Iglesia de El Pueyo de Morcat, Serrablo, Alto Aragon.
Photo : T. Guinhut.
José Maria Arguedas ou « l’utopie archaïque » :
Awar Fiesta, El Sexto
lus Par Mario Vargas Llosa.
José Maria Arguedas : Yawar Fiesta (La fête du sang),
traduit de l’espagnol (Pérou) par Cécilia Hare et Domninique Jaccottet,
Métailié, 2001, 204 p, 16,24 €.
José Maria Arguedas : El Sexto,
traduit par Eve-Marie Fell, Métailié, 2011, 192 p, 18 €.
Mario Vargas Llosa : L’Utopie archaïque.Jose Maria Arguedas et les fictions de l’indigénisme,
traduit par Albert Bensoussan, Gallimard, 1999, 408 p, 160 F.
L'on ne cherchera pas chez Arguedas, universitaire et militant, de virevoltantes métaphores ou de vastes mises en abyme narratives, mais d’universels problèmes de civilisation, intéressant autant l’anthropologue spécialisé que l'humaniste, au point que Mario Vargas Llosa lui ait consacré, dans le cadre de son Utopie archaïque, un essai dénonçant « les fictions indigénistes ». Yawar fiesta se présente comme un roman documentaire sagement construit, une histoire qui, par son caractère symbolique et le sacrifice sanglant de la bestialité, acquiert soudain un relief extrême. El Sexto quant à lui est un roman autobiographique et politique dont le réalisme scrupuleux n’est pas sans rejoindre la dimension de L’Enfer de Dante.
Dans un village perdu des Andes péruviennes, une lutte contre le taureau d’Yawar fiesta (publié en 1941 à Lima) va cristalliser toutes les tensions sociales. Sur le ton de la légende, mais une légende tragique, un narrateur anonyme conte la progressive invasion des hauts plateaux par les colons espagnols, leurs exactions, leur appropriation des terres, chassant toujours plus haut, vers les solitudes des herbes rases et des glaciers, des indiens réduits à la famine ou à de bas emplois s’ils se résignent à redescendre parmi la civilisation nouvelle… Bientôt, le reportage se pare des prestiges de la fiction romanesque. Lorsque résonne le leitmotiv de la corne annonçant l’arrivée d’un fabuleux taureau sauvage: « le Misitu », que les indiens affronteront à la dynamite, non sans se faire encorner. Mais cette fois, progrès oblige, le sous-préfet décide, avec l’aval de Lima, de substituer au carnage « l’art de la corrida civilisée ». On devine aussitôt le conflit, le choc culturel, entre les tenants d’une archaïque tradition locale et ceux d’une civilisation plus évoluée et prédatrice. Roman prévisible, mais haut en couleurs, qui évite de justesse le manichéisme en se gardant d’idéaliser l’indigène. Cependant, comme aux plus beaux jours du réalisme socialiste, le sentiment des vertus locales pousse le chroniqueur à glorifier les milliers d’indiens et de métis qui fendent la montagne pour construire une route transandine, puis migrent vers la capitale pour concourir à son développement. Indubitablement, Arguedas écrit son ode à la nation, défendant « les droits des communautés contre les abus des propriétaires terriens, des autorités et des curés ».
Pour un premier roman, publié en 1941 et obéissant aux canons d’un réalisme documentaire lyrique et coloré, ce fut une réussite. Plus tard vint le succès avec Les Fleuves profonds[1] qui narre un voyage de découverte ébloui du Pérou et la difficile initiation d’un collégien, puis Tous les sangs[2], ambitieux et truculent tableau de société où les composantes de la population péruvienne s’agitent dans une apocalyptique lutte des classes bien représentative de l’idéologie marxiste. En plus d’un manichéisme caricatural où les blancs sont les méchants et les Indiens les bons (tandis que le métis est le traître patenté) ce roman véhicule une vision de la femme, vierge pure ou putain, révélatrice d’une mentalité sexiste traditionnelle autant que des traumatismes subis par Arguedas jeune.
C’est à 27 ans, qu’Arguedas vécut une de ses pires expériences. Après avoir manifesté contre l’arrivée d’un représentant de Mussolini en 1938, il fut arrêté par la police politique péruvienne et fut enfourné en prison. Cette expérience est le terreau d’El Sexto, publié en 1961, relevant de la littérature carcérale. Quoique l’on puisse se demander, au vu de sa puissance, de son acuité, et de l’arbitraire de la condamnation, ni formulée, ni venue d’un quelconque procès, ni balisée dans le temps, s’il ne s’agit pas là de littérature concentrationnaire. « El Sexto », nom du pénitencier de Lima, est un bâtiment de trois étages, peuplé de voleurs célèbres, de délinquants sexuels, d’assassins, de trafics divers, d’insultes et de violences sanglantes.
Au moyen d’un réalisme saisissant, ce sont non seulement les conditions de vie des prisonniers qui sont peintes par le jeune Gabriel, mais aussi la permanence du mal dans la nature humaine. L’Enfer de Dante et ses spirales n’ont plus ici la justification morale de la Divinité : pêcheurs ou non, on est maître ou victime de la lutte pour un pouvoir infâme, jusqu’à ce que l’assassinat d’un « géant noir » cruellement nommé « Estafilade » déclenche une répression que l’autorité pourtant légale ne prendra sur elle ni de légitimer, ni de modérer. Les idéalismes et dogmatismes des « Apristes » (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine) et des communistes (depuis condamnés par le jugement de l’Histoire), leur juste dénonciation des oppressions politiques et économiques n’a de cesse : « Là, dans ma poitrine, brille l’amour des malheureux et des opprimés ». Le tableau de la vie politique contrariée du Tiers-monde est édifiant, à travers des personnages hauts en couleurs, des dialogues percutants, où dominent Camac, le syndicaliste communiste, l’un des rares à être un peu honnête et amical, mais aussi Maravi, Rosita et Estafilade, rivaux sans pitié dans la guerre pour le pouvoir sur cette fosse ignoble qu’est la prison, « pire qu’une nécropole ». Occupés par leurs éternelles et bavardes querelles idéologiques, les militants incarcérés ne parviennent pas à être doués d’une humanité que les droits communs du premier étage et les assassins du bas n’approchent jamais. La satire est alors sans concession, dénonçant la propension des gauchistes à l’étripage pseudo-intellectuel, et ne donne pas cher ni de leur capacité à renverser le fascisme, ni de leurs promesses politiques qui ne sont que du bla-bla dogmatique, avant de devenir, s’ils en ont les moyens, les formules de leur totalitarisme. Seul le narrateur, Gabriel, héros peut-être un peu idéalisé, en sa projection de l’auteur, fait preuve de générosité, et tente de se révolter contre les hiérarchies, les tyrannies que les gardiens, presque absents, ne veulent pas voir, à moins qu’elles leurs profitent, qu’ils s’en amusent. Car personne ne tente de porter remède à cette société qui survit dans une immonde et sadique promiscuité, les amours homosexuels se mêlant aux humiliations, les drogues à la prostitution, les meurtres aux suicides, parmi lesquels se détache le calvaire du « Pianiste », violé, devenu fou, puis tué… Ce bref roman initiatique est, en même temps qu’une épreuve pour le lecteur, un témoignage affolant, où l’apprend les rouages du vice et l’hypocrisie de l’idéologie. Si le récit s’achève sans apparence de sortie pour Gabriel, sur une acmé de meurtres sordides, Arguedas, lui, put n’effectuer là qu’un assez court séjour, bien suffisant pour le marquer à jamais. Que le destin nous épargne de telles expériences, à nous qui pouvons les lire dans la sécurité du documentaire et de la fiction…
José Maria Arguedas n’aurait pas paru à ce point remarquable si Mario Vargas Llosa ne lui avait consacré un essai pertinent: L’Utopie archaïque. José Maria Arguedas et les fictions de l’indigénisme. Le régionalisme de Yawar fiesta devient universel si on considère ce livre, à l’instar de Vargas Llosa, comme « un plaidoyer contre la modernisation du peuple andin, une défense subtile et vigoureuse de ce qu’on appelle aujourd’hui le multiculturalisme ». Selon Arguedas, l’identité indigène, même apparemment barbare, ne doit souffrir aucune altération. Tout apport étranger, occidental et colonialiste est néfaste et ne vise qu’à dégrader le paradis perdu de la collectivité altruiste quechua… Hélas, ici pointe « l’utopie archaïque », bel oxymore qui oppose à une projection vers un avenir supposé meilleur la régression dans un passé brutal. La « fête du sang », symbole de la valeur d’une culture indigène qui s’est approprié la course de taureaux, n’est qu’un rituel machiste : bravoure, alcool, sang et mort. Certes, la corrida, reliquat du culte antique de Mithra, est de même nature, quoique raffinée par les siècles, par l’élégance des toréadors et la passion des aficionados. Mais à vouloir camper sur les champs barbelés de son identité culturelle, ne risque-t-on pas de refuser toute évolution, tout accroissement du capital technique et humain ? Si « désindianiser les Indiens » est le crime suprême, vouloir les confiner dans leur identité et les exclure de la modernité n’en est-il pas un autre ? Quant aux femmes, elles sont tellement absentes des romans, sauf pour être battues, humiliées, que la question de leur identité humaine est bien sûr superflue… « Peut-on imaginer une fiction qui, malgré sa dénonciation et son indignation devant les iniquités qu’infligent les « Mitsis » (blancs et notables) aux Indiens, soit plus conservatrice que Yawar Fiesta ? » conclut Vargas Llosa.
À une lecture sociale par la lutte des classes se superpose une lecture culturelle par le choix de l’indigénisme. C’est ainsi que l’individu est réifié par des notions qui l’enferment. Peut-on voir là une des sources du malaise d’Arguedas ? Fils de blancs aisés, c’est parce qu’enfant il fut relégué parmi les serviteurs indiens et traité comme tel par sa marâtre, qu’il épousa la cause de l’indigène. Ethnologue, folkloriste, militant révolutionnaire, intellectuel anti-impérialiste, il devint au fil de ses livres, l’homme du « rejet de la civilisation urbaine, du marché, du monde industriel ». Il conspue « l’individualisme égoïste » comme un « phénomène de la ville ». Où donc l’universitaire Arguedas, pouvait-il trouver sa place si la nature et le collectivisme animiste sont des valeurs sine qua non ? Pour lui, même l’idéologie marxiste devint l’ennemie de cette magie andine qu’il idéalisait. Ce qu’il ressentait comme une trahison vis à vis d’un idéal de solidarité idéologique internationale. Même si, peut-être, le tableau idyllique perpétré par la propagande n’empêchait plus de voir sous le vernis idéologique les béances d’une répression que l’ampleur du Livre noir du communisme[3]n’avait pas encore révélé… Et sans doute, la situation politique complexe du Pérou, pétri d’oppressions, de fascisme et de barrières à la liberté d’entreprendre, ne laissait pas espérer de miracle…
A ces contradictions, il faut ajouter l’équilibre psychique et affectif souvent compromis d’Arguedas, ses difficultés conjugales, sa conviction d’être « fini comme écrivain ». Parmi les lettres qu’il laissa survivre à son suicide, celle à son éditeur est significative : « Comme je suis sûr que mes facultés et armes de créateur, professeur et directeur de recherche se sont affaiblies au point d’être nulles et qu’il ne reste que celles qui me relègueraient à la condition de spectateur passif et impuissant de la formidable lutte que livre l’humanité dans le Pérou et partout, il ne me serait pas possible de tolérer ce destin. » Destin encore plus intolérable si Arguedas avait su que sa veuve, Sybilla Arredondo serait plus tard condamnée à la prison à vie pour avoir été l’une des dirigeantes du terroriste Sentier Lumineux…
Ce sont, parmi une oeuvre riche d’une vingtaine de volumes, les seuls livres d’Arguedas publiés en français. Sans doute faudrait-il traduire El zorro de arriba y el zorro de abajo qui, bien qu’inachevé, tente de représenter le Pérou côtier et celui d’en haut, le Pérou d’aujourd’hui et celui d’un utopique archaïsme indien, non sans intégrer d’étranges « journaux » où l’auteur livre quelques-uns de ces démons intérieurs. Qui pouvait imaginer que, ligoté par ces aspirations, ses contradictions idéologiques, l’auteur, né en 1911, allait en 1969 se tirer une balle dans la tête, devant un miroir, dans les toilettes de son université ?
Lire Arguedas, c’est au-delà du destin d’un homme et de celui du Pérou, s’interroger sur le difficile chemin vers la démocratie libérale de l’Amérique latine dont l’Histoire fut tiraillée entre fascisme et socialisme. Si certains états, le Chili, le Brésil, s’en tirent mieux, le Venezuela délire avec le caudillo gauchiste Chavez, admirateur de Fidel Castro, le Pérou peine à sortir de ses ornières, après avoir omis d’élire en 1990 le libéral Mario Vargas Llosa à la présidence…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.