Jérôme Thélot : Le Travail photographique de Jean-Jacques Gonzales,
L’Atelier contemporain, 2020, 200 p, 30 €.
Patrick Bogner : Erdgeist, L’Atelier contemporain, 2020, 144p, 35 €.
Yves Bonnefoy : Alexandre Hollan,
L’Atelier contemporain, 2019, 152 p, 30 €.
Privilégiant le dialogue entre le texte et l’image, L’Atelier contemporain ne cesse de nous proposer des beaux livres, un rien austère, exigeants, superbes, dont la vertu est d’incendier de finesse l’esprit du lecteur et du contemplateur. Chez cet éditeur soigneux, sis à Strasbourg, qui nimbe de belle blancheur une élégante typographie, la photographie se fait une place cruciale au regard de l’attention du texte qui l’accompagne en toute amitié. Fondée en l’an 2000 par François-Marie Deyrolle, qui dès 1990 menait une enseigne au nom de « Deyrolle éditions », privilégiant la pensée poétique et les livres d’artistes, ce fut d’abord une revue empruntant le titre de Francis Ponge[1]. L’Atelier contemporain devint en 2013 maison d’édition à part entière, fluctuant parmi les rivages de l’art et de la littérature, avec une collection au si bel emblème : « L’Esperluette », associant écrivain et artiste, en leurs plus électives affinités. Ce sont aujourd’hui plus de soixante-dix titres qui forment à eux seuls un impressionnante bibliothèque, raffinée, sensible, intellectuelle au meilleur sens du terme. Ils s’étagent du XIX° siècle au plus contemporain, des Observations sur la peinture de Pierre Bonnard à l’examen auquel se livre Yves Bonnefoy sur l’œuvre d’Alexandre Hollan, peintre des arbres, quoique François-Marie Deyrolle sache affirmer tout net : « J’aime la peinture, le dessin, la sculpture, la photographie ; je n’aime pas l’art contemporain ». Pas de révérence donc envers la pléthore d’installations et de readymade à la Duchamp qui envahit le champ muséal[2] et celui de la pensée. Si une telle optique peut paraître traditionnelle au premier regard, elle n’en est pas moins rigoureuse et sensible, à l’affut de découvertes à même de remuer l’esprit comme un flot de nuages éclaire le paysage de la pensée. Sans prétendre un instant à l’exhaustivité, découvrons quelques titres marquants, ou coup de cœur comme l’on voudra, et fort divers, qui émaillent le parcours de L’Atelier contemporain, de Francis Bacon, en passant par les Lupercales, jusqu’au mystérieux Erdgeist.
Conversons avec Francis Bacon, en passant sur une déception qui ne doit pas en être une : ce n’est pas ici le lieu de la déferlante des plages et des giclures colorées du peintre, mais des photographies noir et blanc de Marc Trivier qui illustrent ce recueil d’entretiens. Nous ne manquons pas de beaux livres pour plonger dans la remuante - voire angoissée, sinon torturée - contemplation qui nous enlève devant une peinture du maître anglais, par exemple celui commenté par Philippe Sollers[3]. Or ici ce sont les tréfonds de l’atelier qui sont scrutés, comme si le secret pictural gisait dans les pots, les taches et les pinceaux, l’amas de toiles et de déchets, dans un miroir martelé de gouttes, un « terrible désordre », pour introduire la confidence, voire la confession.
Dix-neuf entretiens parus en divers catalogues et journaux, avec diverses personnalités (et non des moindres), de Jean Clair à Marguerite Duras, parfois inédits en français, sont ici heureusement réunis, car éparpillés ils tendaient à devenir introuvables. Il s’agit d’un paradoxe, puisque Francis Bacon (1909-1992) déniait à la parole la capacité de réellement parler de ses peintures, quoiqu’il se livrât volontiers à l’exercice, sans oublier ses Entretiens avec David Sylvester[4]. Ce dernier avait une grande affection pour le travail de son interlocuteur ; en revanche, comme le note le préfacier, Yannick Haenel, les journalistes qui l’interrogent ici font parfois montre d’une certaine lourdeur, comme lorsqu’un entretien s’intitule « Est-il méchant ? » Qu’importe, les flèches de l’ironie baconnienne ne les épargnent pas : « La vérité est toujours méchante », répond-il.
Le bonhomme n’est pas facile. Soucieux de Rembrandt, de Titien, de Picasso, de Van Gogh et de Vélasquez, qu’il s’acharna à repeindre à son gré passablement iconoclaste, il déteste l’art contemporain, exècre l’abstraction, réprouve « la manque d’imagination dans la technique », n’aime pas revoir ses propres tableaux, au point d’en avoir détruit quelques-uns, rongé par l’inquiétude et le doute sur ses capacités. Il ne peut user de l’anatomie qu’en la brisant, jusqu’à la torture et la monstruosité ; sa peinture est un cri. Son esthétique ne recule pas devant la réalité du mal au point que l’œuvre n’ait pas toujours été appréciée, sinon scandaleusement rejetée. La beauté rose et violette de ses toiles a pu faire grincer bien des dents. Quant au orange, il « lutte contre la mort ».
Les réponses sont volontiers abruptes : « J’aime boire ». La pensée implacable : « l’ombre de la viande morte pèse sur nous dès notre naissance ». La résolution esthétique sans faille : « La photographie a tellement occupé le terrain que l’image peinte n’est intéressante que si elle est déformée et attaque ainsi directement le système nerveux ». Par instants, quoique toujours en-deçà de la puissance de l’œuvre achevée, les paroles sont plus disertes, lorsqu’il s’agit de « rendre la vie dans toute sa force », de commencer par une tache, « par laquelle je vais pouvoir mener à la réalité l’image que je porte en moi », et réaliser un portrait qui « a un impact d’une tout autre violence sur le système nerveux du « regardeur ». Parce qu’il remue en lui « des sensations irrationnelles, au fond inconnues de nous »…
Un personnage dans une chambre close, traversé par une déflagration, outre la démultiplication d’un autoportrait permanent, c’est peut-être également, avoue-t-il, la trace du « temps de chaos » qui fut celui du XX° siècle, entre les deux guerres mondiales et la révolution russe, en particulier les bombardements sur Londres, au cours desquels le peintre aida à dégager des gens des bâtiments bombardés. Voire la trace de son homosexualité, lorsqu’il peint des personnages enlacés sur un lit, dans un érotisme qui n’a pas grand-chose de doucereux. Peut-être faut-il y voir, comme il le souligne, « la névrose de mon siècle ». Alors qu’il prétend que la mythologie grecque est « plus proche de la vérité que le christianisme », il est permis d’imaginer que les triptyques de Francis Bacon ont une irradiante dimension mythologique.
À lui seul, s’il le fallait, Francis Bacon montre que la mise entre parenthèse de la peinture par une certaine doxa de l’art contemporain est une hérésie. Ainsi L’Atelier contemporain fait-il œuvre nécessaire en publiant une telle explosion de déclarations, qui, si elles ne remplacent pas un instant l’œuvre, l’éclairent en diable et en beauté.
Fêtons les lupercales, cette cérémonie purificatrice romaine, associée à la louve (lupa) qui nourrit Rémus et Romulus, ce par le rire et la renaissance, par le fouet censé rendre les femmes fécondes ! Quoique changé en Saint-Valentin par le pape Gélase Ier, cette fête païenne hante la mémoire du 15 février. À ce rite ancien faunesque, Jean-Pascal Dubost pour les textes et Aurélie de Heinzelin pour les peintures en noir, voire en couleurs, répondent par une cascade de rires obscènes.
Le mythe originel est cependant réinvesti avec ardeur et verdeur par nos deux artistes. Car, « vêtu d’une métaphore, Lupercus se déplace furtivement au cœur du mythe ». La créature est hybride, en toute « humâlité », autant que la langue qui se déplie et s’encanaille. C’est en forêt bretonne, « comme une Dame Noire de Brocéliande », que cette créature apparaît, accueillie par une narratrice exaltée, conquise par « ItyphalLupercus ». Au récit des unions lubriques, s’ajoutent des citations diverses, un poème érotique de L’Arétin, des bordées de mots dont on ne sait s’il faut les qualifier de vers ou d’aphorismes : « L’union d’Erato et de Priape sur une phrase bandée ». Le poète inventif, mais jamais ordurier, aime les calembours, les listes, « l’oraison éjaculatoire » et les contes, célébrant une jubilatoire légende des sexes, en une fête rabelaisienne de la langue.
Quant à l’illustratrice, Aurélie de Heinzelin, elle jubile, brassant des griffures d’encre, des nudités écartelées criant leur jouissance, exhibant sous la robe un priape expansif, promenant dans l’air blanc de la page une poignée de phallus ailés en plein vol…
Voilà un livre réjouissant, un poème en prose aphoristique et provoquant, qui tranche avec le sérieux du catalogue de l’éditeur, préférant une esthétique résolument libre et pornographique, digne des rayons curiosa de la bibliothèque. Ce n’est pas pour rien que son auteur, Jean-Pascal Dubost, né en 1963, qui a publié des Fantasqueries[5] et un Nouveau Fatrassier[6], se présente comme un « fou merlin » !
En noir et blanc, rarement en couleurs, mais soyeuse, la photographie de Jean-Jacques Gonzales (né en 1950) rencontre les commentaires sensibles et les analyses rigoureuses de Jérôme Thélot. La photo est une « graphie » à même de révéler la présence. Ce pourquoi il ne s’agit pas d’offrir une image léchée, mais, par son grain, son flou, son brouillard (« netteté insupportable », jette le photographe), de confronter le regard avec une interrogation métaphysique devant le monde. Ce sont le plus souvent des paysages, quelques architectures, quelques silhouettes, jusqu’à l’épure, voire l’abstraction, balançant entre « sécurité ontologique » et incertitude du rêve. Nous sommes « parmi les feuillages profus de la matière », à la limite du « désert métaphysique ». La troublante mélancolie qui sourd d’une beauté du visible teintée dans le noir est de l’ordre de « la nostalgie de l’immémorial ».
Comme un triptyque autour des images, ce sont deux volets d’écriture : l’essai de Jérôme Thélot, qui n’est pas pour rien un élève et spécialiste d’Yves Bonnefoy, et des extraits du « Journal photographique 1998-2019 » de Jean-Jacques Gonzales, intitulé La Fiction d’un éblouissant rail continu, dans lequel « toute photographie pourrait être considérée comme un pèlerinage». Nul doute que ces trois postulations esthétiques s’enrichissent l’une l’autre en ce livre troublant.
Un somptueux in quarto est offert à la photographie de Patrick Bogner (né en 1982), pour la sublimer : Erdgeist. Que signifie ce titre germanique ? C’est le panthéiste « esprit de la terre », tel qu’il trouve sa source intellectuelle et poétique dans le romantisme allemand, parmi le mouvement du « Sturm and Drang » marqué par la littérature de Goethe et Lenz, et la peinture de paysage, en particulier celle de Caspar David Friedrich. Ce dernier représente l’immensité et la beauté du paysage naturel, mais aussi la solitude métaphysique de l’homme contemplatif face à la puissance des grands espaces marins et montagneux. Le photographe ne se contente pas d’une sorte de transposition de l’œuvre du peintre en son travail. Si l’on y retrouve une prégnante émotion devant la grandeur de la nature sauvage et de l’autorité des montagnes, c’est par un noir et blanc sculptural, graphique et brutalement sensuel que son travail s’impose, à la lisière d’une abstraction intensément esthétique.
Plutôt que de longuement gloser, que de commenter de manière narcissique ces photographies, Patrick Bogner les introduit par une réflexion d’historien nourrie chez Caspar David Friedrich, qui « invente la tragédie du paysage », tout en soulignant qu’il « assume désormais le tôle d’une peinture religieuse dépouillée des dogmes de l’Eglise, évoquant le divin comme un possible inatteignable ». Il préfère assumer un humble retrait devant ces photographies, les assortissant de citations, souvent venues de la littérature romantique, de Chateaubriand, d’Hugo, de Senancour, mais aussi de Jack London et jusqu’à Bashô[7].
Qu’est-ce que cette image de couverture ? Une nébuleuse cosmique, une vague océanique, un gros plan d’un cavalier de l’apocalypse ? La polysémie de la photographie inquiète et enchante le regard, quoiqu’il s’agisse d’une cascade. Feuilletant l’ouvrage, le sens poétique et plastique de la composition magnifie ces rubans d’eaux lumineuses, ces haïkus de cailloux et de neige. Les flocons paraissent les étoiles des nébuleuses, la lune est une sphère poignante, l’érosion dessine des signes dans une mise en page judicieusement concertée. C’est la vertu de l’art photographique que de ne pas se contenter d’une identification réaliste, mais d’une qualité métaphorique, voire d’une bouleversante transcendance.
La démesure des parois rocheuses nous prend à la gorge, des geysers bouillonnent, des glaces, des moraines et des éboulis s’écroulent lentement, des pics impressionnants jaillissent dans un ciel changeant pour nous ridiculiser, des pierres tombales méditent devant un chaînon montagneux où soufflent les nuages. En somme le temps est dans l’espace. Nous sommes dans des lieux nordiques et hivernaux, aux confins du cercle polaire, entre Ecosse, Norvège et Islande, où la nature est implacable et indifférente à la petitesse de l’homme, forcément éphémère. Seuls quelque oiseau marin ose la liberté, quand les brumes balaient une côte rocheuse, seul un amas de rocs en équilibre figure une stèle, seul un rai de lumière solaire providentiel ponctue la mélancolie d’un fjord.
Peu de figures humaines en cet ouvrage, ou une silhouette de dos, un peu comme « Le Moine au bord de la mer » de Caspar David Friedrich. Peu de traces de l’activité humaine en cet univers balayé par les vents et les nuées, voire la nuit. Ou les sinuosités d’une route sous la neige, une bicoque, une plate-forme pétrolière à l’abandon, soit la trace du genre pictural de la vanité.
L’on devine que Patrick Bogner a intégré cette alors nouvelle dimension de la beauté telle que définie par Edmund Burke en 1757 : l’« horreur délicieuse[8] » du sublime préromantique. Une « surabondance d’émotions » empreint ces surfaces encrées par la nature et par la technique, ce qui n’a rien de passéiste, à peine une affectation d’écologisme[9] trop à la mode, quoiqu’il reprenne en sa préface l’antienne apocalyptique selon laquelle « le monde agonise ».
Osons cependant un mince reproche à l’égard de ce très bel ouvrage. Si l’on ne trouve les légendes des images qu’aux dernières pages, ce sont des relevés de latitudes et longitudes ; on aurait aimé plus de précision géographique, quoique la volonté de l’auteur soit de ménager un mystère cosmique qui dépasse la simple localisation ; car le silence « doit être photographiable »…
Le poète Yves Bonnefoy[10] trouve parmi la peinture et les dessins Alexandre Hollan un nouvel « arrière-pays[11] ». En agglutinant ses essais divers sur le peintre, il glisse au-delà de la stricte critique d’art, marchant furtivement dans la méditation, côtoyant la narration, pour s’engager au pays de brume qui colore et efface les arbres.
En ces « trente années de réflexions, 1985-2015 », il s’agit, plus qu’une analyse d’une œuvre, mais à son service, d’une prise en écharpe de la démarche de l’artiste, dans une dimension esthétique : « Dessiner : avoir à choisir entre imiter un objet et produire un signe. Soit évoquer un contour, un rythme, une texture que l’on perçoit en un point du monde, et laisser ainsi la forme qui nait sur la feuille entendre l’appel d’un fait de réalité qui transcende tous les savoirs ». En effet le peintre fixe d’abord des graphismes, ensuite étend sa peinture acrylique sur la toile, sa gouache ou son aquarelle en une intense décoction d’atmosphère forestière. La présence plastique des branches et feuillages se change en « icônes », les tableaux sont des témoins de « la transcendance - ou l’immanence comme on voudra ». Au point que le poète devienne un modeste thuriféraire : « Des œuvres, ces grands tableaux qui ne sont des épiphanies que de l’infiniment simple évidence ».
C’est à se demander si, malgré l’amitié du poète pour l’artiste et l’œuvre, qui les rapproche des flacons de Morandi et des silhouettes de Giacometti, si, d’années en années, cette dernière n’est pas dépassée par l’écriture méditée, par la profondeur philosophique…
Parmi les toiles d'Alexandre Hollan, « la couleur se fait agrément si ce n’est même beauté ». Et, rapprochant les variations arbustives de son modèle de poètes comme William Wordsworth ou Gérard de Nerval, Yves Bonnefoy vise à la nécessité profonde de l’œuvre : « L’art, à son plus haut, est cette transmutation par laquelle la vue, à son plus simple, se fait ce qui rend la vie. Et Hollan est un de ces quelques justes grâce auxquels, dans une peinture aujourd’hui dangereusement détournée de l’être sensible, un peu de l’absolu traverse encore les branches, brille encore dans l’eau des sources ». Peut-on imaginer qu’une telle formule, un tant soit peu platonicienne, ne serait pas loin de l’idéal poursuivi par L’Atelier contemporain ?
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.