traduit du chinois par Camille Loivier, Zulma, 2003, 224 p, 15 €.
Dai Sijie : Les Caves du Potala, Folio, 2022, 226 p, 7,60 €.
Sheng Keyi : Un Paradis,
traduit par Brigitte Duzan, Philippe Picquier, 2019, 178 p, 17 €.
Chen Lemin : Le Dernier lettré,
traduit par Jean-Claude Pastor, Picquier, 2021, 176 p, 24 €.
Yu Xiuhua : La Femme sur le toit,
traduit par Brigitte Guilbaud, Picquier, 2021, 112 p, 18 €.
Considéré comme une fierté de la Chine, y compris par Mao Ze Dong en personne, Le Rêve du pavillon rouge[1]fut écrit au XVIII° siècle durant la dynastie Qing. L’on parle même à son égard de « rougeologie ». Cependant, depuis un demi-siècle, les Chinois, bien qu’aujourd’hui la plupart se satisfassent de la prospérité économique, vivent le cauchemar du pavillon rouge. Aussi faut-il se demander comment être encore un lettré sous le couvercle communiste chinois… Comment garder sa liberté impossible d’écrire, de peindre, sa liberté religieuse ? Chen Ming connut le pire des années Mao : le goulag et le harcèlement. Son récit, à la plume tremblante et digne, est inoubliable. Sous l'euphémisme du titre, sous sa douce qualité poétique bien chinoise, se cache l'horreur. À l'enfer des Nuages noirs s'amoncellent de Chen Ming, Sheng Keyi prétend préférer Un Paradis, évidement un apologue satirique. Alors que Dai Sijie narre l’écrasement du Tibet et de son peintre par les gardes rouges dans Les Caves du Potala, un lettré tel que Chen Lemin se raconte, confiant sa fidélité à la tradition. Quant à la recette pour être poète à succès sans ennuis, elle est claire : Yu Xiuhua n’évoque rien d’autre que des sentiments quotidiens. Ecrivains, peintres, poètes, ils sont tous affectés, détruits par le communisme, à moins d’avoir pu fuir le pays ou d’éviter tout ce qui peut être politique.
Deux parties composent le récit autobiographique de Chen Ming, simplement écrit, sans afféteries stylistiques : l'une consacrée à l'ascension sociale d'un pauvre, l'autre à la machine à broyer du communisme chinois dans laquelle tombe et tourne le malheureux Chen Ming, en compagnie de milliers de semblables qui n'auront pu comme lui survivre et être libérés, puis réhabilités. D'autres, s'ils ont écrit, ne verront jamais leur livre ; ce genre de révélation sur la réalité d'un demi-siècle de tyrannie est évidemment interdit. Seul le hasard de la rencontre avec une étudiante française lui permit d'espérer une publication grâce à sa traduction, mais après la mort de Chen Ming en 1996.
Né dans la Chine des Empereurs, en 1908, il voit passer la république, la guerre sino-japonaise. Par des prodiges de courage, de labeur, d'étude, il s'arrache de la dégradante pauvreté familiale jusqu'à devenir professeur. En 1949, Mao instaure le communisme et son cortège de répressions : « mon corps serait moulu comme du grain et mon esprit cuit à petit feu par les interrogatoires répétés. Je ne pouvais non plus imaginer que ce cauchemar allait durer plus de trente ans. » Intégré au laogai (le goulag chinois), il pourrit dans des prisons collectives infectes, avant de participer à des chantiers où l'on fend à mains nues la montagne pour creuser des canaux. Autour, on meurt, on dénonce ses camarades en mendiant un recours auprès des autorités, on se suicide ; les gardiens rivalisent de sadisme. Il est littéralement « transformé en homme-merde ». Les détenus doivent « chanter les chants maoïstes, puis faire leur autocritique ». Libéré, il lui faut, comme un intouchable, rester balayeur, alors que les jeunes gardes rouges, dont le régime encourage la délinquance, répriment les « péchés bourgeois » de « l'intello puant », harcelant sa femme, pillant leur maison. Il fallait alors « trouver 900 000 vermines droitières ». « Un de mes amis qui avait simplement dit que les produits américains étaient de bonne qualité fut condamné à dix ans de camp ». Chen Ming démonte ainsi l'idéologie et ses perversions, pointant du coup les aberrations économiques : « l'idéal de vie communautaire » du Grand Bond en avant : « la multiplication de campagnes absurdes en vue de l'amélioration de la production réduisirent bientôt villes et campagnes à la misère et au désarroi »... Il ne s’agit pas là, admet l’auteur, d’ « une œuvre littéraire » impérissable, elle est certes bien moins diffusée que le livre rouge (« il n'y avait que ça dans les librairies ») mais le récit-témoignage, bien monté, efficace, est inoubliable.
L’on a beau penser avoir été vacciné par la lecture de Si c'est un homme de Primo Levi[2], de L'Archipel du goulag de Soljenitsyne[3] et des immenses Récits de la Kolyma de Chalamov[4], des écrits des camps nazis[5], l’on est saisi de frisson à l'idée que chacun d'entre nous aurait été à la place de Chen Ming, que notre sens de l'individualité, notre innocence, notre intellect auraient été à ce point bafoués, humiliés, martyrisés. Une fois de plus la littérature concentrationnaire voit s'allonger son catalogue. Nous savions, grâce aux 100 pages (sur 850) de la somme incontournable du Livre noir du Communisme[6] consacrées à la Chine, que des dizaines de millions de gens avaient été sacrifiés par le totalitarisme communiste, qu’aujourd’hui encore, dans des centaines de laogai, des esclaves fabriquent des produits que l'Occident achète à bas prix... mais le lire sous la plume tremblante et si digne de qui l'a vécu dans sa chair reste une épreuve émouvante. C'est avec une humilité sans borne que nos anciens maoïstes des années 1968 doivent lire Chen Ming. Quelle que soit notre sensibilité politique, rabattons notre enthousiasme devant tout régime, tout mouvement, qui paraîtrait promettre l'utopie sur terre.
Cao Xueqin & Gao E : Le Rêve du pavillon rouge,
Bibliothèque de l’image, 2017.
Photo : T. Guinhut.
Suffisamment imbu de sa superbe, le communisme chinois, en quelque sorte héritier de l’anti-individualisme confucéen, ne peut que se comporter en tyran non seulement à l’égard de sa propre population, opprimant tout ensemble les bourgeois, les Chrétiens et les Ouighours, mais encore à l’égard de ses voisins, qu’il s’agisse de l’insupportablement libre Taiwan ou du Tibet.
Avec le romancier Dai Sijie, que l’on connait pour être l’auteur de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise[7], l’on assiste à la profanation du palais du Potala au Tibet, en 1968. La demeure ancestrale du Dalaï-lama est soudain assaillie par une poignée de très jeunes gardes rouges, le cerveau farci du petit livre rouge de Mao. Qu’ils soient étudiants à l’école des Beaux-arts ne les empêche en rien d’être de grossiers fanatiques, sous la gouverne du « Loup», un garçon dont la cruauté dégorge par tous les pores de la peau. Le drame s’enroule autour du vieux Bstan Pa, ancien peintre de « tankas » au service du Dalaï-lama, incarcéré dans les écuries du palais. Résolu à faire avouer le forcément fauteur de « crimes contre-révolutionnaires », Loup se gargarise des tortures infligées à notre peintre. Que reste-t-il à l’artiste, alors que les vainqueurs pillent et salissent les œuvres d’art bouddhiques, sinon reprendre le fil de sa mémoire pour se plonger dans son apprentissage pictural auprès de son maître, dans les étapes initiatiques franchies à la mesure de son talent croissant qui lui permit de côtoyer les plus hautes autorités religieuses et, honneur suprême, de participer au voyage à la recherche du nouveau « tulkou », l’enfant de deux ans destiné à devenir le nouveau Dalaï-lama.
Le récit commence in media res, sans concession, le joug de la Révolution culturelle s’étant abattu : « À coups de marteau, les gardes rouges avaient crevé les yeux du vénéré Bouddha […] ces « artistes révolutionnaires » avaient pas hésité à mutiler de précieux tankas que se seraient disputés les plus grands musées du monde ». En progressant au cours de successifs tableaux narratifs, le romancier entrelace les méfaits du tortionnaire avec une initiation culturelle, ce dernier adjectif devant être cette fois pris au plus noble sens du terme, comme « l’ouverture des yeux d’un tableau », lorsque celui-ci est achevé. Ce qui est un souvenir magique et coloré se voit ironiquement détruit par l’énucléation de Bstan Pa.
Dépassant sa dimension historique, le roman repose sur l’antithèse entre l’univers paisible du palais du bouddhisme et les bassesses de la violence infligée au sacré et à l’humain par la meute des gardes rouges. L’élévation d’un art raffiné dédié à la spiritualité et à la beauté semble néanmoins éternelle face à la bêtise criminelle. Le tableau d’un univers millénaire de méditation et de créativité est aussi envoûtant esthétiquement que résilient face à la laideur vulgaire du monde. Même si l’on n’est pas sûr que le palais du Dalaï lama soit un havre de liberté, il n’en reste pas moins un symbole de résistance face au communisme prédateur.
Né en 1954 à Putian, où il a vécu l’emprisonnement de ses parents et le camp de rééducation, Dai Sijie maîtrise le français au point d’écrire un livre expressif et pur, tragiquement beau, une ode au raffinement et à la sérénité, en même temps qu’un réquisitoire contre l’abjecte veulerie de bien des prétendus artistes et contre un totalitarisme, dont seule la couleur parvient à le différencier des autres.
Cette fois c’est la satire qui vise avec Sheng Keyi la Chine communiste. Evidemment le titre paradisiaque est une antiphrase. Car une telle clinique, illégale de surcroît, à la lisière de la détention militaire et du bordel, n’a rien du Paradis. C’est grâce à une narratrice plutôt idiote que le tableau est peint, non sans un réalisme crû. Elle s’appelle Wenshui ou « Pêche », elle n’est pourtant qu’un numéro parmi ses camarades aux yeux de l’institution et du chef Niu, dont la corpulence lui vaut le surnom de « Boulette de Bœuf ». Les pensionnaires, apparemment gâtées, ne manquent de rien, sauf de liberté. Aussi « Clémentine », « Fraise » bavardent, complotent, se chamaillent, se soutiennent…
Pour l’une ce n’est que « louer son utérus », pour Niu elles n’offrent « qu’un hébergement ». L’on ne s’embarrasse pas de viols en guise de sélection génétique. Il est « interdit de parler de sentiments et d’amour maternel ». Néanmoins tout ne se déroulera pas comme prévu, car la production capitaliste, « avec le corps comme capital », ne sera pas aussi juteuse que prévu ; il fallait s’y attendre : « Boulette de bœuf a révisé la ligne politique ».
Malgré son apparence parfois burlesque, un tel récit vigoureusement satirique ne peut manquer d’apporter une lourde pierre parmi les débats autour de la Gestation Pour Autrui. Il n’est pas impossible que dans une bibliothèque féministe il puisse être posé non loin de La Servante écarlate de Margaret Atwood[8].
Sheng Keyi est une romancière confirmée, née en 1973 dans le Hunan, puisque l’on connait d’elle La Fille du Nord[9], en partie autobiographique, dans lequel elle prend fait et cause pour la condition féminine chinoise. Car la femme ne pouvant avoir plus de deux enfants, elle est opprimée. L’on se doute que la censure a œuvré, la contraignant à publier Death fugue[10] à Taïwan et en Australie. Ce Paradis, qui n’honore pas la Chine communiste, également illustré par les aquarelles de l’auteure, peut de toute évidence être lu comme un apologue satirique dénonçant la politique chinoise de l’enfant unique et ses conséquences, soit une démographie déséquilibrée, faute de filles, puis faute d’enfants, ce qui, à plus court terme que l’on pourrait l’imaginer, pourrait faire de la Chine un géant aux pieds d’argile.
C’est en quelque sorte un testament pictural, poétique et intellectuel que nous offre Chen Lemin (1930-2008) de manière posthume. Lui rendant un émouvant hommage en postface, sa fille, Cheng Feng, a veillé à la publication de ce Dernier lettré. Lui aussi a vécu le siècle de la Révolution culturelle, du maoïsme et de son avatar le communisme capitaliste. « Funambule » parmi les cultures, Chen Lemin fut directeur de l’Institut d’études européennes de l’Académie chinoise des sciences sociales et président de l’Association chinoise des études européennes. La calligraphie et la peinture traditionnelles n’avaient pas de secret pour lui. Aussi ce volume se déploie selon trois axes, une autobiographie intellectuelle née dans les tourmentes de la guerre sino-japonaise, poursuivie tant bien que mal au travers d’une tyrannie communiste qui envoya l’intellectuel honni aux champs, enfin, en un dialogue incessant avec une culture poétique au long cours, une peinture qui ne cède en rien aux sirènes de l’art contemporain mondialisé.
L’on commence par la chronique d’une famille riche qui sombre peu à peu dans la pauvreté, le portrait d’une mère admirable, puis les études de langue et de littérature. En un pays troublé, le Kuomintang et le Parti communiste s’affrontent : « mon attitude soit-disant apolitique était illusoire », confie Chen Lemin. Il ne néglige pas de rendre hommage à ses professeurs, balayés par l’Histoire, et cependant garants de la culture classique, grâce auxquels il parfait son « éveil aux civilisations chinoises et occidentale », tout en apprenant l’anglais et en s’initiant à la calligraphie et à la peinture de paysage. Hélas son « engagement politique et révolutionnaire » sur lequel il reste discret, le conduit à un immense regret : « J’ai été pris au piège de l’Histoire pendant trente ans ! ». Ce qui lui permit peut-être de survivre l’éloigna longtemps du pinceau ; pour le retrouver à la fin de sa vie…
Comme des carnets de notes, les pages de journal, les poèmes, les propos sur la « peinture lettrée » côtoient les traces du pinceau, parfois à la limite de l’abstraction, cependant fort évocatrices des paysages chinois intériorisés. Les récits et poèmes de maîtres anciens sont ici traduits en français face à leur calligraphie précieuse et leur illustration où les branchent de pins frémissent au contact de la brume : « Vent violent, nuages endiablés, pins fous ». Le noir et blanc accueille parfois la légèreté de la couleur, des feuilles rousses et des fleurs roses, parfois jusque sur des éventails. L’on devine que face à la déferlante de la modernité, l’obsolescence de l’espace et de la pensée chinoise ancestrale doit résister vaillamment au service de la plus grande sérénité : « L’espace d’un instant, je deviens immortel ». La maîtrise de Chen Lemin est telle que dans le cadre d’une tradition respectée il sache imprimer sa marque toute personnelle, comprise comme une respiration spatiale ample, sans oblitérer les détails, avec « dix mille montagnes comme compagnes ».
Etonnante Yu Xiuhua ! Ne fut-elle pas née en 1976 de parents ouvriers agricoles, handicapée, mariée de manière arrangée à un maçon plus âgé ? Pourtant, jetant un bref poème sur son blog, elle est remarquée par un éditeur qui permet à son livre un succès hallucinant : avec quatre recueils, elle a des millions de lecteurs. Et hop, elle vire le mari (en lui payant une maison) !
Bien entendu, pas l’ombre d’une allusion au totalitarisme communiste dans la centaine de poèmes de La Femme sur le toit : « elle ne se soucie pas de politique », écrit-elle d’emblée, mais d’un « vieux papier dans la corbeille / quelques traits de couleur / des caractères / tout chiffonné / comme si ce papier jamais / n’avait été immaculé », ce qui est une métaphore de sa poésie. Dans la nature, elle choisit « des éclats de mots à la pointe des herbes ». Parmi les relations humaines, elle rencontre l’amour, éphémère, et « l’hôpital du cancer », où elle accompagne sa mère. Malgré la fragilité, cette « Femme sur le toit » est comme l’oiseau prêt à s’envoler, à tomber.
Souvent intimistes, souvent élégiaques, voire un brin tragiques, ses vers où passent des corbeaux naissent avec pudeur : « je suis gênée d’écrire ce que je ressens ». Est-ce le voyeurisme qu’elle dénonce, ou met-elle en valeur la conscience d’une communauté de souffrance avec l’humanité ? « C’est par la douleur que je plais à ce monde ». Il y a cependant une dimension morale : « dans ma sauvagerie / je suis plus forte que tous les hypocrites ». Quoique d’une apparente simplicité, la poésie de Xu Xiuhua est toujours essentielle, en une acmé fragile de la condition humaine : « serais-je morte, une chanson tournoierait-elle toujours ? »
Au travers des mailles du filet communiste, quelques écrivains, poètes, peintres ont réussi à sauvegarder leurs mémoires. Qu’en sera-t-il avec un totalitarisme qui n’en finit pas d’étendre ses tentacules, tentacules de surveillance[11] aujourd’hui numériques ?
Soffitto del Consiglio dei Dieci, Palazzo Ducale, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
De l’iconologie de Panofsky
aux sommeils de la Renaissance.
Erwin Panofsky : Essais d’iconologie ;
Marina Seretti : Endormis.
Erwin Panoksky : Essais d’iconologie, traduit de l’anglais (Royaume Uni)
par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre,
Tel Gallimard, 2022, 400 p, 16,50 €.
Marina Seretti : Endormis.
Le sommeil profond et ses métaphores dans l’art de la Renaissance,
Les Presses du réel, 2021, 392 p, 32 €.
Enfin Panofsky vint. Révélateur d’un savoir perdu, il sut forer bien au-delà d’une lecture des images de l’Histoire de l’art confinée à la description et aux allusions bibliques et mythologiques. Ce pourquoi, même s’il prétendit en ses préfaces ultérieures avoir mésusé du terme « iconologie » et devoir revenir à celui plus traditionnel d’« iconographie », il faut lui rendre justice de cet éclairage sur le langage raisonné de l’image picturale qui fit l’éclat de la Renaissance. Ses Essais d’iconologie, brillants entre tous, rendent à la peinture une noblesse intellectuelle et néoplatonicienne occultée. La méthode Panofsky ne cesse d’inspirer depuis lors la critique d’art et la pensée esthétique. Ce dont témoigne, au hasard des sorties éditoriales et de la table du modeste critique, l’essai de Marina Seretti sous l’égide des Endormis, qui veille sur le sommeil des dieux et des humbles peint lors de la Renaissance.
Plus qu’un critique, Erwin Panofsky est un esthète, un herméneute, un philosophe de l’art. Pourtant, né en 1892 à Hanovre, il fut radié de l’Université par les Nazis en 1933 pour la raison que l’on devine. Installé aux Etats-Unis, à Princeton, passant avec aisance de l’allemand à l’anglais, il poursuivit ses recherches, principalement sur l’idéalité depuis Platon jusqu’à l’ère baroque, sur la persistance de la mythologie comme grille de lecture du monde, entre Moyen Âge et âge classique, sur le rapport entre la scolastique et le gothique, sur la dimension symbolique de la perspective…
De la description à l’interprétation, tel est le chemin qui fit à Erwin Panofsky quitter le terrain iconographique pour celui venu du titre de Cesare Ripa, Iconologia[1], un livre d’emblèmes allégoriques paru en 1593, auquel notre historien de l’art fait de nombreuses allusions.
C’est en 1939 que ces Essais d’iconologie furent réunis. Dès lors, les descriptions et autres explications psychologiques et esthétiques sont balayées par un tourbillon culturel qui ranime la ferveur intellectuelle de la Renaissance. Certes Erwin Panofsky travaille dans le fil de ses maîtres Ernst Cassirer et Aby Warburg, de façon à fonder une novatrice science de l’interprétation. Au moyen de tout un corpus d’œuvres picturales, de la fin du Moyen Âge à la Renaissance, notre historien explore au cours de six conférences les métamorphoses de figures et de mythes antiques : bien entendu la création du monde, et ces concepts allégorisés tels que le Temps, l’Amour, la Mort. Une savante - et par là même délicieuse - refondation s’opère sous les yeux du lecteur lorsque les images, passés par un cortège de fusions et confusions, de malentendus et d’oublis, renaissent en de nouveaux avatars chargées de présences symboliques, de significations poétiques et philosophiques. L’humanisme du XV° siècle se nourrit du néoplatonisme de Plotin et de Proclus, pour l’Antiquité, de Marcile Ficin pour la Renaissance italienne. Ainsi nous entrons dans l’intimité et la compréhension d’une alchimie artistique où la pensée imageante dépasse en effervescence la pensée discursive. Le lecteur est à cet égard abondamment servi, quoiqu’il eût souhaité un livre d’apparat relié, puisqu’aux reproductions en noir s’ajoute un généreux cahier en couleurs, où pullulent Amours et Prométhée, de Van der Weyden à Rubens, en passant par les peintures murales de Pompéi et les tapisseries du XVI° siècle.
L’analyse panofskienne s’élabore en trois niveaux. La « description pré-iconographique» identifie les événements, les objets, les formes et le style. Ensuite vient l’analyse iconographique, attachée au sujet de l'œuvre, au moyen de la relation entre les compositions et les concepts, allégoriques par exemple, avec le secours des sources. Enfin, l’analyse iconologique proprement dite s’attache à révéler la signification intrinsèque, non sans replonger l'œuvre en son contexte historique et ses « symptômes culturels », soit les mentalités nationales, religieuses et philosophiques. Il s’agit de voir une série de personnages partageant un repas, puis de réaliser, grâce à une connaissance des Evangiles, qu’il s’agit de la Cène, enfin de qualifier le style, donc l’inscription dans l’esthétique, la théologie et la philosophie du temps.
À l’instar de son ouvrage sur la Renaissance[2], « la seconde naissance de l’Antiquité classique » est l’occasion de mettre ces préceptes à l’épreuve. Pendant l’ère médiévale, l’on reprenait des dispositifs formels et l’on christianisait des mythes, Hercule devenant une allégorie du salut. C’est ainsi que dieux et demi-dieux païens furent interprétés de manière allégorique, avec le concours d’ouvrages comme le Commentaire sur Virgile de Servus, les mythographies ou la moralisation d’Ovide. Il faut attendre la Renaissance proprement dite pour que les corps venus de l’Antiquité retrouvent leur vigueur intellectuelle et leur sensualité.
À partir de deux cycles de tableaux mythologiques de Piero di Cosimo (1461-1521), qui représentent les mythes d’Hylas, Vulcain, Silène, Bacchus et des centaures, Erwin Panofsky découvre « les origines de l’histoire humaine », entre un « primitivisme doux » conforme au jardin d’Eden et un « primitivisme dur » bien plus matérialiste. Avec les concours de lectures venues des auteurs antiques et de Boccace, il y discerne les étapes de la civilisation, par un peintre qui se piquait de vivre d’une manière sauvage.
Fort représenté, « le vieillard Temps » est opposé au jeune « Kairos » de l’instant décisif[3]. Kronos-Saturne quant à lui n’a vu son iconographie évoluer que peu à peu, depuis les peintures pompéiennes, et au cours du Moyen Âge. Sinistre, il acquiert les attributs devenus traditionnels de la longue barbe, de la faux. De même « l’Amour aveugle » se pare de son bandeau sur les yeux en sus de son arc et de ses flèches, glissant d’Eros à Cupidon, alors qu’une telle cécité était inconnue de l’Antiquité grecque, alors qu’Antéros symbolisait l’amour partagé. Il est opposé non seulement à « l’amour divin » mais à « l’amour clairvoyant ». L’illustration des Triomphes de Pétrarque[4] contribua au raffinement de ses nombreux avatars. Jusqu’à ce que le Temps « coupe les ailes de l’Amour », dans une gravure d’Otho Venius en 1567. Cependant l’une des plus belles toiles les réunissant est celle d’Angelo Bronzino, vers 1540 : Allégorie avec Vénus et Cupidon, dans laquelle Erwin Panofsky discerne la luxure…
Depuis l’Antiquité l’on n’a jamais cessé de lire Platon. Mais à Florence, Marcile Ficin (1433-1499) prétendit ressusciter l’Académie avec Laurent de Médicis et Pic de la Mirandole[5]. Il s’agissait de lire, traduire en latin et commenter non seulement Platon, mais ses continuateurs, Plotin, Proclus, ou encore Hermès Trismégite et Orphée, de façon à les concilier avec le Christianisme. L’on trouve la trace de cette démarche philosophique dans les arts plastiques, la « divine bonté » étant beauté. Aussi représente-t-on la Vénus céleste et la Vénus vulgaire, l’une intellectuelle, l’autre corporelle et procréatrice. Comme dans L’Amour sacré et l’Amour profane de Titien, la première de ces « Geminae generes » étant nue - comme « Nuda Veritas » - et la seconde splendidement vêtue.
Michel-Ange lui-même est inspiré par le néo-platonisme. Ce qui est patent dans ses Sonnets, est également actif dans sa sculpture. Chez Plotin en effet l’on lit ce « processus qui de la pierre récalcitrante extrait la forme d’une statue ». Le corps humain est bien « la prison terrestre de l’âme immortelle » qui cherche à se dégager du marbre. Quant aux tombeaux des Médicis aux nombreuses allégories, ils sont, entre Jupiter (Julien) et Saturne (Laurent), le théâtre de la dualité entre vie active et vie contemplative. Ainsi la Renaissance néo-platonicienne aboutit à « une identification de la mélancolie saturnienne au génie ». Plus tard, dans la Chapelle Sixtine, Michel-Ange délaissa l’univers classique pour s’adonner plus largement à celui chrétien…
Fouillant avec précision les musées et les bibliothèques pour notre délectation, aussi à l’aise avec la philosophie qu’avec l’art plastique, la finesse et l’érudition d’Erwin Panofsky sont époustouflantes : un tourbillon d’images et de sens s’élève à sa lecture.
En dépit des pudeurs du maître, le terme « Iconologie » devint bien le fil conducteur de ses recherches. En témoigne ce bouquet consacré au prince de la peinture vénitienne : Le Titien, questions d’iconologie[6]. Cette démarche sera également continuée à l’occasion de l’étude du mythe de Pandore[7], cette première femme qui ouvrit la boite défendue par les Dieux, libérant les maux de l'humanité, libérant l’expressivité poétique et picturale, de Maurice Scève à Paul Klee, en passant par Jean Cousin et Dante Gabriel Rossetti. Un tel cheminement intellectuel culmina, dans Idea[8], pour s’intéresser à l’évolution des idées du beau, depuis Platon et Phidias, jusqu’à Michel-Ange et Durer, évolution qui passa de l’équivalence des concepts du beau et du bien à une vision renaissante et maniériste, à l’occasion de laquelle le plaisir, le désir et la volupté opposent au néoplatonisme ce maniérisme qui figure une tension entre la nature et l’art, ce dernier devenant créateur, à l’imitation de Dieu.
Erwin Panofsky conclue ses Essais d’iconologie au moyen d'une conscience moderne assise sur une « désintégration graduelle tout ensemble de la foi chrétienne et de l’humanisme classique - désintégration dont les résultats, de nos jours, sont éclairées d’une lumière aveuglante ». Faut-il y voir une décadence de la peinture qui, abandonnant le cortège de l’iconologie, abordant le réalisme, puis l’abstraction, peine à retrouver une effervescence[9]…
Le regard iconologique est désormais une discipline autant qu’une tradition. Ce qui se vérifie en dépliant un ouvrage qui ne cesse de garder un œil ouvert sur les représentations des effets du dieu Hypnos, ce par les soins de Marina Seretti : Endormis. Le sommeil profond et ses métaphores dans l’art de la Renaissance. Car, au contraire de l’expression courante, « dans les bras de Morphée », ce dernier n’est pas le dieu du sommeil qui a pour nom Hypnos, lui qui est à la racine de l’hypnotisme. Un bon tiers de notre vie se passant sous la couette, à la lisière du rêve et de l’éros, la chose ne pouvait passer inaperçue par les peintres. Songeons combien la Bible s’orne de songes tel celui de Jessé ou de David, combien l’Antiquité fait du songe des héros un motif épique, et surtout comment Ovide, dans ses Métamorphoses, embellit le mythe d’Hypnos, dont les aides s’appellent Phantasos pour les rêves agréables, Phobétor pour les cauchemars, et Morphée pour la capacité de se métamorphoser en quelque personnage que ce soit. Il y a bien en la demeure du sommeil un « héritage médiéval et antique » au service d’une hypnographie : « l’insondable profondeur du sommeil, loin de se réduire à l’état de grisaille indifférenciée, recèle une matrice d’images potentielles, une réserve inépuisable de métaphores visuelles ».
Si le sommeil ne bénéficie pas de l’indulgence des théologiens, condamnant l'inactivité, la paresse et l'inconscience de cette « source des vices », voire des philosophes, les artistes sont eux fascinés par les figure de l’homme endormi. La torpeur minérale de la bête entraîne une « vacance de l’âme », comme sous l’effet de l’acédie, ou mélancolie, ce « vice théologal » selon Saint-Thomas d’Aquin, Il est conspué dans la gravure de Dürer, Le songe du docteur, et parmi Les Sept Péchés capitaux de Jérôme Bosch. Adam dort au moment de la création d’Eve. À ce sommeil accoucheur répond celui coupable des apôtres au Jardin de Gethsémani alors que Jésus veille la nuit précédant son arrestation et son supplice. Cependant l'apôtre Jean, étrangement couché « sur le sein du Christ » lors de la dernière Cène, est le protégé de ce dernier, ce sommeil étant non seulement bienheureux, comme le repos de Dieu au septième jour de la création, mais aussi peut-être annonciateur de la vision de l’Apocalypse dont il rédigera le compte-rendu magnifique et édifiant. De même le lion de Saint-Jérôme gravé par Dürer ne dort que d’un œil. Cette vigilance (ou « dorveille ») est absolument opposée à celle du Tentateur, du Malin. Ainsi les deux premières parties de l’ouvrage ouvrent deux volets d’une lecture biblique et théologique du sommeil, mais aussi médicale, en particulier à l’occasion de l’éducation des enfants, idéale sous la plume de Montaigne. Alors que règne l’énigme des allégories de Michel-Ange : « Nuit de la matière et sommeil de pierre », que Marina Seretti n’oublie pas de relier aux sonnets de l’artiste : « Cher m’est le sommeil, et plus l’être de la pierre ».
Le dialogue trouble d’« Eros et Hypnos » fait l’objet de la troisième partie : plaisir du repos bienfaisant, nuit noire de l’inconscience, éclair du rêve et surtout suggestion érotique… Les belles endormies que sont les Vénus de Titien et de Giorgione usent du prétexte mythologique pour affirmer la splendeur des sens, aiguiser le désir et préparer une belle procréation, tout en insufflant une platonicienne et ficinienne idée du beau. L’on y retrouve la dichotomie entre la Vénus céleste et la Vénus vulgaire ; ainsi que des liens vers la poésie de la Pléiade ou le Décaméron de Boccace. À l’occasion du retour en grâce de la mythologie gréco-romaine, le mythe de Psyché, tour à tour héroïne néo-platonicienne et beauté lascive, permet de figurer l’ambiguïté du sommeil : autant il ne faut pas déflorer la beauté du dieu Eros dans son sommeil, autant il s’agit de la révélation de son pouvoir. Ce à quoi répondent les « nymphe-muses » à « l’aura décuplée » par le sommeil, mais aussi les « Vénus anatomiques », révélant à des fins scientifiques, les entrailles. En revanche la nudité ensommeillée de Mars peut-être une fragilité, la pire étant celle d’Holopherne dont Judith vient trancher la tête après l’avoir épuisé en leurs ébats. Ainsi nous allons « de la vie voluptueuse à la vie menacée ».
Il faut enfin aborder le dernier sommeil, celui métaphorique de la mort, Hypnos étant frère de Thanatos. Etonnamment, les gisants gardent les yeux ouverts, par vigilance. Au contraire, les « Triomphes de la mort » peuvent être des anatomies macabres, quand la « dormition » de la Vierge est promesse du lumineux au-delà. Les portraits de Luther défunt, pourtant protestants, sont peut-être l’écho de cette espérance, de par la sérénité affichée. Et quoique Marina Seretti encercle sa recherche dans le cadre de la Renaissance, elle ne s’interdit pas une embardée contemporaine, des « lignes de fuite modernes et contemporaines », parmi lesquelles, malgré La Muse endormie de Brancusi de 1910, le sacré et l’éros semblent être aujourd’hui dangereusement chassés, si l’on en croit l’essai de Jonathan Crary : Le Capitalisme à l’assaut du sommeil[10], tant l’attraction d’Internet rogne sur nos nuits.
Comme de juste, Marina Seretti, maître de conférence en philosophie à l’Université Bordeaux-Montaigne, s’appuie sur une bibliographie abondante, où l’on découvre - à tout seigneur tout honneur - Ewwin Panofsky, et non moins Plotin et Cesare Ripa. L’on a compris qu’en réhabilitant le sommeil dans sa noblesse, elle ne se limite pas à une approche iconographique, animant la parole des théologiens et des philosophes, ressuscitant les allégories et les symboles. D’Aristote à Marcile Ficin (selon qui « Eros éveille ce qui dort »), de Luther à Montaigne, la pensée illumine les œuvres de Titien, Cranach, Michel-Ange, Tintoret, ce qui permet la levée d’un tableau de l’amour et de la mort à la Renaissance, répondant aux travaux fondateurs d’Erwin Panofsky… Avec le secours de ce riche ouvrage agréablement érudit, soigneusement illustré d’une soixantaine de références, nous regarderons leurs personnages et leurs dieux dormir d’un autre œil, nous restituant une humanité que nous avons peut-être perdue parmi la suractivité du monde contemporain. Monde dont il ne faudrait pas croire qu’il serait totalement déserté par les grilles de lecture de l’iconologie, tant la mémoire culturelle nourrit les images.
Poursuivant plus loin notre enquête ensommeillée de chefs-d’œuvre, où se cache à chaque fois l’archet d’Eros, irons-nous rêver des romanesques Belles endormies du Japonais Yasunari Kawabata, ou de l’hypnotique air du sommeil, au cœur d’Atys, l’opéra délicieux de Jean-Baptiste Lully ?
Alors que la préservation de la nature et son harmonie avec l’homme devraient être un but commun, elle est prise en otage par un écologisme qui vise à tyranniser, voire éradiquer l’humanité. D’où vient ce Monstrum œcologicum ? Alors qu’il n’a plus guère à voir avec l’écologie au sens scientifique du terme, d’où vient sa généalogie, son archéologie, pour employer pompeusement des termes nietzschéens et foucaldiens ? Si l’on doit se souvenir que ses thuriféraires ont leur origine dans le mythe de l’âge d’or, dans le rousseauisme et le romantisme[1], l’on ne mesure pas assez combien ils sont animés par la pulsion totalitaire, avatar d’un idéalisme communiste délétère. Sous l’action de l’homo technologicus, la planète ne court rien qu’à sa perte, le réchauffisme climatique inondera les continents, le gaz carbonique étouffera toute vie. Les solutions décroissantes, taxatoires, lumineuses et électriques ne sont en fait que du vent, que des miroirs aux alouettes, dont quelques essayistes avertis démontent les impostures. Ferghane Azihari dénonce la doxa « contre la modernité », Marc Lomazi rhabille les verts pour l’hiver, en énumérant ces « nouveaux croisés de l’écologie », alors que Pascal Perri part à la chasse du « péril vert ». Enfin, en un tir croisé, Fabien Bouglé démonte les éoliennes et réhabilite le nucléaire. Et de façon à éviter le biais de confirmation, qui consiste à ne lire que ce qui va dans notre sens, nous nous demanderons cependant si l’homo ecologicus n’est qu’ultra ou monstrum, si, avec Timothy Morton, il peut être plus mesuré. Ne s’agissant pas ici de dénier l’intérêt de la dépollution et de la biodiversité, au-delà des raisons invoqués par les écologismes, il y a bien des déraisons à écarter pour raison garder.
Grâce à la merveilleuse gestion de nos Etats et de l’Europe, les prix de l’électricité bondissent. Centrales nucléaires indûment fermées en Allemagne et en Belgique, à Fessenheim en France, réacteurs fermés pour maintenances non anticipées, retards scandaleux pour l’ European Pressurized Reactor, imprévoyance au point de ne pas avoir lancé la construction d’autres exemplaires, ineptie scientifique en ne considérant pas la solution du thorium, tout se conjugue pour non seulement devoir recourir à de polluantes centrales à charbon, mais passer honteusement sous les fourches caudines des diktats écologistes les plus obscurantistes. Résultat : on achète au prix fort le gaz russe ou algérien, dont nous sommes dépendants. Alors, pour tenter de pallier toutes ces hausses de prix infligés aux usagers, l’Etat invente des « chèques énergie », des gels des prix, des boucliers tarifaires, autres monstres technocratiques, qui pèsent de toute évidence sur la réalité des marchés et sur les finances publiques dont la dette et le déficit sont faramineux.
Lorsque l’on proclame la fin des investissements dans le gaz, le pétrole et le charbon, leurs prix s'envolent, non sans conséquences économiques, sociales et politiques délétères, accompagnées de la hausse du prix du carbone, cette fiction sucée par des lobbies. L’inflation verte flambe. D’autant que la faiblesse intermittente des énergies renouvelables rend l’approvisionnement aléatoire.
Véritable jugement divin séparant les justes et les injustes, le « malus écologique automobile » établit des taxes à l’achat du véhicule en fonction du gramme de CO2 émis, d’un niveau évidemment de plus en plus réduit pour abonder la fiscocratie. Car l’on a décrété en vue des prochaines années la fin des véhicules thermiques, au profit de chimères. Tant vantées à coup de propagande, plans étatiques et subventions, toute trahisons du sens du marché et du réel progrès, les voitures électriques, dont les performances diminuent considérablement en hiver, nécessitent des batteries lithium-ion constituées de dizaines de kilogrammes de lithium, cobalt, nickel, graphite et cuivre, tous métaux rares et stratégiques, ce qui est une autre aberration écologique, sans compter la soumission à la Chine communiste, souvent productrice de tels métaux.
Ainsi vous ne direz pas ne pas avoir été avertis : Monstrum œcologicum est aux manettes ; pour notre malheur. Thèse que nous pouvons étayer avec le concours d’une poignée de sérieux analystes.
Le pamphlet est aussi argumenté que bien senti. Ferghane Azihari montre dans Les Ecologistes contre la modernité, combien ces derniers dressent à charge « le procès de Prométhée », pour reprendre son sous-titre. Contre-procès, l’essai de notre analyste en sciences publiques démonte les raisonnements spécieux de ces antimodernes qui forment les rangs de l’écologie politique. Loin de se contenter de dénoncer les travers verts, il engage « un plaidoyer en faveur d’un modèle de société dont le bilan est remarquable », dans le cadre d’une « écologie des Lumières ». Il lui faut rappeler qu’au contraire du mythe rousseauiste du bon sauvage, c’est l’agriculture puis l’industrialisation et les technologies qui ont considérablement diminué la pénibilité, éradiqué le travail des enfants, du moins dans les pays développés, tout en assurant la croissance presque planétaire de la prospérité. De plus la guerre meurtrière était bien plus répandue dans les temps primitifs et anciens que dans notre époque moderne. De plus encore, ce développement, loin d’éliminer la nature, permet de diminuer la pollution, de préserver des espaces de biodiversité. En effet, « nos sociétés sont de moins en moins toxiques ». Aussi « Catastrophisme », « collapsologie », « extinction », « décroissance » font le mantra d'un discours écologiste asséné comme une révélation prophétique, pour qui le développement économique et industriel, le progrès en un mot, est le synonyme d’un suicide programmé. Tout cela n’est que contre-vérités ; au regard des faits, cette religion mâtinée de paganisme est pire que le mal prétendu : « Gaïa déifiée, Sapiens profané »…
Le tropisme anticapitalisme a trouvé un nouvel exutoire, après la chute du communisme meurtrier en Union Soviétique et son avatar chinois têtu : c’est cet écologisme qui réussit à dépasser le marxisme dans son injonction non plus seulement sociale, mais planétaire : « Opposer l'embourgeoisement du monde à la qualité de l'environnement n'a pourtant aucun intérêt. L'idée qu'il suffirait de s'affranchir du matérialisme pour assainir notre planète ne correspond à aucune réalité historique ou géographique. Les pays les plus propres et les plus résilients face aux aléas naturels sont les plus riches : ceux qui ont les moyens de se doter des technologies les plus avancées. Le changement climatique ne change pas le fait que le progrès économique et technologique reste le moyen le plus juste et le plus sûr de lutter contre les nouveaux risques, sans renoncer à améliorer le sort des pauvres. Une société d'abondance pour tous est donc possible et souhaitable » ; ainsi sait penser notre essayiste.
La persistance de la vision malthusienne saute aux yeux à la lecture du rapport Meadows élaboré par le Club de Rome, qui certifiait la fin du pétrole en l’an 2000 ou l’irrépressible pollution des mégapoles. Quoique la réalité eût démenti de telles allégations, ce rapport reste une icône de l'écologisme. L’entêtement idéologique est de l’ordre de la « connaissance inutile » dont Jean-François Revel[2] avait montré les errements. De surcroit la concurrence incite à économiser les ressources : pensons au développement du recyclage et des échanges de produits d'occasion. Sans compter qu’une solution technologique à laquelle personne n’a pensé jusque-là ne peut manquer de survenir, l’inventivité étant le moteur de la civilisation.
Dans une recherche d’authenticité, l'on oppose naturel et artificiel. Cet écologisme romantique idéalisant un éénique passé et la tradition est politiquement ancré à droite : « L'écologie réactionnaire est le pendant droitier de la tentation de préempter la nature pour recycler un agenda politique sans rapport avec l'environnement. Là où la gauche voit dans l'écologie un prétexte pour ressusciter l'anticapitalisme, les réactionnaires voient dans le mythe de la nature vierge l'opportunité d'étendre le rejet de la modernité aux questions sociales. Il s'agit de verdir l'éternelle haine du pluralisme des mœurs et du cosmopolitisme qui constitue la modernité ». L’analyse Ferghane Azihari est plus que pertinente.
Ce rejet de la modernité, au nom de l'urgence face à la catastrophe supposée, risque bien d’être imposé par un pouvoir autoritaire, attentatoire autant aux principes de la démocratie libérale qu’à l’éthique des Lumières.
Selon le sous-titre, « Le procès de Prométhée », c’est en fait à un éloge de ce dernier que se livre l’essayiste. En fait, celui qui déroba le feu des dieux, donne les moyens à l’humanité d’accéder à la civilisation au-delà du sordide état de nature : « Prométhée nous a donné le feu sacré de l'Olympe. À nous d'en faire bon usage en ignorant ceux qui ne rêvent que d'humilier les hommes ». L’écologisme est un « prophétisme » qui ne reconnait pas les bienfaits de la modernité industrielle, en termes de paix, de santé, de confort et de liberté intellectuelle, et qui ne rêve que de nous replonger dans une vie maladive et brève, dans une condition humaine opprimée et dans un milieu dégradé. L’« écologie profonde » et sa « théocratie verte », la « décroissance volontaire » ne sont qu’une resucée des « lendemains qui chantent » promis par le communisme avec les conséquences abominables que l’on sait.
Alors que « nos sociétés sont de moins en moins toxiques », que « la surpopulation et la surconsommation n’existent pas », les catastrophes naturelles de moins en moins meurtrières, que « le développement économique est le meilleur procédé d'assainissement », que le niveau des mers ne monte que de quelques centimètres, l’on nous promet la punition ultime de l’homme, le déluge et le feu, dignes d’un chantage à l’apocalypse !
Rhétoricien judicieux, cultivé tant philosophiquement que scientifiquement, Ferghane Azihari déplie un essai qui est à la fois un blâme sévère des fous de pouvoir écologique et un courageux éloge de la capacité humaine et scientifique d’œuvrer pour un monde meilleur, y compris dans ses acceptions naturelles indispensables.
Plus largement, ces « nouveaux croisés de l’écologie », pour reprendre le sous-titre de Marc Lomazi, forment une convergence des luttes, une mouvance sectaire que cet essayiste balaie d’un beau revers de livre : Ultra Ecologicus. Le bal des idéologues, activistes et combattants se déroule sous nos yeux effarés. Ils sont écoféministes, zadistes, antispécistes et végans de « Boucherie Abolition », collapsologues prophétiques, utopistes décroissants, commandos d’« Extinction Rébellion », survivalistes et autres « anarcho-primitivistes », sans compter leur anticapitalisme, antiracisme et décolonialisme vindicatifs et radicalement intolérants. Le nucléaire est leur enfer à conjurer, les Organisme Génétiquement Modifiés leur Satan. Les plus fondus de la « deep ecology » veulent revenir au paradis des chasseur-cueilleurs, détruire toute civilisation. Quant aux élus verts, les voilà insurgés contre les sapins de Noël, les menus viandeux, les voyages en avion…
Autour du Basque Etcheverry et d’« Alternatiba », de la jeune Suédoise Greta Thunberg, des « XR » des « Red Rebels », d’« ANV-COP21 », ou des plus violents « Earth Liberation Front » aux Etats-Unis, l’on entraîne les moutons de Panurge dans des manifestations, l’on saccage le siège du gestionnaire américain de capitaux BlackRock, l’on souffre d’« éco-anxiété », l’on bloque les ponts de Londres, l’on goûte le sabotage et l’on est financé par des fondations et de grands capitalistes, dont Georges Soros ! Une force de frappe écoterroriste[3] inquiétante n’attend plus que l’épuisement de la pandémie (dont l’Etat joue pour tenter d’en retarder les actions) pour se jeter sur le monde libre, s’il l’est encore.
L’écoféminisme, dont l’une des têtes de l’hydre est Sandrine Rousseau, se propose des programmes autoritaires, totalitaires, pour faire régner la paix mortifère du climat à coups de redistribution sexuée de la population et d’interdictions de tout ce qui contrarie la doxa la plus verte. Sur un autre versant, les guérilleros anti-antennes cumulent près de 170 attaques explosives dans l’hexagone en 2020. Les technophobes récusent la « dictature numérique », quoique non sans raison[4]. Pêle-mêle, ils dénoncent les Organismes Génétiquement Modifiés, le nucléaire, les vaccins… Dans la tradition des luddistes, vieille de deux siècles, mais aussi de philosophes comme Günther Anders[5] et Jacques Ellul[6], ils peuvent pratiquer le sabotage des machines. Quoique certains viennent de la droite traditionnaliste, la plupart sont aussi verts que rouges et noirs, comme les zadistes s’attaquant aux projets de barrages, scieries, aéroports, aérogares, site d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure. Les plus extrémistes sont aux Etats-Unis des anarcho-primitivistes, résolus à revenir à l’ère des chasseur-cueilleurs ! Les plus violents sont quant à eux les « Black Blocks », absolument anticapitalistes et antiétatistes.
D’autres mouvances, celle des néo-utopistes, sont tentées par le mysticisme paysan, comme le localiste fumeux Pierre Rabhi, par les « écolieux » en pleine nature, dont l’inventivité architecturale et agricole en fait des laboratoires in vivo, mais aussi des révélateurs des faiblesses du collectivisme et des conflits humains.
Les décroissants ne sont pas moins totalitaires, visant à interdire la publicité, les produits chimiques, l’automobile, à remplacer les supermarchés par des centres de produits locaux, l’Etat par des « biorégions », à instituer la semaine de 20 heures et un salaire de 1000 €, ou plus exactement des « fournitures gratuites », sans obligation de travail. L’utopie de la sobriété ascétique cache à peine une douloureuse dystopie. En toute logique le virus de la décroissance croît à gauche…
Pire, si possible, les délirants de la tragédie climatique agitent le chiffon vert de la peur au service de l’écoanxiété et se font les apôtres de la collapsologie jusqu’à des dérives néopaganistes et obscurantistes. Gageons que, si la catastrophe civilisationnelle arrive, elle aura d’autres causes ; ce qui n’empêche pas de prendre des précautions préconisées par les survivalistes.
Et si l’on doit aux animaux une réelle humanité, il ne s’agit peut-être pas de suivre les antispécistes et les « animalistes radicaux », soit la protection accordée jusqu’au rats et punaises, soit l’abolition de l’élevage, du cuir, le véganisme obligatoire ; au risque d’abonder les entreprises biotechnologiques qui préparent des viandes de synthèse et autres faux laits. Sans compter les violences contre les éleveurs et les bouchers par les affidés de « Boucherie abolition », qui, malgré la vertu de ses reportages à charge contre la violence sadique exercée dans les abattoirs, associe l’abattage animal à la Shoah, tout en faisant la plupart du temps silence sur l’abattage halal !
En sus du document à charge de Marc Lomazzi contre le « despotisme vert », Pascal Pérri, nettement plus pugnace, vilipende Le Péril vert, en chargeant la liste des fauteurs de troubles graves. Il y ajoute les « anti-chasse », « anti-corridas », les « anti-sapins de Noël », les « anti-tour de France », les « anti-mâles blancs », « anti-aviations », « anti-vaccins », « anti-OGM », en un fourre-tout ubuesque, tant la vénération écologiste, la fidélité obtuse à la nature sont des moteurs anti-libéraux et contraires à la raison scientifique, en relevant par exemple combien le financement de la recherche contre les maladies génétiques, via le Téléthon, est plébiscité par les Français qui en toute incohérence rejettent les Organisme et Plantes Génétiquement Modifiés. Même si corrida et chasse, en dépit de leur valeur culturelle, sont le plus souvent des cruautés sans nécessité, sans compter une campagne blindée de cartouches et de plomb.
À l’énumération des foudres brandies par les purs de la doctrine écologiste, le plus souvent issus de l’extrême-gauche, quoique parfois des Chrétiens traditionalistes et de l’extrême droite régressiste, au réquisitoire contre ce « nouvel opium » de la jeunesse, ce « retour des grandes peurs » millénaristes, Pascal Perri ajoute un plaidoyer bien senti en faveur d’une écologie non-punitive et rationnelle, plaidoyer intelligemment argumenté. Car à l’encontre du « cauchemar vert », d’une « société de contrainte et de rationnement, il ne faut pas méconnaître que le génie humain est « une ressource inépuisable », capable de créer ce que nous n’imaginons qu’à peine, par exemple une énergie nucléaire propre, infinie, des matériaux post-naturels sans nuisance pour l’environnement et notre santé…
Cañada Vellida, Teruel.Photo : T. Guinhut.
Coup sur coup, Fabien Bouglé réalise un beau doublé polémique avec Eoliennes. La face noire de la transition énergétique, puis Nucléaire. Les vérités cachées. Jamais l’expression « Ce n’est que du vent », ne fut plus appropriée qu’aux éoliennes. Sacrifiant au dieu Eole, elles paraissent une icône indiscutable de la modernité écologique et de la transition énergétique et climatique, ces vaches sacrées affichées par l’idéologie et la propagande. Pourtant, il ne s’agit rien moins que d’un « scandale écologique et financier mondial » ! Métaux rares et batteries souvent venus de Chine communiste, broyage des oiseaux et des chauvesouris, centaines de tonnes de béton pour les ancrer dans un sol qui ne les retient pas lors d’ouragans, recyclage quasi-impossible, pollution carbone lors de leur fabrication et transport, infrasons délétères, durabilité guère au-delà de vingt ans. Et encore les subventions ventent en arrosant les lobbys industriels et financiers. Elles sont bien les seules car la faible productivité des machins dépend d’un vent souvent absent lorsque l’on en a besoin. Ce qui entraîne la nécessité de réactiver des centrales à charbon pour pallier les pénuries et aux rejets carbones assurés. Et encore faut-il payer plus cher une électricité non rentable, « au détriment des citoyens rackettés »… L’on commence à s’apercevoir ailleurs, mais guère encore en France, que nous nous sommes laissés vendre du vent avec une « technologie obsolète ». Fabien Bouglé nous révèle combien la mafia, la « Cosa Nostra », et les Organisations Non Gouvernementales comme Greenpeace rôdent sous le vent, que corruption et prises illégales d’intérêt gangrènent un marché juteux afin d’« accentuer les bénéfices colossaux des industriels du vent ». Sans compter les menaces sur l’emploi et le tourisme dans des zones piquetées et rayées éoliennes… Face à cette « arme de destruction massive de l’environnement », il est à souhaiter que cet essai fort convainquant devienne ce qu’il mérite d’être : un avertissement salutaire.
Il doit en être de même pour Nucléaire. Les vérités cachés, du même Fabien Bouglé, décidemment dans une forme éblouissante. Ce qui aurait pu passer pour une amère ironie après la catastrophe de Tchernobyl, au demeurant peu mortifère, puis celle de Fukushima, dont le tsunami seul fit des victimes (une seule est avérée pour l’accident nucléaire) est bien un éloge paradoxal, tant les préjugés et les incantations alarmistes ont déconsidéré la science de l’atome. L’éloge de l’énergie nucléaire, « face à l’illusion des énergies renouvelables » est de plus en plus crédible, ce dont témoignent les plus raisonnables dans le camp écologiste.
Il n’est pas question ici d’être naïf et de prêcher le pour en oubliant le contre. Les inconvénients sont connus : si sûre qu’elle soit, « aucune électricité ne relève d’une immaculée conception ». Le démantèlement de centrales sénescentes risque de coûter des fortunes. Les déchets nucléaires restent encore préoccupants. Cependant les voilà bientôt recyclés dans les European Pressurized Reactor, puis dans de futures centrales au thorium, minerai bien plus abondant que l’uranium et infiniment moins dangereux et militairement inutilisable.
Non, les centrales ne rejettent aucun gaz à effet de serre. Non les déchets ne sont pas des monstres radioactifs, alors que ceux provenant de la combustion du charbon sont autrement pluriels (plomb, arsenic et uranium !), abondants, radioactifs et dangereux. Ils ont pour la plupart une faible activité et une vie courte, devenant semblables à la radioactivité naturelle de régions granitiques comme la Bretagne ou le Massif central, donc sans danger. D’autres, très dangereux, ne représentent que « 3,1 % du volume et 99,8 % de la radioactivité » et leur retraitement sépare l’uranium réutilisable (96 %) des déchets hautement radioactifs (4%) destinés à être vitrifiés (l’archéologie du verre montrant que cette technique résiste à des milliers d’années). Le compactage et colisage des autres déchets complète ce qui doit être enfoui et rester accessible dans les argiles de Bure. Cependant la « transmutation par laser », sous l’égide du professeur Mourou (Prix Nobel 2018), permettra bientôt de « réduire la radioactivité de 30 millions d’années à 30 minutes » ! Même s’il faut encore une ou deux décennies de travaux, la découverte est d’importance. Par ailleurs ces déchets pourront être utilisés dans des réacteurs à sodium liquide…
Quoique le nombre de morts à l’occasion de la production des énergies soit infiniment plus faible au bénéfice du nucléaire, à l’encontre du charbon, du gaz et de l’éolien (à cause des chutes des techniciens), la sûreté des centrales reste cruciale, même si elles ne sont en rien menacées d’exploser comme une bombe atomique. Les draconiennes normes de sécurité, qui expliquent le surcoût et le retard de l’European Pressurized Reactor français, mais aussi finlandais, sont une sauvegarde, même si l’on peut soupçonner une part d’impéritie chez nos organisme étatiques, voire ce que Fabien Bouglé appelle avec pertinence une « politique de sabotage du nucléaire français », notamment à l’occasion de l’arrêt de Superphénix, qui consommait des déchets nucléaires. Songeons que pour un coût d’investissement égal, intégrant les futurs démantèlements des réacteurs (90 milliards), le parc éolien ne produit que 6 % de notre électricité (à l’encontre des 70 % pour le nucléaire) dont l’intermittence (24% de leur capacité) conduit au retour du charbon, et dont la durée de vie est de 20 ans (comme le photovoltaïque) alors que l’on parvient à prolonger la vie d’une centrale jusqu’à soixante ans ! Sans compter que les éoliennes nécessitent 500 fois plus de surface qu’une centrale à production équivalente. Au gouffre financier s’ajoute le gouffre de la raison. L’on se doute qu’une sortie du nucléaire, outre le « danger pour l’emploi et la souveraineté », se ferait au prix d’une « explosion des factures et des coupures ».
La « face cachée des Organisations Non Gouvernementales et des lobbys antinucléaires » est alors révélée dans son idéologie, son inculture scientifique, sa mauvaise foi, son parasitisme et sa dangerosité. En particulier Greenpeace, ce « mercenaire vert », dont les troubles financements ne laissent pas d’interroger sur l’indépendance géopolitique de son activisme antinucléaire, complice des lobbys industriels de l’éolien, comme le World Wilfife Found d’ailleurs, et complice d’une Allemagne résolument antinucléaire.
Il n’en reste pas moins que la France - et ses irresponsables responsables politiques - si elle produit encore 70 % de son électricité grâce au nucléaire, prend un retard considérable. En fermant Fessenheim encore bonne pour le service pour complaire aux écologistes obscurantistes. En ne renouvelant pas un parc qui risque d’être obsolète dans les décennies à venir, et qui, déjà, à cause de maintenances et d’insuffisance, doit recourir aux importations et à des centrales à charbons polluantes, au risque de la panne géante, le tout en dilapidant l’argent public dans les éoliennes et le solaire, tout aussi poussifs, intermittents et bien peu recyclables. Il est urgent, répétons-le, alors que d’autres pays y travaillent activement, de concevoir des microcentrales, d’autres au thorium, la fission nucléaire…
L’ouvrage de Fabien Bouglé, une fois de plus, est scientifiquement informé, rigoureux, clair, imparable, ses notes et références sont inattaquables. À lire et méditer, vous dis-je !
Il ne s’agit pas là de s’opposer au droit de vivre en harmonie avec la nature et les durs travaux dans des yourtes cévenoles, comme le fait une Sylvie Barbe. Ni de déprécier qui veut vivre d’agriculture biologique. Mais de se défier de la rhétorique folle qui prétend lutter contre « le patriarcat blanc, hétéronormatif, capitaliste et écocidaire ». S’il est loisible de vivre d’une manière plus éco-responsable, de limiter sa consommation, de travailler les jardins partagés, il serait alarmant que l’homo economicus devienne un ultra ecologicus à ses dépens et aux mains d’une tyrannie planétariste.
Hélas Marc Lomazi, dont l’ouvrage est abondamment et précisément documenté, qui, donne la parole aux ultra écologistes autant qu’à leurs détracteurs, semble ne pas remettre en question cette « urgence climatique » fantasmatique[7]... Et il en est de même pour Pascal Perri, dont Le Péril vert chasse sur des terres voisines. Cependant nous apprécierons d’user de technologies peu gourmandes en ressources, recyclables, non polluantes, mais on ne peut réellement y compter sans les innovations scientifiques et technologiques. Certes il faut déplorer que la biodiversité puisse se rétrécir. Mais outre que la nature elle-même se charge de faire disparaître des espèces, songeons que lorsqu’un biotope retrouve ses conditions naturelles, les espèces viennent proliférer, voire laissent apparaître quelques-unes que l’on croyait effacées.
Monstrum œcologicum ? Lisons de l’intérieur et de Timothy Morton : La Pensée écologiste. Synthèse, manifeste ? Extrêmisme ou modération ? Si nous avions choisi cet ouvrage de par son titre, nous en attendions une cohérence à tout le moins. Il faut dire que l’introduction désarçonne tant la clarté n’est pas son fort, sauf pour affirmer que cette pensée est globale et que tout est dans tout : « la pensée écologique c’est l’interconnectivité », il est question de « collectivité écologique » ; de là au collectivisme il n’y a qu’un pas. Il ne suffit plus pour lui de « verdir » les consciences et les programmes électoraux, la démarche doit être « globale ». Des affirmations pour le moins hasardeuses pullulent : « Le réchauffement climatique a déclenché la sixième extinction de masse » ; que faire alors des successions de réchauffements et de refroidissements qui ont marqué les derniers millénaires ? Il n’en reste pas moins qu’il est du devoir de l’humanité de se préoccuper des espèces menacées. D’ailleurs, l’une de ses préoccupations est de savoir si les animaux (les « non-humains », selon le novlangue) peuvent apprécier l’art.
« Esthétique et pensée politique », pour ce philosophe, doivent observer un virage écologique, ce pourquoi nombre d’artistes, plasticiens et musiciens trouvent chez lui leur inspiration. De chapitre en chapitre, il s’intéresse « à la notion d’étranges étrangers, les formes du vivant auxquelles nous sommes connectées », revenant à Darwin. Evidemment Timothy Morton est anticapitaliste et préfère le monde des poètes de la nature, comme Wordsworth, Shelley. « La nature romantique est une construction artificielle », dit-il pourtant. Si nous apprécions ce tropisme poétique en direction des écrivains et poètes romantiques, chez Timothy Morton ce n’est qu’une preuve de plus de son manque de rationalité. Et si son regard vers le roman et le cinéma de science-fiction, La Trilogie martienne de Kim Stanley Robinson, Blade Runer ou Solaris, peut-être revigorant, il s’embourbe dans les fumées conceptuelles.
Parmi cet essai verbeux, plus encore que Bruno Latour[8] dont il est proche, l’on trouve cependant des éclairs de lucidité, des métaphores coruscantes : « les étendues sauvages sont des versions gigantesques et abstraites des produits exposés dans les vitrines des centres commerciaux », la critique de la surconsommation faisant ici mouche. De là à dire qu’il faut « tout penser écologiquement », jusqu’au papier du poème », c’est risquer une immixtion et une surveillance idéologiques générales[9]. À tel point que cet idéaliste - qui récidive avec Être écologique[10]- est « loin de dénigrer l’écologie profonde en tant qu’objectivation religieuse », ajoutant : « Peut-être que les nouvelles éco-religions offrirons un soupçon de coexistence postcapitaliste ». Nos lecteurs savent combien nous sommes ici attachés aux vertus du capitalisme réellement libéral, à ses capacités d’innovation, y compris écologistes aux sens scientifique du terme, aux libertés individuelles que de telles perspectives religieuses vertement prétotalitaires menaceraient gravement…
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christian Garcin et Thierry Gillybœuf,
Finitude, 2021, 832 p, 35 €.
Olivier Rey : Le Testament de Melville. Penser le bien et le mal avec Billy Budd.
Gallimard, Bibliothèque des idées, 2011, 256 p, 24,50 €.
Christophe Averlan : Billy Budd,
Libairie théâtrale, 2013, 108 p, 7,50 €.
Nathaniel Philbrick : Au Cœur de l’océan. La véritable histoire de Moby Dick,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérald Messadier,
Paulsen, 2024, 352 p, 28 €.
Le marin de Nantucket, l’auteur de romans d’aventures grandioses et initiatiques, avait bien d’autres cordes à son arc, ou plutôt son harpon. Outre les chasseurs de baleines de Moby Dick, l’arbre qui cache la forêt de ses romans, ce sont trente-quatre nouvelles, toutes publiés dans cette intégrale bellement reliée. Certes le premier ouvrage d’Herman Melville (1819-1891), sous le titre de Typee, vaste récit de voyage dans les îles du Pacifique, rencontra un fulgurant succès en 1846. Mais en 1851, Moby Dick ne connut guère que l’indifférence, nonobstant quelques miettes de reconnaissance ; et ce fut de pire en pire avec une dizaine d’échecs romanesques, le pire étant Pierre et les ambigüités, convaincu d’être aussi immoral de par son histoire d’amour incestueuse, que nanti d’un style insupportable, ce que la critique nuancera par la suite. Or il fallait bien vivre, faire fructifier son talent, ce pourquoi notre romancier américain vendait des nouvelles à des revues et des journaux. Si certaines ont une réputation qui les hausse à la hauteur du mythe, comme Bartleby le copiste, d’autres sont restées dans l’ombre, voire jamais traduites, en somme d’heureux inédits à l’occasion desquels nous partons à la découverte. Y compris un premier jet de Billy Budd, roman dont l’étonnante dimension érotique et métaphysique se voit radiographiée par Olivier Rey, puis repris par Christophe Averlan pour être métamorphosé en brûlot théâtral.
Enfin les Nouvelles intégrales d’Herman Melville vinrent en leur bel habit vert et noir, bien digne du soin éditorial que l’on doit réserver aux œuvres les plus marquantes. Et même si le modeste auteur de ces lignes n’a pas entre ses mains le texte original et ne prétend en rien être un angliciste confirmé, le duo de traducteurs ne semble pas avoir démérité, tant la langue est ici somptueuse.Nous connaissions la plupart de ces textes sous le titre des Contes de la véranda[1], cette dernière fascinant un narrateur qui y voyait un point de vue vers un paysage enchanté, « loge royale » et « amphithéâtre ». Pourtant, « chaque nuit quand le rideau tombe, la vérité vient avec les ténèbres ». Ce qu’il est loisible de lire comme une clef de l’écriture melvillienne. Car au cœur, ou à la chute, de récits divertissants, enjoués, se cache un abîme, une noirceur…
Cependant les nouvelles maritimes puisent leur matière dans les quelques années passées par l’auteur au service de la marine à voile. Benito Cereno conte l’aventure d’un vaisseau négrier chargé d’esclaves : la révolte se brise en une pitoyable épopée : « Quelques mois plus tard, conduit au gibet attaché à la queue d’une mule, le Noir connut une fin tout aussi muette. Le corps fut brûlé et réduit en cendres ; mais pendant plusieurs jours, sa tête, cette ruche de subtilité, fichée sur un pieu sur la Plaza, croisa, inflexible, le regard des Blancs ». Le Vaisseau fantôme est un bref rejeton du roman gothique ; à l’instar du Campanile quoique situé dans le décor de la Renaissance italienne et à la manière d’une allégorie. En cette veine fantastique, et autour de La table en pommier, se produisent d’« insolites manifestations spirites ».
Les Encantadas sont une sorte de reportage en dix croquis solidement charpentés, parmi un archipel « maléfique et enchanté […] image globale du monde après une conflagration punitive » ; ainsi la vigueur et la beauté du style donne à ces « esquisses », une valeur allégorique. Car une fascinante richesse naturelle réside en ces îles désolées, comme pour éclairer par la puissance de l’écriture un fond de désespoir, qui n’est pas sans laisser deviner un substrat autobiographique. Désespoir en effet et lumière paradoxale dans Cocorico, qui sous son titre d’apparence enfantine cache une histoire familiale intensément tragique cependant illuminée par le chant d’un coq d’une puissance musicale et métaphysique incroyable. Ainsi le public contemporain de l’écrivain, qui reconnaissait là des topos populaires en son temps, et bien entendu d’aujourd’hui encore, voit son goût pour les contrées exotiques, les drames gothiques et les énigmes brûlantes du quotidien délicieusement comblé.
Une aporie métaphysique dévore le personnage de Bartleby. Face à son employeur, le narrateur de plus en plus perplexe et cependant humain, face à ses collègues qui lui sont radicalement dissemblables, il ne sait que dire « J’aimerais autant pas » (façon judicieuse de traduire le fameux « I would prefer not to »). Ancêtre de l’absurde beckettien, objet d’un culte peut-être malsain pour la démission et la fatigue de la vie, cet anti-héros fut la coqueluche de Maurice Blanchot qui y voyait l’écrivain par excellence ou de Gilles Deleuze qui le rêvait en messie révolutionnaire. Toutes interprétations bien abusives, tant le copiste est en fait le miroir à fantasme de la fascination pour la déréliction humaine.
Herman Melville : Benito Cereno, cartonnage Prassinos, 1951.
Photo : T. Guinhut.
L’on préfère une position de retrait, dans Moi et ma cheminée, où femme et filles réclament de détruire le précieux âtre, voire de rebelle contre l’institution sociale et morale. L’on devine alors que Le pudding du pauvre et les miettes du riche opposent deux conceptions antagonistes du monde, non sans ironie. Des personnalités en apparence dérisoires, comme celui dont le poème est « maudit » et qui se résigne à n’être qu’un « violoneux », ou ce marchand de paratonnerres confronté à un orage, sont les allégories du refus et de la mélancolie. Pourtant l’humour et l’hédonisme ne sont pas absents, comme à l’occasion du Paradis des célibataires.
Dans une étonnante satire de la phallocratie et du machinisme, Le Tartare des vierges présente, grâce au guide nommé « Cupidon », de pâles filles soumises à « un mariage perverti avec les machines », plus précisément un « piston » à l’origine de la fabrication de feuilles blanches ». Echo de la baleine blanche, métaphore sexuelle ou matière aporétique de l’auteur ?
Inédits sont des textes de jeunesse, ou pour des journaux satiriques, agrémentés de gravures. La maison du poète tragique résume l’épineuse confrontation d’un manuscrit avec le public et l’entremise d’un éditeur. Une fois de plus l’on assiste à la mise en abyme de l’écrivain en butte avec cet affront de l’incompréhension qui poursuivit longtemps Melville. Comme l’atteste le de personnage de Billy Budd, ce beau marin qui, dans l’ultime roman, répond à l’injustice par un coup fatal, et dont ici nous avons le premier jet, peut-être plus ramassé, plus bellement efficace : Babby Budd.
Il est des livres que les délices de la dynamique narrative n’empêchent pas de recueillir les plus prégnantes interrogations sur le monde, sur le mal et sur la nature humaine. Assurément les romans d’Herman Melville sont de ces baleines blanches. Mais, au-delà de cet incontournable Moby Dick, qui permet à Lewis Mumford de comparer l’écrivain à Beethoven et Wagner[2], l’on connait peut-être moins le point d’orgue de Billy Budd[3], œuvre testamentaire de Melville, puisque entièrement réécrite en 1891, l’année même de sa mort.
Oubliée dans une boite en fer blanc, elle faillit ne jamais paraître, avant de devenir une icône secrète de la littérature mondiale et de la culture gay, aux côtés de La Mort à Venise de Thomas Mann. Le jeune, pur et beau marin est conjointement l’objet de l’admiration du capitaine Vere et de la haine envieuse du maître d’armes Claggart, « agent maléfique de la discipline » (tel que le définit Lewis Mumford dans sa biographie de l’écrivain[4]). Jusqu’à ce que ce dernier l’accuse de fomenter une mutinerie. Ce à quoi Billy, incapable de s’exprimer, réplique par un coup de poing, hélas mortel. Cette mort sans intention de la donner le mènera à la pendaison, selon les lois de la marine du XVIII° siècle, pendaison ordonnée à son cœur défendant par cet homme supérieur, le capitaine Edward Fairfax Vere ou « Vere l’étoilé ».Comme le jeune marin de La Vareuse blanche[5], que la blancheur étrange (elle fut l’annonciatrice de la baleine blanche) de son vêtement place au centre de la curiosité générale, la beauté de Billy Budd est une marque de fatalité.
C’est avec autant de clarté que d’intelligence qu’Alain Rey éclaire dans son essai les interrogations qui fourmillent autour de ce bref roman, de cette mise à mort d’un ange enrôlé de force... Où est l’origine du mal ? Jusqu’où les protagonistes ont-ils conscience de cet amour idéalisé ou ravageur qu’ils ne peuvent en aucun cas réaliser ? Les interprétations psychanalytiques viennent alors au secours du lecteur pour éclairer les zones d’ombres d’une homosexualité non dite. La lecture d’Hannah Arendt[6], elle, propose Billy Budd comme « une réponse aux révolutionnaires français », en présentant notre marin en homme naturel et pur, germe d’une société parfaite, pourtant révolté contre la hiérarchie injuste, alors que l’on sait que la Terreur révolutionnaire est pire que la mort d’un innocent. Ainsi, s’affrontent « loi du cœur » contre « ordre social», et les culpabilités, depuis la méchanceté vulgaire jusqu’à celles de l’indulgence puis de l’intransigeance du capitaine, sont partagées. À moins que le jeune Billy soit l’image d’une beauté platonicienne équivalente au bien essentiel et justicier, ou de la « beauté comme scandale »… Ce qui autorise Olivier Rey à oser des comparaisons avec le Tonio Kröger de Thomas Mann, avec Yukio Mishima (dans Le Temple de l’aube) qui imagine un « Pays des grenades » où les jeunes « Aimés » sont destinés à des « amants-meurtriers-remembrants », avec le jeune Querelle de Jean Genet… Mais aussi avec l’opéra que Benjamin Britten a tiré de Billy Budd, dont le livret de Forster exploite la fibre de la beauté destinée à être détruite par ceux qui la décèlent.
Il faut attirer l’attention sur une curieuse réécriture théâtrale de Billy Budd par Christophe Averlan, dont c’est la sixième œuvre pour la scène. Certes, il y eut, sans compter le film de Peter Ustinov, un drame de Louis O. Coxe pour adapter ce roman. Si les réécritures ne peuvent épuiser les chefs-d’œuvre, ces derniers s’en trouvent parfois vivifiés. Il en est ainsi avec la pièce de Christophe Averlan, qui, en vingt-quatre tableaux, comme pour ancrer son œuvre dans l’unité de temps de la tragédie classique, commence par un « chant de marin » et se développe au travers de la vie à bord et de l’épisode judiciaire, dans un climat tendu, chargé d’érotisme. L’on peut trouver ce dernier superfétatoire, trop explicite ; peut-être… Ce que Melville n’avait fait que suggérer, époque oblige, notre dramaturge le rend dangereusement lisible : « Quand tu dormiras, je viendrai dans ton hamac pour te mordre et ça te réveillera mais tu te laisseras faire ». Mieux, l’ensemble se conclue par une scène hallucinante, une acmé fantasmatique, monologue au cours duquel l’aumônier du navire conte la dévoration du corps du jeune et beau Billy Budd par ses camarades. Peut-être n’est-il pas indu de ranger cette adaptation théâtrale fascinante, où s’affrontent les démons du désir, parmi la bibliothèque melvillienne…
Le rapport difficile entre la justice et l’offense est l’objet d’une récurrente interrogation dans l’œuvre melvillienne ; En témoigne la fin du poème « Après la partie de plaisir :
« Rien ne peut aider ni guérir
Quand l’amour irrité se souvient d’une offense.
Vindicatif, il ne s’épargne pas lui-même :
Mais, pour mieux laisser le champ libre à sa vengeance,
D’abord narrateur à succès d’aventures maritimes, puis génie férocement incompris, Hermann Melville, avait ce don incroyable pour imaginer des œuvres autant captivantes, animées de métaphores coruscantes, que digne de caresser la perplexité des lecteurs, d’abord violement choqués en son temps, tout en donnant force grain à moudre à d’ultérieurs talentueux critiques, philosophes et dramaturges. Quand le déroutant scribe Bartleby incarne la démission totale du monde (répétant jusqu’à la disparition son « I would prefer not to ») quand Moby Dick, cette charnelle et mystique baleine blanche, incarne l’invaincu métaphysique au-devant laquelle tente de lutter la quête vengeresse du Capitaine Achab, ce Billy Budd, dont l’icône tourmentait l’écrivain vieillissant, est la pure allégorie de la belle innocence humaine, en même temps que la confrontation terrible d’Eros et de Thanatos. Trois incarnations en butte avec l’impérissable envie, le ressentiment, l’incompréhension, mais aussi la fascination apeurée d’une trop basse humanité pour ce qui la dépasse souverainement.
Reste à découvrir, avec Nathaniel Philbrick, où Melville a puisé l’inspiration de son Moby Dick. C’est sur l’île de Nantucket où il vit, que cet historien, né en 1956, a entrepris l’enquête qui l’a conduit à écrire Au cœur de l’océan.
Qui l’eût cru ? Un baleinier, l’Essex, se voit en sa proue percuté par un monstrueux cétacé. Nous sommes le 20 novembre 1820, dans les eaux féroces du Pacifique. Un mâle de vingt-cinq mètres, d’environ quatre-vingts tonnes, une queue de six mètres, une « tête balafrée ». Le colosse réitère son attaque, dans « un vacarme de chêne fracassé », qui précéda l’inévitable perte du navire, alors que l’agresseur disparaissait. Accident ou vengeance divine au titre du « massacre acharné » des grands cétacés ? Il faudra cent jours aux naufragés pour souffrir héroïquement avant d’aborder sur l’ile corallienne d’Henderson, puis d’être recueillis à l’issu d’une nouvelle dérive auprès des côtes du Chili. Owen Chase, le Second, en rédigea le récit, cependant amplifié par notre auteur. Un récit qui eut « un effet surprenant » selon le jeune Melville, qui rencontra Owen Chase…
Augmenté de connaissances géographiques, zoologiques et commerciales, mais aussi de cartes, plans du baleinier et autres documents, ce volume à la reliure soignée, mérite bien de figurer dans une bibliothèque melvillienne. Evidemment, quoique documenté, palpitant, le récit de Nathaniel Philbrick n’a pas la puissance de celui de son maître, mais il est suffisamment prenant pour nous emporter, et, de surcroît, ce qui n’est pas une mince réussite, nous initier aux tréfonds de la cuisine de l’écrivain, à l’instar de Daniel Defoe s’inspirant d’un autre naufragé pour mettre en scène sin Robinson Crusoé. Le tout sans cependant préjuger des mystères du génie qui fit du combat du capitaine Achab et de la baleine blanche une épopée si époustouflante et symbolique.
Marché de La-Couarde-sur-mer, Île de Ré, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Anges nocturnes, oiseaux, rêves, figures
& autres pollens romanesques
par Antonio Tabucchi.
Antonio Tabucchi : Récits avec figures,
traduit de l’italien par Bernard Comment, Gallimard, 2021, 290 p, 24 €.
Antonio Tabucchi : Les Oiseaux de Fra Angelico,
traduit par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, 94 p, 50 F.
Antonio Tabucchi : Rêves de rêves,
traduit par Bernard Comment, Folio, 2007, 128 p, 7,60 €.
Antonio Tabucchi : L’Ange noir,
traduit de l’italien par Lise Chapuis, Folio, 2008, 208 p, 7,60 €.
Antonio Tabucchi : Nocturne indien, traduit par Bernard Comment,
Folio, 2015, 144 p, 6,50 €.
Antonio Tabucchi : Pereira prétend, traduit par Bernard Comment,
Folio, 2010, 219 p, 7,60 €.
Longtemps l’on a cru que peinture et poésie étaient semblables, selon la fameuse formule d’Horace : « Ut pictura poesis ». Cependant, Lessing, dans son Laocoon[1], montra qu’elles n’avaient ni les mêmes moyens ni le même langage. Ce qui n’empêche bien entendu pas les écrivains de s’aventurer dans le territoire des arts visuels, comme l’Italien Antonio Tabucchi (1943-2012), dont quelques-uns des livres sont suscités par Les Ménines de Vélasquez, dans Le Jeu de l’envers, ou deviennent des Oiseaux de Fra Angelico. Ainsi dans ses Récits avec figures, est-il une fois de plus inspiré par les plasticiens, peintres le plus souvent, photographes parfois, dont les œuvres illustrent avec soin ce volume. Parmi au moins une bonne trentaine de volumes, remontons le temps de l’écriture tabuchienne pour flirter avec son fameux Nocturne indien ou son Ange noir, mais aussi ses Rêves de rêves, qui, eux préfèrent s’emparer d’écrivains. En un puzzle mi-pictural, mi-poétique, les écrits d’Antonio Tabucchi emportent les ailes de l’imagination. Peut-on à cet égard considérer ces concaténations de brefs récits comme des pollens romanesques ?
L’on devine qu’aux Récits avec figures, notre auteur ne se contente pas d’une évocation, si subtile soit-elle, comme l’est le genre de l’ekphrasis, soit la description d’une œuvre d’art en rhétorique. Très vite, grâce à « la transitivité de l’art », il se laisse entraîner dans le souffle de l’inspiration, les replis de la mémoire, le continuum de la narration : « l’écriture à son tour a conduit ces images ailleurs ». Le voyage visuel est également géographique et temporel, avec Robert-Louis Stevenson en partance pour « l’île d’Utopie », la Crête et son labyrinthe parmi les ruines, « les cafés parisiens » abritant l’ombre de Verlaine, ou encore Lisbonne où l’on voit méditer le poète Pessoa, dont les lunettes reflètent les bateaux en partance, poète qui le fascina longtemps. Mais aussi musical puisque que les chapitres se nomment « Adagios », « Andanti con brio » et « Ariettes ». L’ambition d’une œuvre d’art totale s’ouvre donc sous les yeux, avec le concours des cinq sens du lecteur.
Ce sont des rencontres et des échanges légèrement insolites, un jeune vendeur de glaces, une femme retrouvée lors d’une exposition consacrée à Van Gogh, rencontres propices à l’envol de la rêverie, à la lisière de la fuite du temps et de sa rédemption. D’autres personnages se contentent de se réjouir d’une ouverture salutaire vers le paysage. Cependant l’envol vers l’étrange, voire le surnaturel est récurrent. Un aquarelliste convoque des « créatures » venues de « galaxies lointaines » en un récit fantastique. L’un est plus loin un « émigré austral » en même temps qu’un « clown normal » ; l’autre entre dans un tableau où il croise un « ange gardien » et goutte « un plat qui anciennement se cuisinait ici, dans l’Atlantide disparue ». Un conte philosophique frappant nous amène auprès du lit d’agonie d’Empédocle qui se change en feu.
Valerio Adami, le peintre au graphisme tranché et aux aplats de couleurs vives, est un pivot en ce recueil où bruissent « Les céphalées du Minotaure », belle réécriture mythologique et métaphysique. Plus loin le genre du poème en prose est caressé dans vingt esquisses autour des couleurs de Vieira da Silva. Voire des haïkus parsemant les paragraphes.
Peut-être la vérité de ce livre est-elle ici : « Dans la réalité les utopies sont fragiles, mais si elles deviennent art elles ne craignent pas le temps, y gagnant une éternité bien à elles et une beauté qui n’a pas peur des modes et des vents qui la portent ».
Jonglant d’un genre littéraire à l’autre, d’un monde mental à l’autre, Antonio Tabucchi nous emporte dans une gamme de correspondances baudelairiennes entre les images et l’écriture qui tient du tourbillon. Ces textes originellement publiés lors de diverses expositions sont ici réunis sans laisser la moindre impression de fourre-tout, de raccord arbitraire, même si le rapport entre les récits et les figures est par moments très étroit, d’autres fois fort lâche. Qu’importe, à chaque fois il s’agit d’un nouvel embarquement suggestif et délicieusement poétique, sans mièvrerie aucune. Publié en 2011 en Italie, c’est un archipel testamentaire de rêves, qui « prend son envol dans le bleu céruléum ».
En suivant l’envol des Oiseaux de Fra Angelico, notre Italien volète entre les genres : des nouvelles, trois lettres, des récits primesautiers, des essais, des méditations aériennes, d’autres plombées… Si les fresques de Fra Angelico suscitent l’adhésion de la sa sensibilité, il en est de même pour les tableaux de « La Bataille de San Romano », où Paolo Ucello (ce qui signifie en italien « oiseau ») fait s’entrechoquer chevaux et armures. Ces artistes fondateurs de la prime Renaissance italienne ont évidemment une fonction dynamique, au sens où ils enclenchent l’ébullition de la rêverie et de l’écriture. Autour d’eux s’agrègent des pensées « larvaires » qui n’ont pas revêtu les ailes de papillons romanesques. Qu’importe ! nous les goûtons telles qu’elles sont, y compris mélancoliques : « Anxiétés, insomnies, afflictions et allergies sont les muses boiteuses de ces courtes pages ».
L’arrivée des oiseaux dans l’abbaye est tout un mystère pour Fra Giovanni qui est appelé par une boule de plumes. Plus loin, le prosateur confie l’histoire de son « roman absent », dont il ne fut guère sûr de la valeur littéraire et qui ne gît plus que dans l’oubli. L’écrivain oscille entre promesse peut-être divine et aporie de la création.
Douze nouvelles ou bribes littéraires au souffle parfois léger, parfois plus lourd chantent. Et même si elles sont lacunaires, interrogatives en somme, elles touchent, elles émeuvent, comme le balbutiement de l’essence de la vie. Les bricoles négligeables et par là même lumineuses du quotidien, leurs inquiétudes plus profondes, se projettent à la surface de la langue. Là encore, le lecteur pourrait être le disciple d’Antonio Tabucchi, et, de tous ces pollens romanesques, faire croître une demi-douzaine de romans…
Donnons un exemple un peu étendu de l’écriture soyeuse, voyageuse, aérienne d’Antonio Tabucchi, dans sa « Lettre de Don Sébastien de Aviz, roi du Portugal, à Francisco Goya, peintre » : « Dans l'axe central du tableau et bien en hauteur, entre les nuages et le ciel, vous ferez un vaisseau. Celui-ci ne sera pas un vaisseau représenté d'après la réalité, mais quelque chose comme un rêve, une apparition ou une chimère. Parce qu'il sera à la fois tous les vaisseaux qui emportèrent mes gens par des mers inconnues vers des côtes lointaines ou dans les abysses infinis des océans ; et en même temps il sera tous les rêves que mes gens ont formés depuis les falaises de mon pays tourné vers l'eau ; et les monstres qu'ils ont créés dans leur imagination, et les fables, les poissons, les oiseaux merveilleux, les deuils, et les mirages. Et en même temps il sera aussi mes propres rêves que j'ai hérités de mes ancêtres, et ma silencieuse folie. À la figure de proue de ce vaisseau, qui aura une apparence humaine, vous donnerez un aspect vivant qui puisse rappeler lointainement mon visage. Sur celui-ci flottera un sourire, mais un sourire incertain ou vaguement ineffable, comme la nostalgie irrémédiable et subtile de celui qui sait que tout est vain et que les vents gonflant les voiles des rêves ne sont rien d'autre que de l'air, de l'air, de l'air ».
Les lettres d’une cartomancienne à Dolores Ibarruri, la révolutionnaire espagnole, et de Calypso à Ulysse sont plus menaçantes. La « vengeance sanguinaire » du roi Dom Pedro est elle aussi un « message de la pénombre ». Et s’il est question de la mort dans une lettre que l’écrivain s’adresse à lui-même à propos de son roman Nocturne indien, il s’agit d’une naissance à venir dans « Les gens heureux ». Enfin, parmi ces « oiseaux » angéliques, flotte une « Dernière invitation », sorte de poème en prose où il est question des « pulsions de mort » de l’humanité, y compris nazie, et d’un catalogue de suicides. C’est la clôture du recueil, et elle préconise « la mort par saudade », cette mélancolie toute portugaise.
Photo : T. Guinhut.
Une telle prose onirique fait indubitablement écho, dans le continuum tabucchien, au titre d’un autre volume : Rêves de rêves : « Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves d'artistes que j'ai aimés. Malheureusement, ceux dont je parle dans ce livre ne nous ont pas laissé les parcours nocturnes de leur esprit. La tentation d'y remédier est grande, en appelant la littérature à remplacer ce qui est perdu. Je me rends pourtant compte que ces récits de substitution, imaginés par un nostalgique de rêves ignorés, ne sont que de pauvres suppositions, de pâles illusions, d'improbables prothèses. Qu'ils soient lus comme tels, et que les âmes de mes personnages, qui à présent rêvent de l'Autre Côté, soient indulgentes avec le pauvre représentant de leur postérité ». C’est par ses lignes qu’Antonio Tabucchi substitue aux lacunes du passé un présent nocturne, en se plaçant dans la perspective, presque dans la voix, des vingt figures mythiques, écrivains, peintres qu’il affectionne : Dédale, Ovide, Apulée, Rabelais, Villon, le Caravage, Coleridge, Stevenson, Rimbaud, Pessoa, Freud... L’hommage est tout en révérence, facétieux cependant.
Notre prosateur capteur de songes s’arroge avec élégance le rôle du dieu du sommeil Hypnos, de ses collaborateurs, Morphée pour l’apparition des êtres animés, Phantasos pour les rêves agréables, Phobétor pour les cauchemars, toutes allégories que l’on trouve dans les Métamorphoses d’Ovide, ce dernier se changeant d’ailleurs en papillon, insecte récurrent dans les œuvres de notre Italien. Et si Ovide est « poète et courtisan », Cecco Agiolieri est « poète et blasphémateur ». Un « écrivain et moine défroqué », où l’on a reconnu Rabelais, passablement affamé, voit défiler un gigantesque festin, en compagnie de sa créature, Pantagruel en personne, puis se repait d’oies farcies, de chapons à l'eau-de-vie et de pintades au roquefort ! Quant au « poète et malfaiteur », François Villon lui-même, il perçoit aux profondeurs de la nuit, une ballade chantée par un lépreux puis s’égare dans un bois où les branches regorgent de pendus. « Opiomane », Coleridge est emprisonné dans le vaisseau glacé de son Dit du vieux marin. Leopardi voit sa Silvia, tout argentée, en sélénite…
Autre façon de saisir le rêve, lorsque prémonitoire et inspirant il intime par la voix du Christ de peindre « La vocation de Saint-Matthieu ». Ce « peintre et homme irascible » n’est autre que le Caravage, dont le chef-d’œuvre n’attend plus que sa réalisation. Chacun passe en quelque sorte de l’autre côté du miroir de son œuvre. Ainsi Robert-Louis Stevenson aborde au rivage de son île au trésor promise, Federico Garcia Lorca entend couler de sa bouche ses chansons gitanes, Pessoa fait la connaissance de l’un ses hétéroymes, Goya sombre dans des visions plus que crépusculaires. Non sans oublier Sigmund Freud, « le découvreur de la symbolique onirique» - quoique l’oniromancien Artémidore l’ait précédé dans l’Antiquité - qui décide d’être l’une de ses patientes, Dora, dont il a cru déchiffrer l’inconscient, ce qui termine en toute ironie un recueil aussi divertissant que créatif.
L’on ne peut alors s’empêcher de se demander si la création littéraire et artistique trouve son origine dans le creuset de nos songes nocturnes, ou si notre auteur a puisé dans les œuvres pour engendrer des réécritures qui en sont des doubles malicieux.
Mais à la rencontre d’un ange étrangement augural, l’étonnement conduisit Antonio Tabucchi à rédiger son Ange noir. Roman de l’incertitude, comme celle du chat de Schrödinger, L’Ange noir déplie des histoires dont la fin est ou n’est pas suspendue. D’ailleurs est-ce un roman ou un sextuor de nouvelles ? Le déclencheur est un ange insolite, puisqu’il a les ailes noires. Ange ou démon, d’apocalypse ou d’enfer ? « Les anges sont des êtres fatigants, surtout ceux de la race dont il est question dans ce livre. Ils n'ont pas des plumes caressantes, ils ont un pelage ras, qui pique. Suffit. Qu'ils s'en aillent comme ils sont venus », prévient l’auteur, empruntant son titre au poète Eugenio Montale, à son recueil intitulé Satura[2].
Dans un banal café non loin de l’Arno, apparait la voix d’un mystérieux « Tadeus ». Comme pour corroborer l’affirmation « Il se trouve déjà avec les maudits », un orage diluvien éclate. Voilà tout ou rien pour le premier fragment. Il faut ensuite creuser le puits des souvenirs, vers le Portugal. Il est alors question d’une fille jeune « qui voulait croire en la vie et la poésie », d’un recueil imprimé par Tadeus et d’un toast « à la poésie ». L’on pourrait penser aux amitiés menacées par le fascisme des jeunes poètes du Chilien Roberto Bolaño[3]. Une étrange « police politique » menace le groupe avec un pistolet avant de de se vanter de ses viols et meurtres de jeunes noires : « Il faut la haine. La haine pour défendre notre civilisation et notre race ». Tout cela en présence d’un fantasmatique « mérou » mourant. Ensuite un livre à quatre mains sur les jeux littéraires fait d’une jeune femme une spécialiste comblée, qui dans une chambre d’hôtel voit un « ange gardien », dont « les ailes n’avaient pas de plumes, mais un pelage sombre et dru comme un rat ». La confession de « Monsieur Papillon » est celle du ressentiment face au « Docteur Conscience » ; celle d’un « pauvre type » qui fut le chauffeur de l’assassin croisé quelques pages plus tôt. Battant des ailes, ce « papillon » provoquerait des catastrophes jusqu’à Pékin, selon « la théorie des fractales ». Un poète vieillissant brasse ses souvenirs et s’aperçoit que « la poésie et une erreur »… Comment lier ses plus ou moins maigres notules, sinon au cours d’un enchaînement combinatoire et contradictoire entre poésie et graves tourmentes politiques ? Comment agréger ce qui ne s’est pas cristallisé en roman ?
« Toute l’écriture est un péché contre soi-même, avez-vous compris ? », lance un personnage à son confesseur. Le narrateur s’interroge : « De quelle profondeur de sa mémoire montait une voix qui criait : « Le souterrain » ? » Probablement est-ce celui du mal. Car ces six récits trouvent leur fil constrictor à l’unisson du Mal. Les demeures obscures de l’existence ont ici une présence onirique, voire psychanalytique, certainement métaphysique. Les souvenirs sont lourds, la velléité de changer les choses reste légère. L’atmosphère souvent morbide permet de croiser un fantomatique Capitaine Nemo, venu de Jules Verne, qui exhibe au narrateur sa mère, perle d’une huitre géante. Passe aussi un « ange Duccio », une conscience habillée d’azur, comme l’impossible fiction du Bien…
Rappelons-nous de Nocturne indien, dont l’errance n’est guère touristique, malgré les potentialités immenses des paysages et des cultures. Parmi douze lieux (notre auteur aime décidément le chiffre douze), de Bombay à Goa, un drôle de bonhomme, « Roux », est à la recherche de son ami Xavier dont nous ne saurons pas grand-chose, hors que, malade, il écrivait des histoires. La quête possiblement initiatique passe par d’autres protagonistes plus ou moins utiles, plus ou moins prolixes : un chauffeur de taxi Sikh, une prostituée, un médecin, une reporter qui photographie les miséreux de Calcutta, une voleuse, un prophète jain, sans exclusive. Roux trouvera-t-il son alter ego fantasmatique ? Car si le narrateur se nomme Roux, les uns et les autres l'appellent le rossignol italien, en portugais « Rouximol », alors qu’à l'avant-dernier chapitre l’anti-héros « Roux » appelle l’objet de son enquête : « Mister Nightingale ».
Cependant sous la surface de l’Inde, le Portugal dont Antonio Tabucchi était un spécialiste, puisqu’il traduisit en italien l’œuvre du poète Pessoa[4], est évoqué à plusieurs reprises : Xavier est de nationalité portugaise, Pessoa est un leitmotiv, l’on découvre des chroniques de la Compagnie de Jésus du XVII° siècle en portugais, un rêve encore, plus exactement un cauchemar dans lequel Alfonso de Albuquerque se signale par une apparition un peu tonitruante. Car le protagoniste cherche « des rats morts », soit des « chroniques anciennes, des choses englouties par le temps ».
À moins qu’il s’agisse d’une tentative pour déterminer en un miroir « nocturne » sa propre identité, non sans un sentiment de déception et d’acceptation d’un destin que rien ne sauvera, à la lisière de l’absurde. Si inaboutissement il y a, la quête est moins essentielle que le cheminement. Les avatars du roman policier et d’introspection se délitent parmi les reflets et les ombres. « Je trouve que c’est une fin un peu plate », conclue Christine. Mais, au mieux, Nocturne indien est un roman attachant fragmentaire, lacunaire. Comme nos vies ?
Bien moins fragmentaire est Pereira prétend, dont le titre italien est plus précisément : Sostiene Pereira. Una testimonianza, publié en 1994. Nous sommes encore au Portugal, à Lisbonne, cette fois en 1938, lorsqu’un homme de l'Alentejo est massacré sur sa charrette. Car les grèves grondent et il faut bien à Pereira, le héros peu brillant de ce roman, le journaliste peu inspiré, prendre conscience du monde qui l'entoure. Le déclencheur est pour lui la lecture d'un article passablement philosophique commis par le jeune Francesco Monteiro Rossi. La rencontre est déterminante pour Pereira tant il s’avère que son auteur est un ardent révolutionnaire, un antifasciste résolu, qui écrit avec le soutien de Pereira des éloges impubliables de Federico Garcia Lorca, de Vladimir Maïakovski, tant la censure est étouffante. Sans nul doute le terne Pereira au cœur malade, veuf plutôt reclus, en chemin vers l’obésité, suant sous la chaleur, amateur de littérature française, catholique assommé par son inertie, voit, malgré l'oppression ambiante du régime de Salazar et la montée des fascismes européens, sa vie bouleversée, au point de la secrètement consacrer au combat contre le despotisme. Le jeune homme n’est-il pas de mèche avec des recruteurs clandestins au service des brigades internationales destinées à intervenir contre l’encombrant voisin espagnol, Franco ? Nous, pauvre lecteur, avons peur pour le pauvre Pereira, quoique nous soutenions son idéal en gestation. La dimension historique se double d’une veine psychologique, et surtout d’un vibrant engagement politique, en un roman plus classique dont la fluide lecture emporte la conviction.
Oiseaux, anges, sont-ils une marque de la transcendance, une allégorie de l’écriture pour Antonio Tabucchi, cet anarchiste toscan qui vécut entre Sienne et Lisbonne ? Si ses histoires ont quelque chose du non finito pictural, de pollens romanesques qui n’écloront peut-être pas en roman, il en émane néanmoins une rémanence, un indéfinissable parfum, un charme enfin, quoique souvent vénéneux, que nous aimons renouveler.
Nathalie Riera : Instantanés des géographies de l’amour,
Les carnets d’Eucharis, 36 p, 2020.
Sanda Voïca : Epopopoèmémés, Impeccables, 2015, 136 p, 22 €.
Jacques Viallebesset, Claude Legrand :
Le Plain chant des hautes terres, Le Nouvel Athanor, 2019, 72 p, 23 €.
Grégory Rateau : Conspiration du réel,
Editions Unicité, 2022, 82 p, 13 €.
Sur un réel plus souvent gris qu’à son tour, les mots du poème se posent comme pétales de couleurs éphémères. Ce serait ouvrir la boite à poudre de la poésie que d’écrire avec soin et sens de la métaphore pour enjoliver et baroquiser le monde. Et Puisque Beauté il y a, le recours au lyrisme se fait non seulement nécessaire, mais vital. C’était le titre d’un précédent recueil de Nathalie Riera[1], et ses Paysages d’été ne démentent en rien cet engagement inaugural. L’enthousiasme amoureux qui se dégage de ces poèmes trouve un écho décalé dans l’enthousiasme inquiet qui parcourt et assure le poème-journal de Sanda Voïca en ses Epopopoèmémés. Deux voix, un bain sans complexe dans le flot du lyrisme, une application forcenée, quoique non sans humour, à écrire et vivre le poème. Aux voix poétiques bruissantes de par le monde des auteurs, ces derniers rendent aimablement hommage au modeste critique en lui envoyant leurs récentes parutions, parmi lesquelles il lui faut également rendre justice. Ainsi le régionalisme lyrique de Jacques Viallebesset emprunte son souffle aux paysages des « hautes terres » ; ainsi la Conspiration du réel de Grégory Rateau semble s’attaquer à l’idéal…
L’apparente platitude du titre de Nathalie Riera pourrait laisser imaginer qu’elle va consacrer une ode convenue aux paysages lumineux de Provence, où elle est née en 1966 : Paysages d’été, dit-elle. Pourtant, celle qui anime la revue Les Carnets d’Eucharis, placée sous le signe de la nymphe de Rimbaud[2], fait exploser une lave lyrique et de beauté, qui serait insoutenable pour ceux, trop nombreux, qui ont définitivement chassé de la poésie ces concepts, leur préférant les objets du quotidien et la déréliction.
Dès les premiers versets, un érotisme solaire, impétueux, se déploie, tout en « tremblement de la jupe imprégnée de vous ». Sans la moindre ombre de gauloiserie ou de vulgarité - fallait-il le noter ? - le bonheur amoureux, celui qui veut « voir jouir tes lèvres », s’exalte en une relation étroite entre l’éros et l’écriture : « sur la feuille à voix basse dans le calme de la chambre le mot tremblement le mot tendrement et dans la foulée une profonde pénombre où ne cesser de t’être délicieuse ». Ou encore : « les mains sur la page blanche sous la jupe sans mots la peau et la langue ».
Nathalie Riera, quoique dans un texte qui présente toutes les apparence du genre poétique, se situe « dans la pénombre du roman ». Il y a là, comme chez Roland Barthes, dans sa Préparation du roman[3], une tentation de réagir à l’afflux sensoriel et sentimental par le passage au continuum de la narration romanesque, à sa totalité construite. Pourtant ne reste que ce désir, cet élan, parmi les archipels chaleureux de la pulsion incantatoire.
Qu’importe alors si cette rencontre amoureuse n’est que fugitive, n’est que « l’or de la fable ». Ce pourquoi elle cite l’auteur de cette cinématographique machine à illusion qui est L’Invention de Morel de Bioy Casarès[4]. De même, elle ne craint pas de faire allusion à celles qui l’inspirent, de la photographe Martine Franck à la romancière Nathalie Sarraute.
Ce qui frappe dans le lyrisme prodigieusement assumé de Nathalie Riera, c’est, au contraire de la vogue et de la pose de la déréliction, l’accent mis sur la joie : « me taire de joie m’enduire de joie ». Mais aussi inséparablement sur l’éblouissement sensuel. C’est en conséquence le refus de l’ostinato, trop distendu par l’habitude, de l’austérité et de la mélancolie, qui est devenu un cliché de trop de poètes contemporains. Ne veut-elle pas « s’arracher des élégies » ? Mieux, « en elle rien de noué ou de navré aux ailes ». Tout ce recueil, qui, non ponctué, a pour seule ponctuation celle du souffle, est une « terre fraîche pour l’irréductible poème, pour le roman de ce qui est vécu pour l’insaisissable désirable ». Il se conclue sur la délicieuse « cicatrice du trouble » qui a su marquer le papier d’une mémoire à vif : celle de la beauté du vivre… Le choix éthique est en cohérence avec le choix esthétique.
Dans la continuité de ce lyrisme intense, les Instantanés des géographies de l’amour ont quelque chose de plus torrentiel, voire baroque. Bien que placé sous l’autorité d’un vers de Pétrarque à l’épigraphe, ce n’est pas un recueil de sonnets, mais des poèmes en prose : « L’œil photographique pour rendre grâce. Le corps même de ce que je suis, un détroit d’ombre et de lumière sur la chair franchie, affranchie jusqu’au secret d’une pierre de lune. Ne meurent pas les images, j’entends d’elles encore leur musique, des éclats dedans nos yeux ». Parfois Nathalie Riera préfère les versets, les vers libres, où chanter « les corps tigrés de secrets qui se courtisent ». En un vert livret qu’il faut goûter, elle offre au lecteur enchanté et à profusion « des essaims de phrases qui butinaient la mélisse ». Encore une fois, et nous ne nous en plaindrons pas, l’amour est une éthique sensuelle : « La violette ou la rose ou l’iris se rappeler l’amour un long poème sa terre de bruyère ou corne en forme de lyre ou cachemire ». Comment ne pas aimer une telle ode à la profusion de la vie ?
Peut-être découragent pour le lecteur, le titre volontairement alambiqué choisi par Sanda Voïca, Epopopoèmémés, dit pourtant assez la rencontre entre l’épopée et les poèmes jouant avec l’onomatopée et la puérilité sans complexe, dont la singularité et la modestie quotidienne contredisent avec ironie le genre a priori grandiose qui fit le bonheur d’Homère. C’est bien cependant un combat de l’écriture poétique contre la banalité des jours. Il s’agit alors de tout écrire, jour à jour, de le faire advenir dans la grande forme du poème, quoique sans cesse contrariée, nourrie, par le quotidien du monde qui l’entoure, de le ranimer par l’humour, le calembour et la distanciation : « Ce poème est ma prose de la journée. / Et sa poésie ? / Qui me la montrera ? » Ce sont 37 poèmes, entre vers libres et versets, irradiant les marques à la fois d’un autoportrait mental, culturel, voire charnel, et d’une ouverture sur le monde contemporain. La comparaison entre la « bibliothèque de l’Est » et celle de l’Ouest », où « la guerre froide se reproduisait », est à cet égard parlante, puisque Sanda Voïca est née roumaine en 1962, alors qu’après avoir publié un recueil à Bucarest, elle s’empare de la langue française, en 1999, à son arrivée en France, pour y manifester sa maîtrise, son aisance ; ce que la directrice de la revue Paysages écrits appelle : « la révolution de ma propre planète ».
L’on trouve de tout parmi les vers facétieux de Sanda Voïca, genre du journal oblige : un chat, le café, sa fille Clara, les résonnances de ses lectures, entre Beckett et Michaux, entre Nietzsche et l’Evangile de Marc, Nabokov et Jouffroy, mais aussi l’irruption de la vision : « Mes papillons sont les voix et les images qui volent vers moi ». L’air de rien, avec un air mutin, s’ouvre comme une perspective métaphysique : « Il y a un essentiel même de l’inessentiel - comme l’essence de poires, hier soir : essentielle pour moi ». Parfois cependant, le pathétique pointe : « Je suis blessée et plus ou moins guérie par la même flèche : celle de la langue de mes écrits ».
En quoi Sanda Voïca est-elle lyrique, par instant élégiaque ? Parce qu’elle accueille les vies offertes par la vie, parce que malgré les déboires, la difficulté à se vivre en poésie, elle les chante : « ma vie toujours ouverte, béante »… Il est toujours l’heure de « traire le silence », en cet anti-manuel d’écriture : « Plusieurs jours que mon état d’âme m’empêche de coller à mes mots, / Que, orphelines, mes paroles ont été abritées dans les tentes du vent - / Dans le camp du drap d’or, peut-être, mais sans moi. »
Il est évident que Nathalie Riera est plus intensément lyrique que Sanda Voïca. Cependant cette dernière, et non la moindre, sait insuffler et voir en ses carnets quotidiens les cristaux du lyrisme. Il y a bien un engagement profond, quoique divers, chez ces deux poètes : pas cet engagement dévoyé dans les chaînes d’une idéologie politique, mais un engagement pour les plus modestes et les plus intenses dramaturgies de l’amour, de la joie, de l’écriture par-dessus tout, pour les conserver, les transcender peut-être ; ainsi est légitimée la nécessité de la poésie. À ces instances, la vie vaut d’être autant vécue qu’écrite…
C’est avec le concours du peintre Claude Legrand que Jacques Viallebesset publie Le Plain chant des hautes terres. À la vigueur parfois rude des paysages du Cézallier, entre Cantal et Puy de Dôme, il faut l’accord du verbe et de la peinture, emportée, lyrique, colorée, à la limite du réalisme et de l’abstraction, voire lointaine parente de Zao Wou-Ki[5]. Une démarche et une esthétique semblables animent par ailleurs José Carralero lorsqu’il illustre le recueil classique du poète Antonio Machado (1907-1917), Campos de Castilla[6], consacré aux plateaux du centre de l’Espagne. Ce qui donne dans « Terres de Soria » : « Mais si vous grimpez sur une colline et que du haut / Des pics où habite l’aigle vous regardez les champs / Tout n’est que chatoiement de carmin et d’acier, / Plaines couleur de plomb, mamelons argentés / Cernés de montagnes violettes, / Aux cimes enneigées de rose[7] ».
Un vent de vigueur passe des couleurs aux mots de Jacques Viallebesset, non sans la dimension musicale suggérée par le titre : Le Plain chant des hautes terres, en une habile synesthésie. Quand la peinture est alchimie et calligraphie, l’écriture est écoute du ciel venteux et des plateaux bosselés que pâturent les bêtes lorsque les neiges ne les blanchissent pas. De telles « pérégrinations » ont quelque chose de démiurgique : « Marcher d’un pas à faire naître la terre / Dans quelques arpents d’imaginaire / Ces étendues bleues comme faïences lointaines ». L’on devine une parenté secrète avec la poésie chinoise, voire le haïku japonais. De toutes évidence, sur cette « haute solitude », c’est là qu’il faut trouver les « chemins de soi ».
Entre « le village enchanté » et « le silence du vallon », la quête des sensations est propice à l’irruption de l’imaginaire, à la création poétique, là où le « palimpseste » est celui du jour qui efface et réécrit par-dessus le précédent : « Chaque coucher le vent efface / Sur l’ardoise magique du ciel / L’énigmatique calligraphie / Tracée par les branches des arbres ». L’espace est à déchiffrer, lire comme le texte de la création qui gît dans « la tourbe originelle ». De même « le limon des nuages et l’humus des cœurs » associés sont le signe d’une osmose entre l’homme et la nature : « J’habite vivant un pays vert qui m’habite ». En cet ici-bas qui est un « Ici-haut », un tel « chant du monde » est jubilatoire. Outre le talent de la description paysagère, ou de la topographie pour employer un terme rhétorique, ce recueil dévoile un art poétique.
Les vers libres non rimés de l’auteur, que l’on imagine marchant le carnet à la main, tournoient autour du fantôme de l’alexandrin, rarement ponctués ; ses distiques, quatrains et tercets ont le rythme des pas de grande ampleur dans le hors sentiers de l’espace. Ainsi le recueil de Jacques Viallebesset, dont le lyrisme est sans mièvrerie aucune, est empreint d’une belle dimension postromantique, au sens d’une relation étroite et passionnée avec la nature sauvage et le cosmos.
Qu’il soit platonicien ou domestique, voire politique, l’idéal lutte contre ce dont Grégory Rateau a fait son titre : Conspiration du réel. Bien que rimbaldienne (« Pour qui parle le poète ? »), l’écriture est résolument contemporaine. Elle évoque, elle rêve, elle claque. Entre exaltation et désert de nos cités, où rôde la solitude, le verbe est empreint par une vie vécue, tatoué sur le corps autant que dans la psyché. Souffrance, solitude, main tendue, désarroi du monde alentour, tout conspire à inspirer une voyance poétique :
« Plus de courant
plus de divertissement
des natures mortes ici et là
ça grouille dans tous les coins
l’angoisse sur une corde à linge
l’ennui
le rien
Je saisis mon briquet
la flamme s’étire lentement
se prosterne devant mon ombre orgueilleuse
la pièce est prise de délires
on ne peut plus l’arrêter
La Camera obscura
se déploie par-delà ma rétine
Je dois absolument calligraphier dans l'urgence
en simple exécutant
je suis le passeur
des non-civilisations à venir
« Une vieille plume traîne dans un tiroir
un peu de salive
de l’encre injectée
et la voici qui exulte
qui pénètre la page
s’incurve dans sa blancheur
Image du monde inversée
frustrations
souvenir d’une existence
entièrement déréglée
par la lumière bleutée des algorithmes
Dépendance volatile
altération de tout
du Je
Un vaste réseau fantôme aux ramifications profondes
relié aux quatre coins du monde
à rejouer sans cesse les mêmes notes privées de musique
jusqu’à cette libération honteuse
Retour à cet anonymat définitif »
Malgré l’étreinte d’un monde souvent décevant, voire inculte, « les mots coulent comme une étreinte ». Grégory Rateau, né en 1984, ne cherche pas l’originalité pour l’originalité, mais il atteint une réelle authenticité. Dans un poème appelé « Bucarest », capitale où il vit, les « gloires statufiés » côtoient les « aigreurs bureaucratiques », aux accents de satire. Comme lorsqu’il pointe des « vies alignées / verticalité de bâtons de chaises ». Aux îles d’Aran, il trouve la « surdité de la roche », dans « Ma banlieue », le « Pôle nord parisien », à Beyrouth sont « les appartements traversés de part en part / éclats de balles », à Katmandou il « hume la cendre des envolés ». Le voyage géographique, souvent décevant, voire tragique, est un voyage mental, dont seul surgit le « poème païen », à la lumière grise du vers, qui veut se « dresser face au réel ».
Avec le concours de ces quatre poètes bien divers, nous aurons collectionné des esthétiques poétiques : attitudes devant la vie, actives et contemplatives, joyeuses et mélancoliques, écritures caressantes et lyriques, abruptes et baroques… Nul doute qu’associés dans une boite bibliothèque, il se ferait un bruit de soie et de bric-à-brac, de sensations, de fantasmes et de souvenirs, soit l’étonnante constellation du son poétique…
[1] Nathalie Riera : Puisque beauté il y a, LansKine, 2010.
[2] « Puis dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps. » « Après le déluge, Arthur Rimbaud : Les Illuminations, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 2009, p 289.
[3] Roland Barthes : La Préparation du roman I et II, Seuil IMEC, 2003.
[4] Adolfo Bioy Casares : L’Invention de Morel, Robert Laffont, 1952.
Parador monasterio de Corias, Asturias. Photo : T. Guinhut.
Mondialisations & féminisations
philosophiques.
Voyage dans les philosophies du monde,
Philosophicae historica,
Histoire des femmes philosophes,
La Philosophie de A à Z.
Roger-Pol Droit : Un Voyage dans les philosophies du monde,
Albin Michel, 2021, 336 p, 20,90 €.
Adam Ferner & Chris Meyns :
Philosophicae historica. La fabuleuse histoire de la philosophie en 200 textes majeurs,
Alisio, 2021, 272 p, 29,90 €.
Gilles Ménage : Histoire des femmes philosophes,
traduit du latin par Manuella Vaney, Arléa, 2021, 128 p, 8 €.
Sous la direction de Laurence Hansen-Love :
La Philosophie de A à Z, Hatier, 2020, 544 p, 13,50 €.
En 1945 Bertrand Russell publia son Histoire de la philosophie occidentale[1]. Le propos était assumé : occidentalocentré, sans toutefois donner à penser que la philosophie était d’abord européenne, non sans laisser de côté à dessein ce qui était ailleurs et dont il ne niait en rien l’existence. Il est cependant permis de philosopher au-delà du berceau grec, vers l’extinction et le nirvana de l’Inde et du bouddhisme, vers le confucianisme, jusqu’à Maïmonide et Avicenne, ce avec la rigueur de Roger Pol-Droit et de son Voyage dans les philosophies du monde. Moins rigoureux sont Adam Ferner et Chris Meyns parmi les pages de leur Philosophicae historica, chronologiquement mise en œuvre depuis les papyrus égyptiens, passant par les phares occidentaux, persans ou chinois, terminant par les féministes les plus contemporaines. Jusqu’où ces mondialisations philosophiques nécessaires révèlent-t-elles des apories de la philosophie ? Voire des dérives idéologiques ? Alors que - faut-il le rappeler ? - il n’est en rien interdit de philosopher au féminin, ce dont témoignèrent l’Antiquité et la mise au point de Gilles Ménage, il y a de cela trois siècles.
Quand révélation, superstition et fanatisme sont de l’ordre de la foi, la raison ouvre la porte de la philosophie. Outre que cette dernière peut raisonner les religions, elle est, en tant qu’elle met en œuvre une critique de la pensée humaine, une manifestation des plus nobles de l’esprit sur la plus grande part de la planète. En ce sens, au contraire d’un orgueil philosophique grec et allemand, une mondialisation philosophique permet d’ouvrir le regard et les oreilles.
Roger Pol-Droit s’est assez consacré au monde qui va de Platon à Rousseau pour avoir toute légitimité à explorer l’espace extra-européen. Son Voyage dans les philosophies du monde est structuré de manière géographique. D’abord l’Inde, ensuite la Chine, les Bouddhistes du Tibet au Japon, enfin les Juifs et les Arabo-musulmans, non sans s’interroger enfin sur les Amériques et l’Afrique. La raison étant le propre de l’espèce humaine, partout elle peut s’exercer, donc philosopher. Ce pourquoi Roge-Pol Droit utilise le terme « philosophie » pour « désigner toutes les formes, culturellement dissemblables, de réflexion logique, rigoureuse et critique portant sur des questions centrales de la connaissance et de la condition humaine ». Or le temps et la justice, l’action et le pouvoir, le langage et la mort, la meilleure façon de vivre et de gouverner sont de constants objets d’interrogation. Ce pourquoi d’ailleurs la liste officielle des auteurs pouvant figurer au baccalauréat agrège des penseurs chinois, indiens, arabes et juifs. La confiance dans les religions révélées n’empêche pas l’exercice de la raison, ce dont témoignent Saint Thomas d’Aquin et Maïmonide. Et cette distance peut se rencontrer tant dans l’indouisme que le taoïsme.
Lisons donc Zhouang Zi, père du taoïsme, Nâgârjuna, dialecticien bouddhiste, le médecin persan Avicenne ou le talmudiste Maïmonide.
En Inde, l’on ne soucie guère du temps, encore moins de l’Histoire : il est aussi démesuré que cyclique, à l’instar du cycle des réincarnations, y-compris animales, dont il faut se délivrer. Il n’y a ni âme individuelle, ni délivrance mystique après la mort, rien qu’une infiniment lointaine dissolution dans l’absolu. Mais cohabitent, auprès des ascètes et renonçants, des matérialistes, voire des jouisseurs. L’homme a pour buts le plaisir (y-compris érotique), la puissance, la prospérité et la fortune, l’honnêteté du savoir et enfin l’accession au salut et à la disparition de l’illusion universelle. Quitter la pensée pour le vide de la conscience cosmique est donc essentiel. L’épopée du Mahâbhârata, le poème philosophique de la Bhagavad-Gîtâ sont les livres fondateurs, illustrés par tant de peintures[2], où l’on peut agir tout pratiquant dans le non-agir. Védisme, brahmanisme et hindouisme se succèdent et s’enchevêtrent. Le chant originel de l’univers dans les Vedas est cependant plus « ritualiste » que philosophique. Il faudra que les grammairiens du sanskrit deviennent les pères des philosophes. L’irruption du bouddhisme stimule alors l’argumentation et la subtilité dialectique, sans oublier « la pugnacité des joutes, controverses et autres tournois entre adversaires aux théories opposées ». Car Bouddha n’est qu’un homme, pour qui le « Soi cosmique » n’est qu’une illusion ; d’où le duel interminable entre brahmanes qui considèrent les bouddhistes comme des nihilistes. Entre 500 et 800, l’âge d’or des philosophies indiennes s’enrichit de traités de logique et de physique, dont « le matérialisme atomiste est proche de celui de Démocrite », sans compter le yoga qui permet d’accéder à la délivrance. Le Vedânta est à lui seul un univers métaphysique. Quant à Shankara, il est l’auteur de maints ouvrages, dont Le Traité des mille enseignements, partisan du non-dualisme…
Quelque part vers le V° siècle avant notre ère, naquirent Confucius[3] et Lao-Tseu[4]. Pour le « Fils du Ciel », à Pékin, « se conformer à l’indifférence, à la variabilité et à l’immensité du Ciel, telle est la seule voie conduisant à la sagesse ». Or le sage chinois, s’il vise à effacer son individualité, il vise à intensifier la vie. Le confucéen entre cependant dans la sérénité du lâcher prise, du « non-agir », de façon à conserver les hiérarchies, la concordance entre cosmos et actions humaines, la solidarité entre les êtres vivants. Ainsi le confucianisme conforté par les Entretiens de Mencius, devient religion officielle, dès les Han, au II° siècle, de façon à favoriser la légitimité, l’emprise et la prospérité de l’Etat. Mais, aux antipodes de Mencius, Xun Zi, prétendant que la nature humaine est mauvaise, préconise un strict contrôle social, les châtiments nécessaires, tant dans le cadre de l’éducation que du gouvernement. Le confucianisme, ainsi divers, se voit ensuite contesté par le taoïsme. Lao Tseu préfère le silence, le non-agir, l’ignorance, le vide, et recherche le « Tao », soit la voie, quelque chose comme la nature originelle, de préférence à la culture… Concurremment, Sun Tzu écrit son Art de la guerre, un manuel de stratégie, où rien ne vaut « vaincre sans livrer bataille ». C’est avec pertinence que Roger-Pol Droit note, à l’occasion du taoïsme : « Il faudrait se demander dans quelle mesure, aujourd’hui encore, vouloir préférer la nature à la culture et prétendre refuser toute violence ne favorise pas un germe de totalitarisme ». Un autre taoïste, Zhouangzi, « invente un anarchisme épistémologique radical », sans compter un profond anarchisme politique : les savoirs étant de l’ordre du néant, mieux vaut cesser de penser. Nous voici bien loin des Lumières occidentales ! Seules l’extase, l’intuition, la poésie méritent d’être provisoirement sauvées… Notons que la fusion entre taoïsme et bouddhisme aboutit au « Chan », soit au Japon le Zen, dont la nudité des temples et des jardins est toute une méditation, dont les « koâns » sont des devinettes à fin d’éveil, surprenantes, déstabilisantes et loufoques.
Gautama aurait vécu dans le nord de l’Inde vers le V° siècle avant notre ère. Prince choyé par son rang, il découvre soudain la souffrance, la maladie et la mort. Chassant le désir et l’attachement, il devient le « Bouddha », l’éveillé, qui refuse tant le luxe que l’austérité, choisissant « la Voie du Milieu ». Si cette illumination n’est pas encore une philosophie, elle instaure « un égalitarisme spirituel », rompant avec le système des castes favorisant les brahmanes, chacun pouvant se délivrer de la chaîne des réincarnations et accéder au nirvâna, à la suprême extinction. Deux écoles s’opposent : le détachement de toute pensée et l’exercice du savoir scrutant le monde. Les adeptes du « Petit Véhicule » préfèrent œuvrer au salut personnel, quand ceux du Grand Véhicule travaillent au salut du monde, dans une démarche prosélyte. Le bouddhisme se pare d’un « panthéon peuplé de figures magiques », d’enfers et de démons qui sont autant d’illusions[5]. Là encore, Roger-Pol Droit peut être critique, se demandant si cette délivrance est « l’enfermement dans une forme de nihilisme absolu ». Le bouddhisme reste vivace au nord de l’Inde, tandis que, persécuté au IX° siècle, il disparut à peu près de Chine…
Ces philosophies asiatiques, bien que multiples et contrastées, aiment toutes à dissiper des erreurs, et non acquérir des savoirs, au contraire de la philosophie occidentale.
Plus proche de nous, le Judaïsme est « ouverture du sens, de l’interprétation, de la discussion », donc apte à lutter contre le dogmatisme et l’idolâtrie. L’on sait qu’il s’appuie sur la Torah (les cinq premiers livres de la Bible), dont l’étude s’appelle le Talmud. Sachant qu’un « lien profond unit noms et choses, lettres et monde, langue et réel », nous devinons qu’au-delà d’une religion, la dimension philosophique est indubitable, d’autant qu’elle n’est rien sans l’Histoire du peuple juif. Le monde se construisant sous les doigts de Dieu et ceux de l’homme, la conscience éthique est primordiale. Au premier siècle, se détache Philon d’Alexandrie, qui travaille à une « hellénisation de la pensée juive ». Sa démarche herméneutique consiste à chercher sous les faits, l’histoire, les personnages, un sens, une allégorie. Tandis que transcendance, dimension inconnaissable de Dieu, essence impénétrable de l’homme, occupent la quête du philosophe, le lien avec le divin se cristallise grâce aux prophètes bibliques. Plus tard, au X° siècle, Saadia Gaon, écrit en arabe son Livre des croyances et des opinions, tentant de « concilier l’héritage juif avec celui de Platon et d’Aristote ». Tout ceci n’empêche en rien que l’homme doive s’attacher à se connaître et à connaître le monde, « pour que Dieu lui soit favorable ». L’ampleur et la hauteur de vue font de Maïmonide, au XI° siècle, le philosophe juif de référence. Scientifique et cependant commentateur de la Torah, il se singularise grâce à son Guide des perplexes[6], où il confronte l’éternité grecque des mondes et la création divine de la Genèse, épurant le judaïsme de ses superstitions. Pour lui, « philosopher est un commandement de la Torah », que ce soit sur le mal et la providence, et « l’amour-connaissance » la seule voie qui vaille. D’une certaine manière en découle la chrétienne Somme théologique de Saint-Thomas d’Aquin, cherchant à concilier foi et raison, révélation et philosophie. Explorant les relations entre lettres hébraïques, nombres et structure du monde, la Kabbale oscille entre spéculations occultes et invention intellectuelle. L’on ne saurait faire le tour - une gageure - de la pensée juive sans évoquer Maharal de Prague, venu du XV° siècle, lecteur de Copernic et de son héliocentrisme, commentateur de la coïncidence entre l’avancée des sciences et le divin, et à la source de la légende du Golem. Sans compter le scandale de la Shoah[7], qui laisse perplexe…
Le panorama s’achève en entrant « dans les têtes des philosophes arabo-musulmans ». S’il y a philosophie, c’est celle de l’indéfectible unité de Dieu et de la vérité, à la recherche de laquelle il faut aller. Cependant, sous les Abbassides, entre 750 et 1258, la traduction des textes grecs abonde et, outre les traités scientifiques, l’on consulte Aristote, voire Platon. Philosophia devient « falsafa ». Mais Roger-Pol Droit rappelle que l’expression « Islam des lumières » n’a rien à voir avec celles du siècle de Voltaire, s’agissant uniquement de la raison au service de la compréhension de Dieu ; à moins qu’il s’agisse de Sohrawardi (crucifié en à Bagdad en 922) qui oppose lumière et ténèbre dans une perspective à la fois zoroastrienne et néoplatonicienne, mais en postulant « une articulation entre le monde intelligible et le monde sensible ». Al-Kindî, au IX° siècle, est une sorte d’encyclopédiste, dont une faible part des œuvres nous est parvenue. Al-Fârâbî forge après Aristote le concept d’« intellect-agent » et contribue à la question du bon gouvernement de la cité. Le Persan Avicenne est autant encyclopédiste que philosophe. Hélas le soufi Al-Ghazâlî est un « anti-philosophe », ordonnant le retour à la pure religion. Quand à Averroès, il commente Aristote au point qu’il sera traduit de l’arabe au latin, mais également au point d’être rejeté par ses coreligionnaires, quoiqu’il ne fût guère ouvert aux hétérodoxes qu’en tant que juge de la charia il condamnait (ce que ne dit pas notre essayiste). Usage de la raison autant qu’extase mystique sont bien trop suspects aux yeux des adeptes du Coran. Mais avec la chute des Abbassides, les portes de l’interprétation se referment, laissant pour longtemps à l’écart du monde islamique aussi bien la philosophie que la science[8]. Depuis, l’islam n’est guère philosophique, sauf à la marge…
Y-a-t-il de réels philosophes en Afrique ? S’ils n’ont pas franchi le portail d’une réputation internationale fracassante, ils sont postfreudiens ou postmarxistes, lisent Derrida et Foucault, proposent des perspectives de qualité, selon le témoignage de notre essayiste. Mais, le croiriez-vous, il existe une « philosophie bantoue » de la force vitale. C’est faute de sources écrites anciennes que l’on ne peut guère aller plus loin ; de même pour les Amérindiens.
Proposant modestement, « une boussole, pas une encyclopédie », Roger Pol-Droit fait œuvre utile et amicale, synthétique et documentée, aussi bien pour tant de vieux philosophes dispersés par-delà le monde et l’Histoire, mais aussi pour ses toujours jeunes lecteurs, ceux animés par le plaisir de la découverte, et qui seront ici, sans rien d’abscons, comblés, en toute clarté, d’accessibles connaissances, même si elles aboutissent souvent à des apories de la philosophie, soit l’extinction du nirvana ou la révélation divine.
Mais au-delà du logos grec, la pensée tant rationnelle qu’irrationnelle des sagesses indiennes ou chinoise n’est-elle qu’une part de la philosophie, au détriment de l’esprit critique et de la liberté ? Autrement dit ne confond-on pas philosophie et sagesse ?
Nous avouerons - est-ce notre indécrottable occidentalocentrisme ? - que ces philosophies asiatiques ne sont guère notre tasse de thé. Il y a quelque chose d’une démission devant la vie pour préférer les arrière-mondes (si nous reprenons le concept nietzschéen) du dépassement des illusions, du nirvana, du vide et de l’extinction. Certes la concomitance de l’agir et du non agir n’empêche pas les Asiatiques d’être des entrepreneurs, de travailler, de créer, de concourir à la prospérité de l’humanité. Certes nous sommes reconnaissants à l’Inde de ses vastes épopées poétiques telles que le Mahâbhârata, de son éthique érotique et de ses Apsaras sculptées sur les temples, à la Chine et au Japon d’une peinture du vide et du plein parmi ses représentations paysagères, sans oublier la poésie et le haïku qui n’est pas loin du zen. Revenons à notre scepticisme pour observer que le confucianisme politique n’a pas grand-chose d’individualiste, et il n’est pas innocent à cet égard que la Chine ait accueilli le communisme avec les succès totalitaires que l’on sait.
Manuscrit bouddhiste, écriture devanagari, Inde du nord, vers 1880 ;
Dictionnaire des philosophes, PUF, 1984.
Photo : T. Guinhut.
Venue des mains conjointes d’Adam Ferner et Chris Meyns, il s’agit bien d’une histoire de la philosophie, sous le titre joliment latin de Philosophicae historica, quand en anglais l’on avait choisi plus simplement The Philosophers’ Library. Magnifiquement illustré de manuscrits, peintures et couvertures, l’ouvrage, immédiatement attrayant, se propose une vocation encyclopédique, en balayant les histoires de la et des philosophies, cette fois de manière passablement chronologique. Cette histoire mondiale de la pensée met en avant la variété, l’engagement des grands écrits philosophiques à travers les siècles et les continents. D’une part dans le but de comprendre le monde, d’autre part de le questionner et le transformer, qu’il s’agisse de la puissance des religions, des avancées de la science, de l’enseignement de l’histoire, de la vertu du politique…
L’on commence avec les maximes de Ptah-Hotep rédigées en 2500 avant Jésus-Christ en Basse-Égypte, en passant par les Instructions pour les appartements intérieurs de l’impératrice Xu et jusqu’auxOrigines du totalitarisme d’Hannah Arendt et à L’Histoire de la sexualité de Michel Foucault.
« Laissez-vous conter la fabuleuse et transgressive histoire de la philosophie », annonce la quatrième de couverture. Sauf qu’il s’agit plutôt d’une histoire culturelle, tant la navigation est fluctuante du côté des littératures, de l’Histoire et de la politique, faute d’une définition de cette « philosophie » ; avec des rapprochements qui donnent le mal de mer, tant on glisse d’un continent à l’autre au détour d’un paragraphe, contemporanéité n’étant ni corrélation ni causalité. De surcroit, et c’est plus gênant, les dérives idéologiques sont monnaie courante, tant il est question de présupposés anticolonialistes, antiracistes (car seule l’Europe est là coupable, bien entendu), antipatriarcaux, à la mode de la culture woke[9]. Dans une récurrente obsession à l’égard de ce que l’on appelle « l’appropriation culturelle », l’on ne manque pas de signaler combien tel ou tel chercheur s’est « approprié » tel papyrus égyptien, alors que faute d’archéologie et de musées occidentaux de tels artefacts eussent été ignorés, effacés par le temps. Sans compter la démagogie et le propagandisme éhontés, lorsque l’on gratifie la trop jeune activiste climatique Greta Thunberg d’une photographie et d’une couverture de livre, soit autant que Kant ou Nietzsche !
Autre réserve d’importance, des erreurs parsèment le volume. Dès l’introduction, au-sujet des autodafés, il est fait mention de l’armée romaine de Jules César détruisant la bibliothèque d’Alexandrie, alors que c’est accidentellement que le feu est passé des voiles d’un navire à un seul entrepôt, la bibliothèque ayant souffert de plusieurs déprédations chrétiennes puis islamiques et surtout du progressif abandon, erreur plusieurs fois martelée par la suite. Plus loin, l’islam est « tolérant » : c’est méconnaître l’Histoire et le Coran, ses objurgations à éradiquer Chrétiens et Juifs, et également le principe de l’abrogation, selon lequel les versets plus tolérants de La Mecque sont de facto abrogés par ceux, ultérieurs, plus vindicatifs, de Médine.
Ces avertissements consentis, l’on peut néanmoins voyager avec profit dans cette Philosophicae historica, selon un plan qui voyage des « Limites naturelles » (2500 - 300 avant Jésus Christ), « Par-delà les frontières » (en allant vers l’an 200), « L’assimilation », « Les régimes de vérités » (de 600 à 1000), « Etats d’équilibre », « Frontières ouvertes » (de 1450 à 1850), jusqu’aux « Récits d’envergure », sans oublier au-delà de l’an 2000 des « perspectives d’avenir », courant forcément le risque d’être démenties.
En ancienne Egypte, en Mésopotamie, l’on rédigeait des théodicées, selon le concept plus tard forgé par Leibniz, dans lesquelles les dieux sont défendus de l’accusation qui leur est faite de tolérer les injustices, ce en cohérence avec le pouvoir royal. Il est ensuite question d’« équilibre cosmique » des Védas au Yijing et à Confucius, soit de l’Inde à la Chine. Certes il s’agit toujours de justifier un pouvoir. Les Grecs, d’Anaximandre à Plutarque et Plotin, font une traversée légitime, quoiqu’ils soient souvent taxés de « sexisme et de misogynie », que la justification de l’esclavage par Aristote soit bien dénoncée, ce qui, en dépit de notre accord éthique, fait peu de cas de la contextualisation historique ; et de la noblesse philosophique en ce qui se targue d’une dimension tribunalesque continue et fatigante. Une telle morale est par ailleurs bien sélective : l’on ne dit pas combien La République de Platon est proche du communisme, ainsi que l’analysait Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis[10]…
Il est néanmoins heureux de voir figurer Zoroastre le Perse, le jaïnisme indien. Et bien entendu les Romains, de Cicéron à Marc Aurèle, puis les Chrétiens, comme Saint-Augustin, à l’occasion duquel il est fort anachronique de parler de « littérature africaine ». Les penseurs arabo-musulmans côtoient ceux juifs. Tout cela en miroir avec l’exposé de Roger-Pol Droit. Quant au Japon, il est un peu abusif d’associer les auteures délicieuses et grandissimes Sei Shonagon et Muraski Shikibu à une démarche philosophique, mais en cet ouvrage le quota féministe fait loi, même si les manuscrits peints reproduits valent plus que le détour. Reste à savoir, dans le cadre de la tension entre révélation et raison, si l’on est philosophe autant que mystique avec Hildegarde de Bingen et Julienne de Norwich ; ou scientifique avec la première, Herrade de Landsberg ou poétique avec Christine de Pizan[11], toutes dames médiévales inspirées. Le tournant de la Renaissance est celui de l’imprimerie, de Luther et du protestantisme, tout ce qui permet la diffusion de la lecture et de la pensée. Cependant mentionner les philosophies du Nouveau monde, au gré d’une « métaphysique aztèque », de son « concept de teotl, une force cosmique omniprésente » reste aussi lacunaire que les documents qui subsistent. Parmi les incessants aller et retours entre Orient et Occident, vient le temps de « la raison libérée, d’Erasme à Thomas More, de Montaigne à Descartes, de Francis Bacon à Margaret Cavendish dont Le Monde glorieux oscille entre utopie et dialogue philosophique. Passons sur les nombreuses approximations, pour rester courtois, de ce volume toujours brillamment illustré, pour découvrir le prêtre éthiopien qui rédigea en 1510 et en ge’ez le Livre des sages philosophes. Quant à Hume et Kant, ils ne sont guère vus que sous le prisme de la « pensée suprémaciste blanche latente », ce qui, du point de vue de la hiérarchie des races n’est pas faux, mais souffre d’une lecture par le petit bout de la lorgnette. Le libéralisme politique et économique n’est heureusement pas absent, quoique trop rapidement évoqué, de Locke (quoiqu’il lui soit reproché d’ignorer « les droits de propriété des peuples nomades » !), en passant par John Stuart Mill plaidant la cause de la liberté et celle des femmes, jusqu’à l’Américaine Ayn Rand[12]. Un peu mieux servi, Rousseau se voit cependant tancé car sa « critique de la vie moderne et du colonialisme n’est pas irréprochable », ô péremptoire autorité !), alors qu’en une telle doxa, l’on se garde bien d’être critique envers les philosophies venues d’Orient et de l’aire arabe ; cette dernière n’ayant sur sa pratique de l’esclavage[13] droit qu’à : « À défaut d’être progressiste, cette position ne considère pas l’esclavage comme naturel et offre une possibilité d’affranchissement religieux, puisque les convertis à l’islam doivent être libérés ». Nous sommes en extase devant une telle libéralité ! D’autant que ne manquent pas les références aux ouvrages abolitionnistes s’il s’agit d’Europe et d’Amériques, que l’anticolonisation marxiste de Franz Fanon se taille la part du lion… Notons que des éclairs de prudence surgissent lorsque l’on note : « après la colonisation, les penseurs autochtones risquent de confondre philosophie et ethnographie ». Autre raisonnable prudence, s’il s’agit de s’inquiéter de dérives épistémiques telles que la revalorisation de la magie et de la sorcellerie par Sophie Bosèdé[14], aux dépens d’une démarche scientifique.
Capital (pour jouer sur le mot), Karl Marx s’arroge trois pages, sans mention aucune de la nature totalitaire du marxisme et du léninisme. Sauf par euphémisme qui vaut son pesant de contre-vérité : « Malheureusement l’URSS n’allait pas se montrer à la hauteur de ces ambitions philosophiques et politiques » ! Plus loin Che Guevara est un « théoricien subtil » ! Nous le connaissons plutôt comme un guérilléro communiste meurtrier. Heureusement le maoïsme est remis à sa place. Quant à lui, Nietzsche est traité avec une agréable objectivité, de même le positivisme logique antimétaphysique de Carnap et Wittgenstein, de même Heidegger et sa métaphysique « étroitement liée à son nationalisme et à son antisémitisme ». Bertrand Russell voit son Histoire de la philosophie occidentale examinée sous l’angle d’une pensée allemande conduisant au fascisme, ce qui, avouons-le, est un peu excessif de la part de ce dernier, moins cependant que penser la guerre comme « guerre de Nietzsche ». Hannah Arendt est expédiée en deux lignes et deux photographies. Simone de Beauvoir n’est pas remise en question dans son credo du Deuxième sexe, dont une des discutables postérités trouve voix avec Trouble dans le genre, de Judith Butler[15]. Arguons cependant de la gageure qu’impose un volume multipliant les allusions, forcément trop rapides à maints auteurs, punaisés en plein vol, comme Foucault…
Bien qu’un tel ouvrage ne puisse être exhaustif, il faudrait ici regretter des absences, étonnamment celle d’Olympe de Gouges, scandaleusement celle de Montesquieu, de Diderot et des Lumières, ou, celle de notre contemporain, l’auteur de Colère et temps, de la trilogie des Sphères : Peter Sloterdijk[16]. Considérons cette Philosophicae historica pour ce qu’elle est : une riche initiation cependant biaisée, profitable à un lecteur averti, passablement délétère pour le naïf…
Seule occurrence dans l’essai de Roger-Pol Droit, les femmes sont parmi les Esséniens, groupes d’ascètes que Philon d’Alexandrie considérait comme des philosophes. Quant à notre Philosophicae historica, tout en faisant bien abusivement de la poétesse Sappho une philosophe, elle n’oublie ni Hypathie d’Alexandrie parmi l’Antiquité, ni Hildegarde de Bingen ou Roswitha von Gandersheim au Moyen-Âge, ni Ban Zhao, historienne des Han, qui défend l’éducation des femmes, ni Mary Wollsntonecraft et sa Défense des droits de la femme en 1792 ; sans compter une foule de femmes savantes qui démentiraient l’ironie de Molière. C’est un des aspects méritoires de cet encyclopédique essai que d’ouvrir le spectre des identités philosophiques, malgré - encore une fois - ses torsions idéologiques à la mode.
Occidentalocentrée elle est, alors combien est-elle phallocentrée ! L’histoire de la philosophie comptant pourtant nettement peu plus de femmes qu’attendu. Faut-il cependant rappeler que l’Antiquité et le Moyen-Âge n’étaient pas le bouge du patriarcat, mais une ère où ces dames pouvaient penser. C’est au XVII° siècle, soit en 1690, que l’humaniste Gilles Ménage écrit en latin son Histoire des femmes philosophes, précieux recueil d’ailleurs dédiée à Madame Dacier, éminente traductrice d’Homère. Songeons qu’Aspasie de Milet, « maîtresse d’éloquence », « enseigna la rhétorique à Périclès et à Socrate, et à ce dernier la philosophie », rien de moins ! Elle avait de plus une « habile connaissance de la politique » selon Plutarque. Que Diotime est l’inspiratrice de Socrate dans Le Banquet. Que Sainte Catherine d’Alexandrie était « savante dans les lettres sacrées et profanes ». Il y eut des « platoniciennes », dont Hypathie d’Alexandrie qui « succéda à Plotin » et fut assassinée par la jalousie de chrétiens ; elle écrivit un Commentaire sur Diophante, des « règles d’astronomie et un traité sur les Coniques d’Apollon ». Mais aussi des « académiciennes », des « dialecticiennes », des « stoïciennes », des « cyniques », des « pythagoriciennes », comme Théone, qui embrasa d’amour Pythagore lui-même ! Hélas l’on sait la philosophie orale et la mortalité des papyrus ne nous permirent guère de conserver tous les talents de ces dames.
De nouveaux Gilles Ménage ne ménageront pas leur peine pour ériger une nouvelle et plus contemporaine Histoire des femmes philosophes. Qui ferait la part belle à Simone Weil, la philosophe de L’Enracinement et de l’Etude pour une déclaration des obligations envers l’être humain, dans laquelle « l’univers mental de l’homme » est habité par l’« exigence d’un bien absolu ». Il faut méditer cette judicieuse pensée : « Parmi les inégalités de fait, le respect ne peut être égal envers tous que s’il porte sur quelque chose d’identique en tous[17] ».
Si l’époque contemporaine a peu de femmes philosophes d’immense envergure, hors la sommitale Hannah Arendt, s’engage une course à la prétention d’être femme et philosophe, alors qu’il suffit d’être simplement humain, prétention qui ne manque pas de moyens entre Rosi Braidotti et son The Posthuman[18], ou L’Âge du capitalisme de surveillance sous le clavier de Shoshana Zuboff[19]. Prenons garde cependant que les préoccupations du temps, voire ses conjugaisons opportunistes, démagogiques et idéologiques, comme le féminisme, le décolonialisme, ou ce que l’on appelle la crise climatique, ne donne lieu à des livres que le recul du temps décapera de leur actualité pour laisser voir que le roi philosophique est parfois nu…
Ce mouvement de mondialisation et de féminisation philosophiques est patent sous la direction de Laurence Hansen-Love : La Philosophie de A à Z. C’est avec intelligence et clarté que ce manuel met en œuvre l’ouverture de la liste officielle des auteurs pouvant figurer au baccalauréat. Ainsi, parmi les incontournables, Platon et Marx, Descartes et Nietzsche, l’on agrège ici des penseurs chinois, indiens, arabes et juifs. S’y côtoient modestement Averroès et Avicenne, Maimonide, Nagarjuna et Zhuangzi, maître du Tao. En outre ces dames sont loin d’être oubliées : Arendt et Beauvoir bien entendu, Butler ou encore Weil et Wollstonecraft. Et si elles s’appellent Hannah, Simone, Judith, Simone encore et Mary, elles n’ont pas besoin de prénom pour se faire un nom.
Au mieux de la qualité informative, ce volume laisse libre l’élève et le curieux, voire le chercheur, de tracer ses sentiers philosophiques. En témoignent des centaines de portes vers autant de notions que de personnalités pensantes. Parfois d’une rare pertinence, lorsqu’à l’occasion de Karl Popper est rappelé son « paradoxe de la tolérance », qui souligne la nécessité de ne pas tolérer ce qui a pour vocation d’éradiquer la tolérance. En témoignent les entrées consacrées au libéralisme et à Karl Marx (quoique l’on y oublie toujours les 10 mesures liberticides et totalitaires préconisées par la fin du Manifeste communiste et réalisées avec les meurtres de masse que l’on sait[20]), entrées qui ont pour vocation de présenter sans a priori ni prosélytisme tous systèmes et pensées.
Mondialisation des philosophies, et non pas uniformisation, où elles sont accessibles de par le monde, grâce aux traductions, certes. Mais elles ne se mélangent guère ; et c’est peut-être bienvenu, au sens où l’on assisterait à un fouillis dépourvu de sens, à un effacement des contradictions et des diversités. Reste que l’arbre humain élance ses branches vers des directions philosophiques plurielles, et il serait plus que dommageable que par des mouvements de direction idéologique, religieuse, voire de censure, il soit réduit à une branche unique. Préférons la dilection de l’intellect.
Monte Pelmo, Forno di Zoldo, Veneto. Photo : T. Guinhut.
Montagne et utopie
par René Daumal, Delphine Moraldo
& Pascal Bruckner ;
du Mont Analogue à L’Esprit de l’alpinisme.
Les Monts Analogues de René Daumal,
Gallimard, 2021, 232 p, 35 €.
Delphine Moraldo :
L’Esprit de l’alpinisme. Une sociologie de l’excellence au XIX° au XXI° siècle,
ENS éditions, 2021, 372 p, 26 €.
Pascal Bruckner : Dans l’amitié d’une montagne. Petit traité d’élévation,
Grasset, 2022, 192 p, 18 €.
Qu’il s’agisse de Mont Blancjardin féérique de Gaston Rébuffat[1], ou de la dramatique Ascension de Ludwig Hohl[2] dans les Alpes suisses, les récits de conquête des sommets sont innombrables. Mais peu sont ceux qui associent à ce point l’alpinisme sportif et la dimension intérieure, comme le laisse entendre Le Mont Analogue. Certes nous connaissions cet étrange récit de René Daumal (1908-1944), paru en 1952 de manière posthume, mais le voici dans une remarquable édition qui en multiplie les perspectives, sous le titre de Les Monts Analogues de René Daumal. Si le lointain spéculatif de cette montagne îlienne est celui de l’utopie, il est également de l’ordre de L’Esprit de l’alpinisme, selon le titre de Delphine Moraldo, soit un sport d’excellence dont l’éthique tente d’échapper à l’évolution des mœurs. Même un brin satirique, la montée vers l’altitude reste encore avec Pascal Bruckner celle spirituelle.
Le narrateur de René Daumal est un jeune alpiniste qui, avec le concours du professeur Pierre Sogol (l’anagramme de logos), est convaincu qu’un sommet inconnu, à cause d’une « courbure de l’espace », les attend. Lors du premier rendez-vous, dont il faut rejoindre l’étage grâce à de précises techniques d’escalades, l’on découvre un atelier avec « un chemin de pierrailles », entouré de pancartes figurant « une véritable encyclopédie de ce qu’on appelle les connaissances humaines ». Sans compter l’étrangeté du passé de Sogol, qui vécut dans un monastère « pour le moins hérétique », où sévissaient le jeu du « Tentateur » et « le mol oreiller du doute ». Le projet d’expédition entraîne un groupe d’excentriques cultivés, douze montagnards plus ou moins experts, peintres et poètes à demi-physiciens et philosophes, qui se réduiront bientôt à huit, en de féconds conciliabules, voire des dialogues philosophiques audacieux.
À la suite de scrupuleux préparatifs, la quête initiatique conduit le yacht « L’Impossible » depuis La Rochelle vers le Pacifique sud et aux abords d’une « montagne beaucoup plus haute que l’Everest », que nos voyageurs ont appelé « le Mont analogue ». Bien malin qui saurait dire s’il s’agit, en ce roman fantastique, d’un avatar des voyages d’exploration du XIX° siècle, ou d’une quatrième dimension à la lisière des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe et de la science-fiction, tant il s’agit d’une « coque d’espace courbe ». Ne restera plus qu’à atteindre le point où le soleil levant ou couchant pourra « décourber l’espace », sésame ouvrant l’accès au lieu tant désiré. Il ne faut pas instant douter que l’analogie est celle qui circule du physique au spirituel : « Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels ». En conséquence, il ne manque plus à ces derniers que d’accéder aux lumières ultimes de la métaphysique.
Une fois amarré à « Port-des-Singes », nos explorateurs abordent un pays où toute autorité est exercée par les guides de montagnes », où le « péradam », un cristal encore une fois « courbe », est « le gage de toute monnaie ». Et, chance rare, Pierre à le bonheur d’en ramasser un dans le sable !
La longue ascension commence, bientôt en vue des langues glaciaires, croisant un « troupeau de licornes », quoique toute chasse soit taboue, ce que confirme le récit du « rat de roche », dont l’assassinat cause un grave déséquilibre écologique… C’est ainsi qu’abruptement s’achève le chapitre cinq. L’on ne pourra nous reprocher de divulgâcher une fin qui n’existe pas !
Puisqu’il s’agit d’une île, jusque-là insoupçonnée, mais à la taille d’un continent disposant de plusieurs climats, elle n’est pas sans rappeler celle du fondateur du genre utopique au XVI° siècle : Thomas More[3]. Sauf qu’au lieu de se contenter d’un seul mode d’existence, chaque colonie vit dans une façon d’utopie redevable de la contrée d’origine de ses habitants.
Resté inachevé, à cause de la mort à 36 ans, des suites de la tuberculose, le roman d’aventure est ponctué d’histoires emboitées, comme celle des « hommes-creux et de la Rose-amère » ou le mythe de « la Sphère et le Tétraèdre » qu’il faut entendre comme « l’Homme primordial » et la « Plante primordiale. De plus irrigué par une mystique venue d’Inde et de l’enseignement de Gurdjieff, le presque poème en prose et dialogue philosophique un brin loufoque laisse le lecteur rêver son propre sommet. N’aimerions-nous pas nous glisser parmi les ascensionnistes et découvrir avec eux ce prometteur non-dit ? « Roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentique », selon son sous-titre, Le Mont Analogue, si bellement écrit, est un roman de crête ; entre péripéties allègres et géographie imaginaire, entre dépassement utopique et réalisation initiatique…
Publié à l’occasion d’une exposition au Fonds Régional d’Art Contemporain de Reims, ce beau livre sous la direction de Boris Bergmann est enrichi de documents d’archives, d’éditions originales et d’inédits de notre membre du Grand Jeu, mais aussi d’œuvres d’artistes que cette montagne fabuleuse inspire : photographies, peintures et dessins. Un tel récit, entre surréalisme et métaphysique, eut un succès inattendu aux Etats-Unis, où la génération de City Lights et de la contre-culture des années soixante le vénéra, ce qui explique la préface d’une enthousiaste de toujours : Patti Smith. N’oublions pas, de plus, le cinéaste Alejandro Jodorowski, dont le film, La Montagne sacrée, en 1973, se voulut une libre adaptation du Mont Analogue…
Outre ce sommet romanesque au cône tronqué par l’inachèvement, René Daumal, pataphysicien et membre fondateur de la revue Le Grand Jeu, avait écrit de curieux textes. Il qualifia son premier recueil de poèmes, Le Contre-ciel[4], paru en 1936, de « productions lyricoïdes d’adolescences ». La Grande beuverie[5], en 1939, est un roman réunissant quelques bavards avinés, devisant du langage et des paradis artificiels, « voyageurs imaginaires en quête de leur déesse Sophie ». En 1978, Mugle[6], une publication posthume venue de l’année 1926, apparait comme une étrange confession et une description d’un combat. Mais à ce Mont Analogue, l’on pourrait subodorer une filiation avec Erewhon (1872) de l’Anglais Samuel Butler[7], qui en cet anagramme de « nowhere », emmena son voyageur « de l’autre côté des montagnes ». Dans cette utopie située quelque part au-delà de la Nouvelle Zélande, considérée comme une satire de l’Angleterre victorienne, les machines disposent d’intelligence et de conscience...
Ghiacciao del Cevedale, Martello, Alto Adige, Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Notre poète et romancier ne pratiquait pas seulement l’ascension fictionnelle et intérieure, il chaussait volontiers les croquenots du montagnard, et, passionnément, parcourait les Alpes, par exemple du côté des Ecrins, de la Meije et du Glacier Blanc (où il a d’ailleurs en juillet 1939 commencé d’écrire Le Mont Analogue), les Pyrénées, entre le Vignemale et la Brèche de Roland, autour du cirque de Gavarnie.
Aussi probablement René Daumal aurait-il souscrit à L’Esprit de l’alpinisme, sport élitiste et d’excellence dont Delphine Moraldo décline le récit et l’analyse, moins des conquêtes d’altitude que des mœurs. Car l’alpinisme a une Histoire, fort récente. Seul, au Moyen-Âge, l’humaniste Pétrarque a cru bon de s’élever au sommet du Mont Ventoux[8]. Et il faut attendre la fin du XVIII° siècle pour que le Mont Blanc soit conquis, pour que Jean-Jacques Rousseau fasse en 1761 l’éloge de la montagne du Jura suisse et de sa vue sur les Alpes dans La Nouvelle Héloïse : « Après m’être promené dans les nuages, j’atteignais un séjour plus serein, d’où l’on voit dans la saison se former le tonnerre et les orages se former au-dessous de soi […] sur les hautes montagnes, où l’air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit[9] ». C’est à la jonction des Lumières et du romantisme que l’on tient à faire l’ascension des hauteurs terrestres, dans l’intérêt de la connaissance et des émotions fournies par le sublime, depuis Edmund Burke qui en 1757 publie sa Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau[10], en passant par le poème de Percy Bysshe Shelley : Mont-Blanc (1817) : « Loin, loin au-dessus, perçant l’infini du ciel, / Le mont Blanc apparait, - calme, enneigé, serein - / Ses montagnes vassales, formes surnaturelles, / Entassent tout autour glace et roc ; des vallées / Les séparent, des coulées d’eaux gelées, des abîmes / Insondables, bleus comme le ciel au-dessus d’eux, / Qui serpentent parmi ces multiples à-pics[11] ». Et si la nature sauvage attire tant, note Delphine Moraldo, c’est parce que le Royaume Uni est le premier pays à être touché par son repoussoir : la Révolution industrielle.
Les touristes anglais, à partir de la fin du XVIII° siècle, affluent à Chamonix et Zermatt, auprès des pics et des glaciers, ou parmi les plus modestes massifs de Grande-Bretagne. Bientôt le voyage à pied devient alpinisme, dès que s’organise et se met en scène la passion pour les crêtes, les parois, les pentes et les étendues glaciaires. Jusqu’aux alpinistes les plus audacieux d’aujourd’hui, usant d’équipements inconnus au siècle des romantiques. Ainsi L’Esprit de l’alpinisme, déploie, selon son sous-titre, « une sociologie de l’excellence du XIX° au XXI° siècle ». Car ce sont d’abord des aristocrates, des grandd bourgeois qui succombent à l’attrait des montagnes européennes, puis mondiales.
Or les alpinistes sont en majorité des hommes, qui plus est, des hommes longtemps issus des élites sociales. Leur élitisme est aussi celui de la pureté de l’exploit, allant jusqu’à refuser l’oxygène artificiel alors qu’ils gravissant des sommets himalayens, jusqu’à risquer sans cesse leur vie à l’occasion d’ascensions inédites et de plus en plus osées.
Malgré ce qui peut apparaître comme une « école de virilité », ce sont pourtant également des femmes, telle Elizabeth Aubrey Le Blond (1861-1934) qui publia son autobiographie, et dont le « teint hâlé scandalisa tout Londres ». Elles aussi deviennent des alpinistes aguerries. À l’instar de Catherine Destivelle qui parvint au sommet de la réputation alpine en réalisant dans les années 1990 des ascensions en solitaire dans l’Eiger, le Cervin…
L’alpinisme de haut niveau, cette fabrique de héros, fascine : c’est une pratique grande et noble, une vocation, « qu’on ne saurait assimiler à un simple sport », voire un sacrifice de soi, sinon une discipline sacrée, interdite au profane, s’approchant donc de l’art, un autre moyen de s’approprier la chose en tant qu’art étant l’écriture, de récits, d’autobiographies. Au-delà de « l’exercice physique et gymnique », l’on ne peut ignorer l’aventure exploratoire et cultivée, « la raison et l’imagination », selon les mots de Sir Martin Conway. Tout ceci implique un sens de l’honneur de la probité, en un mot une éthique redoutable, sans l’ombre d’une tricherie, un esprit de corps entre partenaires, entre guides et clients, car vaincre un sommet, surtout en condition hivernale, exige une pureté du corps et de l’âme. Cet esprit de l’alpinisme est un gage d’excellence. Surtout si, à l’instar du puriste, l’on refuse crampons, échelles et pitons, « un attirail de vulgaire gymnastique » selon Henry Cordier.
Mais un tel esprit s’inscrit selon notre historienne et sociologue dans des hiérarchies et des rapports de domination de classe et de sexe (plutôt que de « genre », puisque c’est de ce mot que l’on use ici avec un rien d’abus et d’effet de mode). L’on distingue en effet, avec un tantinet d’orgueil, les élites des masses, les alpinistes des guides, les hommes des femmes, l’ascensionniste du touriste, non sans mépris. Parfois même la gratuité du noble art allait jusqu’à considérer l’alpinisme professionnel comme « une prostitution honorable », ainsi que le pensait Lionel Terray. Certes la diffusion, la démocratisation et la féminisation de l’alpinisme ont suivi l’évolution des mœurs, au point qu’il ne s’agisse aujourd’hui plus guère de « distinction sociale », sauf dans le cas du coût exorbitant des expéditions lointaines vers les cimes du Groenland ou de la Patagonie ; mais il demeure une trace pérenne de ce qui fut codifié il y a plus de cent cinquante ans par une petite élite masculine britannique. Quoique s’il se « sportivise », peut-être risque-t-il, à ses dépens de perdre le meilleur de cet « esprit »…
L’ouvrage de Delphine Moraldo, s’il parait de prime abord destiné à des spécialistes, à des afficionados de l’alpinisme et des universitaires pointus, se lit en fait avec aisance. Il progresse en toute rigueur, s’appuyant sur une documentation précise et abondante, une bibliothèque admirablement réunie, des anecdotes sur des personnalités paradoxales et des aventures exceptionnelles, embrassant plus de deux siècles, depuis les gentlemen anglais et « les structures fondamentales du pouvoir », voire jusqu’à la prétention à un « esprit supérieur » que n’eût pas démenti Nietzsche. Il établit de surcroit - on l’espère sans anticapitalisme - une filiation entre cet « esprit » et « l’esprit du capitalisme », selon la formule de Max Weber[12]. La hiérarchisation entre la haute montagne et la basse plaine est aussi sociale.
Affirmant que l’alpinisme, roi des montagnes, est aussi le « roi des sports », l’essayiste, qui s’appuie sur de nombreuses autobiographies, n’oublie ni les alpinistes, ni les poètes (Lord Byron, Samuel Taylor Coleridge), ni les philosophes, historiens et sociologues (Jeremy Bentham, Pierre Bourdieu, Françoise Héritier, Paul Veyne, Max Weber), ce dont témoignent une bibliographie et des index bien utiles.
Essayiste surtout, romancier également, Pascal Bruckner[13] confie à son lecteur combien il vit Dans l’amitié d’une montagne. Son « Petit traité d’élévation », pour reprendre le sous-titre à la lisière de l’oxymore, est d’abord autobiographique. En effet, dès sapremière année, il fut envoyé en Autriche pour soigner un début de tuberculose. Une telle initiation précoce l’a marqué durablement : « Je suis né dans la montagne et je n’ai pas passé une seule année de ma vie sans y aller, été comme hiver ».Ce retour récurrent vers une enfance de neige, ce « cadeau des dieux », permet de renouer avec le meilleur de sa jeunesse, mais également de transmettre cet amour alpin à sa fille. Sa fascination n’a eu de cesse de le dynamiser, tant les montagnes sont l’espace de l’élévation et de l’allègement,au contraire des villes affairées et dénaturées. Ainsi associe-t-il le lyrisme et l’effroi en évoquant les glaciers et les chalets, en faisant l’éloge des vaches et de la Suisse, en exaltant « la forme minérale de la transcendance »…
Mais en narrant des souvenirs, des anecdotes recueillies au cours de maintes et régulières randonnées et ascensions, avec des imprudents et des inconscients qui menacent leur vie et celles d’autrui, l’humour n’est pas absent, à l’occasion du « matamore de la verticale », des « adeptes du piolet phallique », ou se moquant de la surenchère : « Tous collectionnent les pics et les faces comme un maréchal soviétique les médailles sur son torse ». Et de se rire du « néo-bouddhisme mâtiné d’écologie », de faire la satire du « néosauvagisme » qui ramène les loups par les montagnes au détriment des bergers, des « végans prosélytes » qui voudraient rééduquer les carnivores en les contraignant à se nourrir de légumes…
Le tropisme de l’essai permet à ce livre une dimension autant attachante que didactique. La montagne et ses « touristes » sont le symptôme de l’évolution des mœurs, du romantisme à la démocratisation. Viennent des réflexions sur cette particulière amitié qui lie les ascensionnistes d’une cordée, d’une course. Il y a paradoxe lorsque la douleur de l’effort, la peine de l’escalade deviennent une jouissance une fois au sommet, y compris lorsque la descente fatigue les genoux. Ce « marcheur qui musarde sur les sommets » est un Sisyphe « dans la conversion de l’adversité en joie ». La pratique montagnarde de Pascal Bruckner reste cependant modeste : « À la morale de la prouesse, je préfère une sagesse du possible ». Ce au rebours des alpinistes célèbres, ces « princes de l’altitude », qui ne cessent de se jalouser. Reste à protéger le « romantisme de la solitude » contre l’enlaidissement des montagnes, l’envahissement grégaire. Il faudrait alors « en restreindre l’approche par la délivrance de permis », adouber la « personnalité juridique » d’un glacier et légiférer contre le « crime esthétique » : sages idées ou barrage à la liberté ?
Pourquoi pense-t-on qu’une métaphysique de l’absolu est là-haut tangible ? En quoi cet effort défie-t-il le temps, la vieillesse en route et le danger, de façon à trouver une sorte d’illumination, une sérénité en tous cas ? Il est possible qu’en nos temps post-héroïques, une trace de l’héroïsme de nos pères, voire du surhomme nietzschéen, puisse animer l’alpiniste et le marcheur au long cours…
Joliment illustrée par une crête neigeuse du peintre Samivel, la couverture invite les pas à mentalement danser : ce que réussit Pascal Brukner en son essai, où l’on ne s’ennuie jamais. Car s’il est surtout narratif et documenté, c’est sans ostentation qu’il instille une pensée philosophique, parfois proche de l’aphorisme, en cet espace « qui appartient déjà au cosmos ».
Sport certes, l’alpinisme, dont l'esprit a quelque chose d'une utopie, a peu ou prou la chance d’échapper à la dimension spectaculaire des médias, même s’il existe des compétitions d’escalade, d’échapper à ce que nous avons appelé la vulgarité sportive[14], même si l’on croise sur les sentiers, parmi les parois et les glaces, de louches individus obnubilés par la performance, le chronomètre et l’altimètre, par le narcissisme et l’exhibitionnisme enfin. N’ont-ils jamais connu la contemplation, l’altitude de la pensée, tout ce dont n’a pas démérité notre cher René Daumal, dont la trop brève existence nous fait regretter tous les monts qu’il n’a pu gravir ? Sans compter l’auteur de Zarathoustra[15], qui vit éclore les versets de ses fulgurances philosophiques parmi l’air pur de la Haute Engadine.
traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,
Gallimard, 2021, 400 p, 23 €.
Comme les utopies aux parfums délicieux, les rêves distillés par une colonisation idéale finissent en trop humaines pourritures. C’est hélas ce que vit Roger Casement, le héros malheureux de Mario Vargas Llosa, ce romancier spécialiste en rêves pourvoyeurs de cauchemars, en utopies bâties à coups de sabres ravageurs : sous la peau du rêve, la torture du cauchemar. En ce sens Le Rêve du Celte est une de ces immenses fresques épiques, dont les autres volets furent La Fête au bouc et Temps sauvages, deux sommets romanesques des lettres latino-américaines et hispaniques aux vertus aiguisées, dont le lien est à trouver dans la figure du dictateur dominicain Trujillo. Ainsi l’écrivain aux convictions profondément libérales pourfend-il les tyrannies du colonialisme, du nationalisme, du communisme et de l’impérialisme.
L’écrivain utilise dans Le Rêve du Celte un procédé chez lui récurrent. L’alternance des chapitres consacrés à l’emprisonnement final et ceux généreusement attachés aux pérégrinations entre Afrique, Amazonie et Irlande de Roger Casement rend justice à cet idéaliste né en Irlande en 1864 et mort en 1916, qui resta célèbre pour son « Rapport Casement », dénonçant les sadiques exactions des colons dans le Congo belge, propriété du roi Léopold II. Plus tard, ce diplomate anglais, furetant parmi les zones de production du caoutchouc, rejoignit l’Amazonie, avant de devenir un révolutionnaire très engagé pour la cause irlandaise, ce qui lui valut en Angleterre un emprisonnement infamant. En effet, ayant convaincu les Allemands de fournir des armes à l’Irlande en pleine première guerre mondiale, il fut accusé de haute trahison, puis pendu.
Au-delà du récit de vie épique et édifiant, le roman est évidemment un apologue, dans lequel une morale humaine et politique est explicite. En effet, dans la plupart des cas l’utopie la plus exaltante contient in nucleo le ver dans le fruit, la tyrannie qui l’invalidera. Thomas More, au XVI° siècle, planifie tant son île du bon gouvernement de L’utopie[1] que l’on conçoit très vite sa douce dimension carcérale. Au XIX° siècle le Manifeste du parti communiste de Karl Marx se termine sur des admonestations liberticides et totalitaires[2]. La suite ne se fera pas attendre, le XX° siècle sera celui de la vérité des anti-utopies, aryennes ou communistes, pourvoyeuses de camps de concentration…
Entretemps, le colonialisme du XIX° siècle, tel que le voit d’abord le jeune Casement, s’honore de ses bonnes volontés : « œuvrer, par le biais du commerce, du christianisme et des institutions sociales et politiques de l’Occident, à l’émancipation des Africains et en finir avec leur retard, leurs maladies et leur ignorance ». Hélas, si le colonialisme anglais ou français peut parfois se montrer fidèle à ces préceptes, la cupidité, l’impunité en des forêts lointaines peuvent engendrer des monstres et libérer le mal originel dans la nature humaine. Plus particulièrement au Congo belge : « Comment se pouvait-il que la colonisation soit devenue cet horrible pillage, cette inhumanité vertigineuse où des gens qui se disaient chrétiens torturaient, mutilaient, tuaient des êtres sans défenses et les soumettaient à des cruautés aussi atroces, enfants et vieillards compris ? N’étions-nous pas venus ici, nous Européens, mettre un point final à la traite et apporter la religion de justice et de charité ? Parce que ce qui se passait ici était encore pire que la traite des esclaves, n’est-ce pas ? ».
Est-ce à dire que le colonialisme est aussi infect dans son principe que les idéologies communistes et aryennes ? Probablement pas tout à fait[3]. Le communisme et le nazisme partent de principes dès l’origine délétères, communauté des hommes sans liberté ou communauté raciale, quand le colonialisme peut être plus généreux. Quoique la cruauté et l’impéritie humaine, la cupidité et le racisme le polluent très vite. A moins que dès l’irrespect de la souveraineté des peuples, le ver soit dans le fruit… Et, dans ce cas, le dévoiement des bonnes intentions par ceux qui exercent le pouvoir politique, militaire et entrepreneurial, fût-ce au plus bas niveau, est patent.
Seuls, sur les rives du Congo, les religieux sont souvent épargnés par le mal, charitables, au contraire de cette acmé atavique de l’horreur indigène et européenne qui inspira Joseph Conrad : c’est d’ailleurs en conversant avec Roger Casement que ce dernier put échafauder la violence de son roman emblématique : Au cœur des ténèbres[4].
La seconde partie, dans les forêts péruviennes, montre combien « le Congo et l’Amazonie étaient unis par un cordon ombilical ». Les responsables locaux d’une compagnie anglaise d’exploitations des hévéas sont des tortionnaires et des esclavagistes, soumettant la population indienne à un réel génocide. Roger Casement s’épuise à inspecter, interroger, noter pour rédiger un second rapport, presque le miroir du premier. Son esprit n’en reste pas indemne, au point que pour lui « l’Irlande, comme les Indiens du Putamayo, si elle voulait être libre devait se battre pour y parvenir ». A-t-il confondu la condition amazonienne avec celle des Irlandais qui ne sont privés que de souveraineté ?
Nous laisserons le lecteur découvrir dans la troisième partie combien le nationalisme, fût-il venu des meilleures intentions, animé par le compréhensible désir de développement d’une culture propre et de la libération gaélique de l’impérialisme britannique, peut conduire à l’explosion irraisonnée des armes : « Le patriotisme est une religion, il est fâché avec la lucidité. C’est de l’obscurantisme pur, un acte de foi. », assène l’écrivain George Bernard Shaw à ce converti au service d’une nouvelle sauvegarde des peuples. La culture irlandaise ramenée à sa pureté nationale mérite-t-elle que lui soit sacrifiés des militants, que le sang soit abondamment versé, que l’inflexible Roger Casement aille jusqu’à trahir l’Angleterre qui avait auparavant reconnu son combat humaniste ? Le pionnier de l’anticolonialisme s’est-il fourvoyé dans les perversions du nationalisme ?
Si l’on est convaincu par la nécessité de cette stèle biographique élevée à Roger Casement, l’on peut aussi s’interroger : sommes-nous réellement à la hauteur du roman ? Ou, plus modestement, à celle du reportage, du document d’historien ? La narration reste trop souvent monocorde, voire répétitive, déflorant trop tôt et sans surprise, dans les scènes carcérales, le mystère de la haute trahison anti britannique. Certes il est indubitable qu’au-delà de ses recherches sur le personnage, Mario Vargas Llosa a tenté d’infiltrer ce qui manquait de fiction pour donner de l’épaisseur psychologique au personnage, à ses interrogations politiques et existentielles. Mais, restant au service d’une figure un peu trop oubliée - ainsi justement réévaluée -, d’une figure symbolique du destin colonial de l’humanité, Mario Vargas Llosa n’a-t-il pas perdu quelque chose de la liberté et du souffle de la fiction romanesque ? De même, malgré l’ampleur et la maîtrise incontestable de la documentation exploitée, ne manque-t-il pas de quoi nourrir une empathie du lecteur qui a du mal à s’identifier au héros trop granitique et réservé, malgré quelques émotions homosexuelles dont le contre-espionnage anglais sait se servir. Toutes ces victimes, à la chaîne massacrées, quoique avérées, restent également un peu abstraites. Le Rêve du Celte (qui tire son titre d’un poème de Roger Casement) reste une œuvre documentaire indispensable, à la lisière de la biographie et de l’essai, mais un récit qui peine à nous faire vibrer.
Certainement faut-il replacer en perspective ce roman avec ceux consacrés au fasciste d’Amérique centrale Trujillo et à l’activiste Flora Tristan, formant ainsi une trilogie de la lutte contre les oppressions. Il y avait dans La Fête au bouc[5] un personnage féminin qui cachait un lourd secret dans son passé de Saint-Domingue, ainsi que des hommes préparant l’assassinat du dictateur Trujillo. Ceux-là avaient su nous toucher, nous faire frémir avec le récit de leurs douleurs et de leurs espérances, quand la figure du caudillo exotique devenait aussi démentielle que fragile. De même, la pasionaria des ouvriers et des femmes, qui au XIX° voulut les libérer d’un capitalisme barbare et d’un machisme tribal, pouvait, dans Le Paradis un peu plus loin[6], nous prendre par la main dans la justesse de sa cause. L’on se rappelle aussi le grand souffle épique qui balayait La Guerre de la fin du monde[7] en radiographiant la révolte d’une communauté chrétienne hallucinée en quête d’utopie dans le nord-est brésilien… Mais pour ce Celte dévoyé, à qui sont réservés les dévoiements des idéaux et du militantisme, une sorte de froideur mécanique empêche une suffisante dynamique romanesque…
Dénoncer les tyrannies, mais aussi les utopies qui sont consubstantielles aux espoirs de libération, jusqu’à leurs aboutissants mortifères est bien le principe vital auquel obéit le libéral Mario Vargas Llosa, dont les essais reflètent cette éthique politique, qu’ils soient De sabres et d’utopies[8] ou parmi Les Enjeux de la liberté.[9]Ce fut grâce à la lecture de La Route de la servitude de Friedrich A.Hayek[10] et de La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper[11], qu’il comprit que les libertés ne pourraient s’exprimer dans le chaudron empoisonné des révolutions de gauche, que Cuba devenait un cloaque communiste. Le libéralisme économique et des mœurs est alors enfin pour lui et pour nous la voie du développement des sociétés et des individus. Flora Tristan, quoique précurseur du socialisme marxiste, Roger Casement quoique thuriféraire du nationalisme, étaient des libérateurs encore à parfaire…
Trop sage et attendue, quoiqu’élégante, est la couverture choisie par Gallimard. Celle de l’édition espagnole, chez Alfaguara, est rouge rubis : l’entremêlement du visage et de la carte sanglante est le reflet de la personnalité du héros, comme problématisant de la plus heureuse manière plastique qui soit le destin meurtrier du colonialisme et celui meurtri de l’idéaliste égaré que devient peu à peu le foudre de guerre pro-irlandais. C’est alors que le roman n’est pas à la hauteur de sa couverture. Consolons-nous, il y a bien des bonheurs à revenir aux réussites indépassables que sont Les Carnets de Don Rigoberto[12], La Fête au bouc ou La Guerre de la fin du monde. Avec de tels chefs d’œuvre, il faut admettre que nos attentes sont placées bien haut. Trop haut peut-être…
Photo : T. Guinhut.
De toute évidence, avec Temps sauvages, Mario Vargas Llosa retrouve tout son brio. Après un prologue documentaire rappelant l’irrésistible ascension de l’entreprise exportatrice de bananes, « United Fruit Company », qui usait de son monopole en exploitant les populations guatémaltèques et de ses réseaux d’influences aux Etats-Unis, le romancier fait entrer en scène ses personnages.
D’abord Marita, surnommée « Miss Guatemala », jeune fille intelligente, qui devient enceinte de son mentor, le docteur Efrén Garcia Ardiles, qui prône le « socialisme spirituel ». Ô scandale ! Ceci pour planter le décor idéologique du pays. Mais bientôt c’est le militaire Jacobo Arbenz qui occupe le devant de la scène, dont l’épouse Maria lui fait découvrir « un monde méconnu d’injustices séculaires, de préjugés et d’aveuglement ». Aussi fomente-t-il des coups d’Etat pour écarter les dictatures, devenant ministre de la Défense, puis Président élu en 1951. Selon ses détracteurs, dont le colonel Carlos Castillo Armas, surnommé « Face de hache », il s’agit d’un « régime communiste ». Aussi l’intrigue repose-t-elle sur l'organisation d'un coup d'État qui va conduire, à la démission du Président Jacobo Arbenz, en 1954. Ce dernier avait mis sur les rails une vaste réforme agraire, heurtant les intérêts de l'United Fruit Company. La firme se goinfrait de son monopole de la culture et de la distribution des bananes dans nombre de pays de l'Amérique latine, abusant de la corruption, impulsant les lois économiques, fiscales et forcément sociales, au détriment du développement. L’on se rappellera que l’expression « république bananière » vient de telles pratiques.
Si Arbenz est le fil conducteur de l’intrigue, bien des personnages hauts en couleurs méritent le détour. Le « grossier Sam Zemurray », patron d’United fruits, bénéficie d’un efficace bras droit, un diplomate américain, l’élégant Bernaus, introduit dans la presse et les sphères du pouvoir américain, qui parvint à persuader de l’imminence d’une colonie communiste à la solde de Moscou, donc le Département d'Etat et la CIA de dépêcher au Guatemala de réels moyens humains et logistiques afin d’installer au pouvoir une oligarchie à leur solde. Quant à Carlos Castillo Armas,s’il remplace Arbenz à la tête du pays, il ne profite pas longtemps de sa forfaiture : au bout de trois ans il est abattu.Reste le cas plein d’enseignements de l'ambassadeur américain Peurifoy, parfait exécutant sans état d'âme ni éthique, obéissant aveuglément à son administration, quels que soient les tours et détours des ordres venus d’en haut, réplique de « la banalité du mal » selon Hannah Arendt[13].Sans oublier l’influence délétère d’un voisin compromettant, Trujillo, dictateur de la République dominicaine, mégalomane de haut-vol, séducteur brutal, et de son âme damnée Jonnhy Abes Garcia, qui font ici une déterminante incursion, depuis les pages de La Fête au bouc, avant l’assassinat du premier. Sans compter une louche pléiade de clients de l’alcool et du bordel, de mercenaires sanguinaires, de brutes secondaires, comme ce Dominicain qui assène : « Je bois aux tortures qui délient les langues »…Il ne manque pas une femme considérable à ce roman où brille le choc des influences et des armes : Marita, ou « Miss Guatemala », soit Marta Borrero Parra,aussi intelligente que séductrice, voire dangereuse.
Car Marta Borrero Parra joue un rôle de premier plan auprès de bien des protagonistes, y compris les plus opposés. Quelle est la part de l’éthique politique ou de l’attrait des hommes de pouvoir, en dépit de leurs actes, chez cette trouble égérie ? Le Colonel Président Carlos Castilo Armas n’est-il qu’un « guignol amoureux », est-elle « le vrai pouvoir derrière le trône ? L’ultime partie du livre, simplement intitulée « Après », relate une visite que fit l’écrivain chez cette vieille dame de quatre-vingt ans, portant encore beau. Elle habite à Washington, dans une maison entourée de végétation et remplie d’oiseaux, en une étonnante « horreur du vide », où des statues religieuses alternent avec des « hommages à des dictateurs latino-américains, comme le généralissime Trujillo ou Carlos Castillo Armas. Ce dernier fut « le grand amour de sa vie », m’avouera-t-elle un peu plus tard ». Ainsi lui voue-t-elle un véritable autel, cette « femme inquiétante, avec un regard vert-gris qui semblait trépaner ses interlocuteurs ». Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir dix maris « qu’elle a tous enterrés ».
Ce sont là peut-être, comme une sorte de coda, les plus belles pages de ce roman, dans laquelle elle apparait comme une allégorie anticommuniste des destinées latino-américaines, mais un anticommunisme dévoyé dans le fascisme.
Parmi les nœuds géopolitiques brûlants du XX° siècle, ce roman politique est échevelé comme un thriller, dont les séquences historiques et dramatiques alternent, même si les premières sont moins dynamiques. Temps sauvages emporte, passionne et laisse le lecteur abasourdi face à ces convulsions. C’est avec un sens aiguisé de la satire que Mario Vargas Llosa oppose les lourds militaires corrompus et les socialistes. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les démagogues populistes ne bénéficient pas de l’indulgence du romancier, ce en conformité avec son éthique politique adossée au libéralisme. Il n’a pas plus de complicité pour le rôle tenu par les États-Unis en Amérique centrale, dont les conséquences contrevinrent aux objectifs annoncés, tant les guérillas communistes parcoururent le continent et conduisirent à l’assomption du castrisme à Cuba. « Tout compte fait, l’intervention américaine au Guatemala a retardé la démocratisation du continent pour des dizaines d’années et a provoqué des milliers de morts en contribuant à populariser le mythe de la révolution armée et le socialisme dans toute l’Amérique latine. Les jeunes d’au moins trois générations tuèrent et se firent tuer pour un autre rêve impossible plus radical et tragique encore que celui de Jacopo Arbenz. En ce sens le roman, avec cette conclusion morale, a quelque chose d’un apologue politique.
Fresquiste d’une Histoire tragique, le romancier orne la période de la Guerre froide et du maccarthysmede conflits secondaires et cependant vitaux par leur répercussions encore sensibles dans l’Amérique latine d’aujourd’hui.
L’on devine qu’en ses Temps sauvages, s’appuyant sur une rigoureuse documentation, l’écrivain a ajouté la vie bruissante de la fiction, imaginant des péripéties vigoureuses, pénétrant de l’intérieur la psyché parfois monstrueuse des protagonistes. Comme une apostille à La Fête au bouc, ce roman très réussi ne dépassera peut-être pas les plus grandes et aériennes réussites de Mario Vargas Llosa, soit cette Fiesta del Chivo, et parmi les plus anciens, La Guerre de la fin du monde. Notre romancier a su s’emparer de vastes fresques historiques, telles qu’en auraient pu rêver des écrivains de gauche, voire complaisamment communistes, comme Jean-Paul Sartre, mais à la réussite stylistique il sait, lui, associer une éthique politique libérale méritoire.
Séducteur, ce Don Juan du roman norvégien l’est doublement, du point de vue thématique autant que stylistique. Cependant, que l’on se garde bien de croire que Jan Kjaerstad nous abandonnera aussitôt séduction faite. Relire son vaste opus en forme de trinité autour de son héros Jonas Wergeland nous assurerait un autre voyage, pas tout à fait symétrique de la première lecture, tant la composition est originale, complexe, mais avec charme et sans difficultés acérées. Nous redécouvririons alors Le Séducteur comme l’autre planète d’une vie, tellement l’écrivain sait entremêler les drames et les ravissements qui tissent la personnalité d’exception de son personnage artiste. Deuxième volet de l’entreprise colossale en forme de triptyque, Le Conquérant est à la fois une quête biographique, esthétique et philosophique, tant la beauté, l’ambition et le mal y sont tressés : plus encore un régal littéraire. Ce romancier bouillonnant et polymorphe nous avait naguère alertés avec un Aléa en forme de réseau narratif pour le moins surprenant, fort différent, quoique plus près encore des lisières du genre policier, cependant une fois de plus en forme de roman mosaïque.
Faut-il se conformer à l’habitude de la chronologie pour raconter une vie ? Le Norvégien Jan Kjaerstad saute allègrement par-dessus cette convention, écrivant l’histoire de Jonas à la manière d’une constellation tournant autour de son point nodal : la mort de son épouse. Que l’on se rassure, il ne s’agit pas d’un énième policier, gonflant dangereusement les rayons d’un genre avide de clichés ; de plus la fin nous laissera au même plan, en quelque sorte cinématographique, et en plan, car le mystère reste non résolue. Mais sachant que Le Séducteur n’est que le premier volet d’une trilogie d’environ 1500 pages, nous aurons tout le temps d’espérer maints développements à l’énigme et à l’explosion narrative dont l’écrivain - et le lecteur avec lui - est friand, malgré quelques pages, somme toute pardonnables, où l’écrivain se laisse emporter par un enthousiasme un peu bavard.
Ce sont en fait deux points nodaux au cœur du Séducteur : outre le cadavre sanglant de l’épouse, c’est leur rencontre, lorsqu’enfants, leurs bicyclettes se heurtent. Là est le « moyeu du récit » qui fait le lien entre école et maturité, et de la roue de l’existence.
Le tableau familial est le biais par lequel passe une satire de la Norvège toute entière, aux nouveaux riches incultes et péremptoires, clinquants et affreusement conventionnels. Heureusement, l’enfance et l’adolescence du héros, racontées par facettes au moyen d’un narrateur omniscient, parfois critique, toujours mystérieux, sont entourées par divers initiateurs. Sa sœur dont l’exposé didactique exhibe son sexe à sa vue, son ami Gabriel aux bavardages infinis à bord d’un bateau qui faillit heurter un ferry, sa complice Néfertiti grâce à laquelle Jonas joue Duke Ellington à l’harmonica et « se transforma psychologiquement en homme du grenier». De plus, autour de Jonas, de multiples figures de l’artiste éclairent sa mémoire et son espace : Ole Bull, le musicien virtuose du XIX° siècle, voyageant jusqu’au sommet des pyramides, le sculpteur Gustav Vigeland dont l’imagination gothique est « débridée », ou la peintre Dagny M., étrange et fascinante...
Après mille conquêtes et cent voyages, c’est avec son épouse Margrete, perdue et retrouvée, qui avait le don « de transformer le train-train de la vie de tous les jours en œuvre d’art », que Jonas, l’homme au « pénis miraculeux », donne toute la mesure de son inventivité, de son exploration du monde, à elle dédiées, au point que l’on puisse parler de memento mori pour qualifier cette brillante stèle romanesque.
« Lançant une vague de créativité dans le pays », Jonas Wergeland réalise pour la télévision norvégienne des documentaires, loin du réalisme, qui est « l’antipode de l’art ». Il émeut, suspend, transcende ses spectatrices et ses spectateurs. Ainsi les épisodes de la série filmée par Jonas, titrée « Thinking Big », qui bien souvent magnifient d’emblématiques artistes, permettent-ils à Nora de se percevoir « comme une voyante, c’est-à-dire une visionnaire », dans un mise en abyme particulièrement riche de sens. De même, Jonas ressent un frisson, « un fil d’argent dans le dos » s’il rencontre la beauté, ce qui lui permet de découvrir aussitôt de neufs talents, comme celui du peintre Jens Johannessen.
Le temps de l’œuvre d’art qu’est Le Séducteur n’est pas linéaire. Il est fait de cercles concentriques, d’archipels reliés par la dynamique du conteur, en tous cas tissé de motifs comme la trame d’un tapis, ou les pelures de l’oignon, pour reprendre les métaphores du narrateur. Un complexe et délicieux système d’écho (comme entre l’orgue du père et celui de l’opéra de Sydney) relie les récits, suspendus et repris tour à tour, surprenants, nantis de titres évocateurs, parfois cosmiques, pour un roman indubitablement philosophique : « Le nez de Cléopâtre », « Rhetorica Norvegia », « La troisième possibilité », « Le code des planètes », « L’homme qui racontait des histoires », « Imago dei »... Jan Kjaerstad répond ainsi à la question de savoir quelles strates nous composent. L’épique aux gorges du Zambèze, lors du sauvetage de Veronika, le lyrisme d’une vie qui « était un conte de fées sans fin », côtoient le tragique avec la mort de « la jeune fille aux plus longs cils du monde »… Mais aussi le comique, lors de l’hilarante et blasphématoire comparaison entre la langue de Nina sur son gland et au-devant de l’hostie, ce qui « méritait le nom de sacrement » ! Sans omettre que l’érotique est une spécialité toute en finesse et intensité sous la langue de Jan Kjaerstad, si l’on songe (entre autres abondances) au « yoni mathématique » de Christine A.
Qui est le narrateur, qui nous donne la sensation tout connaître de son héros et offre son récit encyclopédique au service de la Norvège ? Pourtant son « omniscience a des limites », en particulier lors du respectueux abord du « Mont de Vénus » de Margrete. Qui sait s’il s’agit d’un double de l’écrivain, celui qui a le pouvoir de remodeler une histoire changeante, et qui permet que l’on s’interroge sur les structures, les erreurs et les joies de notre propre vie, certes plus modeste. En ce sens la littérature est une réalité augmentée pour celui qui est capable de changer en contes les faits divers de l’existence : « Le meurtre des sept amants », ou « Le prix de la beauté », n’étant que quelques-unes parmi les dizaines de séquences ébouriffantes du roman.
Le Conquérant ne manque pas d’amplifier les thématiques affleurant dans ce précédent Séducteur. C’est encore Jonas Wergeland. Nonobstant la filiation étroite des deux opus, le second peut se lire seul. De plus il ne s’agit pas d’une répétition du premier volume, quoique les échos pullulent, mais d’une recréation de l’énigme Jonas, cette fois centrée sur l’ascension du personnage, et racontée par un narrateur perplexe disposant de nombreux éclairages et témoignages sur l’ascension et la carrière de l’objet d’étude dont l’a chargé son éditeur. En ce sens, et toujours en forme de puzzle brouillé, il s’agit d’un roman de formation monté à l’occasion de la mise en examen pour meurtre de Jonas sur la personne de son épouse Margrete, quoique l’on ne soit sûr de rien. Dans l’attente du procès à sensation, tant Jonas est en cette Norvège célèbre, l’on découvre que le narrateur, un « professeur » reçoit, dans son bureau encombré de documents sur l’affaire, une femme, qu’il appelle « ma muse », et qui distille ses révélations non sans une motivation étroitement personnelle, intéressée, voire dangereuse : « Je ne suis pas omnisciente, mais je sais beaucoup de choses. Je détiens notamment la clé de l’énigme ». Tout cela en vue de « la biographie définitive de Jonas Wergeland ».
Quoique le récit progresse par fragments, sans linéarité, l’intérêt du lecteur ne cesse de croître, recomposant mentalement les facettes, les contradictions et la complexité toujours ouverte du personnage. L’ambition et l’imagination sont les cordes de l’arc qui propulse la vie de ce « conquérant » vers diverses femmes autant qu’à la conquête de la Norvège entière et de ses Norvégiens remarquables, magnifiés dans sa série télévisuelle « Thinking Big ». Sans compter les voyages lointains vers Istanbul où ses parents le conçurent, en admirant « la vue sur la mosquée du Conquérant », jusqu’en Arménie. Mais à l’heure de son silence en l’attente de son procès, le voici adulé, disculpé par les uns et vilipendé par les médias. Car le conteur, cinéaste, metteur en ondes, qui réalisait des œuvres cinématographiques aussi fascinantes en soi que flatteuses pour le nationalisme norvégien, offrant au public de quoi légitimement admirer, comme à l’occasion de cette incroyable patineuse qui dessine sur un lac gelé, se voit frappé par ce ressentiment que peut susciter le trop de gloire. Aussi recherche-t-on « les trous noirs dans la vie de Jonas Wegerland ».
Sont-ils parmi les multiples personnages satellites, comme le petit frère de Jonas, nommé Bouddha, parmi les condisciples de Jonas adolescent qui violèrent avec son concours une jeune fille dans ce bois qu’ils appelaient « La Transylvanie » après avoir vu le film Dracula Prince des Ténèbres ? Ainsi faut-il « penser que de tous les criminels, le spectateur était le plus coupable », formule à double sens tant les Norvégiens sont les spectateurs de ses émissions.
Faut-il les chercher parmi ses conquêtes, souvent des jeunes femmes ardentes qui accèderont à un brillant avenir, l’une dans le domaine militaire, l’autre « première critique norvégienne d’envergure internationale », dont il vit « le clitoris rougeoyer » ?
L’obsession sexuelle est d’ailleurs est des moyeux du récit et des êtres, à l’occasion des « pulsions primaire suscitées par les armes de séduction aux formes rebondies », Jonas poursuivant à cet égard bien des rêves de conquêtes puis collectionnant leurs réalisations racontées avec un réel et délicieux luxe rhétorique. Quant à son frère Daniel, marxiste-léniniste reconverti dans la théologie, il fait de la masturbation « une science » une « recherche de l’orgasme parfait ». Les seins et leurs aréoles étant l’objet de sa « fascination haletante […] une sorte de mandala pour la méditation ». La scène du vieux matelas « Paradis » laissant échapper au vent ses « anges » pornographiques de papier glacé est à cet égard hilarante. Alors que des femmes exceptionnelles sont magnifiées en ses documentaires, comme l’écrivaine et Prix Nobel Sigrid Undset, la première Norvégienne à parvenir dans les pages de Playboy, Ingeborg Sorensen, est l’égérie de Daniel, décrite avec in enthousiaste quasi-déiste. Car « l’érotisme est fait de métaphores ».
Le mal gît probablement quelque part, en cette tête que les serpents orangés cernent sur la couverture : « un nid inhabituellement peuplé, avec au moins cinquante, voire cent reptiles - des couleuvres à collier sûrement, ainsi que des orvets, et même des lézards et des crapauds. Tous enchevêtrés en un énorme tas ». Et si notre douteux héros est malade, son corps est « envahi de serpents, de rubans qui ondulaient, s’entrelaçaient, des rubans qui lentement le faisaient basculer dans un univers abstrait, une réalité où des ornements sinueux remplaçaient un monde connu ». La métaphore est filée à de nombreuses reprises. Ainsi lorsque Jonas frappe violemment Margrete : « il avait un serpent dans chaque œil ».
Est-ce la jalousie ? Tant Jonas craint que Margrete ait un amant, elle qui, dermatologue et spécialiste des maladies vénériennes, en connait un rayon sur les conséquences malignes du désir et de l’amour. Pire, « à cause d’elle, il se trouverait mêlé à un sombre scandale ».
Malgré l’aveu soudain de Jonas au cours de son procès, le meurtrier n’ayant su se départir de la jalousie et de la colère, saura-t-on enfin l’entière vérité sur la mort de Margrete, au bout de l’ultime volet du triptyque ? L’énigme d’une personnalité d’exception sera-t-elle soluble au sortir de l’examen de toutes ses émissions documentaires et de tous ces chapitres disposés comme une mosaïque dont il faudrait trier et ranger les tesselles ? Qu’importe. Car les vives couleurs, le brio du style et de la pensée, les innombrables tableaux fouillés de ce retable romanesque ne peuvent que nous séduire, nous conquérir, sans relâche. Au point que l’on puisse compter Jan Kjaerstad parmi les grands du monde littéraire.
Il faut se souvenir que l’artifice ténu de l’argument policier dans Le Séducteur et Le Conquérant servit déjà d’appât plus nettement évident pour un précédent roman, hélas négligé, de Jan Kjaerstad. Quoique d’une pagination moins impressionnante, une stratégie également expérimentale animait Aléa. Une bonne demi-douzaine de personnages sont assassinées : il semblerait que le fil qui les relie soit leur rencontre fortuite avec le narrateur, informaticien expert de son état. Est-ce un « aléa » ? Ou, comme dans Le Séducteur, une « vague de créativité » étant données les affinités aléatoires avec, tour à tour, un architecte, un anthropologue des banlieues collectionneur de représentations d’Hamlet, une typographe adepte d’un « alphabet entièrement nouveau », un Péruvien passionné de bonzaïs, une musicienne, corniste tuée par l’oreille… L’inspecteur Theo Zakariassen parvient à arrêter un suspect. Cependant le lecteur seul apprend bien plus tôt de quelle manière le narrateur est impliqué. Comment le meurtre peut-il mener à la connaissance de l’ « âme » des victimes ? L’assassin essaie-t-il de « prendre la place de Dieu » ?
La première conversation avec l’architecte « transformait le monde autour » du narrateur, dont l’emploi consiste à veiller au fonctionnement du « système total » de l’information. Sciences exactes et sciences humaines se croisent, en un réseau complexe, comme pour donner un équivalent de l’univers, à travers une composition romanesque qui est aussi l’équivalent des systèmes informatiques. Entre examen psychologique et spéculation intellectuelle, les menus faits du quotidien ainsi que les biographies fouillées des victimes laissent deviner les failles par lequel un sens inconnu de l’univers peut surgir : « un projet différent, une tentative de rénover les sens, une sorte de reconstruction du monde ». En effet, trois victimes ont visité l’archipel des Tonga, toutes sont juives, comme si le meurtrier reconstituait un puzzle absolument imprévu au moment des crimes. Plus loin jaillit « une théorie selon laquelle les meurtres matérialisaient les détails d’une peinture de Bosch intitulée L’Enfer »…
Notre narrateur, dont la personnalité jubilatoire parait incroyablement dissociée, vit avec Ingeborg, hôtesse de l’air qui connait « le sésame de l’érotisme », « comme si sa langue caressait les replis des parois de [son] cerveau ». Au restaurant il compare sa fourchette « à la main de Dieu sur le point de détruire la tour de Babel ». L’on a compris que, nonobstant la traduction, et grâce à cette dernière, parmi un récit introspectif, lent, irrigué de méandres conceptuels, la langue de Jan Kjaerstad, faite de « tourbillons de pensées » est toute de précision scrupuleuse et de métaphores suggestives. Arborescente, parfois à la limite de l’essai philosophique, la structure du récit fouille avec gourmandise l’incompris, les libertés et les déterminismes de l’aléatoire, comme à la recherche d’une clef universelle. Ce qui fut de l’ordre du hasard deviendrait de l’ordre de la préméditation, en une énigme cosmologique.
C’est avec une élégante perversité que Jan Kjaerstad mène l’intrigue, dont l’intensité va croissant, de son roman une fois encore philosophique. Theo, l’enquêteur à l’ironique prénom, en un quiproquo stupéfiant, devient ami avec notre criminel qu’il qualifie de « génie ». Employé au service informatique de la police, ce dernier devient avec lui un enquêteur profondément studieux lorsque grâce aux fichiers informatiques il ouvre « un éventail de possibilités », « une sorte d’écriture sacrée, ayant autant trait au mystère de l’existence humaine que la parole biblique ». Jorge Luis Borges[1] aurait aimé ce réseau de correspondances, cette ironie de la construction polymorphe dans laquelle le meurtrier est, de toute bonne foi, l’enquêteur.
Né en 1953, Jan Kjaerstad, grand voyageur, vit à Oslo. Spécialiste de théologie (on l’aurait deviné en le lisant), il publia des nouvelles, puis un roman, Miroirs : une série de lectures du vingtième siècle, dans lequel son héros David Dal traverse une Histoire occidentale en forme de puzzle jeté à la face du lecteur. L’édition française n’avait, avec Aléa, fait qu’une tentative un brin avortée pour affirmer le nom de notre déjà essentiel romancier. Alors que Le Séducteur fut en Norvège publié en 1993, nous ressentons comme un irritant, impardonnable retard la traduction à venir de l’ultime volet de la trilogie : L’Explorateur. Qand l’écriture de ce romancier artiste au talent polymorphe reste aussi suggestive, bardée de péripéties, de métaphores filées, de pensée au sens fort du terme le lecteur sera emporté pour longtemps dans un monde d’actions et de rêveries innombrables, mais aussi parmi un miroir kaléidoscopique de soi-même et de l’univers. Il ne reste plus qu’à souhaiter que le succès de ce Séducteur puis du Conquérant engage l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture[2], dont les couvertures, le papier, les polices, jusqu’aux marque-pages, sont à nul autre pareils, reconnaissables entre tous, inquiétants parfois, ravissants enfin, comme à l’occasion de Gavelis[3] ou de Petrosyan[4], à non seulement rééditer Aléa, mais de surcroît, ne mégotons pas, à nous offrir l’œuvre entière du bouillonnant et inventif Norvégien, dont la « poétique combinatoire », le roman mosaïque, a tout du postmodernisme coruscant d’un « baroque norvégien », pour reprendre le titre d’un de ses chapitres.
Thierry Guinhut
La partie sur Le Séducteur a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2017.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.