ArturoBolaño:Les Chiens romantiques, Un Petit roman lumpen, Trois,
traduits de l’espagnol (Chili)
par Robert Amutio, Christian Bourgois, 96 p, 96 p, 112 p, 12 € chaque.
Roberto Bolaño : Entre parenthèses,
traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio,
Christian Bourgois, 490 p, 25 €.
Pourquoi qualifier Roberto Bolaño de « chien romantique » ? Né dans l’enthousiasme de la jeunesse, de la poésie et de l’amour, il voit son monde laminé par le fascisme de Pinochet, amis dispersés, disparus d’on ne sait quelle atroce façon, lui-même emprisonné quelques jours… L’exil, mexicain, puis espagnol, le laissera sans cesse nostalgique de cette période édénique. Il passera sa vie d’écrivain à osciller entre la scène originelle de la naissance à la jeune poésie chilienne, le traumatisme de la révolution châtrée, puis le tableau d’un quotidien morose, parfois étrangement illuminé par l’examen clinique de ce « secret du mal[1] » pour toujours inaccessible. C’est de ces trois manières que relèvent les trois minces inédits -par la taille et non par leur dimension esthétique et éthique- publiés en bouquet, un surmontés par les fulgurants poèmes gravés dans Les Chiens romantiques. Récits et vers que l’on ne mettra pas Entre parenthèses, comme la modestie de l’écrivain le propose pour une belle poignée de petits essais critiques et autres chroniques.
Sortis étouffés, épuisés, estomaqués, éblouis, des mille pages de l’immense 2666[2], quête presque infinie de la vérité d’un écrivain mythique, Arcimboldo, et de la résolution impossibles des assassinats de jeunes femmes qui gangrènent le Mexique, nous avions retrouvé en un plus concis roman la quintessence de Roberto Bolano. Ce fut la relecture du fabuleux, percutant, indépassable Nocturne du Chili[3]. Où la culpabilité, la passivité complice devant les crimes hallucinants du fascisme de Pinochet, émanaient d’un magnifique, troublant, cataclysmique monologue du curé Icabache. Pourtant le régime d’Allende, d’un socialisme à la lisière du bolchevisme, n’était guère brillant. Reste à imaginer l’envers nécessaire, où notre bolanien curé ferait son mea culpa en séide du communisme, laissant ainsi la mémoire chilienne devant le biface de sa vérité tyrannique, maintenant qu’heureusement lui a succédé la démocratie libérale…
Plus modeste encore, ce bouquet de trois inédits, cependant d’autant indispensable à l’aficionado bolanien. Le Petit roman lumpen, est bien dans la manière apparemment pétrie de banalité sociologique de Bolano. Son sous-prolétariat, à la frange de la pauvreté, est constitué d’un frère et d’une sœur qui ont perdu leurs parents dans un accident. Ils ont abandonné le lycée, l’un pour fréquenter des salles de musculation et des amis quelconques, l’autre pour se faire employée de coiffure. Et narratrice romaine de cette tranche de vie falote où la lumière du ciel est étrange, où les sensations frisent l’instabilité métaphysique, le fantastique. La crise économique est suggérée, sans misérabilisme, la fascination irrationnelle de la délinquance trouble la jeune fille dont « l’histoire perd encore plus ses contours », avant qu’elle se prostitue à une ex-star du culturisme et du cinéma peplum, dont le sperme est, selon les points de vue, alternativement « doré » et « noir ». C'est volontiers sordide, sans que les personnages, à la recherche d’un coffre-fort et de la tentation du mal qui les sauveraient de leur médiocrité, en aient complètement conscience. L’écriture parait simpliste, quoiqu’assurée, lorsqu’une béance, une soudaine métaphore jaillit : « une fragilité qui ressemblait à une raie manta tombant du plafond ». Est-ce une satire ? Le constat d’une déréliction contemporaine ? Le tableau de la vanité humaine est tenu à bout de bras par le talent époustouflant d’un Bolano qui sait nous rendre intéressant, presque magique, ce qui pourrait ne pas l’être, comme ce « visage dans l’attente » de la narratrice qui parvient à une « lucidité »…
Dans Trois, des proses poétiques autobiographiques parcourent d’abord comme un « kaléidoscope » la ville de Gérone. Le poète est inquiet de son droit de séjour, de « l’argent comme cordon ombilical qui te relie aux jeunes femmes et au paysage »… Cinquante-sept « rêves » font « Un tour dans la littérature », où Kafka « voyait brûler le monde », où Pérec « avait trois ans et pleurait, inconsolable ». Le panneau central du triptyque est un fabuleux poème mi-épique, mi-lyrique, au souffle sombre et heurté, qui raconte un voyage vers un « Pérou légendaire » par quelques Chiliens. De leur « bouche ouverte […] sortent / Les rêves : des empreintes / Fossiles / Colorées avec la palette / De l’apocalypse. »
Tout aussi fulgurants sont les poèmes de ces Chiens romantiques qui, auprès du mal, aboient à la lune de la liberté, de l’amour et de la poésie… Parfois cette dernière a, chez notre malheureux chien littéraire pistant les énigmes du monde, la rapidité omnivore de Ginsberg, parfois elle a l’émotion bouleversante du poème presque final et néo-classique dédié à sa « Muse » : tour à tour à « seize ans », tour à tour dans la maturité, elle est « dans la file / des prisonniers politiques », quand il est son « sillage élégant ». Parmi des vers libres que l’on pourra juger inégaux, se détache un trio dédié aux « détectives », qui sont la mise en abyme d’un plus immense roman : Les Détectives sauvages[4], parmi lequel il voit « les livres de questions que personne ne résout / Les archives ignominieuses ».
En une réelle lucidité, et non sans amertume, il prend ses distances avec le mythe révolutionnaire : « La révolution s’appelle Atlantide / Et elle est féroce et infinie / Mais elle ne sert à rien ». Le pathétique, y compris en faisant l’amour à des femmes plus inquiètes encore que le poète, côtoie le morbide : « J’avais vu la mort copuler avec le rêve ». On a la sensation terreuse d’entrer « Dans la salle de lecture de l’Enfer » où feuilleter « un recueil de poèmes de terreur », recueil explosif que l’on regrette d’ailleurs de ne pas être bilingue.
Roberto Bolano a les qualités de ses défauts. Délicieux bavard, littérateur et critique sans avoir l’air d’y toucher, il parait en ses parenthèses critiques préférer les anecdotes, les impressions amicales, aux analyses exhaustives, par pudeur, de peur peut-être d’ennuyer son lecteur. Et soudain, parmi cette conversation apparemment légère, ces discours, ces chroniques et un entretien, ces brefs carnets de voyage entre Vienne, Teruel et Blanes où il vivait, un éclairage original et inattendu, une phrase magique, un paragraphe fulgurant nous stupéfient.
Au déroulé de tant de petits textes, dont le titre, Entre parenthèses, montre la modestie de la dimension et du propos, le lecteur reste trop souvent sur sa faim. A force d’évoquer ces poètes, ces écrivains espagnols et latino-américains que nous connaissons parfois ou qui nous restent douloureusement inconnus, et au vu de l’admiration que Bolano leur voue, une sensation de manque s’installe : que ne trouve-t-on plus souvent un bref résumé de roman, une citation, quelques vers, de façon à ce que nous puissions entièrement partager l’empathie du chroniqueur, de façon à ce que notre curiosité ne soit pas trop déçue, sinon satisfaite, du moins assez excitée pour nous nous précipitions sur ces écrivains qui probablement mériteraient de devenir également nos amis…
Ainsi, Cesar Aira[5], Roberto Piglia, souvent des romanciers argentins, mexicains, sont en quelque sorte, et pour reprendre un de ses titres, les « étoiles distantes » de notre critique. Ils s’appellent également Bioy, Donoso, Tomeo, Vila-Matas, parmi l’aire entière de la langue espagnole… Ce sont aussi des poètes, souvent espagnols, auxquels il rend visite, comme Olvido Garcia Valdés, « dont la capacité de provoquer l’inquiétude, la réflexion, le plaisir esthétique ne décline pas au fil des jours ». Elargissant l’orbe de ses curiosités, il évoque Cervantès, Amis, Burroughs, K. Dick ou Hannibal de Thomas Harris, accordant une aura privilégiée à Melville, une spéciale admiration à Vargas Llosa, évidemment à Borges, dont il cherche à Genève la tombe, pour y trouver les corbeaux de Poe.
Roberto Bolano, dont on connait l’ampleur et l’acuité de romans insurpassables comme 2666 ou Nocturne du Chili, est certes ici pieds et poings liés par les contraintes du genre. Ce sont en effet de brèves chroniques pour un journal catalan, puis un quotidien chilien. Mais très vite, la si reconnaissable voix bolanienne s’installe, en toute musicalité amicale et intellectuelle, parfois impitoyablement provocatrice. Il sait cingler les mauvais, dont nous tairons les noms, et les bons faiseurs de clichés, comme la romancière chilienne Isabel Allende : malgré ou de par son « glamour », son « kitsch », « la littérature d’Allende est mauvaise, mais vivante ». Et comme elle, Paolo Coelho n’a qu’un mérite : « il vend des livres ».
Mieux, Roberto Bolano rédige « Trois discours insupportables », des pages plus denses, des conférences dans lesquels il tacle la gauche sud-américaine : « Nous avons combattu pour ses partis qui, s’ils avaient remporté la victoire, nous auraient envoyés immédiatement dans un camp de travail forcé. » Ce qui est une façon discrète de renvoyer le socialisme d’Allende, balayé par Pinochet, à ses réalités. Comme Cervantès, il choisit, au-delà du métier des armes, celui de la poésie : « savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux. » Plus loin, il croise un libraire qui lui parle de « plus d’un romancier capable de recommander ses propres livres à un condamné à mort ». Ironie ou profond sérieux lorsqu’il s’agit de « lecteurs désespérés » ? Dans sa « cuisine littéraire », il « affronte son adversaire sans faire ni demander de quartier ». Une éthique alors traverse les humbles prestations de l’écrivain, en marge du grand-œuvre, celle d’une urgence devant le tragique de la condition humaine, à traiter avec ce qu’il faut de légèreté, d’angoisse et de grandeur. Façon d’évoquer discrètement les thèmes de ses grands romans, le mal fasciste chilien et le mal assassin mexicain, mais aussi bien sûr universel, le mystère de l’écrivain au centre du maelstrom, depuis Les Détectives sauvages jusqu’au cosmos douloureusement terrestre de 2666, en passant par l’introspection coupable et fulgurante de Nocturne du Chili.
Si brèves que soient ces pages, certaines s’installent durablement dans la mémoire du lecteur, telles d’évocateurs poèmes en prose, d’incisifs essais. Ainsi, dans « Civilisation », il compare l’odeur du napalm, qui est celle de la victoire pour le personnage d’Apocalypse now, à celle des crèmes bronzantes : ces onguents « sentent la démocratie, ils sentent la civilisation ».
Ainsi, malgré la modestie apparente des propos, le côté recueil de circonstance et posthume, ce livre devient nécessaire, y compris en recueillant un entretien pour le magazine Playboy : il est la bibliothèque intérieure, car « pour le véritable écrivain, l’unique patrie est sa bibliothèque », il devient l’autoportrait sensible et intellectuel de notre auteur chilien météorique et préféré.
Mal ici et maintenant, mort en 2003 à cinquante ans, nostalgique d’une jeunesse chilienne poétique à jamais perdue, confronté à la concaténation du mal, sans espoir autre que la littérature qui seule lui rendit ses aspirations à une totalité brisée, sans les résoudre en sa « pugnace vie livrée aux intempéries », que ce soit dans ces petites parenthèses ou dans ses roman-monstres Roberto Bolano est bien notre « chien romantique » préféré…
Iglesia de El Pueyo de Morcat, Serrablo, Alto Aragon.
Photo : T. Guinhut.
José Maria Arguedas ou « l’utopie archaïque » :
Awar Fiesta, El Sexto
lus Par Mario Vargas Llosa.
José Maria Arguedas : Yawar Fiesta (La fête du sang),
traduit de l’espagnol (Pérou) par Cécilia Hare et Domninique Jaccottet,
Métailié, 2001, 204 p, 16,24 €.
José Maria Arguedas : El Sexto,
traduit par Eve-Marie Fell, Métailié, 2011, 192 p, 18 €.
Mario Vargas Llosa : L’Utopie archaïque.Jose Maria Arguedas et les fictions de l’indigénisme,
traduit par Albert Bensoussan, Gallimard, 1999, 408 p, 160 F.
L'on ne cherchera pas chez Arguedas, universitaire et militant, de virevoltantes métaphores ou de vastes mises en abyme narratives, mais d’universels problèmes de civilisation, intéressant autant l’anthropologue spécialisé que l'humaniste, au point que Mario Vargas Llosa lui ait consacré, dans le cadre de son Utopie archaïque, un essai dénonçant « les fictions indigénistes ». Yawar fiesta se présente comme un roman documentaire sagement construit, une histoire qui, par son caractère symbolique et le sacrifice sanglant de la bestialité, acquiert soudain un relief extrême. El Sexto quant à lui est un roman autobiographique et politique dont le réalisme scrupuleux n’est pas sans rejoindre la dimension de L’Enfer de Dante.
Dans un village perdu des Andes péruviennes, une lutte contre le taureau d’Yawar fiesta (publié en 1941 à Lima) va cristalliser toutes les tensions sociales. Sur le ton de la légende, mais une légende tragique, un narrateur anonyme conte la progressive invasion des hauts plateaux par les colons espagnols, leurs exactions, leur appropriation des terres, chassant toujours plus haut, vers les solitudes des herbes rases et des glaciers, des indiens réduits à la famine ou à de bas emplois s’ils se résignent à redescendre parmi la civilisation nouvelle… Bientôt, le reportage se pare des prestiges de la fiction romanesque. Lorsque résonne le leitmotiv de la corne annonçant l’arrivée d’un fabuleux taureau sauvage: « le Misitu », que les indiens affronteront à la dynamite, non sans se faire encorner. Mais cette fois, progrès oblige, le sous-préfet décide, avec l’aval de Lima, de substituer au carnage « l’art de la corrida civilisée ». On devine aussitôt le conflit, le choc culturel, entre les tenants d’une archaïque tradition locale et ceux d’une civilisation plus évoluée et prédatrice. Roman prévisible, mais haut en couleurs, qui évite de justesse le manichéisme en se gardant d’idéaliser l’indigène. Cependant, comme aux plus beaux jours du réalisme socialiste, le sentiment des vertus locales pousse le chroniqueur à glorifier les milliers d’indiens et de métis qui fendent la montagne pour construire une route transandine, puis migrent vers la capitale pour concourir à son développement. Indubitablement, Arguedas écrit son ode à la nation, défendant « les droits des communautés contre les abus des propriétaires terriens, des autorités et des curés ».
Pour un premier roman, publié en 1941 et obéissant aux canons d’un réalisme documentaire lyrique et coloré, ce fut une réussite. Plus tard vint le succès avec Les Fleuves profonds[1] qui narre un voyage de découverte ébloui du Pérou et la difficile initiation d’un collégien, puis Tous les sangs[2], ambitieux et truculent tableau de société où les composantes de la population péruvienne s’agitent dans une apocalyptique lutte des classes bien représentative de l’idéologie marxiste. En plus d’un manichéisme caricatural où les blancs sont les méchants et les Indiens les bons (tandis que le métis est le traître patenté) ce roman véhicule une vision de la femme, vierge pure ou putain, révélatrice d’une mentalité sexiste traditionnelle autant que des traumatismes subis par Arguedas jeune.
C’est à 27 ans, qu’Arguedas vécut une de ses pires expériences. Après avoir manifesté contre l’arrivée d’un représentant de Mussolini en 1938, il fut arrêté par la police politique péruvienne et fut enfourné en prison. Cette expérience est le terreau d’El Sexto, publié en 1961, relevant de la littérature carcérale. Quoique l’on puisse se demander, au vu de sa puissance, de son acuité, et de l’arbitraire de la condamnation, ni formulée, ni venue d’un quelconque procès, ni balisée dans le temps, s’il ne s’agit pas là de littérature concentrationnaire. « El Sexto », nom du pénitencier de Lima, est un bâtiment de trois étages, peuplé de voleurs célèbres, de délinquants sexuels, d’assassins, de trafics divers, d’insultes et de violences sanglantes.
Au moyen d’un réalisme saisissant, ce sont non seulement les conditions de vie des prisonniers qui sont peintes par le jeune Gabriel, mais aussi la permanence du mal dans la nature humaine. L’Enfer de Dante et ses spirales n’ont plus ici la justification morale de la Divinité : pêcheurs ou non, on est maître ou victime de la lutte pour un pouvoir infâme, jusqu’à ce que l’assassinat d’un « géant noir » cruellement nommé « Estafilade » déclenche une répression que l’autorité pourtant légale ne prendra sur elle ni de légitimer, ni de modérer. Les idéalismes et dogmatismes des « Apristes » (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine) et des communistes (depuis condamnés par le jugement de l’Histoire), leur juste dénonciation des oppressions politiques et économiques n’a de cesse : « Là, dans ma poitrine, brille l’amour des malheureux et des opprimés ». Le tableau de la vie politique contrariée du Tiers-monde est édifiant, à travers des personnages hauts en couleurs, des dialogues percutants, où dominent Camac, le syndicaliste communiste, l’un des rares à être un peu honnête et amical, mais aussi Maravi, Rosita et Estafilade, rivaux sans pitié dans la guerre pour le pouvoir sur cette fosse ignoble qu’est la prison, « pire qu’une nécropole ». Occupés par leurs éternelles et bavardes querelles idéologiques, les militants incarcérés ne parviennent pas à être doués d’une humanité que les droits communs du premier étage et les assassins du bas n’approchent jamais. La satire est alors sans concession, dénonçant la propension des gauchistes à l’étripage pseudo-intellectuel, et ne donne pas cher ni de leur capacité à renverser le fascisme, ni de leurs promesses politiques qui ne sont que du bla-bla dogmatique, avant de devenir, s’ils en ont les moyens, les formules de leur totalitarisme. Seul le narrateur, Gabriel, héros peut-être un peu idéalisé, en sa projection de l’auteur, fait preuve de générosité, et tente de se révolter contre les hiérarchies, les tyrannies que les gardiens, presque absents, ne veulent pas voir, à moins qu’elles leurs profitent, qu’ils s’en amusent. Car personne ne tente de porter remède à cette société qui survit dans une immonde et sadique promiscuité, les amours homosexuels se mêlant aux humiliations, les drogues à la prostitution, les meurtres aux suicides, parmi lesquels se détache le calvaire du « Pianiste », violé, devenu fou, puis tué… Ce bref roman initiatique est, en même temps qu’une épreuve pour le lecteur, un témoignage affolant, où l’apprend les rouages du vice et l’hypocrisie de l’idéologie. Si le récit s’achève sans apparence de sortie pour Gabriel, sur une acmé de meurtres sordides, Arguedas, lui, put n’effectuer là qu’un assez court séjour, bien suffisant pour le marquer à jamais. Que le destin nous épargne de telles expériences, à nous qui pouvons les lire dans la sécurité du documentaire et de la fiction…
José Maria Arguedas n’aurait pas paru à ce point remarquable si Mario Vargas Llosa ne lui avait consacré un essai pertinent: L’Utopie archaïque. José Maria Arguedas et les fictions de l’indigénisme. Le régionalisme de Yawar fiesta devient universel si on considère ce livre, à l’instar de Vargas Llosa, comme « un plaidoyer contre la modernisation du peuple andin, une défense subtile et vigoureuse de ce qu’on appelle aujourd’hui le multiculturalisme ». Selon Arguedas, l’identité indigène, même apparemment barbare, ne doit souffrir aucune altération. Tout apport étranger, occidental et colonialiste est néfaste et ne vise qu’à dégrader le paradis perdu de la collectivité altruiste quechua… Hélas, ici pointe « l’utopie archaïque », bel oxymore qui oppose à une projection vers un avenir supposé meilleur la régression dans un passé brutal. La « fête du sang », symbole de la valeur d’une culture indigène qui s’est approprié la course de taureaux, n’est qu’un rituel machiste : bravoure, alcool, sang et mort. Certes, la corrida, reliquat du culte antique de Mithra, est de même nature, quoique raffinée par les siècles, par l’élégance des toréadors et la passion des aficionados. Mais à vouloir camper sur les champs barbelés de son identité culturelle, ne risque-t-on pas de refuser toute évolution, tout accroissement du capital technique et humain ? Si « désindianiser les Indiens » est le crime suprême, vouloir les confiner dans leur identité et les exclure de la modernité n’en est-il pas un autre ? Quant aux femmes, elles sont tellement absentes des romans, sauf pour être battues, humiliées, que la question de leur identité humaine est bien sûr superflue… « Peut-on imaginer une fiction qui, malgré sa dénonciation et son indignation devant les iniquités qu’infligent les « Mitsis » (blancs et notables) aux Indiens, soit plus conservatrice que Yawar Fiesta ? » conclut Vargas Llosa.
À une lecture sociale par la lutte des classes se superpose une lecture culturelle par le choix de l’indigénisme. C’est ainsi que l’individu est réifié par des notions qui l’enferment. Peut-on voir là une des sources du malaise d’Arguedas ? Fils de blancs aisés, c’est parce qu’enfant il fut relégué parmi les serviteurs indiens et traité comme tel par sa marâtre, qu’il épousa la cause de l’indigène. Ethnologue, folkloriste, militant révolutionnaire, intellectuel anti-impérialiste, il devint au fil de ses livres, l’homme du « rejet de la civilisation urbaine, du marché, du monde industriel ». Il conspue « l’individualisme égoïste » comme un « phénomène de la ville ». Où donc l’universitaire Arguedas, pouvait-il trouver sa place si la nature et le collectivisme animiste sont des valeurs sine qua non ? Pour lui, même l’idéologie marxiste devint l’ennemie de cette magie andine qu’il idéalisait. Ce qu’il ressentait comme une trahison vis à vis d’un idéal de solidarité idéologique internationale. Même si, peut-être, le tableau idyllique perpétré par la propagande n’empêchait plus de voir sous le vernis idéologique les béances d’une répression que l’ampleur du Livre noir du communisme[3]n’avait pas encore révélé… Et sans doute, la situation politique complexe du Pérou, pétri d’oppressions, de fascisme et de barrières à la liberté d’entreprendre, ne laissait pas espérer de miracle…
A ces contradictions, il faut ajouter l’équilibre psychique et affectif souvent compromis d’Arguedas, ses difficultés conjugales, sa conviction d’être « fini comme écrivain ». Parmi les lettres qu’il laissa survivre à son suicide, celle à son éditeur est significative : « Comme je suis sûr que mes facultés et armes de créateur, professeur et directeur de recherche se sont affaiblies au point d’être nulles et qu’il ne reste que celles qui me relègueraient à la condition de spectateur passif et impuissant de la formidable lutte que livre l’humanité dans le Pérou et partout, il ne me serait pas possible de tolérer ce destin. » Destin encore plus intolérable si Arguedas avait su que sa veuve, Sybilla Arredondo serait plus tard condamnée à la prison à vie pour avoir été l’une des dirigeantes du terroriste Sentier Lumineux…
Ce sont, parmi une oeuvre riche d’une vingtaine de volumes, les seuls livres d’Arguedas publiés en français. Sans doute faudrait-il traduire El zorro de arriba y el zorro de abajo qui, bien qu’inachevé, tente de représenter le Pérou côtier et celui d’en haut, le Pérou d’aujourd’hui et celui d’un utopique archaïsme indien, non sans intégrer d’étranges « journaux » où l’auteur livre quelques-uns de ces démons intérieurs. Qui pouvait imaginer que, ligoté par ces aspirations, ses contradictions idéologiques, l’auteur, né en 1911, allait en 1969 se tirer une balle dans la tête, devant un miroir, dans les toilettes de son université ?
Lire Arguedas, c’est au-delà du destin d’un homme et de celui du Pérou, s’interroger sur le difficile chemin vers la démocratie libérale de l’Amérique latine dont l’Histoire fut tiraillée entre fascisme et socialisme. Si certains états, le Chili, le Brésil, s’en tirent mieux, le Venezuela délire avec le caudillo gauchiste Chavez, admirateur de Fidel Castro, le Pérou peine à sortir de ses ornières, après avoir omis d’élire en 1990 le libéral Mario Vargas Llosa à la présidence…
Tempus fugit, répète la formule latine. Jusqu’à la consommation d’une vie. Mais si le temps s'enfuit, l'artiste demeure. L’écrivain alors arrache à l’ange du Temps ses plumes pour tenir le compte des vices et des vertus, mais aussi de sa puissance humaine, l’artiste quêtant une part d’immortalité. Or seuls les pouvoirs de la fiction savent entrelacer un temps baroque, comme dans l’étonnant roman de Carlos Fuentes, Anniversaire. Alors que dans son Instinct d’Inès, l’écrivain mexicain (1928-2012) tente un pacte faustien avec un temps anthropologique.
C’est par une approche précautionneuse que nous entrons ici dans le monde de Carlos Fuentes. Il s’agit d’abord pour une mère de demander à son mari de ne pas oublier de rentrer pour célébrer l’anniversaire des dix ans de leur fils Georgie. À ce préambule réaliste et petitement anecdotique en apparence, s’ajoute un narrateur qui découvre peu à peu les liens hors norme qui unissent à sa nourrice un autre enfant qui est peut-être ce même Georgie, comme dans un monde parallèle. L’observation des protagonistes passe d’abord par un point de vue externe qui semble les rendre encore plus mystérieux. Ce qui n’est pas loin de l’inconnaissance du narrateur du Nouveau Roman : songeons que ce livre date de 1969. Dans la maison fantomatique de ses hôtes laissés dans l’ombre, il observe la nourrice qui donne son sein à sucer à ce grand enfant, avant de succomber lui aussi à son attraction érotique et plus mature, quoique hallucinante et mariale, puisqu’elle affirme : « au bout de neuf mois, ma virginité était toujours intouchée et je commençais à ressentir les douleurs de l’accouchement. »
La maison est peu à peu devenue un espace labyrinthique, fabuleux et baroque, changeant comme le fantasme. Dans laquelle George revient, en jeune cavalier, plus vieux donc que l’enfant, plus jeune que le narrateur qui se reconnait et dont c’est peut-être l’anniversaire, en vieillard bientôt. Depuis la première décennie jusqu’au crépuscule de la vie, le temps reste une énigme, un jeu de miroir biaisé : « Ô temps, qu’as-tu fait de ma personne ? » Le questionnement métaphysique paraît dévaster notre personnage aux décennies éclatées quand seule la mosaïque de l’œuvre de l’écriture et de l’art peut tenter d’en proposer une fascinante image à décrypter. Ainsi, âges de la vie, controverses médiévales et troubles contemporains, doubles et miroirs s’affrontent et se répondent en un jeu d’échec fantastique où il s’agit d’« inventer un temps personnel et total »… L’écriture est alors devenue torrentielle et chatoyante, bien digne du réalisme magique latino-américain.
Ce bref roman, qui paraissait un rameau mineur détaché de la forêt romanesque de Carlos Fuentes, devient alors un exercice de style troublant, une porte dérobée annonciatrice d’une œuvre riche, succulente et complexe qui culmine avec Terra nostra, Christophe et son œuf et Diane ou la chasseresse solitaire, tous chefs-d’œuvre universels où la solitude métaphysique de l’homme est confrontée à ses démons intérieurs, à ceux de l’Histoire, de l’amour et du temps.
Certes, les premières pages de cet Instinct d'Inez n’ont pas d’instinct cette vitesse éblouissante de la narration qui anime Diane ou la chasseresse solitaire[1], ni ce bouillonnement qui contribue à faire de Christophe et son œuf[2] une œuvre-monde. Ce roman aux dimensions modestes paraît d’abord ne nous intéresser qu’à la destinée finissante et lasse d’un chef d’orchestre, Gabriel Atlan Ferrara, quoiqu’un étrange « sceau de cristal », pupille d’une nouvelle vision, révéré et bientôt rageusement détruit, ouvre de faustiennes et hallucinantes perspectives…
Grâce aux vertus narratives d’un vaste retour en arrière, notre jeune chef, lors d’une représentation londonienne de La Damnation de Faust, ce flamboyant opéra d’Hector Berlioz, se pique d’amour pour une cantatrice qui chante le rôle de Marguerite : Inez Prada. La reverra-t-il ailleurs que sur la scène de la communion et de l’affrontement artistique ?
Il faudra attendre soixante pages pour basculer dans un retour en arrière bien plus gigantesque. Lorsque notre diva paraît habitée par une femme de l’ère paléolithique des grandes glaciations, et porteuse d’une ancestrale tragédie : amours que l’on ne sait pas incestueuses dans une grotte aux peintures, vie tribale secouée par le parricide puis le fratricide du chef… Un immense crescendo lyrique unit les passages alternés consacrés à la préhistoire et aux représentations, de vingt ans en vingt ans, à Londres, Mexico, Salzbourg… Et ce jusqu’à l’acmé de cette mise en scène de La Damnation de Faust où apparaît nue la femme venue d’un âge primal et révolu, portant, comme la Marguerite aimée par le Docteur Faust, la petite fille sacrifiée ; ce en écho du chef-d’œuvre bien connu de Goethe. C’est ainsi que « vous aurez donné un autre temps à l’instant que vous vivez, vous aurez bouleversé les temps, vous aurez ouvert un champ interdit à ce que vous avez déjà vécu dans le passé ». L’instinct d’Inez est là. Plus loin que sa vie, que son histoire, l’aventure primordiale de l’humanité nous innerve, en un ancestral atavisme, malgré les artifices de la civilisation, et recommence, grâce à l’origine magique de la musique et grâce aux pouvoirs de l’œuvre d’art.
Plutôt que de parler de métempsycose, de vies antérieures, il faudrait invoquer la génétique des populations et le pouvoir d’une fiction qui ranimerait une lointaine et tellurique mémoire. Comme avec Terra nostra[3], qui fait coexister un apocalyptique an 2000, l’antiquité romaine et le siècle d’or espagnol, c’est avec L’instinct d’Inez, que nous percevons le mieux l’ambition du projet du mexicain Carlos Fuentes, projet digne de La Comédie humaine de Balzac, quoique plus fou encore : disposer sa trentaine de romans, dont sept restant à écrire, dans un cycle appelé « L’Âge du temps ». En ce sens, un pacte faustien est signé avec la durée d’une vie humaine, avec l’Histoire, grâce aux pouvoirs de la fiction… On pense à l’ « éternel retour » nietzschéen, mais également au cubain Alejo Carpentier qui, dans Guerre du temps[4] imagina une nouvelle (« Retour aux sources ») où l’on vit à rebours de la chronologie usuelle, plus exactement de sa morbide vieillesse à sa naissance...
C’est un grand roman d’amour, entre érotisme et esthétique, d’amour rarement comblé, différé, à la recherche d’une pureté originelle et animale, soudain explosif, et cependant délivré de la damnation : « je n’ai pas péché, vous les anges vous le savez, vous m’emportez au paradis à contrecœur, mais vous ne pouvez qu’accepter ma joie sensuelle dans les bras de mon amant »… Ce qui ne paraissait pas, lors des premières pages, devoir être un livre fabuleux finit par nous emporter dans un irrésistible courant fantastique digne du plus grand réalisme magique. La relecture du mythe de Faust, la passion effrénée pour la musique et l’opéra, la fantasmatique amoureuse, l’initiation aux mystères du temps, tout concourt à multiplier les dimensions de la perception, de l’imaginaire et de l’œuvre d’art romanesque.
L’Instinct d’Inez est bien à compter parmi les plus denses des œuvres narratives de Carlos Fuentes, peut-être l’un des plus grands, avec le péruvien Mario Vargas Llosa[5], des écrivains latino-américains. Tous deux ont pris en écharpe les destinées de leur continent, tous deux portraiturent et dénoncent les dictateurs et les révolutionnaires, tous deux construisent d’entraînants et persuasifs espaces romanesques, et si leurs convictions politiques divergent - Vargas Llosa vers le libéralisme et Fuentes vers le socialisme - le premier l’emporte grâce à sa maturité politique quand ce dernier l’emporte par ses qualités de styliste virtuose - trop virtuose disent ses détracteurs certainement aigris. Reste que Carlos Fuentes l’enchanteur du réalisme magique latino-américain ouvre des perspectives fantasmagoriques inouïes, car un tel romancier est le Phantasos, le dieu nocturne des fantasmes de l’humanité.
Alquezar, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Carlos Fuentes : Le Siège de l'aigle,
roman épistolaire
du Mexique politique.
Carlos Fuentes : Le Siège de l’aigle,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins,
Gallimard, 2005, 448 p, 22 €.
Carlos Fuentes : Territoires du temps (Une anthologie d’entretiens),
traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins,
Gallimard, 2005, 406 p, 19,50 €.
Le roman épistolaire eut son heure de gloire dans la seconde moitié du XVIII° siècle. De Richardson à Rousseau, en passant par Les Souffrances du jeune Werther de Goethe et Les Liaisons dangereuses de Laclos, il fit couler des larmes interminables, préparant le lit du romantisme… Il semblait passé de mode, définitivement obsolète. Seule, la redécouverte d’Inconnu à cette adresse, nouvelle que Kressmann Taylor écrivit en 1938, pour avertir des dangers du nazisme, redonna un timide coup de fouet au genre. Il faut aujourd’hui compter avec le génie de Carlos Fuentes qui s’empare à belles dents du roman épistolaire avec Le Siège de l’aigle. Artifice désuet où réussite romanesque ? Les lettres échangés par une pléiade d’intrigants auprès du pouvoir institutionnel permettent de saisir tous les fils, diplomatiques, érotiques, machiavéliques des destinées politiques du Mexique, ce dans le cadre d’un roman d’apprentissage on ne peut plus satirique.
Toutes les communications téléphoniques et satellitaires sont en 2020 rompues, dans un Mexique qui a eu le front de s’opposer aux Etats-Unis -légère pique anti-américaine qu’il faut bien excuser de la part d’un auteur qui écrivit il y a peu un Contre Bush. Ce dernier pays, dirigé par Gondoleezza Rice, n’ayant pas aimé que l’on proteste contre son occupation militaire de la Colombie (métaphore de l’Irak actuel ?) et que l’on encourage l’OPEP (« une bande de cheiks corrompus ») à augmenter le pétrole. Bel affront discutable ou manque de toute élémentaire diplomatie et machiavélisme pragmatique de la part des dignitaires mexicains? Il n’en reste pas moins que ce silence sur les ondes ne laisse à nos protagonistes que le recours aux lettres échangées dans la perspective des élections prochaines. Teran, Président sortant, ne pouvant se représenter, qui montera sur « le siège de l’aigle » ? Et si c’était une femme… La belle Maria del Rosario Galvan, « amie intime du Président », n’a qu’un « seul but » : « être politique, manger politique, rêver politique, jouir et souffrir de la politique ». Elle offre son corps et ses caresses à la « beauté métissée » qu’incarne Nicolas Valdivia : « Je serai à toi quand tu seras président du Mexique ». Mais les obstacles sont légion. Bernal Herrera, ministre de l’intérieur cynique; le ministre des Affaires Etrangères, maître es poker et sérénité ; le conseiller « Sénèque » ; le contrôleur du budget, qui émarge d’abord à ce même budget ; le directeur des pétroles, que ce « baume mexicain », la corruption, « lubrifie » ; Von Bertrab, « face aimable de la force », Arruza « face odieuse »… Sans compter le pire : le voyeur et « lèche-cul nommé Tacito de la Canal ». Tous ces épistoliers et acteurs se confessent, se dénoncent, menacent, s’allient, rompent, conspirent, mentent, assassinent, placent leurs pions et pièces maîtresses sur l’échiquier d’une partie où il faut faire mat… On devine l’impressionnant et séduisant attirail rhétorique à l’œuvre dans ces lettres.
Ce qui aurait pu passer pour un artifice permettant de recourir au roman épistolaire, à savoir l’impossibilité de toute autre forme de communications entre les mouches et frelons qui guignent le suprême pouvoir mexicain, est non seulement une originalité dans la création littéraire contemporaine, mais encore un moyen remarquable de sonder les cœurs, les reins, les intentions et les faux-semblants des politiques en lisse. Ce que savait déjà Choderlos de Laclos, mais que réactualise avec brio Carlos Fuentes. Si l’on pense que le commandement d’un politique est « n’écris jamais » ce que profondément tu penses, on devine qu’il faudra mieux encore lire entre les mailles des intentions et des filets où l’on prendra les lecteurs autorisés ou non… Sans compter que cette « aiguille invisible qui lui transmet les conversations » sait peut-être aussi transmettre les lettres… Et, de nouveau, l’écriture devient un gage du talent et de l’efficacité politique, secondée par l’indéniable séduction de la langue, de la graphie devinée, de la relation érotique qu’épice la correspondance ; à moins que l’intrigue politique ne soit la plus aphrodisiaque, comme lorsque les voyeurs font le siège du cœur et du corps de l’amie du Président, rendant plus désirable encore la chaleur du « siège de l’aigle », ce fauteuil de l'animal tutélaire du Mexique.
Cependant Valdivia, « démon au visage d’ange » est-il manipulé par sa belle, ou navigue-t-il en eaux troubles pour son seul compte ? Ne sera-t-il que « le Président par substitution » si Teran malade venait à mourir ? Entre les écueil du ressentiment et de l’injustice, qui sont les vices du Mexique, notre jeune héros d’un roman d’apprentissage bouillonnant navigue à vue. C’est ainsi qu’il découvre que l’austère Tacito, derrière le « dépotoir » où il vit, cache « un somptueux penthouse ». Démasquera-t-il le véritable amant et donc poulain de Maria ? Ce qui aurait dû être épopée politique devient comédie grotesque.
La dimension satirique est alors criante. Entre les travers grossiers, les vices cachés des protagonistes et la dénonciation d’un modus operandi qui n’a guère abandonné les procédés de la « dictature douce du PRI » (le dinosaurien « Parti Révolutionnaire Institutionnel », apprécions l’involontaire ironie) le Mexique tout entier est flagellé pour son orgueil démesuré (y compris dans sa vanité à vouloir puérilement contrer les Etats-Unis) pour les corruptions d’un état qui phagocyte et entrave les libertés économiques tout en brisant les grèves par la force. On croise également un va-t’en-guerre inaugurant un « parc thématique de la Sierre Maestra » : un Fidel Castro de 93 ans… Le pouvoir autoritaire est ici anachronique, parodique, sans rien d’une autorité qui serait légitimée par une fermeté au service des libertés. En sus de ce miroir critique et incisif du Mexique d’aujourd’hui et de toute l’Amérique latine, peut-être avons là quelque chose d’également prophétique ? Hélas, la parole finale du roman est confiée à un idiot, fils caché de Maria et de Bernal, comme si la mélancolie du pouvoir usurpé avait le dernier mot, comme s’il ne restait au peuple que ce discours « les mains attachées derrière le dos ». A l’anticipation alarmante parmi le sac de nœud des serpents politiques sied donc bien la technique plus que séculaire du genre épistolaire.
Nouveau Balzac, Carlos Fuentes, dans L’âge du temps (titre général de toute son œuvre narrative) dresse le portrait mobile, impressionnant, grouillant de personnages hauts en couleurs, de l’histoire du Mexique, depuis les jeunes passionnés des auteurs des lumières dans La campagne d’Amérique, en passant par la révolution mexicaine dans Le Vieux gringo, les intrigues autour du pétrole dans La Tête de l’hydre, la célébration de l’an 2000 dans Christophe et son œuf, jusqu’à cette uchronie, cette anti-utopie si proche de nous…
Les allusions à Tacite, César, Heidegger et Machiavel contribuent à faire de ce roman aussi animé que cultivé, aux personnages efficacement campés, un bréviaire du fin politique. Non sans faire penser à un autre grand latino-américain, Mario Vargas Llosa, qui explora les voies d’une conspiration autour du tyran de Saint-Domingue, Trujillo, dans La Fête au bouc. Quand au fin politique suprême, celui qui est assis sur « le siège de l’aigle » de la littérature, n’est-ce pas ce narrateur secret qui se cache derrière tous les auteurs des lettres, Arachnée tissant son livre, Carlos Fuentes lui-même, dont certes, dans le vide presque sidéral d’une littérature engluée dans son nombril hexagonal, nous n’avons pas l’équivalent… « Ce qui m’intéresse, c’est le monde. Ce n’est pas mon ego ni ma psyché. » déclare-t-il dans les entretiens: Territoires du temps. A moins bien sûr que Fuentes ait une psyché à la dimension du monde…
Carlos Fuentes : Diane ou la Chasseresse solitaire,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins, Gallimard, 1996.
Carlos Fuentes : Le Bonheur des familles,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins et Aline Schulman, Gallimard, 468 p, 22,50 €.
Carlos Fuentes : En inquiétante compagnie,
traduit de l’espagnol par Céline Zins, Gallimard, 320 p, 22,50 €.
Un tel titre laisse présager un conte mythologique, une parabole romantique : Diane ou la Chasseresse solitaire. C'est un simple récit, une confession. Mais qui, à travers les paradigmes de la passion et du destin, parvient à l'universel. Loin des grands massifs romanesques de Terra nostra et de Christophe et son oeuf, où le fantastique pénètre plusieurs niveaux de réalités, où pullule l'efflorescence des langages, ce n'est qu'une histoire, linéaire et entraînante, mais avec tous les bonheurs d’une écriture raffinée et suggestive. C’est non sans ironie que lui répond Le Bonheur des familles, dans lequel amours, violences et destins prospèrent En inquiétante compagnie.
Diane emprunte le chemin de la star de cinéma en perte de vitesse. Elle tente d'inverser ou de s'attacher la fatalité. Carlos Fuentes lui-même, Don Juan aussi professionnel qu'écrivain, l'a rencontrée lors d'une soirée, puis file avec elle le grand amour dans une ville perdue du désert mexicain où elle tourne un western de seconde zone. Un matin, en regardant la photo d'un précédent amant (Clint Eastwood), elle lui lance: "Cher ami, cela fait deux semaines que vous prenez votre plaisir. Quand songerez-vous au mien ?" Le coup porte au cœur de l'amant attentionné. Puis, insulte suprême à l'écrivain: "Ce que tu peux manquer d'imagination". Les parts d'ombre de Diane, la face cachée de l'astre de l'amour sont soudain béantes. Quand nous n'ignorons rien des crèmes vaginales de la belle, nous ignorons presque tout de ses profonds secrets, amants précédents et tourments futurs... Bien sûr, ce militant harcelé, violent, des Black Panthers représente une figure de la passion plus grandiose que celui qui ne sait qu'aimer et noircir des feuillets: "J'étais son amant parce qu'on ne laissait pas entrer au Mexique son véritable lover, le leader des Panthères Noires". Soudain, elle change d'amant: "Tu écris mais tu n'agis pas". "Carlos Ortiz est capable d'escalader des montagnes pour sa cause, pas toi". Au-delà de l'actrice déchue, elle se veut "accoucheuse de révolutions". Elle aime le risque et se compromet auprès de la police locale et du FBI, elle aime embrasser les grands idéaux de l'époque et leurs héros: "Elle croyait que l'injustice se combat non seulement par la politique, mais par le sexe, l'amour et les abîmes du romantisme. Cela la rendait extrêmement vulnérable". Elle sera en effet vaincue par la calomnie du FBI.
L'on a compris que Diane Soren est Jean Seberg. Ses deux grands rôles, Jeanne d'Arc, et la jeune fille aux cheveux courts vendant l'Herald Tribune ont contribué à l'éclat de Preminger et de Godard. Tous ses éléments biographiques (Iowa, Black Panthers, FBI et suicide) sont présents dans le roman de Fuentes. Cet amour d'écrivain est-il vérité ou fiction ? En tous cas, le récit est riche d'expériences et de réflexions empruntant autant à Eros qu'aux démons politiques des années soixante-dix. Celles-ci par exemple, parmi tant d'autres, peut-être discutables, toujours stimulantes: "En matière de sexe comme en art, le plaisir interrompu est un poison, mais il assure aussi une ambiguïté qui est le liquide amniotique de la passion comme de l'art". Ou encore: "Que l'anarchisme est une merveilleuse idée de liberté: n'avoir personne au-dessus de soi. Aucun pouvoir supérieur, aucune chaîne. C'est la plus belle idée qui soit. Et la plus impraticable. Mais il faut préserver l'utopie des idées. Sans cela nous devenons des bêtes".
Carlos Fuentes fut taxé de manque de courtoisie envers la mémoire de l'actrice, d'obscénité, de vanité et de machisme. Tout ce qu'il n'est pas. Même fabulant et méditant sur l'amour, des mystiques à Don Juan, il a l'humilité de dire qu'il n'a pas su aimer, qu'il a été dépassé par une figure tragique: celle qui n'a pas pu limiter sa passion de vie et de changement, qui a voulu faire l'amour à l'humanité pour sa libération. De ce ratage sentimental, de cette comète qui l'a ravagé, Fuentes ne peut revivre qu'en épousant une femme plus conventionnelle. Il ne peut, à retardement, panser sa blessure et lui donner sens qu'en écrivant un beau livre: "La perspective du livre raffine et fortifie les données de la vie vécue".
C’est à partir du fameux incipit d'Anna Karénine de Tolstoï que Carlos Fuentes s’élance sur les voies romanesques: « Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles heureuses sont malheureuses à leur façon ». Une telle vérité générale, trouvaille géniale au fronton d’un des plus grands romans réalistes européens du XIX° consacré à la condition féminine, a fait couler beaucoup d’encre critique. On peut lire ce roman mexicain, dont le titre original (Todas las familias felices) est donc une citation, comme une réécriture, d’autant que les personnages féminins y tiennent une place considérable.
Si l’on suit l’invitation à la lecture de Tolstoï, on devrait n’imaginer que des familles malheureuses chez Fuentes. Mais ce n’est pas si simple. La première voit ses enfants, après avoir quitté le nid pour se lancer dans leurs professions respectives, et, une fois la lassitude ou le chômage venus, revenir sous le toit familial. L’une pour s’isoler et se tisser une famille virtuelle grâce à internet, l’autre pour avouer à son père son échec. Mais on y découvre des sérénités imprévues, un moment intense de complicité filiale. De même, l’enragé de religion catholique qui veut forcer ses quatre fils à devenir prêtres pour expier une fatalité historique, nous laisse croire qu’il va faire leur malheur. Pourtant, il se dit « fier de mes fils qui ont refusé de se laisser manipuler par leur père et se sont forgés leur propre destin, schismatiques face à l’existence ». Hélas, comme en miroir, un « père éternel » contraint ses trois filles longtemps après sa mort. L’emprise des familles sur les destins individuels est inévitable, quoique pas toujours fatale.
Toutes les plaies inhérentes au Mexique sont là : le machisme (« Félix sent ses couilles se gonfler d’hormone mâle ») et la criminalité. Une mère éplorée échange une correspondance insolite avec l’assassin indien de sa fille ; un époux sadique enchaîne sa moitié pour la châtier en lui reprochant « le simple fait de vieillir et d’avoir perdu sa beauté ». Tous nous rappellent combien meurtres et viols sont une sous-culture de ce voisin des Etats-Unis. Pour répondre à Tolstoi, la condition des femmes, épouse, fille, ou mère, n’est pas souvent rose, même si, parmi ces « familles laides, tristes et ruinées », l’on croise d’étonnantes amours, comme celui de la « cousine sans charme ». Ces seize « récits » forment alors un roman kaléidoscopique, un tableau de société qui s'intéresse autant aux rapports humains qu'aux situations politiques et économiques, sans oublier la corruption omniprésente. A force de parcourir tous les milieux, toutes les idéologies, nombre de situations sociales et intimes, le pays nous montre ses strates, ses origines, ses peurs et ses espoirs, ses atouts et surtout ses freins dont le moindre n’est pas le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel - on ne rit pas de l’oxymore) au pouvoir pendant des décennies et cause principale du presque sous développement du Mexique : « le PRI, vaste parapluie politique servant à abriter toutes les postures idéologiques ».
Ce Décaméron coloré, animé d’une foule de personnages contrastés, n’intéressera pas que les curieux de l’Amérique latine. Il est d’abord une micro comédie humaine, un roman des vies et de ces familles dont Gide disait : « je vous hais ». Fuentes, lui, ne les déteste pas. Quoique sans illusions, il leur garde néanmoins une certaine tendresse critique. Si l’ensemble reste réaliste (sans tomber dans le misérabilisme), les chœurs, insufflant une voix intemporelle, comme celle des pleureuses et des chœurs antiques venus d’Eschyle ou de Sophocle, balaient le puzzle romanesque d’une aile de réalisme magique. Intercalés entre les récits, ils sont souvent violents, en vers libres rock and roll ou presque rap. Ces voix du peuple, des « mère-filles des rues », « de la fille menacée », « de la fille suicidée », « du curé du rock », sonnent comme une longue complainte pathétique et tragique.
À travers ces seize récits, le roman kaléidoscopique du Mexique, de ces familles et de ses femmes se déploie, insistant et fascinant. Autant à l’aise dans le vaste roman-somme (pensons à Christophe et son œuf) que dans la nouvelle, Carlos Fuentes nous livre une autre facette de son art polymorphe attaché aux rapports des humains entre eux, lorsque l’on ouvre les nouvelles du recueil En inquiétante compagnie.
Une brune fascinante, extatiquement couchée, attire sur la couverture de l'édition française l’œil du lecteur, nous invitant à entrer dans les draps blancs du livre. Mais gare au soupçon de vampirisme qui aiguise ses dents ! Le ton est alors donné : les apparences se fendillent très vite sous l’afflux du fantastique, à la limite du conte noir et gothique. Carlos Fuentes ne nous avait pas habitués à ces nouvelles troublantes. Le grand romancier et brillant essayiste mexicain, scrutait le plus souvent les réalités de son temps et l’histoire de l’Amérique latine grâce à des fresques narratives magnifiées par le réalisme magique. Ici la magie de l’inquiétante étrangeté touche l’intimité des personnages.
Un monteur de films vit « intensément à travers Electre ou Coriolan ». Lorsque l’appartement d’en face s’allume de la présence d’une femme. Pour observer sa beauté, il sacrifie son amour de la scène, prend un congé de maladie. L’idéalisation érotique a pris le pas sur la « catharsis non seulement affective, mais sexuelle» du théâtre. Une fois disparue, il la retrouve jouant le rôle d’Ophélie, mais en silence. Mise en scène révolutionnaire, ou folie du protagoniste qui sauterait sur la scène pour sauver sa bien-aimée et se faire poignarder par Hamlet ? Pourquoi le bleuet qu’elle lui a jeté ne se fane-t-il pas ?
L’écrivain octogénaire est plus jeune et vigoureux que maints faiseurs de clichés. Outre la présence anecdotique d’internet et la rythmique rap and slam dans Le Bonheur des familles, il continue d’inventer des formes romanesques et de troubler infiniment son lecteur. N’en déplaise aux plus jeunes auteurs du « Crack » mexicain (Volti ou Padilla) qui revendiquent parfois avec bonheur la liberté de sortir du réalisme magique et de son aire culturelle, le « Boom » latino-américain des grands ainés (dont Mario Vargas Llosa ou Gabriel Garcia Marquez) n’a pas fini de nous étonner, puisque carlos Fuentes vient de sortir son dernier roman, La Voluntad y la fortuna, dans lequel une tête coupée chante, entre tragédie et telenovela, la tyrannie de la délinquance qui affecte le Mexique…
Parador Monasterio de Santo Estevo, Galicia. Photo : T. Guinhut.
Mario Vargas Llosa, romancier des libertés :
de La Fête au Bouc
aux Cahiers de don Rigoberto.
On ne peut séparer Vargas Llosa, essayiste et politique, du romancier. « Tant pis pour le Pérou, tant mieux pour la littérature », dit-on lorsqu'il fut battu à la présidentielle de 1990. On sait que le pays se vit imposer les pleins pouvoirs par un Fujimori qui termina sa carrière en débandade... Narrant sa campagne électorale avec le Poisson dans l'eau, l'écrivain précisa le sens de son libéralisme tempéré : « Le principe de la redistribution de la richesse a une force morale indiscutable, mais aveugle bien souvent ses défenseurs en les empêchant de voir qu'il ne favorise pas la justice sociale si les politiques qu'il inspire paralysent la production, découragent l'initiative, font fuir les capitaux, autrement dit, accroissent la pauvreté. » Le penseur « désenchanté du marxisme et du socialisme » réunit cinquante essais dans les Enjeux de la liberté, dont un éloge d'une Margaret Thatcher controversée, pourfendant « purs » islamistes et corrompus de tous bords, nationalismes et nationalisations, prônant l'économie de marché et la mondialisation, ce qui ne lui attire pas l'amitié de maints bienpensants et autres intolérants. Pourtant il invite à sa table romanesque nombre de personnages aux vices et vertus aussi colorés que probants, de La Fête au bouc aux Carnets de Don Rigoberto.
Les libertés sont également le maître mot du romancier. Sans jamais se clôturer dans le récit engagé, à thèse, pas un de ses romans n'omet de réclamer la liberté des peuples et des consciences, la liberté des Lettres et de l'Éros... Après Conversation à la Cathédrale, qui conspirait contre la dictature militaire péruvienne, vint la Guerrede la fin du monde. Un illuminé parcourt le Sertao brésilien, quand s'installe une république musclée. Si les méthodes et l'ampleur de la répression effrayent légitimement le lecteur, qu'en est-il du phalanstère fondé par ce prophète christique où s'épanouit la liberté des gueux ? Du moins croient-ils se libérer de l'impôt, du recensement et de l'économie de marché. Car c'est pour trouver dans cette fanatique cité de Dieu une pire oppression, une « utopie archaïque » fermée, intolérante, suicidaire... Un souffle narratif fabuleux emporte ce roman-fleuve, dont la conclusion remettra en cause les espérances de l'anarchiste écossais qui tente de rejoindre ce paradis libertaire, cet enfer sur Terre. C'est encore un terrible prophète qui, dans Pantaleôn etles Visiteuses, galvanise les indigènes, poussant à crucifier animaux et humains. Frère Francisco croit ainsi conjurer le « Mal » : la pacification sexuelle des troupes, au moyen d'un bordel géant que Pantaleôn dirige d'une main de fer, pour le bien du Pérou. Machiavel dévoyé de l'Amazonie, il détruit corps, coeurs et âmes. Burlesque et tragique tableau du fanatisme religieux et de la bureaucratie militaire... Comme lorsque dans la Ville et les Chiens, vaste métaphore de la société péruvienne, un cadet de collège est tué pendant l'exercice de tir : la hiérarchie, malgré ses principes d'honneur affichés, tente d'étouffer le scandale...
Dénoncer la nature perverse des utopies par une satire effrénée, polymorphe, reste le moyen d'une catharsis et le véhicule d'un espoir de jours meilleurs dans une civilisation apaisée. Le trotskiste de l'Histoire de Mayta, généalogie et rouages du terrorisme, les maoïstes du Sentier lumineux de Lituma dans les Andes, tous des illuminés, des purs meurtriers, rouges fers de lance du totalitarisme. Le « progressisme » d'ultra-gauche dont s'était réclamé le jeune romancier est retourné comme un gant de sang. Ce qui choque maints détracteurs des orientations libérales de sa maturité.
La Fête au Bouc s'inscrit dans la tradition latino-américaine des portraits de dictateurs. Gabriel Garcia Marquez (l'Automne du patriarche), Auguste Roa Bastos (Moi, leSuprême), Miguel Angel Asturias (Monsieur le Président) ont brossé de monstrueux tyrans, fantastiques ou réalistes. Sans faillir à la vérité historique, mais avec la toutepuissance de la fiction, Vargas Llosa surprend Trujillo en 196l, dernière année de son pouvoir criminel à Saint-Domingue, grâce à un rythme ternaire : le retour d'Urania après trente-cinq ans d'exil aux États-Unis, les hauts faits et méfaits de « l'homme qui ne sue jamais », l'embuscade nocturne des tyrannicides. Fille chérie d'un ministre de ce Bouc qui asservit trois millions d'habitants à sa démence froide pendant trente ans, elle tente de rappeler à son père invalide l'infâme secret de sa fidélité au régime. N'a-t-il pas livré sa femme au Bouc ? Ou pire ? Vargas Llosa, en libéral opposé à tous les totalitarismes, brocarde un généralissime fasciste que, contrairement aux légendes, les États-Unis ont contribué à renverser. Les personnages cruels, émouvants ou grotesques, la spirale impeccable de la narration font de cette « fête » un superbe monument offert à l'Histoire politique et au plaisir du lecteur... On n'attend plus qu'après avoir disséqué Trujillo, Vargas Llosa déboulonne la statue du dictateur voisin et marxiste dont est féru Garcia Marquez : Fidel Castro soi-même.
Mais quand l'Espagne porta sur la liste des meilleures ventes les Cahiers de Don Rigoberto, la France n'offrit qu'un silence pudibond, étonné qu'un libéral soit également du côté de la liberté des mœurs, de la fête d'Éros. Liberté économique (non sans respect des contrats et de la concurrence) vient rimer avec liberté érotique. Pensant aux libertins du XVIIIe siècle, ce livre n'est pas, comme l'affirme l'éditeur français, un hommage à Sade dont la liberté a le cruel défaut de sacrifier autrui. Monogame et néanmoins libertaire, Don Rigoberto est-il un avatar de l'auteur ? Ses cahiers portent le réel et le fantasme au paroxysme d'une virtuosité où la composition arborescente - essai, dialogue et récit - rappelle le Décaméron. La « Diatribe contre le sportif », la « Lettre au lecteur de Playboy », la « Rébellion des clitoris » sont savoureuses... Admirateur de ses « Princes de l'Église qui furent capables de marier au plus haut degré la pourpre et le sperme », il propose un éros spirituel et sensuel, une « vie mentale riche et personnelle ».
L'utopie emporte, via un rythme binaire, le Paradis – un peu plus loin, où l'on croise Flora Tristan, l'une des initiatrices du féminisme français, et son petit-fils : Paul Gauguin. Selon la double postulation romantique, le paradis est au-delà et en deçà. Au-delà de l'exploitation capitaliste et bourgeoise des ouvriers, Flora travaille à bâtir un paradis en plein XIXe siècle. Sans pourtant cristalliser l'inatteignable utopie collective dans un réel qui laisse toujours à désirer; quoique seul le siècle suivant, du moins dans les pays développés d'économie libérale, ait vu s'améliorer la condition ouvrière et féminine, peut-être un peu grâce à elle. Rêvant de « palais ouvriers », pendant son tour de France des enfers des fabriques, lavoirs et ateliers, elle se heurte aux dissensions entre les saintsimoniens et les communistes icariens, à la résistance du pouvoir, à l'abrutissement des masses. Sans compter que son absolu libertaire risque de charrier le danger révolutionnaire, la terreur : « L'utopie sociale débouche sur la catastrophe. » En deçà de notre civilisation moderne, Paul s'exile vers la nature tahitienne : « Ses origines, ce passé éclatant où religion et art, cette vie et l'autre, étaient une seule réalité. » L'utopie individuelle de Gauguin parvient à son acmé artistique, mais se heurte à la colonisation, à la nécessité du travail et de l'argent, au racisme antichinois délirant du peintre lui-même. Rêve d'autant plus illusoire que l'auteur ne remet pas en question cette idyllique société sauvage, « utopie archaïque » en fait, pour reprende le titre de son livre sur Arguedas. Néanmoins, une égale aspiration irrigue nos héros : liberté des ouvriers et des femmes pour Flora, de l'art, des mœurs et d'une sexualité brisée par la syphilis pour Paul. Malgré la monotonie du ton, c'est une émouvante narration, émaillée des souvenirs de deux vies, à la lisière du roman historique et encyclopédique.
« Ce monde cohérent, beau, rationnel, juste, sans tache, à la mesure de nos désirs, n'existe pas en dehors du domaine de l'art, de la littérature ou de l'imagination, il est incompatible avec la réalité de la vie collective qui requiert les avancées sinueuses, désespérantes, toujours menacées de recul, de la culture démocratique. » Ainsi, dans le Cahier de l'Herne qui lui est consacré, l'écrivain tire la leçon d'une quête cependant jamais reniée. C'est dans cette somme indispensable, réunissant inédits et contributions de l'Israélien Shimon Pères, du Japonais Kenzaburo Oé, du Français Jean-François Revel, des Mexicains Ignacio Padilla et Octavio Paz... où il pourfend la frileuse politique de l'exception culturelle française, que Vargas Llosa nous montre que cette liberté, ce « paradis - un peu plus loin » est à notre portée : dans la littérature, ces fictions célébrées et brillantes des grands romans du XXe siècle. Parmi lesquelles il faudrait compter ceux de Vargas Llosa, romancier des libertés.
L'on pourrait ainsi grossièrement résumer nombre de romans de Roberto Bolaño : un groupe d’intellectuels, jeunes poètes enthousiastes ou critiques passionnés, se livre à la joie de l’art lorsque l’irruption du mal balaie leurs certitudes, voire leurs vies. Un régime fasciste brutal, un prêtre cultivé à l’innocence suspecte, un écrivain peut-être lié à une pléthore de meurtres de femmes… D’où vient le mal ? Qui est ce trouble génie ? Comment, au travers de ses chef-d'œuvres tragiques,Nocturne du Chili et 2666, lier roman de l’incertitude au roman en réseau ?
Il semble qu’avec le Chilien Roberto Bolaño la vérité soit définitivement inatteignable, « étoile distante » de la littérature et de toute pensée. Ses personnages sont des énigmes, et le narrateur est celui qui est le plus affecté par cette énigme. Et quels que soient les procédés employés pour cette connaissance - observation, analyse textuelle, enquête, témoignages, souvenirs ou introspection, ces « détectives sauvages » - la vérité des êtres soumis à l’attraction de la prose de Bolaño est toujours hors-jeu. On a beau mettre sur la piste d’un héros ou d’une héroïne un énorme cortège de témoins, comme dans Les Détectives sauvages où les deux tiers d’un roman de près de 900 pages sont une accumulation de choses vues et autres confessions de dizaines de protagonistes plus ou moins pertinents, rien de définitif n’est réellement révélé. Le récit, comme dans le roman Etoile distante, est une planète dont l’attraction est plus véritable que sa complétude : il paraît décrire un éternel et fabuleux présent puis explose comme une constellation qui ne serait que les débris de l’étoile inaugurale. Pire encore, le narrateur est lui même peu fiable, voire totalement fourbe, malgré son retour sur soi, sa conscience, ses remords. Car la conflagration du mal, dans 2666 ou Nocturne du Chili, a imposé sa trajectoire mystérieuse et cependant destructrice. Poètes et artistes nombreux prêtent leurs figures et leurs voix d’hétéronymes à un inaccessible Bolaño dans une œuvre aussi polymorphe que le continent sud-américain, pour, dans une interrogation éthique, dire combien l’artiste est une « étoile distante ». Examinons d’abord la vie et les ouvrages de notre auteur avant de s’attacher à ceux qui nous semblent les plus marquants…
Arrêté à vingt ans par les militaires de Pinochet, Roberto Bolaño passe, en 1973, huit jours en prison. D’où son goût pour les personnages traqués, clandestins, aux personnalités interlopes et schizoïdes… L’arrestation fondatrice est contée parmi Des putains meurtrières, récits à fort substrat autobiographique, où le père emmène son fils dans des boites à putes et jeux d’argent. Il ne peut que vomir devant l’impudeur du mal triomphant… Mais dans un monde où les frontières de la réalité et du fantastique sont parfois poreuses, les fragments d’un roman de formation sont intotalisables.
Cette arrestation lui laissa le souvenir du « typique nazi sud-américain » d’où viennent peut-être les silhouettes de La littérature nazie en Amérique. Essai ou fictions plausibles? En disciple de Borges, Bolaño concocte trente biographies, maisons d’édition et revues, toutes imaginaires, toutes liés par la fascination pour le nazisme, jusqu’à 2015 compris. Que penser de Mariluce idolâtrant Hitler, de « la fraternité aryenne » de Murchison le délinquant, du plagiaire nègre Max Mirebalais, chantant les races aryennes et Massaï, de Borda peuplant sa science-fiction de vaisseaux allemands, du Brésilien De Souza qui publie cinq « réfutations » des philosophes des Lumières… Pur délire, ou satire riche d’enseignements ? N’oublions pas que l’Amérique latine où se réfugièrent bien des nazis fut un vivier de dictateurs, et que le fascisme, pulsion totalitaire, est hélas « humain, trop humain » -sans vouloir inculper Nietzsche- quelque soit la couleur de peau. Ces écrivains sont des artistes, mais dévoyés…
Les quatorze vies ou auto-fictions d’artistes d’Appels téléphoniques appellent une mélancolie infinie, ou la compassion, sur des destins effilochés : l’amoureuse d’un acteur porno atteint du sida, l’écrivain que tue la disparition de son fils, des poètes ratés, suicidés. Sauf quand crier le mot « art », dans « Un autre conte russe », sauve la vie…
Après Anvers, polar de jeunesse spectral, éclaté en poèmes en prose, surgit Monsieur Pain, spécialiste es sciences occultes, qui approche le poète Cesar Vallejo mourant d’un incompréhensible hoquet, cependant éclot avec la victoire franquiste. Même révolte dans Amuleto qui raconte le massacre étudiant de 1968 à Mexico, vu par une Uruguayenne sans papier, enfermée treize jours dans un immeuble. Sans concession, elle juge ce pays qui se targue d’avoir connu la Révolution, l’a dévoyée ou plutôt l’a poussée jusqu’à sa fatale conséquence. Elle glisse dans la folie avec un chant d’amour et de bravoure qui est « notre amulette » et la preuve d’une confiance hallucinée en la mission de la poésie.
Critique féroce du fascisme, Bolaño avoue avoir longtemps cherché des partis de gauche, pour ne trouver au Chili qu’un rance réalisme socialiste, dominé par « le premier des écrivains nationaux, Neruda, patriarche machiste de type Fidel Castro ». Au milieu des poètes atteints de « néruditose », Bolaño est un beatnik inclassable, détective errant fasciné par les vies ratées et méconnues, qui fuit le Chili en 1974 pour le Mexique puis l’Europe, où il vécut en Catalogne jusqu’à sa mort prématurée en 2003. Dernier manuscrit confié à son éditeur, Le Gaucho insupportable bascule dans le fantastique, les changements de points de vue déstabilisent le lecteur. Le retour à la pampa entraîne à côtoyer des lapins féroces. Un moine aux pieds nus est admirable ou criminel. Une conférence sur littérature et maladie - celle qui conduira Bolaño, faute de greffe de foie, à la mort - est universitaire autant qu’épitaphe personnelle. Celle sur « Les mythes de Cthulu » est une charge contre les écrivains « glamour » aisément compris par leur public et qui visent succès et respectabilité. La polémique est au service d’une haute et libre idée de l’art, seul témoignage et feu d’artifice créatif qui outrepasse la mort du corps de l’auteur.
Dans Etoile distante, roman noir où prolifèrent les artistes, on ne peut pas rater l’aviateur Carlos Wieder, adulé par la junte chilienne, qui illustre ses « poèmes de fumée » de photographies des corps torturés par la dictature. Art immonde au point de faire vomir les généraux lors du vernissage ; appendice ou palimpseste de L’Histoire universelle de l’infamie de Borges. Quant à Lorenzo, né sans bras, homosexuel sous Pinochet, quel genre d’artiste peut-il être ? Romantique incorrigible, promis aux désillusions, au mépris, « il décida se suicider ». Après un plongeon avec une de ces vertigineuses accumulations du meilleur de la vie que l’on connaît à l’instant de la mort, il remonte pour « se métamorphoser en poète secret ». L’ « étoile distante » est-elle celle d’un art qui serait à la fois esthétique et moralement irréprochable ?
Les personnages, énigmatiques, fascinants et quelque part inquiétants, ont parfois plusieurs identités. Le jeune, beau et courtois poète d’Etoile distante, Ruiz Teagle, qui séduisit sans peine l’une de deux « jumelles monozygotes », Veronica Garmienda, est accueilli avec bonheur dans leur maison de campagne -où elles se sont réfugiées après le coup d’état de Pinochet- pour une soirée de discussions poétiques et peut-être d’amour avec Veronica, s’appelle en fait Carlos Wieder. Ce que l’on n’apprend qu’au moment où le narrateur veut bien nous le montrer en train d’égorger la tante des jumelles, puis nous laisser supposer qu’il est l’orchestrateur de l’enlèvement des deux poétesses. Ellipse et métaphore se conjuguent pour effacer ce que l’on peut ni veut dire : « la nuit ressort, tout de suite la nuit entre, la nuit sort, efficace et rapide. Et on ne retrouvera jamais les cadavres ». Sauf celui d’Angelica, dans une fosse commune. Hors la tragédie de la botte fasciste chilienne, ce sont ici les mobiles et les psychés pour le moins mystérieux des individus qui sont interrogés, sans guère de réponse, sans compter le rapport trouble entre la poésie et la violence politique… Comme dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell, où la culture sophistiquée (mais peut-être kitsch pour reprendre l’argument de Georges Steiner) de Max Aue ne l’empêche en rien de devenir un gestionnaire du génocide nazi. Carlos Wieder, lui, est un poète qui écrit ses textes au-dessus des prisons et des cérémonies officielles du gouvernement militaire de Pinochet, parmi le ciel bleu et les nuages d’orages, en lettres de fumée avec son avion. Comment ne pas être dégoûté, comme le narrateur, par « l’océan de merde de la littérature », s’il ne s’agit que d’illustrer le mal ?
Naïvement « de gauche », « trotskistes » ou autres, les étudiants et le narrateur d’Etoile distante ne peuvent comprendre cette alliance entre culture raffinée et fascisme meurtrier. Ce qui ne les empêche pas d’être des admirateurs et prosélytes de Fidel Castro. Dans quelle mesure Arturo Bolaño est-il conscient de cette contradiction ? Si l’on en croit la façon dont on entend parler de Stein dans Etoile distante, il n’est pas tout à fait dupe : « Comment concilier dans le même rêve, ou le même cauchemar, le neveu de Tcherniakovski, le Juif Bolchevique des forêts du sud du Chili, avec les fils de pute qui tuèrent Roque Dalton, pendant qu’il dormait, et parce que ça convenait à leur révolution ? »
Quoi qu’il en soit, ses personnages sont pris dans le maelström d’une époque incompréhensible qui réveille les pires instincts, alors qu’ils continuent à croire dans la poésie, seule salvatrice peut-être, sous forme d’illusion romanesque. Les alter ego de Roberto Bolaño (dont Arturo Belano) sont d’éternels adolescents à qui le coup d’état de Pinochet à ouvert les yeux sur la laideur d’un réel qu’on à peine à accepter. Y compris dans la prison, le narrateur d’Etoile distante, lui aussi arrêté, ne veut voir que les instants les plus poétiques, comme le vol de cet avion qui écrit en lettres de fumées dans le ciel les premières phrases latines de la Genèse. Là encore une ellipse permet de refouler le non dit des circonstances trop laides et triviales de l’arrestation. Il y a toujours une « étoile distante » pour fixer la poésie au-delà d’un réel qu’on ne veut toucher qu’avec circonspection. En ce sens Bolaño est un romantique attardé, un errant, une figure de l’exil hors des terres à jamais ressassées et balayées d’une poésie qui est à la fois le pays natal, l’efflorescence estudiantine, la vocation des clubs de poètes, l’amour impossible des belles filles… Tout cela idéalisé, irrattrapable ; et seule l’écriture romanesque en forme de nostalgique poème en prose tournoyant permet d’en fixer la trace. La politique et la poésie prennent le personnage bolañien entre leurs serres pour ne plus le lâcher, le broyer. Et ceci à l’image de la désintégration du récit qui se produit après que la cassure Pinochet ou la menace de mort d’un souteneur aient dispersé les clubs de poètes qui rêvaient un avenir idéal, lorsqu’il se disperse en amas de particules narratives décousues, en quêtes de personnages disparus, comme dans Etoile distante et Les Détectives sauvages. A la découverte émerveillée des amitiés et des amours adolescentes -qui coïncide avec celle de la poésie et de la nébuleuse des poètes- succède la tragédie sans cesse effilochée de la perte, la dispersion des destinées fauchées, inabouties ou introuvables : « dans le triste folklore de l’exil -ou plus de la moitié des histoires sont falsifiées, ou ne sont plus que l’ombre de l’histoire réelle- ». Si l’on finit par retrouver Carlos Wieder, ou plutôt son fantôme gris en « poète barbare », en raté d’extrême droite qui « ne ressemblait pas à un assassin de légende », si par vengeance il est tué, son mystère reste toujours « aux étoiles chaque fois plus distantes »… L’indécidabilité et l’incertitude rongent et structurent le roman.
Il nous semble que les récits, nouvelles et romans, qui ne se situent pas au Chili (hors évidemment 2666) mais parmi les figures des chiliens exilés en Espagne, n’ont plus l’intensité qu’on serait en droit d’attendre. Mais leur mélancolie, à la limite de balzaciennes « illusions perdues » et du polar le plus noir, faite de destinées ratées, de coups foireux, de crimes sordides, d’ambitions clandestines et condamnées dans La piste de glace (l’un de ses premiers textes) n’est ni sans valeur ni brio. Son poète mexicain, veilleur de nuit sans permis de séjour, est évidemment bien plus qu’un personnage anecdotique : une métaphore de la condition humaine et une mise en abyme de l’œuvre entière de Bolano. De plus ces récits sont le nécessaire antipode d’un paradis perdu où la violence fasciste fut à la fois le serpent du jardin et le détonateur d’une prise de conscience, d’une réelle écriture.
Car l’écriture croise et mène un jour ou l’autre à la violence, comme dans Etoile distante, où l’écrivain, l’intellectuel Soto, pourtant heureux au Chili, croyant avoir « échappé à la malédiction », meurt sous les couteaux de jeunes nazis en gare de Perpignan, au retour d’un colloque : « Entre Tel Quel et Oulipo, la vie a décidé et a choisi la page des faits divers ». Lorsque Carlos Wieder finit avec son avion par écrire des poèmes sur la mort au dessus des officiers chiliens, lorsqu’il les invite à une exposition de photos des disparus, c’est comme si le retour du refoulé assiégeait les élites de tous bords, à moins qu’il s’agisse d’une ultime œuvre d’art à la fois conceptuelle et nazie. Au-delà des fictions pas si fictionnelles de La Littérature nazie en Amérique, le mal est donc au cœur de la problématique bolañienne, et nulle part ailleurs elle n’est autant accusée que dans Nocturne du Chili et 2666.
C’est ainsi que le prêtre Ibacache de Nocturne du Chili est lui aussi un poète de talent, un critique littéraire autorisé. Il a en quelque sorte deux responsabilités devant le monde : celle de l’artiste et celle de l’homme de Dieu. Et c’est aux portes de la mort qu’à usage intime, devant le lecteur ou devant Dieu, il rédige son autobiographie -il n’ose pas dire sa confession. Obsédé par un « jeune homme aux cheveux blancs », allégorie peut-être de la poésie saccagée par la dictature, il est en fait un narrateur retors et surtout peu fiable, qui peine -et il le sait- à convaincre de son innocence. Certes, il n’a pas les mains directement tachées de sang, mais sa conscience le ravage : sans jamais vraiment glisser dans l’introspection, sa plaidoirie est un mea culpa qui ne dit pas son nom. Car « le Chili tout entier s’était transformé en arbre de Judas ».
Ornement des soirées cultivées de l’épouse d’un tortionnaire dont la maison est un « centre d’interrogatoires », et qui cache ses victimes dans les dédales de la cave, à quelques pas des mondanités élégantes, le prêtre de Nocturne du Chili va devoir enseigner le marxisme à Pinochet et ses généraux. Ce qui donne lieu à des scènes surréalistes pendant lesquelles il donne une série de cours à des militaires impavides ou sommeillants. Le plus attentif est le Général Pinochet lui-même qui lui fera ses confidences : « Pourquoi croyez-vous que je veux apprendre les rudiments élémentaires du marxisme ? me demanda-t-il. Pour servir la patrie du mieux possible. Exactement, pour comprendre les ennemis du Chili, pour savoir comment ils pensent, pour imaginer jusqu’où ils sont prêts à aller ». Le devoir de vérité du serviteur d’Orphée et de Dieu est bafoué : « Peu à peu, la vérité commence à remonter comme un cadavre ». Parmi ces incarnations faussement idéalistes et finalement souillées par le déchaînement d’une « tempête de merde », quelle est la place du poète et de la vérité dans le contemporain ? Le mal n’a-t-il pas contaminé les meilleures intentions ?
Le pire, le plus fabuleux est encore à venir. Bolaño fut surpris par la mort alors qu’il peaufinait encore les mille pages aux cinq parties de 2666, titre renvoyant au chiffre du diable. Quatre professeurs de littérature venus de pays divers s’enthousiasment pour l’œuvre de Beno von Archimboldi, mystérieux écrivain allemand dont la souterraine réputation va croissant. Un ménage à trois parmi le quatuor, un pèlerinage à Santa Teresa, au Mexique et à deux pas des Etats-Unis, sont quelques unes des étapes de cette quête de l’écrivain génial, sorte de Pynchon insaisissable. On découvre qu’en ce lieu frontière ont eu lieu nombre de crimes atroces : des centaines de femmes, parfois adolescentes, violées et torturées. Dans quelle mesure l’écrivain allemand est-il lié à cette série noire ? Voilà qui permet à Bolaño d’opérer un va et vient vertigineux parmi l’Histoire de l’Europe et des Amériques. Sillonnant les ruines de la civilisation et de la culture - car Archimboldi écrit entre souvenirs du nazisme et son oubli - l’écriture n’est-elle qu’un simulacre de salut et de transcendance ? Ce sont encore des passionnés de littérature, parmi lesquels des intellectuels latino-américains (dont son traducteur, Amalfitano) souffrant de l’annihilation des grands idéaux, partis à la recherche d’un artiste mythique qu’on ne saurait croiser sans rencontrer le mal. Au cœur du livre, voici le cimetière du roman : la litanie des « crimes » propose une énumération insoutenable des mortes -parfois assommante il faut l’avouer- de leurs vies plus ou moins sordides entre pauvreté, corruptions, machismes et espoir d’une condition meilleure. On peut avancer que la création littéraire, comme la création originelle, révèle une fois de plus sa face cachée, sa matière noire : cette pulsion de meurtre qui est le moteur de l’Histoire autant que des histoires. Car la mort est peut-être le plus éblouissant versant obscur de la vie, du moins pour un écrivain comme Bolaño qui a vu de près un des totalitarismes du XX° siècle à l’œuvre et qui, de plus, écrit en sachant combien la maladie le ronge. Derrière tout cela, un narrateur perfidement omniscient joue à dissimuler ses atouts maîtres : Archimboldi lui-même, Roberto Bolaño ou son double, ou l’écriture de la création toute entière…
Œuvre ouverte, au sens d’Umberto Eco, 2666 réunit donc cinq parties que l’auteur pensa un moment publier séparément. Heureusement, son éditeur et ses ayant-droits, comme Max Brod désobéissant à Kafka, n’hésitèrent pas à publier d’un seul bloc ce monstre plus mystérieux que Moby Dick. « La partie des critiques », celles « d’Amalfitano », « de Fate », « des crimes » et enfin celle « d’Archimboldi », au premier regard disjointes, ont un « sens caché » : la ville de Santa Teresa, centre de l’archipel des assassinats et cachette probable de l’écrivain Archimboldi, lui même fait des pièces de son passé et des ajouts de ses créations, comme le suggère l’allusion au peintre. Evidemment, il s’agit d’un pseudonyme : c’est un jeune criminel de guerre qui a découvert la littérature à travers un manuscrit trouvé sur le front russe. Il « a tué un assassin de Juifs » et devient portier de bar avant d’écrire des livres auxquels croit, malgré leur peu de succès, son éditeur, Bubis, jusqu’à ce qu’ « une lecture marginale, un caprice d’universitaires » le comptent parmi les grands de la fiction allemande. Amant d’une femme qui mourut de la tuberculose en Bavière, jardinier incognito à Venise, amant occasionnel de la splendide Madame Bubis, anachorète en Grèce, il reste introuvable, sans cesser de publier. Le lecteur le reverra dans une maison des « écrivains disparus », puis peut-être à Santa Teresa où son neveu, comme lui évidemment d’origine allemande (« un type énorme, très blond ») est emprisonné pour avoir tué quatre femmes, sans que l’on sache s’il est le véritable assassin en série ou seulement l’un d’entre eux, sinon un innocent. Archimboldi ne va-t-il le voir que pour respecter le vœu dernier de sa mère, enquêter et l’innocenter, ou pour se disculper d’on ne sait quel péché originel ? A moins qu’il s’agisse d’écrire un nouveau livre au plus près du vortex tragique…
Le roman de l’incertitude se double alors d’un roman en réseau. 2666 contient cinq histoires aux liens d’abord invisibles, mais bientôt elles apparaissent comme « des histoires qui maintenant tournent autour d’un centre gravitationnel chaotique », des livres « avec leur propre unité, mais fonctionnellement reliés par le dessein de l’ensemble ». Si Amalfitano lit cette dernière phrase sur la jaquette d’un Testament géométrique, ne doutons pas qu’il s’agit d’une mise abyme due aux bons soins de Bolaño. « Cela transformait un récit barbare d’injustices et d’abus, un hululement incohérent sans début ni fin, en une histoire bien structurée où il y avait toujours la possibilité de se suicider. » Pourtant, pour Fate, journaliste noir qui porte le nom du fatum et qui n’aura pas l’autorisation d’écrire sur les crimes, « la beauté c’est le sacré, une femme belle et jeune aux traits parfaits ». Ainsi les viols mortels sont des profanations contre le sacré, contre l’art, contre « l’esprit voué à la création, à l’unique vérité transcendante de la vie, cette vérité qui crée plus de vie et encore plus de vie, une abondance inépuisable de vie, de joie et de luminosité ». Le meurtre travaille en réseau avec les vies et avec l’écriture des critiques et de l’artiste Archimboldi : « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde. » Un monde où « tout est livre brûlé ». De plus, le genre policier paraît se laisser prendre dans les filets de Bolaño, avant qu’il soit bafoué par l’effilochement des enquêtes. Une sévère déception du genre barre l’accès à la solution même si elle paraît suggérée lorsqu’une femme influente mobilise tous ses moyens avant de se heurter au mur de la corruption…
A Santa Teresa donc également piétine l’enquête des critiques qui ne pourront trouver Archimboldi… Pauvres critiques qui rêvent encore de découvrir ce que nous connaissons: la biographie cependant incomplète de l’écrivain… De fait, c’est moins Archimboldi que le mystère de l’art qui reste inconnaissable en même temps que celui du mal. N’en doutons pas, ils ont partie liée. Mis à part les titres, on ne sait presque rien des romans « obscurs » de l’écrivain qui aimante 2666. Non que Bolaño et son narrateur presque omniscient soient incapables d’imaginer une myriade de situations et d’intrigues, mais par volonté de seulement frôler le mystère fascinant de la nébuleuse de l’écrivain génial et introuvable qu’il aurait peut-être aimé être. Seul Le Roi de la jungle révèle un peu de son contenu. La sœur d’Archimboldi à la surprise d’y « lire une partie de son enfance » et de pouvoir ainsi le revoir. Que restera-t-il d’Archimboldi ? L’ironie du sort lui fera rencontrer le petit fils d’un écrivain qui ne sera passé à la postérité que pour avoir laissé son nom à une « glace aux trois parfums »…
Les personnages de Bolaño se cherchent, ne rencontrent qu’un autre ou le vide. Reste au lecteur de 2666 à reconstituer la puzzle des vies et de l’art en assemblant s’il le peut les cinq parties. « Thanatos » passe et prend. Restera-t-il à Archimboldi le temps d’écrire le final qui les couronnerait ? Pour notre romancier, qui n’en avait nullement l’intention, il n’est pas resté de temps, la greffe du foie attendue n’a pu venir. Le mystère fascinant de ses livres reste entier. Même son double, Archimboldi, semble écrire des livres lacunaires. Il n’y a que des livres lacunaires pour dire le secret de l’homme et de l’univers. Est-ce cela le mal incarné dans Nocturne du Chili et 2666 ?
La crise des modèles (la figure fasciste, le poète socialiste, sans compter hélas l’écrivain de l’Aufklarung - pour reprendre la thèse de Peter Sloterdijk -) accompagne à la fois le paradigme de la quête qui charpente l’œuvre et l’épuisement du roman policier qui la disperse dans une mélancolie baroque et macabre. Le récit est écartelé entre un réalisme poétique et un surréalisme vénéneux truffé de culture, ce qui le rend infiniment séduisant. Parodie et pastiche, détournement et satire, ellipses, changement impromptu de registre et de narrateur, concourent à faire de Bolaño un écrivain aussi polymorphe qu’ambitieux. Servi par une technique narrative impressionnante, il n’hésite ni devant les digressions absurdes, ni devant des passages apparemment banals qui télescopent d’immenses phrases bourrées jusqu’à la gueule de trésors stylistiques, pulvérisant les temps, dans une sorte de modernité baroque et gothique. La capacité d’inventer des bibliographies fabuleuses et secrètes, les énumérations démentes et fantaisistes font partie de cette dette assumée venue de Borges, sans compter ce regard sur le réel et ses êtres quotidiens peut-être venu de l’Argentin Juan Carlos Onetti. Mais à Roberto Bolano seul, appartiendra toujours cette voix immense, pleine d’émotion mais aussi de force, malgré le monde brisé dont il tente de rassembler la cohérence dans autant de romans soumis à implosion ou explosion, comme une de ces naines brunes qui entachent l’univers de leur cruauté et de leur beauté. La tentation du romanesque paraît s’emballer, puis se décevoir dans une inaction qui n’a ni solution, ni au-delà, sauf dans le fantasme poétique. La création déborde le questionnement éthique. Comme si, toujours, parmi ses multiples avatars, l’œuvre d’art, autant que l’artiste, restait une « étoile » que le mal a rendu à jamais « distante ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.