Si le désir est parfois séducteur, il est loin d’être toujours réciproque. Malgré son exaltation, l’amour n’atteint alors pas son but rêvé. Il en est ainsi pour le narrateur de La Recherche. Depuis la rencontre de la « petite bande » sur la digue de Balbec, le jeune héros d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, a fini par faire son choix et devenir amoureux d’Albertine.Enfin invité dans sa chambre, il se voit refuser le baiser tant désiré.Nous sommes à la fin de la deuxième partie, parue en 1918, de La Recherche du temps perdu, cette vaste « cathédrale » romanesque du XX° siècle. Marcel Proust, qui a également écrit les essais de Contre Sainte-Beuve et le recueil des Plaisirs et les jours, a passé les dernières années de sa vie dans son lit à écrire son roman autobiographique, basé sur « l’édifice immense du souvenir ». Nous allons, à l’unisson du narrateur, nous pencher sur le visage d’Albertine qui le reçoit enfin dans sa chambre, auprès de son lit. En quoi cette rencontre amoureuse contrariée est-elle un moment clef du roman d’initiation qu’est À l’ombre des jeunes filles en fleurs ? Nous étudierons d’abord le portrait d’Albertine telle qu’en elle-même et vue par le narrateur, ensuite la dimension cosmique et artistique de son émotion, pour parvenir à l’initiation amoureuse, étape fondamentale du roman somme qu’est La Recherche.
Le lecteur attentif et averti connait déjà un peu le personnage d’Albertine. Avec un petit billet elle a dit « Je vous aime bien » à notre narrateur, mais nous la savons volontiers lunatique et il peu aisé de cerner ses véritables intentions. La dimension psychologique de cette quête amoureuse va trouver une acmé déroutante, lorsqu’elle invite son soupirant dans sa chambre du Grand hôtel, le soir, alors que sa tante l’a laissée… Pouvons-nous penser avec le narrateur « que ce n’était pas pour ne rien faire qu’une jeune fille fait venir un jeune homme en cachette » ? Pas si sûr, bien que l'argumentation paraisse judicieuse… Une fois de plus elle se montre aguicheuse, soucieuse de l’arrangement étudié de ses appas, de ses « tresses » « défaites », signe, à la Belle époque, d’une familiarité osée et invite érotique puisqu’elle le reçoit dans son lit. Attitude trompeuse qui ne s’appuie que sur l’importance accordée à la description prosopographique où seul son visage est mis en valeur par le rose et le noir… Son évidente sensualité se serait peut-être accommodée d’une approche prudente et délicate du narrateur, mais son emportement l’effraie au point qu’elle doive sonner et réduire à néant le rêve de son trop emporté galant, événement perturbateur dans ce cadre narratif, et passage de l'illusion à la réalité décevante. Pudeur de jeune fille où stratégie d’aguicheuse qui saura ainsi mieux ferrer le poisson ? Une fois de plus les personnages de la société proustienne sont faits de facettes nombreuses et ne se découvrent que lentement au long de La Recherche, au cours de laquelle nous apprendrons que les mœurs de la séductrice sont loin d’être innocentes, puisqu'elles sont, à l'instar de nombre de personnages de La Recherche, d'essence homosexuelle, soit saphique, en particulier avec Mademoiselle de Vinteuil…
Certes le narrateur n’a pas encore cette sûreté d’analyse psychologique que seul le romancier connaîtra. Il est trop aveuglé par son amour ; au point qu’il perçoive Albertine, non telle qu’en elle-même, mais telle que son désir la veut voir. Il s’empare du registre lyrique et épidictique pour faire l’éloge de sa beauté, quoique « trop rose » et « congestionné », blâme néanmoins réaliste pour lui sans importance. Ses sens, et plus précisément la « vue », terme d’ailleurs répété, sont à l’affut. En proie à la passion, il ne sait interpréter ce qu’il voit du visage d’Albertine qu’au bénéfice de son entreprise conquérante : de ses « couleurs », il allait « enfin savoir le goût ». Par cette synesthésie, inscrite dans une focalisation interne, il affirme sa sensualité au risque de ne pas tenir compte du libre arbitre de sa belle. Notre narrateur, plus persuadé que convaincu, malgré ses délibérations (« l’audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions » n’est qu’une vérité générale, un proverbe ici peu fondé), s’est-il assez interrogé sur les sentiments de celle qu’il doit d’abord respecter ? Sa fougueuse inexpérience le perd. Le lyrisme fait place à un soudain pathétique lorsque le bruit « criard » de la sonnette retentit, en une disharmonie qui est à l’antithèse de la prose poétique, à la chute de ce passage qui se clôt par un blanc, une ellipse. Mais son exaltation est l’occasion pour l’écrivain de nous emporter dans une dimension cosmique.
En effet, du paysage qui l’entoure au cosmos qui le dépasse, le narrateur fait une sorte de voyage qui lui permet de passer de la contingence et du particulier au divin et à l’art. Après la gradation ascendante de la course dans le Grand hôtel, la chambre paraît un sanctuaire où il ne perçoit que le lit et Albertine. Et si la « fenêtre » lui permet une topographie du paysage marin, c’est pour y associer des personnifications, comme « les seins bombés des premières falaises », qui sont des métaphores de ce qu’il fantasme du corps d’Albertine, sans oser se le dire vraiment. On peut alors imaginer ce que « la lune (…) pas encore montée au zénith » signifie lors de cette érotisation du paysage, ce qui montre combien la perception du narrateur est plus celle de son moi que du réel qui l’entoure.
Des « globes » de ses « prunelles » à l’orbe » et à la « sphère » du cosmos, il n’y a qu’un pas, vite franchi par la métaphore filée. Le rapport entre microcosme humain et macrocosme s’inverse. En une antithèse présomptueuse, la « vie immense » de son être dépasse celle « chétive » de l’univers. Ce souffle lyrique et cosmique est la conséquence du « torrent de sensations » (notons l’hyperbole liquide) produit par son entreprise érotique. Comme s’il allait dépasser son petit moi grâce à l’acte sexuel qui vise à la reproduction des générations, et grâce à ce bonheur qui lui donne une sensation d’immortalité (à l'instar de celui procuré par la madeleine trempée dans le thé), c’est bien Eros, et non un autre représentant du « divin » qui lui donne cette sensation d’intensité et d’invincibilité. Le chiasme, « le monde eût-il pu durer plus que moi, puisque je n’étais pas perdu en lui, puisque c’était lui qui était enclos en moi », montre que l’exaltation dionysiaque de l’éros permet de prendre possession du monde et de soi en une plénitude extatique. Mais cette dimension métaphysique, que l’on sait brève et illusoire, ne résiste pas au coup d’arrêt de la sonnette. Comment inclure alors en soi le monde, sinon par l’art ? La comparaison du visage d’Albertine avec les peintures de Michel-Ange (on devine la Genèse et le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine) associée à la reprise de la métaphore filée des figures circulaires, du « vertigineux tourbillon » est par anticipation la possession du « fruit rose » et défendu, l’accession à l’Eden érotique. Mais aussi, puisque le narrateur se voit rejeté, la seule échappatoire à la contingence du désir des mortels. Seul Michel-Ange reste après l’extinction et la déception du désir, seul l’art de l’écriture proustienne permet de reconquérir cette intensité affolante du désir, en son « temps retrouvé », dans toute sa puissance et beauté. Il faudra plus tard l’écriture de La Recherche, donc l’art, pour y parvenir. Sans le savoir encore, le narrateur emmagasine les expériences initiatiques qui fondent les étapes de son vaste roman.
Marcel Proust illustré par Van Dongen, Gallimard, 1947.
Photo : T. Guinhut.
La brusque chute pathétique après cet emportement sublime marque en effet la fin, ou presque, du premier séjour à Balbec, voire la fin de l’aventure avec la « petite bande ». La saison des « jeunes filles en fleurs » s’est refermée. Le narrateur croira ne plus aimer Albertine. Cette initiation à la coïncidence du désir et de l’amour, cette trop brève initiation à l’acmé de l’être humain frôlé par les ailes conjointes d’Eros et de Cosmos est aussi une leçon de civilité et de comportement amoureux. N’écoutant que la violence de son désir (« je me jetais sur elle pour l’embrasser ») il ne tient pas compte de celui de l’autre. La tyrannie du désir masculin (ce « feu intérieur », métaphore de la passion qui le tient et qu’il croit déceler en elle) fait de l’autre une proie, quand il doit rester libre. L’amour se doit d’être séducteur, prudent, délicat, ce qu’il n’a pas encore compris. Qui sait si ainsi Albertine se serait offerte ? Il ne suffit pas de rêver l’amour, mais de l’apprendre, et d’apprendre à l’offrir. Ainsi se devine une dimension morale.
Le roman psychologique se double donc, au moyen de ce passage sommital, de ce tournant romanesque, d’une supplémentaire dimension initiatique. À Balbec, entre découverte d’un nouveau « pays », de l’amitié avec Saint-Loup, du soupçon pas encore perçu du monde des homme-femmes » incarné par Charlus, de l’art et de l’artiste en la personne du peintre Elstir (d’ailleurs ami des jeunes filles) et l’approche de la « petitebande » parmilaquelle il choisira Albertine pour tenter de passer des amours adolescentes à l’amour adulte, nous sommes dans un roman d’apprentissage. Dans la tradition renouvelée de l’Education sentimentale de ce Flaubert que Proust admirait.
C’est d’ailleurs dans « À propos du style de Flaubert » que l’écrivain affirmait : « Seule la métaphore peut permettre l’éternité du style ». Ce rendez-vous amoureux ambigu et raté ne serait qu’une anecdote banale si la phrase proustienne ne le changeait en expérience à la fois intensément érotique et cosmique. Sensation, art de l’écriture et ekprasis michelangelesque confluent en une prose fabuleuse que le narrateur ne maîtrise pas encore. Seul Proust saura inclure ce baiser refusé par Albertine dans l’immense baiser accepté par l’éternité de l’art que devient La Recherche. Heureusement notre cher et malhabile narrateur parviendra à ses fins dans La Prisonnière : Albertine lui donnera d’autres baisers que celui que sa mère lui avait également refusé au début de Du côté de chez Swann. Hélas, il découvrira encore plus la duplicité de la jeune fille… À ce suspense romanesque, s’ajoute un roman de société qui lui fera découvrir la duplicité générale. De Sodome et Gomorrhe au Temps retrouvé, Proust invente ce roman-somme qui, aux côté de l’Ulysse de James Joyce ou L’Homme sans qualités de Robert Musil, change la face du XX° siècle…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.