traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 2015,
608 p, 24 €, Points, 2017, 696 p, 8,80 €.
Eirikur Örn Norddahl : Heimska, La Stupidité,
traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 2017, 160 p, 17 €.
Eirikur Örn Norddahl : Gaeska, La Bonté,
traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 2019, 272 p, 20 €.
Eirikur Örn Norddahl : Troll,
traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün,
Métailié, 2021, 368 p, 22,60 €.
Air boudeur, parfois rieur, et chapeau rond, quel est donc cet étrange Islandais qui aime ainsi se faire photographier sur ses quatrièmes de couverture et dont les titres, pour nous presque imprononçables, accolés à des concepts dignes du catalogue des vices et vertus, semblent annoncer quelque traité philosophique définitif ? La prégnance toujours vive de l’Holocauste dans Illiska, Le Mal, la spirale des réseaux sociaux et des médias dans Heimska, La Stupidité, catastrophe et charité dans Gaeska, La Bonté, tels sont les thèmes que manie, avec un facétieux, grinçant et tragique brio Eirikur Örn Norddahl (né en 1978), entre frasques contemporaines et fresques historiques. Non sans récidiver avec son Troll hermaphrodite…
Sans surprise, voire sans crainte du truisme, le « mal » d’Illska est celui de l’Holocauste et de ses six millions de Juifs assassinés par le totalitarisme nazi. Un chassé-croisé de rencontres noue peu à peu l’intrigue : la jeune Agnes est juive et rédige une thèse sur l’extrême droite qui nous est contemporaine, ingurgitant « sa dose quotidienne de génocides et de charniers ». Sans le connaître, elle couche avec Omar. Un amour réciproque s’installe. Ils emménagent ensemble, font un enfant, se querellent. Sauf qu’après avoir joué les sans-abris, Omar incendie leur maison en « Une catharsis. Un holocauste ». Il abandonne l’Islande, une fois de plus déraciné, affublé d’un tee-shirt à l’effigie d’Hitler. Sauf qu’Omar aime aussi Arnor, dont la qualité de néonazi néanmoins cultivé va pimenter le tout, alors qu’Agnes est fascinée par Arnor. Mais il ne s’agit là que du présent. En effet, en 1941, les grands parents d’Agnes s’entretuent à l’occasion du massacre de tous les Juifs de la petite ville lituanienne de Jurbarkas, massacre commis par les Einsatzgruppen nazis, avec le concours zélé de la population. Le trio amoureux est évidemment affecté par ce passé qui ne cesse d’installer ses métastases jusque dans l’Islande d’aujourd’hui.
Rien d’apparemment transcendant après bien des romans sur le sujet, au tout premier chef desquels Les Bienveillantes de Jonathan Littell[1]. Visiblement pourtant, même si l’on est en droit de trouver la recette un peu artificielle, Eirikur Örn Norddahl domine son sujet, glisse avec aisance, voir humour et ironie, entre Histoire, lisières de l’essai et intrigue romanesque, sans omettre d’user d’une polyphonique construction, y compris jusque dans la voix du bébé nommé Snorri qui se parle à lui-même en se tutoyant, commentant son évolution. De plus, l’on apprend que le romancier a construit son livre de manière mathématique, alternant cinquante parties de narration et cent cinquante parties pour chaque personnage. Le procédé virtuose peut sembler excitant, ou fatigant…
Si pour Adolf Hitler, « la politique est un art », pour l’écrivain l’écriture est un art aux tenants et aboutissants d’une rare puissance où les temps se télescopent avec brutalité. Cependant, parfois pesamment didactique (« Le poids du récit. Le poids de l’Histoire »), la contribution un peu convenue au devoir de mémoire est-elle assez efficace, y compris lorsque le lecteur est personnellement interpelé, quand le néonazisme qui sévit en « Nazistan » peut être une mode et irrésistiblement attirer des jeunes gens, jusque dans les lointaines contrées de Scandinavie et d'Islande ?
Entre roman historique et roman sentimental, la dimension politique fend en deux les catégories. Le « mal » d’Illska n’est pas seulement un patrimoine historique à faire fructifier pour avertir et dissuader les générations futures, mais un nerf tendu dans les muscles, une décoction de neurones dans la tragédie de l’humanité, et jusque dans le couple…
L’on devinera sans doute que cette « stupidité » au cœur d’Heimska est l’occasion d’une satire aiguisée qui s’insère entre deux nerfs du lecteur, ainsi qu’entre Aki et Lenita, tous deux écrivains, d’abord complices, ensuite amèrement concurrents : « à la fois nouveaux Vikings à l’assaut du monde et mendiants ». Leur couple idyllique et strident se fait et se défait entre deux périodes de « surVeillance » forcenées. S’ils s’isolent brièvement de toute caméra et de tout écran, de Facebook et d’Instagram, ils parviennent à être heureux, mais très vite malheureux de leur isolement. Ainsi, sans répit, ils replongent dans leur dépendance crasse : il faut sans cesse s’exhiber, s’épier, se surveiller, y compris bien sûr dans une vie sexuelle débridée, très vite sordide, violente et trash, entre acte « in flagrante delicto » et « revenge porn »…
En instance de divorce et de haine, Lenita voulait « exposer sa chair, exposer son cœur, montrer qu’elle était un être humain blessé », surtout lorsque les deux écrivains ne savent plus qui s’est inspiré de l’autre, qui a plagié l’autre. Son roman Ahmed est « un hymne à l’image de soi ». Celui d’Aki portant le même titre (il s’agit de départs pour la Syrie et l’Etat islamique), l’on se bat et s’esquive par médias, journaux et interviews interposés. De surcroit, leurs vidéos porno, ineffaçables sur le net, « se multipliaient comme les têtes de l’hydre ».
La déréliction psychologique et scopique de nos deux facettes ennemies ne serait presque rien si elle n’était qu’isolée au creux de quelques individus vite pathétiques et pitoyables. Mais la société qui les entoure érige l’hyperconnexion en mode de vie : « Le monde est un réseau touffu de webcams, de caméras de surveillance, de drones et d’images satellites, l’atmosphère est saturée de transparence et la vie privée a été sacrifiée à des fins de sécurité et distraction ». Ainsi une agression parait moins probable, quoique plus excitante pour les voyeurs…
Il ne semble pas qu’une tyrannie politique ait ordonnancé une telle pléthore d’activité vidéo, mais que seuls le consentement et la précipitation des citoyens en soient responsables, en une « servitude volontaire », pour reprendre le titre d’Etienne de La Boétie, écrit en 1576.
Mais que signifient ses pannes de courant, irritantes pour le commun des mortels, ces déconnexions récurrentes et subies avec la plus grande frustration ? Le « Manifeste terroriste » de quatre étudiants en art, sévissant dans une conserverie de crevettes désaffectée, qui s’attribue l’extinction, n’est-il qu’un jeu ? Il s’agit alors, d’une puérile manière, « du pouvoir d’arrêter la machine qui rendait insupportables les rapports entre l’homme et le monde ». Car qui est responsable, sinon l’homme lui-même ? L’on se demandera également si cet activisme, aux conséquences tragiques pour Aki, est bien de l’art…
D’ailleurs quand sommes-nous, lorsque « la stupidité » est érigée en loi ? S’agit-il d’un aujourd’hui à peine fictionnel, où les traits torves de la satire trahissent la laideur de notre monde contemporain, grillagé de réseaux sociaux, ou d’une anti-utopie panoptique prête à surgir de quelque futur ?
Est-ce un roman fondamental ? Peut-être pas, car il oscille entre vies privées bafouées et vie publique d’une « nation abusée », sans complétement aller jusqu’à la dimension politique attendue. À moins qu’il s’agisse là de son efficace talent allusif, laissant le lecteur déduire la substantifique moelle de ce miroir tendu à ses propres comportements…
Gaeska. La bonté fut le premier roman de notre Islandais. Gageons qu’au vu des précédents le titre en est ironique. En effet la trilogie aux titres en miroir ne peut qu’être, en ses trois volets, entièrement satirique.
Que s’est-il passé dans la nuit ? Un député du parti conservateur, Halldor Gardar, se réveille dans un monde radicalement opposé à ce qu’il laissé en s’étendant parmi les bras d’Hypnos. Le mont Esja brûle, un immense panache de fumée se déploie sur la capitale, Reykjavík. La place du Parlement est de plus assaillie par des manifestants que la police na parvient pas à expulser. Pire encore, des tempêtes de sable ravageuses s’abattent sur l’Islande, des femmes tombent des hauteurs des immeubles et constellent les trottoirs. Que faire ? Sinon s’isoler dans une chambre d’hôtel, comme lorsqu’Halldor Gardar fuit les séances parlementaires, où ses confrères se livrent au pugilat. À moins d’accéder à la demande d’une petite fille marocaine qui lui demande de l’aider. Ne veut-elle pas arracher ses parents des pressions du gouvernement islandais qui veut à tout prix les intégrer ? C’est alors que son destin s’infléchit, qu’il se sent investi d’une mission qu’en sa « bonté » il imagine salvatrice. La déflagration générale ne s’arrête pas là : le pouvoir tombe aux mains des femmes qui se mettent en tête de renégocier la dette et d’ouvrir l’Islande à 80 millions d’émigrants. Autant dire que l’Islande et ses 362 000 habitants se verrait balayée, annihilée dans sa culture. L’on devine que cette « bonté », qui n’est pas sans faire penser à un l’accueil, quoique moins abondant, consenti par Angela Merkel en Allemagne, équivaut à un suicide général.
À la fois roman du présent et dystopie, Gaeska pousse au bout de leur logique destructrice les revendications féministes les plus radicales et la pression de l’immigration, avec ce qu’il faut de caricature. Construit de protagoniste en protagoniste, la narration alterne des voix différentes, voire opposées, comme en un chaudron d’interrogations, d’exigences, d’excès et d’angoisses. Le roman bouscule sans ménagements les idées reçues sur le féminisme, sur l’humaniste vertu ici nantie de conséquences vicieuses, sur l’explosion des extrémismes politiques, contraignant le lecteur de prendre en pleine face les nœuds de l'actualité et les enjeux civilisationnels. Avec une réelle conscience politique et morale l’écrivain nous montre bien que la responsabilité de la catastrophe aux multiples bras incombe d’abord à nos propres gouvernements : « Les membres du gouvernement étaient plus ou moins affalés, inconscients, ivres et bedonnants. Le concert de rots et de flatulences qu’interprétaient leurs gosiers et leurs anus rappelait les teufs-teufs d’un moteur épuisé, leur peau rougissait, leur corps en surchauffe était incapable de digérer les délices dont ils s’étaient empiffrés et les liquides qu’ils avaient éclusé, et une sueur grasse mêlée de vin et de café jaillissait à flots des serveurs adipeux de la République ». Si la satire est amusante, la morale en est grinçante.
« Iel est trans et troll », ainsi commence le dernier roman d’Eirikur Örn Norddahl. Quoique né hermaphrodite[2], Hans Blaer « est une œuvre », façonnée à son image, coiffure » type Pompadour », ongles roses, seins et torse velu, changeant de genre sans cesse… Mais, plus dérangeant, le trentenaire cocaïnomane est honni par le public, les médias, pour cause de « trollage ». Depuis qu’il s’est jeté « dans la fosse aux lions médiatique », pour les uns iel est un phare de la liberté d’expression, une « royauté trans », pour les autres un « fasciste light ». A-t-iel abusé de jeunes filles dans « le Refuge pour les victimes de viol » qu’iel a créé, ce en les droguant au propofol ? Poursuivi par quelques vengeurs, sans compter la police, il s’enfuit pour trouver l’hospitalité de son amie Karo et prétendre de son innocence et de sa bonne foi…
Conçu sous la forme de chapitres alternés, le roman passe de notre controversé héros à sa mère, dès l’accouchement, découvrant l’objet du délit, soit le « vaginopénis » ou « phalloclitoris » ; son histoire est narrée au passé simple, avec des « vous suivîtes », « vous vous évanouîtes ». L’enfance d’Hans, d’abord appelé Ilmur, est ponctuée par les tortures infligées à son petit frère, puis par l’effroi et les plaisirs liés au « sphinx » entre les cuisses, avant d’accepter son intersexualité. Bientôt, outre ses lectures aventureuses et branchées, iel passe par toutes sortes de procédés médicamenteux et chirurgicaux pour changer de sexe à son gré, alternant œstrogènes et testostérone, respectivement douceur et agressivité, quoique l’agressivité féminine soit « plus cérébrale » : « Un peu comme s’iel avait un pénis dès qu’iel prenait de la testostérone, et un vagin lorsqu’iel passait aux œstrogènes ».
Mais son activité la plus courue est la publication sur divers réseaux sociaux d’histoires pornographiques, de manifestes et autres agressions verbales. Ce sont des parodies de revendications et de plaintes féministes, une émission de radio intitulée « Facéties », des entretiens vidéo au vitriol : « un champ de tir rhétorique, un camp de bataille des idées », évidemment « toujours en dessous de la ceinture ». Il doit « scandaliser même les plus ouverts d’esprit ». Accumulant les contestations, les provocations, Iel a sa ligne de risque : « Nous avons des causes à défendre et nous trollons dans le vide, nous marquons le Net avec la précision du chirurgien, et nous faisons éclater les consciences comme des cerises entre nos doigts ». Ce qui n’empêche pas le personnage de subodorer qu’il est parcouru par une « haine de soi transphobe ». Au point que le retournement de situation final et tragique laissera le lecteur pantois…
Animé par une écriture fantasque et baroque, Troll séduit et révulse à la fois. La crudité, la vulgarité burlesque et l’ironie la plus fine s’y disputent le terrain. Moralité, être hermaphrodite, transgenre et autres variétés sexuelles n’empêche en rien d’être malfaisant. Ainsi Eirikur Örn Norddahl n’épargne personne, et l’on se doute que ce que l’on appelle la communauté queer[3] puisse être furieuse d’un tel incendiaire roman, qui tient autant de la fantaisie méphistophélétique que du pamphlet. La satire grinçante des mœurs s’adresse à « l’époque contemporaine - cet océan de morale que vous prenez en intraveineuse depuis l’internet des bien-pensants ».
Né en 1978 à Reykjavik, l’Islandais Eirikur Örn Norddahl, qui commença par écrire de la poésie expérimentale, a quelque chose d’un moraliste. Cinglant l’exhibitionnisme et le voyeurisme à l’œuvre dans les réseaux sociaux, il a évité la facilité inhérente à la satire branchée en y ajoutant la dimension d’une littérature également exhibitionniste et voyeuriste. Non sans peut-être une petite dose d’auto-ironie, quoique l’on ne sache pas combien il a puisé dans sa propre vie et celle de ses proches pour écrire son pas si stupide Heimska La stupidité. Probablement l’écrivain, sûr de sa vocation, s’est-il donné pour tâche suprême de traquer les péchés plus ou moins capitaux de notre temps et d’un passé dans lequel l’Holocauste[4] n’en finit pas de faire sentir son nerf douloureux et sa déflagration. Qu’il s’agisse des thuriféraires de la disphorie de genre, de la transsexualité ou des problématiques inhérentes à l’immigration béatement désirée ou honnie, Eirikur Örn Norddahl brasse sans concessions les inquiétudes du monde contemporain, tout en montrant que les concessionnaires du Bien hébergent en leur sein les racines du Mal. Ainsi le romancier plante-t-il le couteau de son écriture dans les plaies du monde qui l’entourent pour en faire jaillir le sang de la pensée. N’est-ce pas la vocation de l’écrivain ?
Dante Alighieri, Piazza dei Signori, Verona, Italia.
Photo : T. Guinhut.
Fabrique et traduction de Dante
au service de l’ébouriffante Divine comédie :
Fondation Martin Bodmer,
René de Ceccatty & Enrico Malato.
La Fabrique de Dante,
MétisPresses, Fondation Martin Bodmer, 2021, 352 p, 48 €.
Dante : La Divine comédie,
traduit de l’italien par René de Cecatty, Points Seuil, 2017, 704 p, 13,90 €.
Enrico Malato : Dante,
Les Belles Lettres, traduit de l’italien par Marilène Raïola, 2017, 384 p, 29,50 €.
Jamais ne se sera autant vérifiée l’excitante formule de Jorge Luis Borges : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique[1] ». Car avec Dante les fictions nées de l’angoisse enclenchée par notre mortelle condition trouvent leur acmé. Mieux que le Livre des morts égyptiens, mieux que les enfers romains d’Ovide, La Divine comédie nous offre une fresque fabuleuse, tour à tour démoniaque et angélique, de l’au-delà. Comment lire cet ouvrage canonique, récit d’aventures, poème lyrique et amoureux, traité théologique et allégorique ? Comment le traduire ? C’est à l’occasion du septième centenaire de la mort du poète (1265-1321) que la Fondation Martin Bodmer nous révèle comment le voyageur infernal et paradisiaque s’est formé, avec force manuscrits et éditions rares, sous le titre à la fois d’une exposition[2] et d’un beau livre : La Fabrique de Dante. Ecrite au début du XIVème siècle par un poète érudit maniant avec virtuosité le dialecte florentin au point de devenir la langue phare de l’Italie, l’œuvre fascine lecteurs, peintres et traducteurs, qui sont des dizaines à s’être penché sur leur établi, de façon à sculpter et polir un écrin français digne du nom du Dante. S’il n’est probablement pas l’ultime poète, car il faut l’être pour oser se mesurer au sublime, René de Ceccatty n’en apparait pas moins un talentueux recréateur, avec une version qui a le mérite d’une fluide lisibilité. L’occasion est trop bonne pour ne pas y associer un essai biographique exégétique sur le Florentin exilé, là encore qui n’a pas la primeur du genre, mais dont il sera bon de se munir, celui d’Enrico Malato, ou encore la biographie au tempérament plus historique d'Alessandro Barbero ; afin de vivre au plus intime et au plus cosmique La Divine comédie.
Comprendre « la fortune de Dante », connaître sa bibliothèque, les éditions qui lui rendirent justice, jusqu’à des portraits - qui ne lui sont jamais contemporains -, tels sont les buts poursuivis par La Fabrique de Dante, somptueux volume né au sein de la Fondation Martin Bodmer, sous l’égide de Paola Allegretti et de Michael Jakob, et grâce à l’active collaboration de Jacques Berchtold et Nicolas Ducimetière. Il ne s’agit pas de lustrer la statue toujours recommencée du génie national italien, mais de creuser au plus près le connaisseur des classiques et des intellectuels médiévaux, le politique affligé par les vicissitudes de son temps, pour découvrir de quelle peau est faite le poète infini, qui ne négligea pas les allusions à ses contemporains, avec lesquels il règle ses comptes ; voire d’interroger des domaines plus obscurs, comme celui de la nécromancie qui l’occupa longtemps et fit l’objet en 1320 d’un procès en Avignon où incidemment son nom apparaît : il y est question de maléfice et d’envoûtement…
Ainsi, en ce bel objet didactique, l’on lit Dante en bonne compagnie, entre Walter Benjamin, Charles Baudelaire et José Lezama Lima, celle d’Ezra Pound[3] bâtissant ses Cantos comme un palimpseste, d’Ossip Mandelstam[4] conversant avec le Florentin pour lui rendre sa poésie étouffée par les analyses rhétoriques et mystiques, de Primo Levi le récitant dans l’enfer des camps, de Jorge Luis Borges[5] parodiant la Comédie dans « L’Aleph » ; tous en éclairent des versants insoupçonnés. De surcroît l’on lit en quelque sorte par-dessus l’épaule de notre excavateur d’enfer, escaladeur du purgatoire et ascensionniste du paradis, en consultant et admirant les manuscrits que lui-même aurait pu étudier, puisqu’ils proviennent de l’époque médiévale. Ainsi Homère, Lucain, Stace, Cicéron, et Virgile cela va sans dire, côtoient La Bible, Thomas d’Aquin, Isidore de Séville, Bernard de Clairvaux, dont les citations ou les évocations fourmillent parmi les cercles du texte, qui est « un livre-bibliothèque », jusqu’au sommet du ciel. Les pages exposées et reproduites avec clarté sont prodigieuses, parfois incroyablement enluminées ou comblées de gravures, montrant combien la Fondation Martin Bodmer aux 150 000 références est une bibliothèque d’une richesse inouïe. Plus subtil encore, la dynamique trinitaire de la Divine comédie se retrouve en ce volume animé par la numérologie : les éditions rares de Dante sont vingt-quatre, comme les heures du jour, ceux lus par ses yeux et de commentateurs ensuite sont chacun trente-trois, comme les trente-trois chants de chaque partie… Ainsi, pour reprendre les mots de Michael Jacob, l’œuvre dantesque est « un gigantesque laboratoire » dont la « fabrication continue à travers les siècles », alors que sa réception fut prolifique chez les anglophones, en Allemagne, mais en forme de « rencontre manquée ? » chez les Français, selon l’interrogation de Nicolas Ducimetière.
Un seul regret - que l’on oubliera volontiers parmi une telle somme d’érudition - peut-être eût-il été préférable d’observer un classement plus chronologique, en commençant par la bibliothèque de Dante, puis en terminant par les lecteurs, eux-mêmes distribués comme aléatoirement, de Zanzotto notre contemporain à Chaucer, en zigzaguant parmi Voltaire et des romantiques, en passant par Joyce ou Rimbaud ; tout en admettant qu’ainsi les surprises fourmillent. Comme ces pages dorées ou azurées intermédiaires aux chapitres, nourries d’orbes et d’étoiles, si dantesques, au sens paradisiaque du terme. Ce volume, qui fut l’objet de tant de soins, tant de la part des concepteurs que des rédacteurs, de l’éditeur que de l’imprimeur, est aussi délicieux que somptueux, au service de ce « couronnement du Moyen Âge finissant ».
Pour reprendre les mots de René de Ceccatty en sa généreuse introduction, « La particularité de ce chef-d’œuvre est d’être à la fois un voyage chez les morts, une chronique politique, un traité de géographie et de cosmogonie et un ouvrage de réflexion théologique et philosophique ». L’aventureuse traversée de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis est successivement la descente, puis l’ascension d’un marcheur de montagnes parmi les affres, les épreuves et les suavités ; mais aussi l’initiation spirituelle, qui va de la connaissance du mal à la divinité rédemptrice.
L’œuvre, tout à tour monstrueuse, eschatologique, effrayante et délicieuse, changeante et chatoyante, en ses immenses perspectives, en ses multiples récits emboités et infinis détails, traverse et insémine l’histoire des littératures. Victor Hugo, dans sa Légende des siècles, lui est redevable, Primo Levi la résume et la récite comme un talisman au sein du camp d’Auschwitz, dans son autobiographique Si c’est un homme, Giorgio Pressburger[6] en conçoit une réécriture hallucinée aux dépens du XXème siècle. Jorge Luis Borges en fait, au-delà du seul christianisme qui parait en être la justification unique, une « estampe de portée universelle ». Si selon ce dernier « l’astronomie ptolémaïque et la théologie décrivent l’univers de Dante[7]», sans omettre les enfers gréco-romains, de tous temps et de toutes cultures peuvent être ceux qui s’y reconnaitront pour y lire les figures d’une possible transcendance et de l’imaginaire eschatologique, sans omettre la question de la rétribution du bien et du mal.
La catabase, ou descente au séjour des morts, reprend la tradition de Virgile, dans l’Enéide et d’Ovide, pour l’histoire d’Orphée, dans Les Métamorphoses. Prenant en charge la hiérarchie divine de l’après-vie autant que celle de l’humanité, Dante se fait chroniqueur de son temps, envoyant allégrement tel ou tel en Enfer, en Purgatoire ou en Paradis, dont les méfaits ou bienfaits sont rappelés. Mais au-delà de cette connaissance temporelle et spirituelle, une charge encyclopédique éclaire -ou parfois obscurci- le texte, fourmillant d’allusions, mythologiques, bibliques, géographiques, zodiacales, botaniques…
S’il est une traduction de La Divine comédie à proscrire, c’est celle - nous tairons le nom de son auteur - anciennement parue dans la collection de La Pléiade. Il s’agissait de donner le texte de Dante dans le français du XIVème siècle pour en respecter l’historicité. Hélas, outre la lisibilité ardue de la chose, l’erreur de perspective était manifeste : l’Italien médiéval étant bien plus proche de celui d’aujourd’hui que l’idiome de l’ère gothique de notre langue. En conséquence, l’on devine que l’archaïsme est à proscrire au service d’une utile et soyeuse lisibilité.
Nombre de traductions de La Divine comédie sont hélas en prose : Artaud de Montor[8], Alexandre Masseron[9], même si ce dernier affecte la forme des versets pour chaque tercet dantesque. L. Espinasse-Mongenet[10] choisit de jouer de strophes en vers libres. De même pour une redoutable et estimée concurrente, nous avons nommé la talentueuse Jacqueline Risset[11], de surcroit poète, tant en français qu’en italien. Malgré une quinzaine de traductions versifiées depuis les années trente, seul, René de Ceccatty a tenté, et réussi, une traduction intégrale qui renouvelle et réveille la scansion poétique de l’original, la terza rima, car en vers et, ô gageure ! en octosyllabes non rimés…
Certes, Danièle Robert[12] vient de produire une belle version, en décasyllabes, elle rimée avec soin, quoique provisoirement limitée à L’Enfer. Qui, une fois achevée le triptyque, méritera peut-être les lauriers du traducteur-poète.
Baudelaire, juge et poète sévère, préférait celle de Pier Angelo Fiorentino[13], publiée en 1846, dans une édition heureusement bilingue, en effet fort lisible et colorée, quoique en prose. La vivacité colorée de celle de René de Ceccatty réveillerait-elle La Divine comédie de son sommeil ?
Dès le chant I, René de Ceccatty ose un « « Clopin-clopant sur la plage » qui répond au « Si chel ’l piè fermo sempre era ’l pui basso », c’est-à-dire « Si bien que le pied ferme était toujours le plus bas » (Fiorentino). Une fois de plus l’adage, « Traduttore, traditore » se révèle vrai ; mais au littéralisme peut-être vaut-il mieux préférer la surprise de l’image expressive.
Quand Danièle Robert nous donne, au chant III, lors de la traversée de l’Achéron, où Charon était pour Jacqueline Risset, « un vieillard blanc, d’antique poil », les vers suivants :
Et voici que survient une embarcation
d’où un vieillard à barbe blanche nous hèle :
malheur à vous, âmes en perdition !
N’espérez pas de voir jamais le ciel :
je viens pour vous mener sur l’autre rive,
dans le noir éternel, chaleur et gel.
René de Ceccatty préfère proposer :
Et voici que vers nous en barque
Venait un vieux chenu criant :
Malheur sur vous, âmes perdues !
N’espérez plus revoir le ciel.
Je vous conduis sur l’autre rive
Dans l’éternel, noir, froid brûlant. »
Il est évident que du point de vue rythmique ce dernier y gagne ; de surcroît la concision réclamée par l’octosyllabe rend l’expressivité plus vive et répond en toute agilité à l’hendécasyllabe dantesque.
Avec modestie, en son introduction soigneusement informée et argumentée, notre traducteur a bien conscience de devoir priser l’ellipse, de « sacrifier » du sens en choisissant l’agréable légèreté du lisible ; ce qui n’est pas une mince affaire, surtout si l’on surprend chez Dante autant l’aisance du parler populaire que la subtilité du raisonnement théologique et philosophique. Ainsi, appeler Saint-Paul « Popol » au chant XVII du Paradis parait culotté, mais songeons que « Polo » en italien est familier et insultant, ce qui conspue comme de juste l’insolence blasphématoire de Jean XXII. Sans oublier que le flux métaphorique de ce prodigieux rhétoricien rend le texte infiniment imagé, volubile, évocateur, ailé, que les périphrases, parfois pour nous obscures, sont des mines d’allusions bibliques, antiques ou médiévales.
Comparant avec justesse et goût une traduction nouvelle avec une nouvelle interprétation de Bach ou de Schubert, notre traducteur ne se fait pas faute d’oublier de rendre hommage à Jacqueline Risset, comparée à la Callas, dont les qualités de lisibilité et de sensualité le ravissent.
Il est permis de regretter l’absence de notes au bas des vers de René de Ceccatty chantant Dante ; mais c’eût été alourdir le volume, et à cet égard, il est loisible de se tourner vers les trois tomes fournis par Jacqueline Risset, que l’on retrouvera bientôt en Pléiade, et que cependant les amateurs esthètes préféreront dans les grands volumes soignés, imprimés sur des pages de plusieurs couleurs, et illustrés par les folles aquarelles de Miquel Barcelo[14]. Quoique l’on attende encore une ambitieuse édition bilingue munie d’un indispensable index…
L’on sait que le voyage de Dante commence lorsqu’il se voit menacé par trois animaux : un lion pour l’orgueil, une louve pour l’avarice, une once (léopard femelle) pour la luxure. Traduisant cette « lonza » par « lynx », René de Ceccatty ne perd-il pas une dimension à la fois érotique et allégorique, puisqu’il s’agit de la séduisante animalité de la luxure ?
Aussi, notre poète n’aura d’autre issue que de suivre son guide, le maître poète latin de l’Enéide, Virgile, qui selon la tradition chrétienne passait pour avoir annoncé la venue du Christ, et de traverser la fosse spiralée de l’Enfer, la montagne du Purgatoire, puis guidé par son ancien amour, Béatrice, à laquelle succède Saint Bernard, de découvrir le Paradis, « Enrôlé par l’amour qui meut / Le soleil et les autres astres », selon les ultimes vers. Le voyage bien concret du marcheur est également une leçon morale : les auteurs de péchés capitaux sont punis de manière pittoresque, qui dans la flamme, qui dans la glace, et croissante jusqu’aux pires abominations, non sans raconter leur histoire, comme celles de Paolo et Francesca goûtant une allusive luxure, ou Ugolin qui dut au chant XXXIII dévorer ses enfants morts de faim. Ce qui est dit d’une belle et fameuse manière elliptique : « La faim l’emporta sur le deuil ». Enfin, au plus près du diable au « triple visage », est châtiée la traîtrise contre son bienfaiteur. En effet, lors du chant XXXIV, Judas (accompagné de Bruts et Cassius) broyé dans l’une des trois diaboliques gueules, « gigote la tête gobée », ce qui est une trouvaille d’une frappante concision, à l’humour grinçant, alors que Jacqueline Risset propose : « Sa tête est dans la gueule ; dehors il rue des jambes ». Nos deux arpenteurs de l’au-delà doivent s’accrocher au corps de Satan : « De poil en poil, on descendit / Entre toison et plaies gelées », et s’y retourner pour jaillir aux antipodes, au pied de la montagne du Purgatoire.
Quittant la cavité de l’Enfer, qui fit la plus grande gloire de Dante, éclipsant les deux autres parties du triptyque sacré, le chant se fait peu à peu moins âpre. Avant d’accéder au sommet du Purgatoire, où fleurit le Paradis terrestre, le chemin croise l’humilité, l’amour et la liberté en Dieu, sans oublier les nécessaires purgations des pécheurs, comme ce Sordello embrassant son compatriote mantouan Virgile, ce qui donne l’occasion à Dante de conspuer l’esclavage politique italien. Là, chaque péché capital est étrillé, corrigé, lavé, par la vertu qui lui est opposée, comme l’orgueil à l’humilité ou la luxure à la pureté. Une fois de plus, Dante règle ses comptes : l’envieuse Sapia côtoie le pape Adrien V qui se récure de son avarice. Mais au chant XXX, « Dame Béatrice », qui passa « de chair à ombre », apparaît, morigénant le pauvre Dante, un tantinet infidèle, qui n’a pas su « suivre [son] vol désincarné », avant de prendre le relais de Virgile pour le guider parmi les sphères du Paradis.
Ciel de la lune, de Mercure, de Vénus et du Soleil sont autant d’étapes spirituelles, comme les cieux de Mars, Jupiter, Saturne, ceux-ci sièges des vertus théologales : Foi, Espérance et Charité. Après le ciel cristallin, Béatrice doit céder la main à Saint-Bernard, pour permettre à son amant d’accéder à l’Empyrée, siège de la lumière divine aux rivières de couleurs et à la rose éclatante. Non loin de la Vierge Marie, Béatrice réapparait en gloire, les chants se font de plus en plus musicaux, comme si l’on entendait la Selva morale et spirituale de Monteverdi. Et si penser, comme René de Ceccatty, que le paradis dantesque est un espace totalitaire, avec une Béatrice imbue d’un prosélytisme autoritaire, est de l’ordre de l’anachronisme, il n’en reste pas moins que l’univers religieux de la perfection divine se présente comme un monde prédestiné, clos, où l’inutile liberté n’a plus lieu d’être. Reste que Dante y a réalisé des prouesses poétiques incomparables, donnant au Bien et au Beau (devant lequel il « déclare forfait ») des vitesses et des couleurs enchanteresses :
« En verre, en ambre ou en cristal,
Le rayon brille sans délai
Entre impact et efflorescence »
Roman d’aventure et somme théologique, clavier poétique et creuset de culture de l’Antiquité, La Divine comédie brasse le temps médiéval de son auteur et l’intemporalité la plus profuse ; ce pourquoi, depuis le XIV° siècle, et jusque dans l’éternité, il y aura toujours un lecteur, ne serait-ce que la poussière des étoiles, pour le dantesque poème, auquel contribue avec talent René de Ceccatty. Egalement romancier, ce dernier, notons-le, n’est pas un débutant au royaume de la traduction. Outre celles du japonais, conjointement avec Ryôji Nakamura, il a tâté avec ardeur de Pasolini ou de Leopardi, sur lequel il a écrit d’ailleurs une sorte de biofiction[15]. S’il y un paradis des traducteurs, il reste à souhaiter qu’il y soit accueilli.
Avant de relire une fois de plus ce qui est peut-être le poème le plus frappant de l’humanité, la curiosité ne peut que nous titiller au sujet de son auteur. Si, après celle de son contemporain Boccace[16], les biographies sont légion, d’Artaud de Montor[17], à Jacqueline Risset[18], celle d’Enrico Malato vient à point pour, au-delà de la seule vie du poète, présenter les plus récentes et perspicaces recherches exégétiques sur le texte, ses enjeux politiques, théologiques et poétiques.
Notre Florentin, né en 1265, sera frappé par une sentence d’exil en 1302 pour aller séjourner à Vérone et mourir à Ravenne en 1321 ; ce pour avoir pris part au combat entre la ligue des Gibelins toscans et les Guelfes Noirs et Blancs (auxquels il appartient). Fin rhétoricien, il connaît sur le bout des doigts Virgile et Ovide, la Bible et les Pères de l’Eglise. En philosophie, il allie Boèce et Saint Thomas d’Aquin.
Mieux que ses Rimes[19], sa Vita nuova est une sorte d’autobiographie fictive, dans laquelle l’ami du poète Cavalcanti, bien qu’il épousât Gemma, parait ne se vouer qu’à sa Béatrice, rencontrée en toute chasteté à dix-neuf ans alors qu’elle en avait neuf. Il ne la reverra que neuf ans plus tard, avant de la savoir mourir à vingt-quatre ans, le laissant inconsolable. En toute courtoisie, il est un des créateurs du dolce stil nuovo, dont il dénoncera pourtant le trop de sensualité amoureuse, y compris chez Cavalcanti. Alors qu’il avait rédigé son traité La Monarchie universelle en latin, la décision d’écrire en toscan le conduisit à rédiger son Traité de l’éloquence vulgaire.
Pour introduire son héros, Enrico Malato brosse le portrait de la prospère Florence aux cent-cinquante tours au XIII° siècle. Il ne se départit jamais de sa clarté et de sa rigueur pour évoquer les années de formation du poète, militaires, diplomatiques, au cœur des tourmentes entre Gibelins et Guelfes Blancs et Noirs, mais aussi philosophiques, du poète. De nombreuses allusions aux événements d’un contemporain guerrier, vengeur et injuste, sont lisibles dans le Banquet, et bien sûr La Divine comédie, où sont jetés, entre Enfer et Paradis, divers protagonistes. Hélas Florence n’est plus dans les Rimes que « ma ville qui hors de ses murs m’enferme ». Dès 1315, les deux premiers chants de La Divine comédie publiés, la renommée du poète enfle. À Vérone, il jouit de l’hospitalité de Cangrande della Stella, qui bénéficie en retour de la primeur des chants composés, puis d’une place dans le Paradis (XVII, 76). Heureusement le trépas sera clément au point d’attendre qu’il ait achevé et révisé son œuvre-maîtresse.
Or Enrico Malato s’attache, en ce qui devient très vite un essai, à l’activité littéraire de Dante et d’abord à son « noviciat poétique ». Ainsi notre essayiste développe-t-il une heureuse analyse de la « casuistique » amoureuse, tiraillée entre célébration et péché. Jusqu’à ce que, dans La Vita nuova, les tourments amoureux et l’idéalisation de Béatrice, trop tôt emportée dans un au-delà qu’il reste à lui consacrer, permettent au poète de réconcilier amour de Dieu et d’une Dame, dans le cadre d’un amour de vertu et de raison, puis l’amènent à annoncer un « jour où je parlerai plus dignement d’elle », ce qui est considéré comme une prémisse de La Divine comédie. De l’éloignement qu’il éprouve pour son trop sensuel maître Cavalcanti à la paraphrase en 232 sonnets allégoriques du Roman de la rose qu’est le Fiore, tout semble gammes virtuoses avant le grand-œuvre. De même Le Banquet, « projet d’une somme du savoir médiéval en langue vulgaire », reste inachevé devant l’urgence de La Divine comédie, probablement rédigée entre 1304 et 1321. Hélas le problème des sources manuscrites, des copies successives, reste parfois criant : le texte fut souvent altéré. Il fallut à la philologie moderne de durs travaux pour aboutir à l’édition de Petrocchi qui fait autorité. Quant au mystérieux titre originel, Commedia, il fait probablement allusion à une fin heureuse, en opposition avec la tragédie, selon les termes d’Aristote.
Aisément didactique, Enrico Malato ne peut se passer d’étudier le « symbolisme des nombres », le rôle du trinitaire chiffre trois, pour les tercets et les trente-trois chants de chaque partie ; soit cent chants, chiffre parfait, si l’on ajoute celui introductif. Puis de préciser la cosmologie de Dante, « inspirée du système aristotélicien et ptolémaïque », et l’architecture des trois royaumes de l’eschatologie ; d’étudier « l’ordonnancement juridique et moral des royaumes de la peine, de l’expiation et de la béatitude », sans omettre les figurations littérales et allégorique, grâce auxquelles la fable devient poésie fulgurante et didactique. Notre essayiste a su sans bavardage excessif nous fournir un indispensable vade-mecum dantesque…
La biographie au tempérament nettement historique d'Alessandro Barbero[20] est plus profuse à cet égard, se lisant comme un roman d'aventures. Dante ayant mille facettes, il est tour à tour un enfant privilégié, dans la plus riche ville d’Europe, Florence à l’époque où l’on bâtit le Duomo et le Palazzo vecchio, un chevalier dans une bataille, un érudit voué à l’étude, un époux et un père, un politicien engagé et bientôt exilé, enfin le créateur incomparable que nous connaissons. L’ouvrage dresse un tableau profus de la politique du temps, en même temps qu’il inscrit le poète dans le cadre d’une société complexe, dont il saura extraire le miel et l’amertume pour édifier sa Divine comédie.
Nous sommes tous ce voyageur qui descend tour à tour l’excavation de l’Enfer et gravit la montagne du Purgatoire, toutes deux spiralées, avant de rêver les orbes du Paradis. Or, ce que nous appelons aujourd’hui la fantasy aurait bien de la peine à nous offrir autant de merveilleux, saisissant les leviers horrifiques de la peur et ceux délicieux du ravissement, animant les fils soyeux de l’amour et du divin dans une quête fourmillante d’épreuves avec un tel sens de la poésie et de la spéculation philosophique. Aussi le pittoresque échevelé de la vision peut-être appréhendé avec un rare bonheur par l’athée, l’agnostique le plus rigoureux, comme un vaste et inégalable récit fantastique, comme une histoire d’amour, comme une vibration polymorphe de la poésie, comme une changeante allégorie de notre condition et des potentialités du sens de la vie. Ce qu’ont bien ressenti les dessinateurs, comme Sandro Boticelli, les peintres, comme Lucas Signorelli (sur la couverture de la traduction de René de Ceccatty), William Blake[21], ou plus contemporain, l’ébouriffant Miquel Barcelo, dont nous ne cesserons de faire l’éloge : qui eût cru qu’avec les seules et minces ressources de l’aquarelle un illustrateur, aux prises avec l’immense massif de La Divine comédie, puisse parvenir à un tel degré d’assomption picturale ?
Didier Lestrade : I Love Porn, Editions du Détour, 2021, 334 p, 21,90 €.
Un code moral, tel que le déroula Michel Foucault dans Les Aveux de la chair[1], a longtemps vilipendé l’érotisme et la pornographie, cette suggestion de plaisirs intimes et raffinés, cette écriture de la prostitution, de la chair vendue, de la viande exclusivement sexuelle. L’on sait que la distinction entre les deux est bien floue, que l’érotisme des uns est la pornographie des autres et vice versa, sinon vice et vertu… Au risque de poursuites, de livres voire d’auteurs brûlés en place publique, la plupart des œuvres érotiques furent publiées sous le manteau, faisant cependant le délice des amateurs et des collectionneurs, les plus rares et somptueux ayant été conservés dans la bibliothèque Gérard Nordmann, divulguée sous le titre Eros invaincu[2]. Plus modestement, mais de manière plus exhaustive, Jean-Pauvert édifia une Anthologie des lectures érotiquesen quatre forts volumes, dévoilant les péchés mignons et épicés de centaines d’auteurs, de la plus haute antiquité à nos jours, de 2000 avant Jésus Christ à 1985, de Gilgamesh à Emmanuelle. L’éditeur et anthologiste dut se résoudre, passablement amer, à proposer un addendum : De l’infini au zéro. Anthologie des lectures érotiques, 1985-2000, témoin d’une misère sexuelle contemporaine.Sans doute faudra-t-il revenir sur des valeurs sûres, par exemple Mirabeau au XVIII° siècle, pour retrouver le chemin de l’érotisme comme un art littéraire à part entière. Cependant vingt ans plus tard, de plus jeunes essayistes remontent au créneau pour investiguer La Séduction pornographique, selon le titre de Romain Roszak, et clamer avec joie : I love porn, sous la plume de Didier Lestrade, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est fort désinhibé. Mais c’est peut-être avec Mario Varga Llosa que l’on trouvera plus fine distinction entre érotisme et pornographie…
Fallait-il publier cette déception post-coïtum? À moins d’être riche d’enseignements sur notre contemporain… Jean-Jacques Pauvert, fabuleux propagandiste des aventures de la sexualité, à travers cette somme, cet aboutissement de toute une carrière d’éditeur, l’Anthologie historique des lectures érotiques, quatre tomes sous coffret, 4200 pages, de 2000 avant notre ère à 1985, de Gilgamesh à Emmanuelle, avait dressé une stèle splendide au triomphe de l’Eros. Bientôt cependant il persiste et signe la fin de l’érotisme : « Il n’y a pour ainsi dire plus de lectures érotiques. De la même manière que la sono des boites atteint des décibels assourdissants, empêchant d’écouter ce qui est diffusé, le registre des textes « sexuels » naturalistes est aujourd’hui tel qu’il est impossible de lire ce qui est proposé », argue Jean-Jacques Pauvert en son De l’infini au zéro. Anthologie des lectures érotiques, 1985-2000.
Mécaniquement, les « nouveaux auteurs » de l’aube du troisième millénaire (femmes, homosexuels, bisexuels, hétéros) dévident comme en faisant du tricot (un coup à l’envers, un coup à l’endroit) des relations de sexes toujours les mêmes - sauf la surenchère - dans un style toujours le même. Nous succombons sous le nombre de « lectures érotiques » dont l’abondance, souvent la violence, font qu’elles n’en sont plus guère ». Ainsi conclut l’anthologiste. Serait-il las, trouvant au bout du rouleau le zéro, ou plus lucide que jamais, alors que né en 1926 il allait mourir en 2014. À moins qu’il s’agisse d’une allusion alarmante au Zéro et l’infini d’Arthur Koestler[3], roman de la victoire du totalitarisme…
Comment ? Notre civilisation n’aurait plus d’érotisme? Jean-Jacques Pauvert deviendrait-il sénile ? Partout, dans nos rues, nos défilés de couturiers, nos publicités, nos expositions, notre internet, nos romans et confessions, pas un atome de la peau du monde n’apparaît sans être affligé d’une acné galopante de fessiers moulés, de seins nus, de baiseurs et de baisé(e)s, de perversions hard… Tout est visible. Au point de devoir avertir notre malheureux lecteur qu’il entre ici en territoire souvent choquant. L’eau de rose de Love story est évacuée par la chasse d’eau de Loft story. Toutes ces générations qui ont souffert dans leur âme et leur chair de ne pas voir comment un cul était fait, ni comment une copulation se jouait, sont enfin rédimées par une libération sexuelle sans précédent…
Pourtant, un voile de pudeur - et sa transgression - une aura de secret, sinon de sacré, un frisson de beauté, tout ce qui dans cette émotion du dénudement est à la frange du sentiment, lient amour et sexe pour accéder à l’érotisme. Eros, fils de Mars et Vénus, ou de Poros et Pénia (le manque et la surabondance chez Platon[4]) paraît être définitivement castré par son frère, l’obscène Priape. S’agit-il d’éros, s’il ne reste qu’une viande génitale? Depuis que le cœur est un abat, on ne le consomme guère. Symptomatique est le livre d’Alina Reyes à avoir lancé la mode du récit postérotique féminin : Le Boucher. Encore avait-elle un élan et une écriture que n’ont plus Claire Legendre avec Viande « J’ai forcé son trou pour y installer ma bite », Catherine Millet avec La Vie sexuelle de Catherine M. : « J’attrapai des queues pour sucer » ou Catherine Cusset avec Jouir : « A quatre pattes sur la moquette de ma chambre, une brosse à dents par devant et un pinceau par derrière, je me vois le cul en l’air et rond comme une pelote de laine piquée de deux longues épingles à tricoter. » Pourquoi pas. Tant que cela lui fait du bien et ne fait de mal à personne… Nous n’avons pas fouillé les poubelles d’un sex-shop ; c’est chez Gallimard. Seule Virginie Despentes dans Baise Moi avait le sens des formules chocs, des métaphores, des coups de griffe contre les mentalités, talent qu’elle a perdu depuis. Seule Catherine Millet, parmi une litanie, répétition, variations de copulations aussi échangistes qu’anonymes, parvient à évacuer tout lyrisme, toute jouissance apparente au point de réaliser un tour de force : le degré zéro de l’émotion et du plaisir, sans morale, sans éthique, sans sida ni joie. La nymphomanie, l’andromanie, l’accumulation des corps et des expériences sont grosses d’une absence, celle de l’être. Ennuyeux, clinique, peut-être ; mais vrai, jamais auparavant écrit ainsi.
Dans une anthologie épaisse (trop pour quinze ans ?) où les commentaires de Pauvert et ses emprunts aux médias pour observer une évolution des mentalités sont plus riches que les auteurs, seuls émergent des exhumations d’auteurs plus anciens (Baffo, Henri Miller, Musset) ou nos contemporains Michel Houellebecq[5], ce miséreux sexuel sans cesse en quête de réalisation impossible, Nicholson Baker, un américain qui, dans Vox, met en scène le diapason de deux désirs au téléphone, et la Confession sexuelle d’un anonyme russe. On aurait cependant souhaité y lire Mario Vargas Llosa et ses merveilleux Cahiers de Don Rigoberto[6]. La faiblesse générale vient moins d’un trop de permissivité que du manque de qualité d’auteurs qui, sur un court laps de temps, et sans compter le manque de nécessaire recul, font mode et non œuvre. Et Philippe Sollers[7] d’ajouter: « le texte écrit avec le projet d’exercer une fascination, un entraînement au désir, tend à disparaître au profit de l’image »…
Nous sommes ravis que ces dames aient atteint la parité. Qu’elles assument et représentent leur sexualité, bien. Qu’elles deviennent par le truchement de narratrices des serial-killers and fuckers, l’on s’interroge. On sait d’ailleurs qu’il y a des femmes incestueuses et pédophiles actives ; heureusement bien moins que chez les mâles, mais voilà qui porte un coup de plus au cliché de la tendresse féminine. Nos écrivaines françaises écrivent aussi mal que les hommes, sont aussi machistes, ou gynéchistes, si l’on pardonne ce néologisme. Foin du style, de la construction romanesque et de la mise en abyme d’une société, le couple exhibition voyeurisme prime, le « c’est mon choix » fait loi. Et le public, le vulgaire se jette sur les pages, les écrans pour surprendre qui baise avec qui, dans quel trou… Modernes jeux dont la devise de mauvais goût serait : pinem et circenses !
L’étalage proposé par Jean-Jacques Pauvert a cependant pour vertu de nous interroger sur notre contemporain. Quand Catherine Cusset écrit : « Un homme abuse de moi, se moque, me torture. (…) De temps à autre il enverra ses sbires me tricoter. Ma jouissance est explosive… », qu’importe le divertissement de son personnage qui s’aime victime, lors de saynètes entre adultes consentants que personne n’est obligé de lire… Mais à le rapprocher des avalanches de violences pornographiques dans les revues, films et sites spécialisés, ou d’une publicité pour on ne dira pas quelle marque de luxe dans laquelle un pied gainé de cuir vient s’imprimer sous le sourire d’une demi dénudée en une métaphore d’une terrifiante agression génitale, les questions se font pressantes. Si l’on considère que la pornographie explicite n’est accessible qu’à celui ou celle qui va vers elle, que dire, sans réclamer un instant la censure, lorsqu’une telle publicité s’exhibe dans un magazine féminin destiné au salon familial ?
L’érotisme peut à bon droit offrir à la publicité et au produit convoité une dimension sensuelle qui rejaillira sur l’ego d’un acheteur narcisse qui devrait savoir résister au mensonge des sirènes. Le sadomasochisme quant à lui joue des coudes pour faire parler d’une marque en choquant le spectateur, en laissant entendre qu’il s’agit d’un respectable mode d’être minoritaire qu’il serait ringard de réprouver. De tendres anorexiques ont les pommettes maquillées d’ecchymoses. Sont conspuées de cambouis sur fond de tags. Offrent au molosse une posture d’invitation zoophile… Qu’il existe de rares femmes consentant à de telles perversions, probable et grand bien leur fasse. Mais de quel droit les érige-t-on en modèle de consommation ? Est-ce pour dire : « Vous êtes battues, instrumentalisées, vous êtes des sexes corvéables à merci, actifs ou passifs, votre vie quotidienne est une somme de stress, de malaises psychoaffectifs, portez notre produit de luxe et vous deviendrez une légende… » Ou « Vos douleurs sont une pratique sexuelle reconnue qu’il faut afficher avec le sac Machin pour la sacraliser et vous impulser une aura »… Toutes postures attentatoires à la dignité de la femme, de l’être humain que les plus récentes évolutions des mœurs relèguent dans l’inavouable et l’autocensure. Sans compter les publicités offrant des mâles dévirilisés comme des jouets aux mains de déesses, ce que légitiment pourtant l’humour et un juste retour des choses. Avilir est-il plus érotique que magnifier ? Faire du mal plus amoureux que faire du bien ? Certes, la pornographie est l’érotisme des autres, et c’est sortir de son préjugé que d’accepter que l’autre ait des pratiques répugnantes, pourvu qu’il soit discret et complice de ses partenaires. Reste qu’il est fort difficile de trancher entre respect des sensibilités et une dangereuse censure réactionnaire ou féministe.
Que retiennent ces jeunes qui surfant sur internet trébuchent sur des pornographies trash, à la sodomie redondante, voire ouvertement pédophiles, ou proposant à l’amateur ces « snuff movies » montrant la mort par tortures sexuelles, vendus au mépris des lois et à prix d’or ? Que retiennent les adolescents délinquants en manque de repères moraux lorsqu’ils feuillettent ces films où les filles qui disent non veulant dire oui et sont assaillies par une douzaine de mâles à l’homosexualité refoulée lors de « gang bang » ? Est-ce dans cette pornographie violente ou dans la seule nature humaine qu’il faut voir la source de ces viols tournants infligés dans des caves de banlieues à celles dont le corps et la psyché sont plus souillés que les participants relativement consentants et protégés de ce Loft story qui sema tant d’émoi médiatique ?
Visiblement, l’érotisme, le sexe, les sexualités, la violence sont à la mode, et pas seulement dans la mode. Jadis (à partir de 1912) il fallait lire Havelock Ellis[8] pour explorer des perversions confinées et réprimées. Aujourd’hui, c’est sans étonnement que nous voyons pulluler les groupuscules militants, magazines et sites vantant, esthétisant ou sursalissant des pratiques avides de reconnaissance. Fétichistes de tous poils et de tous cuirs, adeptes du piercing, sadomasochistes extrêmes, échangistes qui ont Paris pour capitale, féministes pornographes, ils sont tous dans le livre instructif, effarant, de Christophe Bourseiller[9] avec cyber-bibliographie. Nombreux en France, ils ont leurs performances, leurs galeries où s’exhibent corps et copulations, leur body art, où l’on découpe sa langue et son sexe, se change en cobaye de chirurgie esthétique, jusqu’à la « sainte castration »… Qui aurait imaginé que le « vampyrisme » a ses amateurs sanglants, que le « barebacking » consiste à pratiquer la roulette russe en multipliant les rapports sexuels sans préservatif…
Crudité sans complexe, violence militante, c’est la face terrible du dieu Eros, celui qui bande sans cesse l’arc de ses exigences prédatrices et consuméristes. Art, littérature, mode, publicité enregistrent tour à tour ces convulsions. Faut-il rêver de réintroduire une castratrice censure ? Certes non ! Reste un devoir moral : respecter une étanchéité entre sphères privées et publiques, entre consentement et violence.
Pour nous rafraichir, courons relire un fleuron de la littérature libertine du XVIII° siècle : nous aurons plus de plaisir et affaire à bien plus d’amour de la vie, bien plus de joie. Brillant orateur révolutionnaire, Mirabeau (1749-1791) avait des dons littéraires. Lors de son emprisonnement à Vincennes, il commit de galantes traductions du poète latin Tibulle. Et des romans érotiques sous le manteau qui animèrent ses fantasmes, firent les délices des libertins et nous ravissent par leur écriture sensuelle et enlevée, comme cette Conversion ou le Libertin de qualité[10].
Il ne faudrait pas déduire de cette « lecture amoureuse », pour reprendre le titre de la collection dirigée par Jean-Jacques Pauvert, qu'il ne s'agit que d'exercice de style et d'échauffement sanguin, mérite par ailleurs estimable. On ne s'étonnera pas que cette « conversion » soit moins dédiée au christianisme qu'à la liberté de l'éros. Plus et mieux que l'honnête homme du XVIIe siècle, voici l'aristocratique « libertin de qualité » : « La pudeur est grimace, la décence hypocrisie, mais la mode, les grâces embellissent tout »... Dédié à « Monsieur Satan » par « Con-Desiros », ce récit frappe par sa vivacité, par un narrateur sans vergogne qui apprend aux « femmes sur le retour » à « jouer du cul à tant par mois », mais n’oublie que rarement « le dieu du goût » : ici l’on sait « foutre » avec « esprit ».
Non sans ironie anticléricale, c'est un leste tableau de mœurs, une écriture effrénée, un clin d'œil aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, une pique à Jean-Jacques Rousseau, des copulations forcenées et pittoresques (ne ratons ni « l'Américaine » ni la « douairière », ni la grosse « Cul-Gratulos »), un amour peut-être sincère, un « art de foutre » plus rapide que Casanova. Ainsi les Lumières écartent « le fanatisme et la superstition » ; mais le drame guette, le romantisme s'annonce... Ne boudons cependant pas ce plaisir du boudoir.
Photo : T. Guinhut.
Les plaisirs ont changé de vecteur depuis le siècle des Lumières, alors que l’Antiquité aimait les fresques ithyphalliques. S’il fallait passer par des livres à ne lire que d’une main, de surcroit en cachette et pour de rares privilégiés, le cinéma, puis sa déclinaison par Internet offrent à portée de tout œil pléthore d’images animées tombées des mains de nos modernes Eros pornographes. Quelle liberté ! Mais pour quelle éthique ? Romain Roszak, avec La Séduction pornographique, pose une réflexion étendue, visant à remettre en question ce qu’il appelle « le totem » de la banalisation heureuse de ce déferlement pornographique. Pornophobes et pornophiles se disputent le terrain de la pensée, quand des universités américaines ne rougissent pas de s’intéresser aux « Porn Studies », voire françaises depuis que le philosophe Ruwen Ogien se permit de battre en brèche les préjugés avec son Penser la pornographie[11]. Puisqu’il faut la définir, il s’agit d’une « représentation du corps humain ou de la sexualité pourvue d’une fonction excitative ». Dévoilement des sexes, en particulier l’érection, « réification » des acteurs, voire violence, absence de beauté, marchandisation, telle est la définition finalement toujours un peu floue de la pornographie convoquée par Romain Roszak avec le secours de divers auteurs, dont Roland Barthes qui parle de « désir lourd[12] ». L’on peut cependant arguer que la beauté de la chair, fusse-t-elle sexuelle, des couples, la joie et la jouissance partagées ne sont pas absentes de certaines production, la distinction avec l’érotisme, même s’il se veut plus suggestif qu’exhibitionniste, restant discutable.
Est-elle passion perverse ou voie vers la concorde sexuelle ? Est-elle bénéfique ou nocive, en particulier si elle touche des enfants ? Coupable d’addiction ou pourvoyeuse de détente, affreusement violente ou délicieusement sensuelle ? Autant de questions disputées, souvent de manière peu apaisée, sans que l’on puisse s’appuyer sur des études fiables. L’on se plait à l’accuser de conduire à l’imitation du machisme et de l’agression, ou à la disculper en arguant qu’elle décharge sur les images des violences qu’ainsi l’on ne commettra pas dans la vie réelle, en une catharsis utile. D’autant qu’elle peut être un « outil d’émancipation pour les femmes et les minorités sexuelles », une invitation à la libre disposition de son corps. Il n’en reste pas moins que sa consommation n’est plus « un mal envers soi-même », ni même envers les autres, tant que les acteurs sont consentants.
Parcourant un inventaire des arguments et contre-arguments sur « l’essence » de la chose, sur les « nuisances sociales », sur la reproduction sadique, en particulier par les adolescents, mais aussi sur la pacification des rapports humains et sexuels induits, Romain Roszak procède de manière dialectique, tout en pacifiant lui aussi les esprits, en montrant que viols et délits sexuels ont plutôt diminué avec la généralisation de l’accès à la pornographie. Que plutôt que pousse-au-crime elle est « aphrodisiaque ».
Plus loin, notre essayiste convoque une histoire du genre, en particulier cinématographique, entre expansion depuis les années soixante et contrôle plus ou moins lâche aux mains de l’Etat et de la loi, « la pornographie étant bannie du cercle de la culture ». Bientôt cependant sa consommation faramineuse en fait une « marchandise globale ». La dimension libertaire de la chose, devenant de moins en moins transgressive, s’entend dans le cadre d’une « nouvelle société hédoniste ». Pourtant il n’y a guère de consensus sur la qualité de telle ou telle production, sur la consommation normale et la dérive pathologique. « Idéologie de la jouissance », elle veut faire oublier le travail des acteurs et des producteurs, entre merveilleux et rapports de force, entre réalisme et fiction, tout en s’adressant à des publics bien divers : hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, brutaux ou romantiques, voire queer et trans. Il parait possible de « jouir sans conséquences sociales ni culpabilité », à moins que l’absence d’effort pour obtenir ce plaisir, et la disparition du jugement moral n’en fasse « une anti-leçon d’éducation civique », ce qui reste à démonter tant les spectateurs masturbateurs ne sont guère dupes de la dimension fictionnelle et commerciale.
Ainsi Romain Roszak fait œuvre utile et documentée tous azimuts ; quoique ce qui le meuve en dernier recours soit moins le péché mignon de l’éros que le péché capital du capitalisme. « La phase néolibérale du capitalisme » et « l’extension indéfinie de la sphère du marché » sont ses bornes idéologiques, au point de faire dangereusement bifurquer l’objet du livre vers un autre procès, s’appuyant sur des présupposés marxistes ô combien rances. À tel point que Ruwen Ogien se voit disqualifié pour ignorance « de l’infrastructure qui permet cette domination », soit le grand méchant capitalisme, qui, en l’occurrence, est moins une entité mondiale qu’une juxtaposition concurrentielle d’individus entreprenants auprès desquels il est loisible d’acheter, voire de consommer gratuitement, leurs produits. De surcroit, Sade et la psychanalyse viennent au secours de l’analyse qui dénonce « la politisation du discours sadique ». La conclusion est assez radicale, en un retour du bâton moralisateur : « la pornographie participe d’un façonnage anthropologique décisif, socialement dangereux, socialement risqué ». Aussi faut-il envisager, malgré les objections prises en compte, certes une éducation sexuelle dès l’enfance, « l’apprentissage d’un bon goût pornographique, », mais aussi « financer publiquement une pornographie de qualité ». L’on reconnaît là l’ombre de la censure et de l’étatisme interventionnisme antilibéral.
Devons-nous clamer avec joie, I love porn, comme le fait la plume de Didier Lestrade ? Ce dernier n’est pas un inconnu, mais le fondateur d’Act Up-Paris et du magazine gay Têtu. Visiblement il cède aux sirènes des titres farcis d’anglicisme, alors que « J’aime la pornographique d’amour » eût été plus fin (mais moins vendeur ?).
Le souci d’argumentation de Didier Lestrade est réel ; la thèse est moins chantournée que celle de Romain Roszak. Même s’il est dès l’abord un poil décrédibilisé par une couverture au graphisme certes cohérent avec le propos, mais aux couleurs et aux rondeurs infantilisantes, non sans emprunter un style semblable à la couverture de La Séduction pornographique, comme s’ils venaient du même atelier de graphisme à la mode. Deux facettes s’entrelacent en ce livre, en quelque sorte bigenré en terme littéraire : un parcours de la pornographie depuis les années 1970 et le récit autobiographique, déroulant une quête du plaisir qui ne craint pas de mettre au même rang musique, nature, militantisme gay et pornographie, dans laquelle il voit la vie en rose. Découvrant à 22 ans le film Muscle Beach, il y voit un « classique », une « genèse de l’amour gay masculin, respectueux, solaire, amical ».
« Genre thérapeutique », le « porno » (puisqu’il faut utiliser l’apocope familière) qui a sauvé des vies lors de l’épidémie de sida, trouvait encore plus sa raison d’être dans le confinement coronaviral. Sans cesse ce « media aussi important que la musique ou le sport », et qui est « générosité humaine », s’augmente des niches sexuelles (handicapés, transsexuels et minorités ethniques). Or, pour Didier Lestrade, « le bon porno est éthique », tant il a horreur des violences sexuelles, ce que l’on peut partager, sans choir dans l’excès moralisateur. Malgré l’opprobre partagé par la classe politique, il s’agit d’un « mouvement culturel », mais aussi « l’ultime outil contre le racisme ». Le porno est « politique, mais aussi poétique ».
S’en suit une « histoire rapide du porno », y compris aux temps tragiques du sida, quoique les moyens de s’en protéger deviennent si performants que l’on puisse rêver à un nouvel âge d’or du plaisir, et à l’occasion de laquelle on apprend combien, après le triomphe des professionnels, le porno amateur multiplie les participants, leur spontanéité, la beauté factuelle et non fictionnelle, que bientôt la frontière entre hétéro et gay devient « volatile », et on l’on trouve bien des remarques pertinentes. Car l’on dit que les femmes y sont fragilisées ; pourtant lorsque les hommes sont « réduits à leur bite ou à leur fonction de baiseur », voire sans visage, elles sont « privilégiées par leur mise en avant ». Autant les adolescents d’il y a un demi-siècle pouvaient être affligés par « la disette sexuelle », autant ceux d’aujourd’hui sont abreuvés, malgré le déni et la méconnaissance du corps de certains, laissant aux oubliettes la fidélité. Y aurait-il là les prémices d’une révolution anthropologique ? À moins qu’une réaction romantique survienne. Le livre s’achève, en toute modestie, par « mes délires perso ». Le futur de ce péché mignon pouvant être déjà l’animation où tous les fantasmes sont permis avec innocuité, voire le transhumanisme[13] avec le développement des avantages du corps et des organes actifs…
Ne nous semble-t-il pas que la seule limite à la pornographie devrait être le non-consentement des acteurs ? Et s’ils consentent à des agressions sexuelles, qui sont hélas monnaie courante en une telle filmographie ? La réponse reste celle de l’éducation pornographique, non sans avertir contre le revenge porn, partagé sur les réseaux sociaux sans le consentement du partenaire. Didier Lestrade a ses interdits : la pédérastie (avec des enfants), les traitements violents et dégradants, les « contaminations volontaires », le sadomasochiste hard et scatologique, la toxicomanie du « chemical sex », sans oublier les snuff movies, toutes ces « esthétiques de la mort ». Lecteurs pudiques s’abstenir…
Véritable déclaration d’amour à son objet d’étude, le livre de Didier Lestrade est revigorant, balayant sainement les préjugés courants. Nanti de plus d’un glossaire des termes anglais usités et d’un abondant index, il se veut une petite encyclopédie de la matière, ce qu’avec alacrité il n’est pas loin d’être. S’il ne peut concerner qu’un lectorat de niche, il devrait pourtant permettre à nombre de nos contemporains de faire considérablement évoluer leur pensée…
Les libertins de qualité, Jean-Jacques Pauvert le sait mieux que personne, ont plus d’infini que les zéros dont il déplore les piètres qualités d’écriture, de vision, voire morales, parmi nos écrivains contemporains. Sans doute est-il partial, injuste, en comparant trois millénaires de création érotique aux quinze ans de son addendum, d’une nécessité somme toute un peu discutable, quoiqu’utilement satirique. La misère sexuelle des écrivains qu’il rassemble est à l’antithèse de Pierre Lestrade. Cependant, s’il fallait, avec plus de recul bien sûr, envisager une nouvelle anthologie de notre contemporain qui voudrait se mesurer avec le magnifique coffret des Romanciers libertins du XVIII° siècle[14] en Pléiade - qui accueille notre Mirabeau - ne faudrait-il pas compter les pages de Mario Vargas Llosa, venues de ses Cahiers de Don Rigoberto, publiés en 1997 ? « La pornographie dépouille l’érotisme de contenu artistique, privilégie l’organique sur le spirituel et le mental, comme si le désir et le plaisir avaient pour protagonistes des phallus et des vulves et que ces appendices n’étaient pas de purs serviteurs des fantasmes qui gouvernent notre âme, et elle sépare l’amour physique des autres expériences humaines. L’érotisme, en revanche, intègre tout ce que nous sommes et avons. Tandis que pour vous, pornographe, la seule chose qui compte, à l’heure de faire l’amour est, comme pour un chien, un singe et un cheval, éjaculer, Lucrezia et moi - enviez-nous - faisions l’amour aussi en déjeunant, en nous habillant, en écoutant du Mahler, en bavardant avec des amis et en contemplant les nuages ou la mer[15]. » Reste, pour nuancer la judicieuse discrimination du romancier péruvien, à savoir apprécier, sans dommageable étanchéité, la porte de communication entre pornographie et érotisme, et concevoir qu’il puisse exister une pornographie de bon goût et de bon art…
Les Dessins de la colère, Flammarion, 2021, 192 p, 18 €.
Michel Onfray : Autodafés. L’art de détruire les livres,
Les Presses de la Cité, 2021, 208 p, 19 €.
« Ce petit livre se trouve rempli de termes indiscrets et malhonnêtes et dont la lecture ne peut avoir d’autre effet que celui de corrompre les bonnes mœurs et d’inspirer le libertinage[1] », fulminait Nicolas de la Reynie, Lieutenant de Police de Louis XIV à propos des Contes de La Fontaine. Il n’était qu’un de ces trop nombreux avatars du procureur Pinard attaquant Baudelaire, Flaubert, et qui s’enchaînèrent en un filet visqueux depuis les contempteurs bibliques du blasphème[2] jusqu’à notre contemporain et notre demain. Sexe, religion et politique sont la trinité de la censure, qui alla trop souvent de pair avec le cachot et le bûcher, voire la décapitation. Si nous l’avions déjà abordée sous l’angle philosophique du requiem pour la liberté d’expression[3], croisons le chemin d’Emmanuel Pierrat, grand amateur de censure, mais pour en dire les ridicules, en énumérer les victimes, finalement juchées sur un piédestal plutôt que sur le brasier qui aimait à se nourrir de livres interdits. Et si l’on croyait naïvement la censure reléguée au magasin des indignes vieilleries, il suffirait pour se détromper d’observer combien au détour de « nouvelles morales », elle se multiplie, comme elle voit ses remugles resurgir de religions bilieuses entichées de ces « dessins de la colère » dont Bruno Nassim Aboudar tente d’analyser les causes. Sans compter que cette censure a l’habileté de dissimuler ses couteaux et ses bûchers en manœuvrant de manière détournée, en passant sous silence, en calomniant un livre, comme le montre avec un talent inédit Michel Onfray, contempteur des colères idéologiques. Le feuilleton de la censure ne s'arrête jamais : une chaine de télévision russe, jusqu'aux œuvresde Dostoïevski et de Soljenitsyne, comme si les spectateurs et les lecteurs n'étaient pas capables d'exercer leur libre arbitre, face aux exactions guerrières commises par un autocrate russe...
Sous la main experte d’Emmanuel Pierrat, une énumération commentée et illustrée de près de quatre-vingts auteurs parcourt le manuel didactique 100 livres censurés. D’Aristote à Simone Beauvoir, si l’on imagine l’ordre chronologique, alors que l’auteur a préféré, pour une commodité discutable, celui alphabétique, d’Henri Alleg, dont La Question, en 1958, relate son emprisonnement et sa torture à Alger pour avoir milité contre la colonisation algérienne, à Oscar Wilde, dont la danse de Salomé parut plus sensuelle que biblique.
À moins que l’on puisse imaginer un classement thématique, en défaveur des pudeurs religieuses, puis des pudibonderies sexuelles, des violences politiques, enfin des mauvaises volontés scientifiques, voire afférentes aux drogues et au suicide, puisque Suicide mode d’emploi, de Claude Guillon et Yves Le Bonniec, fut définitivement interdit en 1995.
Hérésie et non-conformité avec la doctrine de l’Eglise ou du judaïsme envoient les fauteurs de trouble dans les bouges de la relégation morale et physique, de Descartes à Voltaire, en passant par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; tel Spinoza, dont la liberté de pensée lui valut d’être excommunié de sa communauté juive, sans compter qu’en 1670, son Traité théologico-politique fut jugé blasphématoire par les autorités hollandaises.
L’on devine que le marquis de Sade, quoique goûtant le sacrifice de ses victimes, fut régulièrement chassé, réprouvé depuis la fin du XVIII° siècle. Légions sont les opuscules libres et licencieux, publiés sous le manteau, sous l'égide d'éditeurs et de villes fantaisistes, qui bénéficièrent des foudres du ministère public, comme Le Trophée des vulves légendaires que Pierre Louys fit paraître sous couvert d’anonymat, comme Les Couilles enragées de Benjamin Péret en 1928, dont les épreuves furent saisies par la police. Et la si jeune Lolita de Vladimir Nabokov outragea également les mœurs dans les années cinquante au point d’être fermement interdite en France en 1956 pour être ensuite pardonnée, Violette Leduc dut attendre l’an 2000 pour rendre public le saphisme épicé et surtout intégral de Thérèse et Isabelle.
Pour la raison politique, les contrevenants à l’absolutisme furent nombreux : Helvétius, avec De l’esprit en 1758, prônant le matérialisme et dénonçant le despotisme, Chateaubriand, avec Les Aventures du dernier Abencerage écrit en 1811, en faveur des insurgés espagnols, sans compter sa contemporaine Madame de Staël réfugiée en Suisse pour avoir elle aussi déplu à Napoléon Ier. Hier encore, Alexandre Soljénitsyne, publiant en 1973 et en France L’Archipel du goulag, se vit destitué de sa nationalité russe et banni, sa notoriété le protégeant du pire.
Quant à Copernic et son héliocentrisme daté de 1543, et surtout Galilée, dont le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde le corroborait, les voici se heurtant au géocentrisme établi depuis au moins Aristote. La science n’est exacte que pour ceux qui lui imposent une exactitude d’habitude ou d’idéologie. Charles Darwin n’échappa pas en 1859 à l’opprobre qui jaillit sur son Origine des espèces du fait des théologiens anglicans outrés par sa théorie de l’évolution. Aujourd’hui encore, en Turquie, une « offensive anti-darwinienne » émane de l’action conjuguée du pouvoir nationaliste conservateur et des groupes islamistes.
Même si l’on occulte, oublie, ignore et efface l’immense masse de tous ceux qui ont été censurés au cours de l’Histoire des idées, ce sont, pour reprendre les mots d’Emmanuel Pierrat, « des chefs-d’œuvre romanesques, des essais de génie, des théories novatrices » qui ont fait l’objet de condamnations et d’anathèmes, d’autodafés et de mises à l’index. Le fond de l’humanité est hélas bien rétif au changement, peu décidé à quitter, fût-il de plomb, l’habit de la doxa.
De surprise en surprise et concoctant d’incongrus voisinages au travers des siècles et des genres jetés les jambes en l’air, l’on y découvre des ouvrages aussi sérieux et humanistes que les Adages d’Erasme voisinant avec des coquineries affriolantes, telle À la feuille de rose, maison turque de Maupassant. Généreusement illustré de couvertures, gravures et dessins aux cuisses lestes, l’album d’Emmanuel Pierrat, gage de bibliophilie précieuse, est-il à précieusement conserver, même si sa triste et sage jaquette ne risque guère d’allécher les papilles, de peur de le voir un jour lui-même tomber sous le couperet de la censure ?
Plus contemporain est son recueil lapidairement intitulé Censurés. Face à la radicalité médiévale du feu et des cendres, plus discrète parait la censure, pouvoir occulte qui veut empêcher les livres de paraître et tient à biffer leurs paragraphes indus, comme parmi les pages du Sexus d’Henry Miller, caviardées de blancs ridicules. Les gouvernements en usent à l’envi au cours de l’Histoire, y compris lors de notre dernier siècle.
Paradoxalement, ce qui devait disparaître se voit conservé, consulté dans un lieu solennel : l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine, sis en Normandie, dans l’abbaye d’Ardenne, réhabilitée de façon que les bâtiments conventuels du XII° siècle deviennent une bibliothèque de recherche. L’on y découvre, né en 1968, l’avocat spécialisé dans le droit d’auteur Emmanuel Pierrat, qui défendit entre autres l’écrivain Michel Houellebecq lors d’une insane convocation pour islamophobie. Essayiste, on le connait grâce à ses ouvrages sur les procès qui assaillirent Charles Baudelaire, Gustave Flaubert et Eugène Sue. Aussi était-il justifié que l’IMEC ouvre ses archives à un tel expert sommé d’y exercer sa sagacité. La cave aux trésors de la censure y est dévoilée par un juriste et collectionneur. Nul doute qu’il dût se trouver face à des choix cornéliens en privilégiant ou non tel auteur, tel événement.
Dès le seuil de ce titre lapidaire, Censurés, il confronte les nouvelles braises inquisitoriales qui se jettent sur les livres, les films et les musées à des œuvres anciennes qui valurent bien des avanies à leur auteur, comme le baroque Théophile de Viau écrivant des sonnets sur la vérole et la sodomie. Mais au cours du XX° siècle cette française censure eut autant d’appétit pour l’érotisme que pour la politique, au travers d’épisodes tragiques et controversés, tels que guerres et colonisation.
Les documents ici présentés et commentés vont de la correspondance échangée entre deux érotomanes distingués, Georges Bataille et Hans Bellmer, aux couvertures envisagées pour Les Versets sataniques de Salman Rushdie[4], poursuivi par une abjecte fatwa. L’on ne s’étonnera pas d’y trouver Sade, à la croisée de Jean-Jacques Pauvert et de son avocat Maurice Garçon, en 1956. D’autres sulfureux éditeurs, Claude Tchou et Eric Losfeld, eurent affaire aux tracasseries de la police des mœurs, alors que planait encore le spectre ecclésiastique de l’Index librorum prohibitorum, où le bibliophile trouve paradoxalement bien des titres alléchants. Le « droit au blasphème » est évoqué au travers d’Arrabal qui « chie sur Dieu, la patrie et tout le reste », et faillit en 1960 moisir dans les prisons franquistes, mais gracié avec le concours de bien des écrivains. Plus près de nous encore, Jacques Laurent eut maille à partir avec le Général de Gaulle pour « Offenses au chef de l’Etat », délit qui ne fut abrogé qu’en 2013.
Volontiers misogyne, la censure, à force d’exercice, se change insidieusement en autocensure, chez Violette Leduc ou Christine Angot, adepte de l’homosexualité pour l’une et d’une autofiction impliquant autrui pour l’autre. Elle devient hélas la règle avec les services juridiques des éditeurs qui se font scrupule d’éviter toute offense, au risque d’émasculer la littérature.
Les pages « caviardées » de « placards blancs » parmi les pages paraissent si risibles ; pourtant Henry Miller vit son Sexus couvert de feuilles de vigne. En sorte que « le censeur est à son insu un incitateur à la publication de livres séditieux ». C’est ainsi qu’avec une délicieuse malice, Emmanuel Pierrat poursuit les attentats contre la liberté d’expression, tout en étant depuis 2019 président du PEN International, tentant de contribuer à la libération d’écrivains et de journalistes sur toutes les faces du monde.
À l’heure où de nouveaux censeurs, au nom d’une religion aussi politique que théocratique et d’une racialiste cancel culture assistée par l’autocensure, exercent leurs ciseaux acérés, un tel ouvrage est un précieux avertisseur, au secours de la liberté d’expression et de la création littéraire ouverte sur le monde, non fermée par une clé définitive, comme sur la couverture ces livres libertins qui rougissent d’être encagés.
Hancarville : Monumens de la vie privée des douze Césars, À Rome, 1785.
Ainsi vitupérait le Tartuffe de Molière en 1667, pièce d’ailleurs interdite dès le lendemain de sa première représentation. Ce à quoi, par la bouche d’Elmire, répond le dramaturge :
« Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux et l’injure à la bouche ?[6] »
Collectionneur de tartufferies et de cache-sexes, Emmanuel Pierrat égrène une quinzaine de « Cachez » en autant de chapitres, parmi son essai Nouvelles morales, nouvelles censures. Cédons, en pensant à Umberto Eco, au Vertige de la liste[7]de ces injonctions venues de moralités hautaines et imbéciles. « Ligues de vertus » soudaines, elles s’alignent sur un antiracisme sélectif, sur la souffrance animale, la pudeur féministe et les ardeurs du genre, sur un antifascisme orienté, sur un antiesclavagisme borgne pour prôner une « cancel culture[8] » et prétendre annuler toutes sortes de statues, de films, de livres et de tableaux qui leur déplairaient à force d’exhiber des réalités indignes d’être vues.
Ainsi faudrait-il cacher ces cinéastes et ces artistes coupables ou prétendus coupables d’agressions sexuelles, Roman Polannski ou Woody Allen, sans plus tenir compte de la valeur de leurs œuvres. Cacher la couleur, si elle n’est pas celle des Noirs qu’il s’agisse de peinture ou traduction, interdisant à tout Blanc de représenter tout ce qui serait noir, au motif que celui-là méconnaitrait le « racisme systémique » qui lui est génétique, en un racisme inversé. « C’est donc un mécanisme opposé aux principes mêmes de tolérance et de liberté d’expression qui est mis en œuvre », quand seul les gays, lesbiennes, handicapés, gros, etc. peuvent se représenter eux-mêmes, invalidant les principes de l’art, de la littérature et de l’éthique politique qui sont échanges et compréhensions des identités et des histoires d’autrui.
Quant aux « personnages immoraux », les voici priés de dégager. L’on ne peut plus tuer en scène Carmen, la malheureuse héroïne de l’opéra de Bizet, sans être complice d’un féminicide. Ni poser clope au bec, Lucky Luke et André Malraux ayant perdu leur cigarette, en un retour au petit pied (pour l’instant ?) des personnalités politiques effacées des photographies et de l’Histoire par le totalitarisme soviétique. « Même fictifs, les personnages doivent respecter la loi et la morale » ! Les mots eux-mêmes méritent le bâillon : « nègre » ou « négresse » semblent le sommet de l’opprobre au côté du « blackface », grimant les blancs au cirage. Aussi faudrait-il réécrire toute l’Histoire, abattre les statues incorrectes[9] effacer Mein Kampf[10] et passer au lustre anti-haine la littérature universelle, de Shakespeare à La Case de l’oncle Tom, et au premier chef les livres pour enfants.
Le retour des seins que l’on ne saurait voir effraie le pudibond Facebook ; y compris s’il s’agit de La liberté guidant le peuple de Delacroix. Quelques musées décrochent des nudités trop soyeuses, n’en vendent plus les cartes postales, à la Manchester Art Gallery par exemple. Et si l’on peut concevoir que des œuvres volées puissent être rendues à leurs pays d’origine, les musées devraient peut-être se garder de risquer de devenir exclusivement des dépôts d’œuvres nationales, au risque de voir d’autres œuvres dilapidées, voire détruite dans leurs contrées sans sécurité ; et au risque de l’agonie de la curiosité du monde pour le monde entier.
En forme d’énumération conceptuelle, bienvenue et précisément documentée, l’essai est à lire comme un bréviaire des iniquités, une satire d’un torrent de bêtises contemporaines et une déclaration d’amour à la liberté d’expression. Alors que l’édition, sous le regard armé des « Sensitivity Readers » et de ses juristes tend à veiller à ce qu’aucune minorité soit offensée par le moindre passage allusif. Une littérature émasculée, où la réalité aurait disparue, serait-elle la seule à perdurer ? D’autant que « les nouveaux censeurs » ont pour nom Google et Facebook, plus globalisants qu’un Etat.
Efficace censeur des censeurs, Emmanuel Pierrat dispose d’une bibliographie impressionnante : une bonne centaine de titres s’aligne sur son palmarès. L’on se demande comment il peut concilier toutes ses activités, voire des dizaines bras, de plumes et de claviers. Osons dire avec un humour dont il ne se fâchera pas qu’il vaudrait mieux qu’il ne fasse pas travailler de nègre, car il se trouverait bien une ligue sans humour pour lui reprocher de faire noircir du papier à une petite main néanmoins talentueuse…
Non seulement les plumes en leurs livres, mais les coups de crayon sont les victimes désignés par la vindicte fanatique, au travers de ce qu’appelle justement Bruno Nassim Aboudar en son titre Les Dessins de la colère. Maître mondial du jeu, « l’iconoclasme musulman » érige le moindre croquis, le moindre crabouillis, la caricature et l’image en insulte suprême réservée au plus irascible des prophètes, au plus totalitaire des dieux imaginés par la soif de soumission sadomasochiste de l’humanité.
Car l’on tue pour des images. Pour tenter de mieux comprendre une telle aberration, Bruno Nassim Aboudar va un peu plus loin qu’opposer un Islam iconoclaste et les libertés de l’Occident laïque. Mais, comme trop souvent, l’on pense ici que « le fanatisme c’est l’oubli de Dieu », alors que son prophète ne commande pas grand-chose d’autre que ce fanatisme même[11]. Il est vrai que le Christianisme est une religion qui s’est faite image, alors que la chose est impensable en Islam. Notre essayiste rapproche ces exactions contre les caricatures du prophète, leurs auteurs, leurs propagandistes et leurs relayeurs (tel le malheureux Samuel Paty, professeur d’Histoire-Géographie égorgé pour les avoir montrées) des destructions de sites historiques, tels que ceux des Bouddhas sculptés de Bamiyan et de la cité antique de Palmyre. Pourtant en ce dernier cas il ne s’agit pas d’images, mais de civilisations païennes trop honorées. Car, au-delà des destructions barbares dont l’Histoire antique fut coutumière, l’Islam rigoriste n’honore rien d’autre que soi-même. La censure est au centuple, par rapport à celles qui ont marqué l’Histoire de l’Occident. Mais s’il s’agit encore d’iconoclasme, Bruno Nassim Aboudar, qui avoue être « athée », insiste avec raison sur sa dimension non théologique et plus exactement sur un « vandalisme » qui s’en donne à cœur joie.
Le prophète sans image est-il une invention occidentale ? De fait, il y a bien des représentations dans les manuscrits enluminés, en Perse et dans l’Empire ottoman, du XIII° au XVIII° siècle. En cet essai, une brève histoire de la caricature enseigne par ailleurs que Jésus fut bien portraituré à charge, surtout au XIX° siècle. Alors qu’il fut de tradition de décrire de manière idéale et conventionnelle le prophète au travers des textes de la tradition, mais aussi de substituer à toute représentation la parole, par le biais de la calligraphie omniprésente. S’il n’existe pas de portrait réaliste de Mahomet, toute caricature en est impossible. Ainsi les dessins de Charlie Hebdo sont de pures fictions, quoiqu’il y ait bien une intention de représentation en nommant Mahomet dans la légende, et surtout de raillerie, ce qu’interdit le prophète dans le Coran : « Les criminels se moquaient des croyants. Quand ils passaient auprès d’eux, ils se faisaient avec les yeux des signes ironiques. De retour dans leurs maisons, ils les prenaient pour l’objet de leurs rires[12] ». C’est ce que ne dit guère notre essayiste qui préfère user de l’argutie de « l’iconographie caricaturale raciste », en guise de « thèse ». En fait, la susceptibilité musulmane est constitutive de la sacralité absolue de son dieu à vocation totalitaire, terrain sur lequel ne s’aventure pas Bruno Nassim Aboudrar, qui titrant Les Dessins de la colère, traite plus largement des iconoclasmes comparés. Les iconoclastes byzantins perdirent rapidement la partie, les commandements d’Islam (inspirés par l’aniconisme hébraïque) récusent dans le Coran les idoles et prétendent dans les hadiths châtier « les fabricateurs d’images ». Reste que les autodafés de Daech (à la bibliothèque de Mossoul ou à Tombouctou) relèvent d’une « scénographie directement inspirée des autodafés nazis de 1933 » moins qu’à une habitude musulmane ; même si notre trop prudent essayiste oublie les musulmanes destructions de la bibliothèque d’Alexandrie et celles des manuscrits lors de la prise de Constantinople, qui fut d’ailleurs auparavant mise à sac par les Croisés et les Vénitiens.
Au-delà de la plus que suffisante censure universelle prétendue les armes à la main par les islamistes, l’indignation morale des censeurs autoproclamés balaie à géométrie variable les sales poussières pour laver plus noir en laissant briller bien des auras discutables. La Commune de Paris, en 1871, se voit parée d’éloges, en omettant la dimension communiste de la chose, que Karl Marx qualifiait de « répétition générale pour les révolutions à venir ». Les écrivains de droite traditionaliste sinon fascisants, tel Charles Maurras ou Louis-Ferdinand Céline, ne peuvent imaginer la moindre commémoration ; ceux de l’extrême-gauche sont pain béni. Les modes politiques et le goût de la tyrannie ont la vie dure, tant elles s’arment du couperet de la censure. La si jeune Lolita aux petits pieds de douze ans, dansant sous la plume de Vladimir Nabokov, serait aujourd’hui, n’en doutons hélas pas un instant, prohibée pour pédophilie, alors que bien évidemment l’intention de l’auteur n’est pas d’en faire l’apologie. Seule l’histoire littéraire la protège encore, peut-être provisoirement.
Faut-il penser Michel Onfray ? nous demandions-nous en apportant une réponse dubitative[13]. Quoiqu’encore une fois avec bien de la prudence, il faut se résoudre à penser avec lui et son essai Autodafés. L’art de détruire les livres. Eliminons d’emblée le problème du titre. Il ne s’agit en rien d’autodafés, de livres brûlés en place publique, mais de livres qui ont réussi à trouver un éditeur (ce qui n’est pas gagné si l’on frise l’incorrection idéologique), mais ont subi la conspiration du silence ou les foudres de la critique de mauvaise foi, de la calomnie la plus répugnante afin de les enterrer symboliquement, de les effacer du paysage intellectuel. Certes l’on peut penser que ce titre est une hyperbole nécessaire, mais elle semble plus ronflante qu’efficace. Passons de plus une préface conceptuellement confuse au cours de laquelle il s’agit pourtant de dénoncer ceux dont le fascisme rouge fait profession de conspuer la « fachosphère ». Il est vrai qu’il s’agit, en un juste retour du bâton, de « la fachosphère de gauche ».
En six volets, Michel Onfray ranime des essais qui n’ont cessé de subir les foudres du gauchisme culturel (sans doute un oxymore). Rangés chronologiquement, ils peuvent être classés en deux catégories, l’une a trait au communisme, l’autre au couple immigration Islam. À l’exception d’un seul, Le Livre noir de la psychanalyse[14], affirmant à qui mieux mieux et le plus raisonnablement du monde que cette discipline n’est qu’une grande fiction, sans aucune réalité thérapeutique ni qualité scientifique. Evidemment ceux qui vivent de ce commerce et de sa chaire intellectuelle n’ont pas manqué de s’étrangler et de déconsidérer les auteurs qui ont osé abattre la forteresse d’une psychanalyse institutionnelle.
Mais revenons aux axes essentiels de l’ouvrage. Dénoncer ceux qui œuvrent au service du communisme et de l’immigration islamique. Car l’on a défendu « la révolution culturelle maoïste que Simon Leys démontait dans Les habits neufs du président Mao (1971) ; le marxisme-léninisme inspirateur du communisme occidental qu’effondrait pourtant L’Archipel du goulag (1973) de Soljenitsyne ; le retour du racisme sous couvert de l’antiracisme qu’analysait le sociologie Paul Yonnet dans son Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national (1993) ; le bellicisme islamiste dont Samuel Huntington racontait la puissance dans Le Choc des civilisations (1996) ; […] et le mythe d’un Islam civilisateur que décomposait Aristote au Mont Saint-Michel (2008) de Sylvain Gouguenheim ».
L’essai polémique en diable est imparablement documenté : outre la lecture des livres controversés, Michel Onfray convoque les thuriféraires du maoïsme et du communisme pour dévoiler leurs attaques et leurs bassesses. Les massacres innombrables et la religiosité adressée à Mao sont pointés par Simon Leys, qui se voit vilipendé par les universitaires et les intellectuels médiatiques. Autre totalitarisme, celui révélé dans toute son ampleur par Soljenitsyne dans les mille cinq cents pages de son « investigation littéraire » : l’Union soviétique n’est qu’un enfer, un « système concentrationnaire » où « point n’est besoin d’être coupable pour être une victime ». Le Trio Lénine, Staline, Trotski est tout autant responsable de cette extermination par le travail et le froid. Et pourtant Sollers, Barthes, Bernard-Henri Lévy font les dégoûtés devant l’auteur de L’Archipel du goulag. Paul Yonnet montre comment l’antiracisme « en célébrant la préférence ethnique, la discrimination racialiste, l’essentialisation des races - la blanche toujours du côté du crime », proclame sa vertu, tout en prétendant que l’immigration est une chance pour la France, que cette dernière est traditionnellement une terre d’immigration. Et si l’on conteste ces positions, l’on est « pétainisé », « nazifié », ce qui fut bien le sort de Paul Yonnet. Quant à l’huntingtonnien « choc des civilisations », qui n’est pas sans réalisme, il est vu comme un crime de lèse-majesté par ceux qui ne veulent pas voir le choc entre le bloc chrétien et le bloc musulman (dont « l’inassimilabilité » repose sur ses sourates belliqueuses), sans oublier la puissance chinoise. La géopolitique s’en trouve bouleversée après la chute de l’URSS, déniant ainsi la possibilité d’un gouvernement mondial. Vingt-cinq ans plus tard, Samuel Huntington voit sa thèse hélas confortée par les faits. Dernier crime par la pensée (pour employer un vocabulaire orwellien) : montrer que l’islam n’a guère transmis les textes des scientifiques et philosophes grecs et n’a donc pas été à la source de l’Occident, qui possédait bien mieux ces textes à Byzance et jusque dans le monastère du Mont Saint-Michel où à peu de choses près tout Aristote fut traduit du grec en latin, bien mieux que De l’Âme approximativement traduit d’une traduction en arabe et qui pouvait ne pas contredire la religion musulmane. Ce sont en fait des Arabes chrétiens, des Syriaques qui ont traduit quelques textes de références pour Haroun al Rachid, rare parenthèse peu islamique, alors que l’on fait d’al Andalous le mythe de la coexistence pacifique des cultures. L’Occident et son développement scientifique et philosophique ne doivent donc à peu près rien au monde islamique qui n’aimait rien tant que brûler les livres impies, c’est même le contraire si l’on sait que l’écriture coufique arabe fut créée au VI° siècle par des missionnaires chrétiens, que tous les mots philosophiques de la langue arabe viennent du grec. La thèse du prétendu islamophobe Sylvain Gouguenheim a le tort de contrevenir au vivre ensemble et se voit accueillie à boulets rouges et verts…
Malgré quelques approximations conceptuelles, malgré sa nostalgie du socialisme, l’essai de Michel Onfray est d’une efficace concision (une fois n’est pas coutume). Voici une lecture salubre, hautement nécessaire, d’une verve stimulante, face à ce qu’il appelle « la matrice nihiliste », tant il dévoile combien une intelligentsia use de son magistère pour protéger les mythes, soit la pureté d’intention du communisme, l’irénisme de l’immigration et l’innocuité de l’Islam. Victimes de la colère idéologique venue de la gauche post-communiste et de l’islamogauchisme (concept analysé par Pierre-André Taguieff[15]), les penseurs politiques et civilisationnels attachés à la liberté et à la recherche de la vérité ont décidément fort à faire face aux masques de la censure, et doivent se barder de détermination.
Vêtement sacerdotal, Monasterio de San Martin de Castañeda, Zamora, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Couleurs, cochenille et rayures par
Michel Pastoureau, Georges Roque
& Derek Jarman.
Michel Pastoureau : Noir. Histoire d’une couleur, Points, 2014, 288 p, 8,80 €.
Michel Pastoureau : Bleu. Histoire d’une couleur, Points, 2020, 240 p, 9,90 €.
Michel Pastoureau : Jaune. Histoire d’une couleur, Seuil, 2019, 240 p, 39 €.
Michel Pastoureau : Rouge. Histoire d’une couleur, Seuil, 2016, 216 p, 39 €.
Georges Roque :
La Cochenille, de la teinture à la peinture. Une histoire matérielle de la couleur,
Gallimard, 2021, 336 p, 24 €.
Michel Pastoureau : Rayures, Seuil, 2021, 160 p, 29 €.
Derek Jarman : Chroma. Un livre de couleurs,
traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Mellet,
L’Eclat Poche, 2019, 224 p, 8 €.
Que serait un monde incolore ? Supposons qu’il ne serait même pas blanc, sans lumière ni ombre, pas même noir, d’une fadeur innommable… Source de sensualités, d’enchantements et de mélancolies, la couleur est naturelle, puis artificielle, utilitaire, symbolique et picturale, sans compter sans usage politique. C’est ce que narre, à chaque fois de manière chronologique, Michel Pastoureau, parmi ses cinq « histoires d’une couleur », depuis Bleu, en 2000, en passant successivement par Noir, Vert, Rouge et Jaune. Comment allait-il, au-delà de ces couleurs primaires - et de leurs variations – se renouveler ? Qui aurait pensé qu’il allait ensuite se consacrer aux Rayures… Cependant, pour revenir à cet incendie des sens, le rouge, savions-nous qu’une de ses incarnations fut celle de la cochenille, fort prisée, comme nous le révèle Georges Roque. Pas le moins du monde historien, Derek Jarman, vit la disparition de ces couleurs dont il nourrit, dans Chroma, son autobiographie. Si le sens populaire peut associer à chaque couleur une émotion, l’on verra combien leurs usages et significations sont créateurs et ambivalents.
Chaque couleur s’inscrit dans le temps historique, en fonction des matériaux utilisés pour la montrer et la produire, terre, plante, minéral, animal… Mais aussi en fonction de l’apparat du pouvoir et des exigences de la spiritualité, sans oublier les dimensions symboliques qui s’attachent à leurs ostentations. Ainsi Michel Pastoureau indique sa méthode au seuil de chacun de ses essais, tant la couleur est moins un phénomène naturel qu’une « construction culturelle complexe », « un fait de société », procédure ainsi déployée de l’Antiquité à nos jours, quoiqu’en se limitant au domaine occidental, à l’instar d’Hervé Fischer[1]. Ses aspects matériels, théoriques, techniques, iconographiques, idéologiques et politiques[2] sont dépliés en un caléidoscope qui n’est pas loin d’être encyclopédique. La chimie des pigments, les codes vestimentaires, « les règlements émanant des autorités », laïques et religieuses, les créations des artistes, tout cela fait évoluer, voire exploser la présence et le sens des couleurs.
Longtemps ni le noir ni le blanc n’eurent les honneurs du paradis du nuancier. Ténèbres, deuil et enfer recouvrent le premier, qui est à la fois anti-couleur et son absence puisque antérieur à la création, au moment où le dieu biblique sépare les ténèbres de la lumière. Non loin de là, les Grecs connaissent Nyx, déesse de la Nuit et fille du Chaos. Quand seule l’Egypte pense au noir fertile du limon et des lourds nuages, la vision de cette obscure entité ne retrouve à l’ère médiévale une faveur paradoxale, car associée à la salissure, qu’auprès des laboureurs et artisans ainsi vêtus, alors que les guerriers ont le rouge, les prêtres le blanc divin. Pourtant certains ordres monastiques se couvrent de noir par humilité. S’il existe un noir brillant à côté de celui terne et repoussant, il se trouve dans les profondeurs de l’Enfer, de Satan, du péché et de la mort, alors que le blanc est céleste, aux côtés de la sagesse et de la vertu. Reste l’énigme du chevalier noir qui cache son identité tout en étant positif, sa couleur symbolisant sa force. À la « palette du diable », succède une mode nouvelle, du XIV° au XVI° siècle, à l’occasion de laquelle le noir est austère et digne. La figuration de la peau noire - jusque-là horrifiante - pour la reine de Saba ou le roi mage Balthazar participant de cette accession à la grâce. Est-ce après la grande peste de 1346-1350 qu’apparut un « noir moral et rédempteur » ? Bientôt les juristes et gens de robe l’affectionnent, puis les plus grands personnages. Aux siècles suivants, la mode et en noir et blanc, voire jusqu’à la guerre faite aux couleurs, ce que notre historien appelle un « chromoclasme », ce qui correspond à l’essor de l’encre d’imprimerie, qui a remplacé l’enluminure, et à la morale protestante. L’austérité du XVII° siècle réprouve l’ostentation colorée, attitude cependant bien adoucie par un siècle des Lumières qui est « une sorte d’oasis colorée », alors que les peintres n’ont cédé que rarement à une omniprésente noirceur, qui sera en revanche celle du romantisme noir, celui de ses romanciers et de ses peintres. Le XIX°, « temps du charbon et des usines », voit coexister noir ouvrier et noir élégant du bourgeois, imposant une orthodoxie et préparant celui qui se change en une « couleur moderne », malgré la dangerosité à venir des blousons noirs, du rock et du punk. Au cours du précédent siècle, il est la soutane et le curé, les « chemises noires » fascistes et des SS nazis, il est rebelle et anarchiste, il est de longtemps la norme de la photographie et du cinéma, il est transgressif jusque dans l’érotisme du sous-vêtement féminin, il est le nouveau chic : le voici en fait de plus en plus plurivoque, à n’y plus retrouver ses codes…
Une démarche semblable est mise en œuvre à l’occasion de Bleu. Rare dans l’Antiquité grecque et romaine, il est bien plus prisé par les Germains et les Celtes qui pour ce faire exploitent une plante : « la guède ». L’indigo oriental, fort cher, le lapis, l’azurite sont peu utilisés, voire dépréciés, comme lorsqu’à Rome les yeux bleus passent pour disgracieux ! Après un long purgatoire médiéval, il se fait soudain précieux, dans la cadre d’une théologie des lumières initiée au XII° siècle par l’abbé Suger, et malgré les cisterciens « chromophobes », lorsqu’il est attribué au manteau de la Vierge. Une mutation culturelle considérable en somme. À partir de là une fortune considérable lui échoit, entre bleu royal et azur des armoiries, parures avivées par le pastel. Il est du XV° au XVII° siècle « une couleur morale ». Mieux il acquiert le rang de « couleur préférée » jusqu’à nos jours, au pastel s’ajoutant l’indigo puis le bleu de Prusse. En témoignent l’habit bleu du Werther de Goethe, la romantique « fleur bleue » de Novalis, le drapeau tricolore, le rythme du « blues », l’universalisation du jean… Symbole de paix - pensons aux « casques bleus » -, de ciel de beau temps et de vacances maritimes, bien que froid, le bleu a quelque chose de populaire autant que de magique.
Une ambivalence étonnante échoit au jaune. Positif, brillant, il est or, blé et blondeur, donc pouvoir et joie. Négatif, il est souffre diabolique et bile amère, mais aussi avarice et folie. Son rapport avec la richesse agricole et avec le métal doré des monnaies en fait depuis les origines une couleur bénéfique. Pommes d’or du jardin des Hespérides ou toison d’or de Jason, or du Rhin, cultes solaires, en particulier d’Apollon, et peintures pompéiennes suffisent à signifier combien la mythologie s’empare de la fascination véhiculée par les pigments dorés et citronnés, tirés de la gaude, du genêt et du safran. Chez les Romains, c’est la couleur des femmes. Jusqu’à la fin de l’ère médiévale il est fort estimé, pour être ensuite déprécié, surtout s’il tire au verdâtre maladif ; alors que s’il s’éclaire d’une nuance orangé, le voilà fruité, bienfaisant. Son « histoire tourmentée » est peut-être la plus curieuse.
Hélas, dans la Bible, le mythe du veau d’or, symbole d’idolâtrie, concourt à placer le jaune aux côtés des richesses trop terrestres. L’or est bien entendu divin, quand le jaune est sa dégradation. Cependant, lors de la période médiévale, ces deux nuances sont synonymes en héraldique et prolifèrent sur les blasons. Le « prestige des cheveux blonds » enchante les portraits et la poésie de Pétrarque, dont Laure est un modèle de blondeur. De l’autre côté du corps, la bile et l’urine, examinée par les médecins, répondent à la symbolique qui attribue au jaune l’envie, le mensonge et la trahison. Là est peut-être l’origine de l’étoile imposée aux Juifs, le jaune étant l’attribut de Judas et de la synagogue. À partir de la Renaissance, cette couleur devient « mal aimée », même si elle reste indispensable en peinture, jusqu’au « petit pan de mur jaune », chez Vermeer, tel qu’il devint un emblème de la quête de l’écrivain et de l’artiste chez Marcel Proust. Les soleils couchants embrasent ainsi Le Lorrain et Turner. Mais le jaune ne peut échapper au nuancier de l’histoire naturelle et des natures mortes, alors qu’il devient, conjointement avec le rouge, signal de prostitution. La complexe ambivalence continue aujourd’hui si l’on songe au maillot jaune du vainqueur du Tour de France, à la poste et aux taxis, à la révolte des « gilets jaunes », à ce lieu emblématique de la civilisation des loisirs : la plage.
Photo : T. Guinhut.
Mais à tout seigneur tout honneur : rouge ! Couleur « première, contestée, préférée, dangereuse », elle excite, fascine, elle est la rutilance et l’orgueil, la colère et l’éros, la peur et la beauté. Sur les parois des grottes préhistoriques l’animal est ocre. Alors que Prométhée vole le feu, le sang des taureaux de Mithra est répandu en sacrifice. Dionysos, dieu du vin en goûte l’écarlate. La céramique grecque et la peinture romaine en usent avec autorité et splendeur, la pourpre revêtant et signifiant le pouvoir. L’époque médiévale aime « la rose, fleur d’amour et de beauté », tout en abreuvant de rouge les martyrs et le sang vénéré du Christ, sans oublier la gueule du diable et les feux de l’enfer, alors que Judas, outre sa robe jaune, a les cheveux roux. Pouvoir encore, le rouge est papal, impérial, royal ; sur les blasons il est de « gueules ». Qui ne connait en peinture les somptueux rouges de Titien ? Partout fourmillent les allusions et les symboles autour de ces variantes de l’écarlate et du vermillon, comme les « talons rouges de l’aristocratie », l’uniforme militaire sous l’ancien régime, ou, parmi les contes, « Le petit chaperon rouge » de Charles Perrault. S’il est le fard féminin et son gage de séduction, il se fait repaire de prostitution. Mais il devient avec la Révolution, puis le marxisme, une couleur éminemment politique, coléreuse, revendicatrice, sanglante, le drapeau clignant de l’œil vers le petit livre de Mao Zedong. Aujourd’hui l’interdit l’utilise dans la cadre de la circulation routière, et la viande rouge a cessé d’être positive, chassée par le vert végétarien, peut-être provisoirement. Et à l’autre bout du spectre du bonheur, c’est le Père Noël qui s’en gargarise. Sans oublier que le bibliophile a tendance à préférer et choyer les reliures grenat…
Toujours passionnante, intrigante, cette série de l’historien Michel Pastoureau (dont nous passons sous silence Vert, notre bibliothèque n’étant pas à cet égard complète) est un tour de force, qui jamais ne frôle la lourdeur. Littérature, enluminure, peinture, archéologie, étymologie, chimie, tout est miel pour l’écrivain. Son érudition est une joie, les illustrations choisies un musée d’art et un cabinet de curiosités, le tout consacré à ces divinités polymorphes que sont les couleurs.
L’on ne pense pas assez que du pinceau au tableau, en passant par la palette, les couleurs ne tombent pas du ciel. Il faut en découvrir la source, puis les fabriquer. Sur leurs parois, les hommes de la Préhistoire usaient de terres ocrées ou rougeâtres, de noir charbon de bois. Pline l’Ancien témoigne que depuis l’Antiquité l’on broyait des minéraux, des plantes, des mollusques, en particulier le murex, un coquillage qui permit la diffusion de l’impériale pourpre de Tyr, fort chère et prestigieuse. Mais à l’aube de la Renaissance un minuscule insecte a su révolutionner l’histoire de l’Art, au service de la peinture : la cochenille, à laquelle Georges Roque consacre un essai à la solide pertinence.
Un autre rouge allait concurrencer celui du gastéropode, à la suite de la rencontre de l’Amérique. Car dès l’époque précolombienne, les Aztèques connaissaient le pouvoir de ces grappes d’insectes fixées sur les feuilles du « nopal », ou figuier de Barbarie. Quoique mesurant moins de deux millimètres, la cochenille a un fort « taux d’acide carminique » permettant de nombreux usages textiles (car elle ne se délave pas) comme sur des codex ; mais au prix de 140 000 insectes séchés pour produire un kilo !
Ses « qualités tinctoriales » furent très vite reconnues par les Espagnols : ce pigment d’origine mexicaine et péruvienne allait faire le tour du monde, irriguer tout un marché, entre Séville, Venise, Florence et Amsterdam, jusqu’en Chine. Au-delà des utilisations textiles par les teinturiers et des laques pour le mobilier, et supplantant le kermès et la garance, cette « marchandise égale à l’or et l’argent », dont le secret était bien gardé, fut une aubaine financière pour la couronne espagnole.
L’esthétique chromatique en fut bouleversée. La symbolique des couleurs, qui attribuait le bleu outremer à la Vierge Marie à l’époque médiévale, offrit à ce nouveau rouge une autorité brillante et flatteuse. Mieux encore, la cochenille écarlate allait vivifier en conséquence l’inspiration des plus grands peintres, du XVI° au XIX° siècle, entre Titien, le premier à en tirer un profit visuel somptueux à Venise (il fit d’ailleurs le portrait d’un marchand de couleurs), Véronèse et Le Tintoret, qui profitèrent d’une vaste gamme de coloris disponibles, alors que Florence fut plus timorée. Anvers et Amsterdam permirent à Bruegel le Jeune et Rubens d’enflammer leurs toiles. Bien entendu, en Espagne, ce furent Vélasquez, Le Greco, Zurbaran et Murillo, qui donnèrent ses ibériques lettres de noblesse à notre insecte aux rouges saveurs. La France, d’abord timide, ne fut pas en reste, à l’occasion des tapisseries des Gobelins, mais aussi de Nicolas Poussin et Georges de la Tour. L’un des éléments remarquables étant l’incroyable capacité des peintres de rendre la splendeur irisée de tissus eux-mêmes teints à l’aide de la cochenille. L’on s’en doute, la sculpture polychrome fut également rehaussée au moyen de cette « couleur du pouvoir » et du sacré.
Malgré le puritanisme du XIX° siècle, ce sont les romantiques qui tireront un fier parti de la cochenille, en particulier Delacroix, puis un symboliste flamboyant : Gustave Moreau. Jusqu’aux impressionnistes Renoir et Van Gogh qui virent leurs toiles rougir de plaisir.
Philip Ball avait livré une passionnante Histoire vivante des couleurs : 5000 ans de peinture racontée par les pigments[3]. Georges Roque affine considérablement le propos en glissant la loupe de son investigation sur une créature lilliputienne dont les conséquences furent gigantesques. Loin de n’être qu’un traité sévère et spécialisé, cet essai original, illustré avec justesse, balaie l’Histoire et la géographie, exotique et européenne, balise les dimensions économiques, scientifiques, sémiotiques et sociologiques, et surtout fait une lecture de l’histoire de l’art inattendue, dans laquelle la matériau coloré modifie l’esthétique et suscite la créativité nouvelle des artistes.
Ayant épuisé toutes les couleurs les plus franches et primaires et leurs acolytes nuancés, Michel Pastoureau se heurte à une difficulté : quel mélange, plutôt que de se répéter, serait assez parlant et signifiant ? L’idée est alors originale, sans risquer de brouiller sa palette où d’en décliner l’infini des nuances : se tourner vers les Rayures. En ce sens le projet, qui connut plusieurs éditions à chaque fois enrichies, est encore plus original.
Du bouffon au bourreau, du chevalier félon à l’étoffe du diable, tous, ou presque, sont des personnages négatifs, que les rayures stigmatisent, car trop ambivalentes. Il y a transgression vestimentaire, sociale et morale, scandale et « manteau d’infamie » à arborer un tel défi aux bons usages, particulièrement sensible à « l’œil médiéval », lorsque serfs, bourreaux, lépreux et condamnés sont pour ainsi dire rayés de la carte, lorsque bêtes sauvages et diable arborent peaux et fourrures tachetées et rayées. En sont pourvus, en particulier parmi les enluminures, Caïn, Dalila, Salomé, Judas encore une fois, mais aussi la folie. Néanmoins la Renaissance découvre de « bonnes rayures », les utilisant au gré du décor intérieur, toujours verticales, en bichromie et polychromie. Elles accèdent à la dignité aristocratique, se font festives, exotiques, élégantes. Quant au costume d’Arlequin, notre historien le lit comme « une forme superlative de la rayure ». La politique ne les écarte pas, le drapeau américain étant celui de la liberté, les révolutionnaires français en usant en en abusant. Romantiques sont les robes et les tentures, plus précisément blanches et bleues. Plus tard, le gilet du domestique, la cravate du dandy sont du dernier chic, alors qu’Obélix arbore des braies ainsi sympathiques. Et même si elles marquent les déportés des camps de la mort, elles ornent jusqu’à aujourd’hui les uniformes, les marins et les champs de courses, les tenues de loisir, la mode. Elles intriguent les photographes, qui en tirent des effets curieux, et paraissent rendre plus rapides les chaussures rayées sur le terrain de sport. Une fois de plus, derrière ces rayures, « se posent souvent des questions de société ». Et derrière les rayures uniformes et démesurément monotones de Buren, faut-il deviner les barreaux d’une prison de l’art contemporain ?
Autant l’esthète pouvait pardonner l’abstraite sobriété des couvertures des volumes rouges et vert et tutti quanti, et celui plus austère à l’occasion des rééditions en collection de poche[4] publiées sans illustrations, autant la combinaison d’un Mondrian et d’un Buren rend celle de Rayures minimaliste jusqu’à l’insultante maigreur. Le manque d’imagination est flagrant, alors qu’il y avait tant à choisir parmi les pages intérieures, comme cette tunique d’un joueur de cartes peint par Théodore Rombouts en 1630…
L’aveugle n’a pas connaissance d’un monde coloré : imaginez si sa vue s’ouvre ! Au contraire, Derek Jarman perd chaque matin un peu plus la vue. En conséquence, ce cinéaste et peintre, cet écrivain et jardinier anglais (1942-1994), doit-il recomposer, à la veille de sa mort du sida, son autobiographie sous forme de kaléidoscope. S’il ne lui reste que le langage, les mots, ils sont encore pourvus de la polychromie des souvenirs. Un peu à la manière du peintre Richard Texier, dans son Codex[5], il égrène les couleurs de chapitre en chapitre : du blanc jusqu’à l’or et argent, en passant par le rouge, le gris, le vert et cætera. Dédiant son livre « à Arlequin », il mêle habilement les teintes de ses vêtements, de la campagne anglaise, de la peinture, aux citations livresques, entre Pline l’ancien et son Histoire naturelle, Goethe et son Traité des couleurs, sans méconnaître ni le néoplatonicien Marcile Ficin, ni Les remarques sur la couleur de Wittgenstein.
Enfant, il collectionnait « les petites pastilles d’aquarelle », à l’époque où l’on « se débarrassait de la patine de suie du dix-neuvième siècle ». Sa formation de peintre l’amène à abandonner l’impressionnisme pour se précipiter dans le cubisme, le surréalisme, « jusqu’au tachisme et à l’action painting ». Le blanc des fleurs, des falaises de Douvres, s’oppose à ce « virus qui détruit [ses] globules blancs ». L’on peut également voir plus loin une réponse à cet effacement : « Iris, l’arc-en-ciel, a donné naissance à Eros, le cœur du sujet. L’amour, comme le cœur, est rouge. Non pas comme la viande rouge, mais le pur écarlate des fleurs ». Lui succèdent « la romance de la rose », la « Main Verte », qui va de l’Eden aux jardins en passant par le vert de chrome. Il accorde toute son attention au brun tout en prévenant des « périls du jaune ». Hélas il ne peut oublier son état d’ « homme-lesbien », son « âme noire », qui l’ont mené là où il en est, en un ressassement tragique, quand « l’horloge de la mort branle ».
Cette vaste énumération poétique se clôt sur un poème en vers libres : « Et lorsqu’elle disparaît / Je trinque à la santé de mon fantôme / Avec l’eau de vie / Présence lumineuse / Ici, puis est partie »…
Pathétique, mais sans auto-apitoiement, le récit est à la fois intime et plus largement culturel. Il jongle allègrement à la lisière de l’essai, de l’anthologie, du carnet de notes et du journal, puisant aux meilleurs auteurs, et du poème tant en prose qu’en vers, entretenant, sujet oblige, de subtiles correspondances avec les livres de l’historien Michel Pastoureau. Elégiaque, c’est un adieu aux couleurs, qui, une fois de plus aurait mérité (quoiqu’il s’agisse là du graphisme de la collection « L’éclat/poche ») une couverture plus éloquemment colorée, comme celle humoristique d’une édition anglaise. Pour nous qui bénéficions encore de la vue, la couleur doit être une ode à la joie.
Thierry Guinhut
La partie sur La Cochenillea été publiée dansLe Matricule des anges, juillet 2021.
Tel, Gallimard, 2021, deux volumes sous coffret, 1128 p, 29,90 €.
Le déclin de l’Occident est-il consommé ? Le concept est depuis longtemps une tarte à la crème pour les nostalgiques, les catastrophistes, sinon les clairvoyants, depuis les commentateurs de l’Empire romain, à la suite d'Edward Gibbon[1], jusqu’aux partisans du Choc des civilisations de Huntington, en passant par le titre emblématique d’un Allemand du début du XX° siècle. Médité, rédigé à la veille de 1914, publié en 1918, puis en 1922, au sortir de la Première Guerre mondiale, l’énorme essai d’Oswald Spengler (1880-1936) vit en cette guerre civile européenne (selon le titre d’Ernst Nolte[2]) la confirmation de sa thèse, en son titre explicite : Le Déclin de l’Occident. Le succès qui s’attacha à l’ouvrage vient en grande partie d’un effet consolatoire : la défaite allemande n’était pas seule, accompagnée qu’elle était par l’infortune annoncée de l’Europe. De quelle validité peut encore bénéficier aujourd’hui une telle philosophie de l’histoire ? Pourquoi ne sommes-nous guère spenglériens ?
Philosophe de l’Histoire né après Hegel, qui professait « que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement[3] », Oswald Spengler n’obéit pas à une conception linéaire de l’histoire animée par l’expansion du progrès. Il juge bon d’adopter une vision cyclique des civilisations, destinées, de manière biologique, à naître, croître, décroître et mourir. Cette évolution se répète quels que soient les climats et bien entendu les individus.
Le diagnostic d’Oswald Spengler face au « destin de la culture occidentale européo-américaine » (I p 27) n’est pas tout à fait à entendre comme nous le pensons aujourd’hui, soit en termes de perte de puissance face à des continents concurrents, mais à la manière d’une dégénérescence biologique. C’est de lui-même que cet Occident s’effondre, sous le poids d’une industrialisation aliénante, d’un exode rural arrachant l’humanité de ses racines. Il ne s’agit donc pas de lire ce « déclin » comme une tabula rasa.
En fait, Oswald Spengler entend l’Occident comme la synthèse de sa culture et de sa civilisation. La première est l’âme, dont le développement est achevé, la seconde est la technique capable de croître encore, ce qui dans ce cas seul n’est en rien un déclin. Cependant le philosophe ose espérer que l’Occident soit animé par une puissance vitale capable de créer de nouvelles peintures, tragédies et comédies, de nouveaux dieux.
Décrivant la succession des cultures, le philosophe appelle « apollinienne » celle de la Grèce (taisant sa dimension dionysiaque alors qu’il est un disciple de Nietzsche) et « faustienne » (I p 463) celle de l’Europe moderne (l’on retrouve là le disciple de Goethe). Pour lui il n’y a pas de culture absolue ; chacune ayant ses caractéristiques propres ; ce « qui ne donne, en aucune manière, à l’Antiquité et à l’Occident une place privilégiée à côté de l’Inde, de Babylone, de la Chine, de l’Egypte, de la culture arabe et mexicaine -univers particuliers du Devenir qui pèsent d’un poids égal dans la balance de l’Histoire et qui l’emportent souvent, par la grandeur de la conception psychique, par la vigueur de croissance, sur la culture antique » (I p 46).
Période ultime d’une culture dont l’énergie se fatigue, le déclin est celui d’une civilisation qui surinvestit le progrès scientifique et technique urbain en oubliant de favoriser et susciter les créations spirituelles en voie de disparition. Au lieu d’être transcendance, l’art n’est plus qu’un loisir, pire un outil de propagande ; et en même temps une reprise des œuvres du passé, un exotisme dispersé, un éclectisme insensé ; ce qui s’appliquerait aujourd’hui à une bonne part de l’art contemporain[4]. Quant à la science moderne elle s’égare dans la démesure et la technique, et sa dimension « faustienne» privilégie la valeur marchande et l’efficacité au détriment de la mesure humaniste.
Cette réflexion sera prolongée en 1933 par L’Homme et la technique[5], essai dans lequel Oswald Spengler énumère à l’occasion de l’évolution de l’humanité : « l’esprit de la main », « la main armée », « la parole et l’entreprise ». En futurologue décidé, il prédit la dissolution de la culture machiniste qui serait le dernier acte de la tragédie. En dépit de ce que la mort l’empêchera de voir, menace nucléaire ou biotechnologies vengeresses, robotisations suicidaires, la chose est d’une conception bien trop romantique, voire digne d’un wagnérien Crépuscule des dieux. Au point qu’il écrive : « la fin de l’art plastique occidental a sonné irrévocablement. […] L’art faustien meurt de vieillesse, comme l’apollinien, comme l’égyptien, comme tous les autres. […] Ce qui se fabrique aujourd’hui en fait d’art est de l’impuissance et du mensonge, aussi bien dans la musique postwagnérienne que dans la peinture postérieure à Manet, à Cézanne, à Leibl et à Menzel » (I p 368). Il est bien risqué, sous peine d’être vite contredit par l’avenir, de se promulguer grand contempteur du présent et grand conclueur devant l’éternité !
L’ouvrage emblématique d’Oswald Spengler est d’une érudition impressionnante, tous azimuts, voire ostentatoire et verbeuse, et par là donnant l’impression d’être trop chargé, retardant souvent l’exposition attendue, comme l’immense partie « Problèmes de la culture arabe », qui prélude longuement sur les religions antiques, païennes, juive et chrétienne, avant de n’en venir à l’analyse annoncée que fort brièvement. Cette culture arabe, l’Islam, ce « puritanisme du groupe total des religions magiques précédentes » et sa « fureur guerrière » (II, p 830), n’apparait que d’une manière passagère. Ce parmi des considérations qui ne peuvent engendrer que des confusions dommageables : « L’Evangile de Jean est la première Ecriture chrétienne manifestant expressément une expression coranique », certes au sens où il s’agit de « la parole de Dieu sous forme visible » (II p 812). Trop souvent, la richesse des allusions culturelles et religieuses est telle que le lecteur puisse se sentir étouffer dans un salmigondis compacté où le fil de la rigueur s’évanouit.
La « décadence » du titre n’est pas à entendre au sens de la désolation, mais de l’acceptation de son destin, soit de l’ « amor fati » nietzschéen. Plutôt que de se désespérer de l’impossible retour d’une grande peinture ou d’une grande musique (qui étaient de l’ordre de la conception romantique), Oswald Spengler engage la jeunesse à se vouer à un avenir technique et militaire, « césarien », dit-il. Ainsi, dans ces ouvrages ultérieurs, de Prussianisme et socialisme en 1920, à L’Homme et la technique en 1931, en passant par Reconstruction de l’Allemagne en 1924, il plaidait pour un socialisme nationaliste, cependant récusé par le National-socialisme, pour qui l’absence totale de racisme dans sa doctrine était rédhibitoire, malgré son attachement à « la vie, la race, la volonté de puissance, non celle des vérités, des inventions ou de l’argent » (II, p 1116). Car il réprouvait avec la plus grande vigueur « la dictature de cet argent » et « ces villes gigantesques [qui] bannissent et tuent dans toutes les civilisations, par le concept de province, le paysage tout entier qui fut la mère de toutes les cultures (II p 645) ». L’on dirait aujourd’hui qu’il était anticapitaliste, voire écologiste décroissant…
Mais à cette spenglérienne philosophie de l’histoire, il faut opposer la multiplicité des formes de développement des cultures. Pour notre philosophe hautain, chacune d’entre elles, à un stade donné de son développement a ses dieux, ses César, son urbanisation, son socialisme (sur lequel il écrivit[6]), etc. Toutefois, au-delà d’un seul destin biologique, elles sont empreintes et animés par des substrats paysagers, des personnalités et des hasards, la réalité étant plus chaotique qu’un déterminisme. Reste un certain don de prophétisme, envisageant la puissance des partis, la prépondérance des masses, qui trouva sa confirmation dans l’effacement de la République de Weimar et l’irrésistible ascension d’un nazisme qu’il n’appelait pas de ses vœux, même s’il est permis de se demander dans quelle mesure sa pensée y a contribué. Car, en bon absolutiste, sinon totalitaire, il désirait ardemment l’avènement de « tout ce qui est vigoureux en soi, pour être, selon le mot de Frédéric le Grand, un serviteur de l’Etat, dans un effort âpre, désintéressé, soucieux, tout en possédant justement un pouvoir illimité ; tout ce que j’ai opposé au capitalisme sous le nom de socialisme » (II p 1070). En d’autres termes, il appelait un homme providentiel qui incarnerait la sauvegarde et le rebond d’un destin national.
Pont aux ânes, aussi bien des déclinistes, que des fascistes et antifascistes, un tel titre se voit embarqué, sans qu’on l’ait lu, dans des cohortes idéologiques pour le moins suspectes. Y compris le préfacier de cet édition, qu’il serait de mauvaise foi d’accuser de ne l’avoir point lu, Johann Chapoutot, qui en profite pour dénoncer en l’an présent ce « darwinisme social [qui] se porte d’autant mieux que les inégalités se creusent », antienne et cliché où l’on discerne une posture postmarxiste. Il n’a cependant pas tout à fait tort en raillant « les Spengler d’aujourd’hui », où l’on devine sans peine le Michel Onfray de Décadence et l’Eric Zemmour du Suicide français[7]. Il nous fait judicieusement remarquer combien la biologie était pour Oswald Spengler moins la science qu’une idéologie proche du sang et de la race ; combien il fut adoubé par les nationalistes conservateurs de son temps, quoique il ne mâcha pas ses mots en soulignant que « l’antisémitisme biologique n’était pas son fort », ce pourquoi les Nazis le vilipendèrent, rejetant ce qu’ils appelaient son pessimisme et sa passivité.
En écho à l’œuvre maîtresse d’Oswald Spengler, voici celui qui prétend implicitement lui succéder en « décadence » : Michel Onfray[8]. Il faut cependant attendre la fin de ce lourd volume, mal dégrossi, pour y trouver la thèse infligée par le titre. Les trois religions dites du livre sont soumises à une sévère critique, ramenées à des fictions tarabiscotées, telles la présence physique de Jésus, la révélation mosaïque du judaïsme et la voix descendue d’Allah de l'Islam, critique bien méritée. Pour ce faire l’érudition est abondante, parfois pertinente, parfois bancale, éreintant au passage nombre d’idéologies et de systèmes politiques, la petitesse et la pusillanimité de nos dirigeants, peu inspirés, gouvernant sans aucune largeur de vue. La logorrhée tourne en se répétant, en assénant, et il serait fastidieux d’en relever les errements comme nous l’avions fait en nous demandant s’il fallait penser ce polygraphe pléthorique[9]. Il est néanmoins probable qu’il n’ait pas tout à fait tort en annonçant le crépuscule de la civilisation judéo-chrétienne, qui s'annonce sanglant, tant le terrorisme islamique, favorisé par son infiltration et son dynamisme démographique, semble promettre une apocalypse. C’est faute d’avoir réalisé la réalité le choc des civilisations mis en lumière par Samuel Huntington que se confirmerait la ronde des civilisations qui sont en expansion, puis se rétractent, meurent, sont remplacées par de plus virulentes, selon le sens de l'Histoire emprunté à Oswald Spengler. C’est en conclusion, quoiqu’en contradiction avec la précédente menace, qu’il parie en prophète sur l'avènement d'une société transhumaniste, succédané du monde d'Aldous Huxley et de George Orwell, accolant ainsi des régimes totalitaires autrement plus efficaces que les dictatures qui ont obscurci le XX° siècle, la réactivation de l’Islam originel et l’hyper-technologisme du communisme chinois y pourvoyant chacun à leur façon.
Pourquoi, malgré l’œuvre magistrale, qui marqua son temps, ne sommes-nous guère spenglériens ? Il semble que notre philosophe de l’Histoire souffre en sa théorie d’anthropomorphisme. Cultures et civilisations, certes depuis leur enfance, leur maturité, peuvent être mortelles, mais c’est moins dans leur intrinsèque nature que dans le choc des empires que se renforce ou s’abrège leur destin. À cet égard, outre la leçon de la chute de l’empire romain, la théorie des marges des empires d’Ibn Khaldûn est plus opérante. Selon ce dernier, l’empire musulman accumule à ses confins des réserves de violence tribale face à la non-violence et au désarment de ses voisins destinés à la conquête et au pillage. Ce fut le cas au VIII° siècle, est-ce le cas aujourd’hui ? « Dans la communauté musulmane, la guerre sainte est un devoir religieux, parce que l’islam a une vocation universelle, et que tous les hommes doivent d’y convertir de gré ou de force[10] », écrivait Ibn Khaldûn au XIV° siècle. Une telle conception, animant les djihadistes, est loin d’être obsolète aujourd’hui.
D’autres causes encore que l’esprit humain peuvent être invoquées, comme lorsque le délitement de l’empire romain vint non seulement des barbares, des conditions sociales, du christianisme trop peu belliqueux, mais surtout, au début VI° siècle la conjonction d’un refroidissement climatique et d’une épidémie de peste redoutable[11]. L’empire soviétique s’est vu balayé par la fatigue gérontocratique et l’impéritie économique, tandis que les causes démographiques peuvent jouer un rôle considérable si l’on pense à la baisse de natalité dans la vieille Europe, voire en Chine, qui en cela est peut-être un colosse aux pieds d’argile ; ou au basculement démographique affectant l’Occident au profit de l’immigration extra-européenne et musulmane…
Autre élément qui nous conduit à ne guère être spenglérien - et c’est là un euphémisme - le type de régime politique appelé par Oswald Spengler pour remédier au déclin : dans le cadre d’une « révolution conservatrice », il lui faut un régime autoritaire et un socialisme national. Visiblement il n’avait pas la moindre intelligence du libéralisme politique et économique.
D’une certaine manière le livre de Samuel P. Huntington, paru en 1996, Le Choc des civilisations[12], peut passer pour un addendum à ce Déclin de l’Occident. La thèse de l’essayiste américain, fort controversée, voire passée sous le silence de l’opprobre, repose sur l’énumération de huit civilisations : occidentale, slave-orthodoxe, islamique, africaine, hindoue, confucéenne, japonaise et latino-américaine. Le monde ainsi divisé se voit livré à une irréductible conflictualité, les frontières politiques ayant bien moins d’importance que celles religieuses, ethniques, voire intellectuelles comme dans le cas de l’alliance du confucianisme et du communisme en Chine. Les identités culturelles sont susceptibles de se cristalliser non seulement en affrontements économiques, mais plus encore terroristes et militaires, à une hauteur jamais vue. Vigoureusement, Samuel P. Huntington réagit à la théorie de La Fin de l’histoire assumée par Francis Fukuyama[13] en 1992, qui postulait l’extension du modèle de la démocratie libérale de par le monde. Certes la division en blocs d’Etats, voire en un seul pour le Japon, l’écart de l’espace latino-américain au regard de l’Occident ont quelque chose de peu nuancé ; certes encore c’est oublier les rivalités internes à ces aires culturelles et surtout ne pas considérer les évolutions et les porosités toujours possibles ; en somme la dimension un brin simpliste et monocausale de la chose affaiblit la démonstration. Reste que l’analyse n’est pas sans pertinence au regard du trio ennemi Chine, Islam et Occident. Ce dernier étant entre autres l’objet du chapitre IV intitulé « L’effacement de l’Occident », en partie sous le coup de « l’indigénisation », les problématiques démographiques n’échappant pas à l’essayiste.
Nos réserves voudraient-elles signifier que le concept de déclin de l’Occident est une bulle spéculative ? Spenglériennement - si l’on peut s’autoriser d’un tel néologisme - certes. Mais il est discernable que cet espace européo-américain soit menacé par lui-même d’abord, soit par le poids de son étatisme, son manque de liberté économique, les diktats de l’écologisme politique, inégaux selon les pays et particulièrement la France en cette occurrence, par une dégénérescence culturelle aux mains de la Cancel culture[14]. Ensuite par la pression de la Chine communiste et par l’infiltration de l’islamisme. Est-ce à dire que l’on soit condamné à se laisser dévorer par de tels déterminismes ? Bien fol qui voudrait se laisser aller à un docte catastrophisme et qui ne laisserait pas aux hasards, à l’inventivité des individus, de la science et du capitalisme, la possibilité d’emprunter d’inédits chemins.
Un palais d’étoiles, de voie lactée, de projections cosmologiques, de signes et de symboles, tel apparaît l’univers pictural de Richard Texier. S’il s’était peut-être trop longtemps complu dans l’imagerie, il fallait lui reconnaître une constance, une opiniâtreté dans l’exploration méthodique et tous azimuts des figures, des allégories empruntées aux atlas et cosmologies. Traits de crayons, balafres de pinceaux, lavis de couleurs, collages de pages de livres anciens, tout cela offrait un décoratif et délicieux bric-à-brac, mais pas encore un ensemble qui eût trouvé sa patte et sa pâte pour unifier et construire un monde somptueux, si multiple soit-il. Enfin aujourd’hui, avec les sculptures « Atlas » ou la série des « Homo vortex », les déclinaisons photographiques des Muses et des Priapes, Richard Texier (né en 1955) peut accéder à la condition du démiurge. Un beau livre, réalisé sous l’égide de Jo Frémontier, réussit à transmettre au lecteur, aux visiteurs des nombreuses expositions de l’artiste, non seulement « l’alchimie du désir », mais l’accession au grand œuvre. Confirmant cette ambition, du pinceau à la plume, cette fois autant narrateur que poète, il livre en son Codex une autobiographie esthétique, au moyen d’une emblématique déclinaison colorée. En toute logique, l'écriture est pour lui un « cosmos ambulant », comme celui de ses ateliers.
Portulans et cartes, calendriers lunaires, notules astronomiques, incisions et joies de couleurs venues de l’abstraction lyrique, spirales et toupies, échelles et roues dentées, étoiles et vertiges, comètes, tel était le vocabulaire plastique de Richard Texier dans les années quatre-vingts, comme il l’exposa dans le musée de Gijon[1]. À mi-chemin de l’astrologie de Ptolémée et de l’astronomie de Copernic, comme à la traîne des recherches de motifs et des couleurs de Paul Klee, voire de Kandinsky, usant de rouilles, d’ocres et d’or, parmi les noirs et les bleutés, tout cela n’était pas sans charme, sinon magique, presque enfantin, non sans puissance à venir. L’apprenti démiurge fouillait l’histoire des sciences et de l’imaginaire pour se constituer, en un creuset déjà personnel, un pays d’enfance, une fenêtre de grenier sur le ciel des fixes et des mobiles. Des bribes de collage - papiers anciens ou fragments métalliques - offraient en guise de palimpseste, un embryon de dimension supplémentaire à la surface picturale. Déjà, rassemblant et distribuant des éléments d’ordre cosmologiques, il amassait avec patience et opiniâtreté les signes épars de l’univers : en vue de quelle complétude, sinon celle de l’art…
Plus tard, comme si ses bras s’étendaient vers un plus vaste espace, il investit la tapisserie, la sculpture, sans négliger le cadre pictural. Dans le lequel, dépassant ce qui aurait pu apparaître avec le recul comme une maladresse, une gaucherie plastiques, il trouva une liberté du pinceau et de la couleur, une aisance et une élégance surprenantes, qui parvinrent à subjuguer le contemplateur. Sans abandonner son vocabulaire, il le fondait dans le creuset - peut-on dire au sens alchimique ? - de toiles imposantes aux formes plus concises, plus évidentes dans leur énigme, où collages et gravures anciennes s’intégraient à merveille. Ainsi les années 90 et 2000 virent éclore des chefs d’œuvres, comme « Copernic cardinal », « L’esprit des terres jointes », « Océan », « Au matin du monde »…
La sculpture figura des stèles, collages de bois et matériaux divers, comme cadrans et médailles, en particulier dans la série « Le système du monde » ; des tableaux de bois à la lisière de la gravure et de la sculpture comme « Umbra terra », ou « La chevelure de Bérénice », qui forcent la méditation ; des « Toupies nomades » de métal que l’artiste traîna sur une plage ; un « Homme nature » de bronze régnait au sommet d’un pilier enturbanné d’une branche aux bourgeons hardis. Il conçut des trépieds étranges, comme son « Viseur d’étoiles », utilisa des pierres à huitres du rivage de l’île de Ré pour supporter « le cercle du poisson ». Ainsi au cosmos étoilé s’agrégeait l’espace maritime. Et les couleurs des ors et des bistres incendiaient l’énigmatique sérénité de ses toiles[2]…
Photo : T. Guinhut.
Passant il y a peu d’années devant une galerie d’antiquités, Richard Texier, fasciné, osa enfin y entrer : pour y reconnaître son monde. Bientôt le galeriste lui proposa une audacieuse collaboration. Avec cette toute récente Alchimie du désir, visiblement Richard Texier a rencontré sa Muse ; au point de pouvoir la figurer. Pas seulement en photographiant une jeune femme nue d’une pureté native, mais en lui donnant la hauteur et la dignité d’une allégorie. Comme en compagnie du cinéaste et plasticien Peter Greenaway[3], il réinvestit l’ancienne figure pensante de l’allégorie qui encombrait l’Histoire de l’art pour lui rendre une vivacité, une évidence contemporaines : celles de la rencontre de l’artiste mûr et de l’inspiration la plus solide.
Le livre que nous ouvrons entre nos mains attentives est l’équivalent d’une installation dans la galerie Jo Frémontier, mais aussi l’aboutissement du même projet. Car peuplé d’objets scientifiques et d’art extraordinaires et rares, cet espace étonnant attise la libido sciendi de l’artiste. L’artiste étant évidemment un être pétri de fantasmes qui réussit à les figurer, les cristalliser, les réaliser parmi son œuvre. C’est l’hybridation qui permet à Richard Texier d’intégrer les objets exposés au cœur du processus de sa création. Désir « alchimique », désir « mythologique » et désir « cosmique », unissent alors leurs énergies pour propulser cette apparition plastique d’un cerveau universel : le nôtre, celui de l’histoire de la pulsion érotique, autant que celui de la civilisation.
Une évidente cohérence se dessine au cheminement de ce beau livre : une partie intitulée « Genèse » (un entretien), précède « L’Alchimie du désir » elle-même, qui se décline d’abord en « Elastogénèse », pour, passant par l’indispensable intercession des « Muses », aboutir à l’ « Homo vortex ».
Les « Elastogénèses » sont celles de tableaux qui explorent la nature plastique de la création. À cet « éloge du mou », à ce mollusque cervical, correspond la métamorphose de formes ovoïdes, parfois spermatozoïdales, « force du désir qui structure le monde depuis toujours », parmi les blancs, les bleutés, et que n’interrompt pas la fixation en des tableaux de techniques mixtes et autres « porcelaines organiques ».
Les « Muses », s’acoquinent sereinement avec le marbre apollinien de phallus priapiques, ou dansent nues dans des « cabinets chinois ». Le désir de possession érotique s’allie avec celui du collectionneur en ses cabinets de curiosités. Ce réinvestissement de la statuaire grecque de l’antiquité n’a rien de réactionnaire, de régressif ou de simplement néoclassique : en un geste postmoderne, Richard Texier fait dialoguer la beauté des corps avec les mesures scientifiques, le marbre praxitélien de Paros et la photographie contemporaine, comme des poètes d’aujourd’hui ont pu réinvestir le mythe d’Aphrodite[4]. Rien d’iconoclaste, au contraire : inviter des femmes nues à érotiser un lieu d’art est un souffle, associant amour créateur et sciences de la nature. Les objets d’art antiques, phallus, statues, et les objets scientifiques anciens sont de fait revitalisés par la chair spirituelle de ces « Muses ».
L’ « Homo vortex » supporte en ses bras de poulpe un bloc d’ambre brut. Ce gnome, comme un nouvel Atlas de l’alchimie, supporte ce qui peut être perçu comme une pierre philosophale, métaphore de l’artiste qui transmue des matériaux originels et terriens en la splendeur imaginative de l’œuvre d’art : « une manière d’enlacer spirituellement les forces du monde ». Ce qui montre bien que Richard Texier est non seulement fort conscient de sa démarche, mais capable, en son entretien avec Nicolas de Cointet, de l’exprimer avec les mots choisis du juste poète.
Quant aux sculptures « Archétype » et « Atlas », ils sont ces merveilleux monstres fantasmés par le monde médiéval : gnomes à la tête rentrée dans la poitrine, ils supportent de splendides sphères armillaires, voire une corne de narval, fantasmant la licorne, tiennent à la main des lunes et des étoiles, des cornues de verre, ils basculent sur des hémisphères. Entre alchimie fantaisiste et prémisses de la science moderne, ne sont-ils pas des « Guetteurs de sens » ? Sans compter que ce livre (qui propose une biographie profuse), décidément fabuleux, riche d’une cinquantaine d’œuvres inédites, offre des pages du « codex » préparatoire, des photographies de la fonderie où ces êtres allégoriques jaillissent du feu et des moules, en une genèse volcanique…
En « sept récits », selon le sous-titre, en phase avec d’originaires journées de la création du monde, Richard Texier manie non plus le pinceau mais le clavier pour confier au lecteur son autobiographie esthétique. Cela s’appelle Codex, comme pour signifier un manuscrit ancien, répondant ainsi à ses portulans imaginaires. Nous savions déjà que Richard Texier est un coloriste enthousiaste. Son Codex décline une gamme de sept couleurs en autant de « mythes fondateurs » et de chapitres : « Noir d’ivoire, Violet cardinal, Indigo, Vert cinabre, Ocre jaune, Rouge vermillon, Blanc d’argent ». Aucune d’entre elles n’est neutre, fade encore moins. Chacune de ces couleurs « identitaires » éclate, brille, lei originaire propice à la navigation de l’imaginaire et à la création.
« Capter la complexité du monde », telle est l’ambition du peintre, quoiqu’avec l’humble conscience de sa difficulté. La matrice originelle est un « sang noir ». Le Marais poitevin, dont il est natif, et qu’adolescent il parcourt en barque, offre la matière noire de sa terre : « Ce noir, venu des entrailles du marais, était habité, il grouillait de vie ». Ainsi confie-t-il, parmi des expériences singulières : « mon vocabulaire de peintre puise dans ce trésor personnel ». Autre souvenir fondamental, la découverte des livres anciens, réchappés d’un incendie, dans la bibliothèque familiale d’un ami. Leurs encres et leurs cendres, leurs journaux de voyages, leurs cartes géographiques et marines allaient tracer un chemin inédit dans la genèse picturale, pour « en découdre avec la puissance de l’art ». Ce qui l’amena aussi à peindre sur des reliures anciennes. L’art du palimpseste est avec soin multiplié.
Une anecdote familiale ramène à la mémoire un raisin violet, foulé aux pieds nus et fomentant un alcool dangereux, « breuvage prohibé » encourageant la folie des hommes et « principe de fermentation ». Voici le peintre coulant sur les toiles cette drogue vineuse.
L’indigo quant à lui est un bleu spirituel. C’est autant le rappel des ciels infinis de Léonard de Vinci que l’influence de Jean Degottex, peintre de l’abstraction lyrique dont il fut l’assistant, qui guident Richard Texier, également aimanté par les « brumes azurées » du marais, cette « machine à nourrir le songe », jusqu’à le propulser vers l’embouchure atlantique, en un Copernicus oceanicus, peint en 1999. Cependant les feuillages et les lentilles d’eau maraichins l’accompagnent dans les déclinaisons du vert cinabre, clair et chaud. Ce dernier trouve sa correspondance au cœur d’un galet translucide, appelé « Skystone » et déniché dans une boutique de Thaïlande : il est censé être un « talisman pour rejoindre l’au-delà ». Alors qu’il se heurte au refus du marchand, notre peintre a la surprise de s’entendre dire : « Un océan de richesse ne pourrait l’acheter mais je peux vous l’offrir ».
Du paysage nimbé d’or des Charentes aux carrières de Roussillon, en passant par le safran de la cuisine de son enfance, l’ocre est solaire, « plate-forme d’envol ». Retrouvé dans une boite de « pans d’or », le legs de bouts de ficelles de la grand-mère Clotilde devient matière organique de nouveaux tableaux. Là est peut-être le moment le plus émouvant de ce livre.
Non pas colère et sang, le vermillon est un éclat de vie, dont « il convient d’user avec retenue », comme « une épice ». Il se veut le signe d’un autre souvenir, tauromachique, à Séville, cinématographique et cependant sanglant.
Reste le blanc, absence et cristal de toutes les couleurs. La « nébuleuse » du lait renversé dans la rivière par l’enfant reste un éblouissement qui nourrit le sens des pigments ; tandis que l’atelier du peintre en résidence au phare de Cordouan lui permet l’ascension entre nuages et écume, mais aussi le risque de l’ensevelissement dans le brouillard et la marée montante.
Si l’on peint avec son temps, celui de l’abstraction, voire contre le temps de l’art contemporain qui n’aime guère la peinture, l’on s’élève au-delà du déterminisme de l’époque grâce à une démarche personnelle qui a sa généalogie dans l’enfance, l’éducation familiale. Le goût de la couleur et l’art de jongler avec les symboles, les icones livresques des sciences et les matériaux aussi divers que des galets régissent ainsi l’art singulier de Richard Texier, qui sut dépasser la peinture et ses deux dimensions pour accéder à une sculpture hautement signifiante. Tout à coup je me suis aperçu qu’il m’était indifférent d’être moderne est le titre d’un de ses tableaux de 2001, blanche plage emblématique, striée de caractères et de chiffres dans lesquels l’on ne reconnait que peu à peu ce même titre…
Construit comme un damier de souvenirs, d’initiations techniques et esthétiques, de poèmes en prose, ce Codex trouve ses correspondances avec de nombreuses reproductions de toiles, aussi intensément colorées que les métaphores du texte.
Même s’il ne s’agit pas là du premier essai d’écriture par le peintre et sculpteur, après Nager[5] ou L’Hypothèse du ver luisant[6], ce Codex est probablement le plus abouti, à la fois récit autobiographique, carnets d’atelier et prose intensément poétique.
Récit de voyage, autobiographie, essai d’esthétique, tout à la fois. Tel nous séduit ce Cosmos ambulant, parmi cinq espaces dispersés dans le monde entier, qui constituent la pléiade d’ateliers du peintre et sculpteur Richard Texier. Ce quintette géographique va de Manhattan à une fonderie de Shanghai, en passant par Moscou, Hyères et le phare de Cordouan. Moins que « le cœur chaud de la création », soit la description des tableaux réalisés, l’auteur invite son lecteur sur un riche cheminement de circonstances et de rencontres ; en particulier celle de Zao Wou-Ki ou de Basquiat, peintres si dissemblables. Outre des personnages curieux, parfois protecteurs, comme Simon le photographe, parfois énigmatiques, comme Misha, un moscovite dont « la personnalité était polyphonique », ce sont des portraits de villes contrastés, mégalopoles bruyantes comme New-York, qui n’achète pas ses peintures, ou paisible « jardin cubiste » dans une villa méditerranéenne. A contrario l’Ambassadeur de France à Moscou le prévient : « Vous êtes inconscient des dangers de cette ville ». Tout aussi dangereux sont les sables de Cordouan, où la brume peut noyer le peintre promeneur. Heureusement, « en mer, les oiseaux, le soleil et le vent sont de précieux alliés pour amplifier le déploiement de l’imaginaire ».
L’ouvrage fourmille d’anecdotes. Montant au sommet d’un immeuble chinois où l’on vend l’ancien et le moderne, le vrai et le faux, il parvient à acquérir un lot de cartes marines venues des siècles précédents, sur lesquelles il va bientôt peindre. Mais l’atelier soudain dévasté de Shanghai, les cartes volées, puis mystérieusement rendues, affectent gravement la joie de la création, avant le retour en Paris, dans l’atelier de la Butte aux Cailles, en quelque sorte le moyeu de ces pérégrinations initiatiques et séminales. La prose, essentiellement narrative, est souvent empreinte d’une dimension poétique, bien entendu cosmique.
Certes, nous n’irons pas jusqu’à prétendre que Richard Texier soit un « Génie du savoir universel » (pour reprendre le titre d’une de ses sculptures inspirées et encore une fois allégoriques), il a d’ailleurs trop de modestie pour entendre cela. Force est d’admettre que la persévérance du travail de plusieurs décennies l’a conduit vers une tentation de l’universalité, aussi séduisante qu’impressionnante, conceptuellement et plastiquement. Ce dont témoigne son « Autoportrait », en fonte de fer, moins identitaire qu’ouvert sur le souffle de l’ailleurs. L’œuvre, allusive, est le « monde intérieur et mental », de Richard Texier, cet héritier du Jésuite encyclopédiste du XVII° siècle Athanasius Kircher[7]. Plus qu’un cabinet de curiosités, il en est la réinvention plastique, la « plasturgie des rêves[8] », au croisement des routes cosmiques, maritimes et temporelles, en une hybridation de l’Histoire de l’art et des sciences, pour le bonheur des yeux, de la pensée et du désir de connaissances…
Richard Wright, Ralph Ellison, James Baldwin : trois grands écrivains contre le racisme,
Albin Michel, 2020, 320 p, 21,90 €.
Gil Scott-Heron : La Dernière fête,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques,
L’Olivier, 2014, 304 p, 23 €.
Langston Hughes : The Big sea. Une Autobiographie,
Seghers, 2021, 400 p, 22 €.
Nancy Cunard : Anthologie noire, traduit par Geneviève Chevallier,
Editions du Sandre, 2022, 900 p, 60 €.
Il devrait être ridicule de présenter un homme à l’aune de sa couleur de peau. Nonobstant, le noir était constitutif de millions d’Américains qui de ce fait ne l’étaient pas entièrement, tant ils étaient les victimes d’une ségrégation inique. Ecrire était alors un choix, non seulement esthétique, mais existentiel. Traversant tout le XX° siècle, un trio d’écrivains, Richard Wright, Ralph Ellison, James Baldwin, a dû s’affirmer avec le noir de ses machines à écrire, affrontant bien des résistances, offrant des œuvres puissantes. Liliane Kerjan, essayiste rompue à la connaissance de la littérature américaine, les présente avec aménité, tant dans leurs combats que dans leurs univers littéraires. Ajoutons à ce tableau une personnalité singulière de la contestation et du rock, Gil Scott Heron qui, avec sa Dernière fête, offre une autobiographie en noir. L’autobiographie étant également un ressort de l’affirmation d’une identité américaine chez Langston Hughes. Les bonheurs de l’édition nous permettent de réparer une lacune en ouvrant l’Anthologie noire réalisée en 1934 par Nancy Cunard. Toute une généalogie de la pensée est ainsi possible.
Non pas tour à tour, mais entrelacés parmi quatre grandes parties, voici, sous l’orchestrale baguette de Liliane Kerjan, un triptyque de l’écriture tentant de se décarcasser de la peau dont ont héritée Richard Wright, Ralph Ellison et James Baldwin. Plus que des témoins, des militants, des penseurs, ils sont avant tout des écrivains, des créateurs de mondes. Leur parcours est politique lorsqu’ils haranguent leurs publics en faveur de l’égalité des droits et contre les injustices, dont la ségrégation. Leur parcours est initiatique, lorsque d’une expérience traumatisante sourd la conduite du récit, l’art du romancier.
Tous trois viennent des ghettos noirs à l’époque de la ségrégation, et seule leur passion pour la littérature, leur « extraordinaire pugnacité », leurs permettront de se faire un nom. En ce sens il y a nécessairement un volet biographique au service de ces trois auteurs, sans qu’il soit suffisant, car l’analyse de leurs œuvres et de leurs impacts sur la société et l’évolution des mentalités reste essentielle.
« Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir », ainsi Ralph Ellison (1914-1994) justifiait le titre de son roman fleuve : Homme invisible, pour qui chantes-tu ? paru en 1952. « Être noir en Amérique, c’est être en colère presque tout le temps », témoignait en 1965 James Baldwin (1924-1987), dans le magazine Ebony, qui inaugura sa carrière d’écrivain en 1953 avec Les Elus du Seigneur. Richard Wright (1908-1960), petit-fils d’esclave, tire la matière de son Black Boy en faisant fructifier son enfance misérable dans le Mississipi. Battu, abandonné par son père, affamé, jeté dans « l’orphelinat des pauvres », il a bien failli ne jamais devenir écrivain. Parmi la « terreur permanente des Blancs », et les petits boulots à leur service, seuls le collège et l’écriture de contes, de nouvelles le sauvent ; ce que pourtant sa famille réprouve violemment. Après avoir fui vers le Nord, son premier livre porte un titre symbolique : Les Enfants de l’oncle Tom, par allusion au classique antiesclavagiste d’Harriet Beecher Stowe[1], publié en 1852.
Egalement petit-fils d’esclave, Ralph Ellison vient de l’Oklahoma et connait la pauvreté. D’abord trompettiste athlétique, il intègre une université noire et découvre la littérature. Des taudis de Harlem, « scandale social et racial », sort James Baldwin, fils illégitime battu que la lecture sauve, tandis qu’il se fait provisoirement prédicateur pentecôtiste. Devenu l’ami d’un peintre noir connu, il prend confiance en sa vocation d’écrivain révolté, avant de rencontrer en 1945 Richard Wright, qui vient de publier avec succès Un Enfant du pays. James Baldwin rédige un essai polémique « The Harlem ghetto » pour une revue, prélude à son roman Harlem Quartet. Ce sont « trois adolescents qui refusent le marasme de leur condition et deviennent des hommes prêts à s’exposer ». Par-dessus tout, ils ont « faim d’égalité » ; ce qui est le titre du récit autobiographique de Richard Wright. Ce dernier a des démêlés pas toujours amènes avec les communistes qui l’enrôlent et devient l’ami de Ralph Ellison. Sa carrière est météorique : Black Boy, premier volet de son autobiographie connaît un succès fulgurant. Ce qui lui permet d’aider James Baldwin à obtenir une bourse et d’être reconnu jusqu’à Paris où les aventures bouillonnantes contribuent à son inspiration et à l’écriture d’un roman, Go Tell It on the Mountain : l’accueil est élogieux. Le thème de l’amour homosexuel anime Giovanni’s room, tandis qu’il marche sur tous les fronts, essais, théâtre, par exemple en offrant son 12 Million Black Voices : A Folk History of the Negro in the United States, vaste chronique qui balaie toute une généalogie depuis l’arrivée des esclaves vers les champs de coton jusqu’aux taudis de Harlem. À Paris, aux côtés de Sartre et de Camus, il milite contre le racisme et le colonialisme, voit ses livres traduits, croise Aimé Césaire, voyage en Afrique. Hélas lui aussi était leurré par le rêve marxiste. Ce pourquoi le maccarthisme tatillon veillait sur lui d’un œil torve. Aux portes de sa mort précoce, ses derniers livres reçoivent un accueil plus mitigé.
Ralph Ellison se fait chroniqueur et nouvelliste avant de pouvoir achever son roman épique et picaresque, unissant les dimensions autobiographique et historique : Homme invisible, pourquoi chantes-tu ? Ce dernier est accueilli en 1952 par un concert de louanges. Il obtient le Prix de Rome américain pour pouvoir écrire en toute patience dans la ville éternelle. Son recueil d’essais Shadow & Act rassemble des analyses sur la littérature, la musique de jazz et la culture américaine. Partout fêté, il devient un incontournable. « Célèbre, cultivé, pondéré : Ellison est parfait dans ces cercles du pouvoir blanc où la présence d’un auteur noir est inédite ». Cependant la sortie acclamée d’un recueil d’essais ne peut masquer que son nouveau roman, dont un manuscrit brûla, ne parait que par fragments, n’avance guère et restera inabouti à sa mort.
Si Ralph Ellison préfère se tenir au-dessus de la mêlée, James Baldwin est un « missionnaire des droits civiques ». Son expérience de l’injustice et de l’exploitation nourrit son écriture et sa détermination. Le lynchage du jeune Emmett Till et l’acquittement de ses meurtriers lui fournit en 1963 l’impulsion d’une pièce de théâtre : Blues for Mister Charlie. Successivement, c’est un roman sur l’esclavage, puis une biographie de Booker T. Washington, figure cardinale de l’éducation des Noirs. Il choisit la détermination pacifique de Martin Luther King en faveur de l’assimilation contre la violence de Malcolm X, numéro deux des Black Muslims, partisan du séparatisme. Hélas le « rêve » (« I have a Dream ») du premier sera interrompu dans le sang à Memphis ; et le second lui aussi assassiné. Dans I am not your Negro, James Baldwin leur rendra hommage. Faire admettre les Noirs dans les Universités blanches du Sud entraîne des émeutes, des crimes, des répressions, des coups de main du Ku Klux Klan, des lynchages. Contre cette abomination, James Baldwin est le modèle de l’écrivain engagé, de la conscience humaniste, qui écrit en 1964 dans la revue Transition : « Un Noir en soi n’a pas d’existence », une formule hautement polysémique. Les mœurs n’évoluent que lentement, quoiqu’en 1967, un juriste Noir, Thurgood Marshall, est nommé à la Cour Suprême.
Si ces trois écrivains n’influencèrent guère les sectaires étroits, les suprémacistes blancs, ils purent cependant tirer bien des lecteurs de leur ignorance et ouvrir les yeux de tous les curieux d’autrui et de la condition humaine. C’est ainsi qu’ils sont dignes de l’admiration du romancier Philip Roth[2].
Illustré par un cahier de photographies, l’essai biographique de Liliane Kerjan progresse par étapes, alternant ses trois héros et « compagnons de lutte » : d’abord « Des enfants du pays », puis « Des ténèbres au monde visible », ensuite « Les grands combats », enfin « Les radeaux de l’espoir ». Le triptyque est ainsi un tableau de la ségrégation, de l’émancipation et des luttes pour les libertés. Si nos écrivains « ont fait un rêve », pour reprendre le titre, ce rêve n’a certes pas encore absolument touché le sol de la réalité, il est toujours en chemin. Jusqu’à ce que, mais c’est peut-être une utopie, il ne soit plus nécessaire d’ajouter les adjectifs « blanc » ou noir » quand il s’agit de littérature, d’hommes.
Livres fondateurs, ceux de nos trois hérauts de la dignité noire, qui ont contribué à l’évolution des mentalités et à la lutte pour les droits des Afro-Américains, ne le sont pas seulement par militantisme et par l’inscription historique, parmi une époque troublée qui vit peu à peu et non sans violences se desserrer l’étau de la ségrégation, mais par la qualité intrinsèque de leurs œuvres, dont la richesse ne faiblit pas un demi-siècle plus tard, ne cessant pas d’inséminer la réflexion. Ils sont de plus les pères fondateurs d’une littérature colorée, sont les noms aujourd’hui respectés sont ceux de Toni Morrison[3] ou de John Edgar Wideman[4]. Et même si l’on peut regretter un sens de l’à-propos un tant soit peu discutable et racoleur en faisant dès l’introduction appel au mouvement « Black Lives Matters », qui propage pourtant un autre racisme[5], l’essai de Liliane Kerjan est roboratif, plein de vie et de fureurs, permettant d’initier le lecteur à des figures irremplaçables non seulement de la littérature américaine mais de l’émancipation de la pensée.
Il faut encore que ce soit un manifeste, surtout s’il concerne une personnalité disparue en 2011, une personnalité qui, née en 1949, passa son enfance dans le Tennessee, bastion de la ségrégation et du souvenir de l’esclavage. Que l’on s’affirme par la chanson et le rock and roll, ou par la littérature, par le roman ou par La Dernière fête, une autobiographie en noir sous la plume de Gil Scott-Heron, reste alors un combat identitaire, sous-tendu par une thèse indéfectible : les droits et la dignité des noirs doivent être ceux des blancs.
Probablement faut-il être un amateur de Michael Jackson, de Bob Marley et de Steve Wonder pour apprécier pleinement ce volume, d’un chanteur et musicien certes moins connu, mais qui eut ses heures de gloire, avec « The Revolution Will Not Be Televised », satire virulente des médias et de la publicité. On observera cependant que le rythme de son récit à la première personne est aussi vif que celui de ses chansons, bourré de péripéties, de réflexions de bric et de broc, et d’épreuves autant intimes que politiques.
De sa naissance à son « attaque cérébrale », l’autobiographe fait défiler une vie familiale chaotique. Puis des études courageuses, ponctuées par l’écriture, à 19 ans, d’un polar ancré dans les bas-fonds newyorkais, Le Faucon. C’est alors que l’éditeur lui dit : « La bonne nouvelle, c’est qu’il y a un chèque de deux mille dollars pour toi. La mauvaise, c’est que tu dois subir une lourde opération chirurgicale avant de l’encaisser. » C’est-à-dire, « réécrire tout le dialogue du ghetto pour en faire de l’anglais » et « intervertir les personnages ». Finalement, c’est pour Wolrd Publishing et cinq mille dollars qu’il le retravaille et voit son recueil de poèmes, Small Talk at 125th and Lenox également publié.
Peu à peu il quitte la scène secrète de la littérature, et une « carrière de prof de littérature à la fac », pour la vie publique de la scène musicale, ce monde où « il y a des héros et des zéros », entre concerts et tournées, avec des tubes comme « Angel Dust », à mi-chemin du blues, du jazz, de la pop et du rap. Jusqu’à chanter avec « Stevie » Wonder sur une scène qui est « un chaos chorégraphié digne de la Rome antique » ; puis avec « Mike » Jackson dont il mesure le talent bluffant avec humilité, mais sans être capable en son texte d’en rendre et analyser la réelle mesure…
Conjointement, il s’engage parmi l’arène du militantisme, « en protestation contre la mort par balles d’étudiants noirs ». Il n’a de cesse de parvenir à ce qu’un « Martin Luther King day » soit célébré et férié dans toute l’Amérique. En ce sens, l’on peut considérer que ce volume posthume est également l’autobiographie d’une Amérique musicale et en devenir. Quoique « la politique n’était pas [son] domaine de prédilection dans le domaine de la poésie », il se répand en lamentations à l’occasion de l’élection de Ronald Reagan, dont il a « embroché le passé politique » dans un poème : « B Movie ». Malgré les anecdotes et les comportements pas toujours judicieux, la naïveté du ton et de l’enthousiasme entre « frères », l’odyssée vers la gloire s’enrichit d’une dimension picaresque et sociologique.
Ponctuée par le traumatisme de la mort de sa mère, une vie se construit, se bagarre et s’érode au fil des pages, à l’instar de sa voix rauque : « Je ne suis franchement pas sûr de savoir à quel point je suis capable d’amour », « Aimer n’était pas un verbe actif dans ma famille et ma vie ». Ce ne sont peut-être que des euphémismes, en tout cas des ellipses, témoignant de la difficulté à se dire de la part de l’autobiographe. Tabac, drogues, sida, goût forcené du crack (ce dont il ne fait pas mention), solitude (on devine qu’il ne fut ni un amant, ni un père de rêve), tout participe de la pente fatale vers la déchéance, comme chez trop de stars du rock, de la pop et du rap : « J’étais défoncé pétrifié ossifié ». Au point que la mort l’emporte trop tôt, au point que ses mémoires, étroitement liées à l’histoire de l’émancipation noire, soient évidemment inachevées. En un pathétique requiem.
Entre poésie engagée et goût forcené pour les mots, depuis la Bible que lui lisait sa grand-mère, le combat idéologique s’accompagne d’un combat contre, avec et pour la langue. Même si les vocables « cool » et « truc » parsèment le récit au langage coulant et relâché, une esthétique se fait jour : « J’avais des affinités avec le jazz et la syncope, ma poésie venait de la musique ». Hélas les poèmes, ou textes de chansons, insérés dans cette autobiographie, sont d’une faiblesse insigne. Pourtant, à l’occasion de l’assassinat de John Lennon, « le discours de Stevie a ressemblé à un solo de jazz », quoique rien ou à peine n’en filtre ici. Reste une éthique du juste milieu, loin des positions extrêmes des Black Panthers. Sa tolérance se veut universelle : « je ne serais pas censé les apprécier ou apprécier leur art parce qu’ils ne sont pas noirs ? Quoi ? Passez à autre chose ! N’est-ce pas contre ça que l’on s’est battu pendant des années ? » Ou encore : « Tout Américain, élevé dans un climat de mauvais traitements et de violence, qui suggérait qu’on pouvait surmonter des siècles de discrimination délibérée sans rendre la pareille à son oppresseur était plus qu’estimable, il était inestimable ».
Certes, la faiblesse inhérente à ce genre d’ouvrage est son versant à thèse. Une thèse juste, mais que l’évidence - hélas pas toujours partagée - devrait condamner à l’obsolescence. On ne devrait pas avoir à se battre pour les libertés et l’égalité en droits des Afro-Américains. Il n’en reste pas moins que l’intérêt documentaire, psychologique et sociologique pour ce pays exotique, étrange, qu’est celui des grandes figures musicales noires est rarement absent parmi les pages de Gil Scott-Heron. Grâce à l’emprise des figures de la pop-rock dans l’univers du show-business, la cause de la tolérance parait être gagnée. Que l’on se rassure ; le pays du racisme, mais aussi de ses donneurs de leçons, est parfois ancré au plus profond de l’homme, anti-noir ou anti-blanc. La nécessité du témoignage, du manifeste en faveur de l’égale dignité des peaux et des cœurs a encore de beaux et terribles jours devant elle.
Autre autobiographie, celle de Langston Hughes, titrée The Big sea. Il faut lire évidement ce titre comme une métaphore, même si le poète a connu tant « les bateaux morts » bloqués sur l’Hudson que ceux « qui voyagent ». Publiée en 1940 alors que l’écrivain (1901-1967) avait encore bien des années à vivre, elle témoigne d’une attachante personnalité et d’une quête littéraire qui lui permit d’introduire le blues et le jazz dans sa poésie : « La beauté de Susanna Jones dans sa robe rouge / embrase mon cœur d’une flambée d’amour, aiguë comme une peine ». Plus tard, en 1956, il offrit à ses lecteurs un second volet, I Wonder as I Wander. Il voulut et su « donner une voix aux rêves et aux peines que connaissent tous les Noirs ». The Big sea est plus narratif qu’intimiste. À partir du pivot des « vingt et un ans » (c’est le titre de la première partie), lorsqu’il jette ses livres à la mer pour prendre un nouveau départ, voici une bordée de brefs chapitres qui reviennent aux origines familiales. Au-delà de ses lectures et des spectacles, « le monde réel n’était pas sans enchantements ». Une enfance itinérante aux Etats-Unis et au Mexique avec son père qu’il n’aimait guère lui permet de se faire professeur d’anglais. Paysages, corridas, femmes mexicaines, églises, « une tragédie à Toluca », tout est décrit et raconté avec vivacité, alors qu’il se prépare à rejoindre l’université de Columbia. « Le Noir parles des fleuves » est alors son premier poème à être publié. Cependant la pauvreté le rattrape à Harlem. Ne reste qu’à s’embarquer comme matelot.
« En pleine mer », la seconde partie, conte une jeunesse aventureuse jusqu’en Afrique sous la coupe de la colonisation ; là il est « traité de Blanc ». Entre « aventure de la cage aux singes » et tempêtes, le retour n’est pas glorieux et de nouveaux embarquements s’imposent, vers les Pays-Bas, puis la France où il parvient à travailler dans une boite où l’on joue du blues jusqu’au fond de la nuit. Quelques histoires d’amour, des bagarres homériques, l’Italie puis retour aux Etats-Unis, où, étonnement ce sont ses poèmes qui lui ouvrent les portes : un premier prix, des « amitiés littéraires et artistiques », une dame qui lui offre une bourse pour l’université de Lincoln, puis l’édition pour The Weary Blues. Au récit picaresque succède presque un conte de fées…
Ces deux précédents volets sont couronnés par l’épopée de « la Renaissance de Harlem », dont il se fait le chroniqueur, voire l’historien. « Les Noirs étaient à la mode » dans les années vingt. Entre réceptions et spectacles, l’on découvre une satire douce-amère des Noirs aisés et snobs, ce qui ne permet pourtant pas à cette partie d’être la plus intéressante, car moins personnelle, sauf lorsqu’une mécène lui permet d’écrire sans souci son roman : Not Without Laugther. C’est un succès : « je vis mes poèmes se transformer en pains, ma prose en logement et en habillement ».
Toutes ces pages ont quelque chose du déroulé d’un roman de formation. Si le racisme ne peut être occulté par Langston Hughes, la dénonciation n’est ni virulente, ni amère, ni revancharde ; le ton est plutôt enjoué, à rapprocher de la dimension humoristique du blues : « malheureusement, je ne suis pas vraiment de couleur noire », dit-il non sans autodérision.
Curieusement, cet auteur fort connu aux Etats-Unis, souvent cité par Martin Luther King, et qui réussit à vivre de sa plume, n’eut pas les honneurs de la reconnaissance lors de la première parution de cette traduction, sous le titre des Grandes profondeurs en 1947 chez Seghers. Souhaitons que cette édition revue soit un peu plus remarquée, tant le récit est fluide, entraînant, riche d’aventures et de rencontres déterminantes, tout en radiographiant son temps, pour un poète, romancier et nouvelliste, que James Baldwin tenait en haute estime.
Romancier précurseur de l’inoubliable Black Boy et conférencier avec par exemple « The Literature of the Negro », Richard Wright peut être opposé à Ralph Ellison en tant qu’ « esthète mélomane », alors que James Baldwin, qui réclamait de « libérer les Blancs de leurs préjugés », peut être qualifié par Liliane Kerjan d’ « activiste révolutionnaire ». Gil Scott-Heron est quant à lui leur successeur et complice musical, aux côtés de Langston Hughes. Qu’importe, ce ne sont pas là des barrières en tant qu’ils appartiennent à la littérature universelle.
Il est stupéfiant qu’il ait fallu attendre près de quatre-vingts dix ans pour que cette Anthologie noire soit enfin traduite, ce qui n’est d’ailleurs pas un mince travailde la part de Geneviève Chevallier. Nancy Cunard, mécène américaine fortunée, voulut réparer une injustice, rendre hommage à ces journalistes et écrivains que leur peau noire handicapait encore dans les années trente, celles de la grande dépression et du racisme institutionnalisé dans les Etats du Sud. Ainsi pilota-t-elle la confection et la publicationen 1934 de cette Negro Anthology destinée à frapper les esprit et poser une borne mémorable parmi l’histoire de la conscience noire et de la lutte contre le racisme, aux États-Unis certes, mais également jusque dans les autres continents.
L’ambitieuse Nancy Cunard, poète, égérie et mécène des surréalistes, se fit alors éditrice militante, documentant la violence qui gangrenait son pays en visant les Noirs, dont les cultures héritées d’Afrique étaient pourtant célébrées par les amateurs de blues, de jazz et les esthètes du cubisme. Ce lourd et beau volume est une somme où les archives, articles de presse, témoignages, citations, discours politiques, tracts, poèmes, chansons abondent, et dont l’intérêt iconographique n’est pas le moindre. Sans se contenter du regard des Américains, l’on lit ceux venus d’Afrique et d’Europe, tandis que les auteurs viennent de disciplines contrastées et complémentaires : ils sont historiens, anthropologues, étudiant le « folklore noir » et le « préjugé racial » aux Etats-Unis, nous présentant les masques, la statuaire du Congo et ses fétiches. Parfois journalistes, lorsque Williams Pickens relate un lynchage dans l’Indiana et ses conséquences judiciaires et sociales. Sociologues également s’il s’agit de l’éducation des Noirs, évidemment plus que perfectible alors. Les « chaines de forçats », le « vote noir », les « chants de protestation » (avec des partitions) et la musique de jazz sont de la partie, non sans des documents photographiques parfois effrayants. Et, l’on s’en doute, militants, mais aussi artistes et poètes. Outre l’évidente trace historique, la création polymorphe et polyphonique éclate, rageuse, vivante, intense.
Nous retrouvons Langston Hugues qui « cherche une maison / Dans le monde / Où les ombres blanches / Ne tomberons pas ». Si Nancy Cunard n’est peut-être pas une poétesse inoubliable, sa voix s’engage en langage parlé : « Les Blancs s’entretuent pas dans le Sud / oh non, pas avec tous ces Nègres autour » ; ce avec une acerbe ironie. Il y a là des découvertes, tel Walter E. Hawkins, qui fait parler l’Afrique en une épique prosopopée : « Noir est le spectre de mon labeur / Profond comme la richesse de mes mines de charbon […] Je suis le Sphinx et les Pyramides / Le nœud et l’énigme de l’univers ».
Un puissant réquisitoire clôt cet impressionnant recueil, cette encyclopédie méconnue, celui de Raymond Michelet, qui, en trente pages développe : « Les blancs tuent l’Afrique », même si cette dernière a bien su se détruire par elle-même, en particulier au moyen de l’esclavage arabo-musulman. Malgré ce travail considérable, remarquable, Nancy Cunard n’a pas que des vertus, affirmant en sa préface : « les forces les plus vives de la race noire ont compris que seul le communisme renverse les barrières de façon aussi radicale qu’il anéantit les distinctions de classe. L’ordre mondial communiste est la solution au problème de race pour les Noirs ». Le préfacier, Nicolas Menut, note : « On appréciera ». L’on sait en effet ce qu’il advint de tous les pays ravagé par les conséquences du Manifeste de Karl Marx et de ses disciples rouges.
Pourquoi ne pas avoir traduit Negro Anthology par Anthologie nègre ? L’on sent une génuflexion face à ceux qui se seraient étranglés devant ce dernier adjectif qu’ils prétendraient dépréciatif. Si l’on revient à l’étymologie, « niger » en latin signifiait un noir brillant, alors que le terme « ater » signifiait un noir sale. Nous affirmons que cette anthologie en eût été encore plus brillante…
Nicolas d'Estienne d'Orves : Dictionnaire du mauvais goût.
Umberto Eco : Histoire de la laideur, Flammarion, 2007, 456 p, 25 €.
Alice Pfeiffer : Le Goût du moche, Flammarion, 2021, 200 p, 18 €.
Annie Le Brun : Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique,
Fayard Pluriel, 2021, 176 p, 8 €.
Nicolas d’Estienne d’Orves : Dictionnaire amoureux du mauvais goût,
Plon, 2023, 612 p, 26,50 €.
Quand le sage, d’abord historien de la beauté, se fait encyclopédiste de la laideur, l’une collectionne les mochetés, l’autre traque les laideurs politiques. Comme le mal serait l’absence de bien selon quelques théologiens, la laideur pourrait être l’absence du beau. Et comme le préjugé populaire le proclame elle serait aussi subjective que la beauté. Qu'est-ce que le laid ? Pourquoi le choisit-on au détriment du beau ? Cependant l’on ne manque pas de critères et d’analyses pour en déplier les caractéristiques, lorsque l’on se penche sur un titre fondamental, Histoire de la laideur, sous la gouverne d’Umberto Eco, et sur deux essais éclairants, l’un adressé au Goût du moche, par la facétieuse Alice Pfeiffer, l’autre dénonçant la laideur politique en-deça de « Ce qui n’a pas de prix », soit la beauté. Où nous découvrirons, arguments à l’appui, combien le monstre du laid bave sur notre contemporain. Et combien disserter du mauvais goût avec Nicolas d’Estienne d’Orves, même amoureusement, risque de paraître joliment discriminatoire, entre satire, humour et, bien entendu, graffiti.
Selon la définition du Dictionnaire de l’Académie française de 1776, la laideur est « difformité, défaut remarquable dans les proportions, ou dans les couleurs requises pour la beauté ». Probablement y-a-t-il bien plus de variétés de laideur que de beauté. Pourtant philosophes, esthètes et critiques ont au cours de l’Histoire bien plus consacré les efforts de leurs plumes au beau[1], à sa définition, à ses exemples canoniques, plutôt qu’à son contraire, néanmoins complice, le laid. Pour contrer cet inconvénient majeur, Umberto Eco balaie l’histoire de la pensée et de l’art parmi les pages de son Histoire de la laideur. Aussi ne recule-t-il pas devant le dégoût et l’effroi, le difforme et le saccagé.
Depuis l’Antiquité grecque jusqu’à notre immédiat contemporain, l’auteur du Nom de la rose orchestre une anthologie ordonnée et commentée des grands textes les plus explicites et ainsi que des œuvres d’art particulièrement représentatives de cette laideur récurrente, envahissante, en un roboratif condensé d’encyclopédisme. Au rebours du cliché qui voudrait ne voir dans la Grèce ancienne que l’apollinienne beauté, la mythologie exorcise les démons du visible et de l’invisible au moyen de créatures monstrueuses et effrayantes : harpies, sirènes, silènes, Méduse… Le christianisme quant à lui la rejeta du côté du mal, du diable, de ses démons : la collusion de l’enfer et de l’apocalypse est propice en horreurs. Quoique stimulant la répulsion, la laideur néanmoins peut parfois être la source de la compassion, en particulier chrétienne ; l’on ne peut pas ne pas penser à celle du Christ aux outrages, à son corps sanglant sur la croix.
Violant les canons classiques, la laideur a de longtemps paru bannie de l’espace esthétique. Cependant elle tente l’artiste et défie son talent, séduit le déclassé, le réprouvé, le rebelle. Elle est la revanche du disgracié, le priape et le satire de l’obscène Antiquité, le monstre de foire et la cour des miracles ensuite, et du côté féminin c’est la sorcière qui se charge des péchés esthétiques et du culte satanique dont elle est censée relever. À côté du malade et du mutilé, la médecine des Lumières exhibe et conserve les corps des infirmes et des fœtus ratés. La « rédemption romantique » de la laideur (pensons à L’Homme qui rit et au personnage de Quasimodo animés par Victor Hugo) croise au XIX° siècle la laideur industrielle, puis celle du décadentisme et de sa luxure morbide. Le XX° siècle aime choquer avec celle des avant-gardes, puis les phénomènes du punk, du Camp et du kitsch. Quoiqu’il en fasse une catégorie esthétique à part entière, la parfaite analogie entre le laid et le mal moral établie par Karl Rosenkranz en 1853[2] est-elle valide ? Pourtant Socrate, silène repoussant, incarne la « profonde beauté intérieure » ; probablement parce qu’il ne s’agissait pas d’une laideur méchante. Comme pour le beau, peut-on parler de relativisme culturel, géographique et historique, tant les masques nègres et de Picasso inspirent des émotions contrastées, les dieux choyés des uns étant les affreuses idoles des autres… Reste qu’entre « le laid en soi », que constituent des excréments, et le laid formel, venu de la difformité, de l’incomplétude et de la saleté brouillonne, la marge est grande. Et, du point de vue esthétique, la beauté du laid, la boue changée en or grâce aux Fleurs du mal de Charles Baudelaire, peuvent bénéficier d’une rédemption créatrice au moyen de la représentation artistique.
Jusque-là bien moins documenté que le beau, auquel Umberto Eco consacra un volume qui est son envers[3], le laid trouve ici cependant ses lettres de noblesse, tant l’iconographie est à cette égard généreuse, qu’elle soit destinée à provoquer un paradoxal « plaisir esthétique, de la terreur sacrée ou de l’hilarité », de Jérôme Bosch aux caricaturistes, en passant par les portraits qui reculent pas devant le réalisme le plus cru. Romanciers, philosophes et poètes se relaient en un vaste bouquet d’extraits substantiels, de Platon à Italo Calvino visitant un hôpital de malformés congénitaux et autres arriérés, alors que les futuristes italiens réclament « Faisons crânement du « laid » et tuons partout la solennité. Il faut cracher chaque jour sur l’autel de l’Art ». Aujourd’hui, le bruit martelé dissonant, criard du heavy metal, les zombies et morts vivants du cinéma gore, les « gothiks » cloutés, freaks et cyborgs font les délices d’amateurs que l’on imaginera dépourvus de goût, à moins de penser qu’il s’agit là d’exorciser la laideur constitutive du monde et de l’âme.
Quoiqu’il soit délicat de poser une nette distinction, la laideur dispose d’une puissance que n’a pas le moche. Ce dernier vocable, plutôt familier, ironique sinon cinglant, suscite moins l’effroi que le mépris, à moins qu’il soit amusé.
Si Alice Pfeiffer a Le Goût du moche, elle n’est pas dépourvue de goût dans l’art d’écrire. Son petit livre se déploie avec humour, associant le récit d’expériences personnelles et les analyses, parfois justement référencées, ressortissant de l’essai. Avec une autodérision un brin attendrie, elle relate ses tentatives adolescentes, et forcément malheureuses, de ressembler à quelque icône du cinéma, de la pop ou de la mode. Invariablement, ce qui devait être sublime se révèle avorté, « ratage » pitoyable et invariablement moqué.
Devenue journaliste de mode et fan des « vente-presses », elle préfère collectionner les rebuts de ses collègues, « minuscules toilettes en plastique phosphorescent qui vomissent de la mousse » ou « cravate-part-de-pizza ». Ainsi, elle se targue de refuser « la matrice esthétique souveraine » et de préférer ce « paria du bon goût » qu’est le « Ugly Design » aux « pulls recouverts de tétons ». L’humour potache, la scatologie, la provocation bon-enfant font partie des motivations du genre ; revendiquant ainsi une liberté, sinon saine du moins singulière. Et parfois, ce « moche » acquérant la dignité d’un genre, quoique méprisé, devient un agent de l’avant-garde artistique, comme lorsque Pablo Picasso s’inspira de l’art nègre ; et, ajouterons-nous, comme un Cy Twombly sublimant le crabouillage.
Jeter à la face d’autrui la mocheté n’est pas forcément un étalage conscient ou inconscient de mauvais goût, mais la voie d’une évolution des regards, des mentalités et des mœurs : « les parfums en torses de marins crypto-queer de Jean-Paul Gaultier » par exemple, œuvrant au service d’une esthétique homosexuelle, donc d’un art engagé. Le tuning, qui consiste en une ornementation criarde de sa voiture, en revanche ne peut guère s’assurer une telle noblesse, quoiqu’il soit humain de tolérer une réalisation choyée par son conducteur. Le « ringard » quant à lui décrié, risque de devenir bien vite « retro », bénéficiant d’un retour affectif, à la vitesse exponentielle de la mode, du démodé et du remodé : « le moche d’hier est le beau de demain », conclue à cet égard notre journaliste qui constate une réitération des subversions. Ainsi va le vulgaire : la provocante hyper-sexuation devient « porno-chic », quoique l’on puisse là soutenir une libération du corps et des désirs. La vulgarité, contraire à la discrétion, est volontiers tapageuse, outrancière, comme celle du nouveau riche qui affiche la quincaillerie de sa réussite, sans le goût et la culture qui auraient dû le conduire, comme celle de la vedette de la pop, des écrans, de l’instagrameur qui travaillent leur gloire mercantile. Héros, saint, philosophe, artiste, tous sont remisés au grenier des antiquités poussiéreuses, voire coupables de domination culturelle, au bénéfice des bruyantes stars des télévisions, des séries et des magazines people, éphémères météores de l’identification des masses, finalement répugnants. Tout cela amuse beaucoup le catalogue d’Alice Pfeiffer, qui affecte d’aimer également les « mauvaises manières » de la vulgarité linguistique[4].
Pire, l’intrusion du « dégueulasse », avec les « robe-boyaux », des « marques nommées Matières fécales ou House of Excrement, où l’on aime les boucles d’oreille souris, le vomi, les poils dans l’évier et le caca graphique ». La culture de l’hygiène est subvertie, alors que le moche est subverti par le laid. Notre journaliste n’y va pas de main morte : « Comme le sublime, le dégoût cathartique provoque sa propre expérience transcendantale ». Le « trash realism » devient ce qu’elle appelle « le joli-laid ». Très justement moraliste, Alice Pfeiffer note : « le charme que l’on trouve à quelque chose nommé « défaut » montre que l’on n’a pas souffert de ce dernier ». Et le comble du snobisme, face aux chatons phosphorescents, est de se targuer de priser le « méta-moche ».
Il sera plus difficile encore de soutenir l’infantile artisation du banal (si l’on nous permet un tel néologisme) pratiqué par un Jeff Koons, recouvrant d’or une figurine de Michael Jackson, suspendant des homards vernis et des chien-ballons clinquants, en une assomption du moche. Le kitsch ostentatoire aux couleurs flashy exige la reconnaissance de sa vacuité, d’une culture populaire de foire et des concerts géants, au service de la massification.
Reste qu’il faut contrer l’argument selon lequel « ce que l’on trouve laid n’a rien ou presque d’objectif, et est intimement lié à une classe, une communauté », suivant la vulgate de Pierre Bourdieu, sociologue marxisant, qui, dans La Distinction[5], attribue le beau et l’élégance au diktat d’une classe dominante. Aussi Alice Pfeiffer avoue aimer ce qui « cherche à séduire les masses », laissant peut-être entendre qu’il y a dans son attitude une bonne part d’inclusion collectivisme, voire de démagogie.
Nous n’ignorons pas que le kitsch résulte de l’imitation vulgaire et clinquante des grandes œuvres, en une dégradation qui passe par la perte de « l’aura », ainsi que le montra Walter Benjamin[6] ; mais aussi par l’inauthenticité et la pauvreté du matériau, la désintégration de la puissance onirique et symbolique. En ce sens, assimiler le rococo XVIII° et la peinture de François Boucher au « kitsch » avant l’heure relève de l’imposture, tant le raffinement y fit florès. Cependant Alice Pfeiffer sait bien que les babioles figurant des chefs d’œuvres et « fabriquées en masse » choient sans retour dans le kitsch, tant l’originalité créatrice et l’élitisme de la singularité ont quitté ces pseudo objets d’art.
Nantie d’un dégradé baveux de jaune et de violet, la couverture, singulièrement laide en guise d’agression visuelle, est plus que digne de son sujet. Quoiqu’illustré de chapitre en chapitre par les peintures légères et charmantes d’Aline Zalko qui ne sont guère moche (une tour Eifel pénienne au gland que l’on imagine lumineux), l’ouvrage eût gagné à nous offrir un cahier photographique, présentant quelques spécimens de la collection mochissime de l’autrice. Dommage par ailleurs que la page 33 s’achève par une phrase incomplétée ensuite : c’est moche, n’est-ce pas ? Néanmoins, malgré sa brièveté, l’essai est aussi facétieux qu’intelligent, jouant habilement entre les catégories du plaidoyer et de la satire.
L’expression « c’est moche », signe un jugement de valeur, une laideur morale. C’est ce que pourchasse Annie Le Brun, défendant la beauté en son Ce qui n’a pas de prix, contre tout ce qui associe « laideur et politique ». Car en une « esthétisation mensongère », la finance, l’art contemporain et les industries du luxe marchent la main dans la main. Or la laideur n’a rien de neutre, elle est un agent de dégradation de l’homme, de sa sensibilité et de son imagination. Entre gigantisme, minimalisme plastique et brillance aveuglante, l’art s’autorise du geste inaugural de Marcel Duchamp exposant un urinoir, des « arguties » des philosophes de la déconstruction[7] pour instruire un relativisme dégradant à l’aide d’un « arsenal de sophismes », dont l’œuvre ne peut se passer pour assoir sa légitimité fragile, non sans se livrer à un « pillage-démarquage » des icônes de l’histoire de l’art, jusque sur les sacs à main Louis Vuitton. Des ultra-riches à la foule du vulgaire, se généralise « un condensé de conformisme, d’arrogance et d’exhibitionnisme », qui ne diffère que par le prix et non la valeur. Voilà qui contribue « à ce que l’esthétique la plus frelatée fasse désormais office d’éthique ». Surtout si l’on songe combien la vogue du rap, cette injonction permanente martelée sur un rythme militariste, entretient des affinités avec le monde de la délinquance… Radical, le pamphlet fait mouche.
Mais en taxant les productions de Jeff Koons ou de Damien Hirst de « réalisme globaliste », ne se trompe-t-elle pas du tout au tout, ou presque, alors qu’il n’y guère de réalisme dans un chien-ballon ? Kitsch global eût été plus pertinent, lorsque les objets et les créatures détournés par le plasticien deviennent de puérils jouets clinquants, destinés à une monstration somptuaire, au mieux pétris d’ironie, voire d’auto-ironie.
L’efficacité de ce blâme opposé à l’art contemporain, à la cohorte de ses suivistes, de ses clients et sponsors, est redoutable. La collusion du mauvais goût et du panurgisme, entre artistes, collectionneurs, commissaires d’expositions et critiques d’art n’a d’égal que celle des grandes entreprises du luxe avec les institutions étatiques, des centres d’art locaux et de la spéculation financière mondiale.
Reste qu’Annie Le Brun, pointant avec raison une complicité monopolistique de la part de grands groupes capitalistes phagocytant à son profit une doxa de l’art contemporain, pêche par ce que l’on devine être son anticapitalisme obsessionnel[8]. En une séquence nostalgique qui ferme le livre, elle fait appel à William Morris[9], écrivain et plasticien de la fin du XIX° siècle anglais, qui rêvait d’un retour à l’esthétique rurale et artisanale. L’on concédera que les productions de ce dernier sont remarquables ; mais ne s’agit-il pas là d’une régressive utopie ? De plus, faisant l’éloge du grand géographe Elisée Reclus, elle fait preuve d’une autre nostalgie, cette fois pour le mythe libertaire de la Commune de 1871, que soutenait un peintre comme Gustave Courbet (choisi pour illustrer la couverture). Que des esthètes en eussent été les thuriféraires n’augure pas de la validité politique de la chose. Souvenons-nous que cette « Commune », où perce le mot communiste, fut qualifiée par Lénine de « prophétique[10] » et de « répétition générale », à l’instar de celle russe de 1905, et fit l’objet d’une fête anniversaire sous la houlette de Mao Zedong. Le mythe devrait en prendre de la graine. Ce qu’alors Annie Le Brun pense comme beauté politique n’est rien d’autre en sa tyrannie qu’une laideur politique abominable. Alors que Philippe Nemo préfère « l’esthétique de la liberté[11] ».
Si le titre d’Alice Pfeiffer est un oxymore, tant le goût devrait être opposé au moche, celui d’Annie Le Brun parait aussi tarabiscoté que peu explicite. Il eût certes mieux valu titrer ce pamphlet, selon sa judicieuse formule : « l’enlaidissement du monde », qui, non content de submerger le milieu de l’art contemporain, se répand sur les corps, qu’il s’agisse de la surconsommation des marques, en particulier de sport, confinant à l’uniforme et à sa soumission volontaire, dont on devient la vulgaire affiche ; ou de la généralisation des tatouages, tous plus affreux les uns que les autres, en une abdication de l’identité individuelle et de la créativité.
Autre catégorie du laid, qui risque encore une fois d’être péremptoire, le mauvais goût, sur l’autel duquel Nicolas d’Estienne d’Orves, sacrifie amoureusement un pavé de 600 pages. L’on se doute que notre auteur est partial, injuste peut-être, qu’il assume cette partialité avec bonne humeur et un rien de pied de nez à l’égard de qui se voudrait gardien du bon goût, de la correction esthétique et politique. Cette dernière étant trop souvent infatuée de sa laideur politique.
Le marxiste verrait dans le bon goût une infatuation de classe, une hubris de domination sociale, un mépris du bas peuple. Le relativiste n’y verrait qu’un concept sans valeur dépendant des temps et des lieux, des cultures et des individus. Or n’en est-il pas de même du mauvais goût ? Au risque de paraître discriminatoire, tous ces arguments faibles sont sans nul doute le signe d’une paresse intellectuelle, d’une inculture crasse.
Amoureusement aimer le mauvais goût, comme Nicolas d’Estienne d’Orves, n’est-il pas une faute de goût, un scandale jeté à la face de l’intelligence, de l’éducation et de l’esthétique ? À moins qu’il s’agisse de profession de foi artistique, de plaisir du kitsch, histoire de casser la norme et les codes, et d’offrir l’occasion de cent pas de côté peut-être innovants, jamais vus, voire salutaires…
Si ce qui nous intéresse ici ressortit surtout au domaine de l’art, Nicolas d’Estienne d’Orves, en son dictionnaire, brasse large, entre musique et scatologie, télévision et urbanisme, nourriture et vie quotidienne, livres et bien entendu sexe. Par ordre alphabétique, comme il convient à l’exercice et à la collection, il vaque de l’« Andouillette » aux « Zones d’Activités Commerciales ». Une liste d’une centaine de « Fantasmes » donne au choix le vertige ou le dégoût, comme la « ménophagie ou consommation des menstrues », la « pédiophilie », soit le désir sexuel pour des peluches ou des poupées. Les « Ecrivains collabos » en prennent pour leur grade, la « Playlist » des pousseurs de chansonnettes rivalise de niaiserie ou de productions graveleuses, sans oublier les « Chansons paillardes ». Ou encore les « Selfies », pire au bout de leur perche : « on est passé du tourisme au narcissisme ». Et encore, le Narcisse de la mythologie était beau !
C’est moche, c’est vulgaire, c’est bête et pitoyable : mieux vaut en rire. D’ailleurs « la revanche du moche » ne permet-elle pas de tout « démocratiser », y compris les œuvres d’art, en les imprimant sur des tee-shirts vite mouillés de sueur malodorante…
Réjouissant et déprimant, au choix, le dictionnaire de Nicolas d’Estienne d’Orves, hésite entre la délectation gourmande, un rien provocatrice, et la satire. Si notre temps peut être si moche, faut-il être sûr que celui de la Grèce antique ne fut fait que de beauté ?
Le graffiti d'aujourd'hui - car il est de tous les temps - est-il toujours laid ? Tags griffés, peintures au pistolet sur les murs, ils sont salissures urbaines, atteintes à la propriété privée, hors de judicieux espaces dédiés, vandalisme en un mot, graphismes à la va-vite qui sont signatures narcissiques et cryptées, marques tribales de territoires, voire codes et messages pour le trafic de drogues et autres délinquances. Leur proto-écriture n’atteint que rarement à un semblant de dignité calligraphique, à une ombre de figuration esthétique. Cependant, involontaire ou non, voire parfaitement conscient, le graffeur est parfois un réel artiste de rue, associant le dynamisme graphique à l’assomption des harmonies colorées, si vives soient-elles. Parmi la pléthore de l’affreux incivil, se dégagent par instant les surprises de la beauté sensible et expressive, y compris au cœur des palimpsestes. Est-ce à dire que le regardeur est indulgent, se laissant surprendre, ou que l’artiste de rue ne saurait déroger en son sein à l’appel de la beauté ?
Un grand hebdomadaire, Le Point[12], il y a peu, frappa sa couverture avec « L’offensive du laid », dénonçant le « mobilier urbain absurde », l’ « esthétique zadiste », le « règne du PVC », la « destruction du patrimoine ». Il semblerait donc que l’on aime le laid désiré, que l’on s’y mire, en un reflet des édiles de notre pays et de nos cités. Pour reprendre le titre de Friedrich Schiller, « l’éducation esthétique de l’homme[13] » est singulièrement absente dans notre contemporain. Demeure néanmoins une liberté individuelle, une discrimination intelligente, une responsabilité nécessaire, celle de la beauté. Le tout pour espérer éviter les pires laideurs politiques : camps de concentration et d’extermination, goulag et logaï, défilés fascistes et communistes esthétisant les masses, grégaires et clinquants, à l’encontre de l’individualisme et de l’esprit critique, qui sont beautés intellectuelles.
par les historiens Alain Corbin et Jean-Louis Hue.
Suivi par Terra incognita.
Alain Corbin : Histoire buissonnière de la pluie, Champs Flammarion 112 p, 5 €.
Alain Corbin : La Fraîcheur de l’herbe, Pluriel Fayard, 240 p, 8 €.
Jean-Louis Hue : Histoire de la pluie, Grasset, 2019, 304 p, 20 €.
Alain Corbin : Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance,
Albin Michel, 2020, 284 p, 21,90 €.
Qui ne saurait voir dans la rondeur et la lumière des gouttes de pluie, dans le graphisme et l'ondoiement des graminées, une délicatesse de la nature, une poétique beauté ? Aussi, pour oublier les fureurs du monde, faut-il trouver refuge auprès de la fraîcheur de l’herbe et de la pluie. C’est également auprès de la paix des livres qu’il faut venir rencontrer Alain Corbin, historien des causes minuscules, qui, paisiblement, prend le temps de l’heureuse érudition pour écrire une Histoire buissonnière de la pluie, nantie de son indubitable complice : La Fraîcheur de l’herbe, alors qu’autre complice, Jean-Louis Hue, conte également la pluie, mais en 40 épisodes. Causes minuscules, qui, à y regarder d’un peu plus près, se révèlent riches d’enseignements, bien entendu historiques, mais aussi sociologiques, psychologiques et poétiques, dégageant des Histoires de mentalités, comme il l’a fait à l’occasion de ses investigations autour du corps, de la virilité, du silence et des odeurs, par exemple dans Le Miasme et la jonquille[1]. Et comme il le fait encore, tout sous-entendant modestement son ignorance, face aux éléments qui font notre planète, dans Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance.
L'on ne confrontera pas cette Histoire de la pluie avec une Histoire du climat, comme la dressa un autre historien, Emanuel Le Roy Ladurie, auteur d’une belle Histoire du climat depuis l’an mil[2]. Il s’agit plus exactement de sensibilité à cet événement météorologique heureusement récurrent. Sauf que trop abondante, ou désespérément absente, la pluviométrie devient la mesure des catastrophes, bibliques ou écologiques.
Ennuyeux comme la pluie, dit-on. Alain Corbin vient nous prouver qu’il n’en est rien. L’historien y découvre un bruissement littéraire et historique sans nombre. L’essai est l’air de rien fort bien ordonné. Il commence par les couleurs politiques de la pluie, continue par sa « tristesse épouvantable », pour prendre de la hauteur avec la « Politique du mauvais temps » et s’achever sur les saints « pleurards » et les invocations adressées à leur générosité humide, qui, n’en doutons-pas, ont trouvé leur avatar dans la météorologie contemporaine, son besoin et son culte des prévisions.
La « météo-sensibilité » s’exacerbe à l’époque du romantisme. Bernardin de Saint-Pierre associe la pluie à la mélancolie, puis aux larmes féminines, donc à l’éros. Pourtant, l’auteur de Walden ou la vie dans les bois, Thoreau[3], la « magnifie » ; bienveillante, elle est un « globe de cristal ». Hélas, elle est plus souvent un désagrément ; en témoigne Madame de Sévigné qui se plaint en ses lettres des bourbiers et des « abîmes d’eau » qui empêchent sa promenade, et au point que Stendhal l’exècre. Elle est un cataclysme, comme ce Déluge qui hante la Bible et la peinture, une permanente occasion de spleen pluvieux pour Baudelaire et Verlaine.
Un évènement politique peut-être noyé sous les rafales : ainsi la Fête de la Fédération en 1790, ou la parade d’un Président de la République, ce que l’on ne manque pas d’interpréter comme un signe défavorable. Quoique depuis le roi Louis-Philippe, les Présidents font montre de stoïcisme sous l’averse, à l’égal des soldats et de la foule, non sans un certain orgueil et certainement une part de démagogie.
Le pire restant la boue des tranchées pour les poilus de la Première Guerre mondiale, transis jusqu’aux os, comme si la mitraille n’y suffisait pas. Ou les « pluies acides » de la pollution portées par les vents et venues des industries de l’ex bloc communiste. Heureusement, il reste le « petit coin de parapluie » qui se fait « paradis » chez Brassens. Qui se change en enfer si la sécheresse appelle en vain la pluie du ciel sur les récoltes menacées. Y pourvoiront des prières, des fontaines sacrées, des saints, car jusqu’au XX° siècle encore, « la pluie, la grêle, les orages étaient entre les mains de Dieu »…
Sur une idée originale, Alain Corbin a réalisé un ouvrage attachant. On regrette seulement, même si elle se termine sur une petite anthologie (de Shakespeare à Verhaeren, en passant par Verne et Zola) que cette pluie de connaissances évocatrices soit si brève : le temps d’une averse estivale au soleil, loin des quarante jours d’un sombre déluge…
Il pleut également depuis la Bible chez Jean-Louis Hue, des plus terribles aux plus voluptueuses, entre bénédictions propices aux cultures et catastrophes. Et puisque le biblique déluge est censé avoir duré quarante jours, c’est en autant d’épisodes que l’auteur de L’Apprentissage de la marche[4]a œuvré pour ses lecteurs, qui ont la sagesse de ne pas oublier leur parapluie. Certes, bien avant Pluviose, éphémère mois du calendrier révolutionnaire, les gouttes ont conservé le souvenir de leurs impacts dans des roches qui les ont fossilisés.
Elles sont « intimes », musicales et mélancoliques, « vagabondes » de par le monde, « religieuses », du châtiment divin à l’apocalypse, « célèbres », entre Waterloo et la boue des poilus de 14-18, ou les « Cent ans de grisaille » de la guerre du même nom, « savantes » quand la pluviométrie les mesure, « annoncées » enfin, ou imprévisibles lorsque la météorologie répugne à prédire le beau temps. Elles sont pluies d’informations, documentées, rassurantes, pittoresques, effrayantes et eschatologiques. Les poètes, comme Verlaine, les pleurent et les chantent, alors que les peintres mouillent leur chemise pour les représenter, et particulièrement les impressionnistes, entre Claude Monet à Belle Île et Gustave Caillebotte dans les rues de Paris.
Plus impressionniste, moins littéraire et plus encyclopédique qu’Alain Corbin, Jean-Louis Hue louvoie entre poésie et documentation historique. Si ces deux essayistes se recoupent et se complètent, le premier a la primeur, incontestablement ; ce qui n’enlève guère de charme au second. Car ce dernier aime les gargouilles, invoque les dieux du ciel et ne néglige pas d’observer les animaux « qui s’agitent quand la pluie s’annonce », quoiqu’il soit plus sérieux de consulter le baromètre et le pluviomètre. Voire de se fier au « Rain Business » qui fait payer ses services de probabilités météorologiques et concerne les compagnies d’assurances.
Le précédent essai d'Henri Corbin se fermait en citant une page de L’Herbe, un roman de Claude Simon, publié en 1958. Ce dernier y montre un personnage, Louise, qui associe l’ondée nocturne à la liquéfaction de son amour : « comme si la nuit toute entière, le monde tout entier se liquéfiaient lentement dans les ténèbres humides »… Aussi, de la pluie à l’herbe, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par notre historien. Sous-titrant son essai « Histoire d’une gamme d’émotions de l’Antiquité à nos jours », il propose en sa Fraîcheur de l’herbe une pérégrination à la fois temporelle et géographique, qui est un hommage appuyé et sensible à cette habitante des prairies que philosophes, chroniqueurs, et surtout poètes, ont exaltée.
Dès l’Antiquité, l’idylle pastorale chante, avec la voix de Théocrite, les bergers et les troupeaux, l’herbe et les prairies. Bonne ou mauvaise, comme le chiendent et l’ivraie biblique, apaisante ou urticante, elle est le bonheur ou le cauchemar des jardiniers, l’alliée ou l’ennemi des pelouses urbaines. « Porteuse d’origine », elle est un berceau de l’humanité, le siège des déjeuners sur l’herbe (dont celui du peintre Manet), pourquoi pas d’un érotisme champêtre, voire celle qui recouvrira nos tombes…
L’on devine que les poètes antiques, comme Virgile dans ses Géorgiques, ont célébré « la tendre verdure » ; qu’à la suite du « vert enclos » du jardin d’Eden, et de l’« hortus conclusus » médiéval, Ronsard n’est pas en reste. En outre, l’on peut être certain que les romantiques, de Lamartine à Hugo, qui, renversant l’usage, fait l’éloge de la mauvaise herbe, jusqu’à Walt Whitman[5], l’ont chérie. En effet lui sont attribuées des « valeurs morales » : son énergie, son silence, sa fécondité. Le XX° siècle ne boude pas la prairie, au point que Philippe Jaccottet la décrive et la chante sans lassitude. Pensons de plus au disert poème en prose de Francis Ponge, La Fabrique du Pré, imprimé non sans raison sur un papier tour à tour brun puis vert, dans lequel il note : « l’herbe exprime la résurrection universelle sous la forme la plus élémentaire ».
Il faut évoquer « l’herbe-mémoire », dont les propriétés sensorielles raniment un souvenir d’enfance, comme d’ailleurs le foin coupé, mais aussi les soins consacrés par Rousseau à « herboriser », dans ses Rêveries du promeneur solitaire ; ce qui nous amène au versant scientifique choyé par les naturalistes et leurs herbiers. Les romanciers ne sont pas en reste, qu’ils s’appellent Colette ou Herman Hesse. De manière récurrente, l’habitante des prés est « asile », « plénitude heureuse », participant de toute évidence d’une idéalisation de la nature.
Cependant cette nature herbeuse réclame également un travail : nourricière, elle passe par la fenaison, joyeux et labeur, parfois caniculaire, spectacle rural apprécié, associé à l’été, choyé par les peintres. N’oublions pas qu’elle se fait parfois un allié de la séduction féminine : « deux pieds de marbre blanc brillent sur l’herbe », poétisait Lamartine. La sensualité plus qu’érotique, des nymphes, des faunes et satyres, n’est pas loin, ce que Zola, comme à son habitude gourmand de grivoiserie, appelle l’espace d’une « grande fornication ». Hélas, à l’antithèse, l’allégorie de la mort, quant à elle, est « la grande faucheuse », certainement pas par hasard, de même que l’herbe des ruines pousse parmi les débris des civilisations, jusqu’à les occulter, alors que « le gazon des cimetières » cèle la paix éternelle. Ainsi, Whitman apprécie-t-il « la splendide chevelure inculte des tombes ».
Plus curieusement, l’on apprend qu’outre l’agriculture, le brin de verdure est un enjeu économique, à l’occasion de « l’herbe des golfs exportée dans les pays du Sud » ! Aussi, de même que le feuillage, elle prête sa couleur aux mouvements écologistes, terrain sur lequel Alain Corbin ne s’aventure pas : oserons-nous dire qu’il manque ici un chapitre ?
La promenade d’Alain Corbin est plus qu’agréable, notablement encyclopédique, en particulier dans le champ (la métaphore n’est ici pas vaine) de l’histoire littéraire, et un peu moins d’une histoire civilisationnelle ; même si un esprit un brin tatillon pourrait penser lui reprocher de céder à l’énumération, au syndrome du catalogue (quoique, malgré l’absence d’un index, les notes soient à cet égard précieuses), au « vertige de la liste », pour reprendre le titre d’Umberto Eco[6].
Plus grand que le brin d’herbe, l’arbre fut également l’occasion d’une investigation historique sous la plume d’Alain Corbin, avec La douceur de l'ombre. L'arbre, source d'émotions, de l'Antiquité à nos jours[7].
Une fois de plus, au-delà d’une conception de l’Histoire venue de l’Antiquité, volontiers adonnée aux « vies des hommes illustres », pour reprendre le Grec Plutarque, aux batailles et aux empires, l’on y préfère une Histoire des mentalités et de la sensibilité. Le champ embrassé par l’historien Alain Corbin fureteur est vaste. Outre ces volumes qui s’intéressent au regard porté sur la nature et sur la sensibilité qui en découle, il n’a pas manqué de s’intéresser à l’être humain. Or, loin de se focaliser sur son Histoire de la virilité[8], il a oscillé des Filles de rêves[9] aux Filles de noces[10], ces dernières, quoique le titre laisse imaginer, étant celles de la « misère sexuelle et prostitution aux XIX° et XX° siècles ». Plus vaste encore, Le triptyque de l’Histoire des émotions[11], de l’Antiquité à nos jours, outre la direction de Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, est également animé par Alain Corbin, qui a plus particulièrement dirigé le second volume, consacré à la période qui va « des Lumières à la fin du XIX° siècle », donc celle de la montée en puissance de la sensibilité, plus précisément du romantisme. Pour répondre à la pluie et l’herbe, il s’agit d’une époque nouvelle où se fait jour une attention accrue, de plus en plus émue au paysage, où fleurit un « moi météorologique ». De la colère révolutionnaire, à la tendresse et à la passion romantiques, jusqu’à l’éblouissement impressionniste, en passant par la mélancolie, toutes ces émotions trouvent alors leur figuration dans la peinture de paysage, comme chez William Turner et Caspar-David Friedrich, tour à tour délicatement paisible et violemment tempétueuse.
Il suffit à Alain Corbin de penser à élargir le propos pour que son ardeur se mette en branle. Non seulement les eaux, mais la terre, les airs, mais aussi le feu, sont les éléments de Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance. Car de longtemps nos cartes géographiques puis nos connaissances du monde ont regorgé de vides et d’erreurs. Ce sont des lieux où il n’y a ni herbe ni pluie, à peine un plateau blanc, comme un livre qui n’aurait jamais été écrit, lieux dangereux autant par l’ignorance que nous en avons, que par les abîmes d’erreur où avec eux nous sombrons.
En un volume qui pourrait être géographique, l’historien, comme son habitus le lui permet, entreprend une investigation historique, du siècle des Lumières à l’aube du XX° siècle. Auparavant nous ne savions pas grand-chose de notre terre. Seules les grandes découvertes, initiées par Christophe Colomb et Vasco de Gama, purent donner l’illusion d’une connaissance globale. Pourtant, et de longtemps, les cartes gardèrent des espaces vierges, où l’on inscrivait, au cœur de l’Afrique, de l’Asie, de l’Océanie, des pôles : « Terra incognita ». Et même si les voyages de découvertes progressèrent jusqu’à par exemple découvrir imparfaitement les sources du Nil en 1858, l’on traquait l’inconnu sur terre alors que les fonds marins restaient mystérieux, tout en pensant, jusqu’en 1870, que la mer recouvrait les pôles, quoique l’Atlas de Mercator de 1596 dessinât une terre circulaire et nantie de fleuves au pôle nord. Quant à la stratosphère, elle restait encore longtemps hors d’atteinte.
Pour Alain Corbin, le déclencheur de son travail de « feuilletage des ignorances » est un événement fondateur qui fit le sujet d’un poème de Voltaire : le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Car, outre sa gravité, il fut le premier à être, dans toute l’Europe, médiatisé, pour employer un terme anachronique. La « mode tellurique » cherchait à comprendre les mécanismes d’un phénomène jusque-là le plus souvent attribué à la colère divine. Le soudain désir de savoir, ou « libido sciendi », marque un recul progressif de l’ignorance. Les discours mythiques et littéraires sont peu à peu remplacés par les connaissances expérimentales. Par exemple, le mythe du déluge permit longtemps de décrire la formation du monde après la création divine. Alors que la « théorie de la terre » de Buffon postulait bien plus que les 4000 ans attribués par une chronologie biblique, bientôt obsolète.
Le romantisme, pictural et littéraire, affamé de paysages sublimes, précéda, sinon accompagna, les développements scientifiques du XIX° siècle. Ce n’est que peu à peu que l’on mesura des profondeurs marines de plus en plus abyssales, que Luke Howard catalogua les nuages entre cirrus, cumulus et stratus, que l’échelle de Beaufort mesura les vents, que l’on compris d’où venaient et comment circulaient les glaciers : la glaciologie était née ; mais aussi l’hydrographie… Les effets sur le climat des éruptions du Laki en 1783 puis du Tambora en 1815, affreusement visibles avec des années sans soleil, froides et génératrices de famines, étaient connus, mais non leurs causes. Les prévisions météorologiques étaient encore à venir, soutenues cependant par une meilleure connaissance des mouvements atmosphériques dans les années 1880, des dépressions et des anticyclones ; non sans affronter la résistance des croyances populaires et des almanachs. L’écrivain Jules Verne, au-travers de 20 000 lieues sous les mers ou Voyage au centre de la terre, témoigne de la vulgarisation scientifique inhérente à son siècle.
Sans déroger à son habitude, notre historien distribue une impressionnante galerie d’informations ; tout juste si l’on pourrait lui reprocher ici des redites, un manque de concision parfois dommageable. Finalement l’essai d’Alain Corbin invite à la modestie. Même si les connaissances scientifiques, terriennes, aériennes et marines ont fait un bond considérable à partir du XIX° siècle jusqu’à nos jours, la prétention humaine se heurte toujours à des inconnaissances, en particulier dans le domaine de la physique quantique, de l’histoire de l’univers.
Il a moins d’un demi-siècle, Internet était une terra incognita. Autrement dit l’abîme de notre ignorance est aussi celui de phénomènes liés à de futures découvertes qui ne manqueront pas de bouleverser notre monde. Ainsi peut-être maîtriserons nous l’herbe et la pluie ; pour le meilleur ou pour le pire…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.