Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne.
Photo : T. Guinhut.
Muses Academy,
roman.
XI
Récit de la musicienne :
Euterpe ou la gourmande des sons.
Notre singulière affaire criminelle commença lorsqu’un employé particulièrement perspicace d’une entreprise de vente de plats surgelés vint au domicile de sa cliente pour garnir, comme chaque semaine, son congélateur. Quelle était, au fond d’un des caveaux glacés du meuble au design impeccable, cette moisissure violacée qui innervait la viande prétendue rouge sous le scellofrais de son entreprise, la Food and Frais, bien connue de tous les consommateurs de deux continents ? Pour lui, sans rien en dire devant sa belle et goûteuse cliente, il s’agissait d’un produit qui avait été décongelé, puis recongelé par cette dernière. A moins d’une erreur dans le processus de préparation ou de conditionnement de la viande de bœuf de premier choix -un beau morceau dans la culotte- qu’il n’avait à la livraison pas pu percevoir, évidemment revêtue du suggestif cartonnage à fenêtre armorié et labellisé Rouge Surchoix de la Food and Frais. Animé des meilleures intentions, l’employé, que nous appellerons David Xemeneies, subtilisa adroitement la pièce à conviction. Son intention était double. Protéger sa cliente, séduisante, aux yeux de chair fondante, quoique terriblement distante, d’une éventuelle intoxication alimentaire, et protéger son entreprise multinationale d’un problème toujours possible. Il remplaça la pièce de bœuf par une autre, conforme, elle. Notre trop romanesque jeune livreur avait peut-être sauvé la vie, pensait-il, de celle qu’il appelait en secret sa « Lolita », bien que seule sa minceur, son minois frais et sa relativement petite taille, aient pu justifier qu’il l’appelât du nom d’une célèbre et trop jeune nymphette…
En vérité, la Lolita criminelle de notre romanesque livreur, par ailleurs totalement dénué de curiosité intellectuelle et de culture musicale, se nommait Julia Ventosa i Calvell. Je fis sa connaissance lorsque je ne pus refuser une invitation à présider un énième concours de chant lyrique qui, pensais-je, ne promettait guère d’exploits vocaux et expressifs. La profession de Muse, vous vous en doutez, n’est pas faite que de sinécures et de ravissements : vous savez combien sans nous les humains sont plats et décevants.
Erreur… Quoique je fusse alors l’impresario d’un jeune violoncelliste aux archets émouvants (imaginez quel était le deuxième) muet par ailleurs et dont vous savez qu’un tragique accident d’avion a depuis causé la mort, une surprise fabuleuse m’attendait. Parmi les voix confondantes de banalité et leur technique excellemment correcte mais sans le brio de la sensibilité, cette Julia Ventosa i Calvell stupéfia son auditoire : jamais je n’avais entendu ainsi l’air des cloches de Lakmé, tel que seul Léo Delibes l’avait rêvé. Libérant tout naturellement les contre-fa et les contre-la, elle était l’ardeur et la cristallinité mêlées, la chaleur et la transcendance. Chacune des bulles sonores qui coulaient de sa glotte était un champagne de bonheur, ses cordes vocales étaient violoncelle et hautbois d’amour, sa langue l’exquise succion du son jusque dans l’oreille de chaque auditeur dont la moelle épinière trembla comme un jeune bouleau sous un vent de neige printanière…
De quoi donc pouvait se nourrir un si jeune corps pour tirer de ses viscères une telle sonorité ? La Malibran, La Callas, La Bartoli, que sais-je encore, parurent soudain, n’être que raclements de gorges sur l’échelle soudain distendue des valeurs vocales. Je ne croyais pas savoir que l’ambroisie des dieux était en vente libre ou sur aucun marché délictueux. Je me chantais mentalement quelques dangereuses mesures de cet air célèbre. Bien, cette chipie ne m’avait pas volé ma voix, elle ne faisait que m’approcher, ce qui, convenez-en, pour une mortelle, est au choix un crime de lèse Muse ou une grâce momentanément cédée par le Dieu des dieux à une péronnelle, suite au travail de sape de la jalousie d’une mes sœurs Muses… Non, ne vous récriez pas !
Certes, j’aurais pu voter publiquement contre elle, monter une acide cabale, jeter la massue de mon droit de véto, arguer de sa jeunesse de petite pisseuse, la mettre au défi de chanter ex abrupto la Reine de la nuit, la scène dernière d’Elektra…
Mais je sentais bien qu’elle avait pris le public aux tripes, aux couilles et aux ovaires, que toutes les oreilles étaient ses heureuses captives. Sans compter mon fond de bonne foi ; je suis viscéralement bonne joueuse et dus reconnaître in petto que j’avais bien inspirée cette petite. Sûrement cela s’était-il produit lors d’un de ces multiples rêves nocturnes que nous oublions trop souvent et que j’avais imprudemment confié à notre ami le Dieu du Sommeil et à ses trois aides, Morphée, Phantasos et Phobetor… Quoiqu’une telle pureté sensuelle n’eût pu échapper à ma pleine et souveraine intention… D’où cette adorable pécore tenait-elle l’aliment de sa voix ? De quel louche contrat faustien, de quel vol au domaine des dieux, de quel rapt parmi le club des Muses -pourtant je m’appartenais encore, moi Euterpe, Muse de la musique et du chant lyrique- tenait-elle le joyau vocal qui palpitait autour de la chair pulpeuse de sa langue, comme la gainant du baiser ultime de l’art…
Mais revenons à Julia Ventosa i Calvell. Elle fut fêtée, engagée. A peine le moindre bout d’essai. Voulait-elle chanter Rosine au Met, Armide à la Scala, Manon à Covent Garden ? Les pétales de roses couraient sous ses semelles comme un tapis des Mille et une nuits. Les cœurs énamourés crevaient de tout leur sang sous ses ongles de fée. Les hommes et les femmes découvraient soudain qu’ils n’avaient jamais su ce qu’était l’amour. Bref, l’encre d’imprimerie allait maculer les revues musicales et à scandales, les électrons frapper en mesure les écrans plats des chaines hertziennes, numériques et des blogosphères. Pourtant, déjà, elle gardait, hors les archipels du chant, une froideur, une insensibilité apparente, une discrétion, en un mot une tenue irréprochable qui désarma les ragots, sinon les jalousies.
Qu’on me pardonne si j’anticipe, si la prolepse de la narratrice enthousiaste (quoi, moi soulevée par les Dieux au contact d’une mince mortelle tout juste pubère !) m’emporte. Revenons à ce concours. Où il parut soudain que le décibel Julia Ventosa i Calvell, était un bonbon magique, une valeur inédite et prête à être cotée en bourse. S’en suivit donc un cocktail-repas, un de ces micros évènements soudain à la mode au pays de ce chef ultra médiatisé qui applique la chimie la plus sophistiquée à la cuisine.
Regarder Julia pincer entre les lèvres de ses doigts mignons une fumée d’escargot aux morilles, une vapeur de truffe à la vanille et les porter à sa bouche comme une note de Mozart où un accord de Rossini qu’on avale et déglutit au lieu de les expectorer dans un souffle à l’intention des auditeurs enlacés fit aux assistants du cocktail le même effet que lors de cet historique et pourtant minimal récital. Chacun eût voulu être la bouchée que la porte des sons lubriques confisquait à mesure, chacun, ingéré par ce délicieux orifice buccal et pavillon vocal, eût voulu ainsi se fondre en mystère du chant, en sa formule biologique née dans la chair secrète de la trachée, des joues et des poumons de la belle.
Mais foin de ces éloges sans portée, de ces périodes muettes, de ces fades compliments qu’on tentait inopportunément de lui adresser en l’approchant avec crainte ; notre petite dinde se farcissait force bouchées apéritives, certes avec la lenteur étudiée de la dégustation capiteuse, intime et strictement personnelle, mais avec l’irrattrapable régularité métronomique de l’affamée méthodique. Elle mangeait. Voilà qui parut un tantinet scandaleux à quelques aficionados de l’art lyrique qui vainement avaient tenté de lui faire parler de Tosca ou d’Eurydice, ne serait-ce que pour tester sa précoce culture musicale et au moins l’entendre, faute de chant, parler. Elle dévorait. Filets de cuisses de grenouilles au romarin, dés de râbles de lièvres au poivre, œufs de caille au sfumato de genièvre, nuages d’huitres au Sauternes, perles de fuet catalan, écorces de cédrat au gel de miel quittaient les coupes de cristal et les présentoirs de porcelaine pour s’unir à l’intérieur gourmand de son estomac capitonné de roses muqueuses. Elle se goinfrait avec lenteur. Comment allait-elle pouvoir, après ce pelletage néanmoins raffiné, ce remplissage rabelaisien, chanter ? On exigeait en effet, et ce le plus traditionnellement du monde, un air après boire de la lauréate… Le champagne avait bien sûr entre temps régulièrement humecté son gosier -une Veuve Cliquot qui acceptait sans broncher ce nouveau mariage- au point que l’on se demandait si une aussi mince créature, à la peau si parfaite, n’allait pas tomber aussitôt dans un coma gastronomique, à moins qu’elle soit depuis l’enfance affectée d’un exigeant ver solitaire.
Connaissez-vous cet air : Casta Diva ? Oui, bien sûr. Vous pensez à La Callas qui le tirait de sa chair comme on module un long orgasme du sentiment. Mais après que Julia eût dévasté coupes, ramequins et plats à la taille de paquebots -on se demanda d’ailleurs comment sa taille n’avait pas éclaté comme la grenouille de La Fontaine- la plus naturelle respiration du chant souleva Bellini hors de sa tombe au point qu’il parût ressusciter à ses pieds pour révérer à la fois sa création et sa créatrice. Dire que le public fut subjugué est au-dessous de ce que sentirent les amateurs d’art lyrique, de ce que seule la langue des Muses peut exprimer et qu’elles ne consentiront pas à laisser aux piètres humains. Une telle gourmandise vocale était-elle possible ? Une telle dégustation musicale offerte à l’oreille choyée des auditeurs captifs était-elle imaginable ? Et comme une note da capo jetée à la soif des auditeurs mystifiés, sa main de biche piocha au creux du dernier cristal l’ultime bonbon de feuille de menthe au Chianti pour en nourrir la source du chant. Il n’y eu pas d’autre bis.
On sut qu’elle avait dix neuf ans. Que sa porte était gardée par une Cerbère à faciès de lesbienne outragée. Qu’elle ne donna prise à aucun bruit à réelle connotation sexuelle. Qu’hors les deux plaisirs de la bouche qui l’accaparaient toute entière, elle menait une vie plus monacale qu’un chant grégorien inviolé par l’oreille du profane.
Deux semaines plus tard, elle remplaçait Anne Sofie Von Otter (angine blanche et lit au mol édredon) à Lisbonne, dans Cosi fan tutte, phagocytant le rôle de Fiordiligi. On craignit que son amoureux lui restât fidèle. Le pauvre, s’il chantait pour elle, cela restait d’un niveau acceptable, mais s’il le faisait pour sa rivale, il frisait sans cesse le fiasco… Qu’importe si la grâce scénique de Julia ne fut pas encore tout à fait aussi communicative que l’on aurait pu l’espérer. Elle rayonnait. Les boiseries de la salle gardèrent longtemps et jalousement dans leurs pores des éclats de la sonorité adulée. Longtemps encore des amateurs viendraient poser le coquillage de leur écoute sur les nœuds du bois, espérant leur arracher un soupir exhalé par l’ardeur de la cantatrice légendaire.
Si elle chantait dans un théâtre, elle gagnait avant et après des restaurants soigneusement sélectionnés. A Bordeaux, après la Poppée de Monteverdi, elle se nourrit de magret de canard au sang. A Vienne, elle épuisa Elektra et des symphonies alpestres de gâteaux à la crème. A Prague, elle fit le délire des spectateurs dans L’Affaire Macropulos en se gavant de l’élixir de longue vie d’Emilia-Elina. Elle chantait tout. Elle avait de plus le don des langues, sans compter le feu et la cascatelle des vocalises. Elle était selon les cas, mezzo, soprano et alto, stupéfiant les amateurs. Etait-elle mezzo profonde, soprano colorature, contralto rêveuse ou alto cristalline ? Elle chantait comme personne le « Empio, diro, tu sei » et le « Va tacito » du Jules César d’Haendel , ressuscitant mieux que tout haute-contre, falsetto ou contreténor, l’or fantasmé, longtemps pur et solide des plus légendaires castrats. Le Lamento d’Ariana de Monteverdi lui allait aussi bien que le grand air d’Amina dans La Somnambule. La berceuse de Marie dans Wozzeck affolait toutes les larmes, l’obscénité de Lulu faisait chavirer les bas-ventres des messieurs et des dames, les lèvres de Carmen caressaient l’hystérie dans le sens du poil, l’air de la poupée des Contes d’Hoffmann robotisait l’auditeur. La suave agilité de son gosier fleurissait de redoutables, périlleux et impeccables contre-fa lorsque la Reine de la nuit chantait l’effroi. L’opera seria et buffa, le singspiel et la tragédie lyrique, le bel canto et le sprechgesang lui seyaient à son gré. Pascal Dusapin, Steve Reich et György Ligeti ne l’effrayaient pas le moins du monde. Andreas Scholl, le plus délicieux et puissant des contreténors, vint lui-même baiser ses pieds. Les compositeurs se bousculaient pour lui offrir un rôle qui la magnifiât. Seule Kaija Saariaho eut son imprimatur. Pour la Julia, la seule Julia, elle fit un personnage de déesse cosmique, au centre et au-dessus de son opéra Musique des ellipses, un rôle fait à sa démesure : elle fut toutes les Eve et les Gaïa des récits de créations venus de cent bibles et mythologies, accompagné par la basse Klaus Mektoub pour le bruit de fond de l’univers. A Bayreuth, elle fit bientôt Elsa, Brunehilde, Isolde et Kundry, vampant les plus revêches aficionados par son souffle, sa mémoire, ses masques naturels, sa profondeur, sa magie… Son da capo était redoutable, aussi attendu que le Messie, à la différence qu’il venait infailliblement, comblant de joie liquide les épidermes, les viscères et les synapses. Voix ronde et chaude, sans acidité aucune, sauf ce qu’il fallait parfois de fraîcheur citronnée, voix sensuelle, nerveuse et souple jusqu’au grave, souvent orangée, parfois pourpre, quelquefois bleutée jusqu’à l’azuré, et si généreusement cristalline quand il le fallait. Pas une voix d’oiseau mécanique, mais celle du corps caressé jusqu’au cœur troublé, une voix dansante, justement émue et superlativement émouvante. Il semblait que sa voix puisait dans le sang vineux des grands Bordeaux qu’elle goûtait, des Pétrus et des Pape Clément que religieusement elle sirotait, des Montrachet qu’elle infusait lentement de ses papilles à l’oreille enivrée jusqu’au coccyx, au nerf érecteur, au clitoris soudain savant des fans. On aurait donné ses richesses, ses cuisines, ses enfants, ses couilles, sa moelle épinière, sa vie même, pour l’entendre rien que pour soi… Tout chanter et tout manger étaient sans cesse à la mesure de sa voracité. On commençait à croire qu’elle pourrait également interpréter les rôles de Faust et de Méphistophéles. Mais le monstre sacré d’un mètre cinquante neuf ne daigna pas offrir ces plaisirs à ses fans.
De restaurants viandeux en cocktails salés, de réceptions sucrées en déjeuners briochés et pantagruéliques, où les humoristes imaginaient qu’elle n’allait faire qu’une bouchée de Guy Savoy, Ferran Adrià, la Mère Poulard et les frères Troisgros, elle paraissait ne pas prendre un gramme ; où le mettrait-elle d’ailleurs sur une ligne aussi parfaite ? A moins que, dans le secret bien gardé de son appartement parisien, elle pratiquât un régime draconien de sylphide : bouillon de navet, demi filet de perche au citron, fraise unique et sans sucre pour seule gloire journalière de son appétit…
On sut, par on ne sait quelle indiscrétion, qu’elle donnait parfois des dîners. Nombreux furent ceux qui auraient donné jusqu’à la chair leur placenta originel pour y assister, ne fût-ce qu’au titre de spectateur. Lassée des questions dont on taraudait ma sagacité professionnelle, je résolus de m’y faire inviter. On ne refuse rien à sa Muse, n’est-ce pas… Même si j’ignorais comment je l’avais si bien inspirée (à moins qu’il s’agisse d’une intrusion d’une de mes collègues dans la sphère réservée de mon influence) je savais comment, d’un coup sec et bref, couper la corde vocale qui la suspendait au génie.
Je n’eus pas besoin d’un tel argument. Il me suffit de l’aiguiller sur le sous-sol B 3 de la bibliothèque du couvent San Stefano de Venise, où, parmi les moisissures des missels pisseux, gisait le manuscrit que cherchaient désespérément les musicologues : Le Phaéton de Cremonini. C’était un vague contemporain de Vivaldi, prêtre albinos, trousseur de fioles et de jupons crasseux qui mourut prématurément de la petite vérole : c’est moi qui la lui ait envoyée tant il refusait de composer un second opéra. Son unique chef-d’œuvre, une seule fois représenté (il en avait caché le cahier, déçu qu’il fût par l’exécution) avait incendié les chroniques. Phaéton était en effet destiné à une basse profonde pour Apollon, mais surtout à un castrat pour le rôle titre. Parmi des difficultés vocales sans nombre que l’on comparait aux Trilles du Diable du fameux Tartini, l’air immense de l’ascension du char du soleil, de l’affolement des chevaux, puis de la chute du fils intrépide, avait brûlé la voix de celui qui s’y était essayé, pourtant doué d’un brio qui fit se pâmer une assistance réduite en cendres.
Castillo de Curiel, Curiel de Duero, Valladolid.
Photo : T. Guinhut.
Une fois qu’elle eût la précieuse partition entre les lèvres, je fus son obligée à la vie à la mort… Imaginez Julia sur le point de ressusciter un rôle mythique après trois siècles. Avec une faim sonore digne de Tantale, elle absorba les portées et les notes comme on engloutit la chair des huitres avec leurs perles pour mieux briller de la phosphorescence d’un chant solaire jusqu’alors inconnu. Elle confia l’orchestre à Jean-Marc Spinosi qui avait recréé quelques dizaines d’opéras du Prêtre roux. Il ne pourrait faire moins pour le Prêtre albinos.
Quand à la Fenice les trilles dépassèrent les contre-la avec la vélocité de la folie, sans nuire un instant à l’intelligence du texte, le public suspendit son rythme cardiaque jusqu’à la limite de l’infarctus. Mille juliesques langues de feu parurent jaillir de la bouche de l’extatique cantatrice jusqu’à lécher d’amour les conduits auriculaires et les viscères les plus secrets des auditeurs en pâmoison. Et lorsqu’elle retomba, comme le fils trop intrépide d’Apollon, du ciel du théâtre à machines sur le sol caverneux de la scène, on crut un moment qu’il ne restait plus que des cendres à venir pieusement recueillir…
Les fleuristes de la Vénétie entière avaient ce soir là fait fortune. Ce n’était pas une morte que l’on couvrait ainsi de fleurs, mais une bien palpitante, vivante, riante Julia qui crevait la tempête des pétales en croquant celles qu’elle savait être toutes comestibles, menthes et pensées, achillées et capucines, acacias et glycines, au-dessus de la basse continue des applaudissements à s’en rompre les paumes jusqu’aux omoplates…
Il fallut à Julia un cortège de police pour franchir les portes des loges, pour descendre les degrés du théâtre, pour s’engouffrer dans une voiture sans que les inconditionnels de son triomphe se pressent contre son corps, la dévorent des mains, des baisers et des dents, au travers du corset des uniformes, comme s’ils voulaient en un cannibalisme inconscient et sacrificiel ingérer la substance miraculeuse de la Diva et de sa voix…
Je fus donc une des rares invités de ce cocktail privé. Car dans le nouvel et, cela va sans dire, vaste et luxueux appartement de Julia, un salon de réception, entre un piano à queue Steinway et un clavecin Ruckers, offrait les bras ouverts de ses divans et les poitrines bombées de ses tables à quelques élus gourmets. Celle qui savait chanter depuis l’Eurydice de Monteverdi jusqu’à La Mort à Venise de Britten, opéra dans lequel elle s’était adjugée la voix de contre-ténor de cet autre Apollon, savait à l’évidence recevoir. Il fallait bien que quelque autre Muse concurrente et un peu salaupiote se soit mêlée de ce talent…
Là étaient quelques personnages fantomatiques dont on aurait pu se demander s’ils venaient à un bal masqué plutôt qu’à un diner. Vêtu de rouge et noir, alors qu’habituellement son habit était aussi falot que son visage, l’impresario, connu pour être d’une discrétion de rase-murs, inattaquable, injoignable, de notre cantatrice affectait alors une aura méphistophélétique risible. Trois jeunes filles pâles jusqu’à l’excès étaient affublées de tailleurs blancs monacaux et paraissaient la suivre comme les servantes, les vestales d’un culte démodé. Le chef d’orchestre en chemise verte sur un pantalon jaune paille n’orchestrait visiblement ici rien du tout de ses mains désemparées. Une demi douzaine de vieux messieurs et de vieilles dames en smokings bleutés et Chanel roses semblaient pépier du haut du rocher des siècles, ruinés et cependant marmoréens, solides au point d’adresser un éternel sourire d’ironie à tout soupçon d’avalanche matérielle ou temporelle. Qui étaient ces Parques grotesques ? Les oncles et les tantes qui ont assuré mon éducation, payé mes études en Suisse, mes classes du Conservatoire, me dit-elle, sans préciser lequel…
-Le dîner est servi, criailla le chœur des Anciens en tirant sur deux cordes de théâtre qui ouvrirent un vaste rideau pourpre sur ce qui ne fut, à ma grande surprise, qu’un cocktail de viandes. Viandes crues sur des planches, viandes cuites froides sur des feuillages, viandes en gelée sur des banquises de glace, viandes tièdes sur des assiettes chaudes, viandes frémissantes et caramélisées sur des poêlons rougis au feu… Viandes blanches de volailles, viandes roses de porcs et de veaux, viandes rouges de bœufs et de corridas, sans compter des nuances de carmin et de grenat que je n’avais jamais vues au monde.
Ce qui ne sembla pas décourager les goulus vieillards aux ongles et aux canines goulues qui précédèrent même La Julia selon une étiquette qui paraissait aussi bien réglée qu’imparable. Sans compter qu’il fallait se servir avec les doigts, y compris pour les bouchées brûlantes qui paraissaient ne causer aucun dommage aux épidermes depuis longtemps cuirassées de la bande des antédiluviennes Parques.
Pendant ce temps, sans perdre un instant l’art de la manducation et de la déglutition, sans interrompre le ballet de ses dix doigts vers ses deux mâchoires, La Julia indiquait de sa voix immanquablement chantante les noms des mets ainsi miraculeusement offerts : viandes de cygne au perlier d’eau, chevreuil au jojoba acide, singe à la fraise des savanes, sanglier au réalia de Provence, mystère de viande innommée au Margaux, tartare d’ennemi à l’ail, caille au pépin de sein de Smyrne, œil de loutre au sang d’agneau, magret de tadorne sur lit de pommes, surprise de viande innommable au sang de bœuf, jambon de rat aux truffes, filet de pigeon mêlé de confiture aigre douce, corde vocale d’alouette au cerfeuil, inventivité de viande dont on taira le nom au sel rose de Ré, aileron de requin au chorizo, faisan mariné dans l’ambroisie, création de viande dont il ne faut pas prononcer le nom au airelles de Finlande, toutes gastronomiques inventions que Julia identifiait comme une œnologue experte en plaçant des mimiques vocales irrésistibles à chaque bouchée…
Et parmi ces plats étranges et colorées où l’on avait inventé des sculptures buccales inconnues, comme venues des Mille et une nuits, et des goûts aussi merveilleux que le chant de la Diva, on ne buvait que vins rouges ; et, pour les inconditionnels des ligues antialcooliques, des litres de jus de groseille, cerise, cassis et autres betteraves.
Le chef d’orchestre, voyant probablement que j’étais la plus circonspecte, s’approcha en me glissant -le pauvre chéri que j’avais pourtant daigné favoriser de mon inspiration, fulgurante, il faut l’admettre- qu’il était végétarien. Je ne pus retenir mon rire en notant qu’au moins il ne mourrait pas de soif. Sans toutefois lui laisser imaginer que nombre de ses boissons aux carafes rougeoyantes était sans nul doute des jus de viandes. Sinon du sang.
Derrière les plats déjà dévastés -j’avoue que je contribuais avec une ardente politesse à cette hécatombe- des assiettes noires quadrangulaires laissaient reposer des muscles entiers aux dimensions diverses. Malgré la taxinomie distribuée par notre Diva -biceps de lièvre à l’origan, triceps de laie aux morilles, Prostituée de biche au jus, rumsteck de panthère aux myrtilles, Inconnu de la plage, foie de crocodile au naturel, Impensable de songe au cri, Sein de sirène tranché, langue de vipère au ketchup, pénis d’orteil, testicule de cerf de Patagonie, nerf érecteur d’Adonis, corde vocale de Sainte-Cécile, pubis au sang de Roméo, pupille en gelée de Don Juan, proie de pédophile au jus de phallus impudicus, fesse de fée au cobalt- j’avais crainte de devoir regarder certains des ces esthétiques morceaux comme des muscles, des organes et des viscères d’enfants et d’adultes sur l’écorché des planches anatomiques.
Cette gourmandise pour les corps goûtés, dévorés, me parut alors une sorte de cannibalisme culinaire raffiné quoique un peu répugnant. Et si l’on observait les vieillards, quelque chose comme une seconde jeunesse paraissait les électriser à mesure que leurs crocs, qui ne ressemblaient en rien à des dentiers de cacochymes, se hérissaient de lambeaux musculaires, que leurs mentons et leurs plastrons dégoulinaient de sangs divers et variés. Quand à l’imprésario, Monsieur Personneum en personne, il ne mangeait ni ne buvait, regardant avec une neutralité sans bornes le combat de gladiateurs se livrer dans l’arène de la salle à manger entre les viandes mortes et les viandes vivantes. Déjà il ne restait rien dans aucun plat, lapé jusqu’à la consommation des siècles. Le silence des mastications, des déglutitions et autres claquements de canines et de langues n’était plus dominé que par les petits cris orgasmiques et dodécaphoniques venus des lèvres roses et de la gorge de pigeonne de Julia Ventosa y Calvell. Qui n’était plus que chant lyrique pour avoir béatement terminé l’assiette de langues de rossignols aux pétales de rose, notre Diva, La Julia !
Qui donc était à l’origine de ce contrat faustien ? L’une parmi nous ? Quelle Muse infâme aurait pu s’arroger l’impossible droit de marcher sur mes prérogatives ? Quelque Dieu d’une religion concurrente ? Depuis combien de temps duraient ces festins de viandes étranges et indispensables ?
Trois jours plus tard, le signalement de la viande suspecte par David Xemeneies à la Food and Frais, révéla au travers des analyses, puis des enquêtes policières éclairs et ADN diligentées, que cet aréopage lyrique réuni autour de Julia Ventosa y Calvell se nourrissait de viandes humaines : plus exactement de jeunes corps disparus, enlevés et dépecés vivants par on ne sait quels maniaques grassement payés… Etait-ce là le secret de la voix de la Diva ?
On ne retrouva jamais Monsieur Personneum. La Cerbère à faciès de lesbienne outragée venait de rejoindre les bords fumant du Styx au moyen d’un providentiel accident cérébral. Les six vieillards crevèrent très vite, de faim sembla-t-il, car ils ne pouvaient plus rien absorber, ou plus exactement plus rien d’autre. Les vestales n’étaient que de niaises apprenties cantatrices à qui l’on n’avait rien dit, sauf de ne toucher sous aucun prétexte aux viandes innomées et à celles sur les plats noirs. Julia Ventosa y Calvell se mourait dans un obscur hôpital militaire d’une chronique extinction de voix. Depuis l’heure où l’on annonça son décès, qui scandalisa les âmes qui la voyaient ainsi échapper à son procès et fit pleurer à larmes folles les aficionados, on ne trouve plus, parmi les cacophonies des orchestres et de ses partenaires, qu’un vide blanc sur les sillons des enregistrements qui avaient voulu recueillir son chant. Charron, dans sa barque, peina un peu plus sur sa rame et sous le poids sous estimé des morts, de la frêle Julia au sang pesant, qu’il dut cette nuit là charrier sur l’eau lourde. Dès la rive noire, les attendaient mes terrifiantes collègues en divinité, les Bienveillantes, ainsi nommées par antiphrases, ou Furies si l’on préfère, celles qui sont aussi vieilles et furieuses que le crime qu’elles persécutent, et dont, pour le bonheur de cette infernale cargaison, je vais prononcer les noms aux pouvoirs vengeurs et déments : Mégère. Tisiphone. Alecton.
Thierry Guinhut
Extrait d’un roman à paraître : Muses Academy
Teatro La Fenice, Venezia. Photo : T. Guinhut.
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