Retablo de San Millan, Las Balbases, Burgos, Castilla y Léon.
Photo : T. Guinhut.
Bandes dessinées
fantastiques et science-fictionnelles :
Le Dieu vagabond, 47 cordes, La Tour,
L’Arpenteur, Eternum, Apogée,
Carbone & Sicilium.
Fabrizio Dori : Le Dieu vagabond, Sarbacane, 2019, 156 p, 26,90 €.
Thimothé Le Boucher : 47 cordes, Glénat, 2021, 380 p, 25 €.
Schuiten-Peeters : La Tour, Casterman, 2024, 112 p, 27 €.
Victor Hachmang : L’Arpenteur, Casterman, 2025, 88 p, 20 €.
Jaouen-Bec : Eternum. Intégrale, Casterman, 2025, 152 p, 29 €.
F.Duval-Emem-F.Blanchard :
Apogée. 1 Les Boucles de Céladon, Dargaud, 2025, 64 p, 17,95 €.
Mathieu Bablet : Carbone & Sicilium, Ankama, 2020, 272 p, 22,90 €.
Cases héritées des retables, bulles héritées des phylactères, la bande dessinée naquit en 1831, sous les doigts du Suisse Rodolphe Töpffer. Son Histoire de Monsieur Jadot usa d’une d'articulation scénique des textes et des images montées en séquences, quoiqu’il ne s’agisse pas encore de bulles. Elle était l’un des prémices d’une aventure esthétique d’abord plutôt destinée aux enfants, qui conquit peu à peu l’horizon d’attente des adultes. Si l’histoire de la bande dessinée est celle désormais d’un art, digne d’une encyclopédie couvrant presque deux siècles[1], au travers de multiples métamorphoses et efflorescences, nous nous intéressons ici à de récentes parutions, marquées par un fort penchant pour le fantastique, parmi Le Dieu vagabond de Fabrizio Dori, les 47 cordes de Thimothé Le Boucher, et les âges de La Tour de Schuiten & Peters. Mais aussi à une pente science-fictionnelle, telle que L’Arpenteur et Eternum, Apogée ou Carbone & Sicilium l’envisagent. En ces occurrences, le débat classique entre primauté de la couleur et du dessin en peinture, à l’époque du Titien et de Poussin, ne peut qu’être aujourd’hui réactivé à l’occasion de prouesses narratives, efficacement dessinées, suggestivement colorées.
L’inspiration mythologique court depuis la plus haute Antiquité au sein des littératures, des arts, et pourquoi pas la bande dessinée. Nous n’en aurons pour preuve que Le Dieu vagabond de Fabrizio Dori, dont une précédente création était intitulée Le Fils de Pan. Ce serait du merveilleux si l’on restait dans les hauteurs des divinités et des mythes, mais lorsque notre réalité en est étreinte, nous voici dans les demeures troubles du fantastique.
Il n’est rien d’autre qu’Eustis, le sans domicile fixe, le clochard des champs de tournesols. Pourtant, d’après les prostituées locales, ne serait-il pas un devin ? Il s’avère que, dernier de sa lignée divine, le satyre ainsi nommé Eustis mène une vie oisive et solitaire, tombé qu’il dans notre monde d’aujourd’hui. Aussi, lorsqu’il apprend qu’il n’est pas le seul dieu à avoir survécu, il se met en quête de son ami Pan, disparu depuis bien longtemps. Ne semble-t-il pas cristalliser l’entière attention du nouveau panthéon de l’« Hôtel Olympus » ? Peut-être le modeste Eustis s’est-il fourvoyé dans une affaire qui le dépasse, voire dangereuse. D’autant que ce malheureux membre de la cour de Dyonisos – dieu bien connu du vin et de l'ivresse – comptable d’une faute malencontreuse, s’est vu maudire par les dieux, au point d’avoir été condamné à vivre parmi le quotidien des humains dépourvu de magie.
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En cette épopée fantaisiste, il faut une rocambolesque descente aux Enfers, comme dans Les Métamorphoses d’Ovide et L’Enéide de Virgile. Car la spectrale Hécate confie à notre Eustis une mission délicate. Et comme cette aventure se déroule à la fois sur les deux plans du réel et du merveilleux, il est accompagné par un vieux professeur ronchon à la vue basse qui somnole dans une bibliothèque où sont « Tous les livres jamais écrits et qui ne le seront jamais ». Une extravagante galerie de personnage gravite autour d’une fête foraine, dont les moindres ne sont pas un bouquet de fantômes et un minotaure. Soyons rassurés, au sortir de ce bric-à-brac initiatique, Eustis pourra rentrer « à la maison »…
Dès que sa dimension divine et dionysiaque revient et éclate, le dessin et la couleur se métamorphosent, se chargent de circonvolutions psychédéliques. L’on n’est pas étonné, sachant que Fabrizio Dori a consacré un album à Paul Gauguin, que les clins d’œil picturaux soient nombreux, du côté de Van Gogh et ses tournesols, mais aussi Dufy, Monet, voire Mondrian… Tableaux graphiques enchanteurs, récits captivant, rythmé comme un film d'aventure, tout conspire à la volupté du lecteur. Poétique et ludique, sans mièvrerie, onirique et humoristique, évidemment artistique, ce Dieu vagabond, lancé par la « sarbacane » de son éditeur, mérite de colorer notre bédéthèque, d’autant que l’illustration de couverture ne donne qu’une faible idée de sa pétillante esthétique.
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Il s’était fait remarquer au moyen de Ces jours qui disparaissent, dans lequel le temps est le personnage principal. L’on sait que l’affolement ou la répétition du temps sont des topoï de la littérature fantastique. En effet le jeune Lubin Maréchal comprend soudain qu’il ne lui reste qu’un jour sur deux à vivre. Pire, pendant son absence hypnotique, une autre personnalité prend possession de sa personne, vivant une vie bien différente. Aussi lui faut-il apprendre à communiquer avec cet autre moi, via une caméra. Peu à peu le second supplante le premier, jusqu’à une disparition programmée qu’une histoire d’amour ne parviendra pas à contrecarrer. L’album est poétique, angoissé, hanté par les mystères de la double personnalité, dessiné pastel avec une certaine qualité adolescente.
Thimothé Le Boucher revient, cette fois nanti d’un brio narratif et graphique incontestable, en nous proposant ses 47 cordes. Ambroise, un jeune harpiste, est l’objet soudain de l’amour d’une « métamorphe ». Est-elle femme ? En tous cas, elle peut changer de forme à volonté, de façon à assurer la réussite de ses caprices et ambitions. Toutefois, l’entreprise ne se révèle pas aussi simple qu’attendue : quel corps, quel visage doit-elle incarner pour être également aimée ? Sa proie sera-t-elle séduite ? Au moyen de quels rituels sexuels, voire morbides, lui fera-t-elle courber l’échine ?
Notre Ambroise, qui « n’arrive pas à tomber amoureux », ne sait rien de la créature qui l’environne et l’engage dans un trouble marché. Lorsqu’il intègre un orchestre dont il est le harpiste, il fait la rencontre de Francesca Forabosco, une cantatrice aussi excentrique que célèbre… et fort charnue, plantureuse. Celle-ci se fait son mentor, son agente, lui proposant un étrange contrat : pour obtenir la harpe de ses rêves, il lui faudra relever 47 défis, parmi « le triangle des Bermudes des secrets ». À chaque fois le succès devra suivre, indubitable, de façon à engranger successivement les 47 cordes de l’instrument. Faute quoi, ce dernier lui restera inaccessible…
Exceptionnelle par son ampleur – près de 400 pages – l’œuvre ambitieuse de Timothé Le Boucher ne manque pas de cordes à son arc artistique. Car le défi imposé au musicien s’impose en quelque sorte au scénariste-dessinateur et coloriste. Elle est musicale et poétique, érotique et angoissante, entre beau jeune homme tendre et femme fatale aux multiples incarnations, mince ou hautement dodue, mûre ou fragile… L’ambigüité sensuelle est joliment suggérée par la couverture, dont le jeune homme est le harpiste de la chevelure de la belle flamboyante.
Le dessin a gagné en sensualité trouble, en psychologie, tant les visages sont disposés à exprimer de subtiles et intenses émotions tout à fait adéquates au texte, à la situation. Hélas, au moment où Ambroise est sur le point d’accéder au mystère de sa séductrice, et selon les procédés suspensifs du roman feuilleton, ce premier tome s’interrompt. Sans que l’on sache quand – et si – le second fera encore vibrer les cordes les plus intimes de l’éros et de l’intellect…
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Autre mythe, cette fois biblique, celui de Babel qui hante l’opus de Schuiten & Peeters : La Tour. L’édifice est pire que celui des peintures de Brueghel et des gravures de Piranèse, qui sont des références assumées. Car dans les entrailles déglinguées du titanesque édifice à la limite de l’infini, un homme d’âge mûr, passablement bedonnant, esseulé, tente de rafistoler la carcasse de pierre. Giovanni Battista (ce sont les prénoms de Piranèse) parcourt et grimpe les arches, les voûtes, les couloirs et les escaliers, à la recherche d’un inspecteur qu’il ne trouvera jamais et au risque de se rompre le cou. Cette première partie, à la lisière du Château de Kafka – dont on retrouve l’univers à l’occasion du faciès barbu qui rappelle nommément celui d’Orson Welles adaptant Le Procès – est cependant un peu longuette et répétitive…
Heureusement de nouveaux personnages réactivent le suspense. Un certain Elias Aureolus Palingenius, au nom signifiant, alchimiste à ses heures, « marchand de rêves et de savoirs, détenteur des secrets de la Tour ». Et surtout Milena en qui il trouve une tendre amie pour l’accompagner entre escalade et désescalade. Ce n’est qu’en entrant dans des tableaux d’histoire et de batailles, en couleurs, qu’ils pourront sortir de cet univers fantomatique en noir et blanc. Les textes de Peeters se souviennent également de Borges, tandis que les dessins de Schuiten, assez classiques, graphiquement maîtrisés, se souviennent de l’esthétique de la série Blake et Mortimer. Le fantastique onirique et architectural se veut également une mise en abyme de l’art, puisque c’est la peinture qui permet de recouvrer le réel. Architectures romaines et médiévales, bibliothèques et astrolabes, tout est bouleversé lorsque les tableaux débouchent sur des scènes de batailles venues du Second Empire…
Aux côtés de cette Tour envoûtante, L’Archiviste est un volume pivot de l’univers des Cités obscures, aux nombreux volets, qui ont fait des complices Peeters et Schuiten des incontournables de la bande dessinée cultivée, ce depuis 1982. Un certain Isidore Louis travaille ardemment à l’Institut Central des Archives. Lui échoit la tâche d’élaborer un rapport sur les mystérieuses « Cités obscures ». Existent-elles vraiment ? Fiction superstitieuse, demeures d’un culte inconnu ? Entre paperasses et documents, notre archiviste se livre à une recherche qui devient une quête, fascinante, dangereuse, où l’ombre borgésienne est rarement absente…
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Le fantastique science-fictionnel semble glisser vers la dystopie lorsque V. Hachmang concocte L’Arpenteur. L’étrangeté de cet album est dû à une sorte de monologue intérieur continu, tant la solitude du personnage est irréductible. Aux abois sur une planète Terre poubellisée, il ne doit cet exil qu’à sa condition d’employé bas de gamme du service assainissement. Car les privilégiés de la fortune vivent parmi la cité d’Avalon, dont le nom est une allusion à la mythique cité celtique. Ce sont des résidences luxueuses situées sur un satellite artificiel sphérique, lui-même à l’abri sous un dôme protecteur. Là, parcs et jardins sont soigneusement entretenus par des milliers d’employés à l’inférieur statut. Ces derniers, un peu comme les Morloks de La Machine à explorer le temps de Wells, vivent dans un dédale de tuyauteries et d’infrastructures crasseuses et répugnantes. L’un d’entre eux, symboliquement nommé Géo, un jeune homme, use de ses rares loisirs pour jouer aux échecs contre un robot, alors qu’il doit acheminer les déchets d’Avalon sur Terre.
Le destin du malheureux éboueur spatial bascule lorsqu’au cours d’une livraison vers un site terrestre de traitement des ordures, sa navette s’échoue, à cause d’on ne sait quelle panne, dysfonctionnement ou orage magnétique. Sans aucun moyen de communication, une longue errance s’amorce, à la recherche d’une rivière, d’un littoral, de façon à espérer rejoindre le site de traitement des déchets. Avec son sac à dos et quelques rations de survie, il marche à travers des plaines désertiques et stériles, couvertes de déchets, d’immondices toxiques, sous des brumes acides…
Le récit-tableau se veut une allégorie ultime du monde abominable de demain. Le périple pédestre, qui a quelque chose de survivaliste, dure une année entière, ce qui permet de découper l’ouvrage en ses quatre saisons. Même poursuivi par des chasseurs de prime sans pitié, sa solitude absolue contraint sa psyché à penser à voix haute, au moyen de quelques bulles poétiques et angoissées : « Tu n’es rien d’autre qu’une vapeur… prisonnière d’un masque creux ».
C’est grâce à la découverte fortuite d’un exemplaire illustré de la pièce de Shakespeare, La Tempête, qu’il hausse sa déshérence au rang du mythe. Non sans virtuosité, cet Arpenteur se veut une relecture post-moderne de l’ultime chef d’œuvre du maître élisabéthain.
Ne nous privons pas d’arguer combien cet ouvrage apocalyptique jongle avec des clichés catastrophistes, apocalyptiques et nihilistes, tant l’horreur a sa source dans un capitalisme férocement inégal et oppresseur, dans une pollution exponentielle. À cette irréfragable horreur apocalyptique, Victor Hashmang oppose parfois des bribes de nature originelle et paradisiaque : papillons, pétales de fleurs, insectes nécrophages. Mais dans une minuscule oasis où s’opère la nymphose, à moins que le tout n’ait lieu que dans un nostalgique muséum d’Histoire naturelle…
Les couleurs acidulées de verts et des oranges, et autres teintes fluorescentes, semblent parler le langage insistant des pluies acides, distribuant de page en page des rimes plastiques et des univers dangereusement astringents. La réussite plastique est indubitable, en ce qui atteint l’univers de la science-fiction…
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Eternum. Le titre est beau, réunissant de surcroit la trilogie de manière intégrale : « Le sarcophage », « Les bâtisseurs », « Eve ». L’humanité a su coloniser la majeure partie de notre galaxie. Mais une série d’événements troublants affecte la réussite apparente. Dès l’incipit, dans les entrailles d’une planète rocheuse qui est explicitement celle de la genèse, un groupe d’explorateurs découvre un étrange « sarcophage », qui ressemble plutôt à une nymphe géante.
Par ailleurs, divers astronomes repèrent de mystérieux rayons cosmiques, venus de la Croix du sud et du Nuage de Magellan, qui pourraient frapper la terre. Parallèlement, c’est la base lunaire qui rompt tout contact avec la Terre. Les scientifiques et militaires y découvrent un carnage féroce. Quelque part dans des montagnes lointaines, un temple décrypte les signes de l’apocalypse à venir. Or le « Consortium d’exploration et d’exploitation spatiale » qui use des ressources minières prend l’aventureuse décision de rapporter sur Terre le sarcophage pour en connaître tous les pouvoirs. Mal va leur en prendre face à ce qui est peut-être l’envoyé d’une civilisation extraterrestre. Car l’objet « insondable » par tous les moyens scientifiques connus livre enfin, après ouverture à la scie diamant, la femme « d’une perfection absolue », que l’on se résout à nommer « Eve ». Il se pourrait qu’elle « détienne la clef de l’immortalité ». Mais la violence prolifère, tant les comportements sexuels et sociaux sont affectés jusqu’à l’acmé du crime…
Tout l’attirail de la science-fiction est bien là : vaisseaux complexes, scaphandres, robots anthropoïdes, construction en forme de flèche gigantesque sur une planète aride. Mais on a compris que le texte biblique irrigue cette épopée tragique, là rendant plus métaphysique que de prime abord.
Justifiant le titre, la morale de cette science-fiction pessimiste est explicite : « les bâtisseurs ont réalisés que l’immortalité n’était pas un cadeau à faire à l’homme. Et afin de limiter leur expansion… les laisser hommes, et non surhommes ! »
Les personnages s’expriment fort souvent à coups de vulgarités récurrentes et d’un pauvre vocabulaire. Certes, dans une ère datée de l’an 2297, ce sont des militaires piégés dans une situation pour le moins dangereuse, des machos belliqueux et durs à cuire – comme il en existe – et en cela le réalisme empreint la science-fiction échevelée.
Le dessin est de prime abord intéressant, associant de page en page des dominantes de bleus sombres, d’ocres crépusculaires et de quelques orangés et jaunes. Le suspense est angoissant, même s’il abuse des situations extrêmes. Malgré un récit parfois confus, tant il cumule les directions, cet Eternum est une réussite.
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Encore une fois, la science-fiction intergalactique a frappé. F.Duval, Emem & F.Blanchard unissent leurs forces dans Apogée. 1 Les Boucles de Céladon. Parmi la fédération du « Complexe », la Terre est la 24ème parcelle. Certes, au sein d’un tel conglomérat fondé par trois planètes, Thorgon, Köbalt et Skuall, de millénaires en millénaires les guerres interstellaires n’ont pas cessé d’exploser. Cette fois, il s’agit de la civilisation nommée Ouröbörös, qui, à la recherche de nouvelles ressources, engage la guerre spatiale. L’immense conflit s’incarne en une petite poignée de personnages : deux frère et sœurs originaires de la planète Kerath, Dame Eliz, une Ouröbörös qui ne partage pas l’hégémonique ambition de son peuple et Marcus Valerius, un humain qui fut enlevé lors de l’apogée de Rome par les Ouröbörös. Il faut alors se rappeler que l’Ouroboros est un mot qui vient du grec et désigne un serpent qui se mord la queue, signifiant l’éternel retour et l’éternité ; d’où le sens du titre avec ses boucles. Peut-être s’agit-il de l’éternel retour de « l’art de la guerre, de l’art de tuer »…
En cette nouvelle épopée des créateurs de Renaissance, dont il ne s’agit ici que du premier tome au cours d’une trilogie en gestation, le souffle interplanétaire est avéré. Le choc entre des légionnaires romains et des androïdes aux faciès semi-animaux ou champignonesques est assez curieux, même si le dessin, la distribution des cases et les couleurs ne déménagent pas beaucoup.
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Non loin de notre temps, soit en 2046, mais en l’an 1 de la naissance des intelligences artificielles, et dans la Silicon Valley, Mathieu Bablet imagine Carbone & Sicilium. Ces deux éléments sont en fait les derniers nés des laboratoires Tomorrow Foundation. Robots humanoïdes, Carbone et Silicium sont les prototypes d’une nouvelle génération destinés à prendre soin de l’humanité vieillissante. Cependant, leur cocon protecteur ne les empêche pas d’être séparés à l’occasion d’une tentative d’évasion. Ils tentent alors, et ce pendant plusieurs siècles, de trouver à s’établir sur une planète épuisée, envahie de déchets, lacérée de catastrophes climatiques et de bouleversements politiques criminels.
Une directrice de recherche à la « Tomorrow Foundation », Noriko Ito, insuffle la vie à ses deux « bébés » : Carbone et Silicium. Le savoir humain au complet leur est dévolu. Mais à leur corps est imposée une limite, soit une Date Limite d’Existence : pas plus de 15 ans. Cependant, péripéties et inquiétude narrative obligent, lors d’un voyage à la découverte du monde, le masculin Silicium s’enfuit. La féminine Carbone tente en vain de le retrouver. Lorsque son bref temps de vie parait révolu, la voici sauvée illégalement par Noriko. Elle se voit dotée de la possibilité de se réincarner dans d’autres Intelligences Artificielles. Dans le cadre d’une vaste ellipse narrative, il faut attendre 93 ans pour que Silicium réapparaisse. Voyageur exilé et prophète d’un nouveau genre humain, les voici partis pour des aventures encore inconnues. Y compris au cœur des émotions et des sentiments humains particulièrement bien suggérés, surtout lorsque la dimension fraternelles, amicale, voire amoureuse, des deux protagonistes est mise en avant.
Ce sont 272 pages généreuses pour un volume luxueux au dos toilé : Carbone et Silicium associe à une certaine dose de crédibilité scientifique une imagination largement débridée. Cette histoire de transhumanisme et d'émancipation de deux Intelligences Artificielles, humainement différentes malgré leur gémellité, est un prétexte pour pointer les travers de notre société malade. Plus précisément la pente vers l’apocalyptique extinction de la race humaine. Là encore, le topos du catastrophisme, en prétendant jouer sur nos peurs et nos culpabilités, est exploité sans guère de vergogne. La quête utopique, voire dystopique, « celle de la fusion de tous nos esprits vers une même conscience, une seule intelligence, éloignée des préoccupations matérielles et de la souffrance corporelle » semble compromise.
Mathieu Bablet a consacré quatre années à cet ouvrage. Pas en vain. Le dessin, méticuleux, énigmatique, séduit, frappe et trouble. D’intenses pages aux couleurs orangées et bleutées offrent un tableau des beautés géographiques et culturelles du monde dignes d’être préservées, voire au moyen d’une allusion à la tour de Babel. Alors que des nuances sableuses accentuent la désertique perdition d’une humanité désespérée. Ainsi va l’antithèse entre un passé idéalisé et un avenir où surconsommation et surexploitation déraisonnables ne conduisent qu’à la dévastation. C’est cependant céder au pessimisme, tant l’invention scientifique humaine, voire artificielle, peut conduire, ce qui est déjà partiellement le cas, à la restauration d’une planète où la prospérité humaine peut s’épanouir.
La gestation génésique et technologique du début est particulièrement bien rendue. À laquelle répond la magmatique extinction finale. Réelle étrangeté, Carbone & Sicilium unit l’ampleur scénaristique et l’imagination technologique, graphique et poétique.
Qu’attendre de la bande dessinée la plus mature ? Autre chose qu’une simple illustration d’œuvres littéraires déjà existantes. Plutôt une créativité qui engage la dimension narrative et spéculative autant que l’affriolante copulation du dessin et de la couleur, parmi des pages aux cases construites avec pertinence et fantaisie. Plus qu’un accord, il faut une complicité réelle lorsque scénariste et dessinateur unissent leurs langues et leurs doigts, comme dans le cas de Peeters et Shuiten. À moins que l’idéal réside dans la collusion des deux talents en une unique main, ainsi Thimoté Le Boucher, Victor Hashmang, Mathieu Bablet, ténors de la bande dessinée, agitateurs du dessin et coloristes nés. Admettons à cet égard que les délicatesses du fantastique sont un défi désiré pour le neuvième art, alors que les fulgurances de la science-fiction lui sont particulièrement propices, voire une terre d’élection.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] L’Art de la bande dessinée, Citadelles et Mazenod, 2012.
Retablo de San Millan, Las Balbases, Burgos, Castilla y Léon.
Photo : T. Guinhut.