Catedral de Siguenza, Guadalajara, Castilla La Mancha.
Photo : T. Guinhut.
Juan Francisco Ferré :
Providence du lecteur et Karnaval capitaliste ?
Suivi par Juan Filloy : Op Oloop.
Juan Francisco Ferré : Providence,
traduit de l’espagnol par François Monti,
Passage du Nord-Ouest, 640 p, 25 €.
Juan Francisco Ferré : Karnaval,
traduit de l’espagnol par Inés Introcaso et Brigitte Jensen,
Passage du Nord-Ouest, 621 p, 24 €.
Juan Filloy : Op Oloop, traduit de l’espagnol (Argentine) par Céleste Desoille,
Monsieur Toussaint Louverture, 256 p, 18,50 €.
Comment faire son Grand Roman ? Sinon en projetant sur la trajectoire d’un alter ego le retable baroque de nombre d’images du monde et de fantasmes universels. La recette parait simple ; au risque du narcissisme et de l’explosion désordonné des thèmes et des strates culturelles. Nous avons cru ainsi nommer la tentative esthétique de Juan Franscisco Ferré (né à Malaga en 1962), fantasmant le roman total avec son Providence et brassant la satire dans Karnaval ; dont le burlesque n’est pas loin de celui d’un autre romancier de langue espagnole, cette fois argentin : Juan Filloy, détenteur de l’ambitieux et dérisoire Op Oloop.
Providence est très vite un livre intrigant, bavard autant que riche, comme une sorte de météore de poids, plutôt bien ficelé. Car ce ne sont pas les ficelles qui manquent : allusions souterraines à un grand écrivain culte et occulte -Lovecraft pour ne pas le nommer- histoire de se donner un parrainage édifiant, ironie haute en couleurs envers les « vertus du capitalisme béni » histoire de se poser en trop facile moraliste économique, mythe faustien pour la caution profondément philosophique, et satire du cinéma hollywoodien pour l’inscription mode dans l’air du temps, sans compter les épices érotico-pornographiques pour se la jouer coquin et transgressiste… On hésite alors entre le défi au Grand Roman Américain brillamment relevé par un écrivain espagnol et la pantalonnade bourrée de clichés mis en scène avec art. Le fourre-tout parait parfois somptueusement réussi, parfois aussi flapi qu’un collage qui se décolle…
Pour peut-être y réaliser une projection biaisée de son auteur, et comme pour exorciser son homonyme politique, le narrateur se nomme, Alex Franco. Cinéaste plus ou moins d’avant-garde, il voit son film sélectionné puis dédaigné à Cannes où il rencontre une superbe sexagénaire qui lui ouvre autant son lit que la parfaite réplique artificielle du corps de ses vingt ans, en lui proposant un contrat cinématographique prometteur et mystérieux. Jusque-là, malgré le ton -un peu trop jeune frimeur- et des scènes superfétatoires avec des entraîneuses louches, et en passant par la rencontre d’un étrange tentateur nommé El-Razed qui lui propose -en une scène splendide- de changer sa vie grâce à « des opportunités exclusives », puis « le succès », le roman parait plus que prometteur. D’autant que le scénario qu’il se doit de mener à bien postule l’existence d’un jeu vidéo nommé « Providence » qui serait plus addictif et plus dangereux que le terrorisme du 11 septembre. L'on a compris les nombreuses allusions à l'écrivain Lovecraft[1]…
Le principal reproche que l’on peut légitiment faire à cet opus est la disproportion entre les ambitions parfois hautement relevées du roman gothique, du roman total et celles de la pauvrette satire à peine convenue du milieu cinématographique et surtout du roman universitaire (ou campus novel). Dans la ville américaine de Providence, entre quelques cours sur l’histoire du cinéma et sur Les Dents de la mer, un brin prétentieux et prétendument provocateurs, qui lui valent l’inimitié de ses étudiants, notre Alex Franco, professeur invité par le biais de ces méphistophélétiques commanditaires, passe son temps à vaguement brasser son ennui. Dans sa maison de location couverte de posters procommunistes, il consomme une drogue nommé « Blue moon » qui lui est mystérieusement fournie, couche avec toute jeune femelle qui bouge à sa portée, en un puéril sex movie. Les scènes sexuelles sont hélas d’une platitude à faire bailler un érotomane : des dizaines de pages alignées de coucheries de hasard et sordides, sans intérêt aucun, que (non par pudibonderie) l’on se refuse à cautionner ;même s’il appelle sans nécessité ses vulgaires partenaires des « muses »En cette piètre satire des moeurs, jusqu’à une sodomie vexatoire, il n’y a aucune extase, aucune nécessité dramatique, à moins que les Noires et Noirs puissent être associés à la résurgence d’un racisme venu de Lovecraft et dépassé…
En oublie-t-il le projet de film qui lui a été confié, à partir d’un scénario à retravailler, autour d’un écrivain russe, auteur de « Cristal liquide » et d’un jeu vidéo justement nommé « Providence », comme la ville où Resnais tourna son film, comme la ville où écrivit Lovecraft, comme celle où il doit enseigner pour préparer sa création et servir d’on ne sait quelle tête de pont pour une organisation secrète complotant dans l’ombre : « une conspiration pour imposer le monde virtuel au monde réel ». D’où l’impression un peu facile de se trouver aux lisières des théories du complot les plus poisseuses de ridicule ainsi que des romans paranoïdes, mais autrement complexes de Thomas Pynchon.
Le conglomérat romanesque prend de l’épaisseur avec les lettres d’un mystérieux Jack Daniels qui l’entretien d’une « Eglise écarlate » et de son « application rigoureuse du sentiment orgiastique vital », sans que notre anti-héros en prenne de la graine avant qu’il ne soit trop tard. Et lorsqu’un de ces étudiants lui confie un manuscrit déjanté, évidente mise en abyme du roman : « une constellation d’histoires reliées par des personnages, des éléments ou des images». Qui sait si ce fragment fantasmatique mettant en scène un Lovecraft meurtrier en série en fait partie ? A moins qu’il s’agisse d’une « biographie filée et irrévérencieuse » fomentée par notre velléitaire Alex…
Entre science-fiction et fantastique, ce capharnaüm fascinant peut être compris comme les étapes hallucinées, entraînant souvent la déception, d’un jeu, dont les « niveaux » sont ceux du roman : « une monstrueuse page web, un jeu vidéo maléfique », qui devient parfois « Providenz », comme pour faire écho à eXistenZ, cet excellent film de David Cronenberg. Providence est une ville, un film qui ne verra peut-être jamais la lumière, un jeu-vidéo sournois et apocalyptique, un être-là, un désir, une peur. Les divers niveaux de lectures parviennent à multiplier l’intérêt pour cet étrange habitant de la borgesienne bibliothèque de Babel. Ce dont la préface du grand Julian Rios se fait l’écho, quoique en paraissant un peu manquer et hyperboliser son objet. Le postmodernisme de Ferré est bien sûr flagrant, jouant avec les références métafictionnelles, les réécritures renégates des grands mythes, depuis celui de Faust au petit pied jusqu’à celui de Cthulhu, le dieu plus qu’ancien de Lovecraft, prêt à ravager un gratte-ciel par le feu, avant de ravager le monde entier, en s’infiltrant dans une « Confrérie des amis du crime organisé » et dans un jeu vidéo : « Le nom secret de la Jérusalem du futur (…) est PROVIDENCE. Ce paradis de l’esprit a un prix élevé : le corps. Le condamner afin de sauver l’esprit est un des objectifs les plus élevés du jeu. » L’initiation aux démons de l’Amérique, à la grotesque quincaillerie apocalyptique cinématographique -parodique ou désirée ?- est finalement sans pitié.
Quel est alors le degré de réalité où évolue Alex Franco ? Tout cela n’est-il qu’un artefact dû à sa drogue, que les facettes éclatées du diamant de la création littéraire, qu’une collection de fantasmes, qui vont de la haute dignité faustienne au bas prurit adolescent entre coucheries et jeu-vidéo ultime ? A moins qu’il devienne un « réseau neuronal artificiel »… Le roman est alors comme un cerveau réalisé, exposé en ses pages excellentes et médiocres, assurant après le long orgasme de la création, la survie science-fictionnelle de son créateur. Si Providence est un échec, une allégorie de la condition humaine et de ses ambitions frustrées, il est de toute évidence plus exaltant que cent réussites.
À moins que son Karnaval, dans lequel « DK», ex-directeur du Fonds monétaire international (on aura compris l'allusion) prépare son Grand Soir, soit la satire explosive attendue... « Le dieu K », qui n’a pas grand-chose de kafkaïen, est bouffi de toute-puissance, y-compris sexuelle, y-compris jusqu’à la certitude de son impunité astronomique. Las, la rencontre avec une modeste femme de chambre dans laquelle son sexe se serait faufilé en toute innocence, signe sa descente aux enfers de l’impuissance sexuelle et politique. C’est farfelu en diable, comme lorsque son épouse, Nicole, lui propose, en guise de soin physique et psychologique, une cérémonie d’exorcisme se soldant par une anale excrétion d’œufs multicolores. L’économiste socio-démocrate, alias « Dionysos K », s’imagine être le héros d’une tragédie grecque (d’où vient le mot carnaval via les dionysies), fantasme l’abolition de la propriété privée, écrit aux grands de ce monde, Obama, Sarkozy, Lady Gaga, Chomsky et autres économistes. Scènes homosexuelles, zoophiles, parodies de divers écrivains, entre Sollers et Houellebecq, le fourre-tout du tout contemporain fait rire et cependant fatigue rapidement son lecteur. La concision n’étant pas le péché mignon de Ferré, le monstre, qui se veut « orgie effrénée » et « Theatrum Philosophicum », accouche d’une poignée de lubriques souris, d’autant que le roman use et abuse avec inconscience de la caricature d’un « capitalisme totalitaire » honni et cependant précieux lorsqu’il est libéral[2].
Totalement loufoque ce Op Oloop… Le titre de l’Argentin Juan Filloy tient on ne peut mieux sa promesse : avec un nom pareil, le personnage éponyme est excentrique à souhait, à son corps défendant. En effet, il brille d’abord par sa mesure, sa rigueur, sa « méthode » par lui réputées infaillibles pour bien conduire sa vie vers « l’art supérieur d’être un homme ». En bon statisticien finnois, il mesure au millimètre son temps et ses actes, épouvanté par le moindre accroc. Hélas, des irritations inopinées, un modeste incident de la route, le font déjanter. Jusqu’à faillir être assassiné, jusqu’à entraîner sa fiancée Franziska malgré l’opposition de son père qui « préfère la voir se morfondre, hâve et languissante, dans les souffrances du délire virginal, que de laisser s’épanouir les fleurs du désir ancestral sur ses joues et ses seins ». Conduit par un style baroque époustouflant, ce roman hors normes est animé d’une écriture ampoulée, alambiquée et néanmoins entraînante, riche d’allusions culturelles, voire mythologiques. La langue de Filloy et de son personnage, un rien désuète, est absolument désopilante, pétrie d’ironie surréaliste, sinon d’un zeste de jeu oulipien. L’acmé du suicide de cet anti-héros aux prétentions hyperboliques est une satire des ambitions humaines, puisqu’il constate « l’échec retentissant de l’amour » et découvre « la face cachée de la vanité ». Une fois de plus les éditions Monsieur Toussaint Louverture nous révèlent une œuvre singulière, un roman philosophique et ludique interdit en 1934 pour pornographie. Ce journal testamentaire d’un excentrique intellectuel passablement libidineux a été commis par un auteur lui-même plus qu’insolite. Juan Filloy fut arbitre de boxe et centenaire (1894-2000), juge et polyglotte, ami de Borges et auteur de vingt-sept romans aux titres de sept lettres qui impressionnèrent Cortazar. Vite, que l’on traduise encore de ces bijoux étonnants !
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.