Ingar Sletten Kolloen : Knut Hamsun, rêveur et conquérant,
traduit du norvégien par Eric Eydoux, Gaïa éditeur, 2010, 766 p, 28 €.
Malheureux rêveur, le jeune Knut Hamsun, affligé par une pauvreté infamante, eut faim, très faim. De pain, mais aussi de romantisme, ce qui lui permit de rédiger de beaux romans réalistes et poétiques où les paysages de Norvège et les jeunes gens en quête d’amour réalisent une initiation pas toujours satisfaisante. Révélé en 1890 par La Faim, roman autobiographique d’un jeune homme aux aspirations d’écrivain tourmentées confronté à de terribles difficultés pécuniaires, le Norvégien Knut Hamsun (1859-1952) est un véritable démiurge. A travers quelques dizaines d’ouvrages, romanesques, mais aussi théâtraux et poétiques, c’est un créateur d’univers, aux personnages fouillés, attachants ou désespérants, le chantre d’une littérature psychologique aux histoires d’amours passionnées entre jeunes rêveurs et filles de bourgeois commerçants… Grâce à une écriture évocatrice et émouvante il dépeint la société norvégienne de son temps, entre ruralité traditionnelle et révolution industrielle. Son succès et son éthique d’écrivain ne lui assurèrent cependant pas une carrière indigne de tout reproche. Pourquoi un si grand romancier est-il devenu pronazi ? Sa biographe Ingar Sletten Kolloen, dans Knut Hamsun, rêveur et conquérant, balise avec soin cette dérive intellectuelle.
Roman autobiographique terriblement réaliste, La Faim, publié en 1892, est loin d’être un navet. Le jeune narrateur-personnage est un modeste homme de lettres désargenté, errant parmi les froides rues de Christiana, l’actuelle Oslo. Alors que rares sont ses articles acceptés par les journaux locaux pour quelques couronnes, il n’a plus qu’une obsession, recueillir quelques piécettes qui le nourriront afin d’imaginer survivre de jour en jour. Jeté hors de sa pension misérable, « pareille à un lugubre cercueil disjoint », il fantasme « la faim au ventre » devant les vitrines des boulangers comme devant le charme de femmes qui seraient ses salvatrices. La solitude urbaine le nargue, les gens le repoussent, la société parée de vertus protestantes dément ses principes. En une descente aux enfers graduelle, non seulement la faim affaiblit son corps étique, mais elle érode ses pensées, jusqu’au délire, mêlant souvenirs, espérances, désespoir, colère et apathie, à la lisière du fantastique et de l’illumination.
Au-delà de la réalité autobiographique, cet ouvrage révèle une dimension anthropologique et clinique, grâce à l’acuité de la description d'un état physiologique et psychologique qui va s’altérant. Les idées paraissent d’abord plus claires, permettant à l’inspiration de jaillir au service de nouvelles pages, le corps semble plus léger, avant que l’épuisement vide le crâne du malheureux. Il culpabilise, s’en remet au Dieu qui l’a créé, dort dans les bois, dans un atelier de tôlerie désaffecté, sur un banc et y compris sous la pluie, voire en cellule, en tant que sans-logis ramassé par la police. Il occupe ses mâchoires comme il peut : « Mâcher des copeaux ne servirait plus à rien ; mes mâchoires étaient lasses de ce travail stérile et je les laissai en repos. [...] Au surplus, un bout d'écorce d'orange déjà brunie que j'avais trouvé par terre et m'étais aussitôt mis à ronger m'avait donné la nausée ». Pire, lorsqu'il peut enfin dévorer un bifteck, son estomac le trahit et il vomit. Comme une bête, il ronge un os qu’il prétend demander à un boucher pour son chien. Incroyablement, au cœur d’une existence aussi misérable, apparait une romance avec une jeune fille au cours de laquelle, il peut se laisser rêver d’être aimé ; romance cependant avortée à cause de son instabilité.
En cette tranche de sociologie sans guère de tranche de viande ni de pain, en ce récit un brin naturaliste, la dépersonnalisation du narrateur a quelque chose de kafkaïen, surtout si l’on pense à la nouvelle « L’artiste de la faim » de l’auteur du Procès. Dans un perspective sociale, il ne va pas sans une certaine empathie implicite à l’égard des miséreux et autres sans domiciles fixes. Enfin l’anti-héros n’aura que l’engagement sur un bateau trois-mâts en tant qu’homme à tout faire pour survivre, puis s’installer en prolétaire aux Etats-Unis, avant de revenir en Europe, à Paris, puis en Norvège, où la publication de ce roman lui permit non seulement de manger plus qu’à sa faim, mais d’engager une prolifique carrière littéraire. Un peu à la manière de son contemporain américain Jack London. La mosaïque d’une conscience altérée permet cependant à ce roman frappant d’associer à la mise à nu d’une société les processus tortueux de la créativité en une esthétique déjà fort moderne.
Le roman devient Faim en perdant son article et la plupart de son discours, comme désossé, et en devenant bande dessinée avec Martin Ernstsen, un Suédois né en 1982. C’est bien le problème éternel d’une telle adaptation, quoique le dessinateur y mette un talent bienvenu, en jouant sur les gris et les noirs, pathétiques, les tremblements du personnage, mais aussi les rouges intensément contrastés. Dans toute cette grisaille aux intestins serrés, « le palais d’Ylajali » rêvé par le pathétique héros se cristallise en une vison aux couleurs féériques où le rêve amoureux s’entoure de rose. Mais le plus souvent son corps se métamorphose, se désagrège, devient une limace chapeautée.
Cet album, fort réussi, insiste avec talent sur les délires hallucinatoires du protagoniste que son estomac, et par voie de conséquence sa psyché, ne laissent pas en paix. Il peut donner envie, outre de prendre un solide goûter, et, ce serait judicieux, d’aller vers l’accomplissement de la lecture, soit le roman lui-même. À moins de penser, et ce serait désastreux, que l’adaptation en bande dessinée permette de faire l’économie d’une plus patiente et gratifiante tâche.
C’est L’Eveil de la glèbe[1] qui attira l’attention l’Académie Nobel aux fins d’attribuer son prix en 1920 à Knut Hamsun. En une réécriture de la Genèse, un jeune couple, Isaac et Inger, fait la conquête d’une région sauvage, la Nordland. La pastorale se heurte cependant aux nécessités du monde moderne. L’éden devra reculer face à la société mercantile et industrielle ; d’où une vision réitérée de la destinée humaine écartelée entre deux mondes.
Henry Miller appréciait profondément Vagabonds[2], écrit en 1936. Ces derniers s’appellent Edevart et August, dont le retour au village stupéfie le premier qui ne rêve que de partir, que d’explorer le vaste monde. Passablement impécunieux, les deux compères parcourent en ce peu prospère XIX° siècle rural le pays à la recherche de boulots divers, tour à tour paysans, colporteurs, marins ou pêcheurs. Quelques-uns de ces « vagabonds » norvégiens tentent la fortune en émigrant en Amérique, d’autres tentent de survivre au pays à qui mieux mieux. Le roman déploie une amitié entre deux personnages inquiets, voire torturés par leurs passions, leurs ambitions et leurs prodigalités, et une époque charnière entre le monde ancien et la modernité. Entre de vastes descriptions de la nature sauvage, les personnages divers sont souvent hauts en couleurs, alors que les tableaux de société atteignent une réelle valeur sociologique…
Thomas Mann appréciait « le charme infiniment aimable de l’art d’Hamsun ». En effet, Le Dernier chapitre[3], publié en 1923, peut être considéré comme une âme sœur de l’immense Montagne magique. Car une bonne part de l’action se situe également dans un sanatorium de montagne. Le propos est volontiers satirique, dénonçant les vices petits et grands d’une société bourgeoise où se côtoient névrosés et escrocs. Un personnage domine le livre et en particulier la fin : c’est « le Suicidé », anti-héros manifeste et marionnette absurde de la vie séduite par la mort.
L’un des thèmes récurrents et significatifs de Knut Hamsun est l’opposition entre la paysannerie traditionnelle et la tradition aristocratique terrienne d’une part et les parvenus d’une bourgeoisie cupide qui représente une modernité aussi agressive que désastreuse d’autre part. À cet égard le roman Enfants de leur temps[4] présente une galerie de personnages contrastés, sans néanmoins choir dans un manichéisme outrancier, entre Tobias Holmengra, parvenu génial, Willatz Holmsen, aristocrate nordique, lieutenant éprouvé par son destin et porteur d’un rêve aussi sublime que désespéré. Le déterminisme social est alors la cible de l’écrivain engagé.
Le titre de son dernier roman est visiblement symbolique : Le Cercle s’est refermé[5]. Mais c’est sur l’amertume. Car son personnage principal, Abel Brodersen, au malheureux prénom biblique, ne vit que par indifférence. Que lui importent les valeurs et les ambitions, l’argent et les amours qui mènent le monde, que lui importent ces femmes, Lili, Lolla, Olga, qui virevoltent autour de lui ! « Un drôle de phénomène cet Abel qui vagabondait constamment et ne se fixait nulle part. Et comment faisait-on pour devenir quelque chose ? » La satire de société, criante, n’épargne pas le vide d’un anti-héros insouciant et désabusé : « En attendant, le temps passait et Abel s’anéantissait de plus en plus ».
La biographe Ingar Sletten Kolloen, en un ouvrage aussi encyclopédique qu’agréablement lisible, nous permet d’entrer au cœur des affres de cet auteur instable, qui eut du mal à trouver sa place dans le milieu littéraire scandinave, avant que son succès soit fêté. Prodigue, il gaspilla ses droits d’auteur considérables, eut autant de mal à se fixer en amour que pour sa résidence. Deux épouses trompées, Bergljot puis Marie, soumises à un caractère possessif, égoïste, témoignent d’une personnalité difficile et d’une contradiction flagrante avec ses héros aux aspirations amoureuses idéales. Pour Knut Hamsun hélas, la création artistique légitime les tyrannies domestiques.
De là à adorer d’autres tyrannies, il y a qu’un pas. Car, malgré l’intérêt de ses romans bouillonnants de qualités esthétiques et morales, l’on ne peut qu’y déceler une fixation sur le monde rural, sur un passé idéalement proche de la nature, en un mot une pensée réactionnaire face aux évolutions de la civilisation. Si l’on ajoute qu’adulé par le lectorat allemand et boudé par les Anglais, il en vint à devenir anglophobe, l’on comprend son attrait pour la « germanité », son adhésion au parti pronazi, le Nasjonal Samling, puis, sans l’excuser un instant, sa passion délirante envers Hitler à qui il finit par rendre visite en 1943, en pleine guerre mondiale, offrant sa médaille du prix Nobel à Joseph Goebbels. Interné au pays après l’effondrement de l’Allemagne, jugé malgré son grand âge pour trahison envers la Norvège, qui, rappelons-le, fut occupée par la botte nazie, il fut considéré comme une vieille tête de pioche au jugement fragile. Gloire nationale, il reste cependant un auteur pour le moins controversé.
Outre la richesse du récit précisément documenté, cette biographie intime et politique du grand Norvégien Knut Hamsun a le mérite de poser des questions et un problème récurrent. Le nazisme est-il un romantisme, en son rêve de grandeur, romantisme pour le moins avarié ? Comme dans le cas de Louis Ferdinand Céline[6] ou d’Ezra Pound[7], sans compter tous ceux aimantés par la fascination communiste, un artiste peut-il rester un grand créateur humaniste si la bête totalitaire l’a séduit ?
Thierry Guinhut
La partie sur Ingar Sletten Kolkhozien a té publiée dans Le Matricule des Anges, mai 2010
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.