Valle de Bernués, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
De la justice et des avocats kafkaïens :
autour du Procès de Franz Kafka
& d’Orson Welles.
Tout accusé a droit à un avocat, dit-on ; y compris celui du Procès indécidable de Kafka. Quoique Grégoire Samsa, dans sa métamorphose en « vermine » n’ait pas accès à ce droit fondamental, Joseph K…, celui qui ne connaîtra jamais ni son juge ni son crime, se retrouve malgré lui flanqué d’un avocat surprenant, malade qui plus est. Huld chez Franz Kafka, Maître Hastler chez Orson Welles, à quoi lui servent-ils, sinon à le précipiter un peu plus dans le labyrinthe de la justice, sans pouvoir échapper à l’infamie de la mort finale ? Justice injuste, avocat incompétent et intranscendant au point que K… renvoie son avocat. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement d’Hastler, alias Orson Welles lui-même…
Chez Kafka nous avons affaire à un avocat malade de la justice, véritable fantoche rapidement évacué. « Monsieur l’avocat est malade », annonce Léni. Il est donc a priori déconsidéré, incompétent, menacé lui aussi par on ne sait quel jugement de vie et de mort. Presque un double de K…, il ne reprend de la vigueur que pour rabrouer son client Block, et renseigner à plaisir notre accusé sur les rouages incompréhensible de la justice. La preuve : K… est obligé de jouer le rôle de son propre avocat devant le tribunal ; rôle qu’il interprète fort mal puisqu’au lieu d’une plaidoirie, il développe un réquisitoire contre les gardes qui ne lui vaudra aucune indulgence. Huld, qui n’a rien instruit ni plaidé, est au final remercié par K… qui va tenter de le remplacer par le peintre Tintorelli, bien introduit, dit-on dans les milieux judicaires. Comme si l’art était plus porteur d’espoir que toute autre humaine plaidoirie. L’avocat n’a contribué en rien à la situation de l’ignorant accusé, à moins qu’il n’ait contribué à l’aggraver en l’enfonçant un peu plus dans le maquis semé d’épines de la justice.
Si dans un premier temps Maître Hastler parait n’être pas plus efficace que Huld, il prend vite chez Welles une dimension machiavélique pour devenir terriblement protéiforme. Telle une puissance cachée, il s’exprime, sur un immense lit baroque, par une étrange fumée. Il ne manque pas d’embrouiller K… avec les volutes de ses imprécisions sur la machine judicaire. Il cache chez lui une sommité du greffe, est assistée par une garde-malade plus séductrice encore que celle de Kafka et qui parait manipuler par sa sensualité et au bénéfice du Maître les accusés en leur comparution qui n’est qu’en sa présence. Il use d’un sadisme raffiné auprès du répugnant Bloch -ce pourquoi, qui sait, il est lui aussi en procès- et paraît prêt à ne faire qu’une bouchée de K… Pire encore, à lui on n’échappe pas. Si Huld a disparu dans la tempête du récit, Hastler réapparait comme un deus ex cinéma en repoussant l’ecclésiastique dans l’ombre : c’est lui qui prend en charge l’indécidable apologue des portes de la Loi. Ainsi l’avocat paraît instruire un procès à charge, peaufiner un réquisitoire en emprisonnant K… dans son écran d’épingle. Avant de le faire assassiner par ses acteurs…
Chez Kafka et chez Welles, à une justice devenue folle s’ajoute l’injustice du créateur absent ou marionnettiste. Et c’est justement l’avocat, seul membre de l’aréopage judicaire que K… puisse approcher, qui en est le témoin, voire le levier. Un avocat inutile, un avocat machiavélique et omniprésent, dans les deux cas la justice est désacralisée, bafouée, prise de folie totalitaire, par l’extinction d’un de ses membres indispensables et incapable ou par sa boursouflure despotique. Abandonné ou circonscrit par son défenseur, K… est toujours perdant au cours d’une parodie de procès. Le créateur Kafka fournit à son antihéros à la même initiale un anti-avocat, le livrant à la solitude, à l’angoisse du piège, à la mort sans au-delà. Kafka n’est pas même à l’image du Dieu de l’Ancien testament qui abandonna Job sans avocat, mais non sans Dieu. Chez Welles, le créateur et démiurge cinématographique se substitue à l’avocat. Le metteur en scène, l’auteur, devient le dieu manipulateur de sa créature, l’avocat perfectionnant la bombe à atomiser K… Si Dieu, chez l’écrivain, s’était absenté, avait abandonné un rejeton de son peuple sans nom (alors que le seul créateur possible était l’écrivain), chez Welles il s’est fait conjointement avocat, prêtre, artiste, seul créateur polymorphe ; d’où la mégalomanie superbe d’un tel avocat de l’art cinématographique.
Le rôle de l’avocat ? Voilà qui est à entendre dans les deux sens. A quoi sert l’avocat chez Kafka et Welles ? A presque rien et à presque tout. Chez Kafka, à ne pas être ; chez Welles à être plus qu’un acteur, mais le réalisateur lui-même, qui en vient à voler la vedette à sa créature, K… joué par Anthony Perkins, au cours d’une « psychose » supplémentaire, tué avant que les dernières paroles du film soient : « I played the advocate and I whrote and directed this film ; my name is Orson Welles ». Avec un tel avocat, seule la cause du film peut être gagnée devant la cour de justice de l’art.
Une hydre aux mille têtes incompréhensibles et totalitaires, où il n’y a pas de juge et dont chacun est un juge aussi grégaire et cruel qu’un cirque romain… C’est ainsi que dans Le Procès, écrit en 1914, qu’apparait la justice qui enserre K… jusqu’à une mort honteuse : « Comme un chien ! dit-il, et c’était comme si la honte devait lui survivre », ce sont les derniers mots. On a souvent dit que Kafka préfigurait l’univers totalitaire à venir ; K… étant la métaphore du Juif innocent de sa judéité et cependant cerné par l’antisémitisme. Mais dans quelle nouvelle mesure Welles, lecteur de Kafka, va-t-il, en 1963, traduire l’anticipation involontaire du roman ? Comme Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte, sous la plume de Borges[1], le futur du roman en change irrémédiablement sa lecture. Kafka est un visionnaire formidablement inquiétant, en dépit de ou grâce à son absence d’historicité ; Welles, adaptant le livre aux événements de son siècle est probablement un visionnaire plus exact, mais plus fermé. Quoique tous les deux, par la grâce de la fiction, nous proposent une œuvre ouverte, au sens d’Umberto Eco[2].
Kafka ne situant ni géographiquement ni temporellement son œuvre, dans une sorte d’anhistoricité métaphysique, au contact du réalisme le plus étroit et du fantastique le plus poreux, au contact du roman policier et de la prière, K … le justiciable est un personnage intemporel. Quant au tribunal omniprésent, il est de toutes les angoisses, de tous les régimes politiques. La dimension métaphysique du personnage n’empêche pas de le voir traqué, accablé par le dévoiement d’une justice républicaine ou impériale, digne de la pugnacité et du sens du détail de l’administration prussienne. Ce pourquoi l’on a dit, comme George Steiner dans Langage et silence[3], ou dans De la Bible à Kafka[4], que le romancier pressentait, dans l’étouffement de sa poitrine de tuberculeux, les exactions des dictatures à venir, voir des holocaustes inqualifiables. George Steiner soulignait que le mot employé à la première phrase de La Métamorphose, « vermine, Ungeziefer en allemand, est un trait de clairvoyance tragique, car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à gaz[5] ». L’antisémitisme sournois qui menaçait l’Europe du vivant de Kafka devait s’exprimer dans la sourde terreur de K… Prélude annonciateur de la montée des totalitarismes et de ce futur régime nazi qui allait balayer les libertés, brûler les livres et exterminer six millions de K…, parmi lesquels des familiers de l’écrivain. Ainsi, chaque lecteur peut observer in nucleo, dans Le Procès, la minutie des procès staliniens, les exécutions arbitraires hitlériennes ou maoïstes, les geôles castristes ou nord-coréennes… Kafka est d’autant plus impressionnant, même si l’on ne peut exclure le comique de son œuvre, nouant banalité et imprécision du cadre, depuis la séance du tribunal jusqu’à l’exécution, en passant par la scène du fouetteur, qu’il peut contenir et décrire tous ces régimes et toutes ces pulsions humaines et trop humaines réalisées. Sans avoir besoin d’aucune allusion politique précise, ni au présent, ni au futur ; Kafka n’écrit pas une anti-utopie à la façon d’Huxley ou d’Orwell. Pensons cependant combien l’arrestation matinale de K… ressemble à celles décrites par Soljenitsyne au seuil de L’Archipel du goulag[6]...
Un demi-siècle plus tard, Orson Welles peut se permettre de traduire avec plus d’exactitude l’aspect prémonitoire du roman. Outre une caméra baroque qui contribue à amplifier la vision du cauchemar (pensons à l’immense porte que K… peine à ouvrir), il déploie dans son film nombre d’allusions fort précises. La bureaucratie déshumanisée, l’ordinateur géant au-dessus de la multiplication des bureaux anonymes et standardisés appartiennent au taylorisme américain autant qu’ils figurent les administrations totalitaires -qu’on ne confondra pourtant pas. Si le maccarthisme est propice à la traque des individus, il est à relativiser face à la terreur stalinienne révélée par le rapport Kroutchev. Notons à cet égard que Welles filme ses extérieurs parmi les barres d’immeubles de Zagreb, en un pays communiste qui lui signifiera son renvoi. Les policiers paraissent autant venir des films noirs que de la Gestapo. Plus frappants encore, ces files de déportés haves et numérotés ne peuvent venir que d’Auschwitz... Enfin la scène finale, si différente de Kafka, projette un champignon atomique au-dessus de la mort de K…, allusion évidente à Hiroshima et Nagasaki, qui permirent d’achever une guerre et des populations. Mais Welles visionnaire ne décrit-il pas un passé, un présent, et non un futur ? Il donne à Kafka une légitimité politique supplémentaire à l’orée du siècle des totalitarismes, mais en visionnaire fermé, car orientant le spectateur vers des situations historiques déjà répertoriées.
Kafka et Welles proposent cependant tous deux des œuvre-univers. Chez le romancier, le procès qui accable K… se joue sur la scène de l’intemporel et de la confrontation entre intériorité et société ; tout en restant ouvert à toutes les interprétations métaphysiques et politiques, il est donc par là universel. Kafka est d’abord un visionnaire de la condition humaine, tel que le reconnait Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe[7]et tel qu’on le retrouve chez le cinéaste de Citizen Kane. C’est de plus un roman qui s’adresse autant aux religieux qui se heurtent à un Dieu incompréhensible qu’à ceux qui survivent après que le Dieu de Nietzsche soit mort et dès lors que les utopies de remplacement s’acharnent sur tant de K… du XXème siècle ; chez Welles, le télescopage des allusions historiques donne au film une dimension d’anti-utopie qui n’était guère présente dans le roman. L’œuvre du cinéaste est un condensé du siècle de l’automatisation et des totalitarismes, une œuvre-monstre par le travail de la fiction qui redistribue les réalités dans une conflagration visionnaire bien digne de la dimension mégalomane de l’auteur de Citizen Kane. L’indétermination du Procès de Kafka est redéterminée par les terreurs du siècle de Welles, tandis que par les arcanes de la Loi, tous deux invalident la loi religieuse autant que la loi séculière. Reste que l’artiste écrivain de Kafka sait se faire discret derrière le chuchotement terrible de sa plume, tandis que l’artiste filmique, Orson Welles lui-même, phagocyte la démiurgie : avocat de l’art, il en est aussi le juge après la mort de Dieu, condamnant le vulgus pecus : ce spectateur pris dans les rets de sa toile.
Quelle morale impavide faut-il tirer des personnages de l’avocat chez Kafka et Welles ? De ceux qui habitent l’uchronie et l’anti-utopie du pays du Procès ? Sinon qu’au-delà de l’injustice fondamentale, historique et génésique des délits et des peines chez l’humain, où la philosophie des Lumières n’a pas su pénétrer -ce qui reste une thèse peut-être trop pessimiste- la dimension métaphysique et historique de la faute d’être né l’arme de mort à la main et hors de la certitude de la transcendance condamne irrémédiablement l’homme kafkaïen que nous sommes tous.
Sur les traces de la vérité, discours, lettres, entretiens, articles,
traduit par Wolfram Bayer, Raimund Fellinger et Martin Huber ;
Gallimard, 130 p, 13,50 € et 420 p, 22,50 €.
On n’a guère connu Thomas Bernhard en odeur de bienveillance. Il faut dire que le contexte de son apparition fut bien peu réjouissant, et qu’on lui a rendu au centuple la hargne avec laquelle il caressait l’Autriche, la culture allemande et l’humanité. Iconoclaste, bougon, volontiers revêche, la langue baignée d’ironie, l’écrivain autrichien (1931-1989) récidive post-mortem avec un meuglement acerbe contre Goethe le grandiose, accompagné de trois autres récits, mais aussi avec un bouquet d’articles et de discours passablement vénéneux.
La figure immense de l’auteur de Faust domine l’Allemagne ; au point qu’on y parle, dit-on, la langue de Goethe. La richesse de l’œuvre mérite le plus grand respect, mais pas au point de la religiosité, au point qu’il soit devenu « le tétaniseur de la littérature allemande », « l’anihilateur des Allemands ». La pure mauvaise foi de Thomas Bernard n’a d’égale que la pleutrerie de ses flagorneurs, comme le sont à leur manière les célinolâtres. C’est au chevet de Goethe mourant que nous convie le romancier; mais au moyen d’anachronismes hallucinants : le maître invite impérativement Wittgenstein, couchant le Tractatus sous son oreiller. Il trouve autour de lui à peu près tout le monde « bête », c’est-à-dire sa cour d’admirateurs, ceux qui s’emparent du génie pour avoir le privilège de le passer à la postérité, au premier chef Eckermann, « encore plus bête ». De plus, le vieil auteur polymorphe réduit son œuvre à « un déballage de mes sentiments les plus intimes ». La vache sacrée du romantisme et du classicisme ne sait plus que meugler… Probablement il devient gaga lorsqu’il conseille à l’une de ses correspondantes de s’adresser à Voltaire. Est-ce facilité à descendre ainsi les idoles, ou nécessaire remise en cause des inconditionnels gonflés de leur importance, comme le fit à sa manière Arno Schmidt dans Goethe et ses admirateurs[1] ? Le conte philosophique n’en reste pas moins vivifiant.
Pourtant Thomas Bernhard est capable d’admiration sans mélange. « Fuyant ma famille, c’est-à-dire mes persécuteurs, je me réfugiai dans un coin de la tour », c’est ainsi que commence son récit de la redécouverte de Montaigne. « Coiffé d’un véritable bonnet en toiles d’araignées », il médite là encore sur ses « anihilateurs », parents et proches. Nul doute qu’il faille lire ce trop bref et fulgurant apologue comme un manuel d’hédonisme, comme une relecture du « familles, je vous hais » de Gide, et comme une morale nécessaire : il s’agit, en dépit d’autrui, de ses hargnes et de ses préjugés, d’être soi-même, ce en quoi Montaigne est infiniment précieux. Car, aux yeux de la famille et autres tyrans, « le simple fait de pénétrer dans la bibliothèque était un crime ». Ainsi « Montaigne a toujours été mon sauveur et mon secours », s’exclame celui qui recherche là un père de substitution. Ce bel et poignant exercice d’admiration n’a qu’un défaut : pas un instant Bernhard ne nous dit en quoi l’auteur des Essais est pour lui salvateur, ni ce que lui apporte précisément cette lecture…
« Retrouvailles », le troisième récit, reprend cette litanie bernhardienne : « les maisons familiales sont toujours des cachots ». Avec un ami d’enfance retrouvé, notre auteur revient sur leur traumatisme commun. Quand le premier d’entre eux n’a pu s’affranchir de ses parents, le second peut formuler un verdict sans appel : « Tu lis des livres avec la même hébétude et écoutes de la musique avec la même hébétude que celle que t’ont inculquée tes parents ». L’un des deux pères écrit et publie des « imbécillités rimées » ; l’autre, dessinateur fêté de paysages montagnard, se voit qualifié de faiseur d’« abjection » et de « kitsch. Les ascensions sont alors des calvaires, entre forfanterie des parents et tempête glacée, ce qui met à mal le mythe alpin. Le réquisitoire dépasse le cercle étroit de la famille pour embrasser toute la culture autrichienne et allemande.
Ce qui n’a pas empêché Thomas Bernhard de voir son œuvre rencontrer un réel succès, quoique controversé. Au point que l’on puisse se demander si la haine et le ressentiment ne sont pas son fonds de commerce, comme dans le plus faible et dernier récit « Parti en fumée » où l’aigreur balaie également la Suède, voire l’humanité entière. Au-delà de la mort de Goethe et des pères, dont l’ami d’enfance n’a pas su profiter pour ouvrir les yeux, au-delà des départs et des lieux égrenés, seule compte la gestation douloureuse d’un écrivain et d’un art hors du commun.
Toute cette bile finirait-elle par devenir fatigante ? A moins que l’on en trouve la clé nécessaire dans le recueil titré Sur les traces de la vérité. En particulier dans un poème intitulé « Manie de la persécution ? » qui conclue chaque strophe d’une pérégrination autrichienne consacrée à un personnage plus qu’irritant par un « c’était un nazi ». Autrement dit, pour reprendre le titre d’un autre réquisitoire : « Rien n’a changé en Autriche ». L’amateur passionné trouvera en ces quelques dizaines de discours, entretiens, lettre et articles, les variations éclairantes et parfois décevantes d’un credo littéraire et existentiel. « Je travaille sur moi-même », répond-il, laconique, à des questions au lors de la réception du Prix de littérature de la ville de Brême. Plus généreusement, il répond à Victor Suchy : « il y a chez moi un intérêt pour le psychisme sur le fil du rasoir, les actes de somnambulisme au-dessus de l’abîme ». Les scandales, les insultes volent vers lui lorsqu’il stigmatise les théâtres et les festivals, leur conservatisme. Ne se représente-t-il pas sous le masque du philosophe lorsque dans une de ses pièces il confronte Emmanuel Kant aux Etats-Unis, où il finit dans un asile de fous ? Pensons également à ce drame, Avant la retraite, dans lequel il mit en scène un juge allemand qui célèbre en secret l’anniversaire de la mort d’Himmler, mettant au passage en cause un ministre. Cela va sans dire, nombre d’Autrichiens se sentirent insultés en ce qu’ils ont de plus précieux : leur nation. Dans la même veine, il justifie sa détestation des familles avec enfants en arguant avec réalisme : « Car ils donnent naissance à des adultes, pas des enfants. Ils mettent au monde un aubergiste ou un tueur en série, transpirant, bedonnant, répugnant, pas des enfants ».
Pourtant, dans un entretien titré « D’une catastrophe à l’autre », suite à la question d’Asta Sheib, « Qui est Thomas Bernhard ? », il finit par répondre : « La vie est merveilleuse ». Comme quoi le personnage est plus complexe qu’il n’y parait. Au-delà de la mauvaise humeur chronique, l’écrivain justifie son combat d’homme et d’écrivain en ajoutant : « on est aussi un peu amoureux de la haine et du mépris ».
L'on retrouve évidemment en ces deux volumes et chez cette tête de cochon forcenée qu’est Thomas Bernhard, fidèle à lui-même, le don de la répétition, le laminage de la parole, l’opiniâtreté du discours à coup de marteau -ce qui peut irriter le lecteur, ou le fasciner, comme dans les anneaux du serpent prédateur de l’âpre musicalité de son style. Mais aux récits féroces et sobres de Goethe se mheurt s’adjoignent un humour et une légèreté peu usités. Quant à ses écrits divers, au-delà du politiquement correct qui n’est certes pas sa tasse de thé, le troublion des lettres autrichiennes approche-t-il la vérité ? En tout cas la sienne, précieuse parce que garante pour chacun de sa vérité possible, non pas au sens du relativisme, mais de l’indépendance individuelle et sainement égoïste.
Quoique posthumes, ces récits, pourtant inégaux, ces exercices de détestation et de libération, ne sont en rien des œuvres mineures. Ils supportent, en dépit ou au gré de leur qualité de miniature, la comparaison avec les œuvres phares de Thomas Bernhard, son autobiographie en cinq volumes, de L’Origine à L’Enfant, et ces points culminants que sont Maîtres anciens et Extinction, un effondrement… Comme il resta marqué par son combat contre la maladie pulmonaire qui saccagea son enfance, le misanthrope et provocateur autrichien reste profondément lacéré par les séquelles du nazisme et du kitsch qui défigurent son pays ; seule l’écriture, invaincue, lui permit de survivre. Nous permettant, moins les outrances de sa haine et de son agressivité maladives, de chercher et trouver à son côté, sans l’imiter pourtant -il aurait haï des disciples- les traces de notre vérité.
Littérature ou philosophie ? Walter Benjamin lui-même ne savait tracer la ligne de démarcation, ou plus exactement le passage, entre ses deux disciplines, ni oser se dire littérateur ou philosophe. L'on se doute alors que s'observant dans le miroir de Baudelaire, il n’a su s’il se faisait critique littéraire ou s’il faisait de son poète favori un philosophe. L’auteur du « Livre des passages » parisiens pratique en effet l’art du passage interdisciplinaire, ouvrant nos yeux sur la ville littéraire et capitale économique du XIX° siècle. Jamais pourtant Benjamin ne parviendra à faire passer du côté de l’œuvre achevée son travail d’Hercule sur le poète des Fleurs du mal. Il ne nous reste que des bribes splendides, qu’un chantier inachevé, dont l’entièreté est enfin publiée en France, conjointement avec un dossier magistral des Cahiers de l’Herne, consacré à celui qui avait dû fuir une « enfance berlinoise ». Pourquoi Walter Benjamin fascine-t-il tant ? Et quels sont, à travers ses deux monuments dont il a longuement construit les ruines, ses apports à la pensée ?
De ce Baudelaire, « poète lyrique à l’apogée du capitalisme », nous connaissions des îlots : « Le Paris du second empire, La bohème, Le flâneur, La modernité ; Sur quelques thèmes baudelairiens ; Zentralpark »[1] ; ainsi que 175 pages fichées au centre de Paris capitale du XIXème siècle[2], qui d’ailleurs se recoupent, parties émergées d’un iceberg enfoui… Mais grâce à Giorgio Agamben, par ailleurs préfacier[3] de ce volume, nous avons l’archipel entier, quoique brusquement interrompu. C’est en effet en 1981 que l’on découvrit à la Bibliothèque Nationale de France une liasse de manuscrits que Walter Benjamin confiait à Georges Bataille avant de devoir quitter Paris en 1940. La genèse, la méthode de travail, les perspectives critiques de ce vaste ouvrage s’éclairent. C’est comme dans l’amitié d’un travailleur acharné, de ses milliers d’heures studieuse à la BNF, que l’on peut enfin lire avec lui, ces briques d’un puzzle fabuleux, à moins que ce soient les ruines d’un projet trop cyclopéen.
Ruines magnifiques que ces pages : « palais neufs, échafaudages, blocs, / Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie », disait Baudelaire dans « Le cygne », poème né parmi les « Tableaux parisiens » où Benjamin puise le centre de son inspiration. Ruines d’un monument à venir et jamais advenu en sa totalité, peut-être plus beau de son inachèvement. Ruines apparentées à cette esthétique du fragment de Lichtenberg et de Novalis encyclopédiste, qu’il connaissait bien pour avoir étudié Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand. En ce sens le dispersé du fragment et la totalité de l’encyclopédie fantasmée participent de la fascination exercée par Benjamin sur la secrète confrérie de ses lecteurs un brin fétichistes. En ce sens ces pages boulimiques et impeccablement documentées sont une allégorie de l’œuvre d’art totale en son utopie. Interrompue par la fuite et le suicide à Port-Bou, aux portes de l’Espagne, en 1940, cette stèle immense à Baudelaire aurait peut-être trouvé son achèvement ; à moins que sa nature, entre accumulation et perspectives éclairées, l’eût rendue impossible. C’est ainsi que les livres majeurs de Walter Benjamin, chacun d’entre eux se faisant « livre des passages », exercent une irrémédiable fascination sur les intellectuels : ils sont le matériau énorme d’une œuvre jamais totalement réalisée, le fantasme de l’incapacité de beaucoup d’entre nous à parvenir à la totalité de la pensée et de l’art, la projection de la justification mythique d’une vie fauché par le destin contraire.
À son corps défendant, Walter Benjamin réalise ce qu’il étudiait dans Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand : « L’idée de l’Art comme médium crée donc pour la première fois la possibilité d’un formalisme non dogmatisme ou libre, d’un formalisme libéral, comme auraient dit les romantiques[4] ». Pourtant, la perception synthétique de l’œuvre ultime est rendue particulièrement délicate par la proximité de Baudelaire et de Paris capitale du XIX° siècle, cette déambulation raisonnée, cependant proche des surréalistes Breton et Aragon. Au point que ces deux forts volumes puissent apparaître comme des frères siamois, reliés par le sternum ; en l’occurrence les pages baudelairiennes qui participent de l’ossature de deux projets, sans avoir pu trouver le temps de construire leurs propres territoires, s’il était possible. Ainsi le lecteur s’invite, entre documentation, invention et rédactions partielles, à la reconstruction de ces deux work in progress.
L’apport de Walter Benjamin dépasse évidemment la critique biographique, à la façon de Sainte-Beuve qui plaçait Baudelaire « à la pointe extrême du Kamtchatka littéraire romantique », avec un rien de dédain, se gaussant de la « la folie Baudelaire[5] ». Ne se limitant pas à la critique thématique, relevant les occurrences du haschich, de la prostitution, il œuvre dans la perspective du « matérialisme historique », et de Marx lui-même, souvent nommé. Là encore se trouve le noyau de la fascination, voire de l’idolâtrie, vouée à Walter Benjamin : à la destinée errante du brillant intellectuel juif chassé de l’Allemagne nazie et de la France occupée, s’ajoute, bien mieux que cette dernière, la figure du penseur marxiste qui a su donner ses lettres de noblesse au « matérialisme historique » grâce à des travaux joignant à une impeccable érudition une dimension poétique et encyclopédique.
Pourtant, son « marxisme libertaire », son « communisme messianique » (pour reprendre l’analyse de Michaël Löwy dans le Cahier de L’Herne) restèrent de l’ordre de la rêverie ; et de son amour pour Asja Lacis qui l’initia au marxisme à partir de 1924. Les concepts périmés et tyranniques de « lutte des classes », la phraséologie marxiste rendent parfois ses pages désagréablement pâteuses et plus collantes qu’un vieux et vénéneux chewing-gum qui ne veut pas se décoller. Jusqu’à ce qu’il exprime bien des nuances critiques dans cette poignée de pages de 1940, « Sur le concept d’histoire » : parlant de la « poupée qui porte le nom de matérialisme historique », il ironise en ajoutant qu’ « elle n’aura aucun adversaire à craindre si elle s’assure les services de la théologie, cette vieille ratatinée et mal famée qui n’a sûrement rien à faire d’autre que de se nicher où personne ne la soupçonnera[6] ». Mieux encore, il dénonce « les vices fonciers de la politique de gauche » : « la confiance aveugle dans le progrès ; une confiance aveugle dans la force ; dans la justesse et dans la promptitude des réactions qui se forment au sein des masses ; une confiance aveugle dans le parti[7] ». On aimera supposer que l’intelligence de Benjamin, par ailleurs critique du totalitarisme[8], qui parlait, dans le cadre de sa foi communiste, et donc d’un hallucinant paradoxe, d’ « abandonner la perspective immodeste de systèmes totaux[9] », si elle n’avait été fauchée à la fleur de la maturité intellectuelle, aurait pu évoluer vers une mise en cause égale du communisme et du socialisme d’une part, et du fascisme (qui est un « national-socialisme ») de l’autre, à l’instar du libéral Hayek écrivant La Route de la servitude[10]…
Arpentant sa lecture de Paris et de Baudelaire dans le cadre du « matérialisme historique, il parait entendu qu’il fait une lecture critique du capitalisme, en un mot un blâme. Est-ce si sûr ? Magnifiant les « passages parisiens » et « l’homme des foules » baudelairien devant l’éclat des marchandises, comme plus tard Zola devant le grand magasin haussmannien du « Bonheur des dames », paraitrait-il plutôt qu’il en fasse l’éloge ?
Cependant l’analyse de Walter Benjamin ne se limite pas à décrypter à travers les vers des Fleurs du mal et les Petits poèmes en prose les seuls bouleversements économiques et sociaux, comme le changement radical infligé et offert aux Parisiens par les travaux du préfet Haussmann, comme la montée d’une industrie de masse, le gonflement démographique du prolétariat, ou l’ostentation de la marchandise. Ce sont aussi la vie des foules, sensible parmi le coup de foudre du sonnet « A une passante », la « passion esthétique », « l’érotologie du damné », la « perte d’auréole » du poète et de la prose qui le cerne, qu’il tente de rédimer en ses Petits poèmes en prose, le spleen féroce, le dandysme, la capacité du romantique à être moderne, ou encore « la sorcellerie évocatoire[11] » du vers baudelairien… Notre chercheur s’intéresse à tout ce qui environne et constitue son héros : les « marchands de vin », en relation avec le poème « Le vin de l’assassin », les « stupéfiants » qui menèrent à l’écriture des Paradis artificiels, les « abonnements aux journaux », la « mode » et « la nouveauté », le « rapport allégorie et correspondances », le « Paris en ruine » du graveur Charles Meryon… Des formules lumineuses frappent l’œil du lecteur : « La femme chez Baudelaire : le butin le plus précieux dans le triomphe de l’allégorie ». Plus loin : « Avec la prostitution des grandes villes, la femme elle-même devient un article de masse ». Sociologie et poétique s’entrelacent en ce gigantesque pêle-mêle infiniment séduisant, stimulant…
S’il n’avait dû fuir Paris menacé par le nazisme, s’il n’avait cru devoir se suicider à Port Bou, Walter Benjamin aurait-il achevé son Baudelaire ? Telle une hydre de Lerne, les têtes de chapitres achevées repoussaient sans cesse au gré des nouvelles notes, des nouvelles fulgurances du travail d’Hercule de cet assidu qui avait fait de la Bibliothèque Nationale une nouvelle patrie, un éden dont, Juif, il fut chassé… Le protéiforme penseur aux multiples têtes pensantes méritait bien, si l’on nous permet de jouer sur les mots, son cahier de L’Herne…
La réputation des Cahiers de L’Herne n’est plus à faire. Souvenons-nous des volumes consacrés à Soljenitsyne ou Lovecraft, Borges ou Vargas Llosa, Steiner ou Musil… Une fois de plus inédits et analyses, aussi claires qu’érudites, voisinent en un généreux opus. Les bribes biographiques, comme les esquisses pour Enfance berlinoise, n’y sont pas anecdotiques, constitutives qu’elles sont de la formation de la pensée du philosophe. Les lectures des poètes Goethe et Stefan George, de « Socrate », les correspondances avec Hannah Arendt, les rapports amicaux et intellectuels avec Gershom Sholem ou Adorno, tout cela bouillonne avec intensité. L’on saura même, sous la plume d’un Walter Benjamin humoriste « Pourquoi l’éléphant s’appelle l’éléphant ? », pas loin d’une réflexion « Sur le langage et la mimésis » et de « notes antithétiques sur le verbe et le nom ». Des critiques avisés s’interrogent sur la « théologie politique » et le judaïsme de celui qui nous surprend en proposant une « Conversation sur l’amour », dialogue platonicien dans lequel Sophia livre à Agathon le secret de l’art d’aimer et de la philosophie : « Qui a l’amour est contraint de devenir meilleur ». Protéiforme une fois de plus se révèle Walter Benjamin, pratiquant le mélange des genres littéraires et philosophiques, depuis la thèse doctorale et l’essai, en passant par l’autobiographie, la collection de citations et les contes pour enfants, jusqu’aux récits de Rêves[12]. Nul doute que les universitaires et autres critiques autorisés, ou plus simplement amateurs au sens noble du terme, y trouvent de quoi butiner parmi les arcanes de la pensée et du monde : là où, selon Patricia Lavelle, « nous pouvons donc comprendre le projet théorique de Benjamin comme la restitution de ces instants d’éternité qui font la vérité de notre existence individuelle et collective ».
L’auteur d’Enfance berlinoise et de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, qui infléchirent notablement les codes de l’autobiographie -entre chronique personnelle et géographie urbaine- et de la critique esthétique -entre élitisme et perception des masses-, apparait alors comme un « Angelus novus », pour reprendre le titre d’un dessin de Paul Klee qu’il aimait tant, de la création littéraire et philosophique. Comme s’il avait voulu se faire l’ange de Baudelaire et du Paris du XIXème siècle avant que le Satan du Troisième Reich balaie l’Europe et en efface les richesses culturelles. Si ce dernier n’a heureusement pas réussi son entreprise, quoique marquée les immenses champs de batailles et l’holocauste, Walter Benjamin n’a-t-il pas réussi la sienne, quoique encore partielle, hélas de manière trop posthume ? Si Baudelaire est un auteur capital du XIXème siècle, le Baudelaire de Walter Benjamin et son Paris capitale du XIXème siècle, restent des œuvres capitales de l’encyclopédisme historique et poétique de notre temps. Il est certain que, dans nos bibliothèques, ces deux livres savent parler, répétant pour nous et pour la mémoire du philosophe allemand qui sut traduire « Les tableaux parisiens », ces vers du « Balcon » : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses », celles du travail de la pensée.
Forêt domaniale du Bois Henri IV, La-Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Arno Schmidt, marcheur de l’immortalité :
On a marché sur la lande,
Tina ou de l'immortalité,
Goethe et un de ses admirateurs.
Arno Schmidt : On a marché sur la lande,
traduit de l’allemand par Claude Riehl, Tristram, 384 p, 25 €.
Arno Schmidt : Tina ou de l'immortalité,
traduit de l’allemand par Claude Riehl, Tristram, 128 p, 11,43 € ;
Arno Schmidt : Goethe et un de ses admirateurs,
traduit de l’allemand par Claude Riehl, Tristram, 64 p, 10 €.
L’étrangeté d’Arno Schmidt (1914-1979) a encore frappé. Il est un de ces rares écrivains dont on peut dire qu’il marche littérairement sur la lune. Il lui suffit d’arpenter la lande, son paysage fétiche, son désert hors du monde, son poste d’observation caustique au-delà et dessus de nos sociétés. Aussi étrange qu’un sol lunaire, elle essaime l’œuvre entière. Il suffit de se rappeler les Scènes de la vie d’un faune,[1] pour y voir gambader l’auteur qui échappe à la vigilance nazie en reprenant la cabane oubliée d’un déserteur de l’armée napoléonienne. Une fois de plus, la lande est la métaphore d’un espace vide, abstrait, en retrait, d’où regarder l’humanité s’agiter en son désordre. Mais aussi lire Goethe et imaginer immortalité.
« Fieffé satiriste », comme le qualifie sa compagne Herta, Karl, le narrateur d’On a marché sur la lande, associe à une chronique des années de rationnement parmi de frustres habitants, une intrusion fantasque chez les puissants de la Maison Blanche et du Kremlin rouge. Peu à peu, pour tromper l’amertume et l’ennui de celle qui l’a convié chez sa tante Heete, véritable phénomène dialectal, il échafaude, alternativement avec les paragraphes domestiques et leur rançon d’incompréhension, de dialogues maladroits, acerbes ou affectueux, de réconciliations, un autre étage du roman -comme on parle d’étage d’une fusée. C’est du haut d’une lune imaginaire que se déploie la vision d’une terre apocalyptique, atomisée au cours d’une guerre froide devenue brûlante. Et tout là-haut, en Sélénites nouveaux, Américains et Soviétiques, toute une société de savants et militaires dévoués aux cosmonautes, reprennent depuis leurs bases autour de « Mare Crisium » une nouvelle guerre froide grâce à leurs « scie=ences fusiques »…
Sans cesse, en funambule littéraire aussi à l’aise qu’insensé, Arno Schmidt se joue du langage et du monde qui l’entoure en ironiste distingué, caustique et réjouissant. Grâce à ces paragraphes discontinus introduits par quelques mots en italiques, la narration se fait bondissante et détentrice d’une liberté folâtre, irrépressible. La langue parlée envahit le discours (« kekchose »), les onomatopées roulent, les néologismes jubilent (« un plaisir diésélique »), les mot-valises pullulent (« ça batracoassait ferme »)… On devine la performance du traducteur perpétuellement aux prises avec la languomanie de l’écrivain: « ptêtre suis=je expressément aménagé par mère=nature pour être 1 récipient pour les mots, dans lequel on essaie, mélange & com=bine en permanence. » Plus d’une allusion à Joyce se glisse par là…
On a marché sur la lande, publié en 1960, est le dernier et le plus impressionnant roman avant les tapuscrits géants. Si l’ambition, l’ampleur, la dimension tous azimuts y gagne, peut-être y a-t-on perdu au passage cette folle vivacité romanesque qui ajoutait au bonheur de Léviathan, de Tina ou de l’immortalité ou de La République des savants. Ce dernier roman, également science-fictionnel, évoquait lui aussi la rivalité soviéto-américaine, mais sur une île artificielle : celle d’une utopie où l’on réunissait dans une parodique rivalité savants et agents secrets des deux nations mégalomanes. Devenue folle, l’île se mettait à tourner sur elle-même. Dans On a marché sur la lande, l’utopie est lunaire : l’écrivain est « dans la lune » certes, mais il n’en sonde pas moins les folies, les mobiles et les possibles des hommes… Sans compter qu’une autre utopie, amoureuse celle-là, traverse le roman, avec l’aide d’une Tante Heete prodigue en attentions et conseils destinés à raviver leur entente sexuelle, pour que, peut-être également, Herta suive Karl et notre écrivain parmi les méandres et les fusées de son esprit créateur.
Longtemps, l’œuvre d’Arno Schmidt, à été négligée en France. Fort heureusement les éditions Christian Bourgois, puis Tristram ont relevé le flambeau pour nous offrir les Miroirs noirs, Histoires, Cœur de pierre et autres Vaches en demi-deuil, afin de donner un goût de lande, de faune et de lune à nos bibliothèques qui, sans lui, ne pourraient maintenant que s’ennuyer un peu.
Chimère ardemment poursuivie depuis l’antiquité, l’immortalité littéraire est cependant le gage d’une bibliothèque réussie. Vaut-il mieux alors, pour y entrer, être un sérieux auteur abscons ou un facile histrion génial ? Proust ou San Antonio ? Quant à l’Allemand Arno Schmidt, réputé pour un écrivain difficile, le sort parait réglé. Pourtant lire Tina ou de l’immortalité permet d’entrer dans son univers avec une aisance insoupçonnée. C’est une nouvelle d’à peine cinquante pages, dont le défaut ne réside que dans brièveté, dans cette sensation de trop peu, de soif de lire encore, de poursuive le fol destin de ses immortels. Heureusement Goethe et un de ses admirateurs permet de prolonger avec brio le propos, en ressuscitant un autre immortel…
Si l’on en croit les pompeux commentateurs, les grands auteurs sont immortels. De Goethe au plus médiocre plumitif, tous visent cette éternité de l’esprit post mortem. Jusqu’à la vanité de l’académicien qui prétend, une fois élu, accéder au rang des « immortels ». Cet état est sans doute des plus délectables… Mais chez Arno Schmidt, bien entendu, la chose ne se passe pas avec une telle naïveté : rien de plus barbant que d’exister encore à travers la pérennité du nom.
Grâce à la délicieuse Tina, le narrateur -alter ego implicite de l’auteur- est initié à cet enfer qui paraîtrait une sinécure si l’on n’y tenait une comptabilité pointilleuse. Une fois morts, les écrivains sont reçus par une administration zélée qui ne manque pas de repérer toute apparition d’un nom dans un journal, dans une thèse, dans un livre, sur une tombe, ou sur le moindre confetti perdu dans les archives ou dans un grenier : « Chacun est damné à vivre ici-bas aussi longtemps que son nom apparaîtra sur terre sous une forme acoustique ou optique ». Enfin bienheureux, l’un des condamnés à l’immortalité verra un incendie consumer la dernière mention de son nom. Mais pour l’essayiste, le poète, quelle déception si un critique avisé retrouve son œuvre, son pseudonyme alors qu’il était sur le point d’accéder à la disparition, à la paix de l’oubli. Etrange et paradoxale eschatologie…
L’humour est parfois grinçant, bardés de discrètes allusions politiques, quand les hommes et femmes de lettres sont logés dans de « vastes baraquements », des « maisons des communautés rurales », des « camps ». Ou plus léger quand il s’agit de persifler contre les mœurs de l’édition et du lectorat : « rien que lors de la Foire de Francfort, il y a eu 12000 nouveautés », ou encore : « ma meilleure vente, le Léviathan paradait à 902 exemplaires ». Tina, quant à elle, soupire : « Enfin 90 pour cent de mes romans sont déjà passés au vieux papier – t’avise surtout pas d’en lire un ! – ». Ce n’est pas encore demain que ces deux-là passeront « les quelques marches qui mènent au néant »…
La « foire aux vanités » est irrémédiablement moquée. Le burlesque donne un ton particulièrement savoureux à ce qui, mine de rien, est un conte philosophique pas si loin de Voltaire, avec son content d’au-delà merveilleux bafoué. A moins qu’il ne s’agisse de la trace romanesque d’une crise existentielle : Arno Schmidt douterait-il de son œuvre singulière, de son immortalité, au point de les récuser ? L’exercice d’ironie est d’autant plus méritoire que l’écrivain pratiqua sans vergogne la biographie (sur l’auteur d’Ondine, La Motte Fouqué) et l’insémination autobiographique en ses récits, perpétuant ainsi d’autant plus les noms et les vies.
Il s’agit évidemment d’une désillusion métaphysique. Les dieux, qui accordaient au travers des Muses l’inspiration et recueillaient les corps glorieux des poètes, ne sont plus. La grandiloquence de l’immortalité n’est plus qu’une prérogative, qu’une fiction humaine, donc faillible, peu à peu désagrégée dans les mémoires et la paperasserie, toutes deux corruptibles et éphémères.
Une fois de plus, après la satire des artistes de tous poils et de toutes plumes dans La République des savants, la caste des faux écrivains courtisans a de quoi s’inquiéter, si même les plus solides ne rêvent que d’effacer leur trace de l’Histoire. De même, dans les trois récits de Léviathan, Arno Schmidt ne craint pas d’arracher aux idéologies totalitaires ce qu’il arrache aux prétendus immortels : les plumes de paon de leur vanité.
En une sorte de contre miroir, le plus bref encore récit intitulé Goethe et un de ses admirateurs, ressort de la naphtaline le cadavre prestigieux, impressionnant du grand écrivain tutélaire de l’Allemagne : ne dit-on pas, par antonomase, la langue de Goethe ? En on ne sait quelle contrée science fictionnelle, on a trouvé comment ressusciter les morts. Mais une fois par siècle, pour une seule journée. Ainsi l’Académie des Arts et des Lettres » confie à un professionnel, Arno Schmidt en personne, l’honneur insigne de guider l’auteur du Faust parmi notre monde, neuf pour ce dernier. L’on peut alors compter sur l’humour de notre écrivain pour nous surprendre, en nous présentant un Goethe plus curieux des bonheurs de la dive bouteille et des plaisirs lascifs que de ceux de la pensée philosophique… « Le Grand Old Man avec des yeux cuités au Bordeaux » n’est pas vraiment politiquement correct. Il reste cependant inquiet de sa popularité, ce à quoi il lui est répondu : « Quelle idée : un poète « vivant dans le peuple ». Dieu sait si nous pouvons nous estimer heureux quand les intellectuels se souviennent encore de nous. »
L'on apprend au passage, guère surpris, « combien d’Allemands, sur la seule foi d’une rumeur, s’étaient proposés pour servir de guide » à la « sortie d’Hitler » ; combien de guides, pourtant spécialistes, se sont trouvés incompétents et moqués par leur honorable revenant. Situation fort cocasse. Sans oublier la narration folâtre et facétieuse, la dispersion du récit en paragraphes discontinus, comme de caustiques points de suspension, qui contribuent à la désacralisation de la littérature, cependant efficace en la langue aux registres divers et inventifs du nouvelliste.
Arno Schmidt souhaitait-il pour lui-même cette immortalité rompue, cette brève et secrète palpitation de gloire, coquetterie de ce solitaire un rien bougon, suivie par l’oubli réparateur ? Autodérision certes, légèreté salutaire sûrement, mais aussi peut-être un regret : que les auteurs les plus fabuleux, au premier chef desquels Goethe, soient momifiés par la postérité. Et pas lus comme s’ils jaillissaient tout jeunes de la cuisse jupitérienne de la littérature. Que le joyeux drille bourru de la lande de Lunebourg se rassure, c’est ainsi que nous le lirons…
Thierry Guinhut
Augmenté à partir d'un article paru dans Europe, novembre-décembre 2001
Mosaïque romaine, Museo Nazionale Romano, Roma. Photo : T. Guinhut.
Arno Schmidt,
un faune pour notre temps politique :
des Scènes de la vie d’un faune
à La République des savants.
Arno Schmidt : Scènes de la vie d'un faune,
traduit de l'allemand par Nicole Taubes, Tristram, 214 p, 19 €.
Arno Schmidt : La République des savants,
traduit de l'allemand par Jean-Claude Riehl, Christian Bourgois, 224 p, 14,48 €.
Aussi singulier, inventif, hors normes, solitaire et tête de cochon que lui, on trouve peu. Arno Schmidt n'a pas en France la place qu'il mérite. Cet Allemand né en 1914 et mort en 1979 a connu au début des années 60 le bonheur de la traduction. Hélas, trop irrespectueux, trop novateur pour l'esprit français d'alors, Scènes de la vie d'un faune et La république des savants ne firent guère de ronds dans une eau stagnante. Est-ce aujourd'hui l'heure de le reconnaître parmi les plus grands ? Après maintes tracasseries juridiques qui bloquèrent toute initiative pendant des années, les éditions Bourgois, puis Tristram, purent enfin envisager un programme cohérent de publication avec la traduction des Enfants de Nobodaddy, triptyque dont Scènes de la vie d'un faune est le premier volet, avant Brand's Haide, puis Miroirs noirs. Il faut également compter sur les terribles et fascinantes nouvelles de Léviathan, sur un autre plus complètement antique et pourtant complètement contemporain, Alexandre ouQu’est-ce que la vérité ? ; et sur un roman grotesque et sérieux : La République des savants. Tous titres dont la riche concision et l’halluciante portée politique étonnent durablement. Mais ne pas compter de suite -ou jamais- sur l’hydre de son énorme Zettel’s Traum…
La forme du roman-journal fait des Scènes de la vie d'un faune[1]une de ces « mythautobiographies » dont il vaut mieux garder le manuscrit hors de portée de tout régime totalitaire, de tout pouvoir abusif, qu'il soit nazi ou domestique, de guerre ou d'après-guerre, d’hier ou de demain, d'Est ou d'Ouest. Par courts fragments successifs, se déroule une très personnelle chronique des années de guerre, entre 1939 et 1944. Comme le romantique allemand Jean-Paul Richter qui « aimait mieux sauter que marcher », le narrateur passe avec une fantaisie débridée, une verve langagière jamais en défaut, du coq à l'âne, de ses affinités littéraires à la satire, pour notre plus grand plaisir, si l’on veut bien se laisser surprendre. « Ma vie n'est pas un continuum », dit-il. Elle n'est pas non plus unitaire. Sous le masque du fonctionnaire obscur et zélé, le narrateur louvoie habilement pour rester en lui-même indépendant malgré l'oppression des consciences assénée par le Troisième Reich. Retrouvant dans les landes de Lunebourg la hutte d'un déserteur français des temps napoléoniens, il mène une vie parallèle d'ermite, un peu comme les personnages de Jünger -dans Eumeswill et Le recours aux forêts- mais avec plus de simplicité et d'humour. Le « faune » est alors une métaphore d’une liberté innée, mi-animale, mi-humaine, irréductible, quoique prudente et discrète, insolente et heureuse…
Dans Brand's Haide[2], second volet des Enfants de Nobodaddy, le narrateur-diariste traverse 1946 en témoin goguenard du rationnement, du retour des prisonniers, du désarroi des réfugiés et surtout de l'amnésie volontaire de la population. Les conditions de la survie quotidienne et intellectuelle sont le théâtre d'une ironique opiniâtreté, dans le contexte des occupations américaine et soviétique. Quant à cette dernière, il ne se fait guère d'illusions, haïssant toute bureaucratie. Il trouve ses échappatoires dans la fréquentation des jeunes « louves » qui lui procurent des amours précaires, l'une étant appâtée par un projet de vie meilleure au Mexique, dans celle d'une forêt aux esprits rebelles nommée « Brand's Haide », et dans les livres de l’Américain des grands espaces Fenimore Cooper, des romantiques allemands Tieck ou Hoffmann. Car, dit-il, avec son sens de la formule abrupte et revigorante : « l'art m'est aussi nécessaire que l'air que je respire, ma seule nécessité, tout le reste est cabinet ou vidange ». Ou la devise d'Arno Schmidt: « Liberté et insolence. En allemand il n'y a qu'une lettre de différence : Freiheit und Frecheit ».
Nous sommes après la troisième guerre mondiale, vers 1960, dans le dernier volet : Miroirs noirs[3], récit de sombre anticipation. La dispersion atomique a cinq ans plus tôt éliminé toute vie humaine, hors l'observateur-écrivain dont la fonction, quoique solitaire, reste mémoire et création, y compris en postant une lettre critique à un professeur très certainement mort, à propos de son livre « Man, an autobiography » ! Explorant à vélo les restes du pays couvert de squelettes, courant après le ravitaillement rescapé, il finit par se construire une maison et recueillir livres et tableaux pour y couler des « journées magnifiques de solitude. » C'est bien sûr une « louve » qui rompra cet isolement. Mais le narrateur, qui affiche un beau scepticisme envers les qualités de l'humanité, ne pourra rejouer avec Lisa Adam et Eve repeuplant la terre. La brève illusion amoureuse s'efface sous le soupçon de l'enfer domestique et sous l'urgence de la quête de Lisa : trouver d'autres hommes... Alors qu'Arno Schmidt, en solitaire intempestif, plutôt que d'écrire « pour d'autres hommes », « par devoir militant ou moral » se suffit bien d'écrire pour le seul plaisir du dernier homme. Voilà, en ces Miroirs noirs, en leur centaine de pages, une post-apocalypse tout aussi puissante et autrement stimulante intellectuellement que nombre de romans exploitant à l’envie ce topos, voire ce cliché ; que, par exemple, ce monde d’errance parmi les cendres, La Route4]de Cormac Mc Carthy, certes impressionnant, mais où l’encéphalogramme du lecteur reste plat. Pas comme avec l’humour d’Arno Schmidt, lorsque en son univers désolant, son narrateur offre un de ses paragraphes à la structure légendaire :
« Un piano : je me ramassai une poignée de fausses notes et de bourdonnements achéroniens, no use. Orphée demandé d’urgence. Celui-là avec sa lyre il aurait pu me procurer bois & charbon. Ou une baignoire. Je poussai un bref juron et refis un tour au premier. »
L'on retrouve ce thème obsessionnel de l’opposition aux systèmes dans les trois récits de Léviathan[5]. Malgré la chape de plomb des totalitarismes antiques aussi bien que nazi, reste toujours une liberté intérieure, une échappatoire par la souplesse et l’ironie de la pensée et de l'imaginaire. Qu'on soit, dans « Gadir », prisonnier des Carthaginois, qu'on tente, dans « Enthymésis », de prouver en Egypte la platitude infinie de la terre pour contrer Eratosthène, ou qu'on périsse, dans « Léviathan ou Le meilleur des mondes », sous l'apocalypse des bombardements alliés en Silésie, le texte survivra à son narrateur, exaltant la connaissance, scientifique ou mystique, y compris erronée, soulevant le rêve jusqu'à l'envol. Ainsi la figure de l'homme changé en « gigantesque oiseau » et l'écriture témoin et création toujours conservée restent les signes de l'irrépressible liberté. Il s’agit par exemple de lutter contre celui « qui règne en tyran sur la vie intellectuelle d’Alexandrie »… Ce triangle de récits, contes philosophiques et historiques, aux accents et aux thématiques parfois borgésiens, animé par une enfiévrée dynamique narrative, est d’une beauté marmoréenne ; mais de ces marbres menacés par les failles et les lierres de la ruine. Des mondes s’écroulent, des hommes meurent sous la tyrannie. Pourtant la stature étatique du Léviathan de Hobbes se voit privée de son éternité : « Sa puissance est gigantesque, mais limitée. » Qu’elle soit antique ou nazie, elle est ici à la fois splendide et effrayante, épicée avec ce parfum d’anti-utopie que cimentent les empires. Seuls les rebelles d’Arno Schmidt se réalisent dans les désastres de l’Histoire et dans des poétiques farouchement individualistes. Reste « donc la possibilité d’opposer la volonté individuelle à la monstrueuse volonté universelle de Léviathan ».
Pour soulever les masques des totalitarismes, Arno Schmidt, convoque de nouveau l’antiquité dans Alexandre ouQu’est-ce que la vérité ?[6] Un élève d’Aristote file sur l’Euphrate avec des comédiens. Peu à peu, grâce aux révélations et argumentations qui ponctuent le voyage, sa passion pour le conquérant Alexandre se délite. Le bref roman d’apprentissage (il découvre une autre passion avec une belle danseuse) se double d’un réquisitoire politique conte le tyran sanguinaire, atteint de « folie des grandeurs » : « fou depuis des années (…) avant tout au sens moral. Ainsi que le devient forcément tout grand tyran ». Le chef macédonien voit sa vie s’achever avec le poison. Aristote l’a-t-il assassiné ? Comme dans tout apologue, l’écrivain qui, adolescent, s’enthousiasma pour le grand héros, emprunte le passé pour mieux lire le contemporain : celui des Allemands et de leur adhésion massive à un autre conquérant de plus sinistre mémoire.
Anti-utopie encore que La République des savants[7], superbe et parodique lieu de communauté des artistes et des savants parqués en 2009 par les maîtres du monde, pour une problématique survie, sur une île artificielle. Les gouvernements soviétique et américain ne s’affrontent plus que sur le terrain grotesque de la rivalité culturelle, de la mégalomanie, au point que « l’érection d’un monument nécessite l’accord des deux moitiés (…) les têtes sont démontables ; on peut les remplacer à volonté ». Pire, les livres arrivent en abondance, jusqu’à ce que lieu devienne « dépotoir ». Les Russes estiment « vraiment qu’une œuvre d’art peut-être produite collectivement ». Bientôt, désaxée, l’île, truffée d’agents secrets et de fonctionnaires culturels, se met à tourner sur elle-même, devenue folle. Le narrateur, arrivé en ce sanctuaire après la traversée d’un no man’s land atomisé, et grâce au concours d’une ravissante « centauresse », redevient jubilatoire, lorsque « l’appareil vertical tend ses moignons de réacteurs », et finit par s’élever « au-dessus de l’île en délire », en un gigantesque pied de nez : « Une seule journée, j’aurais vécu l’égal des Dieux », lance le pilote, citant Hölderlin. Le pamphlet est aussi sombre qu’hilarant, peut-être prémonitoire…
Mais tout ce que le critique saura dire ne restera en fait que le malheureux synopsis du texte originel et faunesquement original. Aussi ludique que profondément grave, il saura nous faire divaguer, nous désarçonner, nous enchanter, par sa technique en paragraphes-flashs, sa marelle de sensations, sa mosaïque heurtée d'images, de réflexions et aphorismes. Dans Roses et poireau[8], suite à des scènes d'après-guerre qui n'ont d'indulgence pour aucun Allemand, apparaissent les pages intitulées « Calculs », où l’écrivain, que l’on sait être également un photographe curieux, attentif et onirique, nous fait pénétrer dans son laboratoire d'écriture avec notes sur l'éclatement de la prose et autres tableaux thématiques et formels... On a dit d’Arno Schmidt qu'il était le Joyce allemand. Avec plus de légèreté et d'allant sûrement.
Quoique Zettel's Traum[9], tapuscrit magnifique comptant neuf kilos probablement intraduisibles, 1334 pages en un format immodeste, monstre éléphantesque et cumulonimbus de rêves, dépasse Joyce et son Finnegans wake lui-même en folie. Pourtant, si l’on s’aventure parmi les vingt-cinq heures d’une nébuleuse de personnages qui s’agitent autour d’un projet de traduction des œuvres d’Edgar Poe, on discerne un narrateur, Daniel, dont les humeurs et les pensées, biographiques, géographiques et cosmiques, balaient un espace labyrinthique et multilingue… Sans compter les ajouts photographiques, les lettres, additions diverses sur plusieurs colonnes et pavés, encarts et graphismes divers. Comme si l'écriture avait absorbé le monde et le moi du double cerveau de ses pages ouvertes, de ses innervations, notes en marges, ratures, tyrannies et libertés, poésie et anti-utopies, surcharges et constellations scripturales ad infinitum…
Vall Besiberri, Aigues Tortes, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
Paul Celan, minotaure de la poésie
et neige du souffle :
John E. Jackson, L’Herne cahier Celan.
John E. Jackson : Paul Celan, contre-parole et absolu poétique,
José Corti, 2013, 160 p, 20 €.
Paul Celan. L’Herne, 2020, 256 p, 33 €.
Paul Celan est-il le minotaure de la poésie ? Car qui pense affronter le labyrinthe de Partie de neige et de Renverse du souffle se heurte à de nombreuses difficultés. Le laconisme, les césures et les ellipses, l’explosion des blancs, les anaphores fuguées, les métaphores mystérieuses, les vocabulaires spécialisés (en particulier géologique)… Pourtant le préjugé courant voudrait que la poésie soit immédiatement accessible à la sensibilité et à la compréhension. Faut-il, sous peine d’hermétisme, rejeter cet expert sensuel et abrupt de la langue, d’autant plus inaccessible que nous ne lisons qu’en de mendiantes traductions ? Il fallait bien, avant d’avancer notre propre cheminement, un initiateur, aussi modeste qu’efficace, à l’univers de Paul Celan : John E. Jackson est celui-là. À moins de se pencher sur le providentiel cahier de L’Herne consacré au poète, pour croiser au plus près la neige de son souffle…
Saluons la clarté de l’essai de John E. Jackson. Ce sont quatre leçons au Collège de France, en 2010, à l’invitation d’Yves Bonnefoy et d’Antoine Compagnon, comme lorsque Thomas M. Greene proposa celles, magistrales sur Poésie et magie[1]. Il ne fait pas que s’autoriser d’avoir connu le poète, de lui avoir offert une pierre de Massada, ce haut lieu de la résistance d’Israël, mais il conjugue pertinence et modestie pour nous entraîner dans sa lecture initiatique en quatre points : « La contre-parole », « Le principe dialogique », « La poétique de la Strette », « Russkij Poète » et « Le tournant des dernières années ».
La langue allemande, dans laquelle écrit Paul Celan, natif de Bucovine humiliée tant par les nazis que par les communistes, est pour lui un placenta déchiré. Métaphysiquement décrédibilisée par les mots du nazisme, elle ne peut que devenir dans le poème « contre-parole ». Il faut en effet inlassablement offrir une tombe dans la poésie, prétendument impossible après Auschwitz selon Adorno, aux Juifs assassinés, qu’ils soient six millions d’anonymes ou qu’il s’agisse de sa mère, comme dans « Fugue de mort » : pour ceux qui boivent « le lait noir de l’aube », qui n’ont plus que des « cheveux de cendre », qu’« une tombe au creux des nuages[2] »… Ainsi, la judaïté est une clé incontournable, qu’il s’agisse de l’image de l’amande qui lui est associée (« comme le chiffre de l’œil du Juif » p 25), aussi bien que, pour reprendre la formule de Derrida, de « la circoncision de la parole[3] ». Ecrire dans la langue de Goethe est une contre-parole qui « nait de l’ambiguïté du statut de cette langue qui est à la fois celle de la mort et de la survie. » (p 31)
Dialogique, parce que le « tu » s’installe sans cesse dans le creux de la voix poétique, en un dialogue impossible avec les disparus, quand les pierres des poèmes sont autant tombales que mémorielles, en une dédicace empêchée à celles qu’il a aimées, quoique en ces vers jamais nommées : la poétesse Ingeborg Bachmann[4], dont le père était inscrit au parti nazi autrichien, sa femme Gisèle Lestrange, Ilana Schumueli… Bien sûr avec tout Juif, ou encore avec la « figure négative de Dieu » (p 61). Mais aussi avec un lecteur, dans l’altérité aérienne et vocalique de la poésie : « Je bâtis des noms pour toi, qui les fixes / avec des chevilles[5] ».
Quant à la « strette », c’est cette figure musicale associée à la fugue, qui, répétition, variation et miroir, entrelace les voix et les motifs : « la commémoration des morts a du s’astreindre à l’ascèse qu’exige la pratique de la strette » (p 105). En particulier dans la « Fugue de mort[6] », où s’entrelacent reprises et échos autour de « lait noir de l’aube », de « la mort est un maître venu d’Allemagne », ou encore de : « tes cheveux d’or Margarete / tes cheveux de cendre Sulamith ». Pourtant on ne se gêna pas pour « reprocher à Celan d’avoir musicalisé la mort » (p 85). De même, les poètes allemands d’après 1945 ont contre lui pensé que « seule pouvait être légitime une poésie déniant la beauté » (p 83).
C’est en une révérence complice et terriblement pathétique avec Ossip Mandelstam que Celan peut être qualifié de poète russe. Tous deux déchirés par les totalitarismes jumeaux du XX° siècle, nazisme et communisme, tous deux légitimés par la poésie. C’est à la mémoire de celui qui caricatura Staline dans un poème et qui mourut parmi la Sibérie des camps que fut dédiée La Rose de personne[7], son recueil le plus juif. Ses traductions, qui révélèrent son cher Ossip au public allemand, « avaient autant d’importance pour lui que ses propres poèmes » (p 120). Au point que nous aimerions lire la langue de Rilke pour découvrir ces derniers, mais aussi les Sonnets[8] de Shakespeare sous ses propres mains…
Enfin, les dernières années roulent la pierre de Sisyphe que fut ce terrible soupçon de plagiat de la part de la veuve d’Yvan Goll qui reprochait, avec une acharnée mauvaise foi, à Celan d’avoir volé la substance de l’œuvre de son mari. Sans compter les détresses intérieures qui affectèrent son équilibre psychique. Au point que son écriture, au travers de la Grille de parole[9], où « la cartographie lexicale du savoir poétique s’élargit » (p 136), devienne plus condensée, plus elliptique et métapoétique, plus traquée : il est de plus en plus difficile, et néanmoins stimulant, de réaliser ce vœu pieux du poète : « Le schibboleth, fais-le retentir / dans l’étranger de la patrie[10] ».
L’erreur aura trop souvent été d’associer Celan à Heidegger ; comme si celui qui avait adhéré au part nazi, qui n’avait jamais eu le moindre mot sur la shoah lors de la visite du poète à « Todtnauberg », pouvait délivrer une once de vérité ultime : « de qui a-t-il recueilli le nom avant le mien ?[11] ? » Ce que dénonça d’ailleurs John E. Jackson lors de la sortie du livre de Philippe Lacoue-Labarthe : La Poésie comme expérience[12], détournant selon lui Celan au profit de ce philosophe peut-être verbeux et surestimé.
Certes, au-delà des quatre volets de la réflexion initiale et initiatique de John E. Jackson, on pourra poursuivre le commentaire, l’exégèse avec Martine Broda[13], Jean Bollack[14] ou encore Jean-Pierre Lefebvre, dont les traductions de chaque poème de Renverse du souffle[15] et de Partie de Neige[16] sont accompagnées de notes substantielles qui nous permettent d’aller à la recherche de « la plus lointaine / connotation, au pied du paralytique / escalier-amen[17] »… Hélas, en cette hauteur oraculaire, le texte persiste à demeurer abrupt, acéré, lapidaire et aphoristique ; il semble parfois interdire l’accès à la pourtant bienveillante empathie du lecteur, même si son auteur ne tient pas à s’exiler au sommet de la tour d’ivoire d’un sens introuvable : « Car on sait bien que l’hermétisme de Celan n’appartient à aucune religion de l’art, ni à un formalisme dédaigneux du sens. Il laisse la place, la première, à la dimension éthique de la poésie[18] ».
Une autre lecture, en mosaïque, bénéficiant d’une vingtaine de contributeurs, s’élève comme une stèle nombreuse dans le cahier de L’Herne. Sous la direction d’un trio composé de Clément Fradin, Bertrand Badiou et Werner Wögerbauer, l’hommage et l’analyse ordonnée se conjuguent avec soin et intelligence. Nous saurons par exemple ce que la vie du poète insémine dans l’œuvre, bien qu’elle ne soit guère autobiographique. Et que, selon Bertrand Badiou, Paul Celan est « un adepte du drapeau noir plutôt que du drapeau rouge ». Les témoignages, non sans tendresse, révèlent un homme « timide », à la voix « murmurée », « un être suprêmement déchiré », selon Cioran. Mais aussi faut-il tenter de comprendre l’irrattrapable d’un homme terrassé par les diffamations et l’accusation de plagiat à laquelle Peter Szondi fait un sort ; un homme à la fois « Juif », « Allemand » et « fou », qui tente la rédemption par la poésie, bien au-delà de ses affinités avec Hölderlin et Kafka.
Si l’on pourrait être au premier et superficiel regard être déçu de l’absence de vers inédits, il faut songer que tant a été déjà édité. Pourtant bien des essais citent ici in extenso des poèmes, bilingues, parfois en de nouvelles traductions ; ou, plus surprenant celle d’Andrée Chédid (« Seul, le visage ») par Paul Celan lui-même. Poèmes souvent commentées avec une sourcilleuse perspicacité, ainsi de « Tard et profond », entre mythologie, national-socialisme, judaïté et résurrection. Et l’on découvre de nombreuses lettres, dont celle à Nina Cassian : « une littérature est bien une chose politique » ou « cette progression vers le réel qu’est la poésie », écho du Discours de Darmstadt : « La poésie, cette manière de proclamer l’infinitude de ce qui est mortel et voué à l’échec ». Ou celle à Siegfried Inseld : « Mes poèmes ne sont devenus ni plus hermétiques, ni plus géométriques ; ce ne sont pas des codes secrets, c’est de la langue ». En effet, sa « palette de vocables », selon Markus May, est parmi les plus variées de l’histoire de la poésie allemande. Il s’agit de nombreux « entrelacements référentiels thématiques et structurels » où loge l’herméneutique du poème. L’on saura comment, par exemple, « Radix, matrix », convoque à la fois un écho de l’avortement d’une amante de Celan, la Shoah, l’arbre de Jessé et une « fleuraison sauvage », en une réelle dimension esthétique. Et pour entrer dans le seul mystère d’un bref poème de dix vers, l’on lira un article étonnant intitulé « Rembrandt, Mandelstam et les limites de l’ekphrasis », ou comment faire tenir un univers pictural dans un portrait poétique.
Ainsi, un tel cahier, avec le traditionnel feuillet de photographies, ne dément pas, voire couronne, la réputation de cette collection dirigée par Laurence Tâcu, qui mit à l’honneur tant Ezra Pound que Joris-Karl Huysmans, tant Walter Benjamin que George Steiner…
Reste à faire son propre cheminement dans l’œuvre lumineuse et noire, aporétique de Paul Celan. Chercher « les calices de la grande / rose du ghetto[19] » là où la dimension tragique irrigue l’œuvre celanienne, au point que ce Minotaure fut peut-être son propre Thésée. Le poids des morts de la Shoah dans sa famille (en particulier sa mère) et sa langue, les immondes accusations de plagiat, les rejets de sa poésie qualifiée trop vite d’absconse et vide, voire une intimité névrotique, le conduiront à jeter sa vie dans la Seine en avril 1970 : « Aucun son, seule la lumière d’agonie / aide à la porter[20]. » L’impossible transcendance pèse quand « Personne ne nous repétrira de terre et de limon », quand le « Psaume » ne s’adresse plus qu’à un Dieu absent : « Loué sois-tu, Personne. / Pour l’amour de toi nous voulons / fleurir. / Contre / toi.[21] » Sans savoir si ce « contre toi » reste le signe d’une proximité ou celui d’un rejet. Voire d’un Dieu coupable auquel s’adresse dans « Tenebrae » un implacable réquisitoire, rayant toute transcendance : « Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur, / C’était du sang, c’était, ce que tu as versé, Seigneur[22]. » Peut-on s’abstenir de dire, en sa brièveté : « Maintenant que les prie-Dieu brûlent, / je mange le Livre / avec tous / les insignes[23]. » ?
Pourtant des lueurs de joie innervent le texte, comme le note Maurice Blanchot : « l’affirmation poétique, chez Paul Celan, toujours peut-être à l’écart de l’espoir comme à l’égard de la vérité -mais toujours en mouvement vers l’un et vers l’autre-, laisse encore quelque chose, sinon à espérer, à penser, par des phrases brèves qui éclairent brusquement, même après que tout a sombré dans l’obscurité.[24] » Car « Ce n’est pas toujours / que le mot solaire se pose sur ton front[25] ».
Peut-être saura-t-on ce qu’est la poésie, « le Mien – poème / aux cent bouches, / le Rien-poème.[26] », pour « celui dont l’art obsède le regard, et la pensée, jamais ne garde conscience de soi. L’art déporte le Moi au plus loin. (…) La poésie, qui, par force s’enfonce, pourtant, dans le chemin de l’art (…) ce lieu où tous les tropes et métaphores nous pressent de les conduire à l’absurde. (…) Mais dans la clarté de ce qui demeure à explorer, dans la clarté de l’utopie. (…) La poésie - : conversion en infini de la mortalité pure et la lettre morte.[27] »
Ainsi, nous voilà ébahis, soulevés par des métaphores inouïes : « le cilié de glace aux bras de pieuvre[28] », ou encore « des bouches de boue, j’en ai avalées, dans la tour, / langage, pilastres en lisière des ténèbres[29] »… Ne rêvait-il pas, au-delà des cendres de la poésie gazée à Auschwitz, d’un espoir possible en un nouveau Pétrarque :
C’est sans injonction d’autorité narcissique qu’il faut, moins que commenter, lire Paul Celan ; et tenter d'y trouver sa catharsis poétique. Au-delà de la disparition des commentateurs et des témoins, quand « le poème prend valeur de philosophème[31] » et surgit seul dans l’éblouissement intellectuel et sensible. Avec l’humilité de celui qui ne comprend pas souvent, car personne ne sera le Thésée ultime qui abattra ce pacifique et magnifique Minotaure de la poésie, de celui qui, soudain, au détour d’Enclos du temps, s’émeut, touché par la foudre moussue des mots :
Ingeborg Bachmann Paul Celan : Le Temps du cœur, Correspondance,
traduit de l’allemand par Bertrand Badiou, Seuil, 464 p, 30 €.
Ingeborg Bachmann : Journal de guerre,
traduit par Françoise Rétif, Actes Sud, 128 p, 16 €.
Pourquoi publier la fragile correspondance, absolument intime, de deux écrivains ? Est-ce voyeurisme obscène que de chercher à surprendre leurs secrets, mais aussi la trace créatrice de leurs amours dans leurs œuvres… Pourtant, combien émouvants, exaltants peuvent être les échanges poétiques, amoureux et épistolaires de deux grands poètes ! Même aussi lacunaires, marqués d’angoisses… Derrière les poèmes indépassables, qu’il s’agisse de la poignante « Invocation à la grande ourse[1] » d’Ingeborg Bachmann (1926-1973) ou de la saisissante évocation d’Auschwitz, cette « Fugue de mort[2]», de Paul Celan (1920-1970), il n’est pas inutile d’aller soulever le voile des lettres et des journaux pour tenter d’approcher des personnalités rocailleuses et fragiles à la fois.
Il faut imaginer la distance irréductible qui éloigne l’Autrichienne dont le père s’inscrivit au parti nazi avant qu’Hitler soit élu et le Juif du nord de la Roumanie dont les parents périrent dans les camps… Pourtant, seuls la langue allemande, leur inquiète furia poétique et l’amour -excusez du peu- les réunirent. Leur correspondance, passionnée, trouée de longs silences, ne peut qu’en partie permettre de reconstituer le récit de leur liaison, des corps, lyrique et spirituelle, et bien sûr de la savante alchimie des vers qui se répondent. Mais, y compris dans la tension des silences et des non-dits, une vibration passe, au-delà même, parmi dix-neuf ans d’échanges, du mariage de l’un avec Gisèle Lestrange[3] et des quatre ans de vie commune de l’autre avec Max Frish. L’une se met au service de la publication de l’œuvre de son alter égo, l’autre est d’abord plein d’attentions, d’attentes. Hélas, le langage qui les réunit les éloigne avec la même insistance : malentendus, incommunicabilité, incapacité expressive, mutisme révolté, guerre contre les mots et leur brisure intime entre dire et ne pas être, tout cela creuse une fosse temporelle, psychique et affective difficile à combler. Sans compter des personnalités difficiles, dépressives parfois, au point que Celan finit par se jeter dans la Seine en 1970, que Bachmann brûla dans son lit d’hôtel dans des circonstances restées mystérieuses. L’un périt par l’eau, l’autre par le feu…
A tous deux, il leur faut laver les mots allemands du nazisme, à elle de les décaper de la prise de pouvoir de la masculinité. Sans empêcher que la dimension métaphysique de leurs vers soit époustouflante. De plus leurs lyrismes se sont entre-nourris, au particulier autour de la thématique de l’obscur et de l’orphisme. Mais, s’ils se dédient longtemps des textes, la fêlure entre la poésie et l’amour se fait de plus en plus vive, les métaphores minérales et géologiques abondent chez Celan, les pierres ne fleurissent plus : « nous nous aimons comme pavot et mémoire (…) Il est temps que la pierre veuille fleurir[4]», disait-il en 1948… Ingeborg semble croire en la capacité du désir à rapprocher les êtres, Paul est trop vite écartelé entre la béance de son moi et l’autre. Leur échange est tissé pour elle de « Je t’aime et je ne veux pas t’aimer. C’est trop et trop dur. » Et des « nombreuses étreintes que tu ne peux pas accueillir » (p 43). Lui est plus réticent, empêché par lui-même, par la parole ; il lui redemande sa bague. Devant la déception, il demande pardon, se défausse : « les mots risquent de se figer » (p 53). Dans les années cinquante, s’il ne reste qu’ « amitié » (p 61), elle est sans cesse au service de sa carrière poétique ; pourtant, marié avec Gisèle Lestrange, il répond à peine. Il doute : « A quoi bon celui qui a fait entrer sa vie dans l’écriture » (p 144). Ou se fait exigence, lui offrant des textes intenses : « Les deux parlent avec la culpabilité de l’amour » (p 84). Cette relation bouleversante et distendue semble alors résonner au loin, sinon au centre, de maints de leurs poèmes : « tu étais, quand je t’ai rencontrée, les deux pour moi : le sensuel et le spirituel. C’est à jamais inséparable, Ingeborg. Pense à « In Ägypten ». Chaque fois que je le lis, je te vois entrer dans ce poème » (p 88). Plus tard, elle épouse Max Frish avec qui Paul peut devenir ami. Ils échangent leurs livres, leurs projets et traductions, ils s’offusquent du « manquement politique » d’Heidegger (p 149), et de l’immonde accusation de « maître plagiaire » (p 181) infligée par Claire Goll. Pourtant, ils restent jusqu’en 1961 conscients de leurs difficultés : « avec toutes ces blessures que nous sommes infligées » (p 162). Les appels épistolaires se raréfient dans les années soixante, alors que Paul devient violent envers son épouse, avant de confier ses tourments à la Seine. Dans une stupéfiante lettre non envoyée, Ingeborg dresse un réquisitoire : « Tu veux être la victime, mais il dépend de toi de ne pas l’être » (p191). A ces documents capitaux, complétés par un riche appareil de notes, s’ajoutent les lettres complétant le quatuor, avec Max Frish, avec Gisèle. Ainsi le sentiment de voyeurisme devant les cassures des couples voisine en nous avec une intime connaissance des ressorts d’un lyrisme entravé dans l’œuvre poétique…
La poésie intimidante, complexe, et néanmoins d’un intellect infiniment sensuel, de Paul Celan, est une sorte de Minotaure au fond du labyrinthe de tout accomplissement poétique contemporain. Lapidaire, elliptique, comme faite d’éclats, hermétique, pétrie d’allusions à la culture juive, d’un appel à Heidegger qui ne répond pas de son identité nazie, malgré l’« arnica », cette initiale étoile jaune de « Todtnauberg »[5], elle est comme celle d’un homme qui tente de construire son souffle jusqu’à une transcendance difficilement atteignable : « Décapé par / la bise irradiante de ton langage / le bavardage bariolé du Mon- / vécu –le Mien- / poème aux cent bouches, / le rien-poème. »[6]
Celle d’Ingeborg Bachmann parait d’un lyrisme qui confie plus aisément son exaltation et sa blessure et à l’ampleur du vers. Elle évolue (faut-il dire hélas ?) vers un tragique poignant : « En toutes langues se taisent / Les morts contre moi serrés / Personne ne m’aime et pour moi / N’a de lampe balancé ! »[7]. Avant que l’abandon de la poésie ne la conduise à n’être plus qu’une grande prosatrice.
C’est à la fin de la seconde guerre mondiale que la si jeune poétesse tint un Journal de guerre, aussi concis que coloré, peignant avec puissance Klagenfurt bombardée, mais aussi avec bonheur son amour utopique pour un soldat anglais, Jack Hamesh, dont peut lire ici les lettres avant qu’il rejoigne la Palestine, puis dresse pour elle un âpre tableau de cette démocratie en construction. La fille de nazi aime un jeune Juif cultivé qui quitta l’Autriche en 1938 pour l’Angleterre (ce qui n’est pas sans préparer son amour pour Celan). On apprend comment on vivait sous l’acharnement jusqu’au-boutiste des Hitleriens (« dans ma tête, j’ai fait mon testament », p 22), comment elle dut se préparer à enseigner à des enfants, s’engager à abandonner les études pour échapper à la conscription nazie. La Libération est pour elle à comprendre dans tous les sens du terme, comme le plus beau moment de sa déjà amoureuse vie, l’épisode qui joua un rôle séminal pour son roman Franza[8].
C’est grâce à ce bref journal, découvert vingt-cinq ans après sa mort prématurée, dans ses draps enflammés à Rome (« mes pensées sont lugubres (…) je crains (…) de m’y brûler » p 77) que l’on put imaginer que les Lettres à Felician[9]étaient peut-être destinées à Jack. Ecrites en effet en 1946, d’abord pour « aucun nom » (p 60), elles sont lumineuses. A dix-huit ans, il s’agit moins d’une expansion amoureuse naïve que nourrie par déjà tant de lectures et d’écritures lyriques. Elles sont prose et vers, offertes à « Mon ami, mon maître » (p 78), celui qui toujours a quelque chose de fictif, celui qui est un miroir projeté, car le seul ami (ou seule amie) du poète n’est peut-être que lui-même en gestation (il en est de même pour le maître) : « juste un désir artificiel qui tâche d’évoquer les images de ce qui m’est le plus cher en substitut de tout ce qui me manque » (p 80). Ingeborg « cherche (…) les mots pour toi qui me jetteraient de nouveau dans tes bras », une « bouche qui essaie de boire à moi » (p 53). Au-delà de l’art des lettres, ce sont de purs emportements lyriques : « Je t’aime comme le plus radieux des jours, comme les nuits les plus joyeuses de la pensée. » (p 56). « Aussi n’ai-je qu’un vœu, pour Toi, être « Je. » » (p 77). Est-il possible d’aller criant à travers le monde sans jamais être entendu ? »… Ainsi ce Felician rêvé et radieux s’oppose à l’immense poète réel, au karst de création et de dépression, à l’homme poétiquement créateur et psychiquement destructeur que fut Paul Celan…
Nous ne sommes pas sûrs que la question du destinataire des Lettres à Felician soit primordiale. Peut-être est-elle contre-productive. Qu’importe en effet qui sont le jeune homme blond et la dame brune des Sonnets[10]de Shakespeare dont l’énigme irrésolue a rempli des bibliothèques. Résoudre la curiosité vulgaire du lecteur et du critique en nommant un homme ou une femme ne fait que détourner des véritables dimensions de l’œuvre, d’autant que les personnages aimés par les lettres ou les poèmes ont quelque chose de composite, cristallisés par l’imaginaire et la nécessité de la polysémie de l’art. Ainsi ce Felician est moins le Jack Hamesh aimé par la jeune Ingeborg que l’heureuse (pour reprendre l’étymologie du prénom fictif) concrétion du désir amoureux avec toute son aura de création poétique. Toutes ces précieuses productions épistolaires ne sont pourtant, aussi bien pour Celan que pour Bachmann, que le terreau, l’humus, ou l’écume humaine, trop humaine, de la poésie qui seule importe. A moins que les lettres des poètes s’adressent définitivement aux mots, à la poésie elle-même : « Devrais-je (…) sonder la libido d’une voyelle, / établir la valeur amoureuse de nos consonnes[11] ? »
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.