Eglise Notre-Dame, La-Roche-Posay, Vienne.
Photo : T. Guinhut.
Petite porcelaine bleue,
roman.
XIII
La galerie d’Herbert Sigüenza.
- Votre ensemble bustier-pantalon semé de marguerites et de campanules est fort estival ; vous enchantez l’hiver, Petite porcelaine bleue…
- Taisez-vous ! Je vais avoir des coquelicots sur les joues.
- J’y compte bien ! Supportez mon pardessus d’alpaga sur vos épaules. Oh pardon, votre carton à dessins n’est-il pas trop lourd ? Je vous aide. Prenons l’ascenseur. La Porsche Phantom est impatiente de vous convoyer.
- Où allons-nous ?
- Là où vous méritez d’aller.
- Vous voilà bien mystérieux, Monsieur Armfeld.
Les avenues se succèdent les unes après les autres, une cour intérieure ouvre enfin son portail, activé par un code digital. Un large déploiement de vitrines abrite des tableaux anciens en retrait, à l’abri de la lumière du soleil, paysages, natures mortes, portraits et portraits…
- Monsieur Armfeld, qui m’amenez-vous ? C’est si inhabituel de votre part.
- Permettez-moi, Monsieur Sigüenza, de vous présenter mon amie : Petite porcelaine bleue. Oui, c’est bien son nom.
- Vous devez être quelqu’un de rare, d’unique, pour que votre cavalier déroge à son impavide solitude.
- Oh, je ne suis qu’une abeille ordinaire !
- Qui ne manque pas de piquant… Et dont les vêtements colorés me laissent stupéfait auprès du Maître obscur. Trêve de galanteries. Je m’étonne que ma nouvelle exposition puisse attirer mon légendaire amateur de noir, dont les derniers achats étaient des grisailles contant des vies de saints, et d’austères encres, cependant dansantes, de Zao Wou Ki…
- Je suis prêt à tout regarder, avec la protection de Petite porcelaine bleue.
- Alors, armez-vous de courage. Laissons cette allée de sculptures de bronze du dix-neuvième siècle, nouvellement acquises.
En effet, la salle explose de couleurs, d’aplats et de géométries désaxés, de figures psychédéliques et de lettres capitales bousculées. Ce sont des graffs, des fresques murales urbaines, déployées sur panneaux, parfois uniques, parfois réunies en diptyques et triptyques.
- Je constate, à votre moue pincée, et je n’en suis pas étonné, que vous n’aimez pas, mais pas du tout.
- Et qu’en pense Petite porcelaine bleue ?
- J’avoue trouver tout cela brutal, flashy, vulgaire, agressif. Cependant…
- Cependant, c’est un monde, n’est-ce pas ? Il s’appelle, du moins selon son pseudonyme, Urban Reborn Flash. Ce n’est ni Rubens, ni Whistler… Mais une tendance, un reflet de l’époque, une sociologie dynamique, voire prédatrice. Collectionner l’art est une affaire de culture et de goût, et même si cela peut paraître une sous-culture, c’est un des esprits du temps, une singularité esthétique vigoureuse…
- En y réfléchissant, celui-ci, le dernier, un peu isolé, on dirait l’autoportrait du graffeur. Avec sa bombe étincelante ornée du jaillissement de la peinture bleue, le doigt sur la gâchette, il a quelque chose d’étonnant dans son regard. C’est l’autodérision de l’artiste triangulaire, sur fond de briques rouges, avec sa chair ocrée, ses moustaches de caballero. En bas, une signature illisible et mystérieuse ; sur la poitrine une dédicace peut-être…
Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
- En effet ! Petite porcelaine bleue, j’admets que l’effet coloré reste longtemps surprenant.
- En bas, une main ramasse la deuxième bombe, peut-être vermillon, pour venir à la rescousse.
- Comme Charles Quint ramassa le pinceau de Titien !
- Je doute, Monsieur Armfeld, que l’artiste ait pensé à une telle allusion, bien éloignée de son univers, mais pourquoi pas…
- Il vous plait, Petite porcelaine bleue, n’est-ce pas…
- Ne me dites pas, cher Sphinx noir de la pyramide, que vous allez nous l’acheter ! Je le croirai quand la vérité sortira du puits…
- J’avoue qu’il ne cesse de m’étonner. Il y a un renfoncement un peu sombre dans l’allée de pierre brute du vestibule. Voici de quoi l’éclairer.
- Vous êtes devenu joliment fou, Gustav ! Ce sont mes vêtements bariolés qui vous ont contaminés…
- Vous me stupéfiez. Eh bien, pour fêter cette métamorphose du collectionneur, vous ne paierez que ce que je dois à l’artiste. Par amitié, j’offre à vous deux mes frais et le bénéfice que je ne veux pas faire aujourd’hui !
- Un grand Merci, Herbert ; sachez que l’économie ainsi réalisée me laisse de marbre, mais votre geste, non. Vous viendrez le visiter chez moi. Il n’est que justice que vous puissiez voir les pièces de que avez su choisir, y compris même si je vous ai été parfois infidèle.
- Je me rendrai à votre invitation avec joie. En espérant que Petite porcelaine bleue soit de la partie.
- Bien entendu. Que votre assistant l’emballe soigneusement. Bien qu’impressionnant, il n’est pas si grand pour que ma Porsche Phantom ne puisse l’embarquer. Attendez-moi là, Petite porcelaine bleue.
- Qu’avez-vous fait aux dieux pour que le pyramidal ascète, Gustav Armfeld soi-même, soit ainsi métamorphosé ?
- Je n’ai fait qu’exister un peu auprès de lui…
- Et qu’est-ce que ce gros carton à dessins que vous me trimballez-là !
- Non, par pitié, Monsieur Armfeld, pas mes œuvrettes.
- Si, si, je suis tout émoustillé de curiosité. L’œil impérial de votre chevalier servant est rarement en défaut, sinon jamais…
- Je ne suis qu’une lilliputienne mangaka, vous le voyez bien.
- Laissez-moi observer, réfléchir, laisser penser mon regard.
- Monsieur Armfeld, vous êtes un vilain. Vous voulez me piéger, m’humilier ; non !
- Mais ! c’est l’univers du manga dignifié dans une dimension supérieure ! J’en avais une vision un peu méprisante : il me semblait que depuis Hokusai l’on n’avait dessiné que pour les adolescents jetables. Comment avez-vous fait cela ? Les personnages virevoltent, les traits sont expressifs, émouvants, les noirs sont graphiques et les couleurs papillonnantes… Je sais, qu’au Japon, l’on expose et collectionne des planches. C’est plus une mangamania qu’une accession à la création de l’artiste. Mais ici, c’est un autre esprit du temps qui est magnifié… Vite, illico, signons un contrat, j’expose, je vends, vous êtes une princesse phénix !
- Que dites-vous du grand vilain, maintenant ?
- Euh, je ne sais que dire… Vous vous méprenez ! Vous complotez tous les deux.
- Dame Petite porcelaine bleue, je suis parfaitement sérieux, et pas le moins du monde soudoyé par Monsieur Armfeld ici présent !
- Si vous le dites… Alors, d’accord, à la condition que je puisse conserver par devers moi quelques planches.
- Cela va sans dire.
- Et vous ne savez pas tout. Notre prodige peint aussi des toiles.
- Pourrai-je visiter votre atelier ?
- Quoi, mais ce n’est que la cabane de Grondoudoux !
- Qui est ce gardien farouche ? Ne me faites pas croire qu’un Cerbère mord de ses trois mâchoires qui voudrait franchir la porte de votre atelier !
- Rassurez-vous, quoique volontiers farouche, c’est un charmant matou câlin…
- Ouf ! Je vous prépare un contrat. Pouvez-vous le laisser ce carton ? Voici un reçu parfaitement légal. Nous conviendrons d’un rendez-vous dans quelques jours…
- Vous m’avez vendue, Monsieur Armfeld !
- Je ne touche aucune commission.
- Alors vous êtes un bon vendeur. Le meilleur que je connaisse… Merci mille fois. Comment vous rendre un tel service ?
- J’ai d’autres cordes à mon arc. Vous verrez cela la semaine prochaine... Je vous dépose chez Maman Lan, n’est-ce pas ?
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Catedral de Ciudad Rodrigo, Salamanca, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
XIV
Calligraphies
- Qu’en pensez-vous, Petite porcelaine bleue ? Je suis soudain las de tous ces livres de marbre blanc.
- Que voulez-vous dire ?
- Ils ne sauraient demeurer vides, puisque vous existez.
- Quoi ? Voudriez-vous que j’écrive sur ces stèles ?
- Oui.
- Copier des sentences philosophiques, des poèmes ?
- Non. Ecrire par vous-même.
- Mais, Monsieur Gustav Armfeld, je ne suis ni philosophe, ni poète !
- Je n’exigerai pas de vous que vous soyez Platon où Bashô. Voyez ces in douze, ces in octavo, ces in quarto, ces in folio ; et celui-ci, immense, est un in plano.
- Et d’où viennent-ils ? Qui est leur sculpteur ?
- C’est moi qui les ai commandés à un marbrier, lui demandant de respecter soigneusement mes instructions. Ils étaient un monde vide. Je ne savais pas à ce moment qu’ils vous attendaient. Ils sont à votre disposition. Prenez le temps de la réflexion et de l’improvisation. Commencez par les plus petits. Calligraphiez en noir. Continuez en croissance. Et en vos couleurs.
- Je ne puis être à la hauteur ! C’est une tâche immense que vous avez l’audace de me confier, trop lourde pour moi. Stratosphérique !
- Soyez vous-même et elle sera légère. N’oubliez pas que j’ai lu et relu votre trilogie. Mêle si le récit et les dialogues paraissent fort simples à la première lecture, il y des finesses, des petites envolées qui ne trompent pas.
- Cela ne va-t-il pas dénaturer ces beaux marbres blancs ?
- Nous pouvons en laisser subsister un ou deux, pour témoigner de leurs métamorphoses. D’autant que vous pouvez vous permettre autant de grandes marges que de marges pleines…
- Et pourquoi n’écririez-vous pas, Monsieur Armfeld ?
- Je ne sais écrire que des rapports financiers, des plans de redressement, des contrats et autres utilités.
- Pourtant vous m’avez dit lire de la poésie métaphysique.
- Oui, John Donne, Emily Dickinson… Mais lire n’est pas écrire.
- Alors je guiderai votre main.
- Pourquoi pas. En attendant, vous avez seule les talents indispensables.
- À une condition.
- Dites-moi.
- À charge pour vous de me fournir des thèmes ; que vous m’inspiriez…
- Marché conclu.
- Mais si je faillis à la tâche, il faudra dès le début me permettre de cesser de barbouiller vos marbres.
- Vous avez ma confiance. Je peux aussi vous rémunérer pour cela.
- C’est hors de question !
- Comme vous voudrez. Alors vous reviendrez avec moi explorer les possibilités offertes par De Gustibus.
- Je ne peux pas commencer aujourd’hui. Il me faut aller chercher des colles préparatoires, des encres adéquates. Vous devez également me proposer un premier thème. Et je bafouillerai, balbutierai d’abord sur les carnets.
- Que pensez-vous de l’eau ? Sources et pluies, ruisseaux et fleuves…
- D’accord. Je dois méditer en silence avant la seconde vie du premier de ces livres de marbre. Je sens déjà mon imagination frétiller comme une truite.
- Vous me voyez, Petite porcelaine bleue, pleinement rassuré. Déjà ravi. Je dois vous abandonner, j’ai quelques réunions urgentes dans les étages inférieurs. Vous êtes la maîtresse de cet espace. Le mot « maîtresse » étant à prendre au sens d’un « Maître zen ». D’autant que les petits formats ne vous autorisent d’abord que le haïku.
Alors que d’un regard qui embrouille mes cils, il me quitte, je me sens stupéfaite. Nue comme au premier jour de la Création. Aussitôt me vient, sur carnet de soie, me vient… l’inspiration :
Dans la source boit une oiselle.
Personne ne l’aime.
Sa soif reste la même.
Qui saura voir un phénix en elle ?
Je n’ai plus qu’à courir sur vers l’ascenseur, chevaucher mon scooter rose. Trouver chez mon fournisseur une pâte de stuc blanc, chercher dans ma cabane mes encres, le noir de Chine le plus profond. Revenir dès le matin opérer sur la page de droite du marbre – que l’on appelle « belle page », pour que ma petite main sache calligraphier mon poème de rien.
Accroupie dans un coin sur le tapis d’Orient aux motifs de zèbres en fuite, et derrière le grand Bouddha d’onyx, je ne dis rien, lorsque le Maître de la pyramide, que j’entendais dans l’ascenseur moqué par des pimbêches d’un quelconque secrétariat pour son ascétisme monacal (là je fais une traduction car ce vocabulaire les dépasse), entrer. D’abord, il ne me voit pas. Mais il regarde le livre. Il est statufié. Sauf que lui n’est pas de marbre. Que va-t-il penser de ma billevesée ? J’en tremble. Il le prend dans ses belles mains. Semble méditer profondément.
- Où êtes-vous, Petite porcelaine bleue, sinon dans votre poème ?
- Je suis là, Monsieur Armfeld.
Il vient me chercher. Me tend la main. Me relève jusqu’à la hauteur de sa poitrine. Porte ma main minuscule à ses lèvres. Mes genoux frissonnent.
- Merci. Je ne doutais pas de vous.
- Mais ces livres de marbre vierge sont si nombreux. Combien sont-ils ?
- Cinquante-deux, comme les semaines de l’année.
- Ouh la la ! Il me faudra bien une année.
- Nous avons toute la vie.
- Mais, déjà que ce petit in douze pesait son poids, les in quarto doivent être si lourds…
- Au fur à mesure, je vous aiderai.
- Et l’in plano ? Il doit peser une demie tonne au moins…
- Vous avez du croiser les jumeaux Astruc. Ce sont des génies du bricolage, du bas en haut de la pyramide. Leur carrure de déménageur y pourvoira.
- Vous êtes un peu grandement fou, Monsieur Armfeld…
- Il me semble que vous n’avez guère besoin que je vous commande d’autres thématiques ; vous saurez par vous-même.
- Non, j’aimerais que vous me guidiez.
- Ensuite, passons aux nuages.
- C’est entendu. Et quelle sera la consigne pour l’in plano final ?
- Le cosmos.
- Oups, rien que cela. Je ne suis pas même la moitié d’une libellule et vous voulez que je fasse parler l’univers entier !
- Prenez toute le temps qu’il faudra pour que ce bureau devienne notre bibliothèque…
- J’essaierai peu à peu de compléter l’incommensurable, même miniature. Il me faudra au moins la moitié de l’éternité pour relever le défi. À moins que Grondoudoux vienne aider la calligraphe de ses petites pattes…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
La Bibliothèque du meurtrier versus Bibliothèque Hespérus : synospsis, sommaire & prologue
Museo Art Nouveau y Art Deco, Salamanca, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.