Speicher Durlaßboden, Gerlos, Tyrol, Österreich. Photo : T. Guinhut.
Les paysages romantiques de l’âme.
Adalbert Stifter : L'Arrière-saison,
Dans la forêt de Bavière, Le Cachet,
Descendances.
Adalbert Stifter : L’Arrière-saison,
traduit de l’allemand (Autriche) par Martine Keyser, Gallimard, 2000, 658 p, 26 €.
Adalbert Stifter : Dans la forêt de Bavière,
traduit par Yves Wattenberg, Premières Pierres, 2010, 72 p, 11,50 €.
Adalbert Stifter : Le Cachet, traduit par Sybille Muller, Circé, 2012, 120 p, 10 €.
Adalbert Stifter : Descendances,
traduit par Jean-Yves Masson, Cambourakis, 2018, 220 p, 10 €.
Qu’il s’agisse de topographie ou de psychologie, de randonnée ou d’aventure amoureuse, il faut s’attendre chez Stifter à une écriture lente, méticuleuse. La description des paysages est indubitablement un des points forts de ce romancier autrichien (1805-1868) admiré par Nietzsche, lecteur fort exigeant, qui le sacrait « plus grand prosateur de la langue allemande du XIX° siècle ». Au crépuscule du romantisme allemand, il fut également un peintre de nature, dans la continuité de Caspar-David Friedrich. L’Arrière-saison est son plus vaste roman d’apprentissage, à la poursuite d’un idéal intellectuel, esthétique, moral et amoureux, enfin atteint. De plus brefs romans et nouvelles se partagent entre le genre très allemand du roman d’apprentissage, à la suite de Goethe, et de l’hommage à la peinture.
La recherche d’un « bonheur supérieur » est la philosophie de L’Arrière-saison, dont le titre, Nachsommer serait plutôt L’Eté de la Saint-Martin, soit une maturité heureuse. Rarement une lecture sait-elle dégager un tel sentiment de sérénité et de justesse. À juste titre, il fut en 1857 salué comme le roman d’apprentissage autrichien digne du Wilhelm Meister de Goethe, certes plus inquiet. C’est à la première personne qu’un narrateur qui ne se nomme pas raconte sa famille et son enfance choyées. Et plus précisément son éducation au milieu des précepteurs, des objets d’art paternels, sa gestion du patrimoine. Peu à peu, selon un programme judicieux, il se fait autodidacte, dans les sciences surtout. Non sans explorer le monde qui l’entoure, observer les travaux des artisans, des industriels, des paysans, selon un programme encyclopédique. La nature, la botanique, les paysages montagneux sont également parcourus avec attention et ferveur : « le grand tout sublime qui s’offre à nos regards quand nous voyageons de cime en cime ». Au point qu’il lui faille rendre compte de toute cette richesse, de toute cette beauté par le dessin et la peinture qui permettent d’exalter « les formes plastique de la terre ».
Où sont donc les péripéties, les rencontres, l’amour, en ce roman où il ne se passe presque rien ? C’est lors d’un orage que notre personnage, auquel il est plaisant de s’identifier - ce qui permet de s’élever -, trouve refuge dans une maison étonnante. Vaste et splendide, entourée d’un jardin de roses, elle est la demeure parfaite, conçue comme une œuvre d’art, dans laquelle son propriétaire, le baron de Risach, fait preuve d’une vaste culture. Invité à y séjourner, à revenir, après un hiver chez lui et un intermède opératique à Vienne, notre héros côtoie non seulement une vieille dame adorable, Mathilde, mais aussi sa fille Nathalie, dont le visage ressemble à une figure gravée sur une pierre ancienne. L’on devine que l’amour nait entre nos deux jeunes gens : il est conté d’une manière aussi élégante qu’émouvante. S’ensuit un vaste récit emboité, dans lequel Risach raconte son amour contrarié pour Mathilde, sa pauvreté initiale, ses études universitaires et son ascension aux plus hauts postes de l’Etat impérial. De longues années plus tard, après le veuvage de Mathilde, une intense amitié les a réunis. Le consentement donné aux tourtereaux peut éclairer encore plus leur bonheur.
L’intrigue semble extrêmement simple en ce roman à la beauté envoûtante. Mais, si les personnages peuvent sembler trop parfaits, tout est dans l’atmosphère de culture, de beauté, de vertu, sans la moindre niaiserie. Les descriptions paysagères, lors des voyages à pied (le wanderung allemand), la contemplation des lacs et des glaciers, la récolte des spécimens botaniques et géologiques (comme les marbres collectionnés), les conversations didactiques sur l’art des jardins, sur l’agriculture, sur la restauration des œuvres d’art, en particulier la sculpture antique, sont de nature pédagogique (Stifter fut inspecteur des écoles), sont lentes et méticuleuses. La vie sociale est aristocratique et harmonieuse, mais avec des liens courtois avec les petites gens, pétris de respect, de sens du devoir et de distinction paysanne. L’on visite des demeures aux riches collections, où les meubles sont « conçus selon des pensées fort belles ». Il s’agit avant tout d’ériger un idéal, dans le cadre d’un romantisme qui n’est pas celui de la passion dévastatrice, mais d’une éducation poétique et philosophique à la vie bonne. Où l’on mesure combien le romantisme allemand est dans la continuité de la philosophie des Lumières.
Ce court récit autobiographique, intitulé Dans la forêt de Bavière, est celui d’un isolement au cœur d’une zone montagneuse et boisée de la lisière de l’Allemagne et de la Bohême. Pour imprimer sur la rétine de son lecteur une vision aussi exacte qu’exaltante des lieux, Stifter a un talent rare. Le plus vaste panorama, ainsi que les détails les plus précis, sont mis à contribution, avec un lyrisme parfois mesuré, parfois exalté, toujours efficace : « Si d’une vue alpestre magnifique, on dit qu’elle est un poème lyrique plein de feu, la simplicité de cette forêt en fait un poème épique tempéré». Mais une tempête de neige violente et tenace l’emprisonne dans sa maison forestière, alors qu’il reste inquiet de l’état de santé de son épouse à Linz. Plusieurs jours d’ « effroyable blancheur », de « vision teintée d’épouvante et de sublime grandeur», l’emmurent sans pouvoir quitter cette apocalypse neigeuse. Le voyage de retour, entre traîneau et raquettes, malgré de serviables paysans, sera éprouvant. Il s’en suivra « un ébranlement nerveux », avant qu’il puisse écrire ce récit, dernier parmi ses proses publiées. Ce malaise était-il un présage de sa maladie, de son suicide, deux ans plus tard ? Finalement l’idylle montagnarde qui se change en drame n’est pas sans cacher de secrètes et lourdes angoisses intérieures.
Ce bel hommage à la puissance inquiétante de la nature et à la pureté dangereuse de la neige est publié chez un éditeur décidément cohérent qui pose ses « premières pierres ». Tous ses livres inventorient avec poésie le pittoresque naturel, dans le cadre d’une esthétique environnementaliste à la fois romantique et parfaitement d’aujourd’hui. Ce dont témoigne le Voyage à l’île de Rügen. Sur les traces de C. D. Friedrich, par le peintre et écrivain romantique allemand Carl Gustav Carus[1](1789-1869). Dans lequel l’on découvre, outre « l’étrange impression d’une nature primordiale intacte » et le « complet abandon à ses pensées et ses sentiments », les « abruptes falaises crayeuses » au-dessus de la mer Baltique, qui furent magnifiées par le pinceau de Friedrich.
À peine moins bref, et cependant si intense est Le Cachet. Descendu des montagnes paternelles, un jeune homme blond descend à Vienne. Pour y parfaire son éducation, en particulier militaire, en attente du soulèvement européen contre la tyrannie napoléonienne. Guidé par ses principes de droiture hérités de son père, il mène une existence solitaire, hors quelque camarade. Lorsqu’un jeune visage, « à travers les amples plis noirs », parait lui faire « connaître la quintessence de toute chose ». Une série de rendez-vous pudiques à heures fixes dans la maison parmi les tilleuls lui révèle la justesse de l’amour. Mais pourquoi livre-t-elle si peu de sa vie ? Pourquoi cette maison parait-elle si peu authentique ? Il doute, omet de revenir quelques jours, avant que la maison soit mystérieusement vidée, avant qu’il parte enfin pour réaliser son idéal de souveraineté nationale en faisant campagne contre les armées françaises. Plusieurs années plus tard, l’épilogue nous apprendra le secret de celle qui avait été mariée à un vieux brutal, qui attendait de pouvoir réaliser son rêve. Nous ne révélerons pas au lecteur comment réagit le toujours amoureux fidèle à la devise du cachet paternel qui prône le respect absolu de l’honneur : « Servandus tantummodo honos ». Est-il possible de trop obéir à l’honneur et à la vertu ?
Ce récit, pudique, profondément émouvant, est lui aussi caractéristique de l’art de Stitfer. Une nostalgie des sentiments purs taraude les personnages, en un romantisme sensible et déchirant. Peut-être le jeune homme blond est-il un alter ego tardif de la Princesse de Clèves. Peut-être la jeune femme est-elle la véritable héroïne, en une sorte de féminisme précoce, plaidant pour la vérité de la passion tendre contre le fer injuste des conventions. La métaphore du flocon de neige qui devient avalanche est alors signifiante. Il y a bien une sorte de connivence entre les splendides paysages montagnards et les cœurs des personnages…
« Ainsi donc, me voici devenu, de manière imprévue, peintre de paysage. C’est épouvantable ». Ainsi commence Descendances. Après une terrible, assassine, critique de la banalisation de la peinture de paysage, autrement dit son kitsch, le narrateur (Stifter lui-même ?) forme l’ambition de « peindre de telle façon qu’on ne puisse plus faire la différence entre le Daschtein en peinture et le vrai ». Le Daschtein étant évidemment une chaîne calcaire du nord de l’Autriche. La quête est acharnée autant qu’impossible, autant technique qu’esthétique et métaphysique. Notre homme aux pinceaux passionnés veut également rendre hommage à un marais avant son assèchement, sa disparition. Comme un Monet avant l’heure, il tient à peindre son modèle à chacune des lumières de la journée. Probablement est-ce là un reflet de la boulimie visuelle et créatrice du romancier qui fut un excellent peintre avant de devenir écrivain. Mais le motif pictural ne saurait épuiser la richesse de ce roman.
Friedrich Roderer rencontre alors son homonyme, peut-être son double ; cependant il s’agit de l’assécheur de marais. Ce dernier, le vieux et riche Roderer, fut autrefois un amoureux de la poésie. Les mystères des « descendances », pour reprendre le titre, entre les différents Roderer, fascinent Friedrich qui ne peut que tomber amoureux de la fille de son ainé, histoire d’amour soudain du plus fulgurant romantisme. Mais l’obstination, le destin étrange de l’artiste permettent-ils que l’on épouse son amoureuse, que l’on coule une vie sans folie dans le confort Biedermeier ? Ou faut-il écarter et décevoir l’art, se ranger, pour accomplir quelque chose qui « ne sera ni petit, ni bas, ni insignifiant » ? Accomplir quoi, finalement ? Ce beau roman ne le dit pas, laissant l’expectative, voire la réponse, à qui voudra bien. Même si le mariage et une grande joie, ce renoncement n’est sans mélancolie dans la bouche du lecteur.
Dans Le Condor[2], première nouvelle publiée par Stifter, le peintre choisit la carrière risquée de l’artiste plutôt que l’amour. Pourtant l’héroïne trouve le courage de s’élever au-dessus des Alpes matinales en ballon. Courage cependant insuffisant puisqu’elle s’évanouit en altitude. Comme si le sexe féminin n’avait pas encore, en 1841, le droit de monter aussi haut que les hommes, y compris dans la quête de l’idéal. La vigueur, la couleur de tels récits étonnent et charment, non sans qu’ils permettent de figurer les plus hautes aspirations humaines, y compris contrariées.
Les paysages de Stifter sont aussi ceux de l’âme (car bien romantique est la croyance en celle-ci) , comme lorsque, dans Les Cartons de mon arrière-grand-père[3], il décrit successivement les saisons, dont un somptueux hiver autrichien, dans le cadre d’un roman de formation, entre ascèse de l’écriture et amour perdu, cependant retrouvé. De même, dans Cristal de roche[4], des enfants passent la nuit de Noël dans une grotte de glace aux lumières sidérales ; ce qui n’est pas sans faire penser au roman, un siècle plus tard, de Tarjei Vesaas : Palais de glace[5]. La fascination de la blancheur irrigue le romancier d’une manière à la fois naturelle, mystique et sépulcrale. Bien que raisonnablement séduit par les convenances et le confort bourgeois, Adalbert Stifter était un romantique impénitent qu’une nature solaire et sauvage transportait de bonheur et d’inquiétude métaphysique. En se tranchant la gorge avec son rasoir en 1868, il rendit en effet son âme aux paysages qu’il aimait tant. Et dont il nous a rendu l’essence dans L’Arrière-saison, son roman parfait roman d’éducation philosophique et de paix esthétique, en ce sens à la croisée du classicisme et du romantisme.
traduit de l’allemand par Robert Kahn, Nous, 840 p, 35 €.
Franz Kafka : Journal, Cahiers I, II, III, IV,
traduits de l’allemand par Laurent Margantin, Œuvres ouvertes, de 92 à 132 p, 12 € le volume.
Franz Kafka : Œuvres complètes I et II. Récits et nouvelles. Romans,
La Pléiade, Gallimard, 2496 p, 125 €.
Tel un minotaure acculé au fond du labyrinthe de ses Journaux, Franz Kafka est un observateur implacable, du monde qui l’entoure, d’autrui, et de lui-même, ciselé par l’avide et ténébreuse introspection qui le construit et le mine. Là, ses victimes offertes au sacrifice de la littérature sont des inconnus, des amis, des femmes, s’il n’est pas obligé de se défendre contre le Thésée paternel, dans la Lettre au père. À moins que la pire de ses victimes soit la « vermine » qu’il se sait devenir, en une Métamorphose que l’écrivain lisait avec un humour burlesque, peut-être grinçant. C’est pendant une douzaine d’années, entre 1910 et 1922, que Kafka conçut en secret ses Journaux, que nous croyions bien connaître depuis la version française de Marthe Robert chez Grasset et la parution dans La Pléiade. Or, il faut revoir nos a priori face à une nouvelle traduction, cette fois « intégrale » et nantie des premières et solides esquisses de maints récits, ici inscrit dans une étonnante continuité créatrice. De même que de récentes traductions, fort bien informées, autorisent la publication d’un coffret Pléiade totalisant les Récits et nouvelles et les Romans, ajoutant à la déréliction du diariste celle de ses personnages, dont les noms aiment à pratiquer la répétition du « a », comme Grégoire Samsa, et l’initiale emblématique : « K ».
Statufiée dans La Pléiade depuis quelques décennies, l’œuvre de Kafka paraissait avoir trouvée sa traduction idéale. Sachant qu’un tel concept est introuvable, il est loisible de retraduire à loisir, même en reconnaissant que celle de Marthe Robert est « élégante, fluide, généralement bien informée du contexte », selon Robert Kahn. Cependant ce nouveau traducteur, qui a déjà œuvré au service des lettres à Milena[1], justifie immanquablement son travail, en arguant que les Journaux n’avaient en rien découvert leur édition intégrale, sans dépasser la version établie par Max Brod en 1951. Ce dernier avait tu les noms de personnes encore vivantes, des remarques le concernant et des passages jugés obscènes. De surcroit, l’on y omettait les fragments fictionnels, puisque par ailleurs se déroulaient leurs dernières versions, sinon abouties, comme celle du Disparu (précédemment titré L’Amérique). Et si l’on compare les deux éditions, l’on s’aperçoit que l’ordre des notations, plus ou moins quotidiennes depuis 1909, a été restructuré, que des bribes apparaissent, que la chronologie kafkaïenne est parfois erratique. L’on ose espérer que voici, pour le lecteur français, la version de référence. À moins de consulter celle de Laurent Margantin, dont les carnets 3 et 4 viennent de paraître, avant d’envisager d’œuvrer jusqu'à la nuit du Verdict[2]. En tout état de cause, la traduction de Robert Kahn se veut au plus près de l’original, moins élégante que celle de Marthe Robert qui se voulut littéraire, alors que Kafka n’écrit ici en rien pour être publié, surtout si l’on songe que son exécuteur testamentaire, Max Brod, se devait d’anéantir le legs ; ce à quoi, heureusement il ne s’est pas résolu. Seule Milena Jesenska avait pu, grâce à l’amitié du diariste, en lire de son vivant quelques pages. L’indiscrétion est aujourd’hui un nécessaire dévoilement des affres de l’écrivain infiniment singulier, qui sut faire de son château intérieur un lacis d’inaboutissements, de son procès sans crime ni juge une exécution, de sa métamorphose une décrépitude entomologique.
Alors qu’il entasse douze cahiers et deux liasses (aujourd’hui conservés à la Bodleian Library d’Oxford), exercer une activité de diariste sérieux, c’est aussi lire les journaux des maîtres en la matière, comme Goethe, dont Kafka appréciait les pages dont il se nourrissait : « La distance donne déjà du calme à cette vie, ces journaux y mettent le feu » (19 XII 1910). À la différence que l’auteur du Château ne faisait en son activité de diariste rien de professionnel, et voyait une continuité, une intrication, entre l’exercice autobiographique et les fictions, comme dans un chantier en cours.
L’acuité d’une écriture attachée à l’observation des êtres se heurte au constat récurrent des échecs familiaux, sentimentaux et intellectuels. Dès lors, les tonalités de ces huit cents pages oscillent sans cesse : à l’examen d’un moi torturé, écartelé entre l’incapacité d’être et de travailler, répond une expansion créatrice néanmoins efficace, surtout au regard de ce qui obsède nos bibliothèques, en dépit de l’injonction de livrer au feu du néant - et non à l’autodafé[3]- les manuscrits orphelins.
Courent, en filigrane, la haine et la peur de la mère et du père (qui profère des diatribes contre les étrangers, contre Max Brod), la conscience taraudante de la maladie tuberculeuse, le désir et l’incapacité de contracter un mariage, les fiançailles rompues. L’écrivain en gestation gratte ses plaies en psychologue et sonde un judaïsme et un sionisme qui pourraient lui ouvrir un paradis d’où Dieu s’est retiré…
De-ci de-là, ce sont des aphorismes dignes du plus fin moraliste, des crayonnés inaboutis, voire bien assurés ; des notes de voyages, parmi Paris ou la Hongrie, et de brefs portraits qui ont quelquefois des airs des Caractères de La Bruyère. Un criant réalisme esquisse les traits de Juifs dans le besoin ou du patron de l’anthroposophie, Rudolf Steiner, des chanteuses de cabaret et des acteurs juifs, dont il soutient activement les engagements et les représentations. Si la vivacité du coup d’œil, la spontanéité de la réflexion sont souvent rendez-vous, la transparente clarté narrative ne l’est pas toujours, alors qu’elle est évidente dans les nouvelles les plus emblématiques, de La Métamorphose au Verdict. Car les notes distendues du diaristesont du même coup le calvaire de l’inspiration déchue. Aussi le secours de l’autoportrait ne découvre qu’un homme emprunté, affligé de timidité dans le monde des hommes et des femmes, et de stérilité dans celui de la littérature. À la trentaine, toujours vivant chez ses parents et d’un emploi de bureaucrate peu reluisant dans une usine d’amiante dont il est chargé et à laquelle il ne compris rien, il s’observe dans la méduse spéculaire des Journaux pour s’y pétrifier.
La souffrance psychologique scarifie régulièrement les pages : « Ce matin tôt, pour la première fois depuis longtemps, de nouveau la joie d’imaginer un couteau fouillant dans mon cœur » (2 XI 1911). Physiquement ce n’est guère mieux : « je craignais les miroirs, parce qu’ils me montraient dans une laideur que je croyais inévitable (2 I 1912) ». Or il est urgent de dépasser ces souffrances par la littérature : « Je veux écrire alors que mon front est sans cesse vrillé (5 XI 1911) ». Cependant, des années plus tard, le constat est sans appel, au point que l’on se demande, deux ans avant sa mort, s’il peut accorder quelque valeur souveraine à son art, qui produisit, excusons du peu, Le Château et Le Procès, quoiqu’inachevés, et bien que ses derniers jours, en mai 1924, soient encore occupés à corriger les épreuves du recueil Un Virtuose de la faim : « Le travail se referme, comme une plaie non guérie peut se refermer (8 V 1922) ».
Un peu touche à tout, Franz Kafka s’intéresse aux sujets les plus divers, à l’éducation des jeunes filles, aux goûts érotiques d’un amateur de gros seins, aux mœurs des israélites, comme ce « rabbi miraculeux, qui avait souvent des hallucinations (26 XI 1911) », à la lecture du Talmud et à une scène de circoncision d’un nourrisson. Mais aussi à d’autres arts que le sien, comme au peintre Novak et à ses portraits de Max Brod.
Il n’est pas interdit de trouver en ces Journaux des noyaux autobiographiques au service des romans et nouvelles, alors qu’il exprime « le désir d’écrire une autobiographie (4 XI 1912) ». Comme lorsqu’il se demande s’il ne doit « pas entrouvrir la porte, ramper comme un serpent dans la chambre d’à côté et quémander ainsi, allongé sur le sol, un peu de calme à mes sœurs (5 XI 1911) ». Gregoire Samsa fera la même tentative alors qu’il entendra le violon de sa sœur, et, bien entendu, la famille ne pourra que repousser une telle « vermine ». C’est « extirper complètement de moi par l’écriture tout mon état de peur (8 XII 1911) ».
Mais en 1912, la rencontre de Felice Bauer suscite une abondante correspondance, empruntant souvent le registre de la confession, alors que le griffonnage journalier se voit délaissé, et que commence vraiment l’éclosion littéraire proprement dite des nouvelles et romans, comme Le Procès, auquel Orson Welles offrira plus tard une métamorphose[4]. C’est à la fin 1917, la conscience de l’inéluctable tuberculose aidant, qu’il trace un erratique chemin de secs aphorismes métaphysiques dépourvu de toute dimension religieuse. Devant la barrière du mal, ne demeure plus qu’un vain scepticisme, comme devant la maladie, l’espoir d’un sionisme ardent s’effondre. Pire qu’au labyrinthe du Château, qu’au fond du trou conclusif du Procès, la pierre du désespoir lapide le diariste. Un silence glacial suit, s’éveille par instants en 1922, disparait ensuite : « Les derniers temps ont été terribles, innombrables, presque sans interruption […] nuits, jours, incapable de tout sauf d’avoir mal (12 VI 1923) ». Les amours poursuivies auprès de Felice, Julie, Milena et Dora, l’ont laissé sur la touche et avec ce qu’il ne peut appeler qu’« un désir désespéré de ce bonheur » (8 XI 1911). Comme en un couloir de fatalité, il sait que « lui, le célibataire, se retire dès le milieu de sa vie, apparemment de son plein gré, dans un espace de plus en plus petit, et lorsqu’il meurt le cercueil lui va tout à fait (3 XII 1911) ». Reste qu’il idéalise certainement le mariage… Seules les amitiés, Max Brod, Oskar Baum, Robert Klopstock éclairent un tant soit peu la grisaille d’une vie commencée à Prague en 1883, et qui s’achève dans le sanatorium de Kierling en 1924, alors que l’empire d’Autriche avait implosé sous ses yeux.
Finalement « un avantage de la tenue d’un Journal consiste en ceci que l’on devient conscient avec une clarté réconfortante des transformations que l’on subit continuellement […] on a vécu, on a regardé autour de soi et transcrit des observations (19 XII 1911) ». En d’autres termes, ce n’est pas ici seulement un atelier du roman, mais une œuvre à part entière, si erratique paraisse-t-elle.
À moins de consulter la traduction de Laurent Margantin, dont les carnets 1 à 4 viennent de paraître, avant d’envisager d’œuvrer jusqu'au douzième avec la nuit du Verdict. Plutôt que de publier un lourd pavé, il a choisi de travailler carnet par carnet. Se basant sur la même édition allemande, le traducteur note avec pertinence que l’on se trouve « là au cœur d’un travail créateur plus que dans un journal d’écrivain classique où celui-ci rapporterait des faits ou des pensées extérieurs à son œuvre ». Là où, de surcroit « l’incapacité à écrire a laissé la place à une réelle virtuosité ». Laurent Margantin veut rendre l’écriture rapide, fluide, « l’assouplissement de la syntaxe », qui n’étaient pas celle de Marthe Robert. Si l’on compare avec la version de Robert Kahn, l’on s’aperçoit qu’il y manque quelques brèves notations ; que les différences d’interprétation ne sont guère flagrantes : ce qui était chez ce dernier « Je passai près du bordel comme si c’était la maison d’une bien-aimée », devient moins poétique avec « Je suis passé devant le bordel comme devant la maison d’une maîtresse ». Et puisqu’il s’agit d’une « édition critique », les notes sont plus consistantes qu’aux éditions Nous, indiquant précisément les passages caviardés par Max Brod, mettant soigneusement en relation les fragments narratifs avec les récits ultérieurs, comme Description d’un combat, ou celles de Kafka avec son écrivain préféré, le romantique Heinrich von Kleist. Enfin il est utile de consulter le quatrième cahier, ne serait-ce que pour les judicieuses réflexions sur petite et grande littérature qui ont tant inspiré Gilles Deleuze et Félix Guattari, à l’occasion de leur essai sur Kafka[5] : « Ce qui au sein des grandes littératures se joue en bas et constitue une cave non indispensable du bâtiment, se passe ici en pleine lumière, ce qui là-bas provoque un attroupement passager, n’entraîne ici rien de moins qu’un verdict décidant de la vie et de la mort ».
Photo : T. Guinhut.
Voilà que viennent d’également paraitre de nouvelles traductions des Nouvelles et récits et des Romans en Pléiade, en un élégant coffret de deux volumes et ordonnés chronologiquement. Même si la version d’Alexandre Vialatte était discutable et datée, il nous manquera toujours la force de sa première phrase de La Métamorphose : « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa se réveilla dans son lit transformé en une véritable vermine ». Soit : « Als Gregor Samsa eines Morgens aus unruhigen Träumen erwachte, fand er sichin seinem Bett zu einem ungeheueren Ungeziefer verwandelt. » La traduction la plus courante d’Ungeziefer étant vermine, l’on se demande un peu pour pourquoi le talentueux Jean-Pierre Lefebvre nous donne, quoique ses premiers mots soient plus exacts : « Quand Grégoire Samsa se réveilla un beau matin au sortir de rêves agités, il se retrouva transformé dans son lit en une énorme bestiole immonde ».
Cependant les nouvelles traductions, sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, tiennent compte de l’édition critique de référence publiée entre 1982 et 2013 par Fischer et réétablie d’après les manuscrits autographes. Loin d’être inutiles, elles rétablissent des versions plus solides des grands romans : si des passages du Procès, comme « L’amie de Mlle B » sont désormais classés à la fin du texte parmi les fragments, Le Château peut au contraire bénéficier de parties supplémentaires que Max Brod avait négligées. Loin de se rédimer au sommet d’un pouvoir inconnu, la quête de l’arpenteur K. ne s’achève abruptement, en passant par « les rêves nés dans cette chambre minuscule des filles », que dans une « buvette » et une « chaumière » ; sans que sa destinée paraisse pouvoir trouver son sens. Quant à L’Amérique, lui est conservé définitivement son titre originel : Le Disparu, titre mystérieux que l’achèvement eût peut-être éclairé. De même les Nouvelles et récits (soit quarante-neuf textes) ont été rendus tels que Kafka les avaient composés en ses recueils et, pour les inédits, le plus respectueux travail s’est attelé aux manuscrits. L’on y retrouve enfin les récits et fragments narratifs posthumes que les Journaux recèlent. Auxquels répond une sorte de bref poème en prose : « Le malheur du célibataire ».
Si les traductions d’Alexandre Vialatte paraissaient être des classiques, redécouvrons avec plus de fermeté, d’exactitude, les désaventures des anti-héros kafkaïens. Celles d’un homme d’un âge indéterminé, plutôt jeune, car naïf, qui aspire à pénétrer les arcanes d’un château et d’un procès dont les tenants et les aboutissements sont impénétrables, comme les voies du Seigneur, selon les Psaumes et Saint-Paul. Comme si un despote, évident parmi les pages de la Lettre au père, mais dilué dans une transcendance impossible, s’acharnait sur la pauvre victime d’une administration pléthorique et tatillonne, métaphore peut-être de l’Autriche-Hongrie, de la Prusse qui sait, voire d’une Union Soviétique dont Kafka ignorait probablement tout. Mais aussi d’une hiérarchie tant politique que religieuse dont les rouages irrationnels, bureaucratiques et ecclésiastiques, broient jusqu’à une exécution infamante à l’issue d’un non-procès, pré-nazi ou pré-stalinien. Le lecteur n’est-il pas ainsi, probablement aux dépends de Kafka lui-même, condamné à des interprétations anachroniques, tant l’adjectif « kafkaïen » marque le XX° siècle, voire le nôtre ?
Au-delà de toute métaphysique et de tout illibéralisme politique, le Joseph K. du Procès ne peut que marmonner « Dans la cathédrale » et devant « le religieux » : « comment un être humain peut-il tout simplement être coupable ? » En fait, « la grand-porte de la Loi » est à la fois terrestre et céleste, humaine et trop humaine, inhumaine enfin. Au plus bas degré encore, seuls les personnages de Beckett n’attendent plus rien d’un château absent, d’un procès qui n’existe plus, sinon un clochardesque Godot[6] qui ne vient jamais. Une condition humaine désespérée ne peut qu’espérer en une Amérique ambigüe où le « disparu », ne trouve qu’un théâtre probablement illusoire. Aussi la tradition du Bildungsroman, ou roman d’apprentissage, au lieu d’accompagner un jeune homme vers un accomplissement, le pousse vers un tragique délitement. À moins d’entrer dans la comédie américaine du Disparu. Chassé d’Allemagne à la suite d’un péché originel, forcément un scandale sexuel (car il a été violé par la bonne, enceinte en conséquence), chassé de chez son riche oncle qui l’a recueilli outre-Atlantique, puis de l’hôtel où il est liftier, Karl Rossmann est enfin accueilli à bras ouverts dans le « grand théâtre d’Oklahoma ». Parmi les « chercheurs d’emploi » exaucés par la « 10ème troupe de recrutement », parmi « les anges » et « les diables », il semble trouver une bienveillante communauté, une assomption, quoique passablement burlesque. Reste que l’apparente conclusion ce roman, de par son inachèvement, ne peut que laisser sceptique un lecteur trop habitué aux kafkaïennes chausse-trappes : faut-il gager que, s’il avait encore pu animer sa plume, le romancier aurait une fois de plus chassé son personnage de ce drôle de paradis ? Rappelons-nous que la Statue de la Liberté qui accueille Karl (encore un nom en K) à l’entrée de l’Amérique ne lève qu’un « bras armé de l’épée »…
C’est désormais pour l’éternité humaine que le nom de Kafka s’associe indéracinablement aux structures bureaucratiques et à l’ironie de la métaphysique. Entre l’observateur clinicien, l’instrospecteur désespéré des Journaux et le marionnettiste des romans dont les personnages remuent au bas de leurs fils directeurs coupés de toute justification divine comme de tout droit naturel, le lecteur ne se doit-il pas, y compris devant la vermine de La Métamorphose que nous sommes tous condamnés à devenir, de garder la sérénité de l’entomologiste ?
Bernhard Schlink : Le Liseur, traduit par Bernard Lortholary,
Gallimard, 1996, 208 p, 20 € ; Folio, 7,90 €.
Bernhard Schlink : Olga, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary,
Gallimard, 2019, 272 p, 19 €.
Bernhard Schlink : Couleurs de l’adieu, traduit par Bernard Lortholary,
Gallimard, 2022, 256 p, 21 €.
Malgré leurs failles, les personnages féminins du romancier allemand Bernard Schlink, né en 1944 à Bielefeld et professeur de droit public et de philosophie du droit à Bonn, méritent le soin du lecteur. Elles s’appellent, dans Le Liseur, Hannah, et Olga, selon le titre laconique de son dernier ouvrage. Mais pas toujours un hommage moral, si l’on met en balance ces deux femmes : la première, quoique aimée, est bien coupable d’une active participation à la Shoah, quand la seconde n’est peut-être coupable que d’avoir aimé. Olga, dernier roman de Bernard Schlink, est-il un anti-Liseur ? Parmi une douzaine de volumes ici traduits, le romancier est également nouvelliste, dans ses Couleurs de l’adieu, recueil aux personnages fragiles, que le sentiment de leur finitude pousse à revenir sur un moment central et troublant de leurs vies.
Roman judiciaire de la culpabilité et de la mémoire, Le Liseur ne prétendait pas de prime abord devenir un succès mondial, traduit en plus de quarante langues. Pourtant l’émotion compassionnelle et l’horreur du crime enfoui partagèrent leurs talents pour faire de ce roman partiellement autobiographique une icône qui dépassa largement les frontières germaniques et germanophones ; ce pour rebondir comme rebondit la concaténation d’une question morale posée à l’humanité.
De l’adolescence à l’aube de la maturité, Michaël Berg croise un destin de femme qui est un reflet de celui de l’Allemagne. À quinze ans, il est soigné par Hannah, qu’il revient remercier. Alors qu’elle a trente-cinq ans, il devient et son amant et son « liseur », comme pour payer le soin de cette initiation sexuelle. Elle disparait. Il la retrouve sur le banc des accusés, lorsque étudiant en droit, il est placé par son professeur en position d’observateur. La longue et fidèle histoire d’amour se double d’une abyssale réflexion sur la mémoire de l’Histoire, au cœur de laquelle s’inscrit l’effondrement de la Shoah.
L’analphabétisme d’Hannah n’est-il qu’un paravent commode à sa culpabilité ? « Non, me suis-je dit, Hannah n’a pas choisi le crime », médite Michaël. Pourtant, avoir reculé devant l’aveu d’un tel handicap au moment d’une promotion proposée dans son entreprise est peut-être une lâcheté qui lui a permis de préférer un emploi de gardienne de l’horreur nazie. Imaginer qu’elle est une martyre de la culpabilité serait faire bon marché de sa participation à l’entreprise de la banalisation du mal (pour faire écho à une autre Hannah, plus exactement Hannah Arendt[1]) au sein de la « solution finale » aryenne. Rétrospectivement, n’y a-t-il pas quelque chose d’obscène dans cette figure d’ex-surveillante de l’holocauste séduisant un jeune lycéen ?
Hannah Schmitz mérite-t-elle la compassion, elle qui sans sourciller a poursuivi sa tâche de gardienne des camps de concentration chargée de la sélection de celles que l’on destine à la chambre à gaz, elle qui n’a pas su en avoir et encore moins la mettre en œuvre pour ouvrir les portes de l’église derrière lesquelles s’enflammaient les victimes, à l’occasion de bombardements alliés ? Ce qui pour le moins peut être assimilé à une non-assistance à personne en danger. Obsédée par l’hygiène (ne lave-t-elle pas le jeune narrateur ?), elle souffrirait en quelque sorte du complexe de Lady Macbeth, qui avait beau se laver les mains mais n’échappait pas aux traces de sang qui signaient sa culpabilité. Notons que dès les premières pages, lavant sur le trottoir le vomi du garçon à grande eau, la métaphore est destinée à devoir être filée…
La dénonciation emporte tout un pays, mais aussi les femmes, dont on sait qu’elles n’ont pas été les moindres thuriféraires d’Hitler ni les moins cruelles aux manettes des camps. « Sur le banc des accusés nous mettions la génération qui s’était servie de ces gardiens et de ces bourreaux, ou qui ne les avait pas empêchés d’agir, ou qui ne les avait pas rejetés, au moins, quand elle aurait dû après 1945 : c’est elle que nous condamnions, par une procédure d’élucidation du passé, à la honte ». Pourtant, Michael échoue à concilier la femme aimante qui fut son initiatrice, celle auprès de qui il vient encore faire « le liseur » en prison par le biais d’enregistrements, et celle qu’il parvient néanmoins à se représenter : « Je voyais Hannah près de l’église en flammes, le visage dur, en uniforme noir et la cravache à la main. Avec sa cravache, elle dessine des boucles dans la neige et frappe les tiges de ses bottes ». Aussi se voit-il empêtré dans ses contradictions : « Mais en même temps, je voulais comprendre Hanna ; ne pas la comprendre signifiait la trahir une fois de plus. Je ne m’en suis pas sorti. Je voulais assumer les deux, la compréhension et la condamnation. Mais les deux ensemble, cela n’allait pas ».
Grâce à cette femme, Michaël fait son entrée dans le monde de la sexualité, et grâce (ou à cause) à elle, bien plus que par ses études de droit, il subit une initiation à la densité de sa vocation de juriste, confronté bien moins à une justice subjective que chargée du poids de l’Histoire. Peut-être croyait-il naïvement que les Bienveillantes grecques, enclines à pardonner, avait remplacé les Euménides, plus exactement les Furies, plus à même de juger et de condamner l’impardonnable et l’imprescritible, pour reprendre les concepts de Jankélévitch[2]. Quoique dans la sécurité de son modeste rôle de stagiaire, même si le trouble, voire le traumatisme psychologique, est grand, il frôle les tourmentes du mal, incarnées dans un autre et puissant roman qui subjugue la Shoah : Les Bienveillantes de Jonathan Littell[3]. Comme à l’occasion de ce dernier ouvrage, celui-ci, plus modeste au premier regard, n’a pas manqué d’interroger les historiens, de générer des controverses, interrogeant le degré de fiction et de vérité de la chose, la légitimité de l’écrivain et l’aporie de l’identification inhérente à toute narration romanesque, inadéquate à l’objectivisation des faits, quoiqu’elle permette sa mise en vie, plaçant le lecteur devant une interrogation éthique plus intimement bouleversante. Il n’est pas sûr qu’une telle analyse, même si c’est celle du personnage et peut-être pas de l’écrivain, emporte l’adhésion : « Je pense aujourd’hui que le zèle que nous mettions à découvrir l’horreur et à la faire connaître aux autres avait effectivement quelque chose d’odieux. Plus les faits dont nous lisions ou entendions le récit étaient horribles, plus nous étions convaincus de notre mission d’élucidation et d’accusation. Même lorsque ces faits nous coupaient le souffle, nous les brandissions triomphalement. Regardez ! »
Brusquement jeté dans les affres du droit et de l’Histoire, il ne semble pas que le narrateur ait pu se dégager de la gangue de son histoire sentimentale pour prendre la hauteur, certes difficilement atteignable, qui sied à l’objectivité du juriste, élevé presque au rang du Dieu de l’Histoire. Cette hauteur est-elle celle du romancier qui laisse habilement, voire avec un léger sadisme, le lecteur trancher le nœud gordien de l’amour intime et du crime contre l’humanité ? Il est à noter que l’un de ces premiers romans, passablement policier, intitulé Le Nœud gordien[4], présente un ancien procureur nazi devenu détective…
Avec Olga, Bernard Schlinck élargit les perspectives. La temporalité est plus vaste, d’une enfance à la fin du XIX° siècle jusqu’à la décennie de mai 1968. Mais alors que Le Liseur montrait une femme analphabète qui s’était laissée prendre la main et le sens moral dans la roue dentée du nazisme, a contrario Olga met en scène une femme qui tient à son éducation, à sa culture, et qui pense à l’encontre de l’hubris nationaliste et impérialiste qui gangrène l’Allemagne.
Mêlant l’histoire individuelle, et plus précisément d’un couple, avec l’Histoire d’un siècle, Bernhard Schlink réussit à merveille une œuvre évocatrice et fluide, qui joint à l’intimité d’émotions retenues le sens du tragique et de l’épopée. L’une, Olga, devenue institutrice à une époque où l’éducation des filles est encore une ambition difficile, en particulier dans les milieux paysans, a pour ambition d’éduquer les enfants et plus particulièrement les fillettes, pour qu’elles puissent réaliser leurs potentialités ; l’autre, Herbert, se veut un héros aventureux, forgeur de grandes destinées nationales.
Il est l’héritier d’un vaste domaine, elle n’est qu’une modeste orpheline ; pourtant une longue histoire d’amour les réunit, sans que le mariage, contraire aux conventions sociales parentales assises sur les préjugés de classe étroits, les unisse. En une première partie, le récit de Bernhard Schlink file une liaison souvent disjointe par les voyages d’Herbert, puis évanouie suite à la disparition de ce dernier dans les glaces arctiques. La seconde voit Olga se métamorphoser en vieille dame, devenue le sage mentor d’un jeune narrateur, après la deuxième guerre mondiale. Leur émouvante amitié ne s’achève qu’à sa mort, suite à un attentat contre la statue de Bismarck.
Une fois de plus, après Le Liseur, son indépassable réussite, Bernhard Schlink anime un personnage féminin d’exception avec une écriture aussi fluide que séduisante. Malgré son apparente simplicité et des premiers chapitres empreints de tranquille réalisme, animés par une histoire d’amour sans grande originalité, Olga recueille la confiance du lecteur. Très vite cependant la griffe de velours du romancier dénonce les fantasmes d’Herbert, symbole de plus d’une génération qui marquera l’Histoire de son empreinte délétère : « Il décidait de devenir un surhomme, sans trêve ni repos, de rendre l’Allemagne grande et de devenir grand avec elle, même si cela devait exiger d’être cruel envers lui-même et envers autrui ». Les yeux indulgents de l’amour, ceux d’Olga - mais aussi de Michaël pour Hannah dans Le Liseur - ont-ils leur part de responsabilité ?
Cependant Olga, qui n’approuve guère le militarisme et les pulsions d’explorateur de son amant à qui elle persiste à envoyer des lettres longtemps après sa disparition, mettra bien des années à tirer expérience et sagesse de sa longue existence hérissée de déceptions. L’élégiaque roman déplie avec tendresse le mystère des êtres tout en dénonçant dans le père explorateur et dans l’enfant dont elle s’occupe les fantasmes délétères du colonialisme et du nationalisme, sans oblitérer la responsabilité maternelle : « Elle présenta à Eik un Herbert héroïque ». Et l’enfant, devenu architecte de talent, « adhéra au NSDAP et entra dans les SS. Il tenait de grands discours enflammés sur l’espace vital allemand de la Memel à l’Oural […] Et la métamorphose de la misère slave en splendeur allemande, c’est lui qui la dirigerait du haut de son cheval ». La stupéfaction d’Olga précipite alors sa conscience politique. Elle ne deviendra pas pour autant une résistante anti-nazie (il eût fallu un courage démesuré et insensé, comme les héros d’Hans Fallada[5]), mais elle devient sourde, comme pour ne pas entendre les délires des aboyeurs politiques, car « avec les Nazis le monde était devenu bruyant », et comme pour répondre à l’analphabétisme d’Hannah dans Le Liseur.
C’est après-guerre qu’Olga Rinke se fait couturière pour subsister et qu’elle devient la garde-malade puis la confidente de celui qui est le narrateur de la seconde partie. Devenu un homme mûr, le fils spirituel mènera sans relâche son enquête jusqu’à retrouver les lettres d’Olga, « la veuve d’une génération », que nous lirons avec étonnement tant les chemins de la filiation sont à la fois logiques et insondables… Le triptyque s’est refermé en glissant vers le genre épistolaire.
Mais, répondant en quelque sorte au personnage d’Hannah, elle sait être un digne mentor, qui - car c’est une grande lectrice - frôle la pertinence philosophique. Elle sait admonester son jeune disciple et ami, empreint de grands idéaux politiques : « personne n’est aussi grand que son discours moralisant, et la morale n’est pas gentille ».
Penser alors que Bismarck, avec son « trop de grandeur », fut l’un des responsables originels du siècle des totalitarismes n’est pas sans fondement, mais reste discutable. Le dernier acte d’Olga voudra le punir symboliquement. Mais que vaut alors la responsabilité individuelle si l’on se laisse comme Herbert illuminer par des rêves de grandeur, d’expansion nationale jusque dans les savanes de l’Afrique pour participer non à des entreprises de civilisation mais à des massacres racistes ? Si, comme Eik, le fils dissimulé d’Olga et d’Herbert, l’on se prend d’enthousiasme grégaire pour l’épopée nazie ? Reste à se demander ce qu’engendreront les idéaux de la social-démocratie, incarnés par Olga…
Si Bernard Schlink n’écrit pas de romans à proprement parler historiques, il sait à merveille prendre en écharpe les générations du XX° siècle, avec cette touche intimiste qui permet d’éviter toute grandiloquence. Les filiations allemandes sont aussi des transmissions maternelles, parfois dévoyées, parfois par adoptions symboliques. Où il apparaît que l’écrivain veut œuvrer en vue de génération meilleures. Si les autres romans ou recueils de nouvelles, comme Le Retour[6], ou Amours en fuite[7], nous ont semblé plus négligeables - ou ont échappé à notre vigilance - le fil qui relie Le Liseur et Olga, le second répondant au premier, au travers de vingt-cinq ans d’écart, tend à faite de son auteur une conscience morale et politique, quoiqu’elle ne parvienne pas exactement à une pacification intérieure.
Essentiellement élégiaques, les neuf nouvelles de Couleurs de l’adieu ont la teinte des « taches de vieillesse », selon le titre émouvant et pertinent de l’une d’entre elles. Le deuil est-il l’oméga de toute intelligence, lorsque l’on croit comprendre autrui après sa disparition ? Ce n’est que l’une des nombreuses interrogations qui affluent en ces belles pages.
Quoique certaines soient plus négligeables, toutes ces intenses nouvelles mettent en avant ces sentiments qui perdurent au-delà des décennies : un camarade de classe part vers l’Amérique, abandonnant famille, ami handicapé, jeune fille désespérément aimée, un amour reste inabouti, un deuil brise des vies, une ex-femme ressurgit… La cohorte des regrets et des colères, sinon l’éloignement pur et simple, la mélancolie surtout, rognent ce qu’il reste du narrateur, ou de son plus ou moins alter ego dont il est question à la troisième personne.
Au creux de ces histoires personnelles, l’Histoire intervient pour bouleverser les meilleurs souvenirs. Comme lorsque que la Stasi, cette police politique de l’ex Allemagne de l’Est, fait irruption. Léna, fille d’un mathématicien défunt, veut à toute force consulter le dossier de son père : « C’est une chose étrange que ce désir actuel de se compter parmi les victimes de jadis ». Que découvrira-t-elle sur le rôle du narrateur ami, également mathématicien, et qui fut le plus honoré ? Seulement « un faux pas dans notre amitié » ? Cette nouvelle, intitulée « Intelligence artificielle », donne le ton en tant qu’elle est la première du recueil. Et peut-être eût elle mérité de devenir un roman entier, à moins que son auteur l’ait jugé un peu trop en écho de certaines thématiques du Liseur.
Plus loin, l’assassinat de la jeune et gaie Anna ranime la mémoire de celui qui en fut le mentor et qui dut constater le ratage de son éducation prometteuse. De ce « Pique-nique avec Anna » à « La musique d’une fratrie », ce sont des amours et des amitiés d’abord splendides, quoique impossibles, qui ont mal tourné. Lorsqu’un mari vous a trompée, vous a quittée, peut-on accéder à sa demande de vous revoir, lorsqu’il est atteint d’un cancer avancé ? Quelle « amulette », selon le titre de la nouvelle, peut vous protéger ? Le motif récurrent du mariage, y compris entre Mara et Sylvie (dans « Fille aimée »), est de toute évidence un pivot des existences : il brille, dure, se brise, disparait dans les limbes du passé… Mais lorsque Bastian couche avec sa fille Mara qui ainsi devient enceinte, une résonnance biblique apparait.
L’ensemble est le plus souvent amer : « Ma tristesse s'étend sur tout, elle m'épuise, c'est une eau noire, un lac noir où je me noie, je me noie sans cesse ». Même si la dernière nouvelle, « Un an tout juste », s’achève, malgré l’âge avancé qui sépare le couple, sur ces mots : « Je n’arrive pas à mesurer mon bonheur ». C’est un écho avec ce moment rare, éphémère bien entendu, dans « La musique d’une fratrie », où, par-delà les années, une étreinte longtemps rêvée a enfin lieu : « En plein amour, il lui sembla serrer entre ses bras la Suzanne de seize ans et avoir lui-même seize ans ».
Est-il possible de « rattraper notre amour de jeunesse que nous avions laissé passer » ? Quel choix avons-nous fait qu’il aurait été possible d’envisager autrement ? Ainsi bifurquent les vies, irrémédiablement. Une perspective morale s’empare du lecteur, amicalement sommé de réfléchir sur lui-même, sur ses chemins pris et délaissés. Surtout lorsqu’à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire l’on invite soixante-dix personnes, et que l’on convoque le ressassement des amours effacées, les « taches de vieillesse » se font de plus en plus visibles.
À la lisière du genre sentimental, policier par instants, du psychologique, ces nouvelles sont des confessions, formant une constellation de destins. L’on n’en ressortira pas emplis de joie et de vigueur, mais d’une certaine sagesse, d’une réelle tendresse pour ces vies dont le pivot est l’objet d’un regret, voire d’un remords, pour ces vies promises à l’effacement, sauf avec le secours de la littérature, celle qui sait écrire avec délicatesse.
Arseguel, Alt Urgell, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
La poésie prisonnière d’Albrecht Haushofer :
Sonnets de la prison nazie de Moabit.
Albrecht Haushofer : Sonnets de la prison de Moabit,
traduit de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson,
La Coopérative, 208 p, 20 €.
Clés, cadenas et verrous peuvent être, qui sait, photogéniques ; voire poétiques. « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », titrait le dramaturge et poète Alfred de Musset en 1848. Or, si la justice se fait injuste, elle peut incarcérer les poètes, tel Guillaume Apollinaire en 1911, qui goûta pendant cinq jours les geôles de la prison de la Santé dans le cadre d’une éventuelle complicité de vol qui aboutit à un non-lieu : « Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison / L’Amour qui m’accompagne / Prends en pitié surtout ma débile raison / Et ce désespoir qui la gagne[1] ». Mais, pire encore, la justice inique du Troisième Reich abattit l’allemand Albrecht Haushofer, dont les Sonnets de la prison de Moabit ne permirent à un résistant à la violence hitlérienne de ne s’évader que par la fragile certitude de la poésie.
Il y eu bien une résistance allemande au nazisme. Outre les milliers d’activistes arrêtés dès 1933, et les quelques étudiants munichois regroupé sous le masque de « La rose blanche » en 1942, une vague supplémentaire, touchant les plus hautes sphères, crut se débarrasser d’Hitler en l’assassinant le 20 juillet 1944. L’attentat fut manqué, ses responsables et complices traqués, incarcérés, torturés, exécutés. Albrecht Haushofer, né en 1903, professeur d’université, spécialiste de géopolitique, fonctionnaire sous le III° Reich, fut l’un deux. Son père, Karl Ernst Haushofer, « aveuglé par le rêve du pouvoir », avait été un théoricien du Lebensraum, le tristement célèbre concept de l’espace vital, un architecte « des politiques nazies en direction de l’Islam[2] » ; en 1946, il se suicida avec son épouse. Leur fils, Albrecht, n’était d’abord pas un opposant, seulement un réaliste visionnaire de mauvais augure annonçant le tragique destin du troisième Reich, ce pourquoi ses collègues le surnommaient « Cassandro », du nom de la prophétesse troyenne. Fusillé quelques semaines avant la fin de la seconde Guerre mondiale, le 23 avril 1945, par le dernier carré nazi, encerclé par les chars soviétiques, il avait été enfermé près d’un an dans la prison de la Gestapo à Berlin, pour avoir fait partie du réseau visant à éliminer le Führer. Seul affreux bonheur de cette captivité, il nous a laissé ses Sonnets de la prison de Moabit, dont le manuscrit, minutieusement calligraphié sur cinq feuillets, fut retrouvé dans le manteau de son cadavre exhumé. Publié à Berlin en 1946, ce recueil fut d’abord traduit en français chez Seghers en 1954 ; il est ici proposé pour la première fois en traduction intégrale, en une version nouvelle et soignée.
Il n’était pourtant guère poète. Mais cette expérience pour le moins traumatisante murit soudain son art. Ce sont quatre-vingts sonnets, ciselés sans préciosité, sans pathos excessif, qui, avec un sens du tragique profondément émouvant, ne se contentent pas du cas personnel du poète : ils rayonnent dans les directions opposés de la tyrannie et de la culture des civilisations. Un régime totalitaire, comparé aux barbaries d’Attila et de Gengis Khan, couronne « trois décennies meurtrières », pour abattre des siècles de haute culture, entre Bach, Kant et Goethe. Ainsi « Livres brûlées » et « Alexandrie », rappelant les exactions d’un empereur chinois et celle d’un « grand commandant des forces d’Allah », sont-ils une façon discrète, et néanmoins efficace, de dénoncer la terreur nazie et ses autodafés, empruntant un accent borgésien :
LX
Cassandro
« Mes collègues de travail m’appelaient Cassandro
Car, pareil à la prophétesse troyenne,
Je prédisais au cours d’années d’amertume
La détresse mortelle qui attendait le peuple et l’Etat.
On avait beau célébrer par ailleurs mon grand savoir,
Nul ne voulait entendre mes avertissements,
Ils se mettaient en colère parce que j’osais les déranger
Quand je les adjurais de penser à l’avenir.
Toutes voiles dehors, ils conduisirent le navire
En pleine tempête vers des détroits semés d’écueils
En criant prématurément victoire avec exaltation.
Voici qu’ils font naufrage - et nous aussi. En dernier recours,
Une tentative de prendre la barre a échoué.
Maintenant, nous attendons que la mer nous ait engloutis. »
Entre murs et chaînes, entre crainte du moment fatal où il sera emmené vers l’exécution autant que des bombardements alliés qui pilonnent Berlin, où peut bien s’envoler « le souffle d’une âme » ? Peut-être du côté d’un au-delà où l’attend le Jugement, où le Christ est un « pur esprit baigné de rayons multicolores ». Cette âme ne tait pas sa culpabilité, sa compromission avec un régime abject, où « toute jeunesse est vouée à la mort », n’évite pas l’examen moral : « J’ai longtemps triché avec ma conscience ». Ce qui débouche sur une résistance intérieure : « J’expie pour avoir tenté de les retenir ». Il convoque alors à la barre le souvenir d’autres prisonniers et persécutés aux dépens de leur liberté de pensée, comme les philosophes Socrate, Boèce et Thomas More[3], dont la mort « a illuminé le désastre ».
Des moineaux, un moustique, « petite âme ailée », l’occupent. La nostalgie des montagnes natales le caresse. Mais « une armée de rats bruns » s’impose. Cependant, au-delà de la souffrance du corps du prisonnier et de l’horreur du tyran, l’esprit des chefs-d’œuvre de la civilisation perdure, en un bel idéalisme. Nourri par les Lumières de l’Aufklärung, les spiritualités du christianisme et du bouddhisme, Albrecht Haushofer vise en son recueil testamentaire l’épanouissement de l’homme et de l’art, y compris en dialoguant avec Bach et Beethoven.
Pourquoi Albrecht Haushofer a-t-il choisi la forme du sonnet ? Probablement parce qu’écrire en cette concision lui permit de trouver un ordre esthétique dans le sale chaos où il était fourré. Ordonner sa pensée dans le cadre de deux quatrains et de deux tercets, respectant la volta et la chute, parvient à statufier la mobilité de la pensée dans une œuvre d’art, qui espère dépasser la contingence, le temps et la mort. La preuve : l’auteur, ou plutôt ses restes, est à six pieds sous terre, son œuvre intense et mémorielle est entre nos mains, toujours là. Par-delà les frontières, les langues et les ans, elle peut voisiner avec La Ballade de la geôle de Reading, méditée en prison par Oscar Wilde, puis écrite en son exil français. Ce dernier avait été condamné en 1895 aux travaux forcés puis à la prison pour sodomie. Il avait croisé là un « cœur de meurtrier » pour accoucher de la sombre beauté de son poème, précédant d’un demi-siècle celui qui tentait de racheter les mots de la langue allemande qui avait été polluée par la « langue du III° Reich », pour reprendre le titre de Victor Klemperer[4].
Cette édition heureusement bilingue, d’une œuvre riche, fluide, et plus savante qu’il n’y parait, permet de constater que les poèmes d’Haushofer sont en vers rimés. Si le traducteur préserve la forme du sonnet et des vers, il ne va pas jusqu’à inventer des rimes. L’exercice eut été périlleux. Lui-même poète, animé par une réelle sensibilité, Jean-Yves Masson parcourt une vaste gamme en son talent de traducteur : n’a-t-il pas traduit de l’anglais les poèmes de Yeats[5] et de l’italien les Triomphes de Pétrarque[6]?
Thierry Guinhut
Article publié, et ici augmenté, dans Le Matricule des anges, février 2019
traduit de l’allemand par Olivier Manonni, Grasset, 976 p, 25 €.
Lutz Seiler : Kruso,
traduit de l’allemand par Uta Müller et Bernard Banoun, Verdier, 480 p, 25 €.
Nicolas Offenstadt : Le Pays disparu. Sur les trace de la RDA,
Stock, 424 p, 22,50 €.
De la République Démocratique Allemande, il ne reste rien ; qu’une ruine de l’Histoire. Tant mieux, oserions-nous dire, tant le communisme écrasait de son régime totalitaire et de ses industries polluantes des Allemands que l’on empêchait de fuir, cerclés de barbelés sur toutes leurs frontières. Cependant une nostalgie étrange la rappelle au souvenir, voire l’enjolive. Sans aller jusqu’à parler de coupable et aveugle nostalgie, il est nécessaire de se munir d’un regard en arrière, qu’il s’agisse de celui de l’historien ou de celui du romancier. Ainsi Uwe Tellkamp, avec La Tour, et Lutz Seiler, avec Kruso, s’ingénient, non sans un fort talent, à ranimer la laide endormie, l’un au moyen du récit d’une enfance, l’autre à la faveur d’une île venteuse de la Baltique. Deux romans à propos desquels la critique d’outre-Rhin ne tarit pas d’éloges. Qui, espérons-le, aura la même indulgence envers le ramassage de souvenirs pratiqué par Nicolas Offenstadt au Pays disparu.
Peut-être Uwe Tellkamp (né à Dresde en 1968) est-il le Marcel Proust de la mémoire de l’Allemagne de l’Est ; en même temps que son Balzac pour le réalisme de la reconstitution… Sous sa plume, la mémoire de l’ex République Démocratique Allemande est maîtrisée avec brio dans La Tour, un roman total, paru en 2008, qui brasse un monde de personnages attachants et symboliques.
Christian, probable alter ego de l’auteur, est un lycéen acnéique aux émois amoureux platoniques, dont l’enseignement est dominé par les « homélies » de l’instruction civique communistement correcte et par l’orwellienne surveillance de son professeur de russe, langue évidemment obligée, communisme soviétique oblige. Autour de lui, au-dessus de « la ville sidérurgique idéale» de Dresde, une famille, puis un réseau de personnages, gravitent. Ses proches perpétuent tant bien que mal les valeurs bourgeoises et d’élite, lecture ou violoncelle, venues de l’ancien monde… L’on est ingénieur, physicien, médecin, et ce microcosme, quoique privilégié, souffre de pénuries, d’une recherche et de moyens à la traîne, loin derrière l’Ouest. Le jeune héros, pensant devenir chirurgien (comme Uwe Tellkamp lui-même), ne peut que devenir indiscipliné devant l’aberration du système, traversant l’enfer du service militaire, des prisons de l’armée pour quelques mots d’ « outrage à l’Etat », jusqu’à ce que la soudaine et providentielle chute du Mur de Berlin le délivre…
Sous le touffu roman de société, voire autobiographique, pointe un roman philosophique où l’on tente de garder sa dignité intérieure et intellectuelle, malgré les compromis, les doubles vies, les courages et les lâchetés, du moins pour ceux qui entourent le jeune homme, dominés par la figure de Meno, correcteur pour une maison d’édition et diariste secret, encerclé par les liens inextricables de la censure. Ce qui permet d’infiltrer un milieu littéraire gangréné par les jeux de pouvoir, de sentir l’aile de la satire sur la foire de Leipzig et ses intrigues éditoriales, « où les rapports de lectures donnent des maux de ventre idéologiques ».
Par-delà l’ampleur du récit, la balzacienne description méticuleuse, un réalisme magique saupoudre ce tableau, comme pour tenter de se rédimer de la grisaille quotidienne et bassement politique, dont on ne peut s’échapper que par des rituels familiaux, amicaux et par une boulimie de lectures, seule évasion hors des barbelés de l’Etat communiste. Dans « La province pédagogique », la « Tour » est une image de l’utopie de l’homme nouveau communiste, mais aussi de la confusion babélienne de ses langages. On devine une allusion à la dimension initiatique de la « société de la Tour » chère à Goethe, dans Les Années de voyages et d’apprentissage de Wilhelm Meister. Autour de la « Maison des Mille Yeux », les personnages aux noms improbables, comme « Eschschloraque », ou « Le Vieux de la Montagne », écrivains, poètes, sont des excentriques aux pouvoirs et interrogations politiques complexes.
Loin d’être une charge brutale contre le communisme révolu et sa police politique, la sinistre Stasi, c’est avec un doigté subtil que cet univers clos révèle son fonctionnement, ses illusions, ses failles, son totalitarisme. Sous le vernis de l’Est soviétisé, un monde délabré pointe son museau infâme, fait de fonctionnaires tatillons, de miliaires exerçant une menaçante « pesanteur » : l’on vit en un pays « aussi truffé de punaises qu’un studio d’enregistrement », où l’on se demande : « je dois donc commencer par faire un dossier sur cette fille, avant de tomber amoureux ? »
Même si l’écriture nous rend ce régime disparu avec une sensible acuité, elle ne véhicule pas cette « Ostalgie » complaisante qui voudrait nous faire prendre des vessies pour des lanternes… Rarement on aura pénétré un univers avec une telle richesse de la perception et d’une mise en scène qui s’attachent aux « singularités dans le développement de la personnalité », au contraire des camps de jeunesse qui cherchent à les « éliminer ». Uwe Tellkamp, nouvelle icône de la mémoire est-allemande, qui écrirait dit-on la suite, post-chute du Mur, de cette épopée aussi vaste qu’intimiste, peut reprendre le credo d’un de ses personnages : « Ce qui m’intéresse, moi, ce sont les abîmes qui s’ouvrent dans l’être humain. J’en ai toute une collection. »
Quoique d’une manière fort différente, il s’agit également de tenter de s’échapper de l’étouffoir communiste dans le roman de Lutz Seiler, Kruso, paru en 2014. Comme La Montagne magique de Thomas Mann, le roman commence par un voyage en train, celui d’un garçon nommé Ed. Ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard, car il s’agit là aussi du roman d’éducation d’un jeune homme, un « bildungsroman », ce genre si allemand depuis Goethe.
Pour Ed, ex ouvrier maçon, « Etudier était comme une drogue », fouiller la bibliothèque, lire Trakl et tout sur Trakl, connaître par cœur la poésie qu’il a lue ; voilà un solitaire, un être différent dans la grisaille de la RDA, « où se délabraient les chiffres des années ». Il est un « animal exotique dans le zoo du malheur humain », jusqu’à ce qu’il parvienne au bord de la mer Baltique. Puis sur l’île d’Hiddensee, « une mince bande de terre entourée d’une aura mythique », située à cinquante kilomètres du Danemark, donc de la liberté, car l’on sait, depuis Thomas More[1] (d’ailleurs nommé par Lutz Seiler), que « l’île est la patrie même de l’utopie », selon le philosophe Georges Gusdorf[2].
Une fois trouvé un travail, plonge et épluchage d’oignons larmoyants, et un gîte dans un restaurant que l’on appelle « notre arche », notre jeune impétrant fait parmi les cuisiniers, serveurs et plongeurs, une rencontre cruciale, celle du personnage éponyme : Kruso, dont le nom est une allusion à Robinson Crusoé, et qui, comme en une allusion au roman d’Uwe Tellkamp, a sa chambre dans « la tour ». Il est son modèle, dans le cadre d’une tâche qui lui paraît faire sens, alors que le lecteur est en droit de la trouver abrutissante : « Une folie particulière dont l’essence se composait de restauration et de poésie leur permettait de maintenir leur arche hors de l’eau ».
Sur cette île, en forme d’« hippocampe », aux paysages de falaises, de plages et de forêts ventées, étroitement surveillée par la police des frontières, ils sont « des naufragés », d’un régime dont on ne dit presque rien, mais dont on rêve secrètement de s’échapper. Ils sont des artistes, des poètes et des rêveurs, l’un s’appelant d’ailleurs « Rimbaud ». Parfois, on lit « un livre de l’Ouest ». Car la liberté est « le vieux secret de l’île », elle « chante comme une maudite sirène » aux oreilles de cette « communauté d’initiés », même si elle a ses règles, plus ou moins implicites, parfois étouffantes. Dans leurs folles soirées et beuveries, ponctuées de délires et de bagarres, dont l’une mortelle dans laquelle est impliqué et blessé Ed, ils proclament secrètement la « République libre d’Hiddensee ». Ceux que l’on aurait pu voir comme des « excentriques issus des bas-fonds du socialisme » deviennent quelque chose comme des héros d’une nouvelle épopée. Régulièrement, ils sont rejoints par de nouveaux aspirants, jeunes le plus souvent, d’où de nouvelles aventures amicales et sexuelles pour Ed, non sans une dimension presque religieuse : « tous ces naufragés étaient des pèlerins, des pèlerins en pèlerinage vers le lieu de leurs rêves ». Au point que des dizaines d’aspirants à l’au-delà de la Baltique se sont jeté dans ses eaux, espérant franchir la « ligne sanglante, comme tracée au scalpel », et gagner la Scandinavie, trouvant le plus souvent la mort.
Le mystérieux Krusowitch, alias Kruso, qui écrit des poèmes en vue d’un recueil, sera arrêté par la police, puis relâché, criera à la trahison, se battra avec Ed, sera blessé, verra sa raison délabrée, comme si elle ne pouvait survivre à la chute imminente du communisme, puis, malgré les soins fournis par son ami, sera évacué. Ed affrontera seul à bord du restaurant l’arrivée de l’hiver, alors que le poste des garde-frontières s’est vidé. Nous sommes en 1989, le mur de Berlin vient de tomber…
Il reste à Ed, cinq ans plus tard, un ultime pèlerinage, à la recherche des noms et de l’histoire des noyés de la frontière baltique. L’on gardera de lui cette comparaison avec un « moine » marchant entre plage et falaise, probablement une allusion au « Moine au bord de la mer » du peintre romantique Caspar David Friedrich.
Fils d’une artiste de cirque et d’un officier soviétique, Kruso est-il une sorte de gourou ? Cette communauté laborieuse, enfiévrée lors du « culte orgiaque des Esskaas autour de l’arbre bouddhique », est-elle un autre collectivisme ? L’on peut, à cet égard, rester pantois devant quelques mots de la quatrième de couverture : « le projet fou de Kruso qui incarne tous les espoirs que le marxisme officiel a trahis ». Officiel ou pas, le marxisme, si l’on lit scrupuleusement Marx, ne trahit pas ses espoirs, puis que ce sont ceux du totalitarisme[3].
Roman d’initiation sur l’amitié, la géographie et les frontières, la tyrannie et la liberté, Kruso développe une rêverie aux parfums de robinsonnade, d’utopie politique et anarchiste, non loin de l’atmosphère de La Tempête de Shakespeare et de l’esprit d’Arno Schmidt[4] : « Le continent n’était rien de plus qu’une sorte d’arrière-plan qui s’effaçait doucement en disparaissant dans l’éternel bruissement de la mer ; quelle importance, l’Etat ? »
Porté par une écriture réaliste, néanmoins tout autant rêveuse et sensuelle, comme à l’occasion de « la bibliothèque au miel », envoûtante même, le roman de Lutz Seiler, par ailleurs poète et nouvelliste[5] né en 1963 en Thuringe, sait émouvoir son lecteur. L’on sait qu’il s’agit d’un roman partiellement autobiographique, puisqu’en l’île d’Hidensee il fut lui-même employé saisonnier d’un hôtel ; là il trouva sa vocation poétique. Même si la dynamique narrative n’est pas toujours au rendez-vous, Kruso s’imprime dans la mémoire du lecteur comme un code secret.
Du regard subjectif des personnages et des romanciers, passons à celui qui se voudra plus objectif, de l’historien. Dans Le Pays disparu, Nicolas Offenstadt pose ses pas Sur les traces de la RDA. Ainsi, dans une usine abandonnée de Schwerin, un « dossier personnel » éparpillé sur le sol devient un « objet sous contrôle, prêt à être rationnalisé, ou du moins pensé par l’historien ». Le dossier de cette comptable l’amène à la rencontrer, plusieurs années après l’abandon, nous procurant un récit non dénué d’émotion.
À l’instar de Meno, un personnage de Tellkamp qui conclue le volume avec des « journaux lavés dans l’eau », des « proclamations, oukases, livres, blocs-notes [qui] tombent en vrille en direction des hélices d’une turbine dans laquelle ils sont ramollis et déchiquetés », Nicolas Offenstadt est un explorateur urbain des documents résiduels, avant leur disparition imminente. Au lieu de les vomir avec la roue de l’Histoire, ainsi que le fait avec ironie le romancier, l’historien les traque, les collectionne, les scrute et en extrait la substantifique moelle.
Il n’est pas sûr que la critique de la « délégitimation » faite par Nicolas Offenstadt ait notre assentiment. Légitimer la RDA reste une gageure au regard de cette partie annexée de l’Allemagne par le communisme soviétique, de façon à en faire un régime satellite, une industrie faussement prospère, un camp de concentration à ciel ouvert entre des barbelés à l’échelle d’un pays, une pauvreté pitoyable, une économie instantanément obsolète et dépassée par le capitalisme voisin qui entraîna la prospérité générale. Seul miracle, sa disparition paisible, en moins d’un an, entre novembre 1989 et octobre 1990, son investissement par l’aide économique occidentale, même si l’ombre du chômage put partiellement oblitérer cette douce vengeance légitime de l’Histoire. Aussi nombre d’ex-Allemands de l’Est, surpris d’ailleurs que l’on s’intéresse à leur passé, malgré un long corset de fer étranglant leur liberté, manifestent un attachement à ces décennies enfuies. Il faut comprendre que ce serait un peu se renier que d’affirmer le contraire. Il faut cependant émettre à ce propos une réserve d’importance : l’Historien n’a rencontré aucune des victimes de la Stasi, qui auraient bien des raisons d’en vouloir à ce symbole du communisme est-allemand : une redoutable police politique tatillonne, tyrannique et omniprésente.
Aujourd’hui encore, et malgré l’aide considérable apportée à l’ex Allemagne de l’Est, sauf à Berlin, Dresde ou Leipzig, les villes moyennes et les campagnes sont à la traîne. S’il faut jeter tout cela au passif monstrueux du communisme, Nicolas Offenstadt rappelle que le nombre des crèches, proportionnellement plus élevé qu’à l’Ouest, permet de ne pas faire que jeter un monceau d’opprobres sur le passé.
Ne subsiste à peu près plus que la mémoire, dans les esprits des déjà anciens, dans les friches industrielles, les immeubles de la Stasi, les vide-greniers et les Trabant. C’est ainsi qu’un brin d’« ostalgie » est entretenu. C’était gris et mal payé, au moins tout le monde avait un travail, ou était pensionné en prison, et l’on préfère un folklore passablement mensonger. Voire une idéologie qui, devant l’épreuve pourtant visible des faits, préfère vanter un communisme bienheureux ou, du moins, s’il avait été mieux appliqué, meilleur encore. C’est ainsi que la « connaissance inutile[6] » est balayée par la superstition marxiste…
Reste que la démarche d’archiviste des friches urbaines, des rebuts et des traces, pratiquée par Nicolas Offenstadt, est aussi attachante que pleine de suspense. Comme cette Maison de la culture (une antiphrase en pays communiste, malgré l’abondance de fresques, mosaïques et sculptures propagandistes) désertée à Francfort sur l’Oder, et qui, après le passage de l’enquêteur, un soupçon poète élégiaque pour l’occasion, succombe sous le coup d’un incendie. Car rien de plus étonnant qu’un pays qui, d’un coup, abandonne son Histoire, non pas saccagée comme Rome par les Barbares, mais dispersée dans la poussière avec la fin espérée des Barbares. Originale est à cet égard l’ostgraphie réalisée…
Adieu Marx, Lénine et Staline, jetés aux poubelles de l’Histoire, quoiqu’il en reste d’absurdes nostalgiques. Comme lorsqu’en 2003 Wolfgang Becker sortit un film intitulé Good Bye Lenin qui obtint un fort et ambigu succès. Suite à la fuite vers l’Ouest de son mari, Maman Kerner s’investit à fond dans la société communiste berlinoise, au point d’être fêtée par le Parti. Mais à partir d’octobre 1989, un infarctus la condamne à six mois de coma. C’est à son réveil que ses enfants décident, pour la ménager, de lui cacher la chute du régime, l’occidentalisation, l’insolence du capitalisme, au point de réaliser de fausses informations télévisées et d’enrôler des comparses, tombés dans le chômage. Quoiqu’elle ne soit plus longtemps dupe, elle joue le jeu auprès de son fils, reconnaissante d’un tel amour… Faut-il lire ce film, outre l’hommage à l’amour filial, comme l’allégorie d’une nostalgie communiste émerveillée, cependant grotesque et coupable ? À moins qu’il faille l’imaginer comme un vaste apologue ironique…
traduit de l’allemand par Nicole Taubes, Albin Michel, 480 p, 25 €.
Elias Canetti : Le Livre contre la mort,
traduit de l’allemand par Bernard Kreiss,
Albin Michel, 504 p, 25 €.
Jusqu’où faut-il livrer à autrui les couleurs et l'ombre de sa vie ? Les aficionados du grand européen Elias Canetti, de celui qui eut « la conscience des mots » (pour reprendre le titre d’un de ses volumes d’essais), resteront peut-être sur leur faim en abordant le dernier volet tant attendu de son autobiographie. Depuis La Langue sauvée où le premier souvenir d’enfance était la menace de se voir couper la langue, il semble là que la mort lui ait mangé une partie de la langue. Car nous lisons ici un inachevé, encore fragmentaire, rassemblé et ordonné à l’instigation de sa fille, après le décès de l’écrivain, en 1994. Cependant, mieux que la correspondance de L’Amant sans adresse, aux points de vue curieux, voire indiscrets, ce quatrième volet, après Le Flambeau dans l’oreille et Jeux de regards, n’en rassemble pas moins la parole, l’écoute et la vision pour balayer avec sagacité, après la riche scène viennoise, celle de ses Années anglaises. Jusqu’à ce que l’auteur de Masse et puissance se fasse le juge intransigeant de la mort.
Depuis La langue sauvée, en passant par Le Flambeau dans l’oreille, le troisième volet de cette autobiographie, assimilable au genre pourtant dissemblable du roman de formation, et titré Jeux de regard[1], se fermait sur la montée des périls nazis autour de l’Autriche et sur la mort de la mère à Paris. Juif d’origine sépharade, il doit s’exiler en Angleterre à partir de 1939. D’où ces Années anglaises. Reconnaissant de cette hospitalité, il n’en perd pas pour autant son sens critique devant une société qu’il admire pour son héroïsme réservé et dont il dissèque néanmoins sans indulgence les mœurs exotiques. Car la plume de Canetti est aussi acérée que son regard. Parfois acide. C’est ainsi que le grand poète, le dramaturge assis, l’éditeur incontesté, le prix Nobel (bien avant Canetti) Thomas Stearn Eliot lui-même n’échappe pas à sa griffe. Sous le vernis des convenances anglaises, il détecte infailliblement les fausses valeurs. Sûrement est-il injuste lorsqu’il ne reconnaît pas la nouveauté et la beauté des poèmes de La Terre vaine et des Quatre quatuors, mais les masques de l’establishment l’insupportent à juste titre. Sans compter la propension du maître à exploiter son pouvoir, à faire de l’argent… Car pour les Anglais, « l’orgueil devient véritablement un art ». Sans doute Canetti est-il meurtri de la méconnaissance de ses hôtes envers son grand roman Autodafé, et des «humiliations subies ». Malgré une stérile amoureuse aventure avec Iris Murdoch, il ne manque pas de déboulonner la romancière philosophe, « servile » et « scolaire ». Sa langue serait-elle soudain vipérine ?
La galerie de portraits n’assèche cependant pas ses modèles, personnalités célèbres ou petites gens. Même sa frêle logeuse qui tient la guerre pour irréelle, se voit affublée d’une personnalité énergique lorsqu’elle apostrophe les buveurs à la porte des pubs « afin de les mettre en garde contre l’exemple qu’ils donnaient ». Son mari est un pasteur qui passa de secte en secte et avec qui Canetti doit « faire du Hölderlin ». Un « balayeur de rues » est un maître en conversation. Une « prophétesse » visite les maisons et sans le vouloir, initie notre narrateur à la poésie de Blake. Mais ce sont les « glaciales » réceptions londoniennes qui le mettent au contact de toute une intelligentsia. La modestie ambiante cache cet orgueil anglais, qui « devient véritablement un art », ainsi qu’une étonnante brochette de « préjugés victoriens », même en présence d’un être aussi supérieur que le philosophe au rire de « satyre », Bertrand Russell. Canetti aime à côtoyer également des aristocrates excentriques, ornithologue ou passionné de rhododendrons, de revenants…
Ecrite cinquante ans après les faits, cette chronique d’une époque cruciale, pendant qu’il s’attelle, sous les bombes du Blitz, à son œuvre maîtresse de philosophie politique, l’essai Masse et puissance, est un éloge de la démocratie anglaise : « Dans un monde tonitruant de vérités martelées par des guides suprêmes de tout bord, mon admiration pour ce système parlementaire ne connut bientôt plus de bornes ». Mais aussi un pénétrant défilé de « caractères ». Comme lorsque dans Le Témoin auriculaire, Canetti croquait avec un talent coruscant cinquante personnalités à la façon d’un La Bruyère contemporain, depuis « la cousine cosmique » jusqu’au « papyromane », en passant par « le frétille-au-malheur ». Lors de ces Années anglaises, il confirme : « j’ai toujours été un espion, un espion à l’affût de tous les modes de jeux pratiqués par les hommes ». L’incessant échange entre un exceptionnel don d’observation et une omnivore curiosité culturelle fait tout le prix de cette vie changée pour nous en écriture.
Pourtant, le grand Canetti, ce modèle de l’humanisme viennois et européen aurait donc tissé tant de liaisons extra-conjugales pour aboutir à des textes d’un intérêt discutable ? Ce qu’au-delà de son mariage avec Veza ne révèlent pas les volumes de son autobiographie, de La Langue sauvée à Jeux de regards, qui courent de 1905 à 1937, sans compter Les Années anglaises. C’est en 1941, en Angleterre, que deux exilés échappés de la tyrannie nazie se rencontrent : il vient de publier son roman Autodafé, Marie-Louise est peintre et admirative de sa culture, de son talent ; leur relation restera, il y insiste, clandestine, sans que son œuvre en porte trace.
Ne lisons pas en censeur cette Correspondance inédite, mais en respectant les sentiments passionnés de la femme et ceux plus secs de l’homme, même s’il loue son talent pictural. Car il ne se montre pas prioritairement sous son meilleur jour. Combien de fois retentissent les mots « argent » ou « colère »… On a beau être un magnifique écrivain, on n’en a pas moins un caractère difficile et l’ambition de faire connaître une œuvre à laquelle doit se dévouer Marie-Louise, cœur, corps, propagande et porte-monnaie… Sa vanité est parfois insupportable : « tu as affaire à l’œuvre d’un des plus grands esprits qui aient jamais vécu ». Sans compter qu’il ne s’empêche pas d’être jaloux, quoiqu’il ait d’autres maîtresses, dont la romancière Iris Murdoch. Rarement, il prend conscience de sa virulence. L’auteur du pertinent essai Masse et puissance pesa sur sa correspondante de toute sa masse, jusqu’à ce que le prix Nobel confirme sa puissance, en lui permettant de lui reverser une partie de la dotation…
S’agit-il, en cette correspondance, d’une publication indispensable ? Pour user de qui fit profession d’autobiographe, certes. Mais il y a parfois chez le lecteur curieux de connaître les plis d’une personnalité, les jalons d’une carrière, l’impression de coller un œil indiscret derrière le trou de serrure qu’est ce volume aux cinq décennies. Le filtre de l’écriture autobiographique et de sa construction protégeait l’œuvre de Canetti d’une aura presque romanesque, tout en lui permettant une richesse aussi accessible que savante. Alors que le dévoilement de la correspondance ne permet guère autre chose que le déballage, au mieux documentaire. Là où la « langue » n’a pas « sauvé » la vie… Il est néanmoins évident que nous ne livrerons pas ce volume à un autodafé, pour reprendre le titre de son roman effrayant : Autodafé. Dans lequel Kien, un savant sinologue, voyait sa bibliothèque soumise à l’ire d’une servante vulgaire qu’il avait pourtant épousée. L’apologue est d’une rare puissance lorsqu’il pense l’incompréhension et la détestation de la culture, non loin d’ailleurs de l’analyse magistrale du fascisme et de ses leviers dans son essai Masse et puissance…
Comment est-ce possible ? Des inédits d’importance celés depuis 1994, l’année de la mort du grand Européen Elias Canetti… Probablement s’agissait-il d’un vaste essai en projet, un « work in progress » sans cesse abandonné, repris de loin en loin, remis sur le métier sans que ces notes se coagulent en un réel livre. Même si quelques dizaines de pages furent incluses dans Le Territoire de l’homme. Et comme de juste, interrompu par le décès de l’écrivain, puisque, sans vouloir concurrencer Le Livre des morts égyptien, il s’agit rien moins que Le Livre contre la mort. Il n’a pas été le talisman qui pouvait protéger l’essayiste de redevenir poussière ; mais il reste pour ses lecteurs provisoirement vivants une confession intime, un vade-mecum, un philosophique memento mori.
Parmi les nombreux projets de Canetti flottait une « Comédie humaine des fous », qui devait intégrer un roman qui ne vit jamais le jour. Considérons donc Le Livre contre la mort comme un chantier qui ne trouva jamais son élan narratif, malgré des bribes de récits enchâssées dans un continuum de notes, de citations, d’aphorismes, échelonnées de 1942 à 1994. Car ressentie par tous, infligée à autrui, parfois jusqu’au meurtre de masse, « il semble que la connaissance de la mort soit l’événement le plus lourd de conséquences de l’histoire humaine ».
Faut-il lire in extenso ce volume, ou l’économiser pour avoir le plaisir, peu morbide au demeurant, de grappiller parmi le conte de celui qui donne « ses propres années », et parmi les miettes de pensée : « pouvoir encore mourir lorsqu’il devient insupportable de vivre » ? Peu à peu émergent des lignes de force : la mort humaine côtoie l’animale, la mémoire des disparus est dépassée par l’Histoire mondiale, l’anecdote est transcendée par le mythe. Il met en scène les sympathisants de la Faucheuse comme ceux qui l’ont en horreur. La tendresse le dispute à l’ironie lorsqu’il brocarde « Quelqu’un qui craint les fleurs parce qu’elles se fanent », où à l’humour fantaisiste : « Elle s’est pendue haut et court à ses faux cils ». Parfois ce sont des pages de journal conjuguant introspection et confession, jusqu’à la révolte métaphysique : « devenir immortel. Dieu qui n’existe pas m’en soit témoin, je n’ai rien voulu de tel : je ne suis ni amant ni Christ ni artiste, mais je n’admets pas la mort, et c’est tout. » La colère, la mélancolie n’ont pas ici pour ennemi la satire au sens des Caractères de La Bruyère, ni les facéties douces-amères : « Que deviendront, s’il vient à mourir, les pièges à souris dans son appartement ? ».
Ce grand lecteur confie avoir fait des « orgies de livres », et les achetait alors qu’il ne les lirait probablement pas tous, en « une manière de défier la mort ». L’obsession du bilan de ses propres œuvres s’affirme au travers de « deux desseins » : « l’un, le moins important, à savoir la connaissance de la masse, avait été poursuivi avec un certain succès, l’autre, de loin le plus ambitieux, à savoir la récusation de la mort, s’était soldé par un terrible échec ». Son roman Auto-da-fé et son essai Masse et puissance sont en effet des sommets de l’analyse du totalitarisme populaire. S’il n’a pas fait du présent volume un essai construit, achevé, il n’est pas sûr qu’il faille le déplorer. Le plaisir venu de la finesse de l’humour et de la profondeur de la pensée, sans hauteur orgueilleuse, est amplement suffisant. La prose est variée dans ses motifs et ses registres, le crayon (car il taillait sa collection de crayons) toujours vif et piquant.
Il y a une cohérence dans le parcours d’Elias Canetti. Le premier volume de son autobiographie viennoise s’appelait La Langue sauvée ; en quelque sorte sa vie est sauvée par le livre, car l’œuvre d’art, en l’absence de transcendance divine, seule dépasse la mort. En effet, disait Proust, « La vraie vie c’est la littérature ».
Certainement il faut se retourner vers les trois premiers volumes de l’autobiographie pour retrouver tout le goût de La langue sauvée, pour ouïr Le Flambeau dans l’oreille, et jouir des Jeux de regard. Cette « histoire d’une vie », de 1905 à 1937, depuis la Bulgarie des Juifs sépharades, jusqu’aux rencontres viennoises avec une vie culturelle cosmopolite et bouillonnante, en passant par l’éducation affective, amoureuse et les tempêtes politiques, reste en sa trilogie, un chef d’œuvre. Qui, peut-être, s’est vu signifier son coup d’arrêt avec la prise de pouvoir d’Hitler sur l’Autriche. La geste autobiographique, langue coupée de l’Europe centrale, a perdu de sa brillance ; certes au profit du roman et des essais. Les années anglaises, correspondance comprise, sont alors de moindres escarbilles tombées du flambeau de Canetti. A moins de considérer que cette suite parcellaire et inachevée, rassemblée de manière posthume, ne puisse être que des notes en vue du dernier volet d’une tétralogie qui n’a pas eu l’heur de voir le jour dans toute son alacrité. Canetti ne pouvait manquer de savoir que l’écriture autobiographique n’est pas le simple fil de la plume, ni la seule prise de notes documentaires, mais la construction d’une œuvre, le poli d’une écriture qu’il aurait peut-être mené à bien. Ce que l’on devine lors de ces pages parfois splendides, que, malgré des accès de mauvaise humeur et le bec de la satire, l’on « peut considérer comme une initiation à l’art de la sociabilité »…
sous la direction de Jacques Berchtold, La Baconnière /
Fondation Martin Bodmer, 296 p, 46 €, 49 CHF.
Bien que né à Francfort en 1749, Goethe pratiquait sous la direction de son père et avec sûreté le français, au point de préférer plus tard relire son Faust dans la traduction de Gérard de Nerval parue en 1828, par ailleurs illustré dès 1826 avec un fantastique brio par Delacroix. Dans ses Mémoires, le dramaturge, poète et romancier, raconte avoir suivi la Révolution française et la bataille de Valmy ; plus tard il vit en Napoléon Bonaparte « une individualité géniale agissante à l’échelle du surhumain », quoique avec un rien d’imprudence intellectuelle. L’auteur du Faust, qui, d’abord romantique passionné du Sturm und Drang, s’assagit ensuite en un renouveau du classicisme, n’eût pu donner toute sa mesure sans son intime connaissance de la culture française. Ce pourquoi la Fondation Bodmer, sise à Genève, nous ouvre les portes d’une exposition judicieuse et d’un catalogue tout autant somptueux : Goethe et la France.
Non sans étonnement, l’on découvre que le tout jeune Wolfgang apprit par cœur les vers alexandrins de Phèdre, qu’il goûtait Racine et Voltaire au point de s’en imprégner avec délectation à Francfort, de traduire Mahomet ou le fanatisme[1]en 1802, et d’imaginer une Iphigénie en Tauride, qui est une récriture d’Euripide en même temps qu’un hommage au classicisme français. L’homme mûr diffusa et fit jouer ses dramaturges choyés à Weimar, lorsqu’il y fut bibliothécaire et directeur théâtral. Ce qui ne peut manquer de nous inviter à tendre la main vers la biographie la plus fine du géant des lettres allemandes qui soit : celle par Pietro Citati[2].
Curieusement, Rabelais jette son ferment dans l’écriture du Faust, en particulier parmi les scènes de taverne et de sabbat dans la « nuit de Walpurgis ». Mais c’est Rousseau qui laisse une sensible et récurrente empreinte, lorsque le savant Faust visite avec émotion la chambre de Marguerite, un peu comme le fit Saint-Preux de celle de Julie, dans La Nouvelle Héloïse. On note également les parallèles entre les couples amoureux de ce roman épistolaire et ceux des Affinités électives.De même, nous découvrons, grâce au regard critique affûté de Jacques Berchtold, ce que Goethe doit au philosophe des Lumières, lorsqu’un écho du Contrat social s’entend à l’occasion des activités de législateur du vieux Faust, qui, outre les prières de Marguerite, lui vaudront, en dépit de son infernal contrat avec Méphistophélès, l’accès au paradis. Ce dernier personnage diabolique n’est pas sans rappeler par ailleurs l’Asmodée du Diable boiteux de Lesage. Reste que cette somme d’influences, parfaitement digérée, n’enlève rien à l’esprit de synthèse du génie créateur goethéen : la faustienne aspiration à l’infini dépasse le classicisme en s’emparant du Sturm und Drang.
Notre génial francophile fut en retour très tôt traduit dans la langue de Voltaire. Depuis ses passionnées et passionnantes lettres des Souffrances du jeuneWerther, jusqu’aux vastes romans d’éducation qui mettent en scène les années d’apprentissage et de voyage de Wilhelm Meister, en passant par les ballades poétiques et les plus secrètes et érotiques Elégies romaines, quoique rendues par bien des euphémismes en 1837, il fut, à l’égal de Shakespeare (qu’il connaissait bien) le mentor de nos romantiques. À la suite de Madame de Staël, qui l’introduisit en France, Berlioz fit du mythe goethéen par excellence un opéra : La Damnation de Faust, avant celui de Gounod.
Plus étonnant encore, l’on apprend combien Diderot « a soulevé l’enthousiasme de Goethe », en particulier Le Neveu de Rameau, qu’il traduisit, et qui fut traduit en retour par deux Français qui le présentèrent sans scrupule comme un inédit de Diderot ! Et combien Goethe était en admiration devant les tableaux, marines et paysages, de Claude Lorrain et de Nicolas Poussin, avant de succomber au sublime du « Serment des Horaces » de Jean-Louis David, emblème du néoclassicisme. Notre monstre de travail traduisit également l’Essai sur la peinture de Diderot.
Tonny Johannot : gravure pour Goethe : Werther, Lecou-Hetzel, 1852.
Photo : T. Guinhut.
Ce bel ouvrage collectif, Goethe et la France, dont l’ombre de la couverture blanchit la silhouette ailée de Méphistophélès battant les airs par Delacroix, édité à l’occasion de l’exposition homonyme (du 12 novembre 2016 au 23 avril 2017) à la Fondation Bodmer de Genève, est bien plus qu’un catalogue. Les tableaux, gravures, pages d’herbier (dans la tradition de Rousseau herborisant), les délicieuses reliures, ici pullulent pour notre émerveillement, surtout si l’on a la chance de frôler avec le plus grand respect les vitrines de la Fondation aux contenus si émouvant, car venus d’un passé prestigieux. Même si l’on aura la présomption de relever une erreur : le dessin illustrant le baisemain passionné de Werther (p 106) n’est pas de Moreau le Jeune, mais de Tony Johannot (voir photographie infra). L’ouvrage ne se contente pourtant pas d’offrir au regard de parfaites illustrations reproduisant manuscrits autographes et autres éditions rares, tableaux, gravures et aquarelles, y compris de la main du maître, qui embrassa l’Aufklärung des Lumières, le Sturm und Drang, version tempétueuse du romantisme, et un nouveau classicisme olympien. Pour preuve les textes merveilleusement érudits -et néanmoins limpides- de Jacques Berchtold, le maître d’œuvre avec trois études à son actif, dont l’introduction, où il s’agit d’éclairer l’admiration pour l’Empereur conquérant, mais aussi pour le libéralisme politique de Guizot. Plus loin, l’un des contributeurs, Claude Rétat, s’intéresse au rapport intime de Goethe avec la franc-maçonnerie, qui se veut non seulement un dialogue entre les cultures des deux côtés du Rhin, mais un universalisme. La curiosité goethéenne devient encyclopédique, voire cosmique, lorsqu’il va jusqu’à examiner La Métamorphose des plantes, s’intéresser aux formes et aux composantes des nuages, quand sa Théorie des couleurs le place au centre des débats esthétiques européens.
Tonny Johannot : gravure pour Goethe : Faust. Michel Lévy, 1868.
Marguerite, Méphistophélès et Faust. Photo : T. Guinhut.
Saluons ici, et une fois de plus après ses expositions Sade[3] et Frankenstein[4], le travail de la Fondation Bodmer, musée d’art et de bibliophilie sis sur la rive sud du lac de Genève. Outre ses mirifiques collections de livres anciens, rares et précieux, comme une Bible à 42 lignes de Gutenberg, un long papyrus du Livre des morts égyptien, ses têtes romaines et son Aphrodite[5], elle érige des expositions temporaires, comme celle sur Michel Butor[6], qui sont autant de rares moments de bibliophilie que des jalons de la littérature européenne. On ne doit pas s’étonner de l’intérêt de la Fondation pour Goethe : en effet le zurichois Martin Bodmer lui-même (1899-1971), dont la collection nourrit cet espace et concept fabuleux, considérait le titan allemand comme son mentor.
Parmi les études somptueusement illustrées qui jalonnent ce catalogue, l’on retiendra enfin, de Jérôme David, une perspective sur la « Weltliteratur », qui est « une littérature mondiale d’envergure universelle », où « la poésie est un bien commun de l’humanité », selon les mots même de Goethe, tels qu’il s’en entretint avec Eckermann. C’est à la fois le projet goethéen dans toute son ampleur, car il sut aller au-delà de l’aire franco-allemande, puis italienne, narrant son Voyage en Italie, et en s’inspirant du lyrisme persan d’Hafiz pour écrire les poèmes du Divan d’Orient et d’Occident, et le projet de la Fondation Bodmer, qui accueille un sceau cylindrique sumérien relevant de l’Epopée de Gilgamesh ou des livres anciens venus du Japon. Au-delà d’un étroit nationalisme, et d’abord européenne, l’ère du cosmopolitisme est née…
Ingeborg Bachmann : Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967),
traduit de l’allemand (Autriche) et présenté par Françoise Rétif,
Poésie Gallimard, 594 p, 13,50 €
Depuis 1973, Ingeborg a rejoint la « Grande Ourse ». En d’autres termes, l’éternité du titre de l’un de ses plus beaux poèmes, parmi cette anthologie, qui puise son titre dans l’« Invocation à la Grande Ourse ». On connait le destin météorique de l’autrichienne Ingeborg Bachmann, née en 1926, qui jouit très vite du succès poétique et romanesque, et s’éteignit dans le feu de son lit romain, à 47 ans. Celle qui fut l’amie de Paul Celan, à qui la lia une belle correspondance[1], trouve en ce richissime recueil bilingue, et au regard du lecteur français fasciné, la place brûlante qui lui revient au fronton de la poésie universelle.
Toute personne un tant soit peu sensible à la poésie ne peut que tomber d’admiration devant les ailes poétiques d’Ingeborg Bachmann. D’autant que depuis 1989 nous n’avions entre les mains qu’une anthologie[2] à peu près trois fois moindre que celle-ci : cette nouveauté non seulement est plus copieuse en ce qui concerne les recueils, mais aussi les nombreux inédits retrouvés (y compris en allemand) et conservés dans la Bibliothèque nationale autrichienne. Depuis ses seize ans, en une presque rimbaldienne précocité, sa quête du vers sensible et explosif ne se cristallise qu’en deux recueils publiés par ses soins : Le Temps en sursis, en 1953, et Invocation de la grande ourse, en 1956. Quoique lectures et revues mirent en lumière bien d’autres poèmes, sans compter les abondants feuillets posthumes de son appartement romain.
Pour grossièrement catégoriser son art, « Angoisses » et amour se partagent par éclats ses vers tendus jusqu’à se briser. En ce sens, un texte de jeunesse commence par « Demain je veux partir / et parcourir le vaste monde », continue par « je veux mettre le feu à ma maison », puis « je veux mettre ma tête dans mon cœur », pour s’achever par « Je veux être décédée », en une terrible préfiguration.
Celle qui « ne peux vivre sans ressentir la présence toujours / d’une étincelle de de feu clair […] cherche l’amour aux ultimes confins », fait ainsi sa « Profession de foi » poétique et existentielle. Certes, la rencontre, en 1948, de Paul Celan, est fondatrice, mais c’est d’abord à elle-même qu’Ingeborg Bachmann doit ses obsessions et ses fulgurances.
Jeune rebelle antinazie dans la Carinthie de 1944, ce dont témoigne son Journal de guerre[3], elle souffrira toujours de l’idéologie fasciste résiduelle en son pays et chez son père, mais aussi de la guerre froide et de la menace atomique. La poésie est alors libération et « refus de tout conditionnement, de tout embrigadement », pour reprendre les mots de Françoise Rétif. Les jeunes poèmes amoureux font place, dans Le Temps en sursis, à une remémoration douloureuse de l’Histoire, alors qu’ils reviennent dans la trainée de poudre lyrique qui incendie l’Invocation à la Grand Ourse. Du jeune Felician, au dialogue complexe avec Paul Celan, en passant par la liaison avec Max Frisch, l’élan amoureux ne s’interrompt guère, y compris lorsque cet échange se fait système d’échos et de répons, d’influences réciproques, avec l’auteur de Grille de parole[4]. « Rester au niveau biographique, qui est celui de l’échec de l’amour, occulterait la dimension poétologique de la relation à l’autre », affirme cependant avec une réelle pertinence Françoise Rétif.
« Nous éclairâmes l’obscur du bout de nos doigts », écrit Ingeborg en pensant à Paul… Pense-t-elle à Celan, lecteur privilégié, lorsque dans ce qui est un réel poème en prose (forme rare chez elle), « Le poème au lecteur », l’invocation est aussi sensuelle que spirituelle : « je veux éclater dans tes sens et ton esprit comme les veines d’or dans la terre » ? Pense-t-elle à lui encore, lorsque, dans « De l’obscur à dire », elle opère une orphique métamorphose :
Comme Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et face à la beauté de la terre
de tes yeux qui administrent le ciel
je ne sais dire que de l’obscur. »
Qui sait si les chants les plus bouleversants ne sont pas au sein des « Chants en fuite » ? Tel ce cri de déploration :
Il faut bien du talent, de la sensibilité pour traduire la langue elliptique, parfois brutale et cruelle, délicieusement déroutante, souvent caressante, d’Ingeborg Bachmann, riche d’allusions aux contes et mythes, aux philosophes et écrivains longuement cultivés, comme Heidegger ou Shakespeare. Pour « amputer » l’intraduisible, lorsque, par exemple, le français n’a pas de neutre, avoue avec humilité Françoise Rétif qui tente parfois la rime. Vers rimés, vers libres, ces deniers savent l’art du lyrisme intensément évocateur autant que la métapoésie :
« Dois-je affubler une métaphore
d’une fleur d’amandier ?
crucifier la syntaxe
sur un effet de lumière ?
Qui se creusera les méninges
pour des choses aussi superflues –
J’ai appris à prendre en considération
les mots »
L’on se souvient alors combien l’amande est une image hautement celanienne… Combien l’écriture est une lutte d’amour et avec l’ange, contre et pour le langage : « Moi avec la langue allemande / cette nuée autour de moi / que je tiens pour la maison / dérive à travers toutes les langues », écrit Ingeborg Bachmann dans « Exils ». Plus tard, les mots sont à la fois la métaphore de l’aimé et celle des poèmes :
« Adieu, vous les beaux mots, avec vos promesses.
Pourquoi m’avez-vous quittée ? Vous n’étiez pas bien ?
Je vous ai mis en dépôt chez un cœur, de pierre.
Faites là pour moi. Tenez bon là-bas, faites là pour moi une œuvre »
Si vous êtes à la Grande Ourse, chère Ingeborg, dans la « nuit velue, / animal à fourrure, aux yeux antiques, / yeux stellaires », n’ayez pas de regrets, sachez que cette œuvre est plus que faite : peut-être parfaite. En effet, vous avez les moyens de votre prétention : « J’ai du génie / là où d’autres / ont un corps ». De surcroit, grâce à vous nous savons que « les êtres humains sont infinis / ils ont le droit, comme moi, / de ne pas mourir. »
La généreuse préface de Françoise Rétif, le soin apporté à la traduction, aux notes, la surprise abondante des inédits, tout cela nous fait un peu regretter que Gallimard n’ait pas publié d’abord ce livre dans la collection « Du monde entier », au plus grand format. Ne rechignons cependant pas un instant devant notre plaisir autant sensuel qu’intellectuel : saluons dans cette abondante et sans cesse curieuse collection qu’est notre chère « Poésie Gallimard », un tel bonheur, si angoissé soit-il en ces vers aux ailes brisées. De l’auteure du roman-opéra inachevé Malina[6] (car elle écrivit des livrets pour le compositeur Hans Werner Henze), de nouvelles énigmes nous ravissent parmi les derniers poèmes retrouvés, comme cette « bouche ensauvagée » : « quand dans la bouche toujours ouverte la langue du désert / cherche ton humidité »…
Emprunter les chemins de Goethe avec Pietro Citati :
Werther, Wilhelm Meister et Faust.
Pietro Citati : Goethe, traduit de l’italien par Brigitte Pérol,
L’Arpenteur Gallimard, 1992, 516 p, 28,40 €.
Qu’on ne s’y trompe pas : on n’ira pas chez Citati lire une énième biographie de Johann Wolfgang Goethe. Á ce compte-là, on ira plutôt consulter celle de Marcel Brion[1], qui est peut-être l’introduction à l’homme et à l’œuvre la plus aisée. Ou Poésie et vérité[2], autobiographie dans laquelle le maître de Weimar se raconte avec une fabuleuse confiance envers ses dons, ses curiosités et ses talents, même s’il s’arrête hélas son entreprise à l’âge de vingt-six ans. Mais si l’on croit savoir ce qu’il faut avoir vécu, observé, étudié et aimé pour être Goethe, on n’a finalement rencontré qu’un masque animé sous lequel, en un mystère de la création jamais résolu, se glissent et s’agitent les vies de ses personnages. Ceux-là mêmes élucidés par Pietro Citati.
Ce sont Werther, le légendaire amoureux romantique et suicidé pour lequel Goethe nous offre quelques éléments de la transposition et de son renoncement, et le tout jeune encore Wilhelm Meister, dont le théâtre de marionnettes enfantin est celui de l’auteur en gestation. Jusque-là, les clefs de la lecture biographique à la Sainte-Beuve restent opérantes pour déchiffrer l’œuvre achevée. Au-delà, seule une démarche comme celle de Citati fera rendre tout leur suc aux multiples figures qui culminent avec le Wilhelm Meister et ce second Faust qui nécessita trente ans d’écriture.
Resserrant son étude sur ces deux premières allégories de la condition humaine, peut-être faut-il une certaine familiarité avec Goethe pour lire avec plaisir et profit l’essai de Citati. Mais, avec lui, l’on pourra naviguer comme rarement dans le dédale de l’univers goethéen. Où, comme ses deux peut-être alter ego littéraires, Citati semble croire en sa bonne étoile, en la sauvegarde de son daïmon. Comme son modèle étudié, il a confiance en l’âme, nonobstant la connotation religieuse d’un mot peut-être pas si imprononçable dans notre contemporain (ne serait-ce que parce que Julia Kristeva l’utilise à l’envi dans Les Nouvelles maladies de l’âme[3]). Ainsi, ses héros pourront devenir ce qu’ils sont, en une nietzschéenne préfiguration. Si Werther ne devient qu’un cadavre, c’est par la vocation morale de l’écrivain, qui s’est ainsi délivré de cette tentation : mieux vaut suicider son personnage que soi-même, et faire œuvre de l’impossibilité amoureuse pour l’édification du lecteur. Quoiqu’une poignée d’entre eux eut l’insolence de revêtir l’habit bleu et jaune de Werther pour s’expédier dans l’autre monde d’un coup de pistolet.
Quant à Wilhelm Meister, jeune homme de théâtre itinérant, il se laisse promener parmi les plus romanesques aventures de l’existence, parmi lesquelles culmine la rencontre de la mystérieuse et attachante Mignon, qu’il ne comprend pas. Or, en ce roman d’initiation, il a besoin d’être guidé par « la Société de la Tour » pour se déterminer et se mettre enfin à travailler au bien-être de la société. Ce en quoi il rejoint la fin de Faust, qui se consacre à creuser des canaux au service de l'humanité, action qui lui vaudra, au-delà de son pacte méphistophélétique, d’être sauvé. Seule la puissance de connaissance et d’action de Faust peut permettre à Wilhelm Meister de toucher aux archétypes et aux intensités de l’expérience humaine et surhumaine, même si c’est pour buter contre le sarcasme de Méphistophélès, « l’esprit qui toujours nie », lui-même balayé par ce Dieu qui sauve à son nez et à sa barbe son grandiose élève. Il n’est alors pas indifférent de constater que Goethe, après le romantisme de Werther, revient en son classicisme, aux valeurs des Lumières allemandes, de l’Aufklärung de Kant…
Quand avec ses deux héros, mais non sans l’ombre de Faust, et en osmose avec Goethe, Citati parcourt le jardin du monde, on trouve, en son volumineux et nourrissant essai, une foi peut-être naïve, mais rafraichissante, en les possibilités de l’homme. S’il n’a pas l’ambition d’instaurer une distance critique, il veut d’abord comprendre et aimer son modèle, comme il aimera tour à tour Proust ou Kafka. Il raconte, commente et déplie, avec simplicité et émerveillement, grâce à une large culture, les rôles symboliques auxquels il s’identifie.
Rencontrer Werther, c’est trouver l’aporie de nos amours non réciproques et la passion qui innerve de son souffle la pulsion de mort. Rencontrer Wilhelm Meister, c’est accomplir symboliquement notre propre roman d’aventure et d’apprentissage, non sans s’interroger sur le choix de nos amours et d’une carrière. Rencontrer Faust, c’est toucher de nos neurones les plus intimes la finitude du désir et de la connaissance humaines. C'est aller jusqu’en leurs rêves que seul Goethe a su aussi loin accomplir, comme lorsqu’il permet, à son héros d’être la cause de l’amour et de la mort de Marguerite, de tutoyer les infinis du pouvoir et de l’espace, de vivre avec la mythique Hélène, non sans l’indispensable adjuvant du pacte avec le diable, via Méphistophélès…
L’architecture des grands livres de l’humanité ne semble pas avoir de secrets pour Pietro Citati, ce Florentin né en 1930. A travers Werther, héros de l’échec, et Wilhelm Meister, héros de la réussite, mais également à travers la transcendance exigeante de Faust, sinon de l’immense spectre de l’œuvre entière, il élucide de « vastes complexes métaphoriques », dont la teneur éthique et poétique nous ravit. Au-delà de l’Olympien aux lourdes œuvres complètes, Citati nous restitue un Goethe léger et éclatant, passionné des vies et des fins de la vie. Comme dans La Lumière de la nuit[4], son essai sur « les grands mythes dans l’histoire du monde », qui se termine pourtant sur « La mort des dieux », nous avons l’impression de « toucher du regard les choses divines ». Qui sont celles de l’humanité la meilleure.
Thierry Guinhut
A partir d'un article -ici revu et augmenté- publié dans Europe, avril 1993
Abeille et campanula persicifolia. Photo : T. Guinhut.
Ernst Jünger, l'entomologiste
des Carnets de guerre
et des tempêtes du siècle.
Ernst Jünger : Carnets de guerre, 1914-1918,
traduit de l’allemand par Julien Hervier, Christian Bourgois, 576 p, 24 €.
Julien Hervier : Ernst Jünger dans les tempêtes du siècle,
Fayard, 538 p, 26 €.
« Une tapisserie confuse tissée par les événements d’un siècle », ainsi Ernst Jünger (1895-1998) qualifiait-il son bref roman Abeilles de verre. Sans doute, malgré la clarté de son style, pourrions-nous étendre cette définition à son œuvre entière. Car entre l’exactitude des textes autobiographiques du guerrier ou scientifiques de l'entomologiste et la perplexité que l’on peut légitimement éprouver devant ses engagements idéologiques et éthiques, restent de fidèles zones grises.
« De larges flaques de sang rougissaient la rue et des morceaux de cervelle restaient collés contre un pilier. » Nous ne sommes qu’au quatrième jour d’un journal de quatre ans ! Pourtant nous lisons peu un réquisitoire contre la guerre… Stupéfiant Ernst Jünger. Héros national et guerrier, écrivain allégorique et entomologiste, nazi selon les uns, sage anti-nazi plus vraisemblablement, paisible vieillard centenaire, il défie les catégories, les jugements éthiques et esthétiques. Entres ses Carnets de guerre, 1914-1918 qui sont ses tout-premiers écrits, et la biographie de Julien Hervier, le temps vient de faire le point sur une lumière sombre de la littérature allemande.
Les « attaques au gaz » ne l’empêchent pas d’avoir « pioncé », d’aller « au cinéma », au « bordel », de vivre une brève idylle avec une Française ; malgré la chair mitraillée. Stoïcien, il parait imperméable à la peur ; mais plein d’empathie pour ses hommes et ceux d’en face. Faut-il admirer en Jünger le courage, la joie du combat, la rectitude du soldat et de l’officier, sa constance d’écrivain parmi les tranchées, son aisance dans un univers infernal, ou déplorer son militarisme, son inconscience d’une mort qui, malgré ses quatorze blessures, l’a épargné ? Difficile d’être catégorique. Ces Carnets inédits, souillés de boue et de sang, ont une valeur documentaire inouïe, non seulement historique, mais aussi littéraire, puisqu’ils sont le réservoir de notes qui permettra de tisser le fameux roman-journal : Orages d’acier. L’écriture reste brute de décoffrage, terriblement évocatrice de cette « guerre de merde »…
La Première guerre mondiale voit la défaite de l’homme devant l’industrie, la seconde verra cette dernière alliée aux totalitarismes. Faut-il être l’apologiste de la technique ou la refuser et préférer un mode de vie agreste en se livrant aux délices de l’entomologie, dont il est un spécialiste ? Autre interrogation brûlante : dans quelle mesure Jünger fut-il nazi ? La controverse n’est pas éteinte ; il fut officier sous la croix gammée, mais guère combattant. Pourtant son roman magnifique et allégorique, Sous les falaises de marbre, publié en 1939, met en scène une paisible population de sages, menacée par les barbares du « Grand Forestier », où l’on devine Hitler. On ne sacrifia pas le héros de la première guerre, même s’il connaissait les auteurs de l’attentat qui faillit tuer le tyran. Jünger, d’ailleurs, le dissimulait sous le nom peu flatteur de « Kniebolo » dans son Journal, conspuant ses partisans sous l'appellation de « lémures », et notant sa honte à la vue des étoiles jaunes. Quant à son nationalisme ou son humanisme, puisqu’il créa le type de « l’Anarque », dans son roman trop peu lu, Eumeswill, on doit le penser, les années s’épurant, sous les traits d’un secret individualisme attaché à une profonde liberté intérieure.
Sur ces questions, Julien Hervier, en sa biographie, Ernst Jünger dans les tempêtes du siècle, ne se départit jamais de sagacité, d’objectivité et de sens des nuances. Narrateur passionnant d’une vie séculaire, le biographe est intimement documenté. Il a traduit une vingtaine d’ouvrages de l’écrivain, publié des entretiens, établi l’édition de la Pléiade des Journaux de guerre, recueilli les témoignages de sa veuve. On découvre les cent-trois ans d’une personnalité protéiforme et controversée. « Journaliste de combat », il est resté à l’écart des séductions nazies, sans fuir l’Allemagne, comme Thomas Mann. Lecteur d’un Léon Bloy réactionnaire, il devient une conscience de l’écologie, un acteur de l’amitié franco-allemande. Styliste néoclassique brillant en ces romans philosophiques, il est diariste infatigable, exact entomologiste et prosateur poète des Chasses subtiles aux insectes, des voyages exotiques.
Si l’on n’épouse pas toutes les facettes de Jünger, malgré ce que Julien Hervier appelle avec justesse sa « dignité », on reste fasciné par la vie abondante, l’œuvre coruscante de celui qui parvint peut-être à une sagesse introuvable parmi les pires tempêtes du siècle des totalitarismes et des démocraties.
Thierry Guinhut
Article paru dans Le Matricule des anges, février 2014
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.