traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry,
Métailié, 2022, 192 p, 19 €.
Santiago Gamboa : Prières nocturnes,
traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry,
Métailié, 2014, 312 p, 20 €.
Une maison ne devrait-elle pas être un cerveau réalisé, une personnalité à l’égal de son propriétaire ? Il s’agit bien là de « la demeure idéale » du professeur de philologie qu’un prix a honoré, lui permettant cet achat depuis longtemps convoité. Avec sa vieille tante, gloire ancienne du combat contre l’extrême droite et admiratrice de Castro et de Mao, dont le handicap est peut-être la métaphore de la faillite des idéaux marxistes et communistes, il emménage avec « quatre cents caisses de livres » dans l’immense maison de Bogota pour une étendue de bonheur et de travail sans faille. Ainsi se déploient les cercles d’une vie et d’un monde autour d’Une maison à Bogota, sous le clavier du Colombien Santiago Gamboa. Plus éclatées encore sont ses Prières nocturnes entre les mondes vénéneux du sexe et de l’argent, peut-être de l’amour. La maison politique du romancier va-t-elle exploser sous les coups de boutoir de la réalité sud-américaine ?
Dans la maison du narrateur, le cercle s’élargit avec la cuisinière nommée Transito. Car partout le passé politique s’ensanglante de tragédies à cause des FARC (Forces Armées Révolutionnaire de Colombie). L’assassinat du frère de Transito par ses camarades est retranscrit grâce à sa voix bouleversée. Quant à la vie du chauffeur et son travail harassant à peine payé dans une mine d’émeraudes, cependant récompensé par un « caillou miraculeux », ils font l’objet d’un autre récit emboité. De même pour l’infirmière Elvira, maîtresse sensationnelle, dont le mari succombe aux ravages de la drogue. Les maux de l’Amérique latine étant ainsi concentrés dans cet « espace dominé par la mémoire ».
Et comme les personnages, chacune des pièces de la maison, en autant de chapitres, permet à d’autres histoires d’affleurer, à d’autres lieux d’être évoqués, comme à l’occasion de la salle de bain, des hammams et saunas sur d’autres continents. L’immense mansarde est musicale et enfantine, où sont rangés disques et illustrés pour adolescents. Plus loin, les quartiers pauvres pourrissent de délinquance et d’enfance maltraitée, de crack et de colle, alors que dans la « ville nyctalope » l’on trouve une « fête nazie » et autres orgies sexuelles que l’on épargnera au lecteur sensible…
Le narrateur - qui sait s’il s’agit de l’alter ego de l’auteur - développe ainsi des facettes de sa vie, depuis son enfance et ses parents cultivés hélas morts dans un incendie, jusqu’à son développement intellectuel. Comme en une spirale à la fois centrifuge et centripète, les événements, les convictions et les menaces se multiplient, ouvrant leurs portes aux aventures sexuelles, aux étudiants révolutionnaires et tyranniques, non sans un humour parfois mordant et un pessimisme peu amène : « les relations humaines sont condamnées au désastre ».
Le tout forme un autoportrait du narrateur en cynique, dézinguant au passage un écrivain plagiaire, déballant pêle-mêle la cuisine locale, l’Histoire du dernier siècle, car « la politique était la maladie vénérienne du pays ». Ou convoquant l’écrivain français Echenoz, qui entonne un hilarant éloge de la vulve ! Tout cela au risque de voir surgir d’anciens et nouveaux démons : la tante, aux journaux intimes scellés était-elle complice des FARC ?
Au-delà du roman de société, du tableau politique, l’apologue du Colombien Santiago Gamboa est le théâtre explosif de la confrontation entre l’idéal et le réel. Si la maison de Bogota est une sorte de paradis, les alentours peuvent ressembler aux cercles de l’Enfer de Dante. Sans temps mort, le récit s’élargit, bouillonne, sa prose est effervescente, l’intertextualité innerve un pandémonium de situations, de registres, lyrique, élégiaque, tragique, sans exclusive. La composition romanesque s’enrichit de l’intérieur, à l’image des pièces de la maison, « faite de plusieurs strates, avec des galeries adjacentes », destinée à aboutir à un éloge de la bibliothèque, de « l’air et les nuages », pour reprendre le titre du terrible et ultime chapitre, en une réelle ode à la littérature : « Constituer une bibliothèque est un acte de foi en l’avenir ».
Il n’y a pas de tourbillons de saints, d’anges ni de Saint-Esprit lumineux en ces Prières nocturnes ; pourtant leur composition est fondamentalement baroque. Cosmopolite est ce roman, entre Colombie, Inde et Thaïlande où le nœud de l’action se déroule. Santiago Gamboa, né en 1965, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres, joue avec brio des récits alternés. D’une part ceux, autobiographiques, de Manuel et de sa sœur Juana, d’autre part celui du Consul colombien à New Delhi qui se voit chargé d’une triste affaire : veiller au destin du premier héros qui, soupçonné à Bangkok d’un lourd trafic de drogue, risque la peine de mort, au mieux trente ans de prison. Mais au-delà de l’intrigue policière exotique, satire politique et poétique romanesque jouent un feu d’artifice troublant…
Rien de religieux en ces Prières nocturnes. Tout y est profane ; y compris les « prières » adressées à une vie espérée meilleure par les protagonistes. Brossé avec allant, vigueur et réalisme sans apprêt, le portrait du jeune Manuel est éblouissant : de la tyrannie familiale aux esprits étriqués (« droite minable, mesquine et patriotarde ») de son enfance à la philosophie de Deleuze dont il devient un spécialiste, il se déploie entre les plaisirs précieux de la lecture, du cinéma d’auteur, la peinture de graffs sur des murs de béton, qui est son « art d’évasion » ; et l’amour protecteur de sa sœur Juana au point de travailler pour lui, par tous les moyens, à préparer son avenir, son évasion hors d’un pays dangereux et étriqué. C’est ainsi qu’en sa prison il confie son histoire au Consul écrivain et « chasseur d’histoires », lui promettant, non « un roman noir », mais « plutôt un roman d’amour ». Où la disparition de Juana est l’élément déclencheur. Disparition volontaire, dans le cadre d’une lucrative agence d’escort-girls, vers le Japon. C’est alors que Manuel se lance dans la piteuse aventure pour tenter de la retrouver, et convoyer une valise qui sera sa perte. Jusqu’à ce que le Consul et narrataire se lance à son tour dans la quête…
L'on trouve en ce roman existentiel et psychologique, quoiqu’à demi policier, des facettes parfois déjantées. Au choix, une autre narratrice, transsexuelle spirituelle, et bien des personnages hauts en couleur dont l’un se prend pour « un Rastignac créole ». Mais aussi, parmi cette composition transgenres littéraires, un colloque à Tokyo sur la littérature colombienne, un chapitre en forme d’éloge du gin et des alcools, parmi lesquels « le martini était la seule invention nord-américaine aussi parfaite que la forme du sonnet ». Plusieurs pays sont également portraiturés avec les dents de l’impitoyable satire : la Colombie déchirée entre dictatures nationalistes, crimes d’état, mafia friquée et sans la moindre dimension intellectuelle, préjugés réactionnaires, corruptions et guérilleros des FARC ; la Thaïlande, croupie de chaleur, de pollution et de prostitution. Plus indulgente est la radiographie du Japon, malgré le luxe sévère de son milieu prostitutionnel. Les tableaux de mœurs font mouche, même si le lecteur peut se sentir étourdi de la fureur et de la vanité de ces mondes où drogue et sexe tiennent lieu de vraie vie.
Santiago Gamboa mène son intrigue bien rocambolesque avec feu, maîtrisant les points de vue complémentaires des personnages qui livrent leurs versants de l’histoire. Parfois avec humour pour des sujets graves, comme lorsque Juana fait sa confession, s’adressant à sa « chère Inter-Nette ». Entre fuite à Téhéran auprès d’un mari jaloux, puis évasion par les soins du Consul, Juana, dont la beauté est une arme fatale, nous révèle les rouages de la prostitution internationale. Malgré sa détermination d’amasser une fortune pour pourvoir à l’éducation et au destin de son frère tant aimé, elle dit son « mal aux articulations et aux lobes de l’amour ». Avant de livrer au lecteur son corps aux tatouages venus de vagues et de naufrages célèbres, dont « La grande vague » d’Hokusai, corps devenu une œuvre d’art splendide et cruelle, figurant une mise en abîme du roman.
Le réalisme est vigoureux, oscillant entre vie contemporaine, tour à tour sordide et clinquante, et intrusion des allusions passionnées à la littérature, comme si l’on était autant en pays de roman que de métalittérature. L’écriture est évocatrice, rapide et sensuelle, aussi riche qu’efficace ; on y trouve des « glaçons comme rapportés de la caverne de Platon », des touches de roman-feuilleton et de haïku. De par et malgré les mondes traversés, paisibles, chaotiques, terribles, une certaine mélancolie, une inquiétude métaphysique sourdent inévitablement. De plus -et ce n’est pas une moindre qualité- les lieux communs familiaux et politiques sont pourfendus par les maximes du mentor de Juana, le vieux Monsieur Echenoz…: « Le pire pour une jeune fille c’est de se marier avec un jeune homme, c’est l’union de deux stupidités », ou « Sais-tu quel est le nom contemporain de la démocratie ? La perversité. Si un chimpanzé avec un tambour devenait populaire et amusant, il pourrait être élu président », ou encore : « Je déteste les écrivains qui défendent de nobles causes ». En ce sens, Prières nocturnes, ode à l’amour contrarié entre frère et sœur - mais sans rien d’incestueux - initiation à la richesse financière et intellectuelle, à l’effroi et à la sagesse vaut bien un vade-mecum, hélas bien douloureux. Comme un portrait-charge, un Colombian Psycho, jeté à la face de la Colombie, voire de l'Amérique latine...
Homme-orchestre dans le parc d’attraction de la littérature baroque latino-américaine, Santiago Gamboa n’écrit pas sans grave sérieux, entre roman d’initiation psychologique et politique, ni sans ironie envers les clichés de l’aventure et du policier. Si, comme pour un de ces personnages, « être écrivain était le maximum de ce que pouvait espérer un être humain », nul doute que Gamboa, et le Consul son double, atteignent ce maximum : celui d’un édifiant divertissement haut en couleurs, aux qualités sociologiques, poétiques et tragiques… Aussi tragique finalement que le sort réservé à sa maison, témoignant peut-être d’un certain goût mélancolique, voire nihiliste…
Journaliste, diplomate, Santiago Gamboa né en 1965 est un romancier nombreux, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres. Des Hommes en noir[1] révèle un roman policier fort noir. Le témoin n’est autre qu’un jeune garçon, du haut de son arbre. Les trois véhicules aux vitres teintées attaqués à l’arme lourde, les échanges de balles et les cadavres, un hélicoptère évacuant les passagers. Malgré les traces effacées, ses yeux et sa mémoire en gardent la trace. La chose pourrait rester inaperçue. Sauf pour le procureur Edilson Jutsiñamuy, qui s’adjoint une journaliste d’investigation, Julieta, et son assistante Johana, une ex-guérillera des FARC, toutes plus incorruptibles les unes que les autres.L’enquête parcourt les réseaux de la Colombie, du Brésil et de la Guyane française, jusque parmi les Églises évangéliques.Voici à la fois un thriller violent et un documentaire sur la guerre civile. Le rôle du romancier restant celui de la dénonciation des tyrannies criminelles et politiques.
Plus excitant et fou est Retourner dans l’obscure vallée[2]. Ils ont fui la Colombie, vers l’Europe, et ne peuvent qu’y retourner. Manuela tente d’oublier les traumatismes de son enfance grâce à la lecture, la poésie, Tertuliano imagine une théologie de « l’harmonie des Maîtres anciens », empreinte de messianisme et de violence, le prêtre Palacios rêve d’être pardonné de son passé paramilitaire. Et parmi eux le consul et Juana, dont les amours sont en demi-teinte et cependant peut-être secrètement ardents. Et enfin le Consul et Juana, qui se poursuivent, se désirent, liés par des sentiments indéfinis. Parmi eux, l’ombre de Rimbaud, poète précoce et génial qui marche et se cherche dans des voyages sans répit. Qui sait si la solution est à Harar, au pays fantasmé d’un aventurier Rimbaud ? La narration polyphonique est vigoureuse, entre roman de société et enquête psychologique. Et si l’on veut découvrir comment un jeune écrivain latino-américain vient à Paris pour être au plus près de la littérature, mais auprès de la pluie froide, de la pauvreté des immigrés mais aussi des aventures érotiques, lisons Le Syndrome d’Ulysse[3], pour savoir comment retrouver son Ithaque…
La « maison » politique de Santiago Gamboa est à la mesure de sa psyché, mais aussi de son pays. Rêve-t-il d’une parfaite et paisible demeure où l’art et la littérature vivraient en toute sérénité, alors que les tempêtes révolutionnaires et criminelles le cernent ? Probablement sait-il sa tour d'ivoire impossible. À l’image de la condition humaine…
Traduit de l’anglais par Laili Dior & Mélisande Fitzsimons,
Allia, 2001, 80 p, 6 €.
Paul Lafargue : Le Droit à la paresse, Allia, 1999, 80 p, 6,20 €.
Samuel Johnson : Le Paresseux, Allia, 2000,
traduit de l'anglais par M. Varney, 128 p, 6,20 €.
Kasimir Malévitch : La Paresse comme vérité effective de l’homme,
Allia, 2000, 48 p, 6,20€.
Après tant de lectures harassantes, science-fictions démesurées, traités philosophiques pesants, romans inquiétants et pathétiques, sommes esthétiques et érudites, et autres résistances contre les tyrannies de tous poils, votre critique aura bien besoin d’un peu de repos, de trouver la paix d’un cloître espagnol ou les reflets mouvants d’un canal vénitien, besoin de résilience par la vertu de lenteur, et d’une oisiveté régénératrice. Or la chose ne fut pas probablement de tout repos pour l’historien Alain Corbin, lorsqu’il fouilla en diverses archives pour écrire son Histoire du repos. Il a fallu tout de même ne pas trop lambiner dans les oreillers de la paresse à Laurent Vidal pour aller à la recherche de ses Hommes lents, malicieux résistants à la modernité. Mieux encore, et par-dessus tout, cédons à l’Apologie des oisifs telle qu’elle fut brièvement et néanmoins de manière succulente tissée par Robert Louis Stevenson, l’auteur du peu paresseux Voyage avec un âne à travers les Cévennes. À moins d’aller jusqu’à considérer, comme Samuel Johnson, Paul Lafargue ou Kasimir Mélévitch que la paresse soit une vertu.
Il est bon, avant le dernier repos qui nous attend tous, de prendre la vie avec le toucher délicat du repos. En faire l’Histoire ne fut qu’une promenade de santé pour Alain Corbin, dont nous connaissons les doctes travaux sur le corps, les émotions ou l’ignorance[1]… Il lui bien fallu travailler un peu, loin de la mesure où le mot « travail » vient du tripalium latin, un instrument de torture. Gageons cependant qu’un tel travail, venu de la condition adamique obligée, fut surtout réalisation de soi et qu’il ne gagnerait guère à éternellement se reposer flegmatiquement, préférant trouver le repos du juste dans l’étude et la conception d’un essai valant sa propre récompense.
Peut-être fut-il fondé le septième jour, lorsqu’après sa création Dieu se reposa. Malgré cette autorité somme toute mythique, et contrairement à une vision naïve, « les figures du repos n’ont cessé de varier au cours des siècles ». Du repos, « identifié au salut et à un état d’éternité heureuse », jusqu’à celui de son « grand siècle », entre XIX° et XX° siècle, il y a un abîme dans les mentalités. Sacralisé, il devient peu à peu un moment sécularisé.
Il faut se résoudre en Occident à penser le repos dans une tradition religieuse. Pourtant, croire que Dieu puisse être fatigué relève de l’ineptie ; il n’en est d’ailleurs pas fait mention dans la Genèse. Le Sabbat juif consacre la dédicace d’un jour à Yahvé, ce que ce dernier enjoint à Moïse, sans oublier tous les sept ans une « année sabbatique » pour la terre que l’on ne cultive pas et se repose. Il deviendra le dimanche des Chrétiens. Le Paradis perdu, ce vaste poème anglais du XVII° siècle, sous la plume de Milton, consacre la paix d’Adam et Eve, après un doux jardinage : ce « repos paradisiaque » ne sera plus qu’une nostalgie, une espérance après la chute.
De longtemps, seul le « repos éternel » aura valeur de vérité. Des gisants médiévaux aux requiem musicaux il est seul paradisiaque, car ce n’est pas sur cette terre que nous l’obtiendrons, mais « in paradisum ». Le XVII° siècle, lui, cherche la quiétude en Dieu, contraire à l’inquiétude, car l’improductif repos peut conduire aux affres du moi, entraînant ennui, acedia et mélancolie, tous penchants funestes pour l’âme. Pascal a découvert « que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Or la théologie catholique s’anime de cette « querelle du quiétisme » - qu’Alain Corbin évoque sans réellement l’expliquer - selon laquelle l’abandon à Dieu pourrait être passivité au lieu d’un cheminement plus actif, ce dont on trouve bien des traces dans l’œuvre de Fénelon, qui est partisan du quiétisme, et sa controverse avec Bossuet qui aboutit à la condamnation du premier par le Pape Innocent XII en 1699.
Cependant, tel Bussy-Rabutin, qui fit de troubles révélations sur la conduite galante du roi Louis XIV dans son Histoire amoureuse des Gaules, l’on peut être condamné à demeurer loin de la cour, où il faudra savoir trouver la paix intérieure : il s’agit là « d’un repos compensateur des souffrances de la disgrâce ». Et, correspondant avec Madame de Sévigné, restaurant un ou deux châteaux, l’on peut évoquer « l’otium cum dignitate de l’antiquité romaine, teinté de résignation stoïcienne ». Philosopher et moraliser à loisir, voire écrire ses mémoires…
Quant au confinement, il peut être érémitique et à Dieu consacré, c’est le cas de Jean d’Estissac commenté par Montaigne, littéraire lorsque les conteurs de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre sont arrêtés par la crue du gave, qui les oblige à trouver le divertissement des récits en un lieu préservé des misères et des laideurs du monde.
Pire, la réclusion, la prison oblige à une tranquillité non consentie (à condition de ne pas subir promiscuité et autres brimades), comme lorsque l’Italien Silvio Pellico connut celle de l’Autriche au début du XIX° siècle, ce qu’il narra dans un récit autobiographique qui eut un grand retentissement : Mes Prisons. Un militaire aux arrêts pourra, comme Xavier de Maistre, en tirer l’occasion d’écrire son Voyage autour de ma chambre. Non loin de Diderot qui confia ses regrets sur sa « vieille robe de chambre », bien reposante.
Bientôt, « commodités et nouvelles postures » éloignent le repos de son dispensateur traditionnel : Dieu. Le siège vertical ou le raide prie-Dieu sont peu à peu remplacés par des fauteuils confortables, voire des transatlantiques. Ainsi va l’évolution des mœurs couplée avec la civilisation des loisirs, le temps des congés payés et du tourisme, aussi bien de luxe que populaire. Ce que notre historien a plus particulièrement traité dans L’Avènement des loisirs[2].
Dans notre désir de nous mettre au vert, nous retrouvons aujourd’hui un grand topos littéraire, le repos dans la nature, tel que chanté par Virgile dans ses Bucoliques, par Ronsard, non sans un certain plaisir érotique, tel qu’évoqué dans les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, loin de la foule et « détaché des passions sociales ». Le « moi météorologique » s’éloigne des tourmentes de la Révolution, comme avec Joseph Joubert, comme avec les romantiques, du moins ceux qui préfèrent le « repos politique » aux tumultes de l’Histoire. Notons qu’à la fin du XIX° siècle vient au jour un délit de « perturbation du repos public ».
Parallèlement, en Angleterre, et pour lutter contre la mélancolie et autres maladies de langueur, l’on recommande les bains de mer. Le repos devient thérapeutique, perdant toute vocation spirituelle. Il est cependant nécessaire de se revigorer, dans une eau glacée pour les dames, avec une nage athlétique pour les messieurs, ce pour rompre avec l’étouffoir de la suie urbaine. L’aristocratie anglaise recourt volontiers aux bienfaits de la campagne et des rivages marins.
Pourtant à la campagne, le repos, hors consacré au Seigneur, était mal vu, synonyme de fainéantise, l’ardeur au travail étant cent fois préférable, hommes et femmes compris. Aussi le « démon du repos » étant fustigé tant il peut engendrer d’impures pensées, faut-il faire du dimanche une pieuse journée avec messe et vêpres. Il n’en reste pas moins que des artistes, des poètes, comme Baudelaire ou Rodenbach, sont sensibles à « l’ennui dominical ». Le risque est de verser dans le désœuvrement, le spleen. Partout cependant, l’on assiste à l’irruption des festivités en ce jour de repos, au besoin de vie privée, entre « ménage amoureux » et « sentiment familial ».
En contrepartie de l’épuisement professionnel, de la « fatigue industrielle », voici venir ce qu’Alain Corbin appelle « le grand siècle du repos », soit la seconde moitié du XIX° et la première du XX°. Outre la venue des loisirs jusque dans les milieux populaires, l’on peut attribuer cette émergence à la tuberculose, maladie qui exigeait le repos des sanatoriums, qui malgré leur déclin ont leurs succédanés dans les cures thermales, et ont marqué la littérature, ne serait-ce qu’à l’occasion de La Montagne magique de Thomas Mann. Aujourd’hui le tourisme de masse, le « sea, sex and sun », le moment de l’apéritif font du repos une pléiade d’occasions, entre farniente et récréation culturelle.
L’on devine à cette lecture, qu’une histoire de la fatigue se ferait en miroir. Fidèle à la démarche qui le conduisit sur les traces du silence, des odeurs[3] et de l’herbe et de la pluie[4], notre voyageur temporel et notionnel fait merveille. Conviant la théologie, la littérature, la peinture et la thérapeutique, Alain Corbin, qui pratique le talent de découvrir d’insolites angles de lecture du passé historique, est plus qu’un historien, qu’un sociologue : un sage. Ne sait-il pas trouver son repos dans le loisir et à la fois dans le travail ?
Chi va piano va sano, pourrait prétendre Laurent Vidal, en prenant fait et cause pour ses Hommes lents. Ces derniers préfèrent « résister à la modernité », pour reprendre son sous-titre. Embrassant un large spectre, du XV° au XX° siècle, il vient au secours des résistants et des révoltés à l’égard du dieu Progrès. Près de nous, c’est l’ouvrier flemmard, l’employé féru de sieste subreptice ; plus loin c’est l’Indien paresseux ou le colonisé indolent, toute humanité préférant la paix de la lenteur et du bon temps à l’agitation frénétique de la vitesse et du machinisme.
Longtemps les coupables de lenteur ont été vilipendés, ce pourquoi il faut à cet égard entreprendre une « généalogie d’une discrimination sociale ». Y compris avec l’auteur de la méthode de la physiognomonie, Gaspard Lavater, décrivant en 1778 la « stature médiocre » des « hommes tardifs et lents ». Face à l’éternelle urgence économique, les lambins et les traînards sont méprisés, laissés pour compte, et, quoique condamnés à la pauvreté, ils ne s’en portent peut-être pas plus mal. Contre les fous de l’expéditif, contre « l’enchantement de la vitesse », dont les futuristes italiens au début du XX° siècle furent les thuriféraires, il y a place pour « le corps et l’esprit de l’indolent », cet individu inactuel, passible d’être licencié sine die pour avoir roupillé au travail. Au point que pour Laurent Vidal, en son éloge paradoxal, « la force est du côté des lents ». Il observe enfin qu’exilés et migrants sont également, au travers du regard de photographes, des « femmes lentes ». Ils et elles sont eux aussi le « sous-texte de nos sociétés modernes ».
En historien consciencieux, il fouille les voix de l’étymologie, latine et romane, les « lents » étant des « peureux » au sens médiéval. Lorsque le temps s’enfuit, il faut être prompt à vivre, la lenteur étant alors indigne. La découverte de l’Amérique est l’occasion de la rencontre scandaleuse de « l’Indien paresseux », dont le symbole est le hamac, ce qui n’est pas loin de la luxure ! Sauvage, lent, immoral, le voilà opposé à l’Européen, à ce « modèle prétendument universel de l’homme moderne civilisé-prompt-efficace-moral-respectueux ». L’on sait que ce dernier ne fut guère respectueux des civilisations amérindiennes, et pas plus de ces Noirs indolents…
En un grand écart intellectuel, Shakespeare et Cervantès, le peintre Turner et Karl Marx contribuent à la réflexion, ou encore le Bartleby de Melville[5]. La poésie allégorique s’invite avec Le Château de l’indolence de James Thomson en 1748, vaincu par le « chevalier des Arts et de l’Industrie ». En effet, à partir de 1776, James Watt confectionne des centaines de machines à vapeur, non seulement pour les usines, puis au siècle suivant pour la navigation, le transport ferroviaire. Le « rythme des révolutions » accompagne « l’âge mécanique ». Mais, face à la machine et au chronomètre, au XIX° siècle, le peuple est perçu comme négligent, réticent devant le laminoir des « sociétés métronomiques ». Pire, les fainéants du III° Reich, porteurs du « triangle noir », se verront exterminés dans les camps en toute rapidité et efficacité. Il ne faisait pas bon résister par la lenteur. Pourtant, un peu partout, esclaves des champs de coton, ouvriers des usines récusent l’exténuante productivité par une mollesse mesurée. Il existait une fête de « la Saint Fainéant » près de Nice ! L’on subodore qu’une utopie a pu croire en l’harmonie du travail et d’un rythme oisif…
Cependant, si nous avions tous été des lents, si nous avions tous résisté à la modernité, aurions-nous accédé à tant de progrès et bienfaits de l’humanité ? C’est bien la limite de la thèse de notre historien. Reste à se fier à l’adage d’Erasme[6] : « Festina lente », soit « Hâte-toi lentement ».
Le travail de Laurent Vidal répond à celui d’Alain Corbin au moyen de nombre d’éléments incontournables sur la dépréciation de la paresse, de l’époque médiévale à la révolution industrielle. Il le fait toutefois à sa manière, moins narrative, plus analytique, par-là moins indolent à suivre, mais peut-être plus riche de perspectives, en particulier économiques et plus largement historiques, puisque les colonisations apportent leurs occurrences nouvelles, ne serait-ce parce qu’il est un spécialiste de l’Amérique latine, ce qui lui permet de faire de nombreuses allusions au Brésil ; et jusqu’à La Nouvelle Orléans où le blues chante à sa manière la lenteur.
Se montrant tenté par les voies des sociologues et des philosophes, Laurent Vidal ne pouvait pas ne pas faire allusion à un incontournable et délicieux philosophe : Gaston Bachelard dont La Terre et les rêveries du repos[7] est une si belle ode à la lenteur et à la lecture. Et bien entendu aux images poétiques associées… À sa suite, notre essayiste cite de nombreux poètes, comme Aimé Césaire, les écrivains, comme Pascal Quignard, tous des « extemporains » préférés : il plaide avec eux « le retour du lentus ».
Comme après Alain Corbin, une telle séduction de la lenteur, si richement documentée, judicieusement illustrée, appellerait d’imaginer une histoire de la vitesse, quoiqu’il ne soit pas question de régler la chose le pied enfoncé sur l’accélérateur…
Après le récit des historiens, vient le temps de l’argumentation, de l’éloge, de l’apologie, de par la vertu d’une poignée d’écrivains d’ailleurs signalés par Laurent Vidal. Robert Louis Stevenson, l’auteur du Docteur Jekyll et Mister Hyde vante un délicieux privilège en faisant en 1877 Une Apologie des oisifs : « Aujourd’hui, chacun est contraint, sous peine d’être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d’exercer une profession lucrative, et d’y faire preuve d’un zèle proche de l’enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail ».
Cette oisiveté n’est pas farniente. Et plutôt qu’au zèle, il présente en sa faveur bien des arguments, comme celui, imparable, de « l’art de vivre ». Certes, c’est un peu spécieux que de préférer « l’école buissonnière » aux heures passées en classe, mais lorsqu’il s’agit d’une virée à la campagne et non sur les trottoirs de nos banlieues contemporaines, il y a lieu d’y trouver un bénéfice, quoiqu’il puisse s’agir, au contraire du « chœur des dogmatiques », de « connaissances hétéroclites » glanées dans la rue, à condition d’être capable d’une oisiveté curieuse et non d’une paresse aveugle et sourde, comme le furent Dickens et Balzac qui en tirèrent grand bénéfice pour leur travail romanesque ultérieur et acharné.
Ce n’est qu’un bref texte, une vingtaine de pages (auxquelles l’éditeur a ajouté diverses « causeries » pour faire bonne mesure). Mais sa pertinence le rend ô combien jubilatoire ! En cette galerie d'excentriques anglais, tel ce « M. Je-Sais-Tout » qui est la « voix de l’opinion générale », l’on comprend très vite que la paresse - et son amie la conversation - est digne, aux côtés de l’assassinat sous la plume de Thomas de Quincey, de parvenir au fronton des beaux-arts, car « aucun devoir n’est plus sous-estimé que le bonheur ».
Après tant de précautions historiques et rhétoriques, livrons-nous à un éloge paradoxal, celui de la paresse. Vice honni de longtemps, péché capital digne de l’Enfer chrétien, elle est un mot tabou dans l’Education Nationale, pour éviter de stigmatiser ceux qui seraient victimes de divers handicaps, dyspraxie et autres dyslexies ; l’on n’en niera pas l’existence, mais en craignant qu’ils servent parfois à masquer d’euphémisme une paresse bien insistante et ainsi pardonnée par un laxisme coupable.
Les Anciens savait que l’otium était le contraire du négoce, donc du travail, et les Modernes peuvent avoir le front de prêcher en faveur de ce péché. Ainsi, en bon marxiste (un oxymore), de surcroit gendre de Karl Marx, Paul Lafargue dénonce vigoureusement en 1880 ce qu’il pense être un illusoire droit au travail, un « dogme désastreux », qui peine à cacher son versant infâme : le droit à la misère, étant donné la condition ouvrière de son temps, que la révolution industrielle avait aggravée, même s’il oublie qu’auparavant ces ouvriers crevaient sans travail. Lui préférant Le Droit à la paresse, le travail selon lui ne devrait occuper que trois heures par jour, le reste se passant à « fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit ». Une activité humaine digne de ce nom ne peut se nicher qu’au sein de la paresse, délivrée du circuit infernal de la production et de la consommation. Ce serait alors réaliser le projet de l'homme intégral fomenté par Karl Marx. À l’instar de Günther Anders[8], il est convaincu que les machines ne doivent être au service que de la libération de l'homme et non à son asservissement : « Nos machines au souffle de feu, aux membres d'acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d'elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l'humanité, le Dieu qui rachètera l'homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté ». Paul Lafargue est évidemment un utopiste dont le réalisme est fort sujet à caution ; n’indique-t-il pas, hors sa marxiste idéologie dont on connait les résultats totalitaires[9], une souhaitable direction, quoique le chemin de l’improductive paresse aura du mal à mener à la satisfaction du travail créatif bien fait, mais plus exactement à la catastrophe économique et sociétale…
Entre 1758 et 1760, Samuel Johnson livra une série de chroniques, parmi lesquelles Le Paresseux est ici à l’honneur. Les revues dont il fut l’éditeur portent des titres alléchants : Le Flâneur (1750-1752), puis Le Paresseux (1758-1760), pour le moins facétieux. Si la chose ne fait que quelques pages - paresse oblige - elle est accompagnée d’une vingtaine de textes divers sur le mariage, l’éducation à la lecture des femmes. À l’instar de ses voisins, elle est pleine d’alacrité, d’humour et de piquant, comme l’on aimait écrire au siècle des Lumières. Chez cet amant de la villégiature du paresseux, « tout homme l’est ou espère de l’être », le travail de l’érudit est avant tout loisir et non labeur, d’où le plaisir que nous trouvons à une telle lecture : « Si le rapport des habitudes lie les individus, le paresseux peut se flatter d’une protection universelle. Les paresseux sont innombrables. […] Ceux même qui semblent le plus différer de nous augmenteront bientôt le nombre de nos confrères. Comme la paix est la fin de la guerre, de même la paresse est le dernier terme de l’activité ».
Malgré les immenses qualités de son Dictionnaire de la Langue Anglaise (1755), Samuel Johnson connut une réputation considérable grâce à la biographie qu’il offrit à la stature de son ami Boswell. Gageons que la paresse ne fut pour lui qu’un stimulant où rebondissait la prolixité de sa plume, exerçant ses talents de satiriste des mœurs. Il témoigne qu’une paresse choisie peut savoir choisir son abondant travail.
Plus inattendu, le peintre suprématiste russe Kazimir Malévitch écrivit également un opuscule intitulé La Paresse comme vérité effective de l’homme. Admettons que ces tableaux, pourtant révérés par l’Histoire de l’art, furent de plus en plus paresseux, pour aboutir à l’inanité de son « Carré blanc sur fond blanc », peint en 1918. En 1921, il révèle son culte de l’oreiller - blanc bien entendu – dans un bref opuscule : « Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. C’est cette inversion que je voudrais tirer au clair ». L’oisiveté, qui cependant n’est pas un synonyme de la paresse, est « mère de la vie ».
Anticapitaliste, puis qu’il fut un féru de la Révolution d’octobre 1917, le peintre prétend que « capitalisme autant que socialisme sont nés pour aboutir à la paresse ». Il ajoute : « Le socialisme est porteur de la libération au niveau inconscient, mais lui aussi la calomnie, sans comprendre que c'est la paresse qui l'a engendré». L’on se doute qu’une telle pensée n’eut guère l’heur de plaire au régime soviétique en gestation : « L'argent n'est rien d'autre qu'un petit morceau de paresse. Plus on en aura et plus on connaîtra la félicité de la paresse ». Cette conférence, passablement mystico-spiritualiste, et d’une discutable pertinence économique, ne trouve son acmé qu’à la dernière page, en suggérant que la paresse puisse être un travail sur soi, à la façon de la vocation de l’artiste.
En ces sens croisés des mots « paresse » et « oisiveté », toute civilisation se doit d’affranchir l’homme du travail, pour assurer son plein épanouissement. Quoique l’oisif et le travailleur, répondrons-nous, sont loin d’être antithétiques. Aussi faut-il souhaiter que repos et paresse ne soient pas qu’au service d’eux-mêmes, en une aporie solipsiste, mais au service de la disponibilité de l’oisif, parfait amant de la créativité libre. Or nombre de politiques aux folies législatives et taxatoires, d’activistes militants aux violences liberticides, sans oublier les criminels et autres dictateurs guerriers et religieux, feraient bien de céder au repos, de calmer leur opiniâtre testostérone, en un mot de nous foutre la paix, et par conséquent de permettre à l’oisiveté d’autrui de développer ses dons nombreux…
André Ourednik : Omniscience, traduit du tchèque par Ondrej Sykora,
La Baconnière, 276 p, 19 €.
Tom McCarthy : Satin Island, traduit de l’anglais (Royaume-Uni)
par Thierry Decottignies, L’Olivier, 2017, 208 p, 20 €.
Julien Boutonnier : Les Os rêvent,
Dernier Télégramme, 2022, 736 p, 32 €.
Combien notre connaissance est-elle limitée ! Et combien même peut-être l’intelligence artificielle[1] ne saura, d’origine humaine et trop humaine qu’elle est, parvenir à l’omniscience, non seulement d’une gigantesque base de données, mais de tous les phénomènes surgis des mains et des neurones de l’humanité, sans compter ceux de l’univers ? Dans le cadre de ce qui devient une science-fiction spéculative, deux romanciers, André Ourednik et Tom McCarthy, quoiqu’éloignés dans l’espace, l’un Tchèque, l’autre Anglais, explorent les fils et rhizomes des informations et des réseaux événementiels. Tandis que parmi de lourdes pages intitulées Les Os rêvent, un secret Français, Julien Boutonnier, consacre des années à une science spéculative imaginaire : l’ostéonirismologie. Dans quel but ces romanciers hors normes et pour le moins décalés œuvrent-ils ?
Serait-ce outrepasser Dieu que de plonger dans l’Omniscience d’André Ourednik ? Goan Si travaille au « Service la mémoire », comme « data scientist ». Plonger dans l’océan de l’archivage et de l’information n’est pas une métaphore, il y faut un scaphandre sans faille. Là, en suivants des fils narratifs, il est possible de lire aussi bien « la découverte d’une nouvelle planète, ou le secret cochon d’une sénatrice ». Nous sommes quelques deux siècles en avant, quand le papier et le numérique ont été remplacés par un immense réseau dans un dangereux bassin, peut-être sans fond, comme en un gigantesque bocal à connexions neuronales, où erreurs, fantasmes et folies feraient leurs lits.
Autour, ils sont une dizaine de personnages à croiser leurs histoires, entre banalité du quotidien et effroi de ce nouvel univers, dont un « archéologue clochard », un « ver de métal » qui use de la parole. Turmdjik chapeaute le Service en physicien familier du Big bang et des trous noirs, dont l’Omniscience est l’équivalent. Un autre révise le statut de l’œuvre d’art qui pourrait en être, quoique partiel, un autre équivalent. Parmi les minces péripéties il faut compter la satire de tous ceux qui ne pensent qu’à « accéder à la direction ». S’agit-il d’accéder à un pathétique statut divin ?
Méditation philosophique plus qu’intrigue, tableau kaléidoscopique de l’intellect étendu à la dimension du monde plutôt que drame, cet étrange roman spéculatif étonne, séduit, jusque dans ses contes emboités, venus du glacier ou du désert. On s’interroge : « Une traduction d’une œuvre en numérique était-elle encore l’expression d’une même œuvre » ? Qui sait en effet si la dématérialisation du livre est une alchimique transmutation sans risque pour son intégrité, tant esthétique qu’intellectuelle ? Lors, cette équivalence du monde humain n’est-elle plus ce dernier mais une gangrène quantique sans fin…
André Ourednik, né en 1978 à Prague, géographe enseignant à Neufchatel en Suisse, a quelque chose de l’auteur de Stalker[2], dans ses explorations de zones inconnues, fantastiques et science-fictionnelles. Avec un rare talent rhétorique, il multiplie les descriptions concrètes autant que les allusions cultivées (une bibliographie ferme le livre), par exemple à « La bibliothèque de Babel » de Borges : « Ta vie, la mienne : chacune n’est qu’un échantillon infime des combinaisons potentielles de l’univers ».
Dans Les Cartes du Boyard Kraienski[3] André Ourednik imagine un Joachim Brink qui s’attelle à publier en ligne une cartographie européenne révisée, tant ses confins oscillent. Mandatés par les hautes sphères européennes, il s’engage à scanner une monumentale collection de cartes, qui repose chez le Boyard-titre, ce aux lisières immédiates de la frontière dacène. Evidemment, là rien n’est simple, le fantastique s’immisce dans la réalité, les péripéties écroulent les certitudes, en un no man’s land post-apocalyptique. Une fois de plus, l’on ne sait s’il s’agit de lire un récit, un conte philosophique, un essai, à cheval sur les territoires du burlesque et ceux d’un espace non euclidien…
La théorie du tout serait pour les physiciens le Graal qui réconcilierait physique quantique et relativité générale. Au cœur de Satin Island, lacunaire roman de Tom McCarthy, elle rendrait compte de toutes les interactions se produisant à la surface du globe terrestre.
Lancé à la recherche de cette utopie conceptuelle, son personnage, laconiquement nommé U., est son propre narrateur : il nous fait voyager du négatif du Saint-Suaire de Turin à New-York, Staten Island, d’où le titre, qui en est une poétisation, car il s’agit d’un « grand dépotoir ». Anthropologue consultant pour une influente organisation internationale, dont le logo est une tour de Babel, employé pour sa « pénétration culturelle » au sein du « Projet Koob-Sassen », U. observe chaque détail d’un regard perçant et rêveur : écrans et « déversement de pétrole », « pli » deleuzien du jeans, comportements tribaux des individus, visite d’un musée allemand d’anthropologie, en vue de livrer « le Grand Rapport » essentiel et définitif sur notre temps. Ce passionné de Lévi-Strauss, qui a pour adamique mission de « nommer ce qui est en train de se passer en ce moment », est censé être au service du conseil aux entreprises et aux gouvernements que dirige Peyman, tête pensante des tendances, et comparé à une « déité », qui leur fournit la connaissance de ce qu’il y a « de politique, structurel et sacré » en tout produit, en toute société.
Moins qu’un roman, il s’agit d’une sorte d’essai spéculatif sur « l’avenir du savoir », d’une discrète satire des exponentielles mégadonnées du big data, d’un vaste recueil de poèmes en prose, d’une mise en abyme de la totalité brisée en un micro-roman inévitablement partiel. L’écriture de Tom McCarthy est suggestive, précise et rêveuse. Peu d’action, hors l’étrange histoire de Madison, l’amie d’U., mais de borgésiennes strates méditatives s’élançant de toutes parts.
Pour quelques critiques d’outre-Manche, Tom McCarthy, romancier postmoderne né en 1969, serait rien moins que le Pynchon[4] anglais. Même s'il s'agit là probablement une exagération, il faut en effet se souvenir de son plus ambitieux roman, C[5], mais peut-être plus traditionnel, qui, dans une démarche passablement postmoderne, se présente comme le roman d’éducation de Serge Carrefax. Enfant sourd, Serge grandit entre son père, un excentrique inventeur, et sa sœur, tous préoccupés de science et de la manière dont la surdité pourrait ne pas empêcher la naissance de la parole. Suite au suicide de sa sœur aimée, il fuit l'Angleterre pour une ville thermale allemande, s’engage dans l'aviation anglaise durant la Première Guerre mondiale, plonge dans la débauche et l’opium à Londres, accompagne l'un des découvreurs de la sépulture de Toutankhamon, Lord Carnavon, cette victime d’une légendaire malédiction… Le romancier s'est inspiré d'Alexander Graham Bell, l'inventeur du téléphone, lorsque son héros s’intéresse aux fréquences radio, imaginant de « créer une machine assez sensible au moyen de laquelle il pourrait converser avec lui dans le cas où l'existence dans l'au-delà se révélait être non seulement une présupposition métaphysique mais également un fait physique ». La dimension faustienne du personnage, si elle est moins proche de la science-fiction que du bildungsroman germanique, voire du récit picaresque, est néanmoins prégnante.
Depuis 1999, Tom McCarthy se targue d’être le Secrétaire Général d’une semi-fictionnelle organisation (co-fondée avec le philosophe Simon Critchley) : l’International Necronautical Society, agrègeant une poignée d’artistes et d’écrivains qui se proposent d’être aussi surréalistes avec la mort que les surréalistes l’étaient avec le rêve. Outre Tintin et le secret de la littérature[6], il a publié Les Cosmonautes au paradis[7], dans lequel, comme pour répondre au Pragois Ourednik, une bande de personnages excentriques recherche à Prague une icône volée, tout en déambulant dans des espaces burlesques, politiques et métaphysiques.
Explorateurs, scientifique ou anthropologique, les héros inquiets d’André Ourednik et Tom McCarthy sont tous deux des avatars du Docteur Frankenstein, ou du Docteur Faust, outrepassant les prérogatives naturelles de l’humain pour atteindre un supplément de connaissance, de pouvoir et d’âme, voire d’éternité. Nos romanciers semblent cependant manquer de confiance envers la science, tant il se dégage de leurs étranges opus science-fictionnels une vanité ultime, un desengaño empreint de renoncement et de mélancolie devant l’irréductibilité de notre lilliputienne condition ? Perdent-ils volontairement pied devant les dangereuses potentialités de la technique et de la gestion de l’information ? Risquer la dilution de l’intelligibilité de l’univers humain et du cosmos est en effet un aporétique pari.
Quel scribe hiéroglyphique lovecraftien, quel copiste borgésien peut-il se consacrer à ce point à l’inactualité de sa fantastique étude ? Certainement une patience de plusieurs années a occupé Julien Boutonnier pour creuser le filon de sa science spéculative imaginaire : « l’ostéonirismologie ». Les Os rêvent est un de ces romans que l’on n’osera conseiller à personne. Pourtant il exerce une secrète fascination à destination de rares happy few.
Roman ? Peut-être, à moins qu’il arraisonne les parages des traités scientifiques ou parascientifiques, entre archéologie, anatomie, freudisme, oniromancie et quelque chose qui n’a pas de nom. Suivons l’itinéraire mental et initiatique de Giacomo Palestrina dont le nom rappelle irrésistiblement celui du compositeur italien de la Renaissance, maître de la polyphonie, qui au XVI° siècle composa force messes et autres musiques profanes. C’est à la lecture de la polyphonie des rêves que se livre notre héros, nous permettant ainsi de pénétrer le monde de l’ostéonirismologie, ou, pour le dire à l’usage des profanes, la science des rêves tirés de la lecture des os. Transcrire ces rêves amène à pouvoir lire chaque élément du monde.
Les ostéonirismologues forment toute une société : « Ce fut à Giacomo Palestrina que, le 17 janvier 2014, le Comité ostéonirismologique s’adressa pour étudier le rêve SBÞ de type Pānini. Les Institutiones en prévoyaient l’arrimage quatre cent sept jours plus tard, soit le 28 février 2015, quelque part dans les montagnes qui se dressent à proximité de Sary Tash dans le sud-ouest du Kirghizistan. Au terme de la période d’indécidabilité, dont la durée a depuis fort longtemps été fixée par la Tradition à cinquante-deux jours, le jeune ostéonirismologue de quarante-deux ans acquiesça avec un bel enthousiasme. C’était tout récemment qu’il avait clôturé son Voyage Sigle, lequel avait duré dix-sept ans, et se voir confier une telle étude était une reconnaissance certes pas exceptionnelle, mais néanmoins tangible ». Peut-on résister à une telle quatrième de couverture, qui donne sans faute le ton et ainsi lance le premier chapitre ?
Notre Palestrina est évidemment partie prenante de l’immense expérience : « Les rêves de son squelette participaient d’un gigantesque rêve articulé, composé de millions de rêves, aussi vieux que la matière même ». Aussi la quête se poursuit-elle de manière incessante et fractale, spiraloïde et soutenue par un irrépressible esprit de sérieux. Car, lecteurs curieux, nous voilà tiraillés entre le genre de l’essai et le roman feuilleton, dont les têtes de chapitres s’ornent d’effets d’annonces succulents. Prenons par exemple le chapitre onze titré « Le théâtre anatomique » : « Le désordre anatomique laissé par Gulgjigit. Désarroi de Palestrina. Les anatomies imputrescibles. Le protocole de Koprülü. Erection du théâtre anatomique de Palestrina. Effets thérapeutiques de ce travail ». L’on y croise, outre Palestrina, bien des personnages, bien entendu le fondateur, Pānini soi-même, Almazbek Dujshebaev, Mme Kurniavka ou encore Elijah Mwape au destin tragique ; et bien des comparses, ne serait-ce qu’une petite fille portant un chat mort dans ses bras. Mais à peu de choses près, ils ne se consacrent à rien d’autre qu’à leur science onirique, entre « caractéristiques spatiales d’une image-de-rêve » et les « six formations mélancoliques dans l’image-de-rêve ».
Nanti de récits emboités et autres « incises », parfois illustré de croquis, tableaux, de lettres ou radios d’humérus, clos par un utile « glossaire », le roman mime une rigoureuse scientificité, inventant de ci-de-là force bibliographie, telle que Borges ne l’aurait pas démentie, tout en s’aventurant dans une proximité envoûtante avec la magie, voire l’alchimie. À moins qu’il soit une immense parodie de la tradition de l’interprétation des rêves, des Oneirokritika du Grec du II° siècle Artémidore de Daldis[8], jusqu’au mieux connu Sigmund Freud[9], cependant guère plus scientifique, ce qui ne serait pas le moindre mérite de notre Julien Boutonnier, à la recherche de « la mémoire de notre corps éternisé ». En ce sens et en bien d’autres, Les Os rêvent ne doit manquer à aucune bibliothèque revendiquant à la fois la multiplicité et la singularité.
Les voisinages des sciences et de la littérature peuvent ainsi fomenter des œuvres singulières. Même si ces élucubrations peuvent ne paraître résider qu’aux abords ou bien loin de toute rationalité, n’est-ce pas aux territoires des spéculations qu’habitent les nœuds intelligents des romanciers et que se cachent les prémices de toute découverte scientifique réelle ?
Suivi par Ces Guerres qui nous attendent 2030-2060.
Fritz Leiber : La Guerre uchronique,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thimothée Rey et autres,
Mnémos, 2020, 562 p, 35 €.
Roger Zelazny : L’Île des morts,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Dorémieux et Ronald Bluden,
Mnémos, 2015, 480 p, 27 €.
Arkadi & Boris Strougatsky : Le Cycle du Midi,
traduit du russe par Victoriya et Patrice Lajoye,
Mnémos, 2022, 1294 p, 45 €.
La Red Team : Ces Guerres qui nous attendent 2030-2060,
Equateurs, 2022, 224 p, 18 €.
Mnémosyne, déesse de la mémoire, est l’une des Titanides, née des amours d’Ouranos et de Gaïa. L’on sait que pendant neuf nuits, Zeus s’unit à elle pour donner naissance aux neuf Muses, selon Hésiode. Venant des origines du monde, elle est l’inventrice des mots et du langage, donc celle qui conserve tous les récits. Et si l’on se projette non plus vers le passé le plus antique, mais vers le futur, nous trouvons cette dame vénérable au fronton d’une maison d’édition, ou plus exactement d’un vaisseau spatial de livres en orbite autour du temps, des guerres galactiques et des sciences imaginaires. Les éditions Mnémos, entre autres blasons de fantasy, ont une collection qui est leur fleuron, leur emblème : « Intégrale ». Il s’agit de rassembler des romans et nouvelles dispersés chez divers éditeurs, parus en un ordre erratique, voire inédits en français, grâce à des traductions révisées, pour retrouver la dimension hors norme d’auteurs qui ont résolu de travailler à des cycles ambitieux. Embarquons à bord de La Guerre uchronique de Frantz Leiber ; cédons à « l’astrofaçonneur » de L’Île des morts de Roger Zelazny ; parcourons la fresque effrayante du Cycle du Midi des frères Strougatsky. Et si ces science-fictionneurs imaginent des perspectives uchroniques, elles sont également technologiques, sanitaires, théologiques, politiques… Sans risques ni périls, puisque nous sommes de paisibles lecteurs, sinon celui de l’imagination prospective intimidante et tourneboulée. Ainsi l’on pourra savoir à quoi sert la science-fiction : connaître peut-être quelles sont « ces guerres qui nous attendent ».
Nous connaissions les uchronies de Philip K. Dick[1] dans lesquelles l’Amérique avait été vaincue par les Nazis et les Japonais, et dont les titres sont à cet égard révélateurs : Glissement de temps sur Mars, En attendant l’année dernière, par exemple. Ou celle de Dan Simmons qui voit les « tombeaux du temps » s’ouvrir parmi les pages de son excellentissime Hypérion[2]. Mais aussi de Philip Roth[3], quand l’Amérique est tentée par le fascisme, ce dans un contexte resté réaliste. Cependant, parmi La Guerre uchronique de Fritz Leiber (1910-1992), nous voici propulsés sans prévenir dans l’univers du space opéra, de la science-fiction à grand spectacle, la dimension spatiale étant aussi étendue que celle temporelle.
Cette Guerre uchronique en seize volets s’ouvre avec le roman séminal intitulé L’Hyper-temps dont Nul besoin de grande magie est le miroir, théâtralement bouillonnant. Il est cependant précédé par une nouvelle titrée « Quand soufflent les vents uchroniques », dans laquelle « le passé et le futur existent pour toujours ».
Parmi on ne sait quels centres et extrémités de l’univers, les « Araignées » et les « Serpents » guerroient et embrasent le temps en modifiant l'histoire de l'humanité, sans compter les autres espèces. Le plus profond passé, le plus prospectif avenir, le présent bien entendu - s’il en est - sont régulièrement et lourdement modifiés, et prioritairement de l’Antiquité à l'époque moderne. La narratrice, du moins l’une entre autres narrateurs, Greta Forzane, sert en tant qu’officier dans une « station de récupération », un local hors du temps, réservé au repos des soldats, comme une sorte de mess ou de cabaret. Ces membres d’une « Légion Etrangère du temps », cette « crème des damnés », venus d’horizons géographiques et historiques divers, sont fortement éprouvés par les missions auxquelles ils ont été affectés. Fatalistes, ironiques, ignorant de qui les commande, finalement gravement mélancoliques, ils savent que la guerre rongeant le continuum espace-temps, l’Histoire risque de tout simplement s’anéantir, leur interdisant tout séjour, toute vie, dignes de ces noms. Une mission de la dernière chance abolira-t-elle le Temps ? L’un de ces soldats, révolté, prend la décision de sceller le lieu de leurs agapes. L’affrontement gagne en étendue et en violence, entre huis-clos et espace-temps infinis, narré au moyen d’un registre épique survolté.
Une guerre des tranchées sur Mars, des « coléoptéroïdes martiens », un « Lunien aux tentacules d’argent et un satyre vénusien venus d’un milliard d’années dans le passé ou dans l’avenir... Mieux encore, « des Serpents sont en train de disposer des champs de mines dans le vide », en une absurde hypothèse au-delà de toute scientificité. À la puissance des forces extraterrestres répondent les allusions nombreuses à la tyrannie du Macbeth de Shakespeare, car la narratrice a vécu « pendant un an dans une loge shakespearienne », et plus particulièrement dans Nul besoin de grande magie où les costumes théâtraux jouent avec les temps culturels. Une lecture politique s’impose donc malgré l’apparent irréalisme romanesque et le ton par instants burlesque, qui fait parfois penser à une revue de cabaret, comme à l’occasion de la « Pavane pour les fille-fantômes ». Mais ne nous y méprenons pas, la dimension ludique, voire parodique du genre uchronique, puisque ne frappent à la porte que les échos des convulsions universelles, ne masque pas le tragique. Surtout si l’on se rend parmi les tranchées meurtrières de Mars, « auprès des dieux des ténèbres qui tiraient les ficelles ». Parmi le manège galactique règne « la Déclaration universelle de servitude ».
Plus loin, dans « Le matin de la damnation », une femme est « chargée des résurrections » : « J’extrais les corps du continuum espace-temps pour leur offrir la liberté de la quatrième dimension ». Mais tout cela n’est peut-être qu’un effet du délirium tremens ; auquel cas il faudrait ranger cette nouvelle dans le tiroir du fantastique.
Cette fois, le narrateur est un « Serpent dans la Guerre Uchronique ». La brève nouvelle « Essayez de changer le passé » montre que cette dernière tentative est vaine tant « la Loi de Conservation de la Réalité » est implacable.
Un autre « vent uchronique » a œuvré dans la nouvelle « Dernier Zeppelin pour cet univers ». Les alliés ayant écrasé Berlin dès 1918, un « excellent type de société mondiale » a permis l’alliance des sciences allemande et américaine. La conversation entre un fils est son père imaginant un cours de l’Histoire qui serait le nôtre révèle peu à peu qui est ce dernier, « Dolf », où l’on devine un Hitler que l’uchronie aurait changé pour le bien de tous…
Si Franz Leiber n’est pas le premier à mettre en scène la façon dont les voyages au travers du passé et du futur peuvent modifier le présent, à la suite de Jack Williamson dans Les Guerriers du temps en 1938[4] où deux factions venues de deux futurs possibles se font la guerre, il est celui qui, publiant entre 1958 et 1965, use du topos avec un brio tel que le vertige temporel est stupéfiant, au point qu’une perpétuelle instabilité menace l’espace-temps devenu un perpétuel chaos. Par contamination, tout son univers littéraire se voit affecté, y compris, dans la ville de la parfaite tranquillité, par « le monstre en vous », car « la folie est la seule aventure qui reste à l’homme dans une époque dépersonnalisante ». En cela, il n’est pas tout à fait loin de Lovecraft. Il est toutefois permis de s’interroger sur la cohérence de cet ensemble qui semble s’éloigner du cycle uchronique pour y adjoindre des nouvelles plus purement fantastiques…
À l’univers uchronique de Franz Leiber, Roger Zelazny répond en proposant une « histoire du futur », soit celle de l’expansion de l’humanité parmi les immensités de la Voie lactée, parmi deux millénaires à venir. Mythologue et science-fictionneur, l’américain Roger Zelazny (1937-1995) est un écrivain très prolifique. Toi l’immortel[5], son premier roman, emporte quelques humains sur d’autres planètes après une apocalypse nucléaire. Sa série Les Princes d’ambre[6] vogue du côté de la fantasy. Ce sont des « antimondes », à l’instar de L’Intersection d’Einstein[7], où notre univers se voit traversé par un autre univers aux lois scientifiques inconnues et où l’on croise autant le mythe d’Orphée que l’enfer chrétien.
L’incroyable Île des morts, s’il s’agit de son titre totémique, n’est que la première partie du diptyque formé avec Le Sérum de la déesse bleue, le tout augmenté et encadré par cinq nouvelles autant science-fictionnelles que philosophiques. C’est ainsi que l’on peut classer « Cette montagne mortelle », dans laquelle une ascension - qui n’est d’ailleurs pas loin de celle de René Daumal[8] - emmène un groupe d’alpinistes aux abords d’un sommet de soixante-mille mètres, « fragment de tonnerre congelé », où sévissent des anges à l’épée, un dragon et une jeune fille mourante. Le fantastique contamine les contrées planétaires : est-ce la montagne du purgatoire ? Dans « Les Furies », un peuple extraterrestre exterminé par l'humanité cherche à assouvir une vengeance inénarrable. En un récit miroir, « Clefs pour décembre », Jerry Dark et ses semblables changent une planète glaciale en mode habitable ; mais au détriment des créatures autochtones condamnées par l’élévation de la température. Voilà bien deux apologues sur la notion de génocide.
L’allusion au titre du tableau de Böcklin et le second titre romanesque laissent bien entendre la puissance des mythes et des religions, particulièrement grecs et hindous, dans la création de Roger Zelazny, placée sous le signe de la démultiplication des espaces et des temps mythiques. À cet égard L’Île des morts invente une mythologie, une religion que Roger Zelazny appelle « pei'enne », polythéiste et initiatique. Ses fidèles parviennent parfois à être investis par les divinités qui les ont élus. Au narrateur, Francis Sandow, advient une telle élection, mais au péril d’une divinité plus qu’étrange, effrayante, « Shimbo de l'Arbre Noir » ou « le Semeur de Tonnerre ». C’est grâce à cette métamorphose intérieure qu’il est devenu l’un des « vingt-six Noms vivants », de surcroit l’un des hommes les plus fortunés de la galaxie et le plus ancien sous un corps jeune : « À l’exception peut-être de certains séquoias, je suis la seule créature à avoir vu le jour au XX° siècle et à être encore de ce monde maintenant, au XXXII° siècle ».
Ce doyen de l'espèce humaine, qui, au long de divers voyages interspaciaux, a vécu de longues années en sommeil cryogénique, à l’instar des protagonistes d’Hypérion de Dan Simmons, est un héros ambigu. À sa dimension surhumaine, dont témoigne sa télépathie, s’ajoute un pouvoir digne des dieux, tel qu’il lui soit permis de façonner des mondes, à l’aide de « machines transformondes » : « il tourna quelques boutons et prépara la genèse d’un monde ». Et si Francis Sandow vit sur l’édénique « Terre libre », où les « crapaussignols » génétiquement programmés, chantent une « cantate de Bach », il ne doit pas refuser d’aller combattre les univers hostiles, tels « Vert Vert » et « H », où sévissent les dieux « Belion » ou « Harym-o-myra », parmi « les mille cinq cents mondes habités », et « dix-sept autres races intelligentes ». Or les « Pei’ens » ont fait « de la vengeance un mode de vie », au point qu’elle soit qualifiée de « plaisir esthétique ». L’on pense ici aux déesses grecques de la vengeance, Némésis et autres Euménides…
Cependant, en un oxymore typique du héros zelaznyen, c’est un solitaire sans amours, de surcroit terriblement angoissé par « la crainte de la mort et du néant ». Un tel démiurge ne pourra se départir de son épique et tragique destinée. L’affrontement avec un Péi'en investi par une divinité hostile à Shimbo de l'Arbre Noir, est inévitable. N’a-t-il pas enlevé quelques-uns de ses amis ? C’est sur « L’Île des morts », créée en miroir au tableau d'Arnold Böcklin par Francis Sandow, que ce dernier doit livrer un combat ultime, dont le final évidemment apocalyptique est une explosion narrative, symbolique et métaphysique : le « Vert Vert » meurt, « un conte de fée se brise », l’épopée se délite : « L’Île des Morts s’enfonce lentement dans l’Achéron, et il pleut ».
Quant au Sérum de la déesse bleue, outre Francis Sandow, il recèle un personnage nommé Heidel von Hymack, autrement ambigu : selon les périodes de son cycle vital, ce dernier verse le poison d’une mortelle maladie ou sa guérison. À moins d’être une « arme vivante », peut-être est-il en mesure d’« enrayer la vague d’épidémie qui jusque-là avait ravagé deux continents ». D’autant que dans un « infra-espace » sa rencontre avec la déesse du titre à qui il fait « serment d’allégeance », lui promet de demeurer dans son « paradis personnel ». Le bien et le mal, comme dans toute épopée, ne cessent de s’affronter.
L’on survit à la mort grâce à un « coma de catharsis », le corps abrite un « générateur énergétique miniaturisé », Heidel est un « anti-corps ambulant, une source inépuisable de remèdes ». Lorsqu’il contracte une maladie, un sérum fait avec son sang « s’avère efficace contre le même mal ». Autrement dit, la science-fiction de Roger Zelazny se préoccupe d’un allongement presque infini de l’espérance de vie, de l’éradication de toute pathologie. Alors que par ailleurs, voire en toute logique, un personnage comme John Morwin « jouait à Dieu », préparant « la genèse d’un monde », la « restauration de la planète mère » accompagne le projet de guérison universelle.
Roger Zelazny est un géographe de planètes, doté d’une voix très picturale. Il sait unir la largeur de la conception architecturale à celle des forces religieuses, sans omettre la dimension dramatique du roman d’aventure.
Pas seulement américaine, la science-fiction peut être russe. Pensons à la première dystopie, Nous de Zamiatine[9] ; aux romans d’Alexéï Tostoï, dont Aélita[10]… Il faut compter avec les frères Strougatski dont Mnémos rassemble Le Cycle du midi. Ce sont rien moins que dix romans et une poignée de nouvelles, pour un tiers composés d’inédits. La vaste fresque d’un monde utopique couvre tout un XXIIe siècle, apparemment au sommet du développement de l’humanité. Les deux écrivains ont à quatre mains brossé une Histoire du futur, une société sans guerre ni argent, administrée par la bienveillance et partant explorer l’univers. L’on devine cependant que les rouages parfaits vont bientôt se gripper à l’occasion de quelque mystère cosmique…
Précédant Midi, XXIIe siècle, voici L’Epreuve du SIC, ce dernier acronyme étant celui de gigantesques fourmis mécaniques ou « centaures ». Un « Orang » assure la direction de chaque « Système d’Investigateur Cybernétique ». Leur mission consiste en l’exploration de nouvelles planètes. Le maître d’œuvre, Akimov, doit partir pour une mission d’au moins douze ans, au détriment de son bonheur personnel avec Nina. L’homme héroïque, formé dans une « Ecole supérieure de Cosmogation », doit choisir le devoir, en parfait homo sovieticus.
Peut-être le roman Il est difficile d’être un dieu est-il le plus étrange et signifiant de la science-fiction soviétique. Sur la planète féodale d’Arkanar, dont l’univers est à la lisière de la fantasy, pleine de ripailles, de nobles et de gueux, l’on suit le parcours du seigneur Roumata, de Kira, qui « croyait au bien », et dont le père « recopie tous les jours des dénonciations ». Parmi « la masse des traditions, des règles de l’instinct grégaire […] qui libèrent de la nécessité de penser », le préambule est un peu longuet, avant que l’on comprenne que ce Roumata est en fait un « Terrien, un observateur, l’héritier d’hommes de feu et de fer, qui ne s’épargnaient pas et n’épargnaient pas au nom d’un grand but ».
Lorsque des observateurs découvrent Arkanar, il leur est interdit d’interférer dans son Histoire. Mais à un tel interdit s’opposeun impératif moral, au moment où l’on constate le fascisme incessamment régnant. Rester spectateur ? Intervenir pour installer la pax sovietica ? La chose est transparente : l’allusion au nazisme est patente.Au sein de la violence totalitaire, dominent les « Gris » des « Sections d’Assaut », qui assassinent les traitres, oppriment la population, alors qu’ils sont à leur tour massacrés par les fanatiques « Moines noirs » à l’occasion d’une « nuit des longs couteaux », la séquence rappelant les SA d’Ernst Röhm éradiqués par les SS hitlériens. Le « Ministère de la Sureté » d’Arkanar veille et censure : « Dorénavant, le peuple devra tenir sa langue, s’il ne veut pas la voir à une potence ! » Ou encore : « Ta langue est mon ennemie ». Ou pire : « Nous faisons la chasse aux lettrés en fuite ». Comme de juste, l’on organise un autodafé qui n’est pas sans faire penser à l’année 1933, la culture devant être exclusivement au service du régime, ce qui d’ailleurs ne déplait pas foncièrement au peuple en sa servitude volontaire. Car tous sont des « esclaves », du régime et de « leurs passions mesquines ». Le roman d’aventure, dans le bourbier d’une pittoresque et bruyante fresque médiévale, sur une « base féodalo-fasciste », n’est pas sans rappeler les intrigues et les violences ultérieures du Trône de fer de George R. R. Martin[11].
Le manichéisme saute aux yeux : au fascisme s’oppose la radieuse voie soviétique, en quelque sorte déifiée au vu du titre. L’on ne peut lire sans ironie un tel roman : dénonçant le fascisme avec un rien de naïveté, il dénonce en sous-main son versant communiste dont les frères Strougatski sont à leur dépens partie prenante, même si en 1964 ils ne pouvaient qu’avec discrétion cligner de l’œil vers le stalinisme.
La question de l’interventionnisme reste bien évidemment actuelle. Les Etats-Unis ont tenté d’imposer la démocratie au Proche-Orient avec un succès pour le moins foireux. L’Occident peut-il se permettre de jouer au pacificateur lorsque la Russie se ressent d’une velléité post-soviétique en Ukraine ? La connaissance du bien et du mal politiques peut-elle imposer son diktat à ceux qui font les frais d’un apprentissage par la tyrannie ? Une société de paix peut-elle pacifier par la violence une société totalitaire sans reconnaître le mal dont la frontière est en chaque individu ? En d’autres termes strougatskiens : peut-on comprendre et réguler toutes ces cultures dispersées sur cent planètes sans les dénaturer et y perdre son âme ? D’où la difficulté et la présomption d’être un dieu : « Quand un dieu entreprend de nettoyer une fosse d’aisances, il ne doit pas croire qu’il s’en tirera les mains propres ». Boudhak, le vieux médecin, confie : « Le mal est indestructible ». Roumata pourrait-il amener sur la terre son innocente aimée Kira ?
Au centre de ce cycle des frères Strougatski s’élève la « trilogie Maxime Kammerer », dont ce dernier est le personnage central et récurrent, soit L’Île habitée, Le Scarabée dans la fourmilière et enfin Les vagues éteignent le vent. Dans le premier volet, L’Île habitée, un jeune homme échoue sur une planète lointaine. Maxime est le « Robinson » de cette île sur laquelle il avait espéré trouver « une civilisation puissante, antique, sage ». Hélas, sur une terre radioactive, sale, répugnante, son vaisseau est détruit par on ne sait quel projectile. La rencontre d’un autochtone laisse à désirer : « On voyait aussitôt que l’homme armé n’avait jamais entendu parler de la valeur suprême de la vie humaine, de la Déclaration des droits de l’homme, des merveilleuses et simples inventions de l’humanisme ». En effet règne ici une infecte dictature militaire, nanties de « tours radio » qui chapeautent toute la population. Etrangement, Maxime est insensible aux ondes de contrôle. Serait-il le seul à pouvoir être apte à la résistance ? Parmi une guerre perpétuelle et les colonnes de blindés, le personnage charismatique de « Pèlerin » lutte aux côtés de Maxime devenu « Mak », contre les « dégénérés, contre « l’Empire insulaire », la « dégénérescence de la biosphère », les « fascistes de l’Etat-major », qui pourrait tout aussi bien être communistes, si la censure soviétique ne veillait sur l’épaule des écrivains… La fin ouverte laisse peu d’espoir. L’évidente dystopie imagine une résistance, peut-être condamnée d’avance, au bénéfice des libertés individuelles et de la connaissance, ces miracles toujours menacés.
Au-delà du cliché du parfait surhomme tel que le magnifiait la science-fiction soviétique (dans La Nébuleuse d’Andromède d’Ivan Efremov[12] par exemple), les frères Strougatski sont plus réalistes : leurs héros sont humains et perfectibles. Cependant pour ne pas effarer le communisme totalitaire (un pléonasme !), ils sont les justes représentants de cette société aux visées utopiques, donc pétris d’idéologie. Pourtant les limites de cette dernière sont sensibles lorsque les personnages se heurtent à des civilisations extraterrestres qu’il est nécessaire d’amener à leur niveau de perfection. Ce dont témoignent les progrès technologiques, à l’instar des « zéro-cabines » au service de la téléportation. L’ode au progrès communiste n’a que les limites de l’utopie ; et de l’Histoire.
Passons hélas sous silence, car nous ne prétendrons pas avoir tout lu, Tentative de Fuite, Le Petit, L’Inquiétude, Un gars de l’enfer, Le Scarabée dans la fourmilière, L’Arc-en-ciel lointain, Les vagues éteignent le vent… L’ensemble du cycle formant un roman polymorphe et gigantesque, de près de mille deux-cents pages. La chose est bourrée de bizarreries technologiques prospectives, de personnages (des braves gars et quelques braves filles qui sont moins des individualités que des représentations d’un peuple idéal), de péripéties et de dialogues, parfois aux dépens de la vitesse de l’action et de la profondeur de la pensée. Pourtant, si l’on a voulu croire à l’achèvement de son modèle de société, maintenant qu’il est à son « midi » (d’où le titre), les héros se voient désorientés devant une direction et un sens introuvables. D’où l’aporie de l’utopie qui ne veut accepter sa probable dystopie, sinon chez ceux qui ont la barbarie de la méconnaître.
D’abord traducteur de l’anglais et du japonais pour l’un, astronome et informaticien pour l’autre, Arkadi et Boris Strougatski, (1925-1991/1933-2012) sont à l’aide de leur plume à la recherche d’un idéal politique, que l’on imagine avoir été censurée par le régime soviétique dès 1969, par exemple à l’occasion de L’Escargot sur la pente et La Troïka. Reste à compléter cette bibliothèque strougatskienne, considérée comme un opus classique en Russie, avec l’indépassable Stalker[13], dont le cinéaste Andreï Tarkovski offrit une adaptation passablement infidèle et néanmoins puissante de cette quête d’objets tombés de quelque univers extraterrestre…
À chaque fois, de passionnantes préfaces, des notes, jusqu’à des glossaires, animent ces volumes sommitaux de la collection « L’Intégrale ». Même si ces auteurs n’ont pas toujours conclu et rassemblé leurs productions, les voici magnifiés parmi ces volumes élégamment cartonnés, aux cahiers cousus, ornés d’un signet pour marquer la pause nécessaire dans l’immense l’immersion. Ici pourtant, nous ne faisons émerger qu’une partie de l’iceberg brûlant qu’est le monde de Mnémos. La science-fiction y est française avec Espace-temps K de Gérard Klein[14], encore américaine avec L’Histoire du Futur de Robert Heinlein[15]. Sans compter que cette digne maison d’édition offre un septuor de stèles à Lovecraft[16] en annonçant ses œuvres à peu près complètes, en sept volumes en cours de publication, récits, romans, essais, poésie, choix de correspondance : d’abord, Les Contrées du rêve, ensuite Les Montagnes hallucinées, bientôt L’Affaire Charles Dexter Ward, puis Le cycle de Providence et tous autres récits horrifiques…
Quelles sont « ces guerres qui nous attendent » ? La science-fiction peut-elle nous répondre ? Oui, s’engagent à la fois et avec fermeté le Ministère français des Armées et l’Université Paris Sciences et Lettres en convoquant la Red Team (un nom de code) constituée d’une dizaine d’individus, dont François Schuiten, Jeanne Bregeon, Colonel Hermès, Capitaine Numericus… Ils sont analystes et chercheurs, auteurs de romans noirs, de science-fiction et de dessinateurs. Les conflits à venir appartiennent à la richesse de leurs observations et de leur imagination. Peut-être à leurs désirs, à leurs peurs.
Au contraire d’auteurs qui, comme les frères Strougatski ne voulaient pas se prétendre futurologues, il y chez les participants de cet opus, réunis comme en un colloque survolté, un goût, voire une présomption pour les prédictions qui concerneraient les années « 2030-2060 ». Si les civilisations antiques consultaient des oracles[17] pour connaître l’avenir, le Ministère des Armées est peut-être plus sagace en consultant des écrivains de science-fiction. Même si là tout soit fictif, la pertinence peut jaillir.
Bien que l’éditeur présente cet ouvrage comme « un polar d'anticipation », il s’agit plutôt d’une série de brefs essais géopolitiques et technologiques futuristes, mâtinés de bribes narrative et immersives. Qui sait si une nation pirate va éclore, attaquant la base de Kourou où naitrait un « ascenseur spatial », si la montée des eaux générera des conflits aux causes climatiques, si une « république verte » sera offensive, si de nouveaux Barbaresques vont affluer, la Turquie quittant l’OTAN, usant d’attentats à la marée noire. Bien entendu le bioterrorisme jouerait aux dés les « pandémies virales ». « Une mort culturelle » est alors annoncée. Comment coordonner les armes, organiser la défense, vaincre enfin ? Comment contenir une nouvelle guerre de Troie hypertechnologique ? Boucliers défensifs à l’israëlienne ou « hyperforteresses » ? Maîtrise ou défection de l’espace satellitaire ? Saurons-nous encore si des implants neuronaux à usage militaire sont victimes de hackers, si des « unités robotiques » errent hors de contrôle, si une réalité alternative, une fragmentation du réel, voire des guerres cognitives juchées sur la propagande, la désinformation, le piratage du web, un hypercloud… Cependant sans guère de doute, des hyper-missiles seront dotés d’intelligences artificielles, elles-mêmes se combattant entre elles. Elles seules peut-être sauront l’art suprême de la guerre. Qui sait si les guerres n’auront plus lieu que dans le Metaverse, avec pour sanction finale la prise en otage du réel. La Red Team fait dans le probable, l’impossible, l’imprévisible, le vertigineux et le réel anti-réel en approche furtive, le n’importequoitesque. Qu’importe s’il donne à penser, à fertiliser l’imagination pour se défendre du mal indestructible…
Nous le savions, la science-fiction est technologique, sinon elle ne serait pas. Mais elle est aussi uchronique avec Franz Leiber, sanitaire avec Roger Zelazny, et politique avec les frères Strougatsky ; et toujours géopolitique quelques soient les dimensions extragalactiques. Outre le divertissement du lecteur, le développement de son imaginaire, les perspectives scientifiques spéculatives (les ingénieurs des nouvelles technologies californiennes ayant été de jeunes dévoreurs de science-fiction), cette dernière n’est pas loin d’être la première des littératures conflictuelles à l’échelle, du moins pour encore un certain temps, de notre modeste planète, bien que cette échelle soit aussi celle de la fracture humaine du bien et du mal, en un roncier inextricable.
traduit de l’italien par Muriel Morelli, Rivages, 2022, 176 p, 18 €.
Davide Longo : L’Homme vertical,
traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Stock, 2013, 422 p, 22 €.
La science-fiction ne cesse de bruire de récits apocalyptiques[1], de catastrophes considérables affectant un monde démesurément technologique et surpeuplé. Avec plus de discrétion, deux romanciers italiens aiment à traiter le topos de la fin de notre monde au moyen du fantastique. L’un, Guido Morselli, subit la disparition instantanée de l’humanité, l’autre, Davide Longo, constate le déferlement d’une barbarie qui dévaste ce que nous pensions être un monde pérenne. Les mots mêmes comment à se dissiper sous le titre phare de Guido Morselli : Dissipatio Humani Generis devenant Dissipation H. G. Alors qu’un Homme vertical tente chez Davide Longo de subsister tant bien que mal.
« Chrysopolis est vide ». Ainsi Guido Morselli fait-il constater à son narrateur sa solitude absolue, auprès d’une ville de l'or que l’on devine représenter Zurich. L’on se demande alors comment l’écrivain va-t-il animer son récit. Eh bien en imaginant que cet homme résiduel avait choisi de se suicider au fond d’une grotte et qu’à son retour toute l’humanité s’était dissipée, en une « coïncidence non fortuite ». En conséquence, l’interrogation fantastique hésite entre l’acceptation de l’impossible phénomène ou le fantasme continu de celui qui en disparaissant aurait fait disparaître tous les autres disciples de l’humanité : « Une désertion de masse […] a surpris les gens dans leur sommeil ». Là où tous les lits sans exception ont perdu leurs dormeurs, pas la moindre guerre, pas la moindre pandémie. Tout est intact et ne sont vivants que les animaux ; jusque dans les villages les plus reculés des montagnes suisses. Quant à la grande ville, à l’aéroport, ils sont aussi vides que le bout du fil des téléphones.
Aussi reprend-il un sentier, « le plus abrupt […] qui me conduit à mon privilège : vivre en dehors et au-dessus, vivre seul. Mais à présent, j’ai peur ». Que lui reste-t-il sinon « l’effondrement psychique » ? Taper sur sa machine à écrire un roman à achever, manger, vivre ? Car « désormais mon histoire intime est devenue l’Histoire de l’humanité ». Et malgré des investigations poussées, un voyage en voiture, une base militaire américaine, la petite maison d’une ancienne amante, l’absence est toujours au rendez-vous, le huis-clos est étendu à la planète entière. « L’espèce polluante » éliminée, la nature ne s’en porte que mieux : « Le monde n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui, depuis qu’une certaine race de bipèdes a cessé de le fréquenter ».
Un suspense prégnant, quoique sans espoir, guette le lecteur qui s’identifie sans faute avec le personnage : et si tout cela allait trouver son démenti, n’était qu’un cauchemar… Reste que l’acception de cette condition d’exception a tôt fait de s’installer. Et puisqu’il n’y a plus l’ombre d’un futur, les souvenirs affluent, plus ou moins amicaux, plus ou moins amers. Le seul horizon du dernier homme étant la mort, Chrysopolis devient une « Nécropolis » sans corps, sauf celui de l’ultime témoin pris dans les rets de sa « chronique de la peur ». Pourtant la résignation, l’ironie font mouche : « Je suis l’ex-homme » épilogue-t-il.
Reste le soliloque morbide, digne d’un philosophe ermite, dont l’érotisme est en berne, faute de femmes, le solipsisme définitif, cousu de « péchés d’érudition ». Divers philosophes, psychanalystes ou théologiens alimentent le monologue, appelant de leurs vœux une « sublimatio générale », peut-être telle qu’elle est ici réalisée. Et puisque les humains se sont volatilisés avec leur seul vêtement de nuit, notre narrateur imagine qu’ils ne comparaissent pas « nus au Royaume des Cieux », comme le postulait Saint-Augustin. « Je suis l’élu ou le damné » se demande-t-il. Ainsi vont les fictions consolatrices…
Pourquoi le roman s’achève-t-il ? L’attente absurde du retour de Karpinsky en fait un Godot beckettien au petit pied. À l’attente sans avenir répond le souffle disparu du narrateur à l’arbitraire excipit.
Roman psychologique et philosophique, Dissipatio H.G. est méditatif, inquiet, angoissé, vertigineux. Il est permis de le lire comme une métaphore de la solitude, plus loin que celle de Robinson Crusoé[2], puisque sans espoir de retour, sans dieu. Solitude amétaphysique et inhérente à la nature singulière, trop singulière peut-être de la « monade intellectuelle » face à soi-même en écrivain incompris. Préfèrera-t-on le lire comme un apologue sur la mal et la destinée humaine, comme un vaste memento mori baroque, ou comme une acmé de la mélancolie, digne d’être un addendum à celle de Burton[3]?
L’Histoire est dans Dissipatio H.G. enfin annihilée. Moins radical, et cependant dubitatif, Guido Morselli tâta de l’uchronie avec Le Passé à venir[4], au titre paradoxal et prometteur. Réécrire l'histoire est une formalité pour lui. Ainsi de la guerre 14-18 : les Alliés ont gagné, mais leurs ennemis auraient pu l'emporter. C'est cette idée qui a jaillit dans la tête de son personnage, Walter von Allmen, qui opère un détournement des évènements. L’on se demande si la chose ne fait pas que se dérouler dans l’esprit dérangé de son héros dangereusement farfelu. Dans la lignée du Maître du Haut Château de Philip K. Dick[5], qui postulait une victoire des forces nazies et japonaises se partageant les Etats-Unis, Guido Morselli construit dans la Première guerre mondiale le triomphe des empires centraux.
Guido Morselli a toujours été une personnalité à l’écart, voire égarée, ce dont ses anti-héros lui sont redevables. Dans Le Communiste[6], son dignitaire croit dur comme fer à l’idéologie qui le définit sine qua non. Cet austère cheminot, Walter Ferranini, a fait la guerre d'Espagne contre le franquisme. Homme intègre et austère de 45 ans, il voit son militantisme récompensé : le voici élu député sur une liste communiste, ce qui lui permet d’accéder à Rome en 1948. Peu au fait des mœurs de l’appareil du parti et de ses élites, il ne peut échapper au conflit avec la direction. Le Parti s’immisce dans sa vie privée, au prétexte que sa compagne n’est pas adéquate. De plus il a l’impudence de publier dans une revue un petit essai sur le caractère aliénant, et non pas libérateur selon la doctrine marxiste, du travail. Un tel révisionnisme se doit d’être renié. Roman historique et pamphlet anticommuniste, il élargit la palette de ce libertaire qui ne publiait jamais le même livre et pour lequel l’on a imaginé l’étiquette de réalisme prophétique.
Une autre uchronie s’appelle Rome sans pape[7]. Là encore un paradoxe, une ironie de l’Histoire, qui, par rebond n’est pas sans traiter du communisme comme d’une Eglise. Nous voici initiés aux arcanes des milieux du Vatican en l’année 1999. L’Etat pontifical est soudain chapeauté par un pape irlandais qui sème la révolution, soit la liberté morale et l’abolition du célibat ecclésiastique. Ce Roma senza papa, ne parut que de manière posthume en 1975. Car de désespoir, en grande partie à cause des constants rejets des éditeurs, Guido Morselli se tire un coup de pistolet en juillet 1973, à Varèse, de ce Browning qu’il appelait dans son Dissipatio H.G. « ma fiancée à l'œil noir ». Selon l’auteur de la postface Philipo D’Angelo, il est considéré aujourd’hui comme « le saint patron des écrivains manqués ».
Villages dévastés, maisons pillées et incendiés, meurtres sauvages, voilà tout ce qui bientôt reste du paysage nord-italien, parmi les pages de L’Homme vertical. Quelle crise économique, institutionnelle, de civilisation, a-t-elle pu entraîner aussi soudainement la barbarie ? Davide Longo, né en 1971, ne nous le dira jamais, ne s’attardant que sur ses conséquences et sur la manière dangereuse et contrariée avec laquelle la dignité humaine peut encore se tenir debout…
L’écroulement de l’intime destin du personnage central est en quelque sorte le miroir de ces terribles avanies. Sauf que pour lui nous saurons peu à peu la nature de la catastrophe. Professeur, écrivain réputé, une histoire d’amour et de sexe avec une de ses étudiantes qui le séduisit, le dénonça, le piégea, preuves à l’appui, lui fit perdre emploi, femme, famille et amis et goût d’écrire. Il ne reste plus à Leonardo qu’à se réfugier dans le village de ses Préalpes natales. C’est alors que, quelque part après l’an 2025, les populations s’égaillent, les banques ne servent plus leurs clients, l’armée ou les milices quadrillent les grands axes, des sauvageons incontrôlables, des brutes armées sèment la violence, le vol, le pillage et le meurtre. Les villageois, le plus souvent vainement, organisent leur autodéfense, jusqu’à ce que la maison de Léonardo soit ravagée, couverte d’excréments, sa bibliothèque renversée dans l’essence… Il ne lui restera plus qu’à partir avec sa fille, son beau-fils, que leur mère lui a confiés, en direction de la Suisse ou de la France, aux frontières fermées, où la civilisation suit encore son cours.
Au périple se joindra un chiot. Entre temps, séquestré dans un camp itinérant d’une meute de jeunes aux rituels infâmes, Leonardo devra, quand sa fille est continûment violée par une sorte de gourou charismatique, affronter ce dernier en sacrifiant ses doigts, sa main, et signer la fin du piètre chef de bande. Un éléphant sera le compagnon de cette nouvelle étape de l’odyssée, sans cesse menacée par des péripéties dramatiques, voire tragiques. Heureusement, au-delà du courage de cet « homme vertical », au-delà de son refuge avec des enfants dans une île déserte et méditerranéenne, l’on retrouve la confiance avec ses congénères : un embryon de civilisation se relève. Et à la manière d’une autre anti-utopie, Fahrenheit 451 de Bradbury, les histoires venues des livres vont être réclamées, entendues, prêtes à une renaissance : « Nous savons que tu gardes les histoires (…) Nous aimerions les écouter. » Comme quoi la perte de confiance envers la littérature est aussi une faille ouverte entre l’homme et le monde, entre les profondeurs troubles du moi et la dignité d’une humanité policée.
Est-ce le roman qu’il faut avoir publié, par réelle nécessité politique et métaphysique ? « Des années plus tôt, devant un de ses livres fraîchement publiés, il avait trouvé inexplicable d’avoir consacré trois années de sa vie à ce long récit en vers, hermétique et désuet, que beaucoup de ses lecteurs et la majorité des critiques avaient déjà classé comme une œuvre mineure et maniérée ». Sans nul doute Davide Longo, par le biais de son personnage, met en balance un vécu traumatique jeté à la face de l’humanité et une œuvre solipsiste…
Pire encore, depuis « le signal de la curée », qu’il faut entendre au sens de sa descente aux enfers personnelle aussi bien que générale et civilisationnelle, journaux et éditeurs ont disparu, Internet s’est tu, ôtant apparemment toute validité à l’écrit, devant les hordes de racailles illettrées et bientôt analphabètes, abruties au sexe prédateur, à l’alcool et aux drogues, rangées sous les oripeaux de structures claniques erratiques et sadomasochistes… Ainsi, la pensée et les bibliothèques n’ont pas su nous protéger.
Mais, à moins de ne pas l’avoir comprise, la pensée de Davide Longo est pour le moins elliptique, voire peu cohérente. Dans sa « pièce des livres » que Leonardo a été contraint d’abandonner, résidait « une anthologie de ce qu’était ou aurait dû être la vie ». C’est alors qu’il confie : « J’aime infiniment ces histoires, pourtant je sais qu’elles portent la responsabilité de ce que je suis. Un homme défaillant. » Veut-il nous signifier cet argument éculé selon lequel les livres ne sont rien devant la vie ? Alors que toute bonne bibliothèque connait déjà l’irruption de la barbarie, qu’il s’agisse des pillages de Rome ou celle de Big Brother dans 1984 d’Orwell… Le procès fait à la littérature est-il là excessif, injuste ? S’agit-il là de confesser une honte à écrire alors qu’il faudrait parer aux horreurs qui secouent la planète et bafouent l’humanité ? Alors que la dignité se révèle également dans l’œuvre de pensée et d’art.
Peut-être, à moins de préférer la suggestion, aurait-il mieux valu nous en dire plus, s’attacher à l’analyse et non à une action aux longueurs parfois complaisantes, lorsque de la séquestration parmi le clan itinérant, comme à l’occasion d’un futur script de film intellectuellement pas trop fatiguant qu’on aura la faiblesse de tirer de ce roman… Pourtant, quelques modestes phrases frôlent des problématiques qu’il eût été indispensable de fouiller : « Le mal a-t-il germé en notre sein, ou avons-nous été contaminés ? » Ou encore, parmi les « graffitis tracés à la bombe ou au charbon » : « les idéaux au bûcher ». Quant à s’interroger sur les causes sociétales de ce retour aux barbares, rien de cela n’est esquissé. Certes, il eût fallu, pour se faire, et ainsi contribuer à prévenir ce genre de déshérence, une plume plus vaste et plus fine, comme celle d’Ayn Rand, dans La Grève[8], le mélange des genres, l’essai et l’action, un roman-somme…
En ce livre à demi-réussi, cependant impressionnant, les échos résonnent. Curieusement, la cohabitation avec une femme obèse et un éléphant dans sa cage, qui devient un compagnon de voyage à la recherche d’une Ithaque, à quelque chose de tendrement fellinien, quand les jeunes sauvageons sont plus brutalement pasoliniens… Peut-on penser à La Route de Cormak McCarthy, cette frappante et fuligineuse post-odyssée dans la cendre du monde, mais également peu fouillée, elliptique et intellectuellement décevante ? A La Peste écarlate de Jack London ? Ainsi L’Homme vertical s’inscrit avec un brio mesuré parmi toute une lignée de récits post-apocalyptiques, même si Davide Longo l’a installé, avec peut-être une prudence retorse, dans le contexte d’une seule nation, là où la crise économique peut être l’une des plus inconséquentes ; mais aussi parmi le salutaire avertissement de l’apologue…
Reste, en arrière-bouche amère, de cette lecture, un goût de malaise et d’effroi : notre civilisation serait donc si fragile ? Nos jeunes et moins jeunes serait-ils sourdement des sauvages tribaux animés par la hâte de tuer, de s’avachir et de piller ? Nos responsables politiques et sociaux ne sauraient-ils prévenir une telle fatale dérive ? Nous ne sommes hélas séparés du mal que par la peau transparente de l’humain…
Tout autre est Un Matin à Irgalem du même Davide Longo[9]. L'action se déroule en 1937, en Éthiopie, sous l'occupation colonisatrice italienne, désastreuse. Au cours d'un procès, le sergent Prochet, accusé de crimes, est défendu par Pietro Bailo, un avocat militaire. Hélas, les charges sont accablantes. Mais le plus intéressant peut-être est la manière dont Pietro découvre, en marge de l'affaire judiciaire, l'Afrique entre d'oiseuses parties de cartes et surtout les conversations avec Nicola, un médecin militaire homosexuel. Nostalgique de Turin où l'attend peut-être Clara, et cependant amoureux de la belle Teferi « à la peau d'ambre », Pietro tente désespérément de préserver son intégrité intellectuelle dans un monde implacable, dépourvu d'empathie, de morale. Davide Longo aime les sombres apologues, les tragédies grandioses autant que celles plus intimes. Là aussi « les idéaux [sont] au bûcher »...
Les livres de Guido Morselli, et à un moindre degré ceux de Davide Longo, ont post mortem acquis une réputation sulfureuse, en particulier Dissipation H. G. Entre livre maudit et roman culte à l’adresse des esprits dépressifs et méphitiques, il apparait comme le testament de son auteur, dont le narrateur est son transparent alter ego, au service d’une œuvre ultime et impressionnante. Tant qu’il y aura des lecteurs, un tel roman noir et or ne se dissipera pas…
Charlotte Perkins Gilman: Herland, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Yolaine Destremeau et Olivier Postel-Vinay,
Points, 2019, 224 p, 8,40 €.
Au moyen d’un gouvernement résolument composé de femmes, le monde serait-il plus juste, à tout le moins désarmé des injures du patriarcat ? Serions-nous, sans les hommes, débarrassées des guerres et des tyrannies de tous poils ? Lorsque la Norvégienne Gerd Brantenberg, avec Les Filles d’Egalie, livre un satirique et hilarant roman où règne un matriarcat oppressif, l’Américaine Charlotte Perkins Gilman propose avec Herland un territoire exclusivement féminin et plus apaisé. Il n’est cependant pas tout à fait certain qu’aucune de ces utopies puisse échapper à son destin dystopique. Une pincée de science-fiction, une nappe de société-fiction, voici les recettes de ces dames au secours de nos maux privés et politiques et au moyen d'un despotisme résolument féminin.
Le genre romanesque de l’inversion existe au moins depuis Jonathan Swift, dans Les Voyages de Gulliver (1721), où les chevaux deviennent des hommes et les hommes des bêtes. Will Self, en 1997, fit de ses Grands singes[1] une humanité simiesque. La Norvégienne Gerd Brantenberg a choisi d’inverser la domination masculine en tyrannie féminine, avec Les Filles d’Egalie.
Ainsi ces Messieurs, surtout s’ils sont ronds et jolis, sont les proies du bal des débutants, où ils sont « dépuceautés », harcelés par des viols, portent un « soutien-verge » malcommode, sont tourmentés par leurs « parties honteuses », restent à la maison pour s’occuper sans cesse des enfants et la contraception leur est réservée. Un tel matriarcat doute que son contraire ait jamais existé. L’inventivité du vocabulaire, à laquelle le traducteur apporte tous ses soins, est parlante : il s’agit de « gentes » et d’« êtres fumains », « goins » et « gangs de garses », « paterner » et « père-coq ». Sans omettre les « clitocrates »...
Il faut à tel univers des héros et anti-héros. Au nom révélateur, « Rut Brame », « directrice du Directriçoire de la société Coopérative d’Etat », est la cheffe de famille, quand le jeune Petronius se voit capté par Rosa, pêcheuse de requins, qui malgré son amour se révèle une furieuse batteuse de son homme. Il est moqué lorsqu’il veut devenir « marine-pécheuse », et l’expérience à bord du bateau est peu concluante. « Mademoiseau Tapinois » est un enseignant dont les incursions hors de l’orthodoxie idéologique sont conspuées par ses élèves et tancées par la Proviseure, ce qui en fait un beau clin d’œil aux thuriféraires de la doxa. Ils se réuniront pour fonder un parti « masculiniste » avec une poignée d’acolytes, tenter des expériences homosexuelles et bouleverser les idées reçues par leurs actions publiques et souvent réprimées : les « soutien-verges » vont valser !
La grandiloquente cérémonie d’accouchement dans « Le Palais des naissances » et les « Grands Jeux menstruels » sont morceaux d’anthologie. L’ironie de la plume romancière est à son comble. Par ailleurs, en un ridicule achevé, les arguments biologiques utilisés pour justifier le régime retournent comme un gant ceux de nos pères. Comme de juste, l’utopie bascule vers la dystopie.
La narration s’essouffle enfin en s’éloignant des personnages pour passer au récit documentaire sur l’Histoire d’Egalie. Cependant une astucieuse pirouette ranime l’intérêt : Petronius a écrit et publié un roman qui met en scène une société dominée par les mâles !
Il est bien étonnant que ce livre paru en 1977, mais dont le premier jet en 1962 s’appelait Feminapolis, ait mis quarante ans à nous parvenir. Si l’on est en droit d’estimer que sa pertinence s’est un peu émoussée, dans la mesure où l’évolution des mœurs contribuait à diminuer, voire effacer, les discriminations indues entre les sexes, il reste toujours aussi étonnant et ne manque pas de pouvoir faire réfléchir sur le bien-fondé de nos structures sociales et politiques. Méfions-nous donc, au travers du nouveau titre, des régimes qui prétendent à l’égalité. Et de son parti « amarraxyste », qui ne considère les inégalités sexuelles qu’au prisme de celles des classes, évidente parodie du marxisme.
Nanti d’une carte du pays d’Egalie borné par les montagnes de « Phallustrie » où triment les ouvriers mâles, comme un livre d’héroïc fantasy, le roman de Gerd Brantenberg est divertissant, hilarant, non sans être un apologue d’une efficacité redoutable. Or « 100% féministe », affirme le bandeau de couverture. Pas tout à fait, car la tyrannie de ces dames, aussi terrible que celle du patriarcat, voire pire, montre bien qu’il s’agit là moins d’une question de sexe que d’une pulsion tyrannique inhérente à la nature humaine. La satire, sans être à thèse univoque, est universelle.
En 2017, Naomi Alderman avait donné Le Pouvoir[2] à un sexe féminin vengeur, tyrannique et d'une violence inouïe ; mais avant elle, dès 1915, une autre Américaine, Charlotte Perkins Gilman, avait imaginé un pays de femmes libres bien plus harmonieux, au-delà de montagnes aventureuses, dans un roman mystérieusement intitulé Herland. C’est là un des rares espaces féminins de l’utopie, imaginé comme un antidote par une auteure singulière, essayiste de surcroit. Cependant l’on est en droit de se demander si cette parfaite et délicieuse république autoproclamée des femmes est susceptible, comme toute utopie qui se respecte, de quelque tyrannie soigneusement celée.
Comme l’entend le sous-titre d’Herland, quoiqu’il ne soit qu’un ajout discutable de l’éditeur, nous voici prêts à plonger dans un roman d’aventure pour adolescents : « Ou l’incroyable équipée de trois hommes piégés au royaume des femmes ». Cependant, outre que le récit tient sa promesse en termes de péripéties, il dépasse l’Eldorado, dans Candide de Voltaire, en sa qualité d’apologue et en termes de défis intellectuels.
Nos trois jeunes gens font un voyage d’exploration en Amazonie, où l’on parle d’un dangereux pays des femmes. Aiguillonnés par la curiosité, et au moyen de leur petit avion, ils découvrent au-delà des montagnes, et à leur stupéfaction, une contrée pacifique où « tout n’est qu’ordre et beauté », reprenant ainsi le refrain de « L’invitation au voyage » en vers de Baudelaire. Les voici choyés dans une douce incarcération par ces dames aux cheveux courts. Gymnase, jardin, livres concourent à leur nouvelle initiation. Une tentative de fuite est un échec. Habitant une sorte de château, ils apprennent « l’herlandais » : vont-ils lire des romans « sans héros masculins » ? Pourront-ils être amoureux, vivre une sexualité ?
L’Histoire d’Herland est précisément, voire encyclopédiquement, dépliée. Depuis deux mille ans, ces dames se reproduisent par « parthénogénèse », ne donnant naissance qu’à des filles, et par conséquent élèvent un temple à « Maaia, leur déesse de la maternité ». De plus, elles sont « profondément sages », « héritières de toute la bonté transmises par leurs aînées », sont pleines d’amour maternel et sororal et sont parvenues à l’excellence de la santé, de l’éducation, s’inspirant de la pédagogie Montessori, et à la prospérité par un travail soigneux. Le roman devient un dialogue philosophique comparant leur monde et celui des Etats-Unis, que nos compères doivent reconnaître moins heureux. Heureusement Charlotte Perkins Gilman a le rare mérite de ne pas choir dans un manichéisme outrancier. C’est avec intérêt et empathie que ses sages citoyennes accueillent les trois hommes ; c’est avec bienveillance et néanmoins fermeté qu’elles défendent leur modèle sociétal, voire avec une véhémence revancharde : « les femmes sont des coopératrices par nature, et pas les hommes ! »
Cette civilisation exclusivement féminine affamée de savoir est évidemment idéalisée : comme un vœu pieux de la part de l’écrivaine. Malgré - ou plutôt grâce - à la disparition d’une moitié de l’humanité, elle nous propose un modèle riche de séductions, tant morales qu’esthétiques, donc une exceptionnelle et novatrice utopie littéraire, scientifique, écologique, politique et féministe. La nature foisonnante est exploitée avec sagacité et respect, les punitions n’existent pas, on y préfère « patience, douceur et courtoisie ». Plus exactement elles savent parmi les espèces cultivées et élevées éliminer les défauts, comme lorsque des personnalités montrent des velléités rebelles et agressives, alors rapidement exclues d’une communauté qui tient à la perpétuation de ses vertus civiques.
Mais est-on sûr que la disparition de la sexualité soit un bien ? Aussi l’insistance d’un des jeunes hommes à épouser sa guide et à vouloir lui faire subir l’outrage du sexe est-elle condamnée, à juste titre, quoique l’on puisse deviner un dégoût partisan de la part de l’auteure. Parmi les trois aventuriers, Terry est celui dont le harcèlement amoureux, la prédation sexuelle est la marque ; en fait son union avec Alima est le signe du fiasco du machisme. Jeff au contraire sait parfaitement se fondre dans ce monde et trouver la sérénité avec son amie Celis. Le narrateur quant à lui s’adapte en gardant une position de sociologue et d’observateur attentif, tout en éprouvant une amitié et une admiration toutes spirituelles pour la « brune Ellador ».
Reste qu’il est légitime de se demander si une telle parfaite république des femmes frise l’anti-utopie. Le narrateur, lui-même issu de la prudence de son auteure, s’interroge : « J’aimerais bien trouver une faille à tant de perfection ». Sa guide, Somel, assurant que les « criminelles » ont disparu, avoue que les « femmes défectueuses ont dû être privées de maternité ». Voilà qui est bel et bon. Cependant l’éducation des enfants étant collective, en cohérence avec les utopies communistes, et parmi ces « femmes qui œuvraient pour la collectivité », en un monde où la grossièreté avait disparu, faut-il penser que l’individualisme n’ait pas droit de cité, que la solitude, voire la dissidence paisible soient persona non grata ?
La conséquence de cette perfection politique est que l’art herlandais a quelque chose, pour employer une image excessive, de totalitaire : « des grands spectacles fastueux, des processions grandioses, un rituel mêlant art et religion », des « fêtes éducatives et sociales ». San aucun doute « leur art dramatique était très ennuyeux. Pas d’attirance fatale, de jalousie, de pays en guerre, d’aristocrates ambitieux, de pauvres qui luttent contre les riches ». Est-ce le prix qu’il faut payer pour vivre dans la perfection ? Ainsi l’habileté de l’auteure ne se contente pas d’une apologie de son utopie, mais pose, par la voix du narrateur, qui, notons-le, est bien masculin, les questions indispensables. Pourtant une chose était « de critiquer la civilisation trop parfaite de ces femmes, mais nous ne pouvions nous résoudre à raconter nos échecs et nos débâcles ». Or le voyage que se propose Ellador pour accompagner le retour du narrateur et de Terry (car Jeff choisit de rester et d’être « herlandisé) risque-t-il, malgré les prodiges scientifiques à découvrir, d’être éprouvant, décevant. Comme le narrateur, faisons aveu d’humilité.
L’herlandais apologue, quoiqu’il cache une satire de son revers, c’est-à-dire notre monde, est absolument irénique. En revanche, dans les années soixante, Monique Wittig présenta une autre communauté exclusivement faite de femmes, de surcroit lesbiennes, dans son roman expérimental Les Guérillères[3], dont la seconde partie conte l’épopée guerrière qu’elle livrent contre des hommes décidés à éradiquer leur liberté. Que les Herlandaises parviennent à pacifier leur nation, mais au prix du peu d’individualisme, soit ; mais que les hommes puissent tous supporter une telle sécession, c’est hélas peu probable, le cas du plus vindicatif des trois explorateurs est à cet égard symptomatique. Il reste à espérer que leurs montagnes les protègeront longtemps d’une intrusion de séides d’une tyrannie machiste, voire théocratique…
Injustement méconnue, Charlotte Perkins Gilman, dont le chef d’œuvre mérite d’être longuement dégusté et médité, née en 1860 et décédée en 1935, est en fait l’auteure de la Trilogie d’Herland, qui commence par Moving the Montain et s’achève avec With her in Ourland, dont Herland est le volet central, rédigé de main de maître (faut-il dire de maîtresse ?). Jeune fille à l’intelligence précoce, puisqu’elle apprit à lire seule à cinq ans et parcourut bientôt sciences et civilisations anciennes, elle batailla pour acquérir son indépendance en divorçant d’un premier mariage, ce qui était passablement rare en cette seconde moitié du XIX° siècle. Activiste féministe, elle propose des conférences engagées, publie en 1892 The Yellow Wallpaper, une nouvelle dont la narratrice raconte sa dépression post partum, sa mise au repos par son mari médecin et sa réclusion insupportable au point qu’elle arrache le papier peint de sa chambre où paraissent s’agiter des créatures féminines prisonnières… Ce qui fut chez nous fidèlement traduit sous le titre Le Papier peint jaune[4], mais aussi La Séquestrée[5]. Dans un magazine de sa création et éditée pendant sept ans par ses propres soins, The Forerunner, elle fait paraître son Herland en feuilleton. C’est une étonnante auteure, fort prolifique, aux milliers d’articles, aux 470 poèmes et 170 nouvelles, aux essais solides, dont Women and economics qui fait figure de référence théorique pour les mouvements féministes aux côtés de L’asservissement des femmes publié en 1869 par le très masculin John Stuart Mill[5]. On retiendra également son The Man-Made World (Le Monde fait par les hommes) dont on devine la dimension polémique. Restons plus prudent devant With her in Ourland, où l’on découvre la nécessité de séparer les différentes races en fonction de leurs développements culturels. Hélas, elle dut se suicider au chloroforme alors qu’un incurable cancer du sein la rongeait. Il n’est pas étonnant qu’Alberto Manguel, en son Voyage en utopie[7], et parmi vingt auteurs aussi prestigieux et essentiels que Thomas More et Fourier, tienne en bonne part ce remarquable Herland.
Un siècle plus tard, la Française Caroline Fauchon, imagine qu’en un au-delà des neiges de Laponie, un monde vit Sans eux[8]. Comment est-ce possible ? L’espèce mâle se serait autodétruite, comme l’une de ces espèces que la nature ou les conquêtes et prédations anthropiques auraient condamnées à l’extinction… Là encore, un voyage lointain permet de dépasser une barrière géographique qui est aussi celle qui ouvre sur une autre anthropologie. À la terrible anti-utopie de Naomi Alderman, il faut alors opposer, non sans manichéisme, d’harmonieuses utopies exclusivement féminines, dont le modèle indépassé restera longtemps notre cher Herland, qui, bien qu’elles soient impraticables dans notre réel et peut-être nuisibles, restent des tensions de l’esprit humain. Il n’est pas indifférent de noter à cet égard que Charlotte Perkins Gilman n’aimait guère le terme partisan de « féminisme », sachons lui gré de préférer celui d’humanisme.
Shigeru Oikawa : Le Bestiaire extraordinaire de Kyôsai,
Picquier, 2021, 200 p, 32 €.
Histoire d’un pet. La déconfiture de Fukotomi,
traduit du japonais par Jacqueline Pigeot, Keiko Kosugi et Akihiro Satake,
Picquier, 2014, 80 p, 17 €.
Ce n’est pas sans humour que les neuf cents espèces de Pokémons arborent des noms qui sont d’inventifs mots valises, y compris en français : « Bulbizarre et Salamèche, Reptincel et Dracaufeu, Carapuce et Tortank, Chenipan et Papilusion, Aspicot et Dardargnan, Roucarnage et Sablaireau… Ce sens du comique n’est rien une nouveauté parmi ce que l’on aurait cru penser être l’austère Japon. De longtemps le rire, que la religion chrétienne a pu considérer avec méfiance, que l’Islam a repoussé, fait partie intégrante de la personnalité et de la civilisation japonaises. Peut-on rire de tout ? nous demandions-nous dans un précédent essai[1], alors que le Japon n’est pas loin de proposer une réponse fort positive, telle qu’elle est déployée à pleine gorge dans l’ouvrage de Dominique Rivolier, Rires du Japon. Même si, cela va sans dire, le sarcasme zygomatique adressé aux puissants et au pouvoir n’est pas sans risque pour le rieur. Le peintre Kyôsai put en faire l’amère expérience, auquel Shigeru Oikawa rend un hommage appuyé dans son Bestiaire extraordinaire de Kyôsai. Là où les Pokémons trouvèrent peut-être leur origine, quoique ses derniers n’aient pas la dimension satirique, voire politique de l’illustre maître du pinceau animalier. Enfin, d’un pet nous rirons…
Rire originel et créateur, telle est celui des kamis, ces divinités de la mythologie shintoïste. Amaterasu, déesse du soleil, dut se cacher dans une grotte pour protester contre les violences de son frère, Susanoo, dieu de la mer. Seule la servante Okame, kami elle-même, sut la faire sortir lorsqu’elle déclencha le rire de ses pairs « en exhibant son postérieur », la curiosité faisant le reste. Le soleil revenant sur terre, la vie reprenant son cours, les empereurs en devinrent les descendants solaires. Ainsi les kamis, mi-lutins, mi-dieux, qui abondent parmi les contes, sont réputés pour leur espièglerie, à la fois appréciés et crains, ce qui est d’ailleurs la double face des conséquences du rire.
Sourire et rire, d’où vient l’expression « rire jaune », sont consubstantiels à la civilisation japonaise, à sa politesse : « On rit pour surmonter ses angoisses et ses peurs. C’est un rire collectif face à l’immensité du tout ». Ainsi pullulent la malice des conteurs, les railleries et autres paillardises des rouleaux de peintures, les caricatures plus modernes de Rakuten, le rire libérateur des moines zen. L’art si noble et si poétique du haïku s’enrichit du genre du « senryu », nanti d’une chute comique, soit dix-sept syllabes, parfois satirique au point de se jouer des valeurs les plus révérées de la société. Est-ce tolérance ou assurance de pouvoir décharger le poids de l’existence par les fusées du rire ?
Là où Hotei est le dieu du bonheur, la bouffonnerie populaire « mêle volontiers le profane et le sacré ». Elle colporte des « farces lestes et souvent grossières », des histoires scatologiques, des jurons et des hyperboles sexuelles à coups de sexes démesurés. Au contraire, la cour de l’ancien Japon est plus compassée, sourit tout juste et valorise la galanterie érotique la plus raffinée, comme dans le Dit du Genji[2], au détriment de la vulgarité du rire : « Pendant que la noblesse se pâme devant les fleurs de cerisiers, le peuple rit à son aise », prisant fort les concours de phallus, de pets et les « fêtes d’injures ». Au XVIII° siècle par exemple, « Gennai écrit un Traité du lâcher de pet ».
Pendant ce temps le masque du théâtre bugaku, puis nô et kabuki, fait plus qu’esquisser un sourire. Représentant d’abord des esprits démoniaques, ces masques regorgent d’expressions prises à la volée, jusqu’à des singeries drolatiques.
La parodie est courante. À l’occasion du voyage rituel du Tôkaidô, lorsque s’acoquinent Ajirobei et Kitahachi, ils offrent un festival de « bourdes, sornettes et calembredaines en faisant leurs quatre cents coups ». Leurs diableries et grossièretés appartiennent toujours à l’inconscient collectif japonais. Chez Hokusai, à travers ses recueils qui forment à partir de 1812 La Manga[3], l’art du dessin croque sur le vif les personnages, les animaux et les attitudes les plus cocasses.
Avec l’ère Meiji, c’est-à-dire l’ouverture à l’Occident, les caricatures anglaises croisent celles japonaises, avec pour points d’orgue l’artiste anglais Charles Wirgman qui vient créer un journal, The Japan Punch, et Rakuten qui lui répond avec le Tokyo Puck, dont la verve et le mauvais goût lui valent bien des interdictions.
Enfin, pour les moines zen, l’humour est un effet de surprise qui permet de « lâcher prise » ; qui sait aux abords de l’éveil, de l’illumination. Même « le pet serait une des voies pour connaître le Bouddha », selon Sengaï qui représente ce dernier sous forme de grenouille !
Abondamment illustré, ce beau livre dont seule la couverture est étonnamment peu parlante, explore les multiples facettes de ce rire que le Japon a placé à l’origine de sa culture. Des faces hilares s’égaillent parmi la peinture et la caricature, décorent les masque du théâtre nô, les enfants s’esclaffent, jusqu’aux animaux, coqs et singes qui rigolent à qui mieux mieux. L’érotomanie se fait sournoise et grandiose, le peuple s’en donne à cœur joie. L’auteur des Cent vues du Mont Fuji, Hokusai lui-même, ne dédaigne pas les amusants sourires et grimaces. L’on présume à raison que l’arrivée des Occidentaux au Japon donne lieu à une déferlante de représentations moqueuses et grotesques.
Si Dominique Rivolier ne se fait pas faute d’oublier Kawanabe Kyôsai (1831-1889), le voici mis en valeur par une somptueuse monographie menée de main de maître par Shigeru Oikawa. Le sourire paisible d’un chat en couverture ne doit pas tromper le lecteur (qui, Français raffole de ce charmant et ambigu félidé), car hommes et surtout animaux y sont aussi esthétiques qu’irrévérencieux.
L’artiste virtuose, fut en son temps considéré comme le successeur de Hokusai[4], et presqu’aussi prolifique que ce dernier : il réalisa plus de 1 000 estampes, près de 150 livres illustrés et albums, plus de 7 000 pages d’un journal où il se fait le chroniqueur de sa vie et de la profusion de vie qui l’entoure, soit plus de 50 000 peintures et dessins. Son sens du réalisme exact croque mille animaux comme s’ils débordaient d’activité en jaillissant du papier. Coqs, tigres, chauve-souris, avec une prédilection marquée pour les rats et les grenouilles, sont saisis au plus vif du mouvement dans des scènes intensément colorées et raffinées. Toutes ces bestioles sont plus ou moins humanisées au service de l’art du comique et de la satire, tant Kawanabe Kyôsai est un observateur hors pair des ridicules de ses contemporains. Ne rechignant pas à caricaturer les puissants, l’on devine que son irrévérence lui permit de mériter la prison, hommage paradoxal rendu à l’artiste.
Une telle fantaisie est réjouissante. Une pieuvre rose est assaillie par des seigneurs féodaux, des matous prennent le frais en habits de cour à moins qu’ils guettent des souriceaux. Un serpent enlace un faisan alors que l’un de ses congénères est chevauché par des grenouilles insolentes, des carpes et des crevettes babillent. Un enfant s’accroche au kimono maternel pour amuser un chien. Des renards s’emparent de divers instruments de musique tandis que monté par un chat, un cheval lâche son crottin. Il eût été dommage que l’humour du peintre se passât de scatologie… Parfois un singe aux bras démesurés soulève une crevette jusqu’à la lune : absurde et poésie se conjuguent. Le trait est tantôt minutieux, tantôt échevelé, tantôt remplacé par les vivaces touches d’un pinceau zen. Et encore faut-il songer que l’artiste ne peignait que de mémoire, d’un seul élan.
Les animaux acrobates de Kawanabe Kyôsai dansent comme des petits fous, vont à la noce, se métamorphosent en créatures fantastique dans des farandoles endiablées. Et lorsqu’il lui vint l’idée de prendre pour modèle le corbeau, ce peintre singulier acquit soudain une célébrité extraordinaire. N’alla-t-il pas jusqu’à illustrer les Fables d’Esope ?
L’album est somptueux, à la fois didactique, en retraçant la carrière du peintre, et délicieusement divertissant. Et si les poils de notre pinceau nous démangent, car combien aimerions-nous pouvoir en faire autant, consolons-nous en nous délectant d’une telle maîtrise zoologique et humoristique.
Manga XIX°. Photo : T. Guinhut.
Guerre et pets pourrait être une parodie de Tolstoï. En son Rires du Japon, Dominique Rivolet ne fait en rien l’impasse sur un classique venu du XIII° siècle : Fukotomi sôshi ou Histoire d’un pet. La déconfiture de Fukotomi. Il serait l’œuvre du moine Joshî et fut copié avec une verve inénarrable sur un rouleau peint au XV° siècle. Un exemplaire de cette magnifique imagerie est conservé dans une boite de bois à la Bibliothèque Nationale de France à Paris. Il est ici entièrement déroulé pour nous, dévoilant toute la fraîcheur de ses coloris, la vivacité de ses silhouettes, ses textes calligraphiés avec soin et traduits en sus, sans compter d’érudits et judicieux commentaires.
À force d’en rire, tapons-nous le derrière par terre, car c’est bien entendu une histoire hilarante, qui n’est pas tout à fait loin de nos fabliaux médiévaux. Le héros, Hidetake, en est un pauvre vieillard qui du dieu Sae-no-kami reçoit un don fabuleux : émettre des pets mélodieux. La performance lui permet de faire fortune, par exemple de recevoir d’un noble un « vêtement cramoisi ». Aussi son voisin Fukutomi désire à toute force l'imiter, apprendre son art, voire le dépasser en talent. Hélas pour lui, l’heureux vieillard le roule dans la farine en lui faisant avaler un purgatif aux graines de volubilis, qui signera un échec peu ragoûtant : « Venez voir ! Le vieux a lâché une chiure, et il passe un mauvais quart d’heure ! », s’amuse un enfant. L’on devine que la cascade marronnasse est peinte avec élan…
Comme une bande dessinée, un film avec arrêt sur image, qu’il faut lire de droite à gauche, le récit exploite toute la verve du conteur et la dynamique folle du dessin. Les pets sont « une flopée de brocard », après lesquels les personnages, les spectateurs et auditeurs, paysans, domestiques, et badauds, courent comme une volée de moineaux, ponctués de bleus et de rouges.
Il ne manque aucune morale à la chose : se méfier des promesses et de la charité d’autrui, aussi bien le châtiment offert à la jalousie. Le motif de la richesse soudain obtenue est également un lieu commun de la littérature populaire. Burlesque à souhait, cette Histoire d’un pet montre combien la veine scatologique fait le bonheur de la culture japonaise. Et de notre bibliothèque bigarrée tant ce livre est un plaisir inimitable.
Notre Occident n’est heureusement pas épargné par le chant des flatulences. Pierre Thomas Nicolas Hurtaut publia en 1751, de manière anonyme, L'Art de péter, un essai humoristique pseudo-médical. Sous-titré Essai théorie-physique et méthodique à l’usage des personnes constipées, des personnes graves et austères, des dames mélancoliques et de tous ceux qui restent esclaves du préjugé, il assure, car il n’a pas manqué d’être récemment réédité[5], bien des moments de franche rigolade. Depuis la caricature antique, dévoilée par Champfleury[6] au XIX° siècle, en passant par la paillardise médiévale et l'immense corpus de la caricature moderne[7], jusqu’aux grossières et précieuses irrévérences du journal Charlie Hebdo, le monde du rire, si la langue ne lui est pas coupée, quoique comme l’Hydre de Lerne elle lui repoussent cent et mille fois, a de beaux jours devant lui…
« Au commencement le verbe était[1] », écrivait Saint-Jean au début de son Evangile, au sens de la création. Pourtant il semble parfois que le verbe ait perdu toute vertu de commencement, n’ayant gardé de son énergie que sa pétrification et son délitement, tant le langage peut subir le panurgisme totalitaire, voire informatique. Voici le sigle discret de « Lingua Tertii Imperii », formule elle-même discrète d’un troisième empire romain masquant en fait le Troisième Reich, l’on n’est jamais assez prudent, mais aussi jamais assez attirant par son mystère même. LTI. La langue du Troisième Reich est un essai puisant dans le journal de son auteur, Victor Klemperer, tenu de 1919 à 1945, de façon à aiguiser ses analyses de la rhétorique politique nazie, entre 1933 et 1945. « Carnet de notes d’un philologue », devenu une référence incontournable, il ne manque pas de susciter des descendants. Ainsi en ce « journal » d’un psychanalyste : Yann Diener, qui détrône aujourd’hui « notre Langue Quotidienne Informatisée » en son LQI. Certes l’affaire est apparemment plus modeste, mais elle en dit long sur le conformisme et le formatage de nos concitoyens qui aiment à enferrer leur rose organe buccal et charnu en un corset de récurrences technologiques, finalement politique. Ainsi nous saurons comment bricoler le langage pour en faire un instrument totalitaire et techniciste, mais aussi comment s’en prémunir.
Le cercle de nos mots est celui de notre monde. Aussi ce dernier tend à être encerclé, rétracté, par un arsenal réduit de phonèmes qui viennent dicter points de vue, horizons, comportements, forcément réduits et orientés, d’autant qu’ils sont l’émanation d’une série de dictats gouvernementaux, de doxas médiatiques et idéologiques ; ce pourquoi Jean-Pierre Faye parlait de « langages totalitaires » et de « langage meurtrier[2] ». Victor Klemperer, lui, parle de « langue carcérale » en ses pages de journal, qui ressortit au récit aussi palpitant qu’inquiétant. Il commence en 1933 avec l’accession au pouvoir d’Hitler, se continue, de vexations en menaces croissantes, quoique sa judaïté soit tempérée par la qualité « aryenne » de son épouse, jusqu’au bombardement apocalyptique de Dresde par les Américains et s’achève dans la fuite vers la Bavière, où s’achève le crépuscule des dieux aryens et la guerre. Ce qui n’empêche en rien à cet ouvrage d’acquérir bien vite la rigueur et la pertinence de l’essai.
Au travers des vocables imposés par le régime nazi, ce sont des moules qui sont plastifiés sur les cerveaux des êtres de moins en moins pensants, même si quelques-uns n’étaient pas dupes, dont l’esprit critique indépendant que fut Victor Klemperer. Puisant aux discours radiodiffusés d'Adolf Hitler ou de Joseph Paul Goebbels, mais aussi parmi la presse, voire le langage de la rue, le philologue de Dresde (1881-1960), destitué de sa chaire à l’Université avant même l’imposition de l’étoile jaune, décrypte la langue totalitaire. C’est hélas seulement de manière posthume qu’en 1995 ce livre fut publié, avec un retentissement considérable.
Le régime national-socialiste aimait les sigles, comme « HJ », celui de la Hitler Jugend (Jeunesses Hitlériennes) ou DAF, celui de la Deutsche Arbeitsfront (Front du Travail Allemand), de façon à prétendre « techniciser » le pays, voire le monde. Il adorait l’emphase (cette « malédiction du superlatif ») et l’invocation, il privilégiait l’affect sur la pensée : lorsque l’on chante « une guerre fraîche et joyeuse », n’est-ce pas « une langue qui poétise et pense à ta place » ? Il affectionnait les termes techniques et génétiques, tout cela pour cimenter la mécanisation du langage et la déshumanisation des individus, que tout totalitarisme vise à remplacer par le collectif, la troupe, malléable à merci. Le registre guerrier, apparemment anobli par l’adverbe « héroïquement », chéri entre tous, devient pléthorique. Un mot comme « fanatique » passe du blâme à l’éloge, via la dévotion au Führer et « la foi fanatique en la pérennité du Reich », en une religiosité mystique du sang, du sol et de l’éternité du Reich qui ne peut que déclencher l’enthousiasme, jusqu’au point culminant de la « déification » du Führer. « Aktion » signifie opérations de massacre ; « Sturm » (tempête) veut dire assaut miltaire ; « Figuren » (marionnettes) est un euphémisme pour les cadavres exhumés, lorsqu’il s’est agi de dissimuler l'extermination de masse au moment de l’avancée des alliés. L’on connait d’autres euphémismes : « évacuation » pour déportation, « espace vital » pour territoires à envahir, tout cela au point que la terminologie nazie pouvait contaminer jusqu’à ses adversaires employant ses formules sans conscience. Sans oublier les vocables qui ont été irrémédiablement pollués, comme « Weltangschauung » (vision du monde, ou intuition chez Kant), disparu de la terminologie philosophique, tant il est lourdement connoté. Tout cela, ajouterons-nous, au point que la langue allemande parût chargée d’une inexpiable responsabilité, aux yeux du poète Paul Celan[3].
La haine des adversaires, ces démocrates, ploutocrates et Juifs, opposés aux Aryens, fait des mots honnis des injures qui invitent à « déclamer », « littéralement brailler », contre le « judéobolchevisme », excitent à la colère, ordonnent les actes, autrement délictueux et criminels, mais devenus de salubrité publique, nationale et purement raciale. La langue militaire a goudronné le langage au service du nationalisme expansionniste aryen et de sa « solution finale », en proclamant à tout un chacun : « Tu n’es rien, le peuple est tout », ce qui est l’essence de l’idéologie totalitaire.
La corruption de la langue allemande est telle que le hâbleur nazi parvient à faire passer le vrai pour le faux et vice-versa. Le discours se fige en propagande de façon à s’immiscer par la force de la persuasion dans les esprits des auditeurs volontaires et involontaires. Pour les remplir de vide intellectuel et mieux les manœuvrer. Dans la continuité de Mein Kampf[4], « livre saint » entre tous, la LTI est d’une « pauvreté misérable ». D’autant qu’Hitler était un rhéteur à la « voix enrouée, si peu mélodieuse, avec ses phrases grossières, à la syntaxe indigne d’un Allemand ». Comment galvaniser les foules en ses conditions, cela reste un mystère, à moins de considérer l’accord de « la mégalomanie césarienne », du « délire de la persécution » avec le fond bestial de l’humanité qui aime à conspuer le Juif en détournant à son encontre des mots sacrificiels, comme « vermine », « parasite »…
Aucun espace ne fut protégé de la corruption par la terminologie nazie, jusqu’aux milieux les plus scientifiques, jusqu’à l’Université, l’enseignement, au service d’une éducation fasciste. Toute proportion gardée, nous n’en sommes pas loin avec les éveillés (woke) de la Cancel culture[5].
Victor Klemperer en tire très vite une morale universelle : « Mon nationalisme et mon patriotisme ont vécu. Désormais je suis totalement cosmopolite au sens voltairien. Toute délimitation nationale m'apparaît comme une barbarie ». Lorsqu’en 1945, il interroge une ouvrière berlinoise, voulant savoir pourquoi elle a été « en taule : « Ben, j'ai dit des mots qui ont pas plu », répondit-elle », il ressent comme une illumination : « En entendant sa réponse, je vis clair. Pour "des mots", j'entreprendrais le travail sur mon journal » ; ce qui en est l’épilogue, invitant à relire l’opus depuis le début. Ainsi l’empoisonnement du langage et la censure du langage sain sont au cœur de son travail : « Le nazisme s'insinue dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ». Cependant, en novembre 1933 Victor Klemperer note : « Je juge en intellectuel alors que M Goebbels table sur une masse ivre ».
Il est loin d’être indifférent que Victor Klemperer, après 1945, et vivant en Allemagne communiste, quoique restant prudemment publiquement silencieux, n’eût rien perdu de sa sagacité. En effet, écoutant Staline, ses sbires et ses affidés, il voit s’élever la langue du IVe Reich qu'il nomme « LQI », « Lingua Quarti Imperii », aussi peu différente de la précédente que le furent les démonstrations festives et militaires de masse, de Berlin à Moscou. Et lorsque Hannah Arendt entend à Jérusalem Eichmann, elle ne peut que constater la sclérose rhétorique de son langage administratif au service de « la banalité du mal[6] ».
Uhland : Gedichte und dramen, Stuttgart, 1885.
Photo : T. Guinhut.
C’est entendu, l’affaire est moins grave. Le LQI d’Yann Diener n’est pas celui de Victor Klemperer. Et nous n’irons pas jusqu’à la reductio ad hitlerum, même si le rouge insistant de la couverture est un tantinet maladroit en confinant à la reductio ad communistum. Cependant la « novlangue informatique » fait partie des tombes du cimetière de la langue. C’est en d’autres termes ce que montre le psychanalyste Yann Denier en son LQI, « notre Langue Quotidienne Informatisée » selon le sous-titre qui éclaire l'acronyme, qui, comme tout acronyme qui ne se respecte pas, masque le vocabulaire, raye les mots, anesthésie la pensée. Probablement Victor Klemperer eût-il approuvé cet essai lorsqu’il affirmait : « il s’agit bien de l’empiètement de tournures techniques sur des domaines non techniques, où elles ont ensuite un effet mécanisant ».
Environnés, cadenassés de mots de passes et de codes, nous sommes également empoisonnés par un fourbi de vocabulaire qui a quitté son seul domaine technique pour empoisonner notre langue. Et si Yann Diener n’est « pas technophobe », il doit constater que l’omniprésence de l’ordinateur modifie en profondeur la pratique de son métier de psychanalyste et son rapport avec les analysés, eux-mêmes détournés d’une bonne partie du contact humain, la communication prenant le pas sur la parole. Non seulement il faut être conscient de ce que « la vie numérique modifie chez les êtres parlants que nous sommes », mais aussi de « l’intrusion du vocabulaire informatique dans le langage courant ».
Nous avons un ou des identifiants, des codes de sécurité, des reconnaissances digitale ou faciale, à tel point que « ce n’est plus une opération d’achat, c’est de l’anthropométrie, c’est de l’opération de police », en une entreprise de surveillance[7] généralisée dont l’avenir menace d’être universel.
Depuis le premier programme informatique d’Alan Turing, le « langage machine » s’immisce dans notre humanité : « aujourd’hui le marché linguistique est recouvert par le vaste marché de l’informatique », ce dernier mot-valise étant né en 1957 de la collusion entre information et automatique. Si le mot « ordinateur », imaginé par Jacques Perret en 1955 et qui vient de Dieu ordonnant le monde, est une belle trouvaille d’origine théologique, il n’en est guère de même pour toute une quincaillerie linguistique afférente. « L’être-calculant absolu » occupe cependant nos gosiers et nos oreilles de son bruissement. Et nous voilà réduits à n’être plus qu’une « vie numérique », ou « vie digitale » (digit signifiant chiffre en anglais).
Contagieuse est la « maladie du jargon ». L’on « textote » plutôt que d’écrire, le « disque dur » mental est « connecté », « câblé » ou « débranché ». L’on doit « faire l’interface » entre deux personnes, plutôt que l’intermédiaire. Des institutions, comme le monde de la santé, et, paradoxalement, l’Education Nationale (ou plutôt l’inéducation), se gargarisent de sigles et d’acronymes en affirmant un narcissisme méprisant pour qui n’est pas « branché », déshumanisant ainsi ce qui devait être service de l’humain.
La numérisation du monde modifie forcément notre manière de penser. Comme l’imprimerie au XV° siècle, Internet est une révolution mentale. Serons-nous binarisés, nous changerons-nous en « émoticones » ? Jusqu’où ira Elon Musk, dont la société Neuralink prévoie des implants informatiques neuronaux ? Il suffira de penser, voire de désirer, pour commander une pizza, sans plus de distanciation entre le désir et la décision. Le devenir numérique se passerait alors du langage. Alors que les algorithmes (du moins à plus ou moins court terme) ne sont pas prêts à maîtriser le second degré ni les métaphores, et encore moins une autocritique en terme de philosophie politique et libérale.
S’il n’en vient pas assez tôt au fait, s’attardant sur Freud, Œdipe et Lacan (le tropisme psychanalytique obligé étant également un formatage linguistique, fatiguant au demeurant, quoique la discipline soit bien attentive à la parole), Yann Diener n’en fait pas moins œuvre salubre. Il pourchasse « nos petites novlangues quotidiennes et machiniques » avec alacrité. Au passage, il ne peut manquer de dénoncer des anglicismes, « briefing », « reset » et « process », par exemple. D’ironiser avec « programmer sa journée » ou « calculer quelqu’un ». De déplorer le « distanciel », cet échange de fausses vies sur écran, et le « présentiel » également venu du domaine religieux (ce qu’est devenu le culte informatique), vocables prétentieux pour « en présence » ou « à distance », et nous ajouterons paresseux au regard d’expressions latines : in presentia, in abstentia. De-là à pratiquer une « grève du codage », il n’y a qu’un pas…
Une métaphore devient virale (pour employer un autre cliché), celle du « logiciel » : il faudrait sans cesse « changer de logiciel ». Sans que l’on sache que ce dernier est un programme destiné à exécuter une tâche, toujours la même, si complexe soit-elle. En changer ne signifierait que se courber sous de nouvelles fourches caudines, sans que le libre arbitre et l’imagination ne puissent voir le jour. « Le degré zéro de la politique », note Yann Diener, en faisant allusion à la creuse rhétorique du parti socialiste, mais sans exclusive, car tous les partis peuvent être visés par un tel constat, tant les maux, s'ils sont connus, ne connaissent pas leurs remèdes, pourtant en partis pratiqués outre-Rhin et outre-Jura, en ce qui concerne du moins nombre de résultats économiques.
Ainsi, en parente de la vulgarité du langage ambiant[8], balbutie la « jargonaphasie », trouble de la parole mangée par un afflux de phonèmes informatiques, dont la récurrence accuse le panurgisme de nos contemporains moutonniers. Entraînant qui sait la faillite de l’écriture manuscrite et de la lecture d’un bon livre à feuilleter et méditer…
La langue est « tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, mais d’obliger à dire », écrivait péremptoirement Roland Barthes. Certes, en fonction des vocables et de la rhétorique du temps, d’une mode et d’une tyrannie, elle est « servilité et pouvoir», elle ordonne un goulet de pensée. Mais au contraire de cet essayiste qui fut joliment à la mode, nous ne prétendrons pas qu’il « ne peut donc y avoir liberté que hors du langage[9] ». Cependant ce dernier est tout aussi bien - ce que Roland Barthes n’aurait su dire - communiste ; tant la langue de bois marxiste-léniniste, se parant abusivement de scientificité, dressant les foules les unes contre les autres dans une « lutte des classes » au service des potentats du parti, imprègne encore le discours, avec des manichéismes entre « réactionnaire » et « progressiste », ce dernier mot insinuant toujours son pesant de correction idéologique au gré des lubies tyranniques. De même, les manipulations de la langue ne manquent pas de trouver de nouveaux avatars, tant à l’occasion de la Cancel culture, de son « décolonialisme » et de son « appropriation culturelle », qu’à celle de l’écologisme, dont la contagion linguistique en dit long sur notre panurgisme. Certes, l’on nous contestera qu’également le langage religieux à sa gangue, sauf à considérer la précieuse maïeutique de la Bible et de sa tradition d’interprétation. Plus largement, et a contrario, si le langage enrichit son vocabulaire d’une réelle connaissance venue de nombre d’époques, de nombre d’écrivains et de philosophes, de nombre de conceptions du monde, il est l’assurance d’un esprit critique croisé, d’une voie vers la liberté de pensée.
traduit de l’anglais (Australie) par Pierre Furlan,
Babel, 2022, 304 p, 8,70 €.
Richard Flanagan : Dans la mer vivante des rêves éveillés,
traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon,
Actes Sud, 2022, 288 p, 22,50 €.
Une île lointaine, battue des vents et presque ignorée, telle est la Tasmanie, juchée au sud de l’Australie, face aux tempêtes venues de l’Antarctique. Colonisée par les Anglais, elle ne pouvait manquer d’accoucher d’écrivains et particulier d’un Richard Flanagan, né en 1961, dont les romans sont pour la plupart résolument tasmaniens, et néanmoins universels, pour en décliner les strates historiques et en examiner son humanité. Si le cadre est d’une nature sauvage somptueuse, la sauvagerie et l’étrangeté des êtres qui habitent son œuvre ne l’est pas moins, qu’il s’agisse du fantasmatique Livre de Gould, du tragique Désirer, ou encore d’une polymorphe allégorie de la disparition Dans la mer vivante des rêves éveillés.
L’on sait que l’île est le lieu même de l’utopie. Mais avec le temps les réalités ont inversé cet imaginaire. Après Aldous Huxley, George Orwell et bien d’autres, Richard Flanagan, distord l’espace en celui de la dystopie. Cette colonie pénitentiaire et insulaire du XIXème que fut la Tasmanie devient sous le clavier de Richard Flanagan la plus fantasmagorique contre-utopie : Le Livre de Gould. Cultivé en diable, doué d’imagination profuse, a-t-il réussi son pari ? Fête de l’imagination ou prouesse surcultivée ? La dystopie rabelaisienne semble sortir toute armée du cerveau d’un étonnant forçat, peintre de surcroit.
Spécialiste en antiquités trafiquées, Sid Hammet (l’on pense à l’auteur prétendu de Don Quichotte) découvre dans un mauvais meuble de brocante un volume couvert de poissons peints et de manuscrits palimpsestes. Ce serait l’œuvre, si ce n’est un faux, du forçat Gould qui vécut vers 1820. Mais, bientôt perdu, il est finalement réécrit en un vaste récit emboîté, par notre premier narrateur obsessionnel et alcoolique.Si l’on imagine que le poisson est à l’origine de l’homme, l’on conçoit pourquoi ce « roman en douze poissons », comme autant de chapitres, de « l’hippocampe à gros ventre » au « dragon de mer feuillu », est la source de tant de convoitises, de rebondissements et d’extrapolations.
S’en suit un roman touffu à mi-chemin du picaresque des aventures maritimes et du conte philosophique borgésien, de surcroit bourré de péripéties aventureuses. Avant d’être jugé pour meurtre et finir noyé au court d’une tentative d’évasion, Gould (ou Sid Hammet l’on ne sait) suscite dans son journal de prisonnier tout un monde fantastique ou l’apologue politique le plus sérieux voisine avec les mangeurs d’opium, le célèbre peintre d’oiseaux Audubon, les faussaires et kabbalistes flirtant avec le surnaturel. Enfermé dans une cage qu’envahit périodiquement la marée, le peintre écrivain produit de piètres copies de Constable pour ses gardiens tout en cachant ses poissons et ses textes dans le rocher : « Ma tragédie fut que je crus devenir un poisson ». Ainsi va le malheureux destin de l’un des forçats de cette île Sarah qui crut devenir une nouvelle et meilleure Europe. Dans le cadre d’une confession pauvre en dialogue et riche en digressions à la façon du Tristram Shandy de Sterne, l’on ne saurait rater la critique féroce du colonialisme britannique et la dénonciation du massacre des Aborigènes.
Au long cours de ce nouvel avatar du réalisme magique, l’horreur, voire la scatologie, chahute avec la beauté la plus raffinée. Le baroquisme, entre pastiche et imagination, qui peut paraître racoleur, est néanmoins prenant. C’est une postmoderne réflexion sur la création divine dévoyée par la cruauté humaine, sur les recréations artistiques et littéraires, les falsifications (en écho des Reconnaissances de Gaddis[1]), servie par un style chatoyant, sensuel, non sans humour, et fort évocateur.
Flanagan a lu (ou trop lu comme son personnage de Jorgensen dont la bibliothèque s’écroule sur les héros) Herman Melville et Sterne, l’histoire de son île et les auteurs fantastiques latino-américains. Comme un lierre qui envahirait le lecteur, l’on est assailli par les allusions les plus baroques et bombardés de nouvelles références possibles, dont L’Ile du jour d’avant d’Umberto Eco[2]… Certains trouveront cela indigeste et m’as-tu vu, d’autres jouiront du tour de force brillant, ironique et entraînant, non sans apprécier la mise en abyme de l’imaginaire Livre des poissons à l’intérieur du Livre de Gould que nous avons entre les mains.
Il faut signaler - une fois n’est pas coutume dans la trop triste édition contemporaine - le soin apporté à ce volume. Au lieu du paquet de feuillets collés auxquels nous ont habitué les gros éditeurs, voici, du moins chez Flammarion, une couverture à rabats, des cahiers cousus, douze chapitres aux encres de couleurs correspondant aux ressources de l’écrivain forçat, des poissons imprimés de ci-delà. Donc une réelle adéquation entre le projet narratif et le livre-objet : « mon histoire est loin d’être en noir & blanc & donc il se peut que la rédiger en écarlate ne soit pas si peu approprié que ça. De grâce, ne soyez pas horrifiés, comparé à presque toutes les infectes saloperies qui me sortent du corps ces temps ci, morve verte, pus jaune & jus de merde, mon sang est réellement d’une pureté & d’une beauté parfaites ». L’on aimerait lire les chef-d’œuvres dans un écrin de papier qui fasse preuve de ce soin et de cette inventivité propre à la destinée météorique du Livre de Gould, comme l’ont compris depuis les éditions Monsieur Toussaint Louverture[3].
Loix-en-Ré, Charente-Maritime. Photo : T. Guinhut.
Après cette réussite romanesque puissamment originale, allait-on assister à un nouveau défi ? Pour jouer sur les mots, Richer Flanagan semble le Désirer. C’est le titre d’un roman plus nettement historique, dont l’action se déroule sur une île au-delà d’une île, celle de Flinders, au large de la Tasmanie. Nous sommes en 1839, en ce que l’on appelle alors la Terre de Van Diemen, lorsqu’un prédicateur emmène ses « ouailles ténébreuses » parmi les flots pour les exiler en une terre peu hospitalière, en espérant les protéger des massacres et des épidémies. Ce sont des aborigènes bien mal en points, confiés aux bons soins du Gouverneur sir John Franklin et dont l’épouse adopte la jeune et intelligente Mathinna. L’on sait par ailleurs que ce Franklin s’illustra dans une expédition polaire, dont il n’est jamais revenu. Un tel destin est, une dizaine d’années plus tard, entre les mains de l’écrivain anglais Charles Dickens, à qui revient la tâche de dresser une statue livresque à l’explorateur, sous l’égide de l’épouse de ce dernier, Lady Jane Franklin, qui « refusait de transformer un mystère en tragédie ».
Comme de juste la construction narrative passe par des chapitres alternés, entre l’île exotique et L’Angleterre, où l’on découvrira les amours compliquées de Charles Dickens et la déception de Lady Jane. Mais aussi le déchirement entre les succès de l’écrivain et conférenciers et ses déboires conjugaux. Il semble bien que sur les rives de la Tamise l’on ne soit guère plus heureux que sur celles du Pacifique Sud. L’on a beau « désirer », pour reprendre le titre, les satisfactions sont loin d’être à la hauteur des espérances, si, de plus, l’on pense aux Grandes espérances de Charles Dickens.
Ecrire ou réécrire l’Histoire ? Telle est la problématique innervant ce roman tasmanien et anglais. Faut-il dresser un monument d’honorabilité, voire une hagiographie comme le désirerait Lady Franklin, ou aller à la recherche de plus réalistes sources pour raconter la vie d’un personnage d’exception, y compris les soupçons de cannibalisme pesant sur John Franklin, acculé à la famine en son bateau ?
En quelque sorte, Désirer est un roman méta-historique, puisqu’il est question de l’écriture de l’Histoire qu’en ferait Charles Dickens. Il est également le champ d’une confrontation explosive entre la société victorienne civilisée, imbue d’elle-même, et la réalité sordide des débris d’un colonialisme putride au détriment des aborigènes. Parmi lesquels l’on trouve des personnages paradoxaux : « Mac Mahon était plus sale que n’importe quel Noir, et il était extraordinairement doué pour citer la Bible, de travers à tout bout de champ » ; il fait de Mathinna « sa servante », non sans la battre. Ou encore Walter Talba Burney qui « possédait des pouvoir magiques. Il pouvait écrire, par exemple ». Quant aux femmes, elles affirment que « Jésus n’est qu’une ruse du diable » : « Dieu, le paradis, c’est des ruses de Blancs ». Pas de manichéisme donc, ni d’idéalisation du bon sauvage, chez Richard Flanagan. Il n’en reste pas moins que la conversion à la civilisation du personnage marionnette qu’est Mathinna n’est pas une réussite. Et l’on se prend à souffrir un soupçon du côté roman à thèse, qui n’est pas autant emporté par le brio narratif et inventif que Le Livre de Gould.
Notre romancier australien aime les constructions en diptyque aux plans alternés. Ainsi Dans la mer vivante des rêves éveillés, son huitième roman, rien de moins, quoiqu’il aille plus exactement jusqu’à étroitement entrelacer ses thématiques. Deux disparitions menacent. Celle de la biosphère en proie au changement climatique d’origine anthropique et celle de Francie, qu’une hémorragie cérébrale et autre pathologies diverses place aux portes de la mort, dans un hôpital d’Hobart, la plus grande ville de Tasmanie. Contre toute raison, aussi bien médicale que venue de la volonté de la vieille dame elle-même, Anna et ses frères, Tommy, Terzo, décident de maintenir leur mère dans un état de vie artificielle, en fait dans un calvaire. L’une est architecte, l’autre « artiste raté » et cependant leurs vies s’effacent devant la fastidieuse et longuette chronique familiale et médicale. Le réalisme est à la hauteur d’une réalité contraignante, quoique l’écriture n’y insuffle pas toujours la hauteur de l’art…
L’amour filial, cependant desaxé, la beauté de la planète, l’espoir, tous ces idéaux semblent devoir être envers et contre tout révérés, mis en œuvre jusqu’à l’impossible. À la dimension écologique s’ajoute une dimension métaphysique ; donc dans une perspective doublement éthique. Qui s’agrémente hélas du souffle des incendies qui marquèrent et le continent australien et la conscience du romancier.
Chacune des vagues narratives fait de la vieille dame et de la nature la métaphore l’une de l’autre. La première devenant une allégorie d’une terre mourante. L’apologue s’emporte parmi les territoires du fantastique, car plusieurs parties du corps de la fille de la mourante, Anna, vont en s’effaçant, en commençant par l’annulaire, peu à peu prises dans « une lèpre muette » car sans douleur : « Tout se volatilisait autour d’elle comme dans une histoire fantastique : poissons, oiseaux, plantes, tous disparaissaient ou étaient en voie d’extinction ». Un nombreux système d’écho, comme à l’occasion d’une composition musicale, contribue à la portée du roman, comme lorsqu’Anna s’aperçoit qu’elle devient elle aussi « vieille », comme lorsque Meg, sa compagne, « se dissolvait ».
Cependant, malgré cette belle collusion, il n’est pas interdit de se demander si l’écrivain, un brin en mal d’inspiration, ne cède pas aux sirènes des clichés et des modes de la pensée contemporaine. L’urgence climatique étant devenu un de ces passeports pour le sérieux politiquement correct, il n’est pas interdit de rester dubitatif, surtout si l’on est passablement sceptique face aux injonctions catastrophistes[4]. Le tragique le plus sombre n’est pas forcément le gage attendu de la qualité littéraire. En témoignent, dès l’entrée de l’ouvrage des formules à l’emporte-pièce, tel le « brexitrump de climat carboné », dont les qualités d’analyse politique, économique et scientifique sont la dernière préoccupation. Pour ne donner qu’un exemple, le « Venise était encore inondée », témoigne d’une ignorante stupéfiante : les acqua alta y sont de longtemps courantes, c’est plutôt la ville qui s’enfonce sous son propre poids, et les marégraphes de Trieste n’enregistrent à peu près aucune élévation du niveau de la mer…
En dépit de cette réserve d’importance, et de par ses personnages, le roman reste attachant, le souffle narratif haletant. De surcroit il se pare d’une vigoureuse satire contre l’apathie des êtres et d’une société coagulée par le numérique et les réseaux sociaux, à l’occasion du fils d’Anna, Gus, obsédé par les « jeux en ligne ». Tout ceci aux dépens de la liberté et de l’action soigneusement pensée. La morale de ce roman est peut-être ici : « les humains avaient chassé le jardin d’Eden qui se trouvait en eux et il n’y aurait pas de retour possible ».
De nombreux romanciers se sont emparés de cette angoisse écologique, par exemple, avec un réel brio, l’Américain Richard Powers, dont l’Arbre-Monde et Sidération répondent ainsi au personnage de Tommy qui « aimerait renaître arbre ». Mais il faut admettre que, que grâce à son entrelacement thématique et sa pointe de fantastique, Richard Flanagan le traite d’une manière originale, son sens du tragique restant poignant. Aussi, malgré une écriture parfois trop énumérative, et en dépit d’une fatigante injonction à thèse, nourrit-t-il son œuvre au moyen d’un puissant réalisme magique. Tout cela dans un mouvement romanesque dont l’Histoire et ses convulsions sont le fil rouge de Richard Flanagan, à l’instar de La Route étroite vers le nord lointain[5], titre emprunté à un poème de Bashô, qui traite de la meurtrière construction d’une ligne de chemin de fer en direction de Birmanie, dans le cadre de la Seconde guerre mondiale, lorsque les forces japonaises y employèrent des prisonniers australiens. Entre l’Histoire et l’individu, qu’elle soit humaine ou planétaire, un cheminement romanesque tente de tracer une ligne de vie parmi les voies impénétrables de la destinée.
Si nous avons en tête l’art de la Renaissance, que le travail iconologique d’Erwin Panofsky[1] sut lire, n’est-il pas sage de se demander si, de Titien et Michel-Ange à la peinture de notre XXI° siècle, même si l’immense enjambée n’est qu’à demi pertinente, se profile une décadence, une obsolescence ou une effervescence, pour reprendre le titre d’Anaël Pigeat : Effervescence de la peinture. De la figuration à l'art numérique, en passant par l'abstraction, une nébuleuse picturale mérite en effet l’exploration. À moins que des peintres du siècle dernier puissent être des Néo-romantiques, tels que les réhabilite le bel ouvrage de Patrick Mauriès, et dont les temps à venir verront peut-être une postérité…
Peut-on proposer un regard iconologique à cette peinture qui voit son retour en grâce dans l’art contemporain[2] ? Ce dernier s’est ingénié à ringardiser la toile et les pinceaux, leur préférant les installations, les performances, les vidéos et les objets déjà faits, dans la tradition éculée du « ready made » de Marcel Duchamp, ou encore les démarches conceptuelles, les attitudes de l’engagement politique, écologique, féministe et tutti quanti, au dépend peut-être de l’œuvre elle-même. Certes des artistes, quoique ignorés par les galeries à la mode et les institutions officielles, ont continué à œuvrer avec l’huile et l’acrylique, mais voici ces techniques retrouver un souffle que l’on croyait défunt, au travers de l’ouvrage d’Anaël Pigeat : Effervescence de la peinture. Adoubant ainsi le retour en grâce du travail pictural, que pourrait en partie expliquer la facilité d’exposition, de collection et de conservation de la chose, en un mot, sa muséalité.
Notre critique d’art offre ici le résultat d’une dizaine d’années de débats acharnés. Car trente artistes ont été sélectionnés dans le cadre du Prix Jean-François Prat. Son comité aux cinq membres retient chaque année trois artistes au sortir d’un parcours assidu des musées, biennales, centres d’art, galeries, foires, jusqu’aux ateliers d’artistes, de Berlin à Paris, de New York à Los Angeles, sans oublier Le Cap, Tokyo, Shanghai… Si nos écrans rivalisent d’images, il s’agit là de trouver, d’imposer la matérialité sensuelle de la peinture avec 250 reproductions qui ne sont que des appels vers les œuvres en leur vérité.
Effervescence de la peinture.
Hélas ce n’est pas seulement parce que cette peinture souffre du manque évident d’iconologie - autres temps autres mœurs - qu’elle semble être depuis longtemps être en état de décadence avancée. Son abstraction a perdu tout effet de nouveauté, l’originalité en est étique, la forme peinturlurée semble dépourvue de tout discours, au mieux décorative, à moins que cela soit le but recherché. Nicolas Chardon copie les carrés de Malevitch au point que cela soit pitoyable. Myriam Haddad ne parvient qu’au barbouillis coloré, empâté parmi son abstraction où surnagent de vagues fantômes figuratifs baroques. L’abstraction calligraphique de Patricia Treib laisse perplexe. Les bonshommes puérilement peindouillés de Florian Krewer ne valent pas tripette. Jonathan Gardner a regardé Fernand Léger et David Hockney au point de faire de ses paysages vus de sa fenêtre de pâles succédanés pour playmobils. Mathieu Cherkit use d’un réalisme acidulé pour ses intérieurs familiers et platement décoratifs. Coulures et aplats, patrons photographiques, un nouveau vocabulaire, depuis son initieteur Sigmar Polke en 1968, n’a plus l’autorité comminatoire de la nouveauté. De même pour les rebuts peints, les tentures qui se voulaient transgressifs en rejetant l’espace traditionnel du tableau. Alors l’on tente l’aérographe robotisé, le dessin numérique, les images trouvées et sérigraphiées, en somme une « peinture sans pinceaux » pour Alexandre Lenoir, une « peinture posthumaine », pour reprendre le mot d’Anaël Pigeat. Le processus de production, non loin des arguties de l’art conceptuel, tant prisé par l’artiste et le critique verbeux, ne permet pas de contrebalancer la pauvreté picturale visible de cette « ère post-medium ». Si l’on prétend « démystifier » les icônes de l’Histoire de l’art en les subvertissant, est-ce la preuve d’une vivacité intellectuelle critique ou d’une faillite de l’inspiration et de la créativité personnelles ?
En revanche, il y a bien « effervescence », si la figuration découvre des formes et des langages jusque-là inconnus, si tant est que ces derniers soient à découvrir au sens néoplatonicien ou à créer à la force du l’esprit du pinceau. C’est bien le cas de quelques artistes étonnants. Renouvelant l’art du portrait, la force des personnages de Chloë Saï Breil-Dupond provoque l’interrogation du spectateur, surtout s’ils éclosent d’une sorte de « pâte noire ». Surtout encore lorsqu’ils ont sous le bras d’étranges « cassettes », ou cadres peints, ou livres : s’agit-il de films fétiches, de souvenirs élégiaques, de projections symboliques, d’émotions traumatiques ou de fantasmes ? En un melting-pot iconographique, les toiles de Kei Imazu font vibrer une jungle de motifs abstraits et figuratifs, parmi les gestes de la picturalité, en une juxtaposition culturelle virtuose. Li Qing fait des cadres de ses fenêtres de véritables réécritures des volets des retables dans lesquelles vibrent des vues de la ville chinoise. Quant aux tableaux de Maude Maris, l’on ne sait s’ils figurent des sculptures, des stèles à des dieux inconnus, ou des mirages. Autres mirages, radicalement différents, ceux de Stelias Faitakis, dont le travail relance l’iconocité byzantine dans notre contemporain politique. Et l’on reste longtemps impressionné par les « Fusain, pastel et crayon sur papier » de Toyin Ojih Odutola, née au Nigéria et fascinée par les mangas, en un cosmopolitisme explosif, qui nous offre des portraits, voire un autoportrait dont les noirs ont une force et une profonde humanité, non sans une presque fantastique intensité spectrale, car ses « corps noirs » (et c’est tant mieux) ne se veulent pas politiques.
Enfin, les paysages semi-urbains de Jean Claracq ont une étrangeté mélancolique qui combine les mausolées anciens et des immeubles à fenêtres ouvertes sur des vies intimes. Il peint sur bois et a « parfois inclus de petits diamants dans la couche picturale, dont il parle en écho au texte d’Erwin Panofsky sur les matériaux précieux dans les œuvres d’églises » ! Comme quoi notre rapprochement avec l'iconologie n’est pas totalement insensé… Certes il peut paraître cruel de comparer la technicité et l’iconologie néo-platonicienne du Titien et notre peinture contemporaine. Il n’en reste pas moins que, malgré nos réserves et réticences, peut-être trop subjectives, trop historicistes, cette Effervescence de la peinture est un ouvrage d’art précieux, tant il permet de visualiser des tendances picturales certes inégales, souvent indigentes, mais parfois hautement germinatives.
Philippe Hurteau : Studio 9 (Suzanne), 2017.
Musée de l’Hospice Saint-Roch, Issoudun, Indre.
Photo : T. Guinhut.
Tendances que l’on peut enrichir au moyen d’un regard sur Peinture : obsolescence déprogrammée – Licences libres, qui poursuit « l'exploration des relations complexes entre les pratiques picturales contemporaines et leur environnement numérique », pour reprendre l’intitulé d’une exposition du Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun (Indre), parmi laquelle les tableaux rivalisent de géométries, d’images colorées à la lisière de la figuration ou, mieux, de connexions entre le langage numérique et les fractales de la figure humaine, comme en un sursaut de rattrapage, de revanche picturale, comme s’il n’y avait de dignité artistique ultime que dans le tableau.
Présentés par les textes de Jill Gasparina et Camille Debrabant, les peintres ici convoqués dialoguent avec l’envahissante imagerie des écrans d’ordinateurs, de leur architecture numérique, de leurs signes et chiffres, même si leurs coups de brosse, leurs abstractions géométriques et leurs repiquages de photographies sont parfois bien pauvres.
L’accès aux ressources numériques, paraissant illimité, un « Supermarché des images » s’ouvre grâce à la concurrence des logiciels sous licence et de ceux libres, et témoigne d’un « enjeu stratégique majeur, tant financier que politique ». Une économie visuelle distribue images et clichés, soit offerts par les réseaux sociaux et leurs tensions entre exhibitionnisme et voyeurisme, soit ceux commerciaux, encyclopédiques ou encore venus de la surveillance par satellites, drones ou intelligences artificielles. Dans quelle mesure peut-on disposer et manipuler ces images, jouer avec leur pouvoir de transgression, de subversion, dans le cadre d’un « surréalisme informatique » ?
Il ne s’agit plus là du « tableau fenêtre » auquel pensait à la Renaissance Alberti, mais des fenêtres qu'ouvrent les sites et les liens, de la représentation de visuels d’écrans et autres « palettes graphiques » les retravaillant. Voilà à quoi jouent ces artistes, avec un bonheur inégal. Les uns, comme Nina Chidress, pillent et repeignent des silhouettes, les autres peignent des « vidéos gelées », comme Dan Hays, au-dessus de conifères pixélisés. Amélie Bertrand fait autant allusion aux nymphéas impressionnistes qu’à un jeu vidéo dans ses « Swamp Invaders ». Flavio de Marco, avec ses « Mimesis », capte des fenêtres et des icônes de Photoshop. Mario Klingemann propose des « neurographies », sortes de fantôme pâteux, visages ovoïdes venus du croisement des développements algorithmiques et de l’imaginaire de Frankenstein et de la science-fiction. Quant à Philippe Hurteau et sa série « Studio », grâce à ses vibrations de fragments corporels roses et d’écrans bleutés animés de codes numériques, il est peut-être celui qui dit le mieux l’esprit du projet avec une réelle et obsédante réussite esthétique. Entre la tradition picturale de la « Suzanne au bain » et l’avalanche pornographique, le lien qu’il instille a sa délicatesse.
Paul Tchelitchew, Néo-Romantiques.
En fait, au cours du XX° siècle, la peinture n’a jamais cessé d’exercer ses talents. L’on en aura pour preuve l’ouvrage de Patrick Mauriès, qui est à cet égard une révélation : celle des « néo-romantiques ». Qui l’eût cru ? Et votre ignorant critique en fut le premier stupéfait, il existait entre 1926 et 1972 un tel courant. C’est bien, selon le sous-titre de l’ouvrage, « un moment oublié de l’art moderne ». Ce sextuor de peintres ne s’est pas laissé ringardiser dans une trappe de l’Histoire de l’art pour avoir ignoré les voies de Cézanne, Picasso et Duchamp. Ils ont continué à peindre comme dans un espace-temps qui serait un surgeon du XIX° siècle. Est-ce à dire qu’il n’en faut rien retenir ? Au contraire. Nous voici projetés dans le Paris de 1926, dans la galerie Druet, avec de jeunes artistes qui firent l’admiration de Gertrude Stein, de Georges Balanchine puis de Christian Dior. Sans se limiter à illustrer des ballets et des opéras, leurs chevalets s’imprégnèrent de portraits et de paysages. Loin de se confiner dans le réalisme, ils frôlèrent l’art métaphysique de Giorgio de Chirico, dans le cas d’Eugène Berman, voire de son frère Léonide Berman aux contemplatives marines, ou un surréalisme presque dalinien pour le brillant Paul Tchelitchew. Toutefois leur originalité n’est pas à mettre en cause, tant leur sensibilité sereine, quoique Christian Bérard prône des figures plus inquiètes, prend possession de la toile. Si Paul Tchelitchew frôle parfois les saltimbanques de Picasso, il nourrit également ses visages de réseaux sanguins et de fluides lumineux particulièrement oniriques : « une méditation métaphysique sur l’arcane du vivant », pour reprendre les mots de Patrick Mauriès. L’impressionnante « Sunset Medusa » d’Eugène Berman dépose, parmi « les muses de la désolation », le faciès d'une mélancolie qui projette vers le spectateur une curieuse chevelure rousse dans un décor digne de Lovecraft. Quant à Thérèse Desbains, elle est une portraitiste et paysagiste plus rêveuse, un brin postimpressionniste. Le cas de Kristians Tonny semble le poser à l’écart et sur une toute personnelle lisière du surréalisme ; ses dessins méticuleux sont des déclinaisons de figures médiévales dignes d’un maléfique erotica.
Reste pour unir ces néo-romantiques, malgré leurs « stylistiques diverses », le « retour à l’émotion » ; et à la figure, bien entendu. Et si le pape américain de l’expressionnisme abstrait, le critique Clement Greenberg, les vomissait, les voici réhabilités. Tous les six (dont la quatrième de couverture devrait mentionner tous les noms) aiment nourrir leurs toiles d’une « pâte épaisse », d’une « lumière sourde, amortie », comme s’ils se savaient destinés à être occultés par les vagues tonitruantes du cubisme, du surréalisme et de l’abstraction, toutes voies triomphantes de la modernité. Jusqu’à ce que leur porosité entre réalisme et onirisme leur permette une niche plus que singulière parmi l’art du XX° siècle.
Le bel ouvrage, précédé de sculpturales photographies en noir en blanc de nos six peintres et de leurs thuriféraires, bénéficie de la plume érudite de Patrick Mauriès, avec le concours d’apports biographiques, historiques, et d’analyses avisées. Comme en écho à son maître ouvrage sur les cabinets de curiosités[3], ou à son Miroir des vanités[4], il déploie un univers à contre-courant, dont le délicieux parfum de nostalgie a quelque chose d’un « temps retrouvé » presque proustien.
S’il y avait une morale à cette affaire, ce serait la suivante : tant qu’il y aura une main humaine, la peinture, iconologique ou non, qu'elle s'inspire de Lascaux ou du Métavers, jamais ne saurait mourir.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.