est une trouvaille, fait du narrateur doué d’ubiquité un monstre terrible et fascinant, comme une sorte d’entité secrète et partout répandue du totalitarisme.
Rejetons nos appréhensions. On ne s’ennuie pas un instant dans cette immense polyphonie. Entre le choc des armes et des idéologies, les caresses des notes et des corps amoureux nous offrent les superbes pages lyriques que sont ces correspondances musicales et érotiques lorsqu’Elena est à l’origine de l’opus 40 de Chostakovitch.
Outre un monumental essai de 4000 pages sur la violence[1], William T. Vollmann (né en 1959) continue la production de Sept Rêves, « histoire symbolique du continent américain en sept volumes », dont nous connaissons Les Fusils[2], sans compter les 940 pages de La Famille royale, deux beaux livres, quoique pas aussi continuellement passionnants que ce Central Europe… Touche à tout, il ne crée pas seulement un monde, mais un cosmos littéraire, atouur duquel gravitent les Others stories, pas encore traduites. On n’en aura pour preuve que sa contribution à l’histoire des sciences lorsqu’il produit son Décentrer la terre, sur « Copernic et les révolutions des sphères célestes ». On comprendra qu’il s’agit là d’un véritable démiurge littéraire, d’une encyclopédiste faustien en ordre de bataille romanesque qui a su écrire son Guerre et paix, dans lequel les temps de paix sont plus brefs et plus menacés que ceux de Tolstoï : ce sont ceux de l’art et de l’amour.
Thierry Guinhut
Article publié dans Le Matricule des Anges, novembre-décembre 2007
Forêt de la Neste du Louron, Hautes Pyrénées. Photo : T. Guinhut.
Thomas Pynchon :
Vineland, une utopie postmoderne.
Thomas Pynchon : Vineland, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Michel Doury, Seuil, 1991, 408 p, 139 F ; Points, 8,10 €.
Vinland, que les Viking découvrirent à la place de l’actuelle Amérique, fut une contrée semi-mythique, au paradis vineux prometteur. Avec Vineland, Thomas Pynchon figure une sorte de Californie à la fois originelle et contemporaine, un éden naturel aux paradis artificiels où les habitants vivent de liberté, de drogues et de rock and roll, pourtant menacés, où fuse le souffle de l’ange exterminateur fasciste. Même si Vineland passe, et avec raison, pour l’un des romans les moins touffus de Pynchon, à l'encontre de L’Arc-en-ciel de la gravité[1] ou de Contre-jour[2], il ne faut pas mésestimer sa chronographiedes années soixante, sa qualité de récit d’aventure et d’utopie. Parmi ses romans les plus accessibles, c’est dans Vineland que Pynchon a mis une fois de plus en scène un éternel archétype, la lutte entre le bien et le mal, quoique avec une incontestable ironie caractéristique du postmodernisme.
A travers la quête de la jeune Prairie, ce sont toutes les années soixante, qui, en une immense analepse, reviennent à la mémoire. Sa mère, Frenesi Gates, activiste gauchiste charismatique, l’a abandonnée à son père Zoïd Wheeler, fumeur d’herbe gentiment allumé, pour se lier avec le fascinant Brock Vond, qui devient cependant procureur fédéral fascisant. Il réapparait en 1984, dans le but de retrouver son obsédante Frenesi perdue, de poursuivre Zoïd et Prairie. Cette dernière, croisant les personnalités étranges de Darryl Louise, ninjette entreprenante et cependant manipulée, et de Takeshi, ajusteur karmique, parviendra à « remonter le temps » (p 280) grâce à son enquête et à prendre connaissance d’un passé tissé d’autant d’idéaux que de trahisons…
En ce sens cette chronographie permet à la fois de proposer un tissu assez réaliste des sixties, en même temps qu’une uchronie, un temps caché parmi les plis d’une contrée imaginaire, qui n’existe que dans le fantasme des libres consommateurs de joints et d’acide, et des batteurs de rock : « les douces années 60, une époque qui allait moins vite, prédigitale, pas encore hachée menue, pas même par la télévision » (p 44). Ce sont vingt-cinq années de « République populaire du Rock and Roll » (p 222), de contestation estudiantine, mais aussi « un Etat marxiste en miniature » (p 226). Ainsi la volte-face de Frenesi entre ces deux entités, entre Zoïd, l’éternel ado déjanté, et Brock, bras armé de l’oppression par le pouvoir fédéral, peut être lue comme une allégorie de l’Amérique.
Publié en 1990, situé en 1984, au moment de l’élection de Reagan, le roman se veut une charge politique, un apologue dirigé contre le fascisme : « la répression nixonienne » (p 78)… Que l’on ne craigne pas l’hyperbole insultante, si l’on s’engage dans cette voie… Certes, défendre les libertés individuelles, y compris des joyeux agités du bocal et consommateurs compulsifs d’herbe vinelandaise, mérite les éloges du lecteur de Pynchon. Fustiger le conservatisme moral républicain, également. Mais ce serait trop facilement glisser dans un manichéisme fatal pour la crédibilité romanesque que d’accorder trop de crédit au sérieux imperturbable de Pynchon. L’ironie postmoderne, la subversion des codes et des clichés permettent à l’exercice de ne pas sombrer dans le roman à thèse lourd et discutable.
Nombreux, parmi les personnages favoris de Pynchon, sont, comme Zoïd qui vit d’une aide sociale soudain remise en cause, les déclassés, les opprimés, les délaissés. Il a pour eux une réelle tendresse, prenant fait et cause pour leurs déboires, leur condition misérable. Les « humiliés et offensés », pour reprendre le titre de Dostoïevski, les révoltés de l’injustice, sont ceux pour qui Pynchon a le plus d’empathie, qu’il s’agisse des victimes des massacres coloniaux dans L’Arc-en-ciel de la gravité, des junkies, ou des pauvres mineurs exploités jusqu’à l’os dans Contre-jour, des beatniks et autres doux rêveurs de Vineland.
En contrepartie, il exècre les puissants, et surtout ceux qui abusent de leur puissance jusqu’à la tyrannie. Ainsi de l’infâme et paranoïaque Brock Vond qui voit partout des communistes, des drogués, des pédés, qui « avait à l’époque son propre tribunal », qui tombait « sur les pacifistes, les étudiants extrémistes » (p 110).
Le monstre anti-utopique poursuit sans pitié les amateurs de marijuana dans une sorte de Californie mythique qui a quelque chose de l’île d’utopie, mais une utopie où le ver de la répression empêche les fumeurs échevelés de danser et triper en rond, une utopie presque mystique : « Frenesi rêvait d’une mystérieuse fraternité entre les gens, réunis dans une illumination qu’elle avait déjà éprouvée dans la rue une fois ou deux, une sorte d’explosion hors du temps, où tous les chemins, ceux des humains comme ceux des projectiles, devenaient signifiants, tout le monde réuni en une seule présence… » (p 127). On sait pourtant combien de risques fait courir cette utopie collectiviste aux libertés individuelles… La républiques des gentils et des activistes libertaires serait-elle à l’abri d’une telle dérive ?
Trop souvent, la question morale, qui plus est en littérature, fait hurler ceux qui ont pour préjugé de la récuser comme obligatoirement calotine ou fascisante. Cependant, sans vouloir en aucun cas imposer un quelconque dogme moral au roman, il n’est pas inutile de s’interroger sur les valeurs propulsées par l’écrivain et par ses personnages (ce qui n’est pas forcément la même chose). On peut ainsi problématiser l’éthique de Pynchon : se demander dans quelle mesure il ne donne pas dans le manichéisme anticapitaliste, voire pointer son rapport trouble aux théories du complot, son anti nixonisme primaire, malgré sa défense de la liberté constitutionnelle américaine. L’anti-américanisme empêche parfois de porter un jugement qui irait au-delà de la fonction dénonciatrice de Vineland à travers l’affreux, sinon caricatural et théâtral, avec ce qu’il faut de jubilatoire, personnage fascisant de Brock Vond, Procureur fédéral, obsédé sexuel et traqueur forcené de « rouges » et de gauchistes. Pynchon opposerait alors avec naïveté les libertaires abonnés aux grands espaces et à la marijuana d’une part et la rigueur hallucinée de la loi venue d’un Nixon d’autre part, qui pourtant est restée dans le cadre de la constitution américaine (si l'on excepte l'afaire du Watergate). Mais le fait que Prairie ait failli être la fille de Brock Vond, et pas seulement du couple improbable formé par Zoyd, le hippie déjanté, et de Frenesi, icône de la contre-culture embauchée par la mafia pour assassiner grâce à une technique ninja l’ignoble à qui le gouvernement coupera finalement les crédits, permet de ne pas trop prendre l’affaire au sérieux. Si l’on se rappelle que les personnages ne regardent peut-être que leur propre film et que la contrée « sacrée et magique » (p 199) de Vineland est un espace mythographique caché parmi les possibles de la Californie, on assiste en fait à une pantomime réglée d’avance où les adversaires se battent à coups de clichés. Pynchon n’est pas ici sans pratiquer l’ironie envers une lecture trop manichéenne qui opposerait les délicieux hippies un peu shootés et les fascistes descendus directement en hélicoptère de la Maison blanche. L’épopée tragique tourne à la comédie, sinon au film à grand spectacle avec show chanté, comme à la fin de L’Arc-en-ciel de la gravité. Si les complots contre l’Amérique et ses libertés (pour faire allusion à cette autre uchronie de Philip Roth[3]), sans compter le lot de paranoïa qui leur est associé, dominent l’univers de Pynchon, c’est non sans auto-ironie qu’il les met en scène, dans un ballet où l’esthétique prend le pas sur une éthique qui aurait été trop prise au sérieux, qu’il s’agisse de celle des puritains ou de celle des libertaires de la contre-culture des années soixante. En quoi Zoyd, l’addict à la marijuana et aux services sociaux de l’Oncle Sam, est-il un modèle pour l’Amérique ? Tout autant que Brock Vond, n’utilise-t-il pas la prébende de l’état et, qui plus est, de manière aussi indue ?
L’univers et les personnages de Pynchon tendent vers une utopie, comme le rêve Frenesi : « Voilà enfin mon Woodstock, mon Age d’or du rock and roll, mon Voyage, ma Révolution » (p 79). Vineland, comme le vin de Baudelaire qui, comme l’on sait est autant le jus de la treille que l’opium ou le haschich, est une utopie artificielle shootée à l’herbe et à l’acide. L’addiction de Brock Vond au sexe ne vaut guère mieux. A la mollesse improductive des drogués, à leur vigueur activiste, répond la violence obsessionnelle du censeur qui porte indument l’épée de justice. Pynchon n’est pas dupe de l’utopie. Mais il aime toujours autant en rêver, au point que le show de l’excipit de Contre-jour culmine en franchissant tous les espaces planétaires et conceptuels, lorsque le vaisseau « Désagrément » incorpore la « puissance motrice » de la lumière pour que les « Casse-Cou » « volent vers la grâce ». Grâce pourtant sans Dieu, même si le vocabulaire parait le frôler… Quelle est la justification éthique de cette grâce sinon celle esthétique de la littérature romanesque emportée par l’élan de Pynchon ?
Cela dit, il ne faudrait pas que l’indignation morale trompe le lecteur. Les paumés et drogués de Vineland ne font de mal à personne, sauf peut-être en ponctionnant l’aide sociale… Ce pourquoi mieux vaudrait légaliser entièrement la consommation, le commerce et la production du cannabis, histoire de pallier les méfaits d’une seconde prohibition aux résultats contraires aux attentes. Nombre de libéraux américains, sinon de néo-conservateurs, imaginent d’aller dans cette voie. Non pour affirmer l’innocuité de ce qui reste une réelle drogue, mais pour constater l’échec et le gaspillage d’argent public de cette répression. On n’aura pour preuve que le projet de Schwarzaneger, gouverneur républicain de Californie qui envisage de contribuer par ce moyen à renflouer le budget de l’état en péril. Nul doute que les romans de Pynchon, de Vinland à Inherant Vice[4], même s’ils ne touchent qu’une élite, aient pu contribuer à l’évolution des mentalités.
C’est ainsi qu’apparaît de roman en roman une sorte de dichotomie entre, d’une part, les utopies, de Vineland aux contrées repoussées par la ligne Mason & Dixon[5] et postulées par V[6], et d’autre part les irruptions catastrophiques du mal (traces peut-être du roman gothique), du Brok Vond séide de Nixon aux V2 et à la coda nazie dans L’Arc-en-ciel de la gravité, en passant par les espions et les êtres interlopes de V, les criminels et commanditaires de crimes dans Contre-jour. Mais tout cela finit par confluer voire se brouiller. Ils sont tous plus ou moins agents doubles, vrais ou faux, dans le cadre de ces théories du complot qui fascinent la dimension paranoïde de l’écrivain…
Quant aux personnages de Takeshi et de Darryl Louise, auréolés de karma et de gadgets d’agents spéciaux, comme surgis de la culture manga, ou des « Thanatoïdes », mi-morts, mi-vivants, comme sortis des comics et du fantastique morbide, ils accentuent l’effet parodique, décrédibilisant à la fois le paradis de la contre-culture et l’autorité de la répression morale. Le happy-end de la réconciliation générale mi-figue mi-raisin, passablement psychédélique, de la fin de la répression décrétée par Reagan, de l’envol de Brock Vond vers son hélicoptère, contribue à cette impression de jeu littéraire à la fois grave par ses enjeux et léger comme une comédie cinématographique à grand spectacle, en son ironie anti-hollywoodienne.
Les livres de Pynchon sont également des romans de quête, en particulier V, dont le titre, est aussi l’initiale de Vineland. Cette quête d’une terre promise et d’un passé mythique à réinventer pour l’initiation affective et intellectuelle de la jeune Prairie, reste ouverte entre plusieurs portes interprétatives. S’agit-il dans V d’une femme (Victoria ? Veronica ?) ou d’une contrée mythique (Vheissu ?). Dans Mason & Dixon, la quête est celle de la frontière géographique entre mythes et connaissances scientifiques. Dans La Vente à la criée du lot 49[7], il s’agit de la quête d’un héritage et de la connaissance d’un pouvoir de l’ombre. Dans L’Arc-en-ciel de la gravité, on peut lire celle de la gravité du mystère qui attire l’humanité vers la guerre. Voire d’une quête de la vision parfaite des contradictions dépassées par la fiction dans Contre-jour… D’où ce perpétuel monde flottant entre réalités cruelles, sordides et ironiques, et les utopies fabuleuses, qu’elles soient scientifiques, érotiques, intimes, idéelles, judiciaires ou territoriales. Plus qu’une narration ordonnée et dominatrice, on assiste chez Pynchon à une sorte de show permanent et polymorphe, entropique et fantasmatique qui est la marque de fabrique de son esthétique. La parodie de la nostalgie des sixties, des épopées manichéennes, le jeu semi-psychédélique permet alors à Pynchon un devenir éthique de l’esthétique, au sens où l’au-delà de l’art postmoderne est plus esthétique qu’éthique.
Sûrement s’agit-il en Vinland du roman le plus lyrique de Pynchon. Comme lorsque le procureur Brock Vond fantasme en se mêlant aux beatniks : « il espérait un éclairage suffisamment favorable pour dénicher une fille sur qui projeter le fantôme de Frenesi, quelqu’un qui lui tendrait une fleur, lui offrirait un joint -terrible !- et accepterait d’être conduite ici, jusqu’à son divan taché de foutre, et… » (p 293). Pendant que la chère Frenesi rêve encore comme une midinette de roman rose à la renaissance de leur liaison adolescente : « Mais, s’il restait encore quelque chose en quoi on pût croire, elle devait avoir cru que l’amour, produit clair et léger des années soixante, serait capable de racheter même Brock, ce Brock fasciste aimablement et stupidement brutal » (p 230).Ainsi travaillé par l’apparente simplicité et néanmoins la richesse de son écriture, un roman est une œuvre d’art ; et Pynchon en est plus que conscient, quoique avec une certaine autodérision. Comme lorsque Frenesi, son double peut-être, médite sur son « rêve insensé d’offrir son sacrifice sur l’autel de l’Art avec en plus l’idée idiote que l’Art en était conscient » (p 365)…
Utopie, uchronie, parodie, Vineland est bien un brillant sommet du roman postmoderne, sautant allègrement par-dessus les limites des genres romanesques : quête sentimentale, enquête policière, satire politique, manga ludique et surtout envolée lyrique, voisinent autant pour notre perplexité que notre bonheur. Même le combat politique est à ne pas trop prendre au sérieux. Comme le révèle Vineland, la dichotomie entre les opprimés et les oppresseurs est vaine. Infiltrés, voire complices, ils jouent un jeu de dupes peut-être nécessaire pour préserver leurs mythologies respectives. Le mirage anarchiste s’efface alors chez Pynchon ; sauf peut-être dans le miracle cacophonique qu’est l’immense Contre-jour où les « Casse-cou », gardiens d’une utopie -ou une imagerie- du bien supérieur et des libertés évoluent vers « la grâce ». Cette grâce, certainement, la seule possible pour Pynchon, est celle des immenses pouvoirs du roman par un parodiste de haute volée, un écrivain de lyriques et lumineux comics postmodernes. Certes, ses romans, et plus précisément Vineland, répondent bien à cette définition de Takeshi : « faire de sa vie à lui un koan, c’est-à-dire un de ces puzzles zen insolubles, susceptibles de l’expédier sans heurt dans la transcendance » (p 192).
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.