La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction,
traduit de l’hébreu et commenté par Marc-Alain Ouaknin,
Diane de Selliers, 372 p, 230 €.
Au commencement était La Genèse, récit trois fois millénaire de la création du monde et de la naissance de l’humanité ; doxa religieuse pour les uns, mythe fabuleux pour les sceptiques. Quoiqu’il en soit, un tel récit ne laisse pas d’être aussi impressionnant que poétique, aussi passionnant que proliférant d’implications métaphysiques et philosophiques. L’on devine qu’elle fut mainte fois traduite, via le canonique latin de Saint-Jérôme, et de l’hébreu originel ; elle nous est cette fois étonnamment transmise sous un titre mystérieux : La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction. C’est un de ces volumes somptueux dont les éditions Diane de Selliers ont le secret, et sont coutumières, depuis Shakespeare à Venise[1] jusqu’aux vitraux pétrarquistes[2], en passant par le Dit du Genji[3].
Stupéfiante à plus d’un titre, cette Genèse interpelle au premier chef : pourquoi serait-elle illustrée par la peinture abstraite ? Diane de Selliers et Marc-Alain Ouaknin répondent par l’irreprésentabilité de Dieu. Au lieu de l’anthropomorphisme de la peinture figurative, des icônes orthodoxes à la peinture baroque italienne, en passant par les primitifs italiens sur fond d’or et les Michel-Ange et de la Renaissance, Dieu est un homme puissamment barbu. Or il est le verbe, seulement incarné à l’occasion de Jésus, ce qui justifie la fulgurance de la peinture abstraite, « rencontre métaphysique avec le texte ». À cet égard, le rayon de lumière d’Ed Rusha face au verset inaugural, les vagues et signes de Zao Wou Ki[4] sont révélateurs. Se vérifie amplement la phrase de Paul Klee, qui n’est pas oublié : « L’œuvre d’art est à l’image de la création ». Ce dont Florian Métral avait donné une analyse dans son Figurer la création du monde[5], consacré à l’art de la Renaissance.
Parmi cent huit peintures, de soixante-et-onze peintres, Kasimir Malevitch est en couverture, Frantisek Kupka explose de couleurs comme le big-bang, Wassily Kandinsky danse comme les lettres et les animalcules, Barnett Newman chante et prie, Man Ray est l’arc-en-ciel qui suit le déluge, Georges Mathieu est un buisson ardent de graphismes (pour anticiper le Livre de Moïse). Parfois, bien que toujours dans le champ de l’abstraction, Paul Klee est une « Tour en orange et vert » pour celle de Babel, Hans Hartung épanche la nuit, Mark Rothko la sépare d’un liseré de violet, Mondrian suggère un arbre, donc celui du bien et du mal, Yves Klein couvre de bleu une terre soumise au déluge… Pas si abstraites donc ; abstraites de la représentation canonique de la réalité, mais pas de celle de la suggestion de l’émotion et du sens. Revenons alors à l’inaugural « Cercle noir » de Kasimir Malevitch, qui illustre également le coffret : il est la ponctuation originelle de la création autant que du verbe créateur.
Un esprit tatillon pourrait reprocher l’absence en ce fascinant volume des prémices de l’abstraction picturale, de William Turner à Gustave Moreau, ou penser que cette abstraction est un peu trop géométrique et pas assez lyrique. Mais Dieu n’est-il pas d’abord géomètre ? Ne serait-ce qu’au travers du choix d’une typographie carrée pour ces lettres hébraïques, en fait assyriennes, crées à Babylone au V° siècle avant notre ère par Ezra le scribe. Car ces graphismes, parmi les vingt-deux lettres fondamentales, sont la parole de la création et de son âme, là où s’enclot et s’ouvre le nom de Dieu, « perceptible de manière acoustique, c’est-à-dire dans le langage[6] ».
Ainsi la dimension contemplative d’artistes souvent attentifs aux spiritualités juives et orientales s’associe-t-elle à une lecture soigneuse et propice à la méditation, que ce soit sur les desseins d’un créateur qui n’est peut que splendide fiction[7]ou sur la nécessité du libre-arbitre et de la connaissance offerte aux enfants d’Adam que nous sommes.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction.
Photo : T. Guinhut.
Accompagnés de la calligraphie de l’hébreu, et sa « translittération » c’est-à-dire sa lecture française, ces onze premiers chapitres de la Genèse, « d’inspiration babylonienne », réservent bien des surprises. Nous avons trop l’habitude de la tradition de la Vulgate, cette traduction de la Bible faite en latin par Saint-Jérôme au IV° siècle, d’où vinrent bien des éditions françaises. Mieux vaut, comme par ailleurs Chouraqui[8], aller directement à la source. C’est ce que fait ici Marc-Alain Ouaknin en allant au plus près de l’hébreu originel. De la création du monde à la tour de Babel, du jardin d’Eden à l’Arche de Noé, en passant par le serpent qui accomplit la perdition d’Adam et Eve, donc celle du fratricide Caïn. Pas à pas, de verset en verset, se joue une initiation au monde, l’hypothèse de la divinité, le destin de la condition humaine entre bien et mal (car « la pulsion du cœur de l’homme est mauvaise dès sa jeunesse », dit « yhvh » au sortir du déluge), donc la part terrestre et morale, là où beauté éthique du texte s’associe à l’esthétique des peintres.
Avec une rare perspicacité, fouillant le sens, le traducteur nous ouvre de nouveaux champs de l’interprétation. Ce n’est pas seulement « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », mais « Premièrement Elohim créa l’alphabet du ciel et de la terre », instaurant un subtil contrepoint avec les mots de Saint-Jean : « Au commencement était le verbe ». La traditionnelle pomme, venue d’une erreur de Saint-Jérôme, n’en est pas une : seulement un fruit, mais puisqu’Adam et Eve cachent leur nudité avec des feuilles de figuier, probablement une figue, ce qui est plus judicieux géographiquement, voire sexuellement. Là est la « genèse de la genèse » et de son interprétation, à la source de « deux mille ans de lectures[9] ». Ce qu’en une profuse introduction, « L’alphabet de la création », Marc-Alain Ouaknin déplie avec autant d’érudition que de lisibilité, en faveur d’un travail d’exégèse, à la croisée de la Torah (les cinq premiers livres de la Bible), du Midrach (l’ensemble des commentaires) et du Talmud (le corpus juridique), sans compter les mystiques kabbale et hassidisme. Il ne méconnait évidemment pas « l’école historico-critique », s’appuyant sur l’Histoire et l’archéologie, pour y associer la réflexion « midrachique », donc exégétique. Le mythe mésopotamien du Déluge (antérieur d’un millénaire à la Bible), récurrent dans plusieurs mythologies, dont Les Métamorphoses d’Ovide, montre combien la Genèse a une genèse, mais également combien il s’agit d’une « crise du langage » à restaurer au moyen de l’arche, donc à relier au mythe de Babel, dont la tour vient également de Mésopotamie, là où les Hébreux sont devenus des lettrés. Cette arche est de plus une préfiguration du berceau de Moïse, lui-même redevable de la culture égyptienne.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction,
Anna-Eva Bergman : N° 37-1961 Astre.
Photo : T. Guinhut.
Regardons avec étonnement une hypothèse de lecture soudain éclairante : l’argile, ou la « poussière », dont sont faits Adam et Eve est la même que celle des tablettes et des sceaux-cylindres de la première écriture mésopotamienne. C’est cette argile que l’on retrouve dans un tableau d’Anselm Kiefer, même s’il ne s’agit pas de la « terre rouge » que signifie le mot « Adam ». Ensuite la vaste énumération des descendants du premier humain trouve sa correspondance, au sens baudelairien, dans les « Nombres en couleur » de Jasper Johns, car les nombres sont « le nom de Dieu ».
Autre regard également surprenant, cet apaisement de Dieu après le déluge et les sacrifices odorants de Noé. S’il décide de ne plus maudire « le sol de la terre à cause de l’homme », n’efface-t-il pas en même temps les malédictions jetées sur Adam et Eve, donc sur le travail qui serait devenu bénédiction… Le Dieu vengeur et jaloux de l’Ancien Testament se fait peu à peu plus bienveillant (à l’image des Furies devenues Bienveillantes), comme lorsque dans le Deutéronome il annule la punition de l’iniquité jusqu’à la quatrième génération (c’est l’un des dix commandements) en enjoignant de ne pas mettre à mort les parents pour les enfants et les enfants pour les parents : « ils seront mis à mort chacun pour sa faute ». La leçon morale est considérable ! Dans la même perspective, l’arc-en-ciel après le déluge est un symbole de transcendance, de paix et de justice ; dans le cadre de l’alliance de Dieu avec les hommes, et y compris entre ces derniers, en relation avec le « tu aimeras ton prochain comme toi-même » du Lévitique, mais aussi de l’Evangile de Matthieu. Quant à la prétendue justification théologique de l’esclavage, elle est balayée par le mot « serviteur de serviteurs » appliqué par Noé à Canaan, qui « contempla la nudité de son père ». Voici donc une « humanité arc-en-ciel », dit Marc-Alain Ouaknin. Dont cependant la langue subira un sort funeste : « embabelons leur langue », décida Yhvh, ce qui peut être lu comme une sortie de Sumer et de ses tours, mais aussi de la tyrannie d’une seule langue…
Bible in folio, Estienne Michel, Lyon, 1580.
Photo : T. Guinhut.
Que l’on lise « Au commencement » ou « Premièrement », comme ici, le texte est d’abord humain, venu d’un ou plusieurs parmi les dizaines de rédacteurs de la Bible, au contraire de la prétention coranique à n’être que la parole de son dieu. Ce qui n’en fait pas, selon notre traducteur, le récit absolu, mais « un récit qui aurait pu être différent » ; et un récit contemporain, moins de la création du monde que de la naissance de l’écriture. Ainsi la tradition juive, en toute intelligence, vise à sans cesse réinterpréter ce qui est selon le titre d’Umberto Eco une « Œuvre ouverte[10] », et à « oser le nouveau », y compris pour les peintres. Comme lorsque Gérard Garouste[11] peint son « Berechit », soit l’inaugural « Premièrement », sous la forme d’un ruban de Möbius où s’attachent des flammèches. Comme quoi chaque proposition iconographique est bien un juste chatoiement de l’interprétation et « une rencontre métaphysique ».
Accédera-t-on à la connaissance parfaite et scientifique de la naissance du cosmos[12], voire de la naissance de l’éthique ? Il est toutefois un moyen d’accéder à l’intuition de l’univers et de l’humanité lors de sa création : entrer avec une subtile humilité dans cette Genèse de la Genèse, tant en sa dimension scripturale et interprétative qu’en sa méditation picturale, pour entendre dialoguer entre eux les voix des versets et celles des commentaires révélateurs, sans oublier les profuses notes. Devant une telle réussite de la bibliophile la plus profonde, au service de l’humanisme, l’on se prend à rêver au livre de Moïse ainsi réalisé, l’on replonge dans Les Métamorphoses d’Ovide illustrées par la peinture baroque[13], l’on imagine cette Genèse illustrée par une créativité photographique inédite : la photographie n’est-elle pas lumière ?
Canal Grande e Palazzo Cavalli Franchetti, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
Rêves et cauchemars
des villes invisibles et imaginaires
par Italo Calvino et Darran Anderson.
Italo Calvino : Les Villes invisibles,
traduit de l’italien par Martin Rueff, Gallimard, 208 p, 19 €.
Darran Anderson : Les Villes imaginaires, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne),
par Mathilde Helleu et Barbara Schmidt, Inculte, 512 p, 24,90 €.
Ce sont mille raisons qui président à l’association de ces deux livres aux genres littéraires pourtant éloignés. À chaque fois des « villes », tous deux inaugurent leur propos avec le Vénitien Marco Polo, sans oublier que le second place à l’épigraphe une citation du premier, sans compter cent réseaux de complicité. Le romancier italien Italo Calvino énumère en toute mystérieuse beauté ses Villes invisibles, tandis que l’essayiste anglais Darran Anderson brosse un explosif tableau tant littéraire qu’historique, voire cinématographique des Villes imaginaires. Alors que le premier navigue à vue parmi les fantasmes urbains les plus indicibles en embarquant son lecteur sur les navires de ses poèmes en prose, le second construit avec les briques de la bibliothèque universelle une œuvre continument documentée et richement fantasmatique.
Originellement publiées à Turin en 1972, ces proses se présentent comme le compte-rendu d’une imaginaire conversation entre Marco Polo et Kublai Khan, le premier lui offrant des portraits des villes européennes et asiatiques qu’il aurait visitées au cours de son expédition lointaine, forcément insolites pour un empereur Chinois du tournant du XIV° et du XV° siècle. D’abord exprimés par « gestes, sauts, cris d’émerveillement et d’horreur, aboiements, hurlements d’animaux ou par le truchement d’objets qu’il allait extraire de ses besaces », ces Villes invisibles deviennent en langue tartare comme « les flèches d’une ville aux pinacles élancés, faits de telle sorte que la Lune dans son voyage pouvait se poser tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre ». Le récit-cadre, disposé en une vingtaine de séquences, intercale une petite centaine de portrait de villes, organisés par thématiques récurrentes : « Les villes et le désir », « Les villes et la mémoire », ou encore « le nom », « les yeux », « les signes », « les morts »… Si délirantes qu’elles soient, elles sont l’écho, l’émanation de la cité originaire de Marco Polo : « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise ». Ainsi lorsqu’apparait : « Smeraldina, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent ».
Fantaisistes fleurs du fantasme, elles empruntent toutes leurs noms à des prénoms féminins. Parmi les « villes élancées », l’on visite « Ottavia, la ville-toile d’araignée », bâtie sur un filet tendu entre deux montagnes ; parmi « les villes et le ciel », « Andria [qui] fut construite avec un art tel que chacune de ses rues court suivant l’orbite d’une planète et que les édifices et les lieux de la vie en commun répètent l’ordre des constellations ». L’on rejoint « Valdrada » qui est « une ville droite sur le lac et une ville reflétée à l’envers » ; mieux, ses habitants « savent que tous leurs actes sont en même temps leurs actes et son image spéculaire ». L’imagerie urbaine fabuleuse ne va pas sans l’étrangeté des psychés. Ainsi, artistiquement belles ou effrayantes, comme sous le pinceau d’un écrivain inspiré, d’un peintre fou, à la manière de Monsù Desiderio, elles sont les coagulations du désir et du rêve, mais aussi des peurs qui nous agitent. « Seurapia d’en dessous » est habitée de « cadavres, séchés de manière à ce qu’il en reste le squelette revêtu de peau jaunâtre ».
Pour répondre aux propositions de Marco Polo, Kublai Khan possède un atlas éminemment borgésien, dans lequel non seulement figurent toutes les cités de son empire, mais aussi des « terres promises visitées en pensée, mais qui n’ont pas encore été découvertes ou fondées : La Nouvelle-Atlantide, Utopia, La Cité du Soleil, Océana, Tamoé, Armonia, New Lanark, Icaria ». Les fantômes des futurs fondateurs d’utopies livresques[1] se bousculent : Thomas More, Francis Bacon, Tommaso Campanella…
Alors que le poète prosateur prétend que ce volume construit de Villes invisibles est « un rêve qui nait au cœur des villes invivables », ne peut-on pas considérer que nos espaces urbains deviennent de plus en plus des villes imaginaires, tant l’utopie, architecturale et d’intelligence artificielle, devient réalité. En conséquence, la ville se métamorphose et se renie sans cesse. Il faut alors évoquer Charles Baudelaire : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel[2] », disait-il dans « Le cygne », parmi les pages de ses « Tableaux parisiens ».
L’infinie poésie architecturale, virevoltante et créatrice, de ce bouquet coloré de topographies calviniennes incite à rêver des tableaux qui pourraient être peints par Salvador Dali ou Yves Tanguy. En effet ces d’œuvres d’arts verbales, cependant inclassables, car également proches du poème de Coleridge, « Le rêve de Kublai Khan » (qui « ordonna de bâtir un majestueux palais[3]»), relèvent à la fois d’une esthétique borgésienne et d’une démarche surréaliste. La part d’automatisme psychique en chasse lors de l’écriture n’est pas loin de celle d’Henri Michaux, qui, dans Voyage en grande Garabagne[4], invente des populations, des ethnies plus étranges les unes que les autres, « les Hac », « les Emanglons » ou « les Gaurs », qui ont des villes, des places et des spectacles incroyables et cruels…
Charles Baudelaire, dans les années 1860, est censé être l’inventeur du genre promis à un bel avenir du poème en prose, quoiqu’il se réfère au précédent de Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand. Revenons à la préface-dédicace à Ernest Houssaye du Spleen de Paris, sous-titré « Petits poèmes en prose » : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant[5]. » Si Baudelaire parlait ici de Paris, il n’est en rien interdit d’appliquer cette intention, voire cette définition, un siècle plus tard, au travail d’Italo Calvino. Et si l’auteur des Feurs du mal se consacrait à transmuer la boue d’une réelle capitale en or poétique, celui du Chevalier inexistant plonge hardiment dans les territoires de l’imaginaire, au point que ses Villes invisibles ne soient perceptibles que par les yeux du langage. L’on devine alors que, devant cette petite centaine de poèmes en prose, l’humilité et le soin du traducteur doivent être à leur comble.
Il est à noter à cet égard que les éditions Gallimard se sont lancées depuis quelques temps dans une vaste opération de retraductions des œuvres d’Italo Calvino. Toujours sous les doigts avisés et soigneux de Martin Rueff, qui n’en doutons pas, sait insuffler à son interprétation ce qui devient selon Baudelaire « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie ». C’est en effet ce que nous ressentons à se laisser porter par les mots français unis comme les doigts de la main à ceux italiens…
Italo Calvino : Tarots, Franco Maria Ricci, 1974. Photo : T. Guinhut.
Echafauder des fantasmes urbains et politiques est bien une constante de l’humanité, au moins depuis la Babel biblique et La République de Platon qui est un « paradis géométrique » et en même temps une « nécropole ». En cette tradition plus que millénaire, Darran Anderson a beau jeu de se livrer à un voyage parmi les Villes imaginaires de l’histoire culturelle. La structure du volume a beau être erratique, l’itinéraire est absolument passionnant, bourré jusqu’à la gueule de références, d’évocations, d’analyses, quoiqu’y manquent parfois des notes permettant de retrouver les passages cités : le volume est érudit sans être cuistre, philosophique sans cesser d’être séduisant. Ce qui ne manque de faire mentir le nom de son éditeur français, « Inculte », quoique l’on sache qu’il s’agisse d’une antiphrase.
L’essayiste anglais Darran Anderson démarre lui aussi avec cet accélérateur d’imaginaire qu’est Marco Polo, cet « homme au million de mensonges », dont Le Devisement du monde[6]relate un voyage oriental jusqu’en Chine, parmi des cités innombrables. Mais aussi avec sa « ville flottante à l’allure impossible », Venise cela va sans dire.
Balayant un immense espace historique et géographique, de l’Antiquité à la science-fiction la plus contemporaine, en passant par les « robinsonnades » qui président aux îles nanties de gouvernements idéaux, comme Utopia de Thomas More, notre essayiste explore de toute évidence un espace conceptuel qui intègre bien des utopies, mais non sans le recours à sa sœur maudite sinon jumelle, la dystopie, « débarrassée de ses habitants non idéaux », comme le laisse entendre la « Lettre du Prêtre Jean », fictionnel seigneur des « trois Indes », qui postulait un miroir « doué de la propriété de nos montrer toutes les machinations et tout ce qui se passe, de bon ou de mauvais, dans les provinces de nos Etats ». De plus en plus avérée, la double perspective innerve l’essai. Par exemple avec les initiales oppositions entre les civilisations où, sous le joug des femmes, les hommes se révoltent pour rétablir le patriarcat et celles où ces dames s’en sont privées pour leur plus grande paix, comme dans Herland de Charlotte Perkins Gilman[7], également fort contraire à la tyrannie masculine de La Servante écarlate de Margaret Atwood[8].
Un esprit chagrin pourrait arguer de la dispersion de la composition qui dépasse amplement le champ de son titre pour, au-delà du cinéma de Metropolis, embrasser les voyages imaginaires, les cartographies, les fictions politiques. Cependant, en dépit du manque de rigueur et de l’excessif enthousiasme qui empêchent Darran Anderson de bien cerner son sujet, un joyeux tourbillon emporte son lecteur dans une découverte sans cesse centrifuge, jusque par les vaisseaux maritimes et spatiaux, à la conquête de planètes urbaines inconnues ou à édifier. « Villes flottantes », « villes biologiques », « villes miracles », côtoient le Palais de cristal londonien et les expositions universelles, ou encore les baraquements des camps d’extermination. Les architectures réelles voisinent celles fictionnelles des peintres, des nouvellistes et des cinéastes.
L’une des plus intéressantes - et éprouvante - réflexion de cet essai est placée sous l’égide de « L’horreur domestique » : « pour pouvoir devancer nos désirs, les bâtiments doivent au moins faire preuve d’un simulacre de conscience ». Ainsi l’efficacité domotique et urbaine pourrait aller jusqu’à la modification spatiale et décorative selon nos humeurs et fantasmes, voire ceux des fantômes de leurs précédents habitants, comme dans « Les Milles rêves de Stellavista » dans Vermilion Sands de Ballard[9]. Mais aussi jusqu’à la biosurveillance de notre état de santé, non sans qu’il s’agisse là des prémices d’une orwellisation[10] du monde menée de main experte par un gouvernement bienveillant ou tyrannique, comme le pratique déjà la Chine communiste. La descendance de la caverne de Platon est alors exponentielle.
La rêverie qui suit la lecture des Villes imaginaires de Darran Anderson est autant un jardin d’architectures nouvelles et brillantes que de décombres. Le cauchemar s’empare de malheureux urbains qui voient leur havre de paix gangréné par les quartiers délinquants ou les territoires perdus de la République[11], qui vivent la chute des civilisations et meurent avec elles, de ceux qui voient s’élever les gratte-ciels dominateurs et insolents du totalitarisme soviétique et les mausolées des princes qui font main basse sur l’au-delà, depuis les pyramides de Gizeh jusqu’à la franquiste Valle de los Caidos ; ou encore de ceux-là que le catastrophisme spéciste, nucléaire ou climatique remuent jusqu’à la mélancolie, l’angoisse, sinon jusqu’à la guerre civile et au suicide. Cependant, de « l’illusion de verre » à la « maison du bâtir » la ville s’enterre ou s’envole, est bombardée, détruite, ou reconstruite, renouvelée, ceinturée par un mur comme à Berlin, libérée, apaisée et affolée par les artistes et les architectes visionnaires, car « Demain ne meurt jamais »…
Si Venise a tendance hélas à s'enfoncer sous son propre poids dans sa lagune, il reste encore l'espoir et la peur de voyager en pensée parmi des villes fantasmatiques. Aux délicieux et inquiétants rêves poétiques, voire psychédéliques, d’Italo Calvino répondent largement aujourd’hui les rêves de la technique et leurs réalisations. Le bréviaire de Darran Anderson sous le coude, Marco Polo revenant parmi nous ne manquerait pas de voir en Manhattan ou Shanghai des villes imaginaires, des ferments de rêves éveillés ou des prémices de villes apocalyptiques ou totalitaires, comme à l’occasion des tours jumelles du 11 septembre 2001, ou de la reconnaissance faciale urbaine qui quadrille la Chine communiste…
De Berlin à Londres, de New-York à Paris, de Tokyo à Venise, les villes capitales méritent plus qu’un voyage, une flânerie, à la fois hasardeuse, attentive et circonspecte. Si une rue, un quartier curieux, voire prestigieux, peuvent suffire à la délectation, comme parmi les pages du maître flâneur Walter Benjamin, une frontière démesurée, celle de la Russie, n’apaisera pas la soif de déambulations ferroviaires et pédestres de la plus ambitieuse. Hors le premier auteur nommé, ce sont là flâneuses et voyageuses : elles s’appellent Virginia Woolf, Laurence Elkin et Erika Fatland. La plus longue frontière du monde répond alors au plus long fleuve mondial, l’Amazonia, parcouru par Patrick Deville. Mais au-delà de ces rigoureux documentaristes et réalistes, rien n’interdit de se demander quelle part de fiction s’ingénie à offrir à l’espace de nos villes et de la planète une dimension supplémentaire.
Sur les traces de Baudelaire et de ses « Tableaux parisiens » (qu’il a traduit), Walter Benjamin est le flâneur tutélaire, autant parmi les rues de Berlin et de Paris que parmi les pages de ses auteurs favoris. Le baudelairien XIX° siècle, lors duquel le créateur des Fleurs du mal est soudain fasciné dans « la rue assourdissante » par une « passante », est pour l’auteur de Paris capitale du XIX° siècle « l’âge d’or de la flânerie », quand la ville « s’ouvre à lui comme paysage et […] l’enferme comme chambre». Loin de se contenter d’une poétique « vision illustrative », le flâneur, dont le personnage « préfigure celui du détective », est « un condensé de l’attitude politique des classes moyennes sous le Second-Empire ». En ce sens, il est « l’observateur du marché […] l’espion que le capitalisme envoie dans le monde du consommateur », ce qui se vérifie encore plus aujourd’hui, tant parmi les avenues que les galeries marchandes, quoique le règne de l’automobile ait tendance à la fois à distancier jusqu’à l’invisible le paysage urbain et à entraîner une démarche utilitariste. Au contraire de l’attention à l’inattendu, car « la flânerie repose, entre autres, sur l’idée que le fruit de l’oisiveté est plus précieux que celui du travail », et de « la dialectique de la flânerie : d’un côté, l’homme qui se sent regardé par tout et par tous, comme un vrai suspect, de l’autre, l’homme qu’on ne parvient pas à trouver, celui qui est dissimulé. C’est probablement cette dialectique là que développe l’homme des foules ». Au risque cependant de ne plus rencontrer et explorer la réalité intime d’une capitale, mais un paysage intérieur : « La ville est la réalisation du rêve le plus ancien de l’humanité, le labyrinthe. Le flâneur se consacre sans le savoir à cette réalité[1] ». Ces aphorismes essentiels ne sont encore que des bribes, des notes, voire des citations, parmi l’opus magnus à jamais inachevé de Walter Benjamin qui se confond avec son Baudelaire[2]…
L’on ne saurait de surcroit sérieusement flâner sans les pages de Walter Benjamin qui invitent à plus d’un parcours au sein d’une Rue à sens unique, petit ouvrage, quoique parcellaire, mosaïqué, lui scrupuleusement achevé en 1928. À la suite d’un prologue, « Poste à essence », où il s’agit de lire tracts, affiches, plutôt que « le geste prétentieux du livre », démarche évidemment programmatique, quoiqu’un peu méprisante envers la dignité et la nécessité du livre, le réveil dans « une chambre avec petit déjeuner » est comme une entrée dans « la maison de notre vie ». Nous avons deviné que le réseau métaphorique, envoûtant, doit nous guider en plusieurs lectures, comme en plusieurs quartiers d’une ville, jusqu’au symbolique et cosmique dernier fragment du livre : « Vers le planétarium ».
Vide greniers de La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Imaginer qu’il s’agisse de Berlin serait réducteur. Walter Benjamin recompose, depuis son enfance, au moyen de « fournitures scolaires » et d’une « planche d’images à découper et à assembler », en passant par un « chantier de construction », et jusqu’à son âge mûr, une ville fictive rêvée, venue du moi et de l’ailleurs, empruntant nommément des éléments à d’autres cités, comme Weimar, ou Riga, ou encore Paris et sa place de la Concorde, avec son obélisque dont les hiéroglyphes n’offrent plus rien de lisible à nos contemporains. Cette « rue à sens unique » est en fait une cosa mentale, un prisme fictionnel. Mais aussi un « voyage à travers l’inflation allemande », à la veille d’une crise économique aux sombres conséquences. À cet égard, et non loin de Masse et puissance de Canetti[3], on lira de judicieuses remarques : « Etrange paradoxe : les gens n’ont à l’esprit, quand ils agissent, que l’intérêt privé le plus étroit, mais ils sont en même temps plus déterminés que jamais par leurs instincts de masse dans leurs comportements ».
Cependant ces « Fournitures scolaires » sont en fait des aphorismes consacrés au travail littéraire, comme « Défense d’afficher » déplie « la technique de l’écrivain en treize thèses ». Plus loin, dans « Polyclinique », l’auteur qui écrit sur « la table de marbre du café » est comparé à un chirurgien. Car, en cette rue moderne, « L’écriture qui avait trouvé un asile dans le livre imprimé, où elle menait son existence autonome, est inexorablement tirée dans la rue par les réclames et subordonnée aux hétéronomies brutales du chaos économique ». Que dirait-il aujourd’hui face à Internet et au numérique…
Ainsi l’espace urbain est saisi autant du point de vue autobiographique et poétique, que du point de vue sociologique, politique et économique. L’étonnante beauté prismatique du récit, des choses vues et des fulgurantes pensées n’est pas loin du collage dadaïste ainsi que de la prose cubiste et poétique du Paysan de Paris de Louis Aragon, quoiqu’avec plus d’intelligence encore… Se faisant également, et à la suite de son exil, flâneur des passages parisiens, le philosophe né à Berlin en 1892 restera celui que le nazisme a empêché de librement flâner, acculé au suicide à Port-Bou, à la frontière espagnole, à la suite de l’invasion allemande en septembre 1940. Remercions cependant - après celle du Cerf pour Paris capitale du XIX° siècle - les éditions Allia de nous proposer ce texte essentiel sous une couverture esthétique, aux bons soins d’une typographie impeccable sur un papier légèrement ivoire et aux cahiers cousus. Ainsi elles ont déjà édité du même les indispensables que sont L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ou Pour une critique de la violence. En attendant la publication des œuvres complètes que vient d’initier un éditeur courageux[4].
Si Walter Benjamin composait une cité kaléidoscopique, fantasmatique, Virginia Woolf s’adresse à une ville bien réelle. Londres est un recueil de textes forts divers, de provenances hétérogènes, manuscrits inédits, articles publiés dans des magazines, entre 1908 et 1928… Il s’agit de « courir les rues […] à l’aventure », quoique l’éditeur ait eu la judicieuse idée de faire précéder chaque chapitre de la carte du quartier londonien parcouru.
Londres étant la ville qui la première au monde atteignit le million d’habitant au cœur du XIX° siècle, en conséquence avec une Histoire qui méritait que soit écrite son autobiographie, par Peter Ackroyd[5], un siècle après Virginia Woolf, celle-ci ne peut qu’associer une démarche de géographe urbain et d’autobiographe en ce qui est grâce à cette édition un livre à part entière. L’on s’attend ici à ce que le « vieux Bloomsbury » soit son espace urbain de prédilection, qu’elle y goûte le calme de ses rues et de ses petites places aux abords du British Museum, là où le groupe de Bloomsbury mettait en avant la culture et la beauté. Mais ce sont aussi les artères vrombissantes, les berges de la Tamise chargées de bateaux et des « rebuts de la ville ». Contemplations, anecdotes, rencontres, tout cela pullule en ce recueil, que l’on pourrait lire comme un guide de voyage, à la fois dans l’espace et le temps, non sans nostalgie. L’exploration attentive est littéraire, avec « La maison de Carlyle » (l’auteur du Sartor Resartus), économique avec « Les docks de Londres », artistique avec « Abbayes et cathédrales », empathique et synthétique avec « Portrait d’une londonienne » (« pour connaître Londres […] il fallait absolument connaître Mme Crowe »). Enfin l’on termine par une acmé : « Vol au-dessus de Londres », au moyen d’un aéroplane traversant des nuages effrayants, « toute la civilisation sous nos pieds », un comme Walter Benjamin le fit avec son « planétarium ».
À la faveur de la quête d’un simple « crayon à papier », l’on aime avec Virginia Woolf ces librairies où « les livres d’occasion sont des livres sauvages sans toit ni loi ; ils se sont réunis pour former une grande nuée d’oiseaux de toutes les couleurs, et ils possèdent un charme dont les volumes domestiqués de la bibliothèque sont dépourvus ». Aux détails les plus pittoresques répond la vision économique et cosmique de ce carrefour maritime du globe terrestre, où « tout ce que le navire a récolté dans les plaines, les pâturages du monde est tiré de sa soute et rangé à la place qui lui revient ». Alors qu’à Oxford Street, règnent « les enchères, les brouettes, la camelote ».
Sans nul doute Londres est, comme dans Ms Dalloway, un personnage de roman choyé par la romancière Virginia Woolf qui revendiquait Une chambre à soi[6] dans ce que l’on peut considérer comme un manifeste féministe. C’est une sorte de théâtre sans cesse renouvelée, habité par des élégantes et des vagabonds, s’ouvrant sur un « salon moderne », sur le « tribunal des divorces », théâtre piteux où se joue une torture psychologique, mais aussi sur « La maison des grands hommes » et la Chambre des communes, toutes les strates en fait d’une société. Autant paysagiste que moraliste est ce portrait chatoyant et divers d’une ville qui est l’archétype de la modernité ; livre que probablement Virginia Woolf n’a pas rêvé : gageons qu’elle serait ravie, comme son lecteur.
Walter Benjamin incluait ses « souvenirs de voyage », d’Heidelberg à Versailles, de Séville à Florence, entre cathédrales et musées, dans sa Rue à sens unique. Lauren Elkin, « Flâneuse » en quelque sorte professionnelle, aime Long Island et Paris, Venise et Tokyo, et « partout »… Avec un juste aplomb elle revendique sa dignité de « flâneuse », à ne pas confondre avec la seule image auparavant autorisée pour les femmes, celle de la péripatéticienne, non au sens propre grec qui marche autour, mais au sens méprisable de prostituée. Son « sentiment de liberté totale et absolue que procure le simple fait de mettre un pied devant l’autre », est à mettre en relation avec cet Art de marcher dont parle si bien Rebecca Solnit[7] et qu’elle n’ignore pas.
Comme en une boite de flâneries où collectionner une flâneuse en chaque ville, Lauren Elkin rencontre en chaque pérégrination urbaine une figure singulière, d’aujourd’hui ou du passé, car pour reprendre Joyce en marge de son Ulysse, « les lieux se souviennent des événements ». Evidemment notre Virginia Woolf est inoubliable à Londres ; alors qu’à Paris, dont elle tomba en 1919 amoureuse, l’écrivaine de langue anglaise Jean Rhys est un de ses intrigants « fantômes » favoris. Autre fantôme stimulant, Aurore Dudevant qui prit un pseudonyme masculin : Georges Sand, dont on connait plus « les cigares, les amants, les romans », que son intense travail. Ou encore, dans cette ville des révolutions, de 1789 à 1969, et aujourd’hui des manifestations, la présence de la cinéaste de la Nouvelle vague, Agnès Varda. À Venise, c’est l’artiste Sophie Calle, qui, à l’occasion de la Biennale, est son guide.
Moins connue, la journaliste et correspondante de guerre, Martha Gellhorn « transforme la flânerie en témoignage ». Elle s’engagea « partout », « là où le sang coulait, et où se répandaient la crasse et le désespoir », de l’Espagne au Vietnam. Un modèle donc, une sorte d’héroïne pour notre collectionneuse de flâneuses.
Hélas, à Tokyo, pas de figure féminine qui jouerait le rôle d’éclaireuse. La « hideur de la ville » déçoit d’abord l’impétrante, qui s’y voit entraînée par son ami banquier. La chaleur y est « à faire fondre l’âme », marcher y est incongru et malcommode ; néanmoins il y faut apprendre, faute de la complexité des idéogrammes kanji, « la calligraphie onnade, l’écriture des femmes », et chercher la beauté « tout en haut, sur les toits »…
Reste que Paris est celle qui, récurrente dans la composition du volume, aimante irrésistiblement la narratrice. Au point qu’en 2015 elle devienne citoyenne française. À son tour, grâce à son livre, ne devient-elle pas une de ces figures tutélaires qui éclairent les lieux tout en éclairant son auteure, ses curiosités et ses émotions, au moyen de ces évocations vivantes et précisément documentées, et qui, cela va sans dire, illuminent son lecteur gourmand…
Plus loin encore, dans l’inédit, tourner autour de la plus longue frontière du monde, tel est le défi de la Norvégienne Erika Fatland. En fait il s’agit de contourner l’immense Russie, sans y glisser un pied, mais sans la perdre de vue : de la Corée du Nord, où le tourisme est rigoureusement encadré, à la Norvège, en passant par la Mongolie, le Kazakhstan, l’Ukraine, la Finlande et tutti quanti. Ce sont quatorze pays franchis, plus de 20 000 kilomètres, des dizaines de langues et de mode de vie rencontrés, sans oublier les eaux arctiques du Passage du Nord-Ouest. Certes Erika Fatland, née en 1983, n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’à l’occasion de sa thèse d’anthropologie elle parcourut le Caucase et publia Sovietistan[8].
Ce n’est plus flâner, mais voyager au long cours. Les aperçus historiques et documentaires ne manquent pas, depuis l’île Diomède dans le détroit de Behring. Ce n’est guère marcher, mais emprunter « un ancien navire de recherche soviétique », une cabine à 20 000 dollars le mois, spartiate à plaisir, sans autre divertissement que la visite « d’îles stériles et battues par les vents », et la contemplation d’une pléthore de déchets : « une catastrophe écologique ». Le tourisme s’empare pourtant de ces contrées comme un prédateur.
Mais aussi des trains à n’en plus finir, en croisant des paysages ahurissants de glaces et de montagnes, saupoudrés des brumes et des pluies, de plaines et de déserts, de villes poussiéreuses, voire salement polluées. Entre la Corée du Nord et la Chine, le « Pont de l’Amitié est rouillé » ; après la pauvreté forcée, voici « la forêt d’acier, de verre et de marques de luxe », puis le pays des yourtes, des chamanes et des « chanteurs diphoniques », parcouru en jeep puis à cheval. Les steppes précèdent « les ermites de la taïga », quand le « royaume de l’ours » des Kazakhs est aussi celui de la tyrannie politique. Les passages de frontières sont tracassiers, parfois aimables, ou rocambolesques et inquiétants, comme dans le Caucase, qui est « une montagne de langues », bardée de souvenirs de guerres. Au-delà de la Mer noire, « mer inhospitalière », l’Europe parait d’abord un peu plus rassurante, quoique l’on y garde des souvenirs amers : « J’ai vu les chars rouler sur des gens », raconte une Suédoise d’Ukraine. Quant à « la plus jeune république séparatiste du monde, à Donetsk, ses bâtiments sont criblés de balles, qui n’ont d’ailleurs pas achevé leur mission. La guerre est au cœur de la vie des familles où Erika Fatland connait l’hospitalité. Plus loin, Tchernobyl est devenu une « attraction touristique ». Enfin, au bout d’un périple de deux ans, à la triple frontière de la Finlande, de la Norvège et de la Russie, cairns, barbelés et miradors laissent une impression de guerre froide pas encore éteinte…
Le voyage est un apostolat, une prise de risque, une quête de soi et du monde, y compris dans sa dimension géopolitique, car les contrastes économiques et politiques sont ici expliqués avec soin. Et même si le récit d’Erika Fatland, accompagné de deux cahiers de photographies, n’a pas la qualité poétique de nos précédents ouvrages, il n’en reste pas moins aussi impressionnant qu’instructif.
Impénitent voyageur littéraire et fluvial, lui Français né en 1957, Patrick Deville conçoit un roman monstre, dont on ne sait c’est une omnivore accumulation documentaire, ou un récit de la filiation. Il faut bien cela lorsque l’on embarque avec lui en Amazonia, au long du fleuve sud-américain qui dépasse en longueur le Nil. Et plus encore, car partant du port atlantique de Belém, il passe la cordillère des Andes pour trouver un autre port, cette fois-ci pacifique : Santa Elena. Plusieurs espaces, mais aussi plusieurs temps : celui du voyage proprement dit entrepris par un père et son fils, Pierre, presque trentenaire, mais aussi celui qui démarre dès le XVI° siècle avec la conquête espagnole et portugaise parmi ces contrées à peu près vierges, ces tribus et civilisations si singulières, comme celle des Incas. Sans oublier la généalogie séminale des livres qui alimentent cette entreprise initiatique, des développements biographiques de Flemming, Humboldt, Darwin, Zweig ou de telle figure de l’Histoire brésilienne et locale, entre Cendrars, Lévi-Strauss et Montaigne, en un maelström plus décousu, sinon le travail de la mémoire, que l’écriture « à sauts et à gambades » de l’auteur des Essais… Car « seule la littérature nous offre d’approcher la vérité des lieux, surtout la relecture des écrivains par d’autres écrivains, de génération en génération ».
Quelques rencontres émaillent le récit : un traducteur passablement original qui, dangereusement, vit en ermite sur les berges du fleuve, un anthropologue péruvien, ou encore le souvenir d’Aguirre, explorateur et « fou magnifique », de Casement le diplomate controversé[9] ; mieux, le fantasme des « sirènes & amazones ». Et tout aussi bien les oiseaux, « l’ahinga et le toucan, […] le dendrocygne à bec rouge et le caracara »… Iquitos, au Pérou, est moins pittoresque ; car là règnent « la disparition des peuples, du paysage et des animaux, l’enlaidissement ». Nous laisserons alors sans commentaire la racoleuse plainte sur « la folle accélération du dérèglement climatique » de « l’année 2018 »[10]…
S’imaginant en Indien, le narrateur évalue de belle manière la fonction qui lui aurait été confiée : « sans doute m’auraient échu les tâches de l’apprenti chaman ou de sorcier adjoint, la récitation le soir de la cosmogonie et de l’histoire des ancêtres, et telle était après tout la modeste fonction que je remplissais dans ma tribu ». De même, parmi les dernières pages, l’on trouve des remarques pleines de saveur, sur la « jouissance esthétique » devant l’ordre de la nature, sur « la faillite de l’anthropocentrisme », de Copernic à Darwin…
Tout cela est généreusement - ou trop richement, trop lourdement - farci d’allusions littéraires et historiques, encyclopédiques même (sur l’exploitation du caoutchouc par exemple), comme un exercice de collage, au point que l’on risque d’en oublier, même si elles sont une métaphore de la transmission paternelle, l’histoire qui se nouerait entre le père et le fils, sur un bateau appelé « La Jangada », du nom d’un des romans de Jules Verne. Il n’en reste pas moins que l’on se surprend malgré tout à penser qu’Amazonia est peut-être un beau livre, hybride, baroque et surchargé, aussi touffu que la forêt amazonienne, un rien vaniteux, néanmoins propice à la réflexion, de surcroit émouvant, tant l’empathie nous prend au contact des minces confidences d’un père confronté à un fils qu’il observe et cependant lui échappe.
Flâneur et voyageur ne sont pas tout à fait de la même espèce. Malgré la tradition du « Travel Writing » qui a brouillé les pistes (avec Bruce Chatwin ou Paul Théroux), le flâneur est plus modeste dans ses destinations, à la limite de l’errance, ouvert à l’imprévu, surtout urbain, plus lent, plus attentif aux strates poétiques et socioculturelles, quand le voyageur vise tout ou partie du globe terrestre. Patrick Deville est aussi le symptôme d’une quête romanesque, à moins qu’il s’agisse de son épuisement, qui pratique le reportage culturel romancé. Comme Mathias Enard[11], il use du prétexte de peu de personnages romanesques, ici très probablement autobiographiques, pour faire passer une sorte d’essai, en quelque sorte un voyage au travers des genres autant qu’au fil d’une mémoire géographique et fluviale. Ne reste plus à nos lecteurs qu’à boucler le sac-à-dos, un ou deux livres de choix dans la poche supérieure, saisir un bus, un train au vol, attacher fermement les lacets des chaussures de marche…
Les vampires. Aux origines du mythe, textes établis, présentés et annotés
par Gilles Banderier, Jérôme Millon, 2015, 176 p, 17 €.
Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé, Otrante, 2015, 226 p, 30 €.
Karl von Wachsmann : L’Etranger des Carpathes, traduit de l’allemand
sous la direction de Dominique Bordes et Pierre Moquet,
Le Castor Astral, 2015, 64 p, 5,90 €.
Pierre Moquet, Jacques Petitin : Petite Encyclopédie des vampires,
Le Castor astral, 2016, 256 p, 16,50 €.
Dracula et autres écrits vampiriques,
traduits, présentés et annotés par Alain Morvan,
La Pléiade, Gallimard, 2019, 1080 p, 63 €.
Victor Dixen : Vampyria ; la Cour des ténèbres,
Robert Laffont, 2020, 496 p, 16 €.
Quoiqu’elles s’attaquent rarement à l’homme, les desmodontinae sont des chauves-souris vampires des tropiques américaines qui se nourrissent de sang. Même si les chauves-souris européennes sont inoffensives, une crainte s’attache à leurs ailes nocturnes et à leurs crocs, associés au mythe des vampires. De quelle mare de sang corrompu vient Dracula ? Le personnage universellement connu, depuis son fondateur incontesté, n’est pourtant pas sans fondements plus anciens, voire anthropologiques. Bram Stoker fut en effet en 1897 le maître du vampirisme avec son inoubliable roman : Dracula. Il parut alors incarner celui qui fixa les invariants du mythe : château ruiné de Transylvanie, aristocrate nocturne s’abreuvant à la gorge des jeunes gens qui dépérissent et deviennent vampires à leur tour, agilité de chauve-souris, eau bénite et pieu planté dans le cœur de celui qui dort dans son cercueil… Les ombres griffues du film de Murnau marquent de leurs canines expressionnistes l’imaginaire du lecteur et du spectateur. Jusque dans la Fascination de ses plus récentes réincarnations… Pourtant la redécouverte d’une nouvelle de 1844 semble devoir infléchir l’histoire littéraire pour les inconditionnels de l’hémophilie vampirique : L’Etranger des Carpathes par Karl von Wachsmann. Sans compter une Petite Encyclopédie des vampires, réjouissante et bienvenue que l’on complétera avec Les Vampires. Aux origines du mythe ; mais aussi, chers lecteurs, incubes et succubes, par un Collier de velours bien vampirique. Mesdames, Messieurs, le sang à votre goût est servi, surtout si vous plongez dans le Pléiade consacré à Dracula et autres vampires, réunissant la quintessence des suceurs d’âmes. À moins de se projeter vers les réécritures plus contemporaines du mythe avec Virginie Meyer et Victor Dixen.
D’après la précieuse anthologie Les Vampires. Aux origines du mythe, la nuit des légendes obscures atteste dès 1659 de l’existence de l’oupir ou « upior » et autres « stryges », du moins parmi les rumeurs, entre Pologne, Russie, Serbie et Hongrie. Car personne ne croit, du moins parmi les auteurs sensés et cultivés, à l’existence de ces prédateurs aux dents longues. « On dit que le démon tire ce sang d’une personne vivante […] qu’il le porte dans un corps mort », rapporte le Mercure galant en 1693. On s’en débarrasse en coupant la tête et en ouvrant le cœur du dit mort…
Le mot « vampire » apparait en 1732, chez Jean-Baptiste Le Villain de la Varenne. Ces cadavres « vermeils » et « sans pourriture » sucent le sang des vivants, qui après leur décès « sucent à leur tour ». On fit alors enfoncer « un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part ». Si les témoignages paraissent avérés, dont par un chirurgien, les auteurs du Siècle des Lumières n’auront de cesse de se moquer d’une telle ridicule superstition. Guillaume Rey, médecin lyonnais, réfute en 1737 toutes ces pittoresques fumées morbides : « Cette opinion populaire donne lieu à des histoires outrées, et qui contiennent des contradictions manifestes […] Tout connaisseur dans l’économie de la nature sait assez que les morts ne reviennent jamais. » Boyer d’Argens, en 1738, dénonce la crédulité populaire, un « rapport sur le vampirisme » de 1755 montre qu’un cadavre sans contact avec l’air peut seul se conserver et attribue à la peur de telles visions. Quant à Louis de Jaucourt, encyclopédiste patenté, il se gausse de « l’ouvrage absurde » de Don Calmet. Si l’on ne trouve en la saine lecture de ce volume que quelques mots de ce dernier, c’est que sa Dissertation sur les vampires, riches des variantes et invariants du mythe, est publiée par ailleurs et in extenso par le même éditeur[1]. Dans la même veine, Voltaire joue de son habituelle et impitoyable ironie pour déboulonner le conte grotesque de l’ « historiographe », et poursuit ainsi : « Après la médisance rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilège et les contes de revenants ».
Seul le XIXème siècle romantique jouera avec le feu en se délectant de contes effroyables au goût de sang sur les lèvres. Puisque ces origines du mythe s’arrêtent en 1772, il faut se tourner vers un autre recueil, publié aux Editions Otrante, appelées ainsi par allusion au premier roman gothique, Le Château d’Otrante, d’Horace Walpole[2].
Un titre mystérieux : Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé, une irritante quatrième de couverture muette. Pourtant, aussitôt ouverte, cette anthologie des femmes « méduséennes » et vampiriques est aussi fascinante que palpitante. L’éditeur, également libraire d’anciens spécialisé dans les romans terrifiants et curiosités romantiques, nous livre le résultat de sa quête minutieuse, savamment et clairement préfacé par Valéry Rion et Florian Balduc.
Courons aux dernières pages de ce volume soigné pour trouver la solution de l’énigme du titre. Un bref récit de John Sutherland, « La mystérieuse question » (1951), présente une jolie femme qui orne son cou d’un « ruban de velours noir », ce qui intrigue son amant trop curieux : « Doucement, elle le détacha, et sa tête tomba ». Ce en quoi, plutôt que du pur vampirisme, nous sommes en présence d’un rameau détaché du tronc principal du mythe, autour des belles mortes capables de fasciner les amoureux.
Si certaines œuvres sont connues (« L’étudiant allemand » de Washington Irving), la plupart sont exhumées d’un injuste oubli. Ces trésors commencent en 1613, lorsqu’une « Damoiselle » splendide se change en fumée et puanteur dans le lit d’un gentilhomme. « Songe », « Dame noire », « revenant succube », on frissonne sous la plume d’inconnus, Gabrielle de Paban, Horace Smith ou Joseph Méry ; mais aussi avec la griffe de plus célèbres comme Gaston Leroux. C’est cependant en 1849 Alexandre Dumas qui surplombe ce recueil avec les 120 pages (nouvelle ou roman ?) d’une initiation d’un jeune homme, intitulée comme de juste « La Femme au collier de velours ». Cet Allemand arrive à Paris pendant la Terreur pour assister à la chute de la tête de Madame du Barry sur l’échafaud. Comment ne pas succomber et vendre son âme au jeu quand la belle Arsène est une si envoutante danseuse ? La sensuelle chimère n’est plus au matin qu’un cadavre guillotiné ! L’art du fantastique irrigue cette anthologie, nous caressant la gorge de ses « colliers de velours », avec une troublante et obsessionnelle constance, entre deux grands tentateurs : Eros et Thanatos. Comme aux contrées fantasmatiques des vampires, la gorge sanglante ou vidée de son fluide est le point nodal du désir et du mystère fatal…
Certes, nous savions déjà que Bram Stoker avait eu des précédents. Entre « La vampire », d’Hoffmann, parmi ses Contes des frères Sérapion, en 1820, et « La famille du Vourdalak » d’Alexis Tolstoï en 1847, ce sont les nouvellistes qui mettent en scène ceux et celles qui sucent le sang des vivants. L’écriture somptueuse de La morte amoureuse, par Théophile Gautier en 1836, voit le narrateur, prêtre de son état, se livrer à la blonde Clarimonde : « Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui aurais dit : Bois ! et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang ![3] » Il faut alors accorder une place toute singulière à l’Irlandais Sheridan le Fanu qui, dans Carmilla, publié en 1872, insinue entre cette dernière et quelques frêles jeunes filles un vampirisme lesbien. Dans les rêves de Laura, « une voix féminine » s’approche, « des lèvres couvraient mon visage de baisers qui se faisaient plus appuyés et plus amoureux à mesure qu’ils atteignaient ma gorge où se fixait leur caresse[4]». Carmilla n’a pas manqué de lui dire : « je t’aime si fort que tu accepterais de mourir pour moi[5] »…
Le méconnu Karl von Wachsmann vient avec la redécouverte (et première traduction française) de sa longue nouvelle, ou court roman de 1844, rallumer une pièce du puzzle. Péripéties, suspenses, aventures, angoisse, rien ne manque en cet Etranger des Carpathes, récit parfaitement mené. Une terrible tempête secoue la forêt infestée de loups que traversent de nobles voyageurs. Un combat nocturne, l’intervention providentielle d’un inconnu permettent à la famille épuisée d’intégrer le château dont elle vient d’hériter. Parmi le karst, la ruine de Klatka héberge un homme à l’apparence glaciale, néanmoins fascinant pour Franziska. Malgré la méfiance de Franz, son admirateur plus sage, elle s’enthousiasme : « Ce n’est que dans la nouveauté, l’inhabituel, l’insolite, que la fleur de l’esprit s’épanouit et répand son parfum. Même la douleur peut se changer en plaisir, si elle nous sauve du fade quotidien ordinaire, qui me répugne ». Hélas, loin de s’épanouir, elle se flétrit mystérieusement, jusqu’à la maigreur, nantie d’une étrange blessure au cou. Seul le fiancé de la sœur de Franziska, guerrier affublé d’une « main d’or », saura pénétrer le secret vampirique d’Azzo de Klatka, et dira comment le vaincre, si la jeune victime veut bien en avoir le morbide courage…
Chauve-souris, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Les ressources du roman gothique venu du Moine de Lewis et du Frankenstein de Mary Shelley[6], sont ici exploitées avec tout le talent de l’écrivain : château ténébreux, blafard personnage aux chasses secrètes, « pâleur mortelle » de la jeune fille victime du prédateur insidieux…
Certes, l’amateur vampirique n’éprouve pas l’explosion littéraire de sa vie ; mais en se demandant dans quelle mesure Bram Stoker a lu ce récit et jusqu’où il y a puisé, sans oublier l’histoire du prince de Valachie, Vlad III, dit l'Empaleur, la généologie du mythe trouve un nouveau rameau où se poser. Ce qui n’enlève rien à l’importance de Dracula, grand classique aux splendides frissons rouges, qui fit du château du comte en cape noire le lieu fantasmatique que l’on sait et sut ajouter un voyage maritime du cercueil dangereusement habité, afin de coloniser Londres, ce dont le cinéaste Murnau fit un chef d’œuvre de l’expressionnisme. La pauvre Lucy, contaminée par un mal étrange, subit une dangereuse métamorphose : « Exactement au-dessus de la jugulaire externe on voyait comme deux petites marques qu’auraient laissées des ponctions, pas du tout saines d’aspect » ; puis : « Sa bouche s’entrouvrit, et les gencives blanches, retirées, rendaient les dents plus longues et plus pointues que jamais[7]»… Le combat sans pitié entre le réalisme et le surnaturel dépasse alors les modestes proportions de la nouvelle pour atteindre celles d’un touffu roman épistolaire, augmenté des pages du journal du Dr Seward. Malgré de nombreuses scènes ébouriffantes, ne nous cachons pas que l'opus manque par instants de concision.
L'on retrouve tous ces héros, accessoires et concepts dans la réjouissante Petite Encyclopédie des vampires. Elle serait proche de frôler l’exhaustivité, depuis la mythologie grecque et romaine, ses stryges et harpies, en passant par le strigoï du folklore roumain, les goules et les lycanthropes, jusqu’aux acteurs de cinéma, aux jeux vidéo, et aux séries comme True Blood. L’historique comtesse Erzsébet Bathory, friande de jeunes filles dont elle buvait le sang, au point d’en remplir sa baignoire, y tient une place évidemment privilégiée. On y croise Baudelaire et ses « métamorphoses du vampire », on saura tout sur la dentition, y compris celle de François Mitterrand ; sans oublier Batman et ses logos successifs, notre cher avatar de la chauve-souris vampirique, mais pacifique et justicier… Pourtant, quelques notices ont vu leur veine trop tôt s’épuiser, au vu par exemple de l’indigence de celle sur le « mouvement gothique », qui méritait une présentation de ce mouvement romanesque anglais du XVIIIème et du XIXème. Lui qui alimenta le romantisme noir et dont ressortissent la plupart des productions vampiriques, jusqu’à l’américaine Poppy Z. Brite et ses anthologies intitulées Eros Vampire.
Malgré les deux index utiles et la bibliographie, un index par auteurs n’eût pas été inutile. Car comment retrouver Dom Calmet, sinon perdu au bas de la page 207, alors que premier et remarquable auteur et compilateur de faits vampiriques au XVIIIème, il disserta sur « les apparitions des esprits, et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc.[8] »
Mise en page et illustré grâce au talent raffiné de Dominique Bordes, par ailleurs éditeur du fameux Monsieur Toussaint Louverture, cette Encyclopédie, si elle se veut savante, ne manque pas d’humour, rappelant que Voltaire ironisait sur les vampires, dans son Dictionnaire philosophique, se moquant des « gens d’affaire qui suçaient le sang du peuple en plein jour ». Sans compter un sourire (de canines) involontaire, lorsque l’ordre alphabétique fait se succéder le savant naturaliste Buffon, qui décrit une chauve-souris vampire, et la série télévisée Buffy contre les vampires, décrite comme « l’épopée d’un groupe d’adolescent face aux démons de la vie ».
Que signifie cette vampiromanie qui s’enfle depuis plus de deux siècles, envahissant nos bibliothèques et nos écrans ? Nos sociétés protégées jouent avec le plaisir de la peur. Cherchent-elles à retrouver la part d’animalité prédatrice qui est en nous ? Suivre le fil de l’atavique besoin de viande sanglante, y compris parmi des lecteurs végétariens, du fantasme archaïque selon lequel absorber le rouge liquide vital serait un gage de vitalité, voire d’immortalité, en un souvenir enfoui des rituels de cannibalisme ? La frontière fragile entre l’animalité et l’humanité, entre lycanthropie et victimologie, s’amuse alors de la proximité fascinante de l’amour et de la mort, de la lèvre qui embrasse et de la dent qui mord, de l’érection de l’éros et de la blessure auprès de la gorge, des seins et de la vie, s’affole enfin de l’expansion liquide de la virginité conquise et de la jouissance répandue en ce que l’on appelle la petite mort, lent sadomasochisme et fantasme plus ou moins inassumé de possession et de soumission vampirique…
C’est ainsi que, le sang aux joues, le battement du cœur à la gorge, l’on lit, relit et visionne les multiples avatars du mythe de Dracula : entre fascination et terreur, entre distanciation critique devant cette lutte archétypale du bien et du mal, et bien sûr ludique plaisir. Cher lecteur, tu ne reprocheras pas au modeste critique d’aiguiser les dents d’une curiosité gourmande. N’aie crainte de sucer le sang de ces petites généalogies encyclopédiques, qui ne craignent ni l’ail ni l’eau bénite, et par-dessus tout de glisser voluptueusement les doigts parmi les pages du Pléiade réunissant Dracula et autres écrits vampiriques, qui couronne somptueusement l'édifice des anthologies et études consacrant le maître des veines outragées.
Alain Morvan, qui nous offrit le bonheur du Pléiade Frankenstein et autres romans gothiques[9], récidive en véritable Hercule, traduisant une belle poignée de poèmes, romans et autres nouvelles, de surcroit les préfaçant et les annotant en judicieux érudit. Parmi lesquels trône en toute justice Dracula, tel qu’en son vainqueur archétype ; d’ailleurs ici suivi d’un bel et court supplément, L’Invité de Dracula, où le loup du maître veille et réchauffe un jeune homme qui par imprudence a bravé la nuit de Walpurgis dans un village abandonné et brusquement enneigé. Bram Stoker réunit en son roman-phare tous les invariants du mythe et des rituels vampiriques : un château transylvanien, la nuit et la lune, l’hématophagie d’un être à la hideur aristocratique, la lutte contre un démoniaque érotisme, le combat du médical contre surnaturel, autrement dit du bien et du mal, le cercueil diurne, le pieu et le crucifix, la décapitation dernière du monstre. De plus, Dracula entrant en Angleterre accompagné de rats, il est, selon l’analyse judicieuse d’Alain Morvan, la métaphore d’une menace : celle de la dégénérescence de la race et de l’invasion ethnique délétère. Il faut noter que le traducteur, sachant avoir affaire avec un roman épistolaire à plusieurs voix, tient à faire ressentir la vigueur et la couleur des langues parfois pittoresques des locuteurs. Ainsi jaillissent avec une vigueur renouvelée, les topoï esthétiques, horrifiques et allégoriques du vampire autant que le dramatisme tragique, animé par un suspense à même de faire sursauter le pouls du lecteur. Car les points culminants sont soigneusement préparés, pour aboutir à des scènes de gourmandises sanguines propres à un nouveau sadisme, par exemple lors de cette transmission vampirique : « Là-dessus, il défit sa chemise d’un geste brusque et, de ses ongles longs et pointus, il s’ouvrit une veine sur le torse. Lorsque le sang se mit à jaillir, d’une main il prit les deux miennes, les serra fortement et, de l’autre, me saisit le cou et m’appuya la bouche sur cette blessure, tant et si bien qu’il me fallait ou suffoquer ou avaler une dose de… » Malheur à la lectrice qui s’identifierait à la vampiresse en cours de métamorphose !
Si ce Pléiade thématique fascinant pourrait être enrichi avec « La morte amoureuse » de Théophile Gautier, il a préféré avec justesse se cantonner aux îles Britanniques ; quant à Olalla[10] de Stevenson, qui transporte le vampirisme dans un château espagnol, il aurait pu légitimement y figurer puisqu’il n’est publié dans aucun des trois volumes de cette collection à lui consacré. Reste que sont plus que suffisants les parcours en neuf stations qui ne négligent ni la poésie, ni la nouvelle. Le poème de Coleridge, Christabel, en 1800, met en scène ce personnage éponyme lors de sa rencontre avec l’étrange, fascinante et maladive Géraldine, qui se couche avec elle pour absorber son énergie. La suggestion saphique est plus prégnante encore dans la prose de Carmilla, sous la plume de Joseph Sheridan Le Fanu. Pour demeurer un instant parmi la poésie, l’on pourrait penser ajouter Lamia de John Keats, qui, en 1819, use d’une serpentine sensualité qui faillit être fatale à son amant Lycius.
Il faut repenser à cette joute littéraire qui en un sombre été 1816 accoucha du Frankenstein de Mary Shelley : si Byron n’écrivit qu’un fragment vampirique, Polidori alla jusqu’au bout de son assez bref - et cependant séminal - Vampire, dans lequel le malheureux héros, Aubrey, se fait accompagner dans son voyage en Grèce par un Lord Ruthven fascinant, morbide et émacié, jusqu’à ce qu’il côtoie la mort d’une jeune fille, voit la sienne arriver avant l’irréparable : « Les tuteurs se précipitèrent afin de protéger Miss Aubrey, mais, à leur arrivée, il était trop tard. Lord Ruthven avait disparu et la sœur d’Aubrey avait épanché la soif d’un VAMPIRE ! »
Mais le plus surprenant est bien l’apparition, en première traduction française, d’un roman de Florence Marryat, paru en 1897, la même année donc que celui de Bram Stoker : Le Sang du vampire. Pas de flot d’hémoglobine ici, pas de veine éclatée sous la canine prédatrice, mais l’invisible succion de la vitalité. Le vampirisme psychologique affecte le roman de mœurs, d’abord apparemment innocent, en confrontant une grosse baronne insolente et vorace à une très jeune fille également goulue. La « Gobelli » et la séductrice Harriet jouent avec la magie noire jamaïcaine, alors que l’on apprend que la grand-mère de la seconde, qui était une esclave noire, avait été mordue par une chauve-souris vampire…
Bientôt l’on put concevoir, comme Roger Caillois, que le thème fantastique des vampires est un de ceux « qui entraînent le plus régulièrement une rançon de monotonie[11] ». En dépit des nombreuses adaptations cinématographiques, des bandes dessinées (Vampirella, par exemple), des mangas, et, bien entendu, des parodies, parmi lesquelles Le Bal des vampires de Polanski reste incontournable.
Il fallut attendre, en 2005, Twillight, de Stephanie Meyer, improprement traduit par Fascination[12], pour que la réécriture offre l’occasion d’un renouvellement salutaire. On pointera justement les défauts de cette saga, prolixité bavarde et souvent creuse, poursuites et scènes d’actions dignes des pires films à clichés du genre. Cependant l’illumination corporelle du byronien Edward devant Bella est un moment rare. De plus, la romance noire pour adolescente frissonnante comporte une dimension morale non négligeable. La famille d’Edward pratique un vampirisme nouveau : on ne tue plus que des animaux pour se nourrir de leur sang, et, au contraire de Dracula, on se consacre, en étant par exemple chirurgien, au service de l’humanité. Il faut décrypter également l’union sexuelle, sanglante et désirée, longtemps retardée de tome en tome, d’Edward et Bella, sous peine qu’à son tour cette dernière devienne une vampire : où l’on peut lire en filigrane le culte voué à la chasteté par les Mormons, Stephanie Meyer en faisant partie.
Parmi l’interminable flopée de réécritures vampiresques, il peut être utile de jeter plus qu’un œil au roman de Victor Dixen : Vampyria. La Cour des ténèbres. Car il parvient à échapper aux clichés inhérents à la vampiromanie, ce en usant d’une curieuse uchronie. Louis XIV, roi soleil, est devenu, plutôt que de mourir, roi des ténèbres et souverain de « la Magna Vampyria ». Vampire suprême, il règne sur une aristocratie assoiffée du sang que l’on prélève régulièrement dans les veines du peuple, comme un tyrannique impôt. Outre les « citernes », l’on a sur soi son « flacon hématique » et l’on chasse des condamnés dans les jardins royaux pour s’en abreuver. Jeanne, la narratrice, est une héroïne à la limite du vraisemblable. Echappant d'une manière extraordinaire au massacre de sa famille de roturiers par les inquisiteurs, elle subtilise l’identité de Diane de Gastefriche, ce qui lui permet d’être recueillie par Alexandre de Mortange, jeune vampire bouillonnant et meurtrier sanglant de sa mère. Ce dernier la confie à l’institut d’éducation royal, ou « Ecole de la Grande Ecurie », où l’on concourt pour devenir membre de la « garde mortelle du Roy », voire accéder à la transmutation vers la vie nocturne éternelle. Une galerie de personnages, en particulier féminins, haute en couleurs et en caractères, un festival de haines, d'amitiés secrètes et de trahisons, une cascade d'actions trépidante, tout enrichit le tableau de ce monde de l'effroi perpétuel. Notre attachante et intrépide héroïne parviendra-t-elle à réaliser son projet de vengeance ? Le coup de pieu final laissera plus d'un lecteur pantois, curieux d'une affriolante suite qui ne saurait tarder.
C’est un roman échevelé, baroque à souhait, bourré de péripéties et de rebondissements jusqu’à la gueule, mieux qu’un opus de cape et d’épée, gore jusqu’à plus soif, roman de midinette et d’historien du genre vampirique à la fois, qui se lit avec un incrédule appétit, une passion sanguine !
Parmi la richesse de l’analyse et des références dont nous comble en sa préface Alain Morvan, de la Lilith biblique à Twilight, il est bon de rappeler que Karl Marx n’échappa guère à la popularisation du mythe en 1867 : « Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce d’avantage[13] ». Le Monde des livres[14], présentant ce Pléiade, ne manqua pas d’en faire l’amorce tonitruante de son article, en digne voix de son maître. Si le capitalisme fut un vampire, Marx[15] et son âme damnée, le communisme[16], furent un abattoir. Rassurons-nous cependant, une pléiade de vampires sur papier Bible, voilà de quoi protéger nos pleine lunes de tels cauchemars vampiriques : avec ce précieux papier l’innocuité est certaine, pas même besoin de se munir d’un crucifix et d’humecter ses larmes de plaisir à l’eau bénite…
Rue de l'Ancien champ de foire, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Petite chronique littéraire et philosophique
de la délinquance et de la criminalité.
Jack Black : Personne ne gagne ;
Jonas T. Bengtsson : Submarino.
Jack Black : Personne ne gagne,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc,
Monsieur Toussaint Louverture, 480 p, 11,50 €.
Jonas T. Bengtsson : Submarino,
traduit du danois par Alex Fouillet, Denoël, 540 p, 27 €.
Le crible et le crime ont la même étymologie, d’où pour ce dernier ce qui sert à trier, à prendre une décision judiciaire ; c’est donc par métonymie que le crime s’est appliqué au grief. Le criminel commet alors ce qu’une société animée par des valeurs pratiques et morales réprouve : le meurtre puis le viol. Quant au verbe médiéval délinquer, il a disparu pour ne conserver que le délinquant, celui qui laisse ses devoirs pour commettre des fautes telles que le vol. Le monde du crime et de la délinquance effraie, ou fascine, ce pourquoi, par voyeurisme ou catharsis, il agite romanciers et lecteurs, au point d’être devenu, à partir d’Allan Edgar Poe[1], l’objet d’un genre à part entière : le roman policier. S’il a le plus souvent pour objet de rassurer et d’assurer le retour de la vérité, de la loi, de la justice et de la peine, il est permis de se pencher sur des romanciers qui se préfèrent en chroniqueur et psychologues. Obscur travailleur du monde souterrain des criminels, Jack Black sait pourtant qu’à ce jeu Personne ne gagne ; quand avec Jonas T. Bengtsonn, drogues, délinquances et criminalités flamboient dans l’envers du paradis social danois pour descendre dans un Submarino de cendres ses protagonistes. Eclairons ces derniers par une petite poignée de lectures philosophiques, de Kant à Nietzsche…
L’autobiographie peut avoir la puissance du roman : Jack Black, narrateur doué, nous emporte dans un rythme enlevé qui dévoile sans fard les pléthoriques excès de sa carrière. Orphelin de mère à dix ans, fils spirituel de Jesse James (ce fameux hors la loi américain du XIX° siècle), travailleur d’abord, voleur bientôt, fin connaisseur enfin de la « confrérie des yeggs », de ce « monde des criminels », Jack, comme le suggère son patronyme, est un « travailleur de la nuit », puis un expert en matière de système carcéral de l’ouest des Etats-Unis.
Roman picaresque et d’aventure fracassant et trépidant, Personne ne gagne se lit goulûment, comme Jack Black lui-même le fit avec les romans à dix cents de son enfance, ceux d’Alexandre Dumas et de Charles Dickens. Il découvre les enfers des prisonniers, des prostituées, non sans qu’une réelle compassion l’émeuve, envers ces « condamnées à perpétuité par la société ». Le langage des clochards, hobos et autres routards n’a plus de secret pour lui, ni l’alcool, l’opium, et par conséquent les tréfonds de la Justice. Il revendique une liberté asociale, une solidarité sans faille avec ses pairs, face à la chasse policière aux vagabonds, mais aussi une irréfragable passion pour le cambriolage de haut-vol, au point de subir de terribles années de pénitencier, au contact des pires délinquants et criminels. La morale finale est lapidaire : quinze ans de « taule », rien de gagné ; sauf un beau livre à la Jack London.
Jack Black (1872-1932) se refit une conduite suite à la rencontre d’un journaliste. La publication de Personne ne gagne, en 1926, lui permit de devenir conférencier et militant anti-peine de mort. Guère de misérabilisme, peu d’excuses complices pour le crime, ainsi Jack Black laisse-t-il un roman d’éducation à la délinquance et au crime, plein de feu et de détresse, une épopée individuelle paradoxale, une plongée dans les bas-fonds de l’Amérique du début du XX° siècle qui vaut son pesant de sociologie et qui fit le bonheur de William Burroughs (qui en est le préfacier) et de la Beat generation.
Seuls la confiance des juges, le travail permettent la réhabilitation du délinquant et du criminel, plaide l’auteur, même si, peut-on lui objecter, quelques-uns sont irrécupérables. En une sorte de postface, Jack Black, avec « Qu’est-ce qui cloche chez les honnêtes gens ? » pose son credo : « Je soutiens que multiplier les lois et durcir les peines ne peut conduire qu’à davantage de crimes et de violence… Il faut privilégier la prévention à la répression… Ce n’est qu’en découvrant les causes du crime que l’on pourra en venir à bout ». L’on se doute qu’il juge défavorablement la peine de mort. Aussi, avec un rien d’angélisme pénal foucaldien[2] avant l’heure, privilégie-t-il l’éducation, et - c’est implicite - la lecture des bons livres, dont le sien.
Une descente aux enfers… A moins que Nick et son frère aient commencé leur vie au fond de l’enfer et n’en aient pas bougé. Croyez-le ou pas, mais ce roman de Jonas T. Bengtsonn situe ses souffre-douleurs consentants dans une démocratie prospère et réputée pour son modèle social : le Danemark.
À partir d’une paire de types dévastés par la vie et de leurs mésaventures entre bagarres et condamnations, entre pensionnat et salle de sport, entre amours glauques et regrets insalubres, un tableau de société pour le moins sordide s’étale. L’un, Nick, collectionne les bières et les petites amies peu regardantes, à moins que, comme Sofie, elles soient douées d’un sens de la compassion remarquable qui ne leur vaut guère de reconnaissance. L’autre, son frère, élève seul et tant bien que mal son fils Martin, quoiqu’il lui préfère le « sachet blanc », au point qu’il investisse l’héritage venu de sa mère en ce commerce hautement illégal qui ne présage rien de bon, même si cela lui permet de gâter son petit môme passablement perturbé, ce jusqu’à ce que la catastrophe lui tombe sur les épaules. Les femmes sont des mamans indignes à qui l’on a enlevé leur enfant, ou des prostituées shootées jusqu’à l’os; les hommes, des brutes jouisseuses et égoïstes. La ville qui abrite ces joyeusetés côtoie un « fantasme d’architecte qui s’est transformé en plus grosse communauté de chômeurs immigrés et alcooliques »…
Puis, alors que Nick est à la recherche de son frère, un flash-back morcelé se met en route. Leur mère dépassée, déglinguée, alcoolique et accro aux cachets tente de reprendre en main sa famille. Elle récupère ses deux enfants au sortir d’un foyer, avant d’être assaillie par une nouvelle grossesse. Le bébé, alors qu’elle court les bars et les aventures sordides de la prostitution, laissé aux soins éclairés des deux grands frères, crie comme un monstre. Ces derniers n’en ont cure, sniffent de la peinture et picolent devant la télé à fond. Jusqu’à ce que la petite créature meure. L’image du sac, « une grosse poupée », dissimulé dans les ordures, les poursuit. De défonce en pas de chance, de prison en mitard, de paresse chronique en coups foireux (destruction de BMW, achats démentiels de pornographie, vol d’économies de vieilles dames, agressions, deal…), Nick et son frérot finissent, qui alcoolique fan de culturisme aux stéroïdes, qui héroïnomane compulsif et dealer en chef. Sans compter le crime infâme et psychotique d’Ivan, voleur et collectionneur grotesque de boutons de chasse d’eau…
Une écriture par à-coups, phrases brèves et dialogues, contribue à une immersion sociologique et psychologique assez réussie, par instants impressionnante. Néanmoins, Bengtsson ne cherche à dénoncer ni personne ni rien, même si c’est peut-être là sa limite. Les faits bruts seuls comptent, suffisamment parlants, sur la pente d’une fatalité inexorable, pavée de blessures et de cellules, de cercueils précoces. Toujours les marins de Submarino, parmi la haute mer des laissés pour compte de notre contemporain, ont la tête sous l’eau. Est-ce à dire que nous sommes en présence d’un apologue à vocation morale ? Qui sait…
Evidemment, on ne peut que penser à Irvine Welsh[3], à son Trainspotting, odyssée sur-célèbre d’un groupe de camés déjantés et dégueulasses. Est-ce à dire que Submarino n’en est qu’un doublon, quoique un peu plus pathétique, désespérément tragique ? Malgré l’acidité de la personnalité romanesque de ce traité de dissection des paumés et délinquants en fin de course, on peut cependant se demander si ce misérabilisme des cas sociaux et de l’immigration ne glisse pas un peu dans le voyeurisme, dans la facilité. Qui, en effet, est responsable de la misère des délinquants et criminels de Jonas T. Bengtsson : une société égoïste, leurs parents aussi incompétents que détruits, leur hérédité, leur manque d’éducation, ou bien eux-mêmes, trop facilement résignés à leur impéritie, à leur quête de plaisirs grossiers ?
Le crime est une transgression grave du droit positif qui porte atteinte à l’individu en sa dignité, voire en sa vie, donc aux intérêts sociaux essentiels. À cet égard Kant, dans la Métaphysique des mœurs, distingue « délit à caractère abject et délit violent[4] ». Est-ce à dire qu’il oppose délinquance et criminalité ? Bien que représentatif des lumières, Kant reste fidèle à la loi biblique du talion, en commandant la peine de mort aux meurtriers. Ce à l’encontre de son contemporain, Cesare Beccaria, l’auteur du Des Délits et des peines[5], dont il moque « la sensiblerie sympathisante[6] ».
Outre son opposition à la peine de mort, Jack Black ne semble pas loin de Michel Foucault : dans Surveiller et punir, ce dernier dénie toute pédagogie et toute réussite à l’incarcération, qui, selon lui, « provoque la récidive[7] ». Lui aussi préconise le travail rédempteur. Mais comment comprendre celui qui ne préfère que s’abîmer dans les drogues, la délinquance et le crime, comme les personnages de Jonas T. Bengstsonn ?
Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles, semble tout au moins comprendre le délinquant Jack Black et ses comparses plus violents : « Le type du criminel, c’est le type de l’homme fort, placé dans des conditions défavorables, c’est un homme fort que l’on a rendu malade. Ce qui lui manque, c’est la jungle, une nature et un mode de vie plus libres et plus dangereux, qui légitime tout ce qui, dans l’instinct de l’homme fort, est arme d’attaque et de défense. […] C’est la société, notre société policée, médiocre, castrée, qui, fatalement, fait dégénérer en criminel un homme proche de la nature[8] ». Rétorquons à Nietzsche qu’il n’en reste pas moins qu’au-delà de cette nature la culture d’une société policée doit se protéger et protéger ses valeurs…
Faut-il, pour en partie solutionner le problème de la délinquance, voire d’une criminalité subséquente, libérer la vente des drogues - et pour le cannabis c’est indubitable, malgré sa dangerosité et comme le montrent les Etats qui l’ont libéralisé - de toutes les drogues, comme le préconisait en 1992 l’Américain Thomas Szasz dans Notre droit aux drogues[9] ? Si la dopamine, hormone du plaisir alors insuffisamment secrétée, peut être remplacée par ces drogues, ne faut-il pas s’orienter vers des solutions thérapeutiques ? En ce sens le vice gourmand des drogués aurait une cause pathologique et ne pourrait être considéré comme un crime, y compris contre soi-même. Ni même ne pourraient être considérés criminels les producteurs et revendeurs de drogues illégales (car il y en a de légales et pas meilleures au vu de la mortalité par les opioïdes thérapeutiques aux Etats-Unis) dont la responsabilité incitatrice ne tient pas toujours face à la responsabilité individuelle du consommateur (sauf contrainte et sur mineur). « Criminatia peccata » étaient les péchés mortels des Chrétiens. Aujourd’hui la justice ne considère plus les vices comme des crimes, suivant en cela Lysander Spooner[10]. Or à quoi attribuer cette humaine trop humaine propension à la délinquance et au crime ? À une biochimie déficiente, à la testostérone, puisque ce travers est beaucoup plus masculin que féminin, à une éducation et un contexte sociologiques perturbés et défaillants ? Si l’on désire maitriser le dragon délinquant et criminel, là encore l’idéologie ne doit pas voiler la face de la connaissance.
Thierry Guinhut
Les parties sur Bengtsson et Black ont paru dans Le Matricule des Anges, février 2011 et juin 2017
Estany de Baborte, Val Ferrera, Pallars Sobira, Lleida, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
Quand la peste apparait,
l’humanité disparait et la terre demeure.
Histoire des pandémies littéraires :
Mary Shelley, Jack London, George R. Stewart,
Stephen King, Cormack Mc Carthy.
Mary Shelley : Le Dernier homme, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Paul Couturiau,
Editions du Rocher, 432 p, 130 F.
Jack London : La Peste écarlate, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Paul Gruyer et Louis Postif,
Actes Sud Babel, 128 p, 6,60 €.
George R. Stewart : La Terre demeure,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Fournier-Pargoire, Fage, 368 p, 22 €.
Stephen King : Le Fléau, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Richard Matas et Jean-Pierre Quijano,
Jean Claude Lattès, 1981, J’ai lu, 3 tomes, 1183 p, 27,20 €.
Cormac McCarthy : La Route, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par François Hirsch, Points, 256 p, 6,80 €.
Le fantasme d’une pandémie qui laminerait la population terrienne nourrit non seulement les soins inquiets des scientifiques, mais aussi la fébrile imagination des écrivains, qui en firent un mythe littéraire d’importance cruciale. Dès 1826, la légendaire auteure de Frankenstein ou le Prométhée moderne, Mary Shelley, inaugurait ce qui deviendra un topos littéraire avec Le Dernier homme. Après la frappante nouvelle de Jack London, La Peste écarlate, en 1912, et bien avant l’hiver nucléaire de Cormac McCarthy, dans La Route, en 2006, Georges R. Stewart avait en 1949 publié La Terre demeure, en inspirant à Stephen King son Fléau. Le constat d’une apocalypse sécularisée n’est pas toujours dépassé par une nouvelle aube sociétale et civilisationnelle, ou par les prémisses de la philosophie politique.
Si le mal était entre les mains scientifiques de Frankenstein, façonnant sa créature en agrégeant des fragments de cadavres, il est aussi dans la nature. De la main de Mary Shelley, c’est une fois de plus un vaste roman d’anticipation, obéré par la pulsion de mort. La créature vengeresse de Frankenstein[1]usait de son innéité cadavérique pour semer le crime, alors que la peste est en quelque sorte le monstrueux personnage principal du Dernier homme. Ce dernier s’appelle Lionel Verney. Sa vie nous est connue grâce au prologue où l’on prétend qu’un manuscrit fut découvert au XXII° siècle dans la grotte de la Sybille de Cumes.
Nous sommes en l’an 2073, quoiqu’il ressemble absolument au début du XIX° siècle, sans l’ombre d’une technologie qui relèverait de la science-fiction. Le jeune narrateur Lionel Verney, flanqué de sa sœur cadette Perdita, aurait stagné dans la pauvreté si sa rencontre avec le fils du roi ne lui avait permis de retrouver l’ancien statut de son père. Les épisodes narrant le conflit pour la libération de la Grèce opprimée par l’Empire européen font irrésistiblement penser à l’aventure de Lord Byron (que Mary Shelley côtoya) qui alla mourir à Missolonghi. Maintes palpitantes péripéties animent le récit, sans que notre attente soit de longtemps comblée, car le roman psychologique et de société doit attendre la deuxième partie, alors que la flotte grecque assiège Constantinople, pour que la peste se déclare. Rapidement, le monde est gagné par l’épidémie meurtrière : « La pestilence régnait partout » ; jusqu’à sa dernière victime ensevelie : « C’était aussi les funérailles de la Peste que nous célébrions ». Avec une poignée d’amis, Lionel rejoint l’Italie qui est un havre de paix, avant qu’une tempête et un naufrage balaient ses deux derniers compagnons. Bientôt ce « dernier homme » erre, seul, à Rome, où il peut lire et méditer parmi les ruines, avant de reprendre la voile sur les flots méditerranéens. Là encore il faut rapprocher ce personnage fantomatique d’un autre familier de la romancière, son époux, le poète Percy Bysshe Shelley[2], mort noyé sur une « frêle embarcation » dans ces eaux mêmes, auquel elle rend ainsi un vibrant et singulier hommage.
La peste est une réalité encore au XIX° siècle, du moins dans l’est de la Méditerranée ; et aujourd’hui elle est encore résiduelle. Quant au cholera morbus, il est la cause de décès français par milliers en 1832 et 1854, il touche Londres en 1832. La littérature anglaise n’est pas exempte de récits sans fards et de documents qui en rendent compte, parmi lesquels le Journal de l’année de la peste à Londres de Daniel Defoe[3], en 1664 et 1665. Cependant c’est avec Mary Shelley la première fois qu’elle est élevée au rang du mythe, au sens où elle éradique l’humanité entière. Si le récit reste dans le cadre du réalisme, la dimension apocalyptique, quoique sans intervention divine ni eschatologique, projette la fiction dans la dimension improbable du romantisme noir, pour laisser la nature, seul vainqueur, occuper le terrain désabusé de l’humanité. À la différence de ses successeurs, et à la provisoire exception du héros, il n’y a pas l’ombre d’un survivant.
Le topos de l'homme resté seul sur la Terre prenait alors son envol : en 1901 Matthew Phipps Shiel écrivait Le Nuage pourpre[4], dans lequel un mystérieux cataclysme nettoyait la population mondiale, hors un individu, puis une femme, avec force cadavre et incendies, mais aussi un talent discutable. Richard Matheson Je suis une légende[5], paru en 1954, fait choir le mythe dans la lutte d’un homme seul contre des vampires et autres mort-vivants qui l’assiègent et s’entretuent.
En 2073, sous la plume de Jack London qui écrit en 1912, il reste sur la terre un peu plus qu’un dernier homme. Au-delà de la désespérance définitive de la disparition totale de l’humanité peinte par Mary Shelley, il demeure une poignée d’humains qui seront - ou non – aptes à offrir un nouveau départ à la civilisation. Au pur constat d’une apocalypse sécularisée se substituent, dans le cadre du récit d’aventure, une nouvelle aube sociale et les minces prémisses de la philosophie politique. Ainsi l’anticipation ne relate plus la propagation de la peste, mais ses conséquences. Les quelques représentants d’une espèce jadis savante n’ont plus guère de passé, à peine l’ombre de culture, plus proches de la brute que de l’être rationnel et cultivé. Seul un vieillard, qui fut avant la catastrophe professeur d’université, est l’allégorie de la connaissance et de l’Histoire. Que ces petits-enfants traitent au mieux avec négligence et ironie : « Tu es formidable, grand-père ! Toujours tu veux me faire croire que ces petits signes, qui sont là-dessus, veulent dire quelque chose. »
Mais, qui sait si l’avenir a encore une chance ? Dans une grotte, James Howard Smith a soigneusement entreposé des livres, ces vestiges d’une civilisation brillante, « avec un alphabet, avec clé explicative », à la discrétion de l’esprit curieux qui y puisera les ressources pour relever l’humanité de ses cendres : « Un jour viendra où les hommes, moins occupés des besoins de leur vie matérielle, réapprendront à lire ». Cependant les instincts tyranniques et meurtriers pullulent chez ses petits-enfants : « quand ils auront retrouvé la poudre, c’est par milliers, puis par millions, qu’ils s’entretueront ». Il n’est par ailleurs pas impossible que cette « peste écarlate » soit un écho de la nouvelle d’Edgar Allan Poe Le Masque de la mort rouge.
Voici réédité avec une photographie de couverture esthétique et signifiante de voitures rouillées mangées par la végétation le roman-phare de Georges R. Stewart : La Terre demeure, publié en 1949. Certes le motif d’un homme isolé dans les bois d’une montagne, échappant ainsi à une épidémie inconnue, grâce peut-être à la morsure d’un serpent à sonnette, ne parait pas absolument original. Que l’on découvre sa quête autour de chez lui, puis au travers des Etats-Unis vidés de toute population, comme un road trip, n’est pas non plus extraordinaire, quoiqu’elle soit menée au moyen d’une réelle sûreté de la narration, fort détaillée aux débuts de l’aventure. Plus tard, le récit alterne les vastes perspectives événementielles et les notes laconiques, après que les années nouvelles, à qui l’on attribue des noms liées à leurs événements marquants, permettent l’établissement du calendrier d’une nouvelle ère.
Mais, alors qu’Ish (diminutif d’Isherwood) s’unit avec Em, une rare survivante (« l’amour avait surgi des ruines »), fondant un clan avec quelques individus venus de lieux épars, la réflexion prend de plus en plus de hauteur.
D’une part, le texte est intercalé de passages à la tonalité poétique et biblique, répondant ainsi au titre venu de L’Ecclésiaste et tirant la leçon morale de cet apologue fustigeant l’hubris humain : « Peu de lamentions salueront le convoi funèbres de l’Homo Sapiens ». « Vanité des vanités », disait l’Ecclésiaste. Cependant, seul lecteur, Ish entre dans les bibliothèques, pour trouver que « les préoccupations religieuses de Crusoé étaient ennuyeuses et stupides ».
D’autre part, loin de vivre avec insouciance de récupérations avec son petit clan, le héros s’interroge sur le déclin et le devenir de la « civilisation ». Parmi les rares rescapés, l’on rencontre des ivrognes, de lubriques délinquants, des peureux qui thésaurisent la nourriture et l’alcool, jusqu’à ce que leur capacité de survie soit obérée. Car piller les villes abandonnées parait facile, mais reconstruire bien plus difficile, voire impossible quand les nouveaux enfants peinent à apprendre à lire, sauf Joey, qui « représentait l’avenir », et pourtant ne vivra pas assez longtemps. Pire, la sagesse de celui qui connut l’ère précédente fait sourire. Car « Chaque génération en grande partie crée ou résout les problèmes des générations futures ».
Grâce à George, « les métiers manuels avaient survécu », mais ce n’est qu’un « lourdaud et il n’avait probablement jamais ouvert un livre de sa vie ». Quant à Ezra, il « avait du génie, mais c’était le génie de vivre en bon terme avec ses semblables et non la force créatrice qui donne naissance aux nouvelles civilisations ». En effet la « tribu » de Ish « était lourde, terne, dépourvue de génie créateur, mais elle avait conservé le respect des convenances. Rien ne garantissait que les autres en avaient fait autant ». Le constat est amer. Il est clair qu’il faudra attendre longtemps pour qu’une cité, comme la petite Florence au XV° siècle, soit le berceau de la Renaissance.
Au travers de son personnage principal, dont la disparition signe la fin du roman, voire d’une certaine idée de la civilisation, George R. Stewart se fait tour à tour psychologue, sociologue, historien et philosophe : « Ish avait poussé assez loin ses études d’anthropologie pour savoir que tout peuple sain déverse dans la création artistique le trop plein de son énergie ». Les enfants en effet se mettent à la sculpture de bout de bois devenus figuratifs. N’est-ce qu’une velléité, ou le prélude d’un mouvement artistique à venir ?
L’homme à peu de choses près disparu, cet « animal créateur de bruit » voit le retour des animaux, prédateurs dangereux, rats ou fourmis, menaçant vigoureusement son règne. Quelle perspective pourra le sauver ? C’est alors qu’Ish réalise « qu’il pouvait être le fondateur d’une religion ». Si l’on ne comble pas le besoin de religiosité de l’humain, « ses descendants peut-être procèderaient à des incantations, obéiraient servilement à des sorciers, pratiqueraient les rites de l’anthropophagie ». Or le crime surgissant en la communauté, il doit être frappé de mort, dans le cadre d’un vote, première occurrence du droit pénal. D’ailleurs l’autorité d’Ish est symbolisée par l’ancien marteau qu’il tient à la main. À qui reviendra-t-il après sa disparition ? Et si, en de telles circonstances, où « la bibliothèque universitaire était taboue et considérée comme un temple sacrée », subsistent « plus d’un million de livres, presque tout le savoir du livre, encore à l’abri », qui saura les lire et tirer un juste et réel profit scientifique, économique, juridique, philosophique ? D’autant que la modeste école mise en œuvre tombe en désuétude à la joie des gamins. Sans compter que l’on ne sait plus rien fabriquer ou réparer. Le « dernier Américain » sait, de manière ludique, apprendre aux enfants à tailler des arcs et des flèches. Cela suffira-t-il ?
Aussi La Terre demeure fait-il partie de ces beaux romans et vade-mecum de l’humanité qu’il faut toujours avoir en tête, qui sait…
Un telle bio-fiction apocalyptique et robinsonnade réaliste, d’une rare intelligence, a sans nul doute donné des ailes à Stephen King, lorsqu’il écrivit, Le Fléau, paru en 1978, puis dans sa version intégrale en 1980, un plus vaste pavé parfois indigeste, bourré de personnages et de rebondissements épiques. Là encore une pandémie balaie l’humanité : il s’agit d’une grippe incroyablement virale crée en laboratoire militaire. On imagine le déferlement de péripéties tragiques, le parcours de protagonistes vulgaires parmi les purulences de la mort, les affres du thriller pour quelques héros qui en réchappent on ne sait grâce à quelle immunité. Hors le rythme plus ou moins trépidant du suspense, l’intérêt réside dans la façon dont ces Américains retrouveront les valeurs de la bannière étoilée, remettront sur le métier la fondation d’une société, de ses entreprises et de ses institutions. Tout ce qui permet de constater que Stephen King frôle la noblesse d’une philosophie politique en acte, certes avec lui un peu simpliste. Car le manichéisme rôde lorsque s’affrontent sur le continent américain deux camps incarnant nettement le bien et le mal. Sans compter le personnage de Mère Abigaël, une sorte de gourou traversée de prophétiques visions, qu’il faut attribuer au retour de la superstition ou à la propension du romancier à choyer les ressorts de l’horror-show et du fantastique. Avec moins de finesse que ses devanciers, mais avec une boulimie qui se veut voisine de Guerre et paix de Tolstoï, l’on est en droit de se demander s’il s’agit, comme l’affirment ses admirateurs, d’un classique de la littérature américaine et d’un sommet du mythe post-apocalyptique…
On ne sait quelle peste, quel fléau d’origine volcanique ou nucléaire a couvert de cendres le globe, précédemment affligé de « sectes sanguinaires ». Au plus gris de la dévastation, des incendies, une route, un homme, un enfant, trio tragique d’un roman intitulé sobrement La Route par son auteur, Cormack McCarthy en 2006. Le duo s’avance laborieusement vers la mer lointaine et désirée, vers son espoir de liberté et de pureté, qui se révélera définitivement illusoire, tant la pollution est universelle. Leur voyage à pied n’est qu’une quête perpétuelle de nourriture et d’abri, parfois récompensée, parfois dangereusement menacée par des hordes barbares, qui grognent plus qu’elles ne parlent (d’ailleurs l’homme et l’enfant n’échangent que peu de mots) et dont il faut tuer le plus vindicatif, par la découverte d’un bétail humain dans une cave, réserve probable de calories pour on ne sait quelle anthropophagie. Froid, faim, rêves, fièvre, blessure, et mort de l’homme. Curieusement, en contradiction avec l’hostilité généralisée, une famille prend en charge le garçon. Est-ce à dire qu’un embryon de société se manifeste, pour un avenir moins inclément ? Voilà qui est peu probable, tant les perspectives esquissées chez Jack London et développée par George R. Stewart manquent ici.
Une écriture passablement neutre, étique diront ses détracteurs, des péripéties ahanantes et monotones. Elle est parfois sauvée, sinon transcendée, par l’image des restes d’une bibliothèque, aux « livres noircis », par la déréliction du langage, et par quelques métaphores, lorsque la ville est « comme une esquisse au charbon de bois ». Car, justement, la transcendance est interdite de séjour en un tel univers, qui est « une bête de granit », même si des traces de l’ « antique bénédiction » viennent un instant frôler la tête de l’enfant. De même les tentatives avortées d’éducation et de transmission par le père butent sur l’ireprésentabilité du monde d’avant et sur le quasi-autisme de l’enfant.
L’œuvre vaut surtout par son atmosphère grisâtre, où la couleur a disparu, étouffante, par la désespérance tangible, le sentiment du tragique qui pèse sur les épaules de deux rescapés auxquels l’on peut s’identifier aisément, voire le vide volontaire de la cause de la catastrophe où d’aucuns, affamés par le goût de la peur écologique, ont voulu lire une dénonciation des menaces nucléaires accumulées sur la terre qui nous abrite provisoirement. Il n’en reste pas moins que pour Mc Carthy le mal absolu a lavé au noir toute civilisation.
L’Apocalypse de Saint-Jean avait le règne de Dieu pour échappatoire et récompense. Rien de tel dans cette poignée de romans, du XIX° siècle à notre contemporain. De Mary Shelley à Cormack McCarthy, en passant par Georges R. Stewart, qu’il faut sans doute élever au-dessus du panier, l’humanité devient quantité négligeable et balayable. Que les hommes meurent, soit ; mais que meurent les civilisations, les sciences, les livres et les arts est d’une importance bien plus considérable. De telles pestes sont-elles possibles ? Le mythe peut-il toucher le sol de la réalité ? Aux Etats-Unis, le mouvement des survivalistes prend une petite ampleur, entraîné par la vogue des livres de Kurt Saxon et de John Pugsley : The Survivor[6]et La Stratégie Alpha[7]. Ils œuvrent à la préparation d’une alternative aux catastrophes locales ou planétaires, de façon à restaurer une société, voire une civilisation. Souhaitons que parmi leur kit de survie, ils n’oublient pas de penser aux bibliothèques.
Gummenalp, Engelbergrental, Suisse. Photo : T. Guinhut..
Petit traité d’hitlérienne uchronie :
Sinclair Lewis, Katharine Burdekin,
Philip K. Dick,
Philip Roth, Owen Sheers, Jo Walton.
Sinclair Lewis : Impossible ici, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Raymond Queneau, La Différence, 384 p, 20 €.
Katharine Burdekin : Swastika night, traduit de l’anglais (Grande Bretagne)
par Anne-Sylvie Homassel, Piranha, 208 p, 17,90 €.
Philip K. Dick : Le Maître du Haut-château, traduit de l’anglais (Etats-Unis),
par Jacques Parsons, J’ai lu, 7,60 €.
Philip Roth : Le Complot contre l’Amérique,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Josée Kamoun, Gallimard, 22 €.
Owen Sheers : Résistance, traduit de l’anglais (Royaume Uni)
par Bernard Hoepffner, Rivages, 416 p, 23€.
Jo Walton : Le Cercle de Farthing, traduit de l'anglais (Pays de Galles)
par Luc Carissimo, Denoël, 400 p, 22 €.
« Toutefois, à cause d’un homme qui réussit contre toute attente à être courageux, il n’y eut pas de christianisme. À l’exception de l’exil et du suicide de Pilate, aucun des événements présumés par Mardouk ne se produisit. L’Histoire, sauf sur ce point, se déroula autrement[1] ». Roger Caillois concluait ainsi son Ponce Pilate, en une audacieuse uchronie, un temps qui n’est nulle part, sauf dans les spéculations de l’écrivain filant sur un autre cours de l’Histoire. Faut-il penser qu’il eût été dommage qu’il n’y eut pas de christianisme ? Que l’on se fût privé d’une religion paisible, du moins dans son essence, mais pas toujours hélas dans son historicité. Et que l’on eût conservé une sorte de polythéisme ; à moins que le totalitaire Islam se fût engouffré dans la place vacante… Reste que les écrivains du XXème siècle ont préféré sublimer le traumatisme nazi (mais pas celui communiste !) en imaginant des romans où Hitler gagnait la seconde guerre mondiale. Manipuler ainsi l'Histoire a tenté d’étranges écrivains. Sinclair Lewis, avec Impossible ici, voit un histrion fascisant devenir Président des Etats-Unis. Katharine Burdekin, dans Swastika night, met en scène une hallucinante hitlérienne théocratie. Philip K Dick, dans Le Maître du Haut Château, fait envahir les Etats-Unis par le Japon et l’Allemagne. Philip Roth, dans Le Complot contre l'Amérique, imagine cette dernière pactiser avec le Troisième Reich. Owen Sheers fomente une étrange Résistance dans une Angleterre nazie. Jo Walton enfin a choisi une plus modeste uchronie, dans l'Angleterre d'après 1941, où il n'est pas bon d'être Juif sous le régime du Cercle de Farthing. Comment et pourquoi nos uchronistes sont-ils si fascinés par le nazisme, et à l’exclusion d’autre tyrannies ? Peut-on in fine leur fournir d’autres sources d’inspiration ?
Sinclair Lewis : Impossible ici, ou le devenir fasciste des Etats-Unis
Sinclair Lewis manie une sévère satire ; parfois hilarante, dans Impossible ici. Une brave Américaine clame : « je ne suis pas sûre que nous n’ayons pas besoin d’une nouvelle guerre pour apprendre la Discipline ! Nous en avons assez de tout cet intellectualisme, de cette culture livresque ». Le reste est à l’avenant, avec « Juifs », « financiers et communistes de mèche ». Caricatural préfascisme, mais ô combien plausible. « Impossible ici », répondent les démocrates libéraux devant les risibles clichés péremptoires. Pourtant, après la crise de 1929, bellicisme étudiant et « hystérie collective » aidant, le démagogue Berzelius Windrip, « un météore dans le ciel de la politique », un hâbleur « aux grands succès oratoires », devient Président des Etats-Unis, balayant Roosevelt, jetant l’opposition dans des camps de concentration… L'opiniâtre rébellion de Doremus Jessup viendra-t-elle à bout de ce régime totalitaire ?
Si la transposition de l’hitlérisme sur le sol américain est un peu facile et réductrice, le réalisme psychologique est doué d’une acuité qui fait mouche. Politiquement et économiquement, c’est une autre affaire, ceci n’étant pas le point fort du romancier à thèse.
Le lecteur vit une grandguignolesque uchronie : une fascistoïde Histoire des Etats-Unis, parallèle à celle que nous connaissons... Face à Philip K. Dick ou Philip Roth, plus célèbres que lui, malgré son Prix Nobel, Sinclair Lewis eut en 1935 l’avantage de la primeur. Cette réédition -Raymond Queneau donna ce roman en 1937 chez Gallimard- vient à point nommé, non sans un discutable opportunisme. Le préfacier, Thierry Gillybœuf, par ailleurs fort avisé, en particulier quant au contexte historique, s'aventure à comparer, suite aux commentateurs anglo-saxons qui remettent Sinclair Lewis à l’honneur, le personnage de Berzelius Windrip au populiste Donald Trump, quoiqu’il soit plus qu’excessif de le qualifier de fasciste. Il est vrai qu’ « aucun peuple n’a jamais reconnu son dictateur à l’avance » (selon la citation empruntée avec pertinence à Doroythy Thompson par le préfacier), sauf, notons-le, s’il souhaite l’élire en connaissance de cause.Espérons cependant que l’avenir des Etats-Unis, voire de la France, ne rendent pas le fascisme possible ici…
Katharine Burdekin : Swastika night ou la sainteté d’Hitler
Vous a-t-il échappé que « notre Saint Adolf Hitler » est le fils de Dieu ? Du moins selon l’incroyable roman d’une inconnue qui mérite de ne pas le rester : Swastika night. Katharine Burdekin construit une société hiérarchisée : les Chrétiens sont des « intouchables », les femmes à qui l’on enlève les fils à dix-huit mois « n’ont pas d’âme » et sont « similaires aux grands singes ». L’Histoire est réécrite ; on ne lit rien, « hormis la littérature technique et la Bible Hitler » ; ce jusqu’en Perse, quand le reste du monde est japonais.
Hermann est un Nazi, dont la trouble amitié avec un Anglais, Alfred, déroge avec la doctrine raciale et la religion de la guerre. D’autant que ce dernier, ô crime, ne croit pas « qu’Hitler soit Dieu ». Une brutale aventure permet à Alfred de converser avec un « Chevalier » : « Là où il n’y pas de liberté de jugement, il n’y a pas d’honneur ». Ce Von Hess montre la photo d’un Hitler qui n’est pas un « colosse blond », casse le mythe, rétabli la vérité historique avec le manuscrit de son ancêtre et révèle que, faute de naissances féminines suffisantes, l’humanité est condamnée à disparaître. En un vaste dialogue philosophique, Alfred imagine de rendre leur dignité aux femmes. Malgré la transmission du livre interdit, la rébellion contre l’hitlérienne théocratie restera mort-née, sanglante enfin…
Katharine Burdekin (1896-1963) est une écrivaine libérale et féministe dont l’uchronie, roman à thèse plus que d’action, est d’une rare puissance. C’est en 1937, sous le pseudonyme masculin de Murray Constantine, qu’elle publia Swastika night, cinq ans après Le Meilleur des mondes d’Huxley[2], douze ans avant 1984 d’Orwell, vingt-cinq ans avant Le Maître du Haut-château de Philip K. Dick. Grâce à dix chapitres redoutables, dénonçant avec une pertinence affutée la triade du machisme, du fascisme et de la religiosité, elle mérite de figurer au plus haut parmi ce panthéon de visionnaires.
Philip K. Dick, une uchronie dans une uchronie
« Est-ce que ce n’est pas un de ces livres interdits » ? Un livre en effet controversé : La Sauterelle pèse lourd, d’un certain Abendsen. Ce dernier imagine que Roosevelt n’aurait pas été assassiné, aurait été réélu et aurait conduit avec succès la guerre contre l’Allemagne et le Japon. Il ne s’agit, comme chacun sait, que d’une fiction imaginée dans la fiction de Philip K. Dick : Le Maître du Haut Château. En une paradoxale et hardie mise en abyme, l’écrivain de science-fiction américain fait du réel (du moins une réalité historique biaisée puisque l’Angleterre y domine l’Europe) l’invention d’un hurluberlu perché dans les Montagnes Rocheuses restées libres, alors que les Etats-Unis sont partagés entre l’occupation nazie et l’occupation nipponne. Une uchronie dans une uchronie, tel est le tour de force de Philip K. Dick en 1962. « Ce livre traite d’un présent différent », commente un lecteur personnage qui découvre le procès mené contre Hitler. Ce livre est un objet conceptuel parmi d’autres, objets d’antiquités et bijoux américains, spiritualités extrême-orientale, tout ceci distribué à la manière habituellement déglinguée de Philip K. Dick, parmi des intrigues qui ne se rencontrent pas, entre des personnages de marchands, de représentants, que supervise un réseau de Japonais et d’Allemands plongés dans de fiévreuses intrigues politiques. Car les dignitaires à même de succéder à Hitler, sans oublier leurs séides, jouent une partie d’échecs, qui rivalise avec le livre chinois du Yi King où les Japonais puisent leur inspiration.
« Ce livre dégage une grande leçon de morale », dit-encore le personnage stupéfait de tant d’inqualifiable dissidence littéraire et politique, confirmant la perspective de l’apologue. Sauf que s’il en déduit la nécessité de construire de « grandes choses » sous la férule des Japonais, nous chercherons à nous demander pourquoi le traumatisme de l’expansion nazie continue à être une grande peur au point que l’on fantasme sur sa victoire intercontinentale.
Philip Roth : Le Complot contre l’Amérique, sympathie pour le nazisme
L’hypothèse mise en branle par Philip Roth n’est pas loin de celle de Sinclair Lewis. Selon l’auteur de Portnoy et son complexe, le charismatique aviateur Charles Lindbergh, adulé parmi tous les Etats-Unis, aurait battu Roosevelt lors des élections de 1940. Le nouveau Président confirme sa politique isolationniste et antisémite, son indulgence enfin pour l’expansionnisme nazi. Plutôt que de suivre étroitement les délires politiques de l’homme providentiel, à la manière de Sinclair Lewis, Philip Roth préfère se focaliser sur une typique famille américaine et juive à qui est dévolue la lourde responsabilité de vivre cette période honteuse au quotidien. Providentiellement, « le petit avion le plus célèbre de l’histoire de l’aviation, équivalent moderne de la Santa Maria de Christophe Colomb, et du Mayflower des Pères pèlerins » disparait en 1942, Lindbergh à son bord. Roosevelt du coup redevient Président et l’Amérique reprend le chemin glorieux de sa mission salvatrice et civilisatrice (qu’elle n’a d’ailleurs pas toujours pratiquée avec circonspection et succès).
Affirmant qu’en 2004 il n’avait pas conçu Le Complot contre l’Amérique comme un roman à clef permettant d’y deviner un George Bush qu’il ne faut pas confondre avec le fascisme, Philip Roth écrit cependant après l’attentat du 11 septembre. Non content de soupçonner un retour de l’antisémitisme, quand « le rabbin Lionel Bengelsdorf est emmené en garde à vue par le FBI qui le soupçonne de faire partie des « chefs de file du complot juif contre l’Amérique » », la peur est le mobile pérenne de son roman, imaginant des hypothèses effrayantes. En effet « Hitler aurait certes préféré s’appuyer sur un président américain au palmarès irréprochable pour mettre en œuvre la solution finale au problème juif en Amérique, ce qui l’aurait dispensé de recourir plus tard à des ressources humaines et logistiques allemandes pour le faire ». Comme un nouveau Kafka, quoique plus cimenté par le réalisme, Philip Roth cristallise les menaces contre l’humanisme et les libertés en étayant ses spéculations par une ossature et une chair romanesques profondément efficaces.
La résistance anti-nazie d'Owen Sheers
Le premier roman d’un Gallois inconnu vient nous rappeler à point nommé cette évidence : la résistance, pourtant bien à la mode aujourd’hui, n’est guère confortable. Il met, lui, en scène des résistants qui risquent leurs familles, leurs vies et leurs patries. Qu’advient-il donc lors de la rencontre entre les envahisseurs et les envahis dans une Angleterre devenue nazie? Mais si nous sommes en 1944, en pleine seconde guerre mondiale, nous avons la surprise de constater qu’Owen Sheers réécrit l’histoire. En effet, les Allemands ont envahi avec succès l’Angleterre, jusqu’à établir un gouvernement de collaboration, jusqu’à traquer les espions, les francs tireurs et autres rebelles. Le procédé de l'uchronie n’a rien ici de gratuit et Owen Sheers peut figurer sans honte parmi ses prestigieux confrères.
Il ne se contente pas de constater les effets attendus de l’invasion nazie sur l’Angleterre, dans une sorte de reflet plus ou moins inexact de l’occupation en France. La résistance de quelques patriotes, parfois mortelle, se double de la disparition de tous les hommes d’une vallée reculée des sauvages montagnes du Pays de Galles. Où sont-ils allés ? Dans des caches aménagées parmi les falaises d’altitude, d’ailleurs parfois découvertes par l’occupant, puis sans doute parmi les déserts gallois. Sont-ils morts ? On ne le saura jamais. Les femmes, ignorantes des stratégies masculines, sont restées, avec le lourd travail de la ferme sur les bras. Dans ce qui devient un ilot géographique et temporel, une poignée de soldats allemands voit s’installer un lourd hiver. Coupés de leurs supérieurs, ils nouent des relations fondées sur l’entraide avec les paysannes esseulées, mais aussi, parfois, sur de plus tendres sentiments. C’est ainsi que l’officier Albert Wolfram pactise avec Sarah. C’est sa résistance à lui. Sans risque, le temps que la neige bloque les routes, mais une fois les contacts rétablis, beaucoup plus dangereuse, aussi bien pour elle, mal vue par les locaux, que pour lui, devenu traître. La résistance des Anglais et des Gallois, se double donc de celle de l’Allemand qui pactise avec l’ennemi au point de préférer la paix à la guerre, l’amour à la haine, en s’enfuyant avec une fermière galloise sans qu’on sache finalement où leur destin de parias les conduira…
Malgré une première partie parfois un peu laborieuse, la sureté de l’action et la pertinence de la psychologie sont bientôt au rendez-vous dans ce roman troublant. Qu’importe si les surprises stylistiques ne sont guère époustouflantes ; si l’on n’éprouve pas le régal d’un très grand roman où l’écriture serait un feu d’artifice à légal de l’illumination du récit. Récit qui cependant n’a rien de terne. C’est avec pudeur et intimisme que la relation du couple naissant, toute de tact, s’installe, mais en se gardant de l’idéalisme. La réflexion politique et humaine se double d’une judicieuse plongée dans le sens de l’Histoire, grâce à cette carte ancienne venue d’un musée, cachée dans les montagnes, que les protagonistes détruiront pour ne pas la laisser devenir un trésor de guerre symbolique aux mains de l’envahisseur. Devant l’anti-utopie du nazisme, l’utopie du recours aux montagnes et à la liberté du couple se fait plus nécessaire. A l’issue d’un tel roman, dont la dimension onirique et politique est remarquable, chacun ne peut que se demander ce qu’il aurait fait à la place des personnages. Et si finalement le résistant était celui qui oubliait la guerre ainsi que les haines nationales et de toutes sortes pour retourner aux gestes simples de la vie quotidienne et de l’amour ?
Jo Walton : Le Cercle de Farthing, policier et uchronie complices
Il n'est pas bon d'être Juif sous le régime du Cercle de Farthing, dans une Angleterre d'après 1941 qui glisse vers la tyrannie imaginée par Jo Walton. Lucie Eversley, fille de cette famille qui chapeaute la vie politique, revient au domaine campagnard de Farthing avec son époux juif : David Kahn. Soudain, l'on trouve le cadavre de Sir James Thikie, affublé d'une étoile jaune. Ce dernier, artisan de la paix avec le Reich, a-t-il été tué par un anarchiste, par David Kahn, par un membre de la famille Eversley, sur fond d'adultères et de liaisons homosexuelles ? Quel complot politique sordide arrive-t-il à maturité pour pourrir les libertés anglaises...
Tour à tour la narratrice est cette jeune femme attachante, entreprenante, et un narrateur interne qui suit les investigations de l'Inspecteur Carmichael. L'intrigue navigue entre satire familiale et sociétale, tendres amours de jeunes mariés et filière secrète d'évacuation des Juifs vers le Canada… Les amateurs d'investigations policières, dans la tradition anglaise de Wilkie Collins et de Sherlock Holmes, seront ravis par les écheveaux de l'enquête, quand les lecteurs d'Orwell y trouveront matière à réflexion.
Jo Walton avait agréablement surpris avec l'irruption du merveilleux dans la vie d'une adolescente, Morwenna[3]. Le registre est beaucoup plus grave avec cet uchroniste roman, qui rend justice à la palette de ses qualités, en associant avec une surprenante cohérence genre policier et satire politique, voire métaphysique : là où la mort est « la plus monumentale erreur de Dieu ». Le Cercle de Farthing est en fait le premier volet d’une trilogie publiée entre 2006 et 2008, intitulée Subtil changement : suivent Hamlet au paradis et Une Demie couronne, toujours dans cette collusion du polar à l’anglaise et de l’uchronie fasciste. Après avoir déjoué un attentat contre Hitler, le valeureux héros -nous avons nommé l’inspecteur Carmichael- dirige une radicale police secrète appelée « le Guet ». Que faire si sa fille adoptive prend conscience de la tyrannie ?
Cependant, malgré l’efficacité dramatique, Jo Walton n’a ni la vertigineuse grandeur de Philip K. Dick, ni le sens exacerbé de la dimension politique de Philip Roth. Sans nul doute, nos deux Philip, si éloignés romanciers soient-ils par ailleurs, sont les deux maîtres indépassés de l’hitlérienne uchronie.
L’utopie, étymologiquement ce lieu qui est nulle part, sinon dans la perfection politique prétendue, a de longtemps (dès Platon et Thomas More) précédé l’uchronie, ce temps qui n’est nulle part. Cependant l’uchronie est bien du même siècle que l’anti-utopie d’Huxley et d’Orwell. Les parfaits projets idéologiques ne font plus guère rêver, du moins parmi les lecteurs avertis par l’Histoire. Les cités idéales de Marx, d’Hitler et de Mahomet se sont immanquablement révélé des prisons à ciel ouvert. Si ce dernier tyran a fait l’objet d’anti-utopies, comme 2084 de Boualem Sansal[4], il n’a fait à notre connaissance pas encore fait l’objet d’uchronies, à l’instar du communisme. Il faut croire que nos intellectuels sont suffisamment avertis des dangers du nazisme, par ailleurs vaincu par l’Histoire, devenu à peu près inoffensif, ce en quoi il ranime une peur rassurante. Cependant, pour n’avoir régné que douze ans, ce régime abject n’a été qu’un amateur confirmé devant les succès de soixante-dix ans du communisme[5] soviétique, barbelé de balles et de goulags, sans compter ses épigones sur tous les continents. Quoique ce dernier soit bien insuffisamment concurrentiel face à l’Islam. Communisme et Islam restant des moribonds et ressuscités aux dents encore trop agressives…
Fournissons à point nommé, et au profit de nos uchronistes, de possibles pistes d’inspiration pour réécrire l’Histoire avec une dangereuse efficacité. Et si la Guerre froide s’était embrasée au bénéfice planétaire du communisme ? Et si la réunification allemande s’était faite à l’initiative de l’Allemagne de l’Est ? Et si Charles Martel avait été vaincu à Poitiers, les Turcs vainqueurs à Lépante et Vienne ? Une marée de boue et de haine déferlerait sur notre civilisation. Ou mieux, pour offrir un écho à Roger Caillois, si Mahomet avait échoué dans son entreprise prophétique, si les peaux de chèvre et autres omoplates de chameau qui ont recueilli sa prétendue révélation s’étaient effritées sans lendemain parmi les sables…
Françoise Armengaud : Apprendre à lire l’éternité dans l’œil des chats
ou De l’émerveillement causé par les bêtes, Les Belles Lettres, 336 p, 27 €.
Marie-Christine Deprund : Le chat de Schrödinger & autres animaux célèbres,
Pygmalion, 208 p, 15 €.
Ernest Thomson Seton : Lobo le loup,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bertrand Fillaudeau,
José Corti, 240 p, 21 €.
Caspar Henderson : L’Incroyable bestiaire de Monsieur Henderson,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Pierre Salina,
Les Belles Lettres, 440 p, 29 €.
Jorge Luis Borges et Margarita Guerrero : Manuel de zoologie fantastique,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Gonzalo Estrada et Yves Peneau,
Christian Bourgois, 208 p.
L’œil d’un chat est lumière et acuité, tendresse et vigueur cruelle. S’il peut être un miroir de notre humanité, il nous émerveille également par son altérité, sa fourrure et ses quatre pattes, par son animalité qui, même faute de notre langage, est aussi étonnante que respectable. Avec Françoise Armengaud, l’on sait Apprendre à lire l’éternité dans l’œil des chats, alors que l’un d’entre eux oscille entre la vie et la mort dans la physique de Schödinger, parmi bien des animaux célèbres revus par Marie-Christine Deprund. Comme Lobo le loup et ses compères du wilderness américain, l’animal est une des créatures de L’Incroyable bestiaire de Monsieur Henderson, mais à distance de la zoologie fantastique de Borges.
« Un livre d’amour à la gloire des animaux par le truchement des écrivains et des poètes », tel est le fil d’or de Françoise Armengaud. Alors que le premier prosateur qu’elle chérit est Maurice Genevoix, dont elle goûte les hardes de cervidés, elle ajoute à ceux qui « subissent le double enfer de l’incarcération et de l’abattage » la visite de l’abattoir sanglant par le romancier enfant, au début de son Tendre bestiaire. Les scandales (qui sont aujourd’hui légion) de l’abattage tortionnaire subi par bien des « bêtes » résonnent alors en écho.
Entre « émerveillement esthétique » et « émerveillement éthique » ressenti par l’homme, les animaux, qu’elle appelle des « émerveillants », se déclinent quant à eux entre domesticité et sauvagerie. La prolifération des espèces est un « argument ultime dans le discours divin ». Mais aussi l’occasion d’une trop humaine « méconnaissance égocentrique de l’altérité et de la pluralité, qui fut à juste titre critiquée par Jacques Derrida ». Par-dessus tout, la poésie est à cet égard « une métamorphose sublimante ». C’est bien le sens des vers d’Emily Dickinson[1]:
« L’Emerveillement - n’est pas précisément de savoir
Et pas précisément non plus de ne pas savoir -
C’est un état à la fois beau et désolé,
Qui ne l’a pas ressenti n’a pas vécu -. »
Cette étrange américaine qui aimait tant les abeilles et les rouges-gorges le dit mieux que personne :
« Le bourdonnement d’une Abeille –
Pour moi, est de la sorcellerie.
Si d’aucuns me demandent « Pourquoi » -
Mourir serait plus facile
Que d’expliquer ».
Il est loisible alors de s’émerveiller devant le travail de Françoise Armengaud, à la lisière de l’analyse et de l’anthologie. Car jamais avant son essai, l’on avait pris çà ce point conscience de l’importance et de la surabondance animalière dans la littérature, et plus précisément dans la poésie : « Car les mieux-disants sont pour nous les poètes ».
Immanquablement vient Baudelaire qui, dans ses Petits poèmes en prose, voit « l’heure dans l’œil des chats ». Rilke côtoie Bashô[2], les classiques dialoguent avec les contemporains, dont Philippe Jaccottet. Ted Hugues s’émeut devant un « Poulain nouveau-né », devant « Un veau de mars » qui « se contente de remuer la queue -de scintiller / Dans le portrait pimpant qui est le sien / Ignorant tout des lois / Qui enchaînent et et condamnent sa race ». L’on redécouvre le « coyote » de Borges et le « Tigre » de Blake. Mais il est également possible, feuilletant ce volume, comme une boite aux trésors animaux, de découvrir des quasi-inconnus, l’Italien Carducci, les baroques français… Sans la moindre peine, notre essayiste a su comment « se dépoisser de la niaiserie prompte à parasiter l’émerveillement ». Esthétique, compassion et attention, tout ceci précède « la vraie question : qu’est-ce qu’il en revient, de bénéfice, aux animaux de cet émerveillement ? »
Le chat de Schrödinger est-il à ce point connu ? Il devient pourtant la créature éponyme de l’essai en forme de compilation divertissante de Marie-Christine Deprund. Depuis la préhistoire jusqu’à notre contemporain, l’essayiste égraine une demie douzaine d’animaux au moins aussi célèbres, voire bien plus, que leurs maîtres. Suivant Elisabeth de Fontenay, une philosophe proche de Derrida également citée par Françoise Armengaud, elle envisage « chaque animal comme une entité bien particulière, indissociable de sa biographie ». Ainsi l’amour des hommes, ou leur cruauté, président aux destins de ces douze personnages à poils et à plumes.
Les bisons de la grotte de Font-de-Gaume sont les premiers héros de l’art quand les oies du Capitole sont les héroïnes de la cité romaine. Les uns font partie d’un rituel pictural ancestral, les autres, par leurs cris, protègent la cité romaine des invasions barbares. Bientôt l’affection pour un cheval, Bucéphale, accède au rang du mythe : c’est Alexandre qui « se penche sur les blessures de son compagnon depuis vingt ans, touché à mort, et les embrasse ». C’est avec moins de tendresse qu’Hannibal voit mourir ses éléphants lors de la traversée des Alpes, et que Cléopâtre use de l’aspic, à moins qu’il s’agisse d’un cobra, pour quitter une vie devenue insupportable.
En un raccourci peut-être discutable, nous voici au XIXème siècle, avec un cadeau venu d’Egypte, « la girafe de Charles X » qui fascina Paris et dont le convoi fut toute une odyssée. Lors de la Grande Guerre, « 30 000 pigeons voyageurs » sont les messagers des tranchées ; parmi eux, « Le Vaillant » accomplit sa mission malgré les gaz et les flammes. Il sera chéri jusqu’à la vieillesse par son maître. Les quatre derniers animaux choisis sont eux consacrés aux sciences : Jo-Fi, chien-star du divan de Freud, Ham singe cosmonaute et Dolly la brebis clonée. Quant au chat de Schrödinger, le seul qui soit un animal de fiction, et de surcroît symbolique, parmi cette amusante et didactique énumération, est-il vivant, est-il mort, alors qu’il est soumis aux aléas de la physique quantique ? Ainsi l’Histoire, les arts, la science sont les complices de nos amies les bêtes, sous la plume (d’oie) de Marie-Christine Deprund, charmante vulgarisatrice…
Ernest Thomson Seton est un conteur. Ce naturaliste américain, qui vécut de 1860 à 1946, fut un défenseur des Indiens et de la faune sauvage. Ses héros à pattes et à poils sont ceux du wilderness. Mais pas seulement des héros d’imagerie animalière. Bien avant le philosophe Gary Francione[3], il postule que les animaux puissent avoir des droits, moraux et légaux. Pour ce faire il propose avec Lobo le loup huit histoires « authentiques » de bêtes, dans lesquelles il s’agit de « leur héroïsme et de leur personnalité ». Hélas « la vie d’un animal sauvage a toujours une fin tragique ». Trois chiens ou loup, bien avant Croc Blanc de Jack London, font l’objet de portraits élogieux, alors qu’ils voisinent avec une corneille et une gélinotte huppée, avec un lapin, une renarde et un Mustang. On le voit, ce ne sont pas forcément les amis les plus proches de l’homme qui font l’objet de l’amicale attention de l’auteur.
Lobo est un redoutable chef de meute, un grand loup tueur de bétail, un « ravageur gris », dont la tête est mise à prix à concurrence de 1000 dollars par les hommes. Pourtant, sa noblesse fait l’admiration du conteur : il déjoue toutes les ruses, méprise les pièges et les appâts empoisonnés savamment disposés par notre narrateur, qui finit par ressentir « quelque chose comme du remord » lorsqu’il parvient à signer la fin du « majestueux vieil hors-la-loi ».
« Tache d’argent » est une corneille dont les cris et les chants, ici posés sur une portée musicale, non seulement mettent en garde ses congénères, mais savent dire si le prédateur humain est armé ou non d’un fusil ! Plus étonnant encore, Ernest Thomson Seton « traduit du lapin » son histoire dans laquelle « Feuille de chou » reçoit de sa mère des leçons de vie. Quant au chien Bingo s’il reçoit une éducation de notre conteur. « Très peu de temps après, il entreprit la mienne », avoue-t-il… « Le Balafré » est un renard, dont la compagne est « Diablesse ». Face à ses renardeaux, elle a « ce regard caractéristique des mères, plein de fierté et d’amour ». Le mustang, un « vrai dandy », sacrifiera sa vie pour la liberté. « Collier roux », la gélinotte, dernier représentant de sa race en une vallée, perdra la vie et la liberté, elle aussi par le coup de grâce de la main humaine. Ces récits de chasseur sont en fait marqués par une immense compassion. Faut-il douter du règne de l’homme[4] ? C’est bien, en ses récits réalistes, une interrogation qui motive Ernest Thomson Seton, fort chagriné par l’agressivité criminelle envers les animaux, envers des espèces en voie de génocide…
Encore un naturaliste émerveillé que ce Caspar Henderson ! Son Incroyable bestiaire est toujours infailliblement réaliste. Quoique la nature se réserve la possibilité d’exceller en les catégories de l’extraordinaire, voire de frôler le fantastique. Ce généreux catalogue encyclopédique, petit frère de l’Histoire naturelle de Pline et des Œuvres de Buffon, facétieusement illustré de surcroît, joliment relié comme un cadeau, se lit avec gourmandise, curiosité, stupéfaction enfin. Notre expert anglais du cabinet de curiosité conçoit son livre « comme une alètheiagorie », soit une fantasmagorie qui soit dévoilement de la vérité. Ainsi, par la vertu de l’ordre alphabétique, il nous promène de l’Axolotl, qui fascina tant Julio Cortazar en sa nouvelle éponyme[5], au Zèbre marin ; sans omettre, en passant par le H, et en toute pertinence, l’être humain.
Auriez-vous pensé que tels animaux puissent exister ? Parmi les vingt-sept bestioles épinglées, il faut compter avec l’Octopus et le Nautilus, évidemment marins, avec un macaque japonais, le Jacuza, avec le Trident du diable et le Voile de Vénus, pour lesquels nous laisserons aux lecteurs le soin de dévoiler la nature… Dirons-nous que le Gonodactylus est un heureux stomatopode au sexe digité ? Que le Filiforme est un parmi les vers plats qui se nourrissent de cadavres, en une hygiénique régénération terrienne, au point que l’un d’entre eux « peut se régénérer à partir d’une seule cellule prise dans le corps d’un adulte ». Que l’incroyable Luth des mers, tortue en danger d’extinction, quoique « apparue il y a entre 110 et 90 millions d’années » et contemporaine du Tyrannosaurus rex, creuse telle « un potier » le nid de ses douzaines d’œufs, et qu’elle est digne d’être un « objet de méditation » à l’égal d’un « jardin zen »…
Le souci pour la préservation des espèces s’associe à l’émerveillement esthétique : le Crabe yéti, qui vit près des bouches brûlantes et sulfureuses du plancher océanique, est de toute beauté, de même pour le « crabe porcelaine », ou « le crabe fée aux yeux exorbités ». Quant au crabe des cocotiers, il grimpe comme un singe en haut des arbres et en brise les noix de coco.
Non content d’être un exact naturaliste, d’une délicieuse lisibilité, Caspar Henderson brasse, avec charme et talent, les bonheurs de la description et du récit, de l’allusion historique et philosophique. Alors seulement l’émerveillement est connaissance autant qu’éthique : « nous sommes pleinement humains lorsque, dans nos actions, nous nous soucions de la vie qui nous entoure », conclue ce naturaliste pertinemment cultivé.
En son introduction, Caspar Henderson cite Jorge Luis Borges lorsque ce dernier imagine une ubuesque classification animale en une encyclopédie chinoise. Au-delà de nos trois essayistes et un conteur, il faut alors poursuivre notre émerveillement envers les bêtes les plus insolites jusqu’aux extrémités du fantastique et du surnaturel le plus échevelé. Jorge Luis Borges et sa complice Margarita Guerrrero, en leur Manuel de zoologie fantastique, inventorient presque une centaine de ces animaux que recèlent à foison les mythologies et les littératures. En autant de textes qui sont à la lisière du poème en prose, ils bouleversent les catégories traditionnelles de la monstruosité, qui commencent avec le Minotaure, pour aller jusqu’au « myrmécoleo » que Flaubert définissait « comme lion par devant, fourmi par derrière et dont les génitoires sont à rebours ». Nous autres, à rebours de qui ne voit dans les animaux que réserves de protéines, aurons le cerveau par devant si, au moyen de la capacité à l’émerveillement, nous procédons à l’amitié envers les bêtes, fussent-elles sauvages, quoiqu’avec prudence. Sinon gare à la vertu meurtrière du regard du basilic !
traduit de l'allemand (Suisse) par Gilberte Lambrichs, Folio, 315 p, 1982, 8,50 €.
Daniel Ménager : Convalescences. La littérature au repos,
Les Belles Lettres, 2020, 224 p, 23 €.
Que des ombres… Ephémères, malgré la rougeur de notre sang qui un jour nous échappe, nous sommes. Et nous ne serons plus. La maladie, la mort guettent les provisoires héros et anti-héros de la vie ; comme les narrateur-personnages de David Wagner de Franca Maï et de Fritz Zorn. L’un échappe au pire pour éprouver une profane résurrection, quand les deux autres voient leur vie rongée leur échapper. Comment écrire ces épreuves ? Le recours à la métaphore contribue-t-il à la maladie comme métaphore ? Reste à préférer les convalescences...
Journal peut-être fictif -du moins l’espère-t-on- En vie se présente sous forme de 277 fragments successifs mettant en scène de longs séjours hospitaliers. « Monsieur W », alter ego transparent de David Wagner lui-même (né en 1971), est en effet atteint d’ « hépatite auto-immune chronique agressive ». Son œsophage lui fait vomir du sang, son foie n’est pas loin de l’agonie. Il faudra attendre la seconde moitié du volume, « Incipit vita nova » -allusion plus que transparente à Dante- pour que l’on puisse lui greffer un foie compatible. Tout cela repose visiblement sur une documentation scientifique impeccable et cependant jamais pesante.
Mais loin de se limiter à l’aspect clinique, le fluide récit est aussi celui d’une personnalité embarqué dans un voyage aux frontières de la vie. Le réalisme croque avec tendresse les innombrables chirurgiens, étudiants en médecine, infirmières. Quant au narrateur, il sait dépasser l’angoisse pour atteindre une flottante sérénité. Son passé, ses voyages, ses amours et amitiés, sa fille, repassent comme autant de films dans son esprit. La « symphonie pharmacologique de [ses] médicaments » lui-fait judicieusement se demander : « la biochimie de mon corps règne-t-elle sur mes sentiments ? ». Ses immenses plages de station allongée l’emmènent « loin vers l’archipel Quelque part, en croisière sur les eaux bleues du Moi et de cet hôpital » et lui permettent de se comparer à Prométhée « enchaîné à son rocher », quand son foie est dévoré « à coup de bec ». Les métaphores humanisent la maladie, lui donnent une aura mythique et universelle.
Suite à la greffe, « on peut mettre en évidence un chimérisme au niveau de la moelle osseuse du transplanté ». D’où la sensation d’être « un hybride », la propension à engager un dialogue imaginaire avec celle qui lui a transmis son nouvel organe, à s’inventer une « histoire d’amour » avec elle. Ainsi la dimension documentaire s’associe avec bonheur avec l’onirisme, avec les étapes d’une renaissance, en une stupéfiante leçon de vie. Au point que l’on aimerait pouvoir lire en français quelques-uns de ces livres, parmi la quinzaine de romans, récits et recueils de poèmes, qu’il a publiée outre-Rhin…
Franca Maï a eu moins de chance. Car si l’on peut supposer que le W de David Wagner est bien lui, il n’y a là aucune ambigüité : Malva, malheureuse héroïne de Divino Sacrum, n’est que le double légèrement fictionnel de son auteure, Franca Maï, décédée en 2012.
Deux ans de « crabe », de chirurgie, de chimiothérapie, de morphine, de radiothérapie contre la « Virago5 » ! Se vidant de bile et d’excréments, Malva se compare à une « truie », alors que son mari, Guitan, s’éloigne maladroitement (peut-on lui en faire le reproche ?), que sa famille tente de l’accompagner, alors que le personnel médical est loué pour son dévouement.
La confession est terrible, le journal de bord de celle qui est atteinte d’un cancer au « sacrum » est à la limite du supportable. Pourtant elle écrit avec autant de réalisme que de lyrisme, préférant nommer « coquelicot » la « colostomie », « l’anus artificiel »… La métaphore tente de protéger de l’affreuse réalité, quand l’onirisme s’empare de son esprit tant elle est la proie de visions cotonneuses, de délires auditifs, avec un pathétisme qui n’est jamais pathos. Le « royaume des grabataires » précède un « épilogue » qui n’est que l’illusoire antichambre de la mort…
On ne peut qu’être ému, remué, par tant de souffrance, éprouvante pour le lecteur (et pour celle qui l’a vécu donc !), qu’éprouver une amicale pitié, pitié dont elle n’aurait peut-être pas voulu, sinon l’amitié, devant un tel désarroi, une telle déchéance du corps et de la personne, cette « vieille cancéreuse fripée ». « À quoi rime cette épreuve ? » Vaut-il mieux « tout arrêter et en finir » et « trahir les êtres aimés qui luttent à mes côtés sans sourciller » ? Comment « balayer les pluies du chagrin » ?
Que reste-t-il de Franca Maï (1959-2012), romancière[1], actrice et productrice, sinon « carne avariée », pourriture et dessiccation. Sinon l’ultime beau livre d’une romancière, qui mieux qu’un roman est un ébouriffant poème en prose aux métaphores scintillantes, sans concession ni à la niaiserie de la pensée, ni à la platitude de l’écriture.
L’écrivain suisse, Fritz Zorn, fit de Mars[2] un récit autobiographique dans lequel son cancer est, du moins si on l’en croit, résolument d’origine psychosomatique. Une austère éducation digne de la grande bourgeoisie helvétique ne pouvait, selon ses dires, qu’être cancérigène, car fermée, adossée à une autiste solitude ; c’est ainsi qu’il a été « éduqué à mort ». Son livre, hélas unique, puisqu’il subit une mort précoce, à trente-deux ans, avant de le voir publié, dresse l’accablant tableau d’une vie névrotique, adossée à la mélancolie, privée d’amour, voire de sexualité.
On peut évidemment plus que douter de la validité scientifique d’une telle thèse, selon laquelle éducation et milieu social contraignants seraient génériquement les auteurs du crabe. On peut également s’irriter de la mauvaise foi de Fritz Zorn qui n’a pas su se libérer de ses névroses et de sa propension à culpabiliser la grande bourgeoisie, certes non dénuée d’hypocrisie… Franca Maï, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’a pas une cette chance : son cancer n’est probablement venu que d’une aveugle dégénérescence cellulaire, au point de sabrer une vie faite de créativité.
Si l’on imagine que la maladie est une métaphore, pour reprendre le titre de Susan Sontag[3], il ne s’agit là, en ce qui concerne notre trio d’auteurs, que d’une fiction. La thèse judicieuse de l’essayiste américaine montre que l’origine psychologique du cancer et et de bien d’autres pathologies n’est qu’un fantasme idéologique. Le bonheur hélas ne protège pas de la maladie, quand la maladie ne fait évidemment pas le bonheur, hors peut-être de quelques écrivains capables de la sublimer, parmi lesquels il faut compter David Wagner et Franca Maï, et plus loin encore Thomas Mann avec sa bienheureuse et terrible Montagne magique…
Editeur de Ronsard en la Pléiade, spécialiste de la Renaissance et du Roman de la bibliothèque[4], Daniel Ménager n’a de cesse d’explorer les beautés et les interstices de la littérature. Si la maladie (pensons encore une fois à Susan Sontag et à sa Maladie comme métaphore) a été bien souvent étudiée, son après - hors celui de la mort - était un parent occulté. Voici, sous une plume alerte et cultivée, les Convalescences du critique et de ses écrivains favoris.
Entre faiblesse et revigoration, c’est pour le « héros retranché du monde » un temps de paix pénible, fragile, entouré de soins, voire un entre-deux paresseux selon le moraliste chagrin, pendant lequel un dilettantisme poétique peut s’installer ; voire le temps où la sensibilité amoureuse peut entraîner à des abîmes. Tristan, blessé en combat singulier, se voit conseillé de se faire soigner par Isolde, ce qui les entraînera dans une fatale destinée. Pierre, dans Guerre et paix de Tolstoï, s’interroge sur le « sens qu’il veut donner à sa vie », Hans Castorp, dans La Montagne magique de Thomas Mann, consacre des années au « charme vénéneux » de la monotonie, quoiqu’il découvre au sanatorium un microcosme social, scientifique, politique, et amoureux, avec la rencontre obsédante de Claudia Chauchat. Est-ce là le plus grand roman de la convalescence ? Céline vit une Mort à crédit et fait espérer à son Bardamu un voyage en mer où se « ravigoter ». Etrangement, chaque romancier fait de cet espace incertain une page pleine d’acuité.
De la « convalescentia » médiévale à Nietzsche oscillant de souffrances en vitalité jusqu’à la folie, en passant par l’article « Convalescence » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, un panorama littéraire et philosophique impressionnant et sensible balaie cette renaissance du corps, du cœur et de l’esprit.
Hélas, faut-il dire qu'il n'y a pas de convalescence à la mort...
Buffon : Les Mammifères, Furne, 1853. Photo : T. Guinhut.
Lectures du mythe de Frankenstein,
celui qui fut créé des ténèbres ;
Mary Shelley,
Alain Morvan et Alberto Manguel.
Frankenstein créé des ténèbres, sous la direction de David Spurr et Nicolas Ducimetière,
Gallimard, Fondation Martin Bodmer, 288 p, 35 €.
Alain Morvan : Mary Shelley et Frankenstein, PUF, 354 pages, 25 €.
Alberto Manguel : La Fiancée de Frankenstein, traduit de l'anglais par
Christine Le Boeuf, L'Escampette, 88 pages, 12 €.
Une erreur manifeste est trop souvent accolée au nom effrayant de Frankenstein : l’on croit qu’il s’agit du nom de la créature ; c'est évidemment celui du Docteur, son créateur concurrent de Dieu et nouveau « Prométhée ». L'erreur est symptomatique de l'ignorance dans laquelle est tenue Mary Shelley, qui, à l'occasion d'un concours d'écriture avec Polidori, Byron et son futur mari, le célèbre poète Percy Bysshe Shelley, réussit à surprendre, à faire mieux que ces derniers, inévitablement subjugués par sa puissance romanesque. Non seulement elle fait preuve de pénétration psychologique, du sens des péripéties en ce qui est déjà un thriller, mais elle est la créatrice d’un mythe dont la pérennité n’est plus à prouver. Entre un somptueux catalogue dont le titre entretient une subtile ambigüité, l’essai d’Alain Morvan et la rêverie d’Alberto Manguel, tout est à point balisé pour se perdre dans les dédales d’un mythe térébrant venu du romantisme noir, et cependant plus actuel que jamais.
Imaginé sur les hauteurs de Genève, par une jeune fille de 19 ans, devant le panorama des Alpes, le monstre de Frankenstein, fabriqué à partir de cadavres, sous l’action d’un éclair électrique, puis rejeté par ceux auxquels il quémande l'amour, va errer parmi les glaciers, exacerbant sa souffrance d’humilié et offensé, jusqu’à poursuivre le Docteur et sa famille de sa vengeance abondamment meurtrière. Entretemps, il aura fait son éducation et racontera sa vie dans un magnifique récit emboité. Publié en 1818, Frankenstein ou le Prométhée moderne unit les mythes incontournables de Faust, du nouvel Adam et celui, promis à un bel avenir, du savant fou. A la lisière du fantastique, dans la lignée du roman gothique terrifiant, Le Château d’Otrante de Walpole, Le Moine de Lewis, et des expérimentations scientifiques de Galvani, Mary Shelley jette les fondations d’un mythe, sinon de toute la science-fiction qui irriguera le XXème siècle.
D’un tel chef-d’œuvre littéraire, haletant de suspense, mais aussi rhétoriquement et intellectuellement roboratif, il ne peut qu’être émouvant de suivre les traces premières, les étapes de sa gestation, les sources, ses manuscrits. C’est ce que propose avec une élégante générosité le catalogue-livre d’art publié à l’occasion d’une estivale exposition de la Fondation Bodmer, à Genève[1]. Le titre, Frankenstein créé des ténèbres, pourrait porter à confusion. Si le monstre dont les chairs mortes rassemblées furent galvanisées par l’éclair a bien été créé parmi les ténèbres de minuit, par « une nuit lugubre de novembre », et non bien entendu le Docteur Frankenstein, il s’agit, dans l’esprit avisé des concepteurs de ce volume, d'éclairer au travers du roman, pour le moins inattendu en son temps, les ombres de son contexte historique.
Que la plupart des documents de cette mirifique exposition se trouvent à la Fondation Bodmer n’a rien d’innocent. Elle est en effet sise à Cologny, près de Genève, Cologny où la villa Diodati abrita, en 1816, le quatuor formé par le couple Shelley, Polidori et Byron. Lors d’une sombre soirée de juin, ce dernier proposa le défi suivant : « écrire une histoire de fantôme ». Parmi les trois hommes, l’un abandonne, l’autre se limite à une esquisse, le dernier, Polidori, publie un conte : The Vampyre. Or Mary Godwin Shelley les surpasse infiniment, au moyen de l’âpre combat du créateur puisant dans les charniers la matière de sa créature, puis de l’âpre épopée qui fait du créateur et de sa famille une proie sans cesse poursuivie par la haine de sa créature...
Les traces les plus authentiques sont impeccablement reproduites en ce beau livre : le manuscrit original, les textes de Byron et de Polidori, des portraits, de rares éditions, des affiches théâtrales, des gravures alpestres, les livres trouvés par la créature dans un bois (Plutarque, Le paradis perdu et Werther). De plus, le mérite insigne de cette somme est de se pencher sur les abysses de la gestation littéraire, sur les thématiques incroyablement variées qui l’innervent. L’exploration arctique (lieux où le Docteur retrouvé par un bateau raconte son histoire) est, à la fin du XVIIIème siècle, un écho de ce 1816 qui fut « une année sans été » à cause de l’explosion d’un énorme volcan indonésien. Et si les paysages sont allemands et genevois, celui alpestre devient iconique de la démesure et du sublime des personnages, comme dans le poème Mont Blanc de Shelley, et plus particulièrement la Mer de glace où la créature plaide vigoureusement sa cause de réprouvé.
Mais Frankenstein est aussi un « roman familial », selon Simon Swift. Mary Shelly porte les noms de son père le philosophe des Lumières William Godwin, de sa mère féministe Mary Wollstonecraft morte à sa naissance, et bientôt d’un poète pour l’heure ignoré. Quelle identité doit-elle assumer pour être elle-même créatrice ? N’est-elle pas en tant qu’écrivaine de sensibilité féministe, un peu monstrueuse ? Quand la famille du Docteur Frankenstein est déchirée, quelle famille absente sera possible pour la créature innommée, qui est métaphoriquement l’enfant de la terreur révolutionnaire ?
Pour Jacques Berchtold, en un chapitre délicieusement érudit, ce monstre est issu des cabinets de curiosité où l’on exhibe le difforme, mais aussi de la documentation encyclopédique. Entre passé alchimique et science moderne, la technicité du Docteur Frankenstein s’adosse à une « horreur morale », selon Ron Levao : stimulée par le Zoonomia d’Erasmus Darwin (grand-père de Charles), par la personnalité démiurgique du chimiste Humphry Davy, par la maîtrise de la foudre venue de Benjamin Franklin, et par l’utilisation de l’électricité du galvanisme, Mary Shelley contribue à la fascination pour la « bioélectricité ». Le savant fou devient alors le terrible épouvantail d’un incontrôlable futur.
En fait, ce chef d'œuvre du romantisme gothique, cette mine cinématographique (de Boris Karloff à Kenneth Branagh) est l'arbre qui cache la forêt. Mary écrit son journal, des lettres, et des romans : Mathilda, récit brûlant de l'inceste et de la mort ; Valperga, roman historique et conte philosophique situé dans une Italie magnifiée. Le Dernier Homme narre quant à lui la disparition apocalyptique de l'humanité, au cours d'un XXIe siècle ravagé par la peste... Avec son livre, Mary Shelley et Frankenstein, Alain Morvan, par ailleurs concepteur d’un Pléiade affichant les romans gothiques[2], rend efficacement justice à la personnalité exceptionnelle de la romancière. Sa vie (1797-1851) est traversée par d'intenses lectures, la passion pour les voyages en Italie, les deuils répétés parmi ses enfants, puis la noyade de son mari Percy Bysshe Shelley, dont elle publia avec soin l'œuvre poétique. Cernée par la mort de ses proches, elle pratique la « compensation par l’écriture », sans qu’elle soit assez tôt reconnue comme l’un des tout premiers auteurs anglais. Malgré les citations en anglais non traduites, cet essai rassemble les plaisirs de la biographie avec ceux de la critique littéraire.
Un souvenir d'enfance est à la source de l’essai plus personnel d’Alberto Manguel : la programmation, dans un somptueux mais décati cinéma de quartier de Buenos Aires, de trois films consacrés à Frankenstein : ceux que dirigea James Whale à partir de 1931. Une « terreur » sublime s'empare alors de celui qui en gardera l'emprise jusqu'à la maturité de l'écriture. L'histoire littéraire (l'invention de Mary Shelley), les méandres des scénarios et des mises en scène aux prises avec la censure et les questions de budgets, la stature de l'acteur Boris Karlof nanti d’une boîte crânienne fendue, la construction d’une bifurcation narrative imprévue par la romancière, tout concourt à élever ces films en noir et blanc des années trente au même rang mythique que le roman originel. Les réflexions d'Alberto Manguel sur la différence des monstres, sur l'origine du langage, sur la dimension faustienne sont toujours éclairantes. Alors, ces icônes cinéphiliques peut-être naïves du fantastique deviennent des classiques dignes d'être étudiés avec délectation par le lettré, autant que par le philosophe.
Evoquant La Fiancée de Frankenstein (1935) du cinéaste James Whale, probablement (et à juste raison) son préféré, l'écrivain dépasse de loin sa puérile fascination d'antan pour offrir des analyses sans lourdeur, sans compter une réelle tendresse pour ces créatures du savant fou qui sont embryons magnifiques de la science-fiction moderne. Ce fut, bien sûr, l'un des plus beaux succès de l'Universal Studio, dans lequel la chevelure de cette fiancée (en fait la compagne exigée par la créature) dont n’avait pas voulu le Docteur Frankenstein chez Mary Shelley, est peinte d’éclairs. Mais plus encore, pour Manguel, Frankenstein est ce nouvel Adam, non plus créé par Dieu, mais par l'homme, cette créature artificielle proche du Golem, mythe juif magnifié par le romancier Gustav Meyrink. On peut considérer qu’il est intellectuellement à l'origine des avancées d'aujourd'hui dans le champ de la génétique, des greffes et du clonage, en ce sens plus actuel que jamais. Voici un texte aussi clair que captivant, aussi émouvant que brillant, d’une fluidité presque onirique, dans lequel Alberto Manguel atteint la qualité des plus belles pages de son Histoire de la lecture[3].
Si géniale fût-elle, l’œuvre fondatrice et séminale de Mary Shelley, sans que l’on sache si sa créature était (au sens rousseauiste) naturellement bonne et dévoyée par le rejet que lui infligea l’humanité ou si elle était le mal radical de par son origine morbide, reste ancrée dans une posture éthique traditionnelle... La création humaine est de l’ordre du divin, ou de la nature, toute tentative de l’homme pour outrepasser cette prémisse est vouée à l’échec, à la tragédie. Un regard contemporain et prospectif sur une science dont n’avait guère idée la romancière en son temps, doit il la remettre en cause ? Les bébés fabriqués hors utérus et conditionnés d’Huxley, dans Le Meilleur des mondes[4], en sont-ils les avatars ? La médecine sait maintenant repousser les limites de la mort, expérimenter voire dynamiser l’embryon humain, corriger la nature et ses errements, que ce soient la plupart des maladies ou quelques déboires génétiques, jusqu’à l’avènement d’un transhumanisme. Au-delà de l’interdit formulé par la mère de Frankenstein et de sa créature, un eugénisme inspiré par une intelligence humaniste serait-il possible ?
À partir d’articles publiés dans Le Matricule des Anges,
janvier 2006 et janvier 2009
[1] Du 13 Mai au 9 octobre 2016. Voir : Charles Méla, Jean Starobinski : Légendes des siècles. Parcours d'une collection mythique. Fondation Bodmer. Cercle d'Art, 2004.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.