traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Georges Belmont et Hortense Chabrier,
Robert Laffont, 352 p, 9,50 €.
Anthony Burgess : Le Testament de l’orange,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Georges Belmont et Hortense Chabrier,
Robert Laffont, 238 p, 7,90 €.
Il y a une vie après le succès de L’Orange mécanique, qui fit les délices cruels du film splendide de Stanley Kubrick en 1971. Mais une vie bousculée, controversée, qu’il faut à son créateur, l’écrivain anglais Anthony Burgess (1917-1993), assumer. C’est chose faite avec Testament de l’orange. Car le film, plus encore que le roman, fut taxé d’avoir contribué, par son influence pernicieuse sur la jeunesse, à une série d’actes délinquants particulièrement abjects. Burgess aurait pu s’en défendre en écrivant un plaidoyer dans la presse, un essai solidement argumenté, comme il en eut d’abord l’intention. Il a préféré, douze ans après, écrire un autre roman, qui n’est en rien une suite du premier, mais plus exactement un apologue parodique et philosophique. Comme le fut à son insolite manière La Folle semence[1], roman de science-fiction homosexuelle et politique…
Rappelons le coup de poing linguistique et tragique qui fit de L’Orange mécanique, paru en 1962 outre-Manche, un incontournable marqueur des heurts de notre société, entre délinquance criminelle, charge culturelle et thérapeutique sociétale. « Humble narrateur et martyr », Alex est un adolescent, l’un des quatre « drougs » qui pratiquent la violence comme d’autres la danse ou la peinture expressionniste : « là-dessus, le sang a coulé, une vraie beauté, mes frères ». Leur première victime est un « viokcho veck », puis un patron de boutique et ses clients. La « castagne tzarrible » et la « bagarre salingue » vont bon train, l’extase d’Alex à l’écoute de Bach et Mozart l’emporte vers la « félicité » et vers le meurtre d’une vieille ; jusqu’à ce que les « milichiens » l’empoignent. On notera qu’Anthony Burgess, formidable inventeur linguistique, alla jusqu’à imaginer, pour le film La Guerre du feu, l’Ulam, un langage préhistorique.
La chose va prendre une hauteur sociétale insoupçonnée lorsque la « Prison d’Etat » décide de soumettre Alex à un programme de soin expérimental inédit : la « Méthode Ludovico » qui doit permettre de « tuer le réflexe criminel ». Ainsi, « privé de la faculté d’exercer moralement un choix », drogué, il visionne des films tous plus atroces les uns que les autres. Alors qu’il aurait dû s’en gargariser et s’en féliciter, il est écœuré jusqu’aux tripes !
Non seulement le « parler nadsat », mâtiné de russe et d’argot fait d’Orange mécanique une œuvre coruscante, mais le traitement infligé à Alex contribue à mettre en exergue la question de la criminalité et de son traitement : répression pénitentiaire[2], « châtiment stérile », soin psychologique, ou plus exactement conditionnement ? Il est loisible de se demander s’il s’agit là d’une forme de l’aristotélicienne catharsis, cette purgation des passions, sensée laver le spectateur d’une tragédie de ses pulsions malignes…
« Orange mécanique » est le titre d’un essai qu’écrit l’une des victimes d’Alex et de ses comparses, dénonçant « la mécanisation de l’homme ». Cette mécanisation de la violence va cependant de pair avec une paradoxale association avec la musique classique et baroque. La « grande musique » étant censée contribuer à la civilisation, dans le cas d’Alex, elle l’a « affûté ». Le final de la neuvième de Beethoven, cette « Ode à la joie » et à l’amour de l’humanité, l’excite au plus haut point. Mais quand il lui parait injuste de l’associer aux films de meurtres et autres atrocités japonaises et nazies, elle lui fait le même effet vomitif. Car « les activités les exquises et les plus divines ressortissent pour une part à la violence -l’acte d’amour par exemple ; la musique par exemple ». Rassurons-nous, s’il se peut, notre charmant Alex retrouvera bientôt sa vraie nature.
Un tel roman d’action sans cesse électrique balaie néanmoins les questions afférant à « la cause du mal », à la responsabilité individuelle, et à la gestion de la criminalité par le pouvoir régalien. Alex l’ultraviolent est devenu une loque, une victime, de la « réforme criminelle », de la musique, de ceux qui se vengent de lui, de ceux qui le récupèrent pour servir leur contestation politique, du gouvernement qui balaie ses contestataires ; mais surtout de son moi, celui de l’ « Ode à la joie » et à la jouissance du mal…
Rythmé en diable par les symphonies de Beethoven, le film de Stanley Kubrick, enthousiasma par sa verve et choqua, au point que la presse et l’opinion tombèrent à bras raccourcis sur Anthony Burgess, accusé de complaisance envers ses anti-héros et de prosélytisme contagieux. La place restait à la défense, lorsqu’il publia un récit en forme de plaidoyer.
Est-il utile de savoir que le personnage d’Enderby était déjà celui de trois romans éponymes ? Refermant le quatuor, ce Testament de l’orange se lit le plus indépendamment du monde. Le héros est un conférencier d’université, « vieux jeu », bien peu politiquement correct, auteur de poèmes aussi religieux qu’obscènes, autour de la figure de Saint-Augustin et de la question du libre arbitre, dont nous sont offerts de nombreux vers. Il est de plus le scénariste oublié qui s’est refait une jeunesse en adaptant le poème de Gerard Manley Hopkins Le Naufrage du Deutschland[3] pour le scénario d’un film à grand spectacle fort racoleur. C’est par là que le scandale arrive. Hors l’affreuse tempête, le clou en est un flash-back avec « viol de religieuses par des adolescents en chemises brunes », ensuite chassées d’Allemagne par les Nazis pour périr en mer.
Le succès du film est tel que de jeune gars se sont attaqués à des religieuses, commettant un « nonnicide » : « La faute à l’art, toujours, n’est-ce pas ? Le péché originel ? ». La morale de l’apologue est explicite : « du jour où on vient à admettre qu’une œuvre d’art peut inciter les gens à se lancer dans le crime, alors on est foutu ». Car ils « accusent toujours l’art, la littérature, le théâtre d’être la cause de leurs propres méfaits ». Ainsi un professeur imagine d’interdire Hamlet aux jeunes ! De surcroît une lectrice indignée vient pour assassiner Enderby…
Préoccupé de questions métaphysiques et théologiques, le poète s’inquiète également de la postérité de son œuvre. Ce qui ne l’empêche pas de batailler avec ses étudiants lors de cours d’histoire littéraire parodiques et burlesques. Et de tenter d’élever le niveau d’un atelier de création littéraire au-dessus des haines ethniques et raciales. Ainsi la poésie et la mission de l’artiste conscient du mal et du péché parmi la nature humaine sont au centre des problématiques de ce récit.
Moins frappant que L’Orange mécanique, faute de l’invention linguistique russophile de ses délinquants ultra-violents et fans de Beethoven, le Testament de l’orange n’en est pas moins un complément indispensable, plein de truculence, de satire des mœurs et autres pruderies américaines, y compris du féminisme militant et des « résidus de l’adolescence érigés en art ». Enderby est une grande gueule poétique et polémique, probable alter ego de Burgess, qui joue sans cesse avec les niveaux de langues et les sociolectes, y compris lors de la transcription d’une émission télévisée où l’on invite notre provocateur héros, qui ne se fait pas faute de défendre la liberté créatrice, ce dans un contexte farci de vulgarités et de publicités. La parodie haute en couleurs, la satire burlesque de la vulgarité des médias ne sont pas sans receler leur poids de nécessité philosophique.
La problématique n’est pas neuve. À la fin du XVIII° siècle, quelques jeunes lecteurs des Souffrances du jeune Werther de Goethe[4] endossèrent l’habit jaune et bleu du personnage et se suicidèrent à la façon de l’amoureux déçu, ce que l'on appelle parfois le complexe de Werther. De même, à propos d’une série titrée 13 Reasons why, l’on se demande aujourd’hui s’il faut la regarder pour mieux comprendre et être dissuadé de la tentation du suicide, ou si l’on cherchera à reproduire la stratégie vengeresse de la jeune fille. Les Grecs anciens demandaient déjà au théâtre s’il était catharsis ou imitation. Alors que l’art est avant tout sublimation.
Il n’en reste pas moins que L’Orange mécanique et son avatar testamentaire visent moins à glorifier et susciter la violence qu’à en analyser le fonctionnement ainsi que les éventuelles méthodes utilisées pour la réprimer, l’éradiquer, en particulier chez les jeunes. Sans vouloir la ranger au banc des accusés, la chorégraphie intensément visuelle de Stanley Kubrick (d’ailleurs interdite en Grande Bretagne en son temps) excite et blesse l’œil bien plus que la langue d’Anthony Burgess ne blesse l’esprit. Qui doit se pencher sur la question afférente : peut-on tolérer d’effacer le libre-arbitre[5] au service de la plus tranquille des sécurités ? Quelle semence violente est-il loisible d’exciser ?
Ainsi l’humanité est une « folle semence », selon un titre oublié -à tort !- d’Anthony Burgess. Outre sa violence native, elle a le dangereux défaut de proliférer, au point de menacer de s’écrouler sur elle-même par la faute de la surpopulation, sans compter l’épuisement de Mère nature (quoiqu’il s’agisse de perspectives discutables). La Folle semence est un roman d’anticipation malthusien, publié en 1962, serré d’angoisse, une anti-utopie prophétique terriblement efficace.
Certes, aux alentours de l’an 2000, il ne s’est rien passé de tel. Et même si l’Afrique et l’Asie continuent de voir croître dangereusement leur population et de l’exporter, la transition démographique conduit l’Occident, et jusqu’au Japon, à la dénatalité. Jusqu’à ce que les autres continents, y compris peut-être ceux agités par l’Islam, suivent le même mouvement. Est-ce à dire que le roman de Burgess n’a plus rien à nous dire ?
Il n’en est rien. Car outre le spectre encore menaçant de la croissance démographique outre-Méditerranée, reste celui de la diminution des ressources alimentaires, du moins dans l’esprit de ceux qui ne perçoivent pas la réalité de l’augmentation de l’inventivité et de la productivité humaine. Mais surtout, il s’agit de comprendre comment la terreur, réelle ou supposée, de voir la planète s’effondrer et se dessécher sous le poids de l’humanité, conduit à un régime totalitaire de gestion de la pénurie. Une tyrannie non moins puissante est celle du contrôle radical des naissances, et, par conséquent, de l’homosexualité valorisée, exhibée comme un devoir moral et politique : « Qui dit sapiens dit homo ».
Un trio de personnage anime le roman, Tristram, professeur d’Histoire qui aura le tort de délivrer un enseignement qui relève de « l’hérésie pure », sa femme Béatrice-Johanna qui rêve de mettre au monde des enfants néanmoins interdits, Dereck, frère du premier et amant caché de la seconde, puisqu’il faut être homosexuel pour accéder aux plus hauts rangs de l’Etat. L’« anabase » de Tristram, gorgée d’action, se fait picaresque et épique, entre prison et période militaire, ce qui lui permettra de percer les cyniques secrets des gouvernements successifs, du « ministère de l’infertilité » à celui de la « Fertilité »…
Pire, étant donné un insipide végétarisme obligatoire, puis la « rouille des récoltes » et la famine, on accède au cannibalisme des révoltés. Lorsque tout s’effondre, « il n’y a pas plus moral que la criminalité, par les temps qui courent », dit un homme auprès d’un barbecue fort suspect. Un autre ajoute : « Quand l’Etat dépérit, la nature humaine s’épanouit ». Enfin « le théâtre charnu » remplace de nouveau l’écran du plafond où sévissait la propagande : « des histoires où, automatiquement, les bons n’avaient pas d’enfants tandis que les méchants en avaient, où des homos s’aimaient entre eux, où des héros à l’image d’Origène se castraient pour l’amour de l’équilibre du globe » ! Le retour au christianisme et à la copulation générale autour du « totem priapique » ne se fait plus attendre, avant la guerre, ce « grand aphrodisiaque », qui n’est probablement qu’un autre moyen « d’en finir avec l’excédent de population »… L’association de l’action débridée, autour de la fuite de Tristram, et l’amère satire des errements de l’humanité font de La Folle semence un puissant roman engagé en faveur d’une sagesse philosophique peut-être introuvable.
Au-delà de volumes consacrés à Napoléon[6] et Jésus de Nazareth[7], Anthony Burgess est indubitablement un visionnaire tourmenté. La violence et la sexualité sont de tout temps des pulsions dangereuses à contrôler, à pacifier, ce dont L’Orange mécanique et La Folle semence sont l’écho alarmant. Ces avertisseurs sont-ils des incitateurs ? À ce compte-là, si l’art est si dangereux pour les mœurs, pourquoi ne pas condamner la Bible où les tragédies de Shakespeare… En toute logique, le siècle des totalitarismes ne pouvait que tenter le romancier, auquel il consacra une vaste fresque parodique, intitulée Les Puissances des ténèbres[8], qui met en scène le combat, à la fois intime et intensément épique, d’un Pape contre le Malin, dont le royaume s’étend jusqu’au camp de Buchenwald…
Thierry Guinhut
La partie sur Le Testament de l'orange a été publiée dans Le Matricule des anges, juin 2017
Détestable ! doit penser Recep Tayyip Erdogan d’un tel roman, d’un tel écrivain, qui fut censuré en février 2017 pour avoir osé dans Hürriyet, un quotidien turc, critiquer son gouvernement. La nostalgie d’Orhan Pamuk et de ses personnages pour la Turquie laïque d’Atatürk n’arrange rien. Cependant une plus prégnante nostalgie est mise en scène et en pages au travers deux miroirs ouverts ; l’un au profit d’un modeste marchand des rues, dans Cette chose étrange en moi, un fort roman, l’autre au cours d’un album qui se fait vaste autobiographie, enrichi d’une myriade de photographies, laconiquement titré Istanbul. Le versant autobiographique emprunte également la voie des souvenirs montagneux, parmi des carnets dessinés. Les trajets intimes et géographiques appartiennent ainsi à la mémoire de l’écrivain et du lecteur et en rien aux puissants hiérarques du nationalisme et de l’islamisme.
Qu’est-ce que « cette chose étrange en moi » ? Sinon le culte du souvenir, sinon une histoire d’amour ? Mais autant pour une femme, que le jeune Mevlut enlève et épouse au détour d’un quiproquo, croyant échapper ainsi aux mariages arrangés, que pour, au-delà du village de son Anatolie natale, la ville-phare Istanbul, ses collines et son détroit.
Mevlut est un « bozaci », un vendeur ambulant de « boza », une boisson traditionnelle à partir de millet fermenté. Mais au fil des ans, le raki, dix fois plus alcoolisé, d’ailleurs autorisé par Atatürk, remplace son goût sucré-amer, signant l’évolution des mœurs. Face à la modernité, la mémoire enjolive le passé : « Istanbul avait tellement changé tout au long des vingt-cinq dernières années que ces souvenirs lui semblaient tout droit sortis d’un conte ». En ce sens Mevlut est le prototype d’un temps ancien que sa nostalgie confronte aux temps présents et que l’écrivain ressuscite.
Pour entrelacer les portes mémorielles, la narration alterne les dates significatives, entre les années cinquante et 2012, sans compter la polyphonie des voix de ceux qui entourent le récit de témoignages divers, multipliant les portraits et les vies des Stambouliotes. L’enfance de Mevlut, dans un village reculé d’Anatolie, s’achève à douze ans lorsqu’il part pour Istanbul avec son père. Une immense part de sa vie tourne sa page lorsqu’en 2009 sa petite maison, rachetée par un promoteur, est détruite : « Tout fut soudain pulvérisé d’un coup de pelleteuse – son enfance, les repas qu’il avait pris, ses devoirs et ses leçons, les odeurs qu’il avait humées, les ronflements de son père endormi et des centaines de milliers de souvenirs ». Il ira désormais vivre dans un appartement. « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel », « écrivait Baudelaire dans « Le cygne[1] », ce que reprend Orhan Pamuk à l’épigraphe de son ultime chapitre, confirmant la dimension élégiaque de son roman, qui, à l’aune de la vie d’un pauvre, prend en écharpe un demi-siècle.
Quoiqu’attachant, le roman voit sa narration rester trop souvent factuelle et sentimentale, sans ce dynamisme dramatique ou cette pointe de satire qui pimenterait l’ensemble ; même si, par exemple, l’épisode de la découverte du commerce parallèle et des arnaques des employés dans le restaurant « Binbom » vaut son pesant de réalisme.
Mais en traversant tout un tas de quartiers, comme le fit l’écrivain pendant les six années qu’il eût à cœur de consacrer à son enquête urbaine et à l’écriture de Cette chose étrange en moi, le personnage d’Orhan Pamuk est un observateur, un sociologue sans le savoir, qui voit une délinquance nouvelle le menacer, voire l’islamisme le cerner. Mais c’est aussi un esprit traditionnaliste qui paraît s’accorder avec le retour du religieux, à condition qu’il reste modéré. Il est par exemple bien gêné de se trouver auprès de « Son Excellence » qui enseigne la calligraphie ancienne et professe dans sa « loge soufie ». Il est également un discret contempteur des mœurs trop occidentalisés, quoiqu’il respecte la mémoire d’Atatürk, mais de manière bien mesurée puisqu’il permit une libéralisation qui ne l’agrée pas toujours. Au cours de son voyage en train vers Istanbul, Mevlut croise un écriteau rappelant que Mustapha Kemal Atatürk but du café sous un platane en 1922. Le détail apparent innocent, rappelle que malgré sa dimension dictatoriale, le président turc institua une république laïque. Si l’écrivain partage en son roman social cette nostalgie (somme toute superficielle) de son personnage, il est certain qu’il ne partage guère son traditionalisme. Mevlut n’est donc pas l’alter ego d’Orhan Pamuk, qui a préféré s’éloigner de son moi, faire parler autrui, y compris s’il ne partage pas ses convictions.
Un tel personnage qui ne reste pauvre parmi ceux qui parviennent à une relative prospérité, anti-héros apparemment innocent, qui ne ferait pas de mal à une mouche, qui aime sa femme Rayiha (y compris dans le plaisir sexuel) et ses deux filles, n’est pas sans soulever bien des questions. S’il vit au milieu de divers événements politiques, coups d’Etat militaires, coups de poing entre gauchistes et nationalistes, islamisme rampant puis agressif, il n’est en guère affecté. Sa perche à bacs de boza sur l’épaule, et quoique son commerce périclite, il se refuse à évoluer, à s’adapter ; sauf lorsque pendant cinq ans il devient gérant de restaurant. Comme bien des ruraux venus de la Turquie intérieure, il vote pour un maire religieux, Erdogan pour ne pas le nommer, comme s’en abstient le romancier, contribuant à faire le lit de l’Islam rigoriste, offensif et liberticide du susnommé Erdogan. Dans quelle mesure en est-il responsable ?
Orhan Pamuk ne s’embarrasse pas de grand flamboiements rhétoriques, d’images précieuses ni de secrets sous-entendus. Une écriture limpide emporte sans peine le lecteur, même si son caractère méticuleux peut par instants confiner au manque de concision. Il s’agit de prendre un personnage de modeste extraction à bras le corps, de suivre son destin, celui de sa famille ; mieux, il devient un personnage finalement emblématique des aspirations humaines des Stambouliotes à la tranquillité, une allégorie de son pays : la Turquie. Ce qu’ont bien compris ses lecteurs, puisque Cette chose étrange en moi est devenu là-bas, comme en un mouvement un brin narcissique, un best-seller. En dépit de ses ambigüités, inhérentes à un personnage à la fois un brin nostalgique du laïque Atatürk et néanmoins attaché à la religion. Aussi Pamuk ménage tout son public, ne portant pas de jugement sur ses personnages, laissant s’identifier le lecteur comme il l’entendra, en faveur d’un passé traditionnel fantasmé, ou lui permettant une lecture critiques des forces qui sous-tendent le devenir d’une telle ville-monde.
Ne nous laissons pas abuser par un premier regard. Istanbul parait d’abord un lourd volume encombré de pléthoriques photos en noir et blanc, poussiéreuses, d’une netteté quelquefois discutable. Dès lors on craindrait que le texte soit à l’avenant. Cependant, si l’on consent à plonger en cet univers, l’on est infailliblement happé par la langue, si proche du lecteur qui s’identifie immédiatement tant avec l’enfant, qui ainsi revit, qu’avec l’adulte qui écrit et revient avec précision et tendresse sur son passé et sur celui de sa ville fétiche.
La patiente, méticuleuse, écriture autobiographique s’enlace étroitement, comme le lierre autour de l’arbre, avec le portrait d’une ville personnifiée. De la naissance, en 1952, à l’aube de l’âge mûr, tout concourt, même sans le savoir, à la décision qui clôt le livre : « Je ne serai pas peintre, dis-je, moi je serai écrivain ». Enfin, le livre achevé devient « une deuxième vie ».
Dans une riche famille qui s’appauvrit peu à peu, apparait « le sentiment […] que je constituais un moi à part entière ». Aussi Orhan Pamuk respecte le pacte autobiographique mis en place à l’orée des Confessions par Jean-Jacques Rousseau : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature[2] ». Il paraît ne rien celer, y compris l’enfantin « durcissement » de son « zizi ». Le « monde parallèle des rêves », qui est celui de tout enfant, semble cependant les prémices de l’écrivain futur.
L’horizon sentimental s’ouvre avec un « premier amour », dont le prénom signifiait « rose noire » en persan. Il a dix-neuf ans, elle vient à dix-sept ans visiter son atelier de peintre, puis poser pour lui et faire l’amour. La colère des riches parents, qui redoutent un peintre désargenté pour leur fille, les oblige à échanger leurs baisers dans un musée, et pousse cette dernière à demander : « Enlève-moi ». Mais c’est dans une école suisse que ses parents l’envoient. Ne reste que « la souffrance de l’amour ».
De la « maison-musée » familiale aux paysages du Bosphore, une « Encyclopédie » -et en quelque sorte autobiographie- d’Istanbul prend peu à peu de l’ampleur, parallèlement au développement de celui qui entame son initiation centrifuge, mais aussi centripète, car le ramenant sans cesse à l’appartement originel que l’écrivain d’âge mûr habite toujours. L’espace s’élargit, le temps littéraire également, qu’il s’agisse de celui de l’auteur ou des auteurs romantiques convoqués : Nerval, Gautier, Flaubert, explorant l’ancienne Constantinople. Ce sont cette culture, ces lectures, et bien d’autres (« Woolf, Freud, Sartre, Mann, Faulkner »), qui permirent à ses compagnons de le taxer sans aménité du sobriquet d’« intellectuel ».
En effet, l’horizon intellectuel s’élargissant sur l’Occident, il ne peut que buter en même temps sur le nationalisme et sur la religion. L’anniversaire de la chute de Constantinople, ou de sa conquête, selon le parti-pris, en 1953, permet de raviver la mémoire enfouie, et de mentionner les pillages, saccages, viols de « Rums », meurtres de prêtres grecs en 1955, que les photographies de rues chargées de débris illustrent ; ce qui permet au lecteur de prendre conscience de l’éjection des Chrétiens de Turquie au cours des dernières décennies.
Dans les années cinquante et soixante, seuls les pauvres stambouliotes se montraient religieux. On est « indisposé par les bigots ». Devant une vieille domestique en prière, l’enfant est mal à l’aise : « la peur que j’éprouvais, comme toute la bourgeoisie turque laïque, n’était pas la crainte de Dieu, mais la crainte de la colère de ceux qui croient trop en lui ». Il émet une hypothèse non négligeable : « c’était peut-être parce qu’ils croyaient autant en Dieu qu’ils étaient resté pauvres ». La satire de la religiosité se mêle à une autre lourde inquiétude : « En glissant subrepticement de la religion à la sphère de l’islam politique […] et des coups d’Etat militaires, je crains de rompre la secrète harmonie de ce livre ».
Riche de détails, de culture et d’émotions, bourrée jusqu’à la gueule d’anecdotes, de révolte adolescence et de sagesse, cette autobiographie talentueuse nous renvoie à notre propre enfance et jeunesse. Si différente soit-elle, c’est dans son mouvement et son travail d’accouchement du temps passé qu’elle nous permet, par rebonds, de nous récréer en notre singularité.
Clichés grisés et travail de remémoration entraînent fatalement une certaine mélancolie, ce « hüzün », terme passablement intraduisible, auquel notre autobiographe consacre de longues et subtiles analyses, entre des versets du Coran et l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton[3]. La « mélancolie des ruines » côtoie « les beautés pittoresques » des faubourgs, or « ces vestiges, pour la plupart aujourd’hui disparus, étaient l’âme d’Istanbul ».
L’auteur, encore jeune photographe amateur, n’est pas naïf. Comme pour l’écrivain, sa foi dans le réalisme est bien mesurée : « En posant pour l’avenir, nous arrangions aussi le présent ». Grâce à ces clichés, il s’engouffre en « la redécouverte de notre vécu ». De plus, par ces détails que le photographe n’avait pas l’intention de voir, l’on découvre mille secrets du quotidien perdu, d’où le « hüzün » qui imprègne immanquablement ces images, qui, quoique poudrées, parfois impeccablement composées, allient l’émotion élégiaque à l’esthétique. Car les images familiales côtoient celles des grands photographes de son temps, comme Ara Güler, ou de divers anonymes.
Mais à observer avec plus d’attention cette pléthore de photographies, Bosphore, mosquées, rues, immeubles, collines et maisonnettes, l’on ne peut qu’être frappé par l’occidentalisation des costumes, donc des mœurs, dans une « société qui désirait s’occidentaliser », en ces années cinquante et soixante : il est fort rare, hors dans quelque ruelle d’un lointain faubourg, d’y croiser une femme voilée (le voile ayant été interdite en 1925 par Ataturk). Nul doute que le paysage urbain soit hélas aujourd’hui quadrillé de voiles.
Quoiqu’Istanbul ait été déjà publié en 2007 par Gallimard, il s’agit là d’une édition considérablement enrichie, tant de deux-cents nouvelles photographies que d’une introduction, voire de passages ajoutés, un work in progress en somme. Témoignant d’une passion jamais démentie, depuis la plus prime enfance, pour le pouvoir de la photographie, qui « répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement », selon les mots de Roland Barthes. Or Pamuk, comme le dit si bien l’auteur de La Chambre claire (qu’il n’ignore pas) fait « revenir à la conscience amoureuse et effrayée la lettre même du Temps[4] ».
Autre rapport à l’autobiographie et à l’image, ces carnets dessinés : Souvenirs des montagnes au loin. Il peut paraître surprenant que l’autobiographe d’Istanbul, ville sise entre deux mers, Noire et Méditerranée, soit tant marqué par les horizons montagneux. Souvenons-nous cependant de son roman intitulé Neige. Sachons également que la première et enfantine vocation d’Orhan Pamuk fut celle de devenir peintre. Et si l’écriture l’a définitivement emporté, les pulsions souterraines de ce goût des crayons et des pinceaux se réveillèrent en entrant dans une boutique idoine d’où il ressortit en 2008, chargé de deux sacs à malices pour dessinateur et peintre émerveillé.
Depuis, chaque jour, ses carnets se couvrent de notes intimes, événementielles, romanesques et politiques, auxquelles se mêlent croquis et couleurs, en un foisonnant et plaisant désordre. L’on se doute qu’en cette anthologie sont les meilleures pages, tant le lecteur voit ses yeux fourmiller, penser, rêver. Que l’œuvre ainsi conçue ait quelque chose d’enfantin, voire de naïf, n’empêche en rien le bonheur plastique, non sans une certaine technique pointilliste. « Le paysage est la base de tout », confie-t-il, associant des vues de bras de mer, du Bosphore, des collines et des mosquées, des horizons bosselés et embrumés d’Anatolie, des places de village où prendre un verre, un voyage en Inde face au Taj Mahal… En cette encyclopédie personnelle, cette malle aux trésors, ce « sentiment romantique », tout est coloré à l’envi, bousculant les marges, reproduisant ici des doubles pages en de parfaits fac simile, tout est omnivore et irrévérencieusement libre. Notre romancier rejoint en toute modestie ces poètes qui ont autant écrit que peint, comme l’Anglais William Blake.
Avec l’écrivain émerveillé par les paysages de l’esprit et de la terre, dont la quintessence s’allume dans ce patchwork de calligraphies et de dessins, nous avons le bonheur d’échapper, comme son auteur, aux tracasseries, voire aux traques des puissants de la turquerie, qui tentent d’accabler un écrivain sous les procès et les vexations. Bel exutoire, belle libération…
Notre Prix Nobel de littérature 2006, né en 1952, qui vient de se voir consacré par un Cahier de l’Herne bienvenu, collectionne les photos anciennes, de même il réunit en ces romans une foule de vies, anecdotes, paysages et sensations. Comme un autre de ses anti-héros collectionnait dans Le Musée de l’Innocence[5] les objets rappelant son amour, lui-même commit un album muséal intitulé L’Innocence des objets. Certainement pour nous dire que la mission de l’écrivain, associant roman d’apprentissage des humbles et autobiographie de la formation d’un écrivain, au-delà de ce monde premier qui est le noyau de son identité et le substrat de sa ville polymorphe, est d’être un collectionneur de mondes. Mais aussi, d’être un intellectuel engagé, au risque de la prison, voire de la vie, en une Turquie qui, sous la férule d’Erdogan, ne supporte plus la moindre déviance envers le nationalisme, la moindre mécréance envers l’Islam totalitaire. Ainsi, en 2005, Orhan Pamuk fut poursuivi par la justice de son pays pour avoir publiquement reconnu le génocide arménien, dont on sait que les causes ne furent pas uniquement ethniques, mais également un projet d’éradication du christianisme sur le territoire turc. Il ne se fait pas faute de ne pas dénoncer le monstre politico-religieux qui s’abat sur un pays qui exporte moins des productions économiques et des livres d’écrivains que des thuriféraires et séides…
Museo Santa Maria de la Asuncion, Carmona, Andalucia.
Photo : T. Guinhut.
Frédéric Bastiat ou le libéralisme
contre l’hydre de l’Etat,
cette grande illusion.
Frédéric Bastiat : L’Etat ou la grande illusion,
Arfuyen, 2017, 160 p, 11 €.
Comment ignorer Bastiat ? Victime de l’ignorance, de la méconnaissance, voire de l’ostracisme, ce penseur politique français illustre hélas à merveille l’adage : nul n’est prophète en son pays. En ce pays où l’Etat est un collectivisme, où l’individu, l’homo economicus, n’est qu’une bille parmi des milliers peinant dans les rouages grinçants de l’Etat, dont il suce les saintes huiles rances, on croit paraître cultivé et avisé en conspuant le libéralisme anglo-saxon. Alors qu’un Français du XIXème siècle est un digne continuateur de la pensée libérale de Montesquieu, de Tocqueville et de Jean-Baptiste Say, mais plus précisément dans le domaine économique, alors que la réfutation du socialisme est l’âme de l’œuvre de Bastiat. Une judicieuse anthologie, L’Etat ou la grande illusion, permet de prendre en écharpe l’ardeur et l’acuité de sa pensée.
Qui est cet illustre inconnu dont la vie trop brève fut emportée à Rome par la tuberculose, en ses 49 ans ? Né à Mugren, dans les Landes, en 1801, l’apprentissage du négoce, puis la gestion de l’entreprise agricole familiale n’empêchèrent pas Frédéric Bastiat de s’intéresser à la philosophie et à l’Histoire, puis aux économistes anglais, tel Adam Smith, concepteur du libéralisme économique, de la division du travail et de la main invisible du marché. De même Richard Cobden, ardent défenseur du libre-échange, dont il devint en Angleterre l’ami, l’enthousiasma, au point d’entamer une campagne de presse, dans Le Journal des économistes, ce qui le conduisit en 1845 à publier Sophismes économiques[1] et permit en 1846 l’abolition du protectionnisme. À l’issue de la Révolution de 1848, il est élu député des Landes. Son autre ennemi déclaré fut également le socialisme de Louis Blanc, Proudhon et Marx, dont on trouve la réfutation dans ses pamphlets politiques, dans ses essais, La Loi[2]et Les Harmonies économiques[3], ce dernier achevé en 1850. Là il préconise le rapprochement des classes sociales en direction d’un plus prospère revenu et d’un progrès général. Ce but sera atteint, non par un constructivisme étatique, mais par les libertés économiques, ce que l’avenir se chargea de mettre en œuvre, même imparfaitement, en dépit du socialisme. La propriété individuelle, le travail et la libre concurrence sont alors des valeurs incontournables au service du bien commun. Bastiat est bien autant libéral en économie que dans le domaine des mœurs : il pourfend en effet la peine de mort, l’esclavage, le colonialisme, et défend avec ardeur le droit de grève, les caisses mutuelles de travailleurs et la liberté de la presse, dans le sillage de Benjamin Constant[4].
Avec une salubre ironie, Bastiat demande qu’on lui « définisse » l’Etat, qui aurait « du pain pour toutes les bouches » et, par conséquent, « nous dispense tous de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience d’ordre, d’économie, de tempérance et d’activité ». Aussi « ce médecin universel, ce trésor sans fond, ce conseiller infaillible » n’a pas d’autre moyen que « de jouir du travail d’autrui » et de nous abreuver du même sort, finalement ruineux, tout en favorisant au premier chef ses ministres et ses pléthoriques fonctionnaires.
L’Etat est le monstre doré qui est chargé de réaliser une myriade d’utopies. Toutes les aspirations et réclamations semblent trouver en lui leurs solutions. Hélas, il faut pour cela une autre myriade, mais d’impôts. L’impôt est en fait une « spoliation légale[5] », qui permet une redistribution des richesses arbitraire et abusive, une justice sociale coercitive et de plus contre-productive, qui est l’essence du totalitarisme. Analyse qui n’empêche en rien la libre association et la solidarité entre les hommes au moyen de caisses mutuelles. Gare cependant, « que le gouvernement intervienne. […] Son premier soin sera de s’emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser ; et pour colorer cette entreprise, il permettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable ». C’est aujourd’hui le principe de la Sécurité sociale, d’origine communiste, peu performante et toujours déficitaire.
En outre, il y a contradiction flagrante entre le désir de plus de services publics et l’aspiration à la baisse des impôts. Sans compter que l’Etat, n’étant guère le créateur ni celui qui a à cœur de mener à bien sa propre entreprise pour des motifs justement égoïstes, est un fort mauvais gestionnaire, souvent déficitaire.
Dénonçant « la grande illusion » de l’Etat, certes un mal nécessaire en ce qui concerne les questions régaliennes, Bastiat montre de surcroît qu’il prétend réguler et chapeauter un libre marché réputé désastreux. En fait, non seulement il sape la capacité de production du marché, mais « l’Etat c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de toute le monde », écrit-il dans L’Etat ; ce qui est probablement sa formule la plus frappante. En effet, argumente en sa préface Damien Theillier, tout en promettant de garantir les « droits à » (logement, santé, éducation prétendument gratuits) qui ne seront jamais réellement offerts, tout en multipliant les aides (à l’emploi par exemple) et les dépenses sociales, notre trop cher Etat ne sait que contraindre et gaspiller au prix d’impôts coercitifs, d’un chômage exponentiel et d’une dette abyssale.
Combien résonnent alors les prémonitoires pensées de Bastiat en notre temps, plus actuelles que jamais : « Il y a trop de législateurs, organisateurs, conducteurs de peuples, pères des nations. Trop de gens se placent au-dessus de l’humanité pour la régenter ». Avec pour conséquence l’inflation des lois, des codes, des normes, des impôts, des taxes, aux dépens de la liberté individuelle, de la responsabilité et de l’initiative privée. Le socialisme incompétent et le collectivisme liberticide viennent subvertir ce capitalisme libéral[6], y compris des plus modestes, qui est le nerf des progrès de l’humanité.
Le « Socialisme », qui va en ses rêves « jusqu’à la puérilité », décrète une fraternité qui n’est plus spontanée : alors « la prévoyance gouvernementale viendrait anéantir la prévoyance individuelle en s’y substituant » ; sans compter que la première ne se fait pas faute d’être injuste et dispendieuse. Ainsi « la répartition des fruits du travail sera faite législativement » ! De plus par des gouvernements et des bureaucrates moins compétents en leurs matières que leurs créateurs qui ont d’abord intérêt à leur succès.
Que reste-t-il au gouvernement, sinon « à prévenir et à réprimer les dols, les délits, les crimes, les violences », à garantir la propriété, la concurrence et la multiplication des capitaux ? De façon à ce que se réalise « l’affranchissement des classes ouvrières ». L’impôt ne doit être qu’ « une contribution unique, proportionnelle à la propriété réalisée », sans ces « pièges fiscaux tendus sur toutes les voies du travail ». Pas plus que la presse, l’éducation elle-même n’a pas à être « décrétée et uniforme »…
La « Lettre à MM les électeurs de l’arrondissement de Saint-Sever » devrait être un modèle pour tout aspirant à la députation. En rien démagogue, Bastiat ne cache pas ses convictions. Il y sépare les fonctions régaliennes du pouvoir de ce qui doit rester à l’initiative privée : dès lors, le pouvoir est « fort », « peu couteux » et « libéral ». Car il « devient couteux à mesure qu’il devient oppressif » ! Il est à craindre aujourd’hui qu’une telle argumentation soit inaccessible aux impétrants tant qu’aux électeurs…
« Détruire la concurrence, c’est détruire l’intelligence ». Ainsi Bastiat défend-il la liberté commerciale. « Quand l’Etat se fait le distributeur et le régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en tous sens pour lui arracher un lambeau de monopole », ce aux dépends du créateur d’une nouvelle technique, d’une nouvelle ressource, meilleure et moins chère, donc du consommateur.
C’est également dans cette Lettre qu’il fustige le « système colonial [qui] est la plus funeste des illusions qui ait jamais égaré les peuples ». Ne serait-ce que parce qu’il y faut une dépense financière et humaine immense et peu rentable, sans compter les jeunes gens sacrifiés. Il a compris que l’Algérie est « le boulet qui nous enchaîne », et, ajouterons-nous, jusqu’à aujourd’hui et demain…
« La pétition des fabricants de chandelles » est un bel apologue, hilarant, et cependant profondément judicieux, riche d’enseignements. Figurez-vous que ceux-là se plaignent du soleil et demandent à calfeutrer portes et fenêtres pendant le jour de façon à protéger leur activité d’une déloyale concurrence ! Le « rival étranger inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ». Le raisonnement par l’absurde invalide le protectionnisme économique[7]. Nous ferions bien, aujourd’hui encore d’en tirer la leçon idoine…
L'on ne s’étonnera pas que Damien Theillier, enseignant de philosophie, Fondateur de l’Ecole de la liberté et Président de l’Institut Coppet (qui hébergea Madame de Staël et Benjamin Constant), ait concocté pour notre plus grand bonheur cette anthologie de quelques-uns des textes les plus représentatifs, les plus vifs et coruscants de Bastiat, petite initiation aux lumières du libéralisme. Pour notre anthologiste et préfacier, dont l’initiative privée est d’utilité publique, il n’est rien moins qu’un « Socrate de l’économie politique ».
À la lecture de cette judicieuse anthologie, dont on retrouve trois extraits représentatifs dans une autre anthologie, Les Penseurs libéraux[8], ne suit que le regret qu’elle soit si brève. Mais aux lecteurs curieux mis ainsi en appétit, nous proposerons de s’armer d’un joyeux courage en commandant les sept tomes des Œuvres complètes de Frédéric Bastiat[9], soit à peu près 3500 pages, d’après l’édition de 1862-1864, publiée par Paillottet chez Guillaumin. Edition parmi laquelle on découvrira Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas[10] qui est également un essai particulièrement sagace de notre Bastiat. Où l’on trouve la parabole de « la vitre cassée » par « un enfant terrible », selon laquelle cette dernière encourage le travail et la prospérité des vitriers. C’est ce qu’on voit. Ce qu’on ne voit pas c’est que l’argent dépensé aurait pu servir à créer de nouvelles richesses au lieu de remplacer les anciennes. Que sans vitre cassé on aurait une vitre intacte et une nouvelle vitre à un nouveau bâtiment ou tout autre objet utile, chaussure ou livre. Il applique ce raisonnement lucide au licenciement, à l’impôt, à la subvention aux arts, obérée d’une énorme part au profit de ceux qui la perçoivent, la distribuent, l’administrent et, in fine, restreignent à la mesure de leur esprit, souvent conventionnel, la créativité qui, ainsi perd en liberté… Appliquons-le aujourd’hui à une mode écologiste : le consommer local. Ce qu’on voit, ce sont les bénéfices du producteur proche et l’économie de transport et de pollution. Ce qu’on ne voit pas c’est le protectionnisme déguisé, la diminution des échanges, la négation de la division du travail, des produits plus chers puisqu’inadaptés au sol local, la restriction d’exportation, le tarissement de la variété des produits et des échanges, donc, à terme, un appauvrissement, tant des goûts que des ressources…
On aurait deviné que parmi ces Œuvres complètes l’on découvre également un pertinent Contre l’économie d’Etat[11]. Ne doutons-pas que l’on trouvera grand profit (intellectuel et financier) à lire ses Sophismes économiques[12]. Voici la réfutation de l’un d’eux : « À la vérité le mot « gratuit » appliqué aux services publics renferme le plus grossiers des sophismes. Mais il n’y a vraiment rien de gratuit que ce qui ne coûte rien à personne. Or les services publics coûtent à tout le monde ; c’est parce que tout le monde les a payés d’avance qu’ils ne coûtent plus rien à celui qui les reçoit ».
Sans vouloir donner un instant dans le patriotisme culturel, il est terrifiant de constater que la pensée des philosophes et économistes libéraux, et plus précisément de Bastiat, est moins connue en France qu’aux Etats-Unis par exemple. Avec une mauvaise foi qui serait hilarante si elle n’était si délétère, nos gouvernements prétendent avoir tout essayé, mais seulement du keynésianisme et du socialisme ; sauf la libéralisation de l’économie. Ils feraient bien d’avoir pour livre de chevet et de poche cette anthologie, dont la jolie minceur est inversement proportionnelle à la belle intelligence.
traduit du tchèque par Michel Pacvon et Aline Azoulay-Pacvon,
Mirobole, 2017, 322 p, 22 €.
Michal Ajvaz : L’Autre ville,
traduit du tchèque par Benoît Meunier,
Mirobole, 2015, 224 p, 19 €.
Seuls le rêve, le voyage, un regard particulièrement affuté, peuvent modifier l’espace. Mais également l’art, qu’il soit architectural ou littéraire. Comme un Piranèse de fantaisie, entre roman et surréaliste poème en prose, un Tchèque étrange, nommé Michal Ajvaz, né en 1949, déplace et perturbe les îles et les villes pour en faire de précieux et déstabilisants labyrinthes. De L’Âge d'or à L’Autre ville, le plaisir du conte borgésien ne cesse de se renouveler, en un fascinant diptyque.
Sommes-nous dans une île digne de L’Utopie de Thomas More ? S’il s’agit dans L’Âge d'or de montrer un modèle à la perfection absolue et finalement destructrice des libertés et de l’individu, Michal Avjaz répond absent : « que le lecteur ne redoute point qu’on lui présente insidieusement un idéal social ou moral ». Ni utopie ni contre utopie à la Huxley ou Orwell… Que faire alors d’un livre qui n’a aucun but politique ? Eh bien, jouir, sans arrière-pensée, des bonheurs perplexes de l’imagination. Car dans cette île montagneuse on savoure « toutes les nuances des plaisirs de l’insensé ». Les insulaires ont par exemple des murs d’eaux transparents et des mines de pierres précieuses dans leurs maisons. Sans oublier qu'ils considèrent « les taches dessinées sur les murs comme l'écriture par laquelle leur dieu leur communiquait ses messages et ses volontés ». On y croise une princesse et des « tapis rêveurs », la Métaphysique d'Aristote et un volume imaginaire d'Averroès...
Le pittoresque magique bute bientôt sur le caractère informe, instable et indéfini de toute une culture : les mots sont changeants, le Livre unique peut être sans cesse réécrit. D'ailleurs ce « Livre insulaire était plus complexe que Les Impressions d'Afrique de Raymond Roussel, dans lequel Michel Foucault dénombra neuf niveaux de digressions ». Malgré ses « poches blanches de digressions », ses histoires de « taches », il forme, avec une lutte entre deux clans royaux, avec un prince observant au télescope une autre vie et une autre langue, puis avec des « statues en gelée », des romans dans le roman, des « parodies de l’art » bientôt disparues. Face à la ville de Prague où le narrateur revient écrire son mémoire, l’île et ses habitants démentent toute logique, absorbant leurs colonisateurs, désunissant les amours, effaçant les gouvernants et les noms.
Labyrinthes, miroirs, quête de « la couche originelle du Livre » sont des thèmes borgésiens certes, mais le Tchèque Michal Avjaz les accommode d’une manière toute personnelle, dans un étonnant roman qui flirte autant avec l’essai qu’avec la description géographique, le tout avec une fantaisie polymorphe et chatoyante. Ce livre qui, au moyen d’une mise en abyme vertigineuse, recèle son fameux et déroutant « Livre insulaire », s’est déroulé « sans avoir succombé aux sirènes du sens, de l’idée et du didactisme ».
Après cette exploration d’un espace îlien peuplé d’excentriques jouant à sans cesse modifier un livre labyrinthique, L’Autre ville choisit de receler un « livre à reliure violette ». Ce dernier ne peut qu’attirer l’attention d’un amateur de Prague qui est peut-être un alter ego de notre conteur. Ecrit dans un alphabet inconnu, il emporte son nouveau propriétaire dans une quête compulsive et hallucinante. Un bibliothécaire -sage ou pusillanime ?- tente de le dissuader : « Oubliez ces livres étranges qui vous rappellent les frontières de notre univers ». Les « lettres phosphorescentes » du volume fascinent notre narrateur au point qu’un cylindre caché dans une colline le conduit en cette « autre ville », qui est peut-être le kaléidoscope de son ancien imaginaire d’enfant. Dans une immense église, un prêtre entame un sermon éminemment borgésien, se référant à des « livres saints », aux « commentaires contradictoires », bourrés de facettes mythologiques, de détails ubuesques. Une fois cette porte fermée, les soixante-seize caractères du livre sont ceux d’un « alphabet maudit », selon le narrateur d’un récit emboité interrompu. Où sont les « portes interdites », où passe le « tramway de marbre vert » ?
Sans cesse se muant en fascinante prose poétique le roman ajvazien navigue à la lisière d’un guide touristique qui serait devenu fou et d’une métaphysique aporétique. Quelque part entre la « bibliothèque universitaire » et le « temple rupestre », parmi les cafés qui se changent en jungles, repose le secret introuvable d’un livre qui n’est pas étranger au « naufrage parmi des rayonnages couverts de livres » de malheureux bibliothécaires disparus. Qui sait s’il s’agit là d’une métaphore du communisme qui sévit si longtemps sur Prague ? Est-ce pour cette raison que notre auteur, dont l’enfance fut contrainte par l’interdiction qui pesait sur les livres non-réalistes, aime à se réfugier et se perdre dans des univers parafictionnels ? De même, lorsque dans L’Âge d'or, le Livre voit s’effacer et se réécrire sans répit l’Histoire, comme si une impalpable tyrannie rendait impossible toute permanence, toute transmission.
De Michal Ajvaz, il est à souhaiter que l’édition française imagine de traduire son Retour du vieux dragon de Komodo, dans lequel un archéologue s’aventure à la recherche d’un empire oublié. Bien sûr, il y aura encore en ces pages, un étonnant texte à lire, gravé en une cathédrale. À moins de préférer Rues vides : cette fois il s’agit d’un peintre qui consacre son talent à peindre les objets comme s’ils étaient de secrets hiéroglyphes. Heureusement pour le lecteur français, et quoiqu’il soit aujourd’hui épuisé en sa première édition parue en 2007, chez Panama, il se peut que L’Âge d'or soit son plus brillant roman, entre ethnographie, philosophie et conte. Là où le livre sans cesse compulsé et retravaillé par les îliens est une sorte d’hypertexte, une mémoire en perpétuelle mouvance, dissolution et création.
L’ailleurs spatial et temporel, bruissant de toutes ses potentialités mentales et oniriques, est à l’évidence un thème récurrent, voire obsessionnel, chez ce romancier, poète et essayiste, pour lequel les éditions Mirobole sont parvenus à reconstituer un troublant diptyque. Ainsi s’aiguise notre insatisfaite curiosité pour cet auteur qui a consacré des essais à Derrida et Borges. Décidemment « l’entrée de la bibliothèque est dangereuse », mais aussi séduisante, surréaliste et unique sous la plume chatoyante de Michal Ajvaz, sans cesse mobilisé par l’avalanche d’univers parallèles où le langage est pris au piège de son propre soupçon. Sommes-nous parmi les seules spéculations et constellations romanesques du fantastique, du merveilleux, du gourmand fantasme, ou parmi l’inquiétante étrangeté de la paranoïa ?
Thierry Guinhut
À partir d’articles publiés dans Le Matricule des anges, avril 2007 et avril 2015
Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut
Les prodiges des forêts
par Peter Wohlleben, Paul Smith
& Christopher Stone :
La Vie secrète des arbres,
Des racines aux feuilles,
suivi de :
Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
Peter Wohlleben : La Vie secrète des arbres,
traduit de l’allemand par Corinne Tresca, Les Arènes, 272 p, 20,90 €.
Paul Smith : Arbres. Des racines aux feuilles,
Flammarion, 2022, 320 p, 49 €.
Christopher Stone : Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Tristan Lefort-Martine,
Le Passager clandestin, 158 p, 12 €.
Ils vivent autour de nous. D’une vie simplement végétative, sans un mot, en silence, sauf le vent dans les feuilles, qui les ploie, qui les fracasse parfois. Leur chute est leur seul bruit de terreur, si l’on veut leur accorder cette personnification. Il faut cependant réviser notre perception naïve, engranger de plus perspicaces connaissances ; ce dès l’ouverture du livre étonnant de Peter Wohlleben : La Vie secrète des arbres. L’essai ressortit d’abord à l’écologie - au sens scientifique du terme - mais également à la poétique. Paul Smith préfère une approche plus géographique et économique en allant « des racines aux feuilles ». Faut-il y ajouter le droit, lorsque l’on se demande, avec Christopher Stone : Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
Sous-titré « ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent », ce bréviaire du marcheur en forêt est étonnant à plus d’un titre. Le plus stupéfiant est la capacité de communication des arbres : par les odeurs, par les modifications chimiques avertissant des attaques d’un prédateur et permettant de le repousser, par les racines qui redistribuent d’arbre en arbre les substances nutritives et les informations, par la douleur et la mémoire. « Je me demande parfois si nous ne serions pas contraints de traiter les arbres et l’ensemble des végétaux avec plus d’égards s’il s’avérait sans contestation possible qu’ils partagent de nombreuses facultés avec les animaux », assure Peter Wohlleben…
Toute une vie est exposée à qui sait la regarder, l’analyser. D’arbre en arbre, tout un univers de microscopiques champignons bouillonne à leurs pieds. L’écorce (dont ils se desquament, comme nous nos peaux mortes) et les cercles du duramen disent l’âge du pluri-centenaire. Le houppier sommital s’élance vers la lumière. Cependant les cerfs érodent et broutent feuilles et jeune bois. Les blessures attirent insectes et larves. Le lierre et le gui sont de dangereux parasites. On y lit jusqu’aux crimes, dus à la foudre, aux tornades, aux insectes ravageurs, aux pics verts et noirs qui creusent, brisent et rongent les seigneurs des forêts. Quant aux platanes, tilleuls et autres espèces urbaines, ils sont bien plus fragiles, survivant isolés, sans congénères, dans une terre pauvre et trop tassée, dans la chaleur du goudron et du béton, assoiffés.
De toute évidence, sachant parfaitement s’adapter aux saisons et aux ères climatiques, « la forêt est un gigantesque aspirateur à CO2 », ce dernier ayant d’ailleurs « un effet fertilisant ». Elle produit, du moins le jour, l’oxygène dont nous avons besoin. Elle est de plus un garant de la biodiversité ; par exemple, au seul bois mort, sont inféodés « 6000 espèces végétales et animales actuellement connues », espèces certainement précieuses pour le zoologue, le botaniste. Mais aussi un régulateur de climat, grâce à son abondante humidité, jusqu’au centre des continents.
Aussi passionné qu’attentif, Peter Wohlleben, forestier de son état, nous raconte avec entrain, et sans nous ennuyer une seconde, comme une véritable biographie de ses amis. Leur naissance, leur croissance, leurs maladies, leur mort, sans oublier leur progéniture, dont quelques-uns de ces « bébés-arbres grandissent sans parents » autour d’eux, donc plus vulnérables. Quant aux « enfants-arbres », ils « doivent souvent patienter des centaines d’années avant de pouvoir eux-mêmes fleurir et transmettre [leurs] gènes ». D’où l’« éloge de la lenteur » de ceux qui savent avoir des caractéristiques individuelles. Et visiblement le hêtre, « grand vainqueur » de la compétition arbustive, plus que l’épicéa et le chêne, est son préféré, même si l’if peut perdurer plus de mille ans.
Servi par une écriture limpide, un agréable didactisme, même s’il se répète un tantinet, Peter Wohlleben, obscur forestier, mérite la succès qui le met en lumière, quoiqu’il préfère se retrancher derrière le tronc de ses arbres aimés.
Quoique ami à la vie à la mort de ses compagnons des bois, Peter Wohlleben n’a rien d’un jusqu’au-boutiste écologiste ou végan : « Nous utilisons des êtres vivants qui sont tués pour satisfaire nos besoins, il est inutile d’enjoliver la réalité. Pour autant est-ce blâmable ? Nous sommes nous aussi partie intégrante de la nature et ainsi constitués que la substance organique d’autres espèces vivantes est indispensable à notre survie. […] Nous devons veiller à ne pas puiser dans l’écosystème forestier au-delà du nécessaire et nous devons traiter les arbres comme nous traitons les animaux, en leur évitant des souffrances inutiles ». Il plaide pour une exploitation forestière non invasive, pour une biodiversité des frondaisons, d’ailleurs plus productive (comme l’est la permaculture), pour que la sylviculture permette une part de reconstitution primaire. Ne fait-il pas ainsi preuve de sagesse ?
Nous saurons avec lui trouver une paix, une osmose avec la vie intense des arbres, en pratiquant l’art de marcher[1] parmi une hêtraie, sous les rousseurs des frondaisons, si possible dans une forêt primaire d’un massif montagneux isolé, là où l’on respire la fraîcheur feuillue et la vivacité de nos pensées…
En France, la surface forestière a doublé depuis un siècle. En Californie, quelques illuminés, tentés par les sirènes de l’irrationnel embrassent le tronc d’un arbre, parfois à plusieurs, de façon à s’imprégner de leur énergie positive. Les poètes ont depuis longtemps été impressionnés par la puissance, la symbolique et l’esthétique arbustive, tel Paul Valéry et son « Dialogue de l’arbre », dans lequel Tityre sait « ce que vaut ce que m’enseigne l’arbre[2] », ou Rainer Maria Rilke parmi ses Sonnets à Orphée :
Il n’est pas tout à fait étonnant que l’essai de Peter Wohlleben vienne d’Allemagne, où il rencontre un succès prodigieux, et plus précisément des forêts des massifs de l’Eifel et du Harz. Souvenons-nous des forêts germaniques et de leur dimension identitaire, mentionnées par l’Historien romain Tacite, de la passion pour les silhouettes ligneuses dans les tableaux du peintre romantique Caspar David Friedrich, de la tradition écologiste allemande, y compris dans le culte de la nature explicite chez les Nazis[4], de l’atavisme forestier rarement démenti outre-Rhin, tel que la lecture du magnifique livre de Simon Schama, Le Paysage et la mémoire[5], peut nous en convaincre.
Plus géographique, économique, est l’album splendide de Paul Smith aux 500 illustrations, intitulé Arbres des racines aux feuilles. Mais loin de se limiter au pouvoir suggestif des images, il nous emporte avec brio parmi l’infinie diversité arbustive sur tous les continents, jusqu’à la symbiose avec l’humanité qui sait les exploiter, les détruire et les choyer. L’anatomie des arbres rejoint l’anatomie des cultures.
Tournons-nous vers les Etats-Unis, pour aller un peu plus dans la réflexion. Si, vivants et précieux, les arbres sont des créatures sentientes, qui sait si leur dignité, leur droit naturel à l’existence et au développement, ne doivent pas leur permettre d’acter en justice.C’est la thèse que défend Christopher Stone, dans son bref essai Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ? paru en 1972 outre-Atlantique et seulement aujourd’hui en France. Non seulement les arbres, une forêt, une rivière, comme lorsqu’en Nouvelle-Zélande le parlement accorda en mars 2017 le statut de personne juridique au fleuve Whanganui, qu’une communauté maorie voyait dangereusement menacé par un barrage. Le droit à l’existence, à la pérennité, d’un bel arbre, d’un espace naturel exceptionnel, s’il ne peut être défendu par leurs soins, doit, selon Christopher Stone, être représenté par une association, voire un Etat. Reste le risque que ces derniers s’emparent abusivement d’une prérogative qui deviendrait une tyrannie écologiste[6], menaçant le développement humain. Comment hiérarchiser la beauté et l’utilité des animaux (et le faut-il ?) face à la hiérarchie anthropique ? Christopher Stone, s’il est partisan des « droits de l’environnement », dans le cadre de ce qui deviendra la « deep ecology », et de la personnalité juridique d’une nature à défendre contre les crimes commis à son égard, n’ignore pas tout à fait ces interrogations. S’attachant aux « aspects juridico-opérationnels » et aux « aspects psychologiques et psycho-sociaux », son essai informé fait aujourd’hui référence pour les juristes, mais aussi pour le philosophe. À l’heure où un Président des Etats-Unis[7] déclassifie quelques parcs naturels pour y permettre des recherches pétrolières et gazières, faut-il être intransigeant en statufiant les espaces protégés, ou faut-il s’assurer que de nécessaires exploitations n’auront qu’un impact léger, au point d’exiger qu’une fois l’exploitation sélective réalisée, la nature soit rendue à son état originel ? La sagesse reste entre les lèvres de Christopher Stone : « Il se pourrait que la plus noble des tâches qui ait été assignée à la Cour suprême ne soit pas de faire tomber ses sentences, mais de relever dans l’esprit humain les idées les meilleures, les plus délicates et les plus généreuses qui y abondent, et de leur donner forme, réalité, et légitimité ».
Après la vision scientifique de Peter Wohlleben, puis celle juridique de Christopher Stone, penchons-nous sur un « essai d’une philosophie occidentale » : le Traité de l’arbre[8] conçu par Robert Dumas, petit livre séduisant, savant et illustré. De « l’arbre symbolique » au « gouvernement des arbres », toute une histoire des forêts s’associe à celle de l’humanité occidentale. Le botaniste les nomme et les classe, le propriétaire et le planteur spéculent sur les gains à venir grâce à ces troncs et ces branches qu’exploite la machine économique. Le philosophe s’étonne de lire la suite de Fibonacci dans la distribution des feuilles sur une tige ; mieux, après un coup d’œil vers Kant et Hegel, Deleuze oppose l’arbre du pouvoir au rhizome de l’anarchie, quoique selon Robert Dumas « le rhizome ne brise pas la logique de l’arbre, il l’accomplit et la surdétermine ». Enfin la littérature - et plus particulièrement la poésie, dont celle d’Hugo - chante l’habitat des petits oiseaux, quand la peinture, à la suite du jardin d’Eden, consacre le roi des forêts comme arbre de vie et de la connaissance. Avant de devenir sujet de représentation par lui-même et de peupler le calme des tableaux classiques de Poussin et de Le Lorrain, puis le romantisme inquiet de Caspar David Friedrich…
Encore philosophique, mais plus littéraire, Robert Harrison[9] lit les forêts selon le prisme de « l’imaginaire occidental ». Il est vrai que les espaces forestiers, impressionnants, ne peuvent qu’investir nos fantasmes, nos peurs, nos désirs et nos rêves. Chronologiquement ordonné, l’essai va de la babylonienne épopée de Gilgamesh au poète italien contemporain Andrea Zanzotto. Les dieux anciens, tels Dionysos, s’y ébattent, le Roland de L’Arioste y laisse éclater sa folie, déracinant des arbres, Dante s’y égare avant d’entrer en Enfer avec Virgile, les fées et les ogres s’y tapissent, les « correspondances » de Baudelaire échangent leurs mystères. Voilà un espace ténébreux dont il faut se méfier tant l’irrationnel y vit à demeure. Pourtant des peintres, des poètes, apprivoisent la forêt en peignant sa nature paisible, comme Constable, s’y font un havre de bien-être, comme Thoreau au bord de son étang de Walden. Bientôt la forêt, dans une prise de conscience écologique, n’est plus aussi repoussante, elle n’est plus seulement à exploiter, à maîtriser, mais à préserver. L’imaginaire des forêts a basculé avec l’évolution des regards et des sciences, des mentalités et des politiques. De « mémoire culturelle » elle est passée à une autre dignité : celle du vivant.
Globe terrestre, vide-grenier de La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Entre Islam et Russie, savoir choisir ses ennemis,
ou les tournants de la géopolitique.
Alexandre del Valle :
Les Vrais ennemis de l’Occident ;
Hubert Seipel : Poutine, une vision du pouvoir.
Alexandre del Valle : Les Vrais ennemis de l’Occident.
Du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes,
L’Artilleur, 560 p, 23 €.
Hubert Seipel : Poutine, une vision du pouvoir,
traduit de l’allemand par Claude Haenggli, Syrtes, 360 p, 22 €.
Certes nous préférerions devoir ne penser qu’à l’amitié, qu’à la paix. Cependant nécessité, réalisme, perspicacité, realpolitik nous contraignent non pas à désigner arbitrairement nos ennemis et ainsi œuvrer en faveur de la guerre, mais à savoir qui sont ceux qui nous désignent comme leur ataviques ennemis. « Il vous faut un ennemi » disait un chauffeur de taxi newyorkais à Umberto Eco[1]. Non pour le plaisir de la testostérone mais parce que, selon l’adage romain : si vis pacem para bellum ; si tu veux la paix, prépare la guerre. Ainsi Alexandre del Valle établit avec clairvoyance qui sont Les Vrais ennemis de l’Occident, l’Islam en son entier, plutôt que la Russie, coiffée par un Poutine dont Hubert Seipel nous propose une vision du pouvoir en forme de plaidoirie raisonnée. Ce pourquoi il nous paraît que l’OTAN doive considérablement évoluer et changer son fusil d’épaule. Pourtant il est difficile de faire confiance à un autocrate...
La thèse d’Alexandre del Valle est aussi évidente que judicieuse : depuis la chute pacifique du communisme et l’éclatement de l’Union soviétique, la Russie, fût-elle incarnée par Poutine, n’est plus l’empire du mal, alors que l’hydre de l’Islam l’a, de manière plus sidérante, remplacé. Aussi plutôt que d’errer, selon son sous-titre, « du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes » (on devine le concept de Karl Popper), les Etats-Unis et l’Occident, Europe en tête et au premier chef l’Allemagne et la France, doivent impérativement prendre conscience qu’une alliance avec Moscou est non seulement judicieuse mais vitale, face à cet arbre du terrorisme cachant la forêt de l’Islam totalitaire[2].
La démonstration est en deux temps : d’abord un réquisitoire fort documenté, d’une implacable précision à l’encontre de l’Islam ; ensuite la plaidoirie en faveur de la Russie.
Si on ne le savait déjà, Alexandre del Valle se livre à un vaste dévoilement du financement et du prosélytisme -planétaires et opiniâtres- du projet d’islamisation ; ce par l’invasion conjointe d’une charia apparemment pacifique et du terrorisme guerrier, directement pilotés par l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, mais aussi la Turquie et le Pakistan. Ce sont des milliards de dollars qui s’écoulent depuis les pétromonarchies pour payer des imams, pour financer la construction de milliers de mosquées, le plus souvent salafistes, ou émanant des Frères musulmans, des Etats-Unis à Rome, de l’Andalousie à l’Indonésie, de l’Australie aux Pays-Bas, de la Norvège au Nigéria, sans oublier, ajouterons-nous, Poitiers, pour venger la défaite devant Charles Martel en 732. Sans négliger les écoles coraniques, les centres culturels, les associations, qui œuvrent dans la dissimulation et la manipulation politique. De façon à instituer « un ordre social islamique » et réaliser la « conquête politico-spirituelle du monde »…
Non content de cette énumération aussi perspicace, référencée qu’effrayante et pléthorique, notre essayiste, par ailleurs Docteur en Histoire contemporaine et professeur de géopolitique et de relations internationales, montre -s’il était besoin- en quoi cette entreprise de conquête religieuse, de djihad et de soumission, trouve son origine dans le Coran lui-même, citations de versets et sourates haineux, violents, criminogènes à l’appui[3], et dans toute la tradition de la jurisprudence musulmane, y compris la plus contemporaine, invalidant la fiction selon laquelle l’islamisme ne serait qu’une lecture fondamentaliste et partielle des textes fondateurs et canoniques ; jusqu’au trop fameux Al-Hallal wal-Haram (Le Licite et l’illicite en Islam) du téléprédicateur Youssef Al-Qaradâwî[4]. Il faut alors, aux prises avec les manifestations explicitement liberticides du phénomène et les « sources théologiques de la violence théocratique légale », ne pas craindre de parler avec Del Valle, de « vision totalitaire », telle que définie par Hanna Arendt[5].
Ainsi « les alliés sunnites de l’Amérique sont responsables du financement d’Al-Qaïda et de Daech, notamment la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar et le Koweït », appuie Alexandre del Valle. Que faire sinon proposer aux Etats-Unis de dénoncer le pacte du Quincy (« pétrole contre sécurité ») conclu en 1945 avec l’Arabie saoudite et renouvelé en 2005 pour soixante ans, l’or noir étant désormais ailleurs. Car de facto le royaume wahhabite est un irréconciliable ennemi de Washington et des démocraties occidentales. Elles-mêmes empêtrées par des investissements considérables de la part de ce tonneau des danaïdes de l’Islam, y compris en France, conjointement avec le Qatar, dans le domaine hôtels de luxe, des clubs de football, des entreprises aussi stratégiques qu’EADS, pervers investissements que nos gouvernements encouragent par d’éhontés privilèges fiscaux que n’ont pas les Français.
En ce domaine l’on se rend compte, mais avec retard, que les Etats-Unis n’ont pas fait preuve d’une réelle connaissance de l’Islam, tant ils ont joué les moudjahidines afghans contre l’Union soviétique (« quinze milliards de dollars d’assistance militaire ») tant ils ont nourri les réseaux du « muslim belt » à l’origine de l’attentat du 11 septembre, tant ils ont contribué au noyautage islamique dans l’ex-Yougoslavie, tant ils ont fait exploser le relatif verrou qu’était Saddam Hussein en Irak, sans compter l’aveuglement français qui acheva un Kadhafi pour laisser place au chaos et à la poudrière en Libye, tant Obama et Hillary Clinton sont notoirement des islamophiles invétérés. Ce qui revient à parler d’« une folie géopolitique », en l’occurrence de « l’alignement sur les puissances sunnites et [du] refus des propositions russes », la Russie défendant autant les Serbes de Milosevic, pour le moins complices de génocide, que la Syrie de Bachar el-Assad, qui eut le tort de libérer des combattants du Califat islamique, si imparfait soient-il.
En ce sens, les Etats-Unis, et l’Europe en leur sillage, ont continué à penser la Russie comme la créature et clone de l’Union soviétique, ont persisté à privilégier la gestion des voies du pétrole moyen-oriental plutôt que le réel « choc des civilisations », pour reprendre le concept d’Huntington[6], même si ce dernier y voyait un antagonisme chrétienté Islam (parmi huit civilisations dans le monde) alors qu’il faut y voir un irréductible antagonisme entre obscurantisme totalitaire et sociétés ouvertes du libéralisme et les Lumières.
En conséquence, et conformément à l’esprit d’Alexandre del Valle, oserait-on ici proposer une nouvelle et nécessaire orientation de l’OTAN ? D’une part, si cet organisme s’est étendu vers l’Europe centrale, de la Pologne jusqu’aux pays Baltes -ce qui fut ressenti par la Russie comme une humiliation- il s’agit, plutôt que de pousser l’Ukraine, intrinsèquement russe, à l’intégrer, de proposer à la Russie même une intégration à un OTAN repensé en fonction des nouveaux déséquilibres planétaires. Or, en 1994, puis 1997, Poutine avait ratifié le Partenariat pour la paix de l’OTAN, processus que les ingérences occidentales en Géorgie, Ukraine, Kosovo, sans oublier l’obsession anti Bachar el-Assad ont dangereusement interrompu. Ce qui permettrait de contractuellement protéger le destin des pays Baltes, guère menacés, la Russie ayant d’autres chats à fouetter, entre le trouble duo ukrainien et biélorusse et les républiques islamistes de la fédération sur son flanc caucasien. D’autre part, il est évident que la Turquie, dont Alexandre del Valle, dans un précédent essai[7], pointait avec pertinence les dérives et exactions (colonisation de la Chypre du nord, menace sur les Arméniens, évacuation des Chrétiens, contentieux au sujet des îles grecques et dérive islamiste d’Erdogan), n’a plus rien à faire dans l’OTAN. Les Etats-Unis, qui ne l’ont qu’à demi compris en évacuant subrepticement leur base stratégique d’Incirlik, ne peuvent que se séparer d’un état dictatorial dont les complicités avec non seulement le terrorisme islamique, mais avec l’islamisation militante de nos sociétés sont avérées.
Mais qui est ce Vladimir Poutine dont nous nous demandons s’il mérite de bénéficier de l’intérêt des démocraties libérales ? L’autocrate à la main de fer, aux multiples mandats présidentiels, l’ancien du KGB, le viriloïde affiché qui réprouve, voire réprime l’homosexualité de ses concitoyens, opprime les journalistes et ses sujets, pourtant en immense majorité satisfaits de sa prestation et des progrès économiques. « Plus libéral que l’on croit », affirme péremptoirement Alexandre del Valle. Il est pourtant honni par la bien-pensance américano-occidentale, soit qu’elle n’a pu se départir de l’aversion anticommuniste et des réflexes de la guerre froide, soit que l’islamogauchisme le trouve trop chrétien orthodoxe à son goût.
La réponse est-elle chez Hubert Seipel : Poutine, une vision du pouvoir ? En un essai d’abord passablement erratique, le journaliste allemand, fort bien en cour à Moscou, tisse un volume pas toujours efficace, avec des bribes de récits, d’entretiens, des pages sur l’avion de Malasya Airlines abattu au-dessus de l’Ukraine, sans que l’on sache quel maladroit ou provocateur en est l’auteur. Mais après une petite centaine de pages, l’essai prend son rythme de croisière, devient résolument efficace, croisant la biographie de Poutine avec l’exercice de son pouvoir, au cœur des stratégies internationales.
Le jeune politicien, issu d’un milieu modeste de Saint-Pétersbourg, puis des services secrets, efficace, discret, devient premier ministre d’Elstine qui en fait son successeur. Devenu Président, Poutine conduit la réunification des églises russes, engage une loi sur l’enregistrement des financements étrangers pour tout organisme, institue un impôt de 13% sur les entreprises et combat la fraude fiscale. Désorganisé par la chute poussiéreuse de l’Union soviétique, par le pillage des ressources et des industries sous la main des oligarques, l’Etat trouve une légitimité et une efficacité. La population au-dessous du seuil de pauvreté a considérablement décru, l’insécurité est tempérée, la démographie reprend vie. Poutine, assure à raison Hubert Seipel, « est certainement tout sauf communiste ».
Si son régime réprime les provocations et exactions des Pussy Riot, il va les gracier en 2013, en même temps que l’oligarque spoliateur Khodokorvski. Certes son interdiction du prosélytisme homosexuel est plus que désastreuse, sans que la liberté sexuelle en soit pour autant totalement menacée ; mais il faut noter que la récente répression sévère subie par des homosexuels en Tchétchénie est du fait des autorités musulmanes, même si l’attitude officielle russe n’est guère encourageante. Par ailleurs Poutine peut s’honorer d’avoir accordé l’asile politique à Edward Snowden, qui révéla le scandale des écoutes politiques par les Etats-Unis. On connait la phrase célèbre du maître de Moscou à propos du terrorisme islamiste en Tchétchénie : « poursuivre les terroristes jusque dans les toilettes ».
Hubert Seibel corrobore des assertions d’Alexandre del Valle, en particulier au sujet des financements américains destinés à encourager l’opposition à Poutine lors de sa dernière élection, sans omettre ceux aux rébellions ukrainiennes et géorgiennes. Aussi lors des désordres ukrainiens, qu'il a sans doute contribué à fomenter en y jetant des troupes russes sans uniforme, et au cours desquels l’Occident effectua de dommageables livraisons d’armes, au bénéfice de la démocratie disait-il, à des rebelles autant attirés par le mirage de l’Union européenne que par des idéologies néo-nazies, Poutine défend-il la population russophones, il obtient sans peine un rattachement plébiscité et peut-être justifié de la Crimée à la Russie. L'on comprend, alors qu’il proposait une zone de libre-échange avec l’Union Européenne, « de Lisbonne à Vladivostok », combien fut-il heurté par le bouclier anti-missiles et les fusées nucléaires de l’OTAN installés en Pologne et en Roumanie. Tout cela, faute de raison américaine et européenne, pour aboutir, selon les mots d’Hubert Seipel, à l’actuelle « paix froide ».
Sans illusion sur l’islamisme, tout en sachant que Moscou compte deux millions de Musulmans, ne partageant qu'en partie les valeurs occidentales, Poutine fut également ulcéré par les sanctions économiques occidentales (désastreuses pour les deux parties y compris françaises) suite au bourbier ukrainien envenimé par les ingérences américaines et européennes. Ce pourquoi, à au grand dam de nos économies, il préfère se tourner vers des partenariats et de colossaux investissements en direction de la Chine.
Hubert Seipel est-il trop tendre avec son modèle ? Il ne fait guère en effet allusion aux inquiétudes afférentes à la liberté d’expression et de la presse. La Russie est un triste pays où des journalistes sont assassinés, comme Anna Polikovskaïa en 2006, bien connue pour son opposition à Poutine et ses enquêtes sur les réseaux tchétchènes. Ce dernier n’a pas omis d’exiger l’arrestation du coupable, ce qui fut fait. En outre deux journalistes ont été assassinés en 2017. Des sujets sensibles, comme la corruption, la Tchétchénie, les potentats divers, peuvent valoir de tels sorts à ceux qui se risquent à des investigations cependant nécessaires. Il serait peut-être présomptueux de faire du seul Poutine le levier d’une telle tyrannie, tant les oligarques locaux associent corruption et violence. Il n'en reste pas moins que l'autocrate, ses sbires et ses affidés ne peuvent qu'inspirer une méfiance pour le moins prudente, tant le despotisme intérieur et la nostalgie de la Grande Russie doivent inspirer des craintes pour les libertés et la paix…
L’analyse d’Alexandre del Valle est d’une rare complétude, d’une rare pertinence. Même si quelques développements, en particulier sur la question ukrainienne, manquent un peu de concision, même si sa conclusion, « Comment vaincre ou neutraliser nos vrais ennemis », hors des propositions de parfait bon sens contre le salafisme et les Frères musulmans ou la reconquête des quartiers islamisés, s’embourbe un tantinet dans les clichés des énergies renouvelables, certes dans le cadre d’un nécessaire retrait des approvisionnements pétroliers venus de la péninsule arabique. Il n’en reste pas moins que son essai, Les Vrais ennemis de l’Occident. Du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes, mériterait d’être enseigné parmi nos institutions, de façon à ce que nos sociétés redeviennent des sociétés ouvertes, selon la définition de Karl Popper. Pour ce faire, et selon ce dernier, il est plus que loisible de cesser de promouvoir l’intolérance au nom de la tolérance. En d’autres termes, l’Islam, atavique totalitarisme, doit disparaître du monde des Lumières, sauf comme objet d’analyse, d’Histoire et d’érudition.
Faute de comprendre et de lier un réel dialogue, une vitale collaboration avec ce Poutine dont Hubert Seipel nous livre une autre « vision » que celle des clichés et des éructations médiatiques au petit pied, nous nous privons d’un échange, non seulement économique, mais stratégique et géopolitique aux conséquences historiques et civilisationnelles majeures, qui cependant doit inspirer la plus grande prudence face au maître du Kremlin. Vous vouliez la paix ; vous aurez la soumission ou la guerre. À moins que, seuls espoirs et hypothèses improbables, les jeunes générations musulmanes rejettent le fanatisme de leurs pères et lui préfèrent la liberté, à moins qu’une lame de fond, venue d’une prise de conscience et d’un dégoût d’une telle religion, amplifie chez eux le mouvement de conversion au christianisme et l’accession à l’athéisme.
Val Presanella, Vermiglio, Trentino-Alto Adige, Italia. Photo : T. Guinhut.
John Edgar Wideman, conscience noire tourmentée.
De la Trilogie de Homewoodau Projet Fanon,
en passant par le dossier Louis Till.
John Edgar Wideman : Où se cacher, Le rocking-chair qui bat la mesure,
traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Richard,
Gallimard, 288 p, 22 €, 240 p, 17, 90 €.
Le Projet Fanon, traduit par Bernard Turle, Gallimard, 352 p, 23,90 €.
Ecrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till,
traduit par Catherine Richard-Mas, Gallimard, 226 p, 20 €.
Un double traumatisme est à l’origine de l’écriture de Wideman. C’est dans Suis-je le gardien de mon frère ? qu’il prêta sa plume à son jeune frère Robert condamné à la prison à perpétuité dans une affaire d’homicide, permettant ainsi à la fiction de remodeler l’événement, de lui donner une portée plus universelle. D’autre part, l’Histoire toute entière des Afro-américains est sans cesse mise en abyme dans des romans aux accents d’épopée, qu’il s’agisse de L’Incendie de Philadelphie ou du Massacre du bétail. Mais plus encore dans sa Trilogie de Homewood et dans son fantasmatique et engagé Projet Fanon, cette grande conscience noire des Etats-Unis réclame que l’essence de la démocratie libérale qui inspira la constitution américaine vivifie toutes les individualités, quelques soient leur couleur ; au point de réhabiliter, comme Louis Till, ceux qui ont subi une justice injuste, car fondamentalement raciste.
John Edgar Wideman est en effet natif (en 1941) d’Homewood, quartier noir de Pittsburgh. Bien que sa réussite universitaire rime avec ses succès littéraires -il enseigne à l’Université du Massachusetts et obtint par deux fois le PEN/Faulkner Award- il n’en est pas moins sensible au destin malveillant qui contrecarre l’épanouissement de la plupart de ses frères. C’est ainsi qu’il forma le projet de sa Trilogie de Homewood dont le premier volet, Damballah, présente un couple mixte originaire, esclave évadée et fils de bonne famille blanche, qui fonda dès 1840 toute une dynastie familiale. Où se cacher, puis Le rocking-chair qui bat la mesure en sont les second et troisième volets, au service des descendants plus contemporains, qui, chacun, peuvent se lire indépendamment.
Une sorte d’oratorio blues à trois voix anime Où se cacher, un peu à la manière de Deux villes, roman qui opposait Pittsburgh à Philadelphie. Trois solitudes qui n’ont pas ou à peine « où se cacher »… D’abord Clément, le simple d’esprit, avec un « plein sac de saloperies qui lui bouche la tête », ensuite Miss Bess, la vieille qui règne en sa cabane bricolée au sommet du quartier, véritable mémoire féminine et mythique, enfin Tommy, le délinquant récidiviste, accusé de meurtre et traqué. Ces trois voix alternées permettent à la dynamique du roman de se démultiplier, parce que faites de souvenirs, de choses entendues, d’autres personnages qui parlent à travers elles : « Moi, mon téléphone, je l’ai dans ma poitrine » répond Bess, inaccessible en hiver, et qui refuse d’abord de cacher celui qui a la police aux trousses. Une arnaque au camion volé plein de « Sony » a dérapé en assassinat ou plus exactement en complicité de meurtre… Mais il s’agit de son arrière petit neveu. La « sorcière » qui ressemble à une « vieille squaw ou un vieux chef » en sa « case d’esclave » se décide à offrir une soupe à celui qui est « doué pour le bagout », et qui laisse une femme et un enfant nommé « Sonny » : « Un sans-cœur de sale nègre qui a tué ce visage de jeune fille ».
Finalement, chacun des personnages est une allégorie de la condition noire, oubliée, persécutée et vilainement dévoyée : « ça a toujours été une racaille et maintenant c’est un tueur », dit-on de Tommy. Wideman ne juge pas ses personnages ; il se contente de leur donner la parole. C’est ainsi que le rythme jazzy, saccadé, s’empare du monologue intérieur sans cesse irriguée par la langue de la rue, ses clichés, sa pauvreté. Et cependant c’est grâce à son écriture que l’auteur, reprenant la troisième personne, offre à ses anti-héros toute la force de son expression, sans même un plaidoyer. Car parmi « la lie du quartier » on ne se voile pas la face : Tommy et les autres ont bien conscience de leurs dérives, qui leur collent à la peau, comme la fatalité à une tragédie.
Voici un lyric animé par l’oralité, saturé de culture populaire noire-américaine. Une fois de plus, même si la fin de ce roman est peut-être un peu convenue, fadement moralisatrice, il nous est prouvé que Wideman, dans la tradition d’Eschyle et de Sophocle, est un grand poète tragique, dont la dramaturgie contemporaine emprunte tour à tour à Faulkner, au gospel et au « blues des cheveux qu’on peigne ».
Dès le titre du troisième volet de sa trilogie, Wideman affirme on ne peut plus nettement la dimension musicale de son travail. Le rythme de l’écriture « bat la mesure » au moyen d’une voix qui s’écoute chanter et transmet son urgence, son émotion au lecteur. Les phrases sont courtes, syncopées, ou, si plus longues, marquées par des structures binaires, des parallélismes, des anaphores. De plus, le narrateur emporte dans son immense monologue intérieur ses personnages qui prennent à leur tour la parole et auxquels il parle directement, comme par répons et échos, contribuant ainsi à la persuasion qui enferre le discours dans l’oreille et l’esprit de l’auditeur. Mais c’est aussi la dimension élégiaque du blues qui est ici sensible par l’inscription de personnages mythiques dans le tableau du ghetto noir de Pittsburgh : Homewood. Où s’orchestre un blues tragique et presque cosmique.
Le rocking-chair qui bat la mesure est celui où s’ancre la mémoire des générations afro-américaines balancée par la langue et les litanies de l’écrivain, qui est ici au point culminant de son triptyque. En effet, après Damballah et Où se cacher, ce roman, lui-même en un prologue et trois parties, met en scène les plus charismatiques parmi un quartier nourri d’êtres enjoués ou malheureux, ces porteurs symboliques de la charge de la condition noire et humaine d’Homewood. La tempête lyrique et tragique voit se dresser le fantôme d’Albert Wilkes, recherché pour avoir tué un policier blanc, et qui laisse son sang sur les touches du piano avant de finir « drapé d’un linceul ». Mais aussi John French qui avait promis de « buter, de ses mains » le mouchard. Le premier a été probablement le maître du pianiste Brother Tate, l’un des deux artistes du roman, avec le peintre Carl, tous deux géniaux. Lucy, quant à elle, est l’inspiratrice d’un amour fabuleux ; « la cour » qui lui est faite par Carl est un véritable poème en prose heurté par la langue de la rue. Elle est fascinante lorsqu’elle lui montre un bout d’os du crâne d’Albert descendu par les flics. Cette « Fille au Cœur-de-Pierre » a une « chaleur de délurée qu’il sent palpiter ».
Réinvestissant les territoires de son enfance, John, alter ego de l’auteur et narrateur-Orphée ramène à la vie par la voix son oncle Karl et l’ami de ce dernier, Brother Tate, le nègre albinos. Cet albinisme est comme la marque fatale posée sur son destin. Brother Tate ne parle jamais plus, depuis la mort de son fils dans un flamboiement d’essence, un 4 juillet, jour de la fête nationale américaine. Mais il « tambourinait, fredonnait, grondait, grognait, savait chanter en scat et imiter les instruments de tout un orchestre ». Il joue « un blues haletant ». Car la musique est partout, dans la rue, dans les cris et les obscénités, dans le « Victrola » et ses disques, racontant les errances, les vengeances, pleurant les décès dans une rue qui est un « Baquet de Sang », même s’il s’agit surtout du rouge des boissons alcoolisées.
Hélas, l’Histoire va faucher ces carrières prometteuses. Enfants, ils jouent à frôler les trains lancés sur les voies. Envoyés au front pour une guerre qu’ils comprennent peu, ils sont sacrifiés sur l’autel des totalitarismes que doivent éradiquer les Etats-Unis lors de la seconde guerre mondiale : « partir à la guerre des blancs pour sauver leur musique imbécile ». Carl a subi les « attaque-suicides lancées à Okinawa ». Celui qui a « les doigts en feu » sera brisé par les morts qu’il a dû ramasser sur le front, par son obsession pour les trains qu’il ira rencontrer pour la dernière fois…
Grâce à ses deux personnages majeurs et au récitant qui remue cette histoire, peinture, musique et écriture forment également le grand triptyque de l’art de Wideman. Et même si la mélopée à la chronologie chamboulée peut parfois égarer et lasser le lecteur, on a sans nul doute affaire à un grand écrivain qui a le blues de l’écriture dans le sang. Comme si les chœurs de la tragédie grecque avaient accouché d’un lointain descendant auscultant la mélopée du peuple noir…
Aboutissement logique, l’écrivain se met en scène, en abyme, dans Le Projet Fanon. Comme un objet spéculaire de sa carrière et de ses ambitions, ce roman est vertigineux. Est-ce suffisant d’être un écrivain lyrique ? Un écrivain engagé ? Faut-il devenir, comme Fanon, un activiste au service de la cause noire ? C’est à la charnière problématique de l’écriture et de l’action que se situe ce roman de Wideman. C’est ainsi qu’en Thomas, son double créé pour l’occasion -comme Zuckerman pour Philip Roth[1]-, l’auteur en son miroir convoque de nouveau les protagonistes de sa vie et de ses livres : son frère, Dambdallah… Thomas forme le projet d’écrire un livre sur Fanon, ce qui permet à la création littéraire de s’observer elle-même, de se mettre en question, non sans une vaste interrogation politique et métaphysique : « Comment être artiste dans un pays rongé par la névrose d’ordre qui attise la folie raciste ?[2] », note son commentateur informé, Yves-Charles Grandjeat. Pour qui et pourquoi écrire sur un homme qui sacrifia sa vie à la cause des outragés ?
Frantz Omar Fanon (1925-1961) fut un intellectuel martiniquais et algérien qui, dans Peau noire, masques blancs[3], dénonça vigoureusement le racisme, puis dans Les Damnés de la terre[4], proposa une analyse critique, sociologie et psychiatrique de la colonisation, et de son double la décolonisation, rêvant à l’émancipation du tiers-monde. Sartre conçut pour celui qui deviendrait une icône des Black Panthers une vive admiration. Admiration anxieusement partagée par Wideman et son alter ego romanesque.
La quête créatrice, poussée par le démon de l’identification, minée par l’incapacité de pousser la fidélité à son modèle au point de générer une nouvelle révolution, semblait avoir démarré avec ardeur. Quand il reçoit dans un carton une tête coupée. Qui est-elle ? Qu’est-ce qui a justifié cette violence injustifiable ? Est-ce la cause noire qui est devenue fanatique ou le racisme lui-même ? « C’est ta tête. » se dit-il. « Enveloppée dans le papier bulle qui tendu dessus comme un préservatif lui écrase les traits ». Accompagnée par une citation de Fanon qui exhorte à « porter la guerre chez l’ennemi ».
Une fois de plus l’écriture est haletante, comme un jazz sombre, empruntant les accents de l’argot, voire du rap (comme dans L’Incendie de Philadelphie)… Revisitant les prémisses de ses précédents romans, leurs protagonistes, dont son frère, devenu proprement allégorique, ce livre oscille entre exploration intérieure et thriller, entre biographie personnelle et biographie d’un peuple, entre drame intime d’une psyché fracturée et épopée grandiose. La dimension pamphlétaire est également virulente, dénonçant la surpopulation carcérale américaine, évidemment surchargée de Noirs. Même si, tour à tour idéaliste (« Combien d’anges peuvent tenir sur une tête dépingle ? ») et férocement réaliste (« Un lascar ça a toujours besoin d’un autre pour se foutre sur la gueule »), il n’apporte guère de solution. Mais, est-ce facile ? Il se confie, amer, face à l’inéluctable : « l’impasse où mes écrits m’avaient mené. »
Mieux, le roman frôle la lisière du fantastique, lorsqu’il s’agit de tenter de persuader Jean-Luc Godard de faire un film sur Fanon, lorsque pour ce dernier, « L’écran du rêve resplendit comme une salle d’opération », lorsqu’il imagine qu’il parle « la langue de Homewood » au cinéaste. Le combat du héros de la cause tiers-mondiste parvient alors à se fantasmatiquement déployer, comme si son écrivain l’habitait de l’intérieur. Les niveaux de réalité et de fiction s’emboitent vertigineusement… Car « John Edgar Wideman écrit dans une maison hantée[5] » Que ce soit par la mémoire, par la violence et par les voix de la conscience, moins d’un peuple de couleur, que de l’humanité toute entière.
John Edgar Wideman est une mémoire, la mémoire de la noirceur dans laquelle on a trop souvent confiné les Noirs. Comme Louis Till. Aussi le romancier se fait un devoir d’Ecrire pour sauver une vie. Sauvetage symbolique, car post-mortem. En 1955, à Chicago, « Emmet Till avait été assassiné parce qu’il était noir et avait prétendument sifflé une femme blanche ». Devant « un jury d’une blancheur immaculée », l’adolescent devient un « martyr des droits civiques », sacrifié par un lynchage légal. Car ses assassins, « deux péquenauds blancs », furent acquittés. Poussé par la nécessité de la vérité et de la justice, Wideman reprend l’enquête en main, inventorie la famille, « Mamie Till » et surtout le père, Louis Till, enrôlé dans l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale. Car ce dernier est un personnage assez étonnant : jugé et condamné à mort pour viol meurtrier en 1945, il fut le voisin de prison du poète Ezra Pound[6], avant d’échouer dans un cimetière de l’Oise. Sur cette tombe seulement numérotée, car « mort sans honneur », Wideman va se recueillir. Fatalité paternelle ou injustice blanche ? Le fils a-t-il pâti du crime supposé du père ? Le trou noir de l’Amérique est bien celui où sont jetés les cadavres de la criminalité indissolublement mêlés à ceux de l’injustice.
Roman historique, puisque la fiction s’empare du réel, journal d’investigation et roman à thèse, Ecrire pour sauver une vie est à la fois un documentaire, et une tragique élégie, un amer réquisitoire et un intense devoir de mémoire à la hauteur de l’humanité.
Une conscience lyrique et tragique, une voix musicale, voilà l’irremplaçable et bouleversant John Edgar Wideman. Qui ne s’embarrasse pas de flatter son lecteur, qui le prend à la gorge, parfois avec une pointe d’exaspération à force de ressassement, et toujours le met à la barre d’une justice qui n’est pas encore née, sans angélisme ni manichéisme. Ce pourquoi, dit-il, « écrire des romans m’a marginalisé autant que j’étais marginalisé par ma supposée appartenance à ma race ». Cette marginalité nécessaire ne devrait s’éteindre que lorsqu’un écrivain noir n’aura plus besoin de s’affirmer à travers la condition humaine de sa peau, lorsqu’il aura pu abandonner cette aporie identitaire et sociétale de la couleur aux vieilles lunes des curiosités du passé.
traduit du russe par Hélène Henry, Actes Sud, 2017, 352 p, 21 €.
Andreï Platonov : Moscou heureuse,
traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Robert Laffont, 1996, 192 p, 20 €.
Andreï Platonov : Tchevengour,
traduit du russe par Louis Martinez, Robert Laffont, 1996, 432 p, 25,50 €.
Anna Starobinets : Le Vivant,
traduit du russe par Raphaëlle Pache, Mirobole, 2015, 480 p, 22 €.
Orwell et Huxley auraient-ils écrit 1984 et Le Meilleur des mondes, si l’auteur de Nous n’avait pas existé ? À lui seul, le Russe Evgueni Zamiatine (1884-1937) a inventé un genre romanesque, quoiqu’issu de la tradition de l’apologue : l’anti-utopie, elle-même hérité des utopies des Thomas More[1], Campanella et Karl Marx[2]. Partisan trop enthousiaste de la révolution bolchevique de 1917, il a bien vite déchanté : dès 1920 il tirait les leçons indispensables, en écrivant un roman apparemment bien éloigné de son temps, puisque censé voir se dérouler son action en un futur lointain, six siècles en avant, donc relever de la science-fiction. Le bonheur terrible de l’Etat Unitaire mis en scène dans Nous trouve ses avatars parmi les cités radieuses de son contemporain Platonov, et son correspondant contemporain dans le « service d’ordre planétaire » imaginé par Anna Starobinets, dans Le Vivant.
Sans guère de bruit, la première édition française, Nous autres, parut chez Gallimard en 1929, sous les doigts de Cauvet-Duhamel, s’inspirant d’une version anglaise. L’œuvre-phare d’Evgueni Zamiatine fut rééditée en 1971 avec une préface de Jorge Semprun. Outre le titre, plus conforme en sa concision à l’original, Nous, jamais édité en sa langue du vivant de l’auteur, l’on est frappé en cette nouvelle traduction par de réelles beautés, venues du texte russe établi en 1988 et qui fut fort symboliquement publié à l’occasion de la perestroïka. Le présent de narration remplace le passé, la formule plus judicieuse « contrainte idéale », remplace le « manque idéal de liberté ». En ce journal aux quarante « Notes », dédié aux « lecteurs planétaires », l’écriture est entrechoquée, plus étonnement métaphorique, elle gagne en intensité à mesure qu’elle passe du monde mathématique à celui de la liberté, hélas éphémère, comme en un cubisme coloré.
Outre un « Mur de verre », pour se protéger de la nature, « la Science de l’Etat Unitaire » a construit, grâce à Taylor, le « bonheur mathématiquement infaillible pour tous » ; où « être original, c’est enfreindre l’égalité ». La vie, y compris les « jours sexuels », est programmée par la « lex sexualis » communautaire et les « Tables » du temps commun. Ne restent que deux « heures privatives » par jour. Rien n’est propriété privée, même les enfants. Ceux que leur liberté a condamnés sont exécutés par liquéfaction dans un amphithéâtre, avec le concours d’un poète officiel, de la main du Bienfaiteur même.
Les noms chiffrés des personnages, déshumanisants, viennent, non sans humour, des numéros des pièces de charpente métallique du célèbre brise-glace Alexandre Newsky, pour lequel Zamiatine avait assuré le suivi de chantier. Aussi le héros, « D-503 », qui est un mathématicien rationaliste parfaitement intégré, se délecte de son métier de constructeur du vaisseau spatial « L’Intégrale » et d’ « O-90 » à la « bouche rose ». Cependant il se voit soudain bouleversé devant « I-330 » par le désir et l’éros, par la beauté du monde et l’aspiration à la liberté. Tentant de de briser le carcan sociétal en devenant un individu, il a « développé une âme » ! Jusqu’à ce qu’il soit brisé à son tour… La raison scientifique et politique exécute l’ablation de l’imagination du pauvre héros consentant, tandis qu’il voit sans état d’âme la « Cloche » torturer sa bien-aimée. Orwell n’oubliera pas ces scènes, pour en proposer une puissante réécriture et variation, à la fin de son 1984[3].
De cet univers parfait, Zamiatine a rendu un tableau solaire, effarant, au rythme haletant, intensément lyrique et tragique, grâce à une « maternité clandestine », une révolte éphémère des « Méphi », ces « ennemis du bonheur », sacrifiés sans pitié par la raison d’Etat. À la vigueur dramatique de l’intrigue répond la puissance politique d’un roman illustrant le hiatus entre libéralisme et totalitarisme.
Zamiatine sut également être un bon écrivain de mœurs, par exemple avec L’Inondation[4], un récit de 1929. Trophim et Sophia vivent paisiblement, quoique pauvrement et privés d’enfant ; aussi ils adoptent la jeune Ganka. Qui bientôt rejoint Trophim dans son lit. Quand se mettent à monter les eaux de la Néva il faut déménager à l’étage. Tout rentre dans l’ordre, sauf la râpe de la jalousie, et la hache… Dans la grande tradition russe de la nouvelle réaliste, de Tourgueniev à Tchékhov, Zamiatine montre une facette plus discrète de son talent, descriptif et psychologique. On aurait pu imaginer que cette « inondation », pourtant d’origine naturelle, puisse être une métaphore d’une plus insidieuse encore invasion humaine, celle de la tyrannie soviétique. Plus simplement c’est celle de la montée des sentiments, de la haine et de la colère tragique ; puis d’une culpabilité modestement voisine de Crime et châtiment de Dostoïevski, le tout dans une prose habile et peu à peu expressionniste.
De ce météore des lettres russes, on lira également Au Diable vauvert[5], bref roman satirique que l’on jugea antimilitariste, à moins de préférer Les Insulaires[6], charge vigoureuse contre le conformisme et le machinisme. Ce qui ne manquera pas de nous rendre plus attachant encore cet avertisseur, dont la sûreté éthique n’est plus à démonter…
On ne s’étonnera pas que, poursuivi par le régime stalinien, Zamiatine, ce misérable hérétique du communisme et de l’Union Soviétique, affreusement méconnu, meure à Paris en 1937. Son échec est le miroir du destin du personnage numéroté de Nous. C’est avec un amer plaisir que nous lisons et relisons, en une version plus fidèle à l’original, « un infect pamphlet contre le socialisme », selon l’Encyclopédie littéraire soviétique en 1931. Un tel jugement lapidaire ne peut que donner une furieuse et succulente envie, non seulement aux tristes contemporains éclairés de Staline, mais à notre temps, en rien immunisé contre les prometteurs totalitarismes, férus d’éradication de l’individualisme et de l’imagination, de méditer un ouvrage prémonitoire et brillant qu’il est urgent de réhabiliter en son génie.
Une fois de plus un tragique destin attendait un écrivain soviétique, contemporain de Zamiatine. Il ne s’appelait qu’Andreï Klimentof ; aussi choisit-il le prénom de son père Platon, pour se faire un pseudonyme digne du philosophe grec et utopiste de La République. Communiste fervent, son œuvre n’eut pas la place qu’il lui rêvait dans la radieuse cité soviétique. Né en 1899, mort en 1951 dans un sordide misère, il écrivit de nombreux textes dont peu virent le jour de son vivant, car interdit de publication en raison de son scepticisme envers la collectivisation stalinienne. Il avait cru naïvement que la révolution libérerait l'esprit populaire. Or il fut repoussé par Maxime Gorki, traité de « salaud » par Staline, effacé par l’Histoire soviétique. Seule la fin de la perestroïka et l'exhumation des archives secrètes du KGB permirent qu’il fût tardivement réhabilité.
Son roman, Moscou heureuse, est celui d’une allégorique jeune fille prénommée « Moscou » et détentrice glorieuse d’un de ces noms que la révolution offrit à la génération nouvelle. En tant qu’orpheline elle illustre cette tabula rasa d’après l’esclavage bourgeois et d’avant le bonheur collectiviste. Elle participe à toutes les activités du grand socialisme dont elle est le porte-drapeau. Libre et heureuse, elle séduit tous les hommes, ingénieurs et savants. Mais leur désir est une trahison de l’idéal, tel que le ressent Sartorius : « Le monde nouveau était dans les échafaudages, mais son cœur à lui, indigent, restait éternellement fidèle au sentiment solitaire d’un temps où ses seules relations étaient sa parentèle ». Le dilemme est poignant entre individualisme et collectivisme, entre éros et politique.
Les récits de Platonov sont des paraboles, des contes philosophiques, explosifs l’air de rien. Usant d’un style protéiforme qui suscita l’admiration du poète Joseph Brodsky, Platonov oscille entre panégyrique de la langue de bois, lyrisme, naturalisme, et bien sûr ironie. En fait il est un maître méconnu de l’anti-utopie. Ce que confirme son plus vaste roman Tchevengour, écrit entre 1926 et 1929, dont le titre désigne encore une fois une ville. Sauf qu’il s’agit d’une maigre bourgade qui ambitionne d’incarner l’achèvement du communisme. Imitant malgré lui Don Quichotte, Kopionkine a nommé son cheval « Force prolétarienne » et mène une quête picaresque pour instaurer un socialisme non seulement mystique, mais d’un ascétisme forcené. Une fois exterminés capitalistes, Russes blancs, demi-blancs et koulaks, les bolcheviks de Tchevengour ne sont plus douze, apôtres misérables et cruels, antithèses pitoyables de ceux du Christ. Là pas de travail, car il entraîne au désir des fruits de son travail, et la propriété - c’est bien connu - c’est le vol et l’oppression. Des discours, une vie sociale omniprésente, plus rien de personnel, plus de pensée libre, plus d’amants. Les habitants sont des « amaigris du bonheur ». Ne reste que le dénuement le plus terrible. La satire de l'Homo sovieticus est sans pitié.
Pourtant le désir et la faim reviendront pour donner vie à l’immensité de l’espace. Car Tchevengour est également un hymne au terroir russe, aux fleuves qui l’irriguent, à l’intransigeance de son climat. Ce roman-poème, cette caricature d’épopée, coule animée d’un vaste rythme, parfois heurté, souvent âpre, charriant les vicissitudes, les tyrannies et les vanités de la condition humaine.
Moscou heureuse et Tchevengour sont à glisser entre les utopies de Thomas More et d’Aldous Huxley, mais aussi, pour le domaine russe, entre Les Hauteurs béantes de Zinoviev et L’Archipel du goulag de Soljénitsyne. Ces paraboles ironiques et dystopiques, ces fresques décapantes sont sans le moindre doute la prémonition autant que la vérification de l’impossible réalisation du communisme radieux.
Autre anti-utopie aux versants également vertueux et infâmes : Le Vivant de la russe Anna Starobinets. Peut-on exister sans être répertorié ? se demande son roman. À cette question angoissante, surtout parmi ces temps où l’œil de Big Brother[7]guette nos connexions et nos mot-clefs, où la France traque les « discours de haine[8] », où la Chine communiste surveille et châtie ses citoyens grâce à une reconnaissance faciale en voie de devenir universelle, la jeune auteure russe donne une réponse science-fictionnelle qui n’aura pas grand-chose pour nous rassurer. Pire encore si un « Service d’ordre planétaire », s’appuyant sur des technologies les plus sophistiquées et intrusives, s’assure le pouvoir définitif, comme l’imagine Anna Starobinets en 2014. Cette romancière russe, aux armes fictionnelles bien affutées, a su créer un univers cohérent et troublant, mais aussi son vocabulaire. La littérature est pour elle, dans la tradition des auteurs de dystopies, un moyen sûr de nous alerter sur les révolutions anthropologiques et politiques des pouvoirs peut-être à venir, empruntant un dévoiement de l’intelligence artificielle au service d’une post-humanité.
Chacun porte un « implant » qui le relie à un organisme total : « Le Vivant ». L’ADN d’un mort renaissant au sein d’un nouveau corps, la population ne peut, selon le fondateur « Livre de la vie », excéder trois milliards. En la perfection réalisée d’un tel monde, l’impensable ne peut surgir pour imaginer un contrepied romanesque et enclencher l’intention dramatique. Que faire d’un inconnu sans « incode » ni patrimoine génétique, que l’on se résout à appeler « Zéro » ? Ce dissident, peut-être involontaire, enfreint gravement les règles du « Service d’ordre planétaire ». Traqué par Ed et Cerbère, il confie son autobiographie, ses inquiétudes au lecteur, alors que « toute déconnexion du socio entraîne la suppression des paramètres individuels ». Quoique « corrigé », qui sait s’il peut être un criminel, alors que ce monde n’en contient plus aucun. À moins que les criminels aient pris le pouvoir…
Ce futur, probable, est à la fois délicieusement tentant et terrifiant. Par exemple, « en mode luxure, tu partages avec tes amis, chacun des cinq sens auxquels tu as accès ». Attention cependant, si l’on fait partie des individus « à vecteur criminalo-destructeur », à ne pas devoir séjourner en cette « maison de Correction » où « le Fils du Boucher », « Cracker » et « Zéro » sont bientôt soumis à la « rétrospection incarnationnelle » !
Dans la mouvance d’une science-fiction russe déjantée, où s’illustre également un Vladimir Sorokine[9], Anna Starobinets nous piège en cette anti-utopie coruscante et cinglante, qui est un digne successeur des chefs-d’œuvre d’Huxley[10] et d’Orwell[11]: ce Zéro, est-ce le souvenir du malheureux héros de Nous ? Est-ce vous, est-ce moi ? Jusqu’à nos strates les plus profondes, ce nouveau régime romanesque nous étudie, nous réjouit, nous rééduque, nous efface. Rééduquer et traquer la population masculine criminelle n’est qu’une prémisse de la rééducation universelle. Dans la tradition de ses aïeuls Zamiatine et Platonov, Anna Starobinets interroge et remet en question la nature de l’identité individuelle et par conséquent de la liberté au sens politique, menacée en sa fragilité, dans le cadre d’une société où l’interconnexion informatique et celle neuronale ne font qu’un…
Dezso Kosztolanyi : Kornél Esti, traduit du hongrois par Sophie Képés,
Cambourakis, 272 p, 20 € ;
Dezso Kosztolanyi : Portraits, traduit par Ibolya Virag et Michel Orcel,
La Baconnière, 192 p, 16 € ;
Deszo Kosztolanyi : Une Famille de menteurs, traduit sous la direction d’Andras Kanyadi,
Cambourakis, 112 p, 10 €.
L’altérité du portrait frôle souvent le miroir. Portraiturer autrui, n’est-ce pas aussi, un peu, par l’imminence de ses choix, se dire soi-même ? Un étrange écrivain hongrois a su illustrer cette problématique, exposant le mystère fascinant des personnalités. Mais de celui qui raconta dans Kornél Esti l’histoire d’un traducteur kleptomane subtilisant l’argent des textes qu’il était censé rendre, on ne peut attendre qu’une belle propension à l’humour. C’est également chose faite avec ces trente-cinq Portraits du Hongrois Dezso Kosztolanyi (1885-1936), souvent francophiles, qui ne sont pas loin d’être composés au hasard. Portraits également, que ceux d’Une Famille de menteurs, jusqu’à ce que s’écaille le vernis de l’apparence, jusqu’à mettre à nu les ressorts de la fiction.
C’est dans sa suite romanesque titrée Kornél Esti que Kosztolanyi réunit ce qui était d’abord d’éparses nouvelles, formant ainsi une promenade fantasque peuplée de figures hautes en couleurs. Parmi la Budapest des années vingt, parcourue par le personnage éponyme, masque et alter ego de son auteur, le réalisme côtoie le fantastique et l’absurde. Car depuis l’enfance, l’écrivain et son étrange ami, « mon frère et mon contraire », se complètent, s’opposent : « c’est lui qui m’initia au mal (…) qui inocula l’ironie à mes sentiments ». Le premier lui propose : « Je suis la fidélité même. Toi, à côté de moi, tu es l’infidélité, le papillonnage, l’irresponsabilité. Fondons une firme. Que vaut l’homme sans le poète ? Et que vaut la poète sans l’homme. Soyons coauteurs ». Ce projet créateur devient un art poétique : « une biographie romanesque (…) Ne l’intègre pas à un quelconque récit stupide. Que tout reste comme il sied au poème : fragment. » Leurs styles sont, l’un « classique », l’autre « romantique » avec « beaucoup d’adjectifs, beaucoup de comparaisons », dont le premier supprimera cinquante pour cent. Infiniment facétieux, Kosztolani, peut-être flirtant avec le surréalisme, illustre à merveille le dédoublement entre l’auteur et son personnage.
En un tableau sans cesse renouvelé, le héros - ou anti-héros - fait connaissance avec la « société humaine ». Bientôt il éprouve le « mystère du baiser » d’une jeune fille, qui lui semble « une serpillère lourde et trempée » ; il a un mal fou à se débarrasser de son héritage, traverse toutes sortes de picaresques péripéties, y compris dans le milieu des journalistes et des poètes. C’est là que l’on retrouve notre fameux traducteur kleptomane, au chapitre XIV : « Dans lequel nous levons le voile sur les mystérieux agissements de Gallus, traducteur cultivé, mais dévoyé ». Nous apprenons avec surprise qu’il fait disparaître, de sa par ailleurs impeccable traduction, les bijoux des personnages, les lustres des châteaux : « il s’était approprié illégalement et indument dans l’original anglais 1 579 251 livres sterling, 177 bagues en or… » Pour reprendre le titre de Michel Foucault, où se trouve la limite entre les mots et les choses ? Comprenons qu’il sera bien difficile de ne pas succomber à l’humour de Kosztolanyi…
Outre que chacun à leur façon ils répondent à la question Comment vivre ? Ou, La vie mérite-t-elle d’être vécue ? Ces Portraits sont ordonnés chronologiquement, de la sage-femme au fossoyeur, et, peut-être, hiérarchiquement, puisque l’écrivain est sacré bon avant-dernier : lui dont « les mensonges sont différents ; ils représentent plus que la vérité. » Tranche de vie, mode d’existence, scalpel sociologique, tout est finesse en ces courts entretiens, presque dialogues philosophiques, mieux que reportages journalistiques. Du diplomate à la domestique, ces vignettes des cœurs et des classes sociales sont pimpantes, attendries, parfois inquiètes, sinon cruelles. En fin de compte, sauf la choriste, chacun est plus vaniteux que l’autre, comme chez le barbier où l’on « admire son visage ».
Le profil psychologique est rapidement saisi, non sans ironie, tel le hussard qui parle « de chevaux et de filles » et dont les amours durent « le temps de les berner ». En quelques mots, l’on sait tout des secrets du boulanger, comme de l’éboueur, dont l’observation des ordures permet de dire : « comprendre, c’est pardonner ».
L’humour caracole. Le souffleur de théâtre fut puni en classe pour avoir « soufflé ». Le maître-nageur « se tait comme une carpe (…) Il s’avère pourtant qu’il a le sang chaud ». Reste à découvrir l’élégante qui se confesse à géométrie variable devant la tombe de ses parents ; comme quoi la personnalité est faite de plusieurs tiroirs, changeants, pas forcément cohérents. Mais aussi le bibliothécaire, l’imprimeur, tous ces astres bien terre à terre qui composent le système solaire de l’écrivain…
Quand les philosophes font profession de chercher la vérité -à moins qu’ils polissent des mythes et des utopies politiques- les écrivains de fiction sont forcément des menteurs. Le Hongrois Deszo Kosztolanyi est l’un des plus acharné d’entre eux, tout en se cachant malicieusement derrière les personnages d’Une Famille de menteurs. Parmi ces nouvelles volontiers loufoques, on ment au point de prétendre parler le chinois ou le français, par vanité, obstination et fantasme. Une « fille laide » correspond avec un potentiel amoureux et joint à sa lettre « la photographie de sa sœur cadette », d’ailleurs décédée, pour se payer d’une illusoire exaltation. Un tricheur qui sort de prison va jusqu’à tricher aux cartes avec son fils. Quant à la peur de la mort qui s’empare de très jeune gens devant le cadavre d’un bébé, elle n’est que le masque du désir. Le texte le plus brillant est peut-être celui où un comédien se joue d’ « une vie passée dans la beauté et la fange ». La nouvelle-titre est un festival de mensonges, entre un père incarcéré pour « détournement et falsification de fonds » et une famille qui donne un permanent spectacle peu à peu déjoué. Malgré l’amusement du lecteur, le pathétique enfle, entre récit psychologique et satire sociale.
Une toute autre ambiance imprègne Venise[1], petit recueil bigarré, véritable pot-pourri, entre des citations de Byron sur les gondoles, de Goethe et Rilke, et la confession d’un mélancolique qui réussit son exil dans la cité des Doges, où « la vie est un théâtre »… L’art du récit bref, du fragment, excelle dans ces miniatures, qui ne peuvent que séduire et conduire le lecteur vers le plus vaste recueil de Deszo Kosztolanyi : son pas assez fameux et scandaleusement méconnu Kornel Esti. En filigrane, comme parmi les Portraits, qui sont pourtant ceux d’autrui, se lève un autoportrait avec son double et aux plusieurs volets. De celui qui a les vertus majeures de la curiosité et de l’empathie : Kosztolanyi lui-même, prestidigitateur du récit.
Mary de Rachewiltz : Ezra Pound éducateur et père. Discrétions,
traduit de l’anglais par Claire Vajou,
Pierre-Guillaume de Roux, 2017, 432 p, 25 €.
Pierre Rival : Ezra Pound en enfer,
L’Herne, 2019, 256 p, 15 €.
La compromission et l’enthousiasme en faveur des régimes totalitaires n’est pas à l’honneur des poètes et des écrivains. Aragon et Eluard[1]avec le communisme soviétique, Céline[2] avec le nazisme, mais aussi Gabriele d'Annunzio et l’Américain Ezra Pound (1885-1972) avec le fascisme mussolinien. Au-delà de celui qui se rendit célèbre en vitupérant à Radio Rome contre les Etats-Unis, sa patrie d’origine,ce dont témoigne l’essai de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, voici une façon plus humaine de nous réconcilier avec le poète américain pour le moins controversé : l’autobiographie de sa fille, Mary de Rachewiltz : Ezra Pound éducateur et père. Saura-elle nous réconcilier avec son œuvre majeure, les Cantos[3], cette ruine descendue des poésies grecques, latines, italiennes et anglaises, ces briques érodées, aux échafaudages déglingués, ces champs de poussières charbonneux aux soudaines beautés diamantées…
La petite fille, née en 1925, babille en dialecte dans une ferme du Haut-Tyrol italien, parmi les agneaux et les vaches. Elle est heureuse, « en nourrice », dans cette montagne lointaine. Parfois, un homme vient la visiter : son père, qu’elle appelle « Babbo », se présente comme écrivain, en « Histoire, politique, économie ». Elle oscille entre allemand et italien avant de l’accompagner à Venise. Au retour aux abords de la frontière autrichienne, la loi fasciste italienne s’applique. Mais bientôt, à Rapallo, elle ne quitte plus son père qui lui fait apprendre les langues, les arts, la littérature, en même temps qu’il l’envoie dans une école sélect et fort religieuse près de Florence. Celle qui lui tient lieu de mère, Olga Rudge, qu’elle appelle « Mamile », est violoniste et lui joue « la Chaconne de Bach » alors qu’elle anime des concerts à Rapallo. Ainsi deux parents attentifs veillent sur son éducation musicale, en particulier au travers du « Prêtre roux », Vivaldi, et d’Histoire de l’art, à Sienne, par exemple. « Babbo » va jusqu’à lui faire traduire les Cantos en italien !
Ses diatribes obsessionnelles contre les banques et « l’usure[4]» -« l’Usure liée au mal qu’elle fait à l’art », ou « le système financier de l’usure [est] la cause des guerres », répète docilement Mary-, font de Pound un réactionnaire, dans le bon ou mauvais sens du terme si l’on veut, par ailleurs antisémite. Peu à peu Mary comprend qu’il n’est plus « maître de parole ». En 1943, elle repart pour les montagnes du Tyrol, devient secrétaire dans un hôpital.
Car le pire est à venir : les envolées et logorrhées d’Ezra sur l’antenne de Radio Rome, exaltant le fascisme de Mussolini et vouant aux gémonies les Etats-Unis. En avril 1943, il y déclara : « Je pense que ce pourrait être une bonne chose que de pendre Roosevelt et quelques centaines de youpins si on pouvait y parvenir par des moyens légaux[5] ». Lors de l’arrivée des troupes américaines, il fut inculpé de haute-trahison, menacé de mort, enfermé dans une cage métallique à Pise, avant de rejoindre un hôpital psychiatrique outre-Atlantique. À quelque chose malheur est bon, car de cette cage naquirent ses plus beaux et intelligibles Cantos : les Cantos pisans. Car « difficile est la beauté » dit le canto LXXIV.
Pourtant Mary le voit comme « le héros, la victime, le Juste qui avait tenté de sauver le monde et était devenu la proie des forces du mal ». Mais surtout, « c’est probablement à cause de l’intensité de joie et de vision qu’offrent certains passages, que les Cantos sont peu à peu devenus le seul livre dont je ne pouvais me passer ». D’autant qu’elle eut à dactylographier ceux issus de l’épreuve de Pise. Plus tard, mariée avec Boris, devenue, non sans courage, la dame du château de Brunnenburg, dans le Tyrol italien, elle rendra visite à Washington au « plus grand poète de la nation enfermé dans un asile de fous ».
Cette plaidoirie autobiographique est profondément attachante. Pleine de vie, elle transcende tout un monde, sans la moindre prétention : la jeune fille a parfaitement conscience de ce qu’elle ne comprend pas, en matières philosophique et politique. On ne peut que l’associer avec profit avec la magistrale biographie du poète par Humphrey Carpenter[6], car cette dernière rend justice avec plus d’objectivité au passeur qui contribua à la rédaction et à la publication des œuvres de James Joyce et Thomas Stearn Eliot, tout en n’occultant pas un instant la tournure politique profasciste de son personnage. Mais, venue de Mary, qui ne cherche pas excuser les errements politiques paternels, cette belle édition reste marquante pour le témoignage d’une vraie piété filiale, de plus enrichie de notes judicieuses de la part de la traductrice. Même si elle ne mérite qu’un petit bémol. Sa quatrième de couverture, pour le moins pudique, à la lisière de la mauvaise foi, motive ainsi l’incarcération du poète : « pour avoir dit haut et fort que le monde est gouverné par les fabricants d’armes et les pseudo-lois de la finance […] des idées prophétiques ». Rien du pro-fascisme et de l’antisémitisme, même s’il ne s’agissait que de mots, et pas un instant d’activisme.
Au détour de cette autobiographie, les nombreux extraits des Cantos cités sont toujours amenés à propos, lors d’une vision du « dôme de Michel-Ange », par exemple, ou pour en déplier la dimension également autobiographique ; c’est ainsi qu’en son enthousiasme communicatif Mary de Rachewiltz nous offre des clefs pour mieux comprendre le grand-œuvre paternel.
Les Cantos (écrits entre 1915 et 1960) sont une étrange, fascinante et décevante épopée. Pour respecter le genre, ils commencent par une traduction toute lyrique du voyage maritime homérique. La Grèce, l’Italie, les Etats-Unis, La Chine sont les étapes de la progression intellectuelle d’un vaste opus bourré d’allusions jusqu’à la gueule. Cependant, l’on est loin de la beauté d’œuvres précédentes, comme l’élégiaque Hommage à Sextus Propertius,[7] en 1917 :
« En vain Cynthia, tu as beau crier,
l’ombre est sourde à ta plainte,
Que sauraient dire ces débris osseux ».
En effet, la lecture des Cantos est rapidement éprouvante. Fatras, salmigondis, olla podrida, anecdotes sans intérêt, didactisme économique primaire et sentencieux, jongleries entre plusieurs langues, cacophonies grecques, italiennes, latines et semées de caractères chinois, allusions plus ou moins obscures à Dante et Confucius qui tombent souvent à plat, prosaïsme rangé sous forme de vers libres disposés de manière passablement arbitraire. Est-ce faute d’en posséder les arcanes ? Prenons quelque exemple au hasard, dans le canto XLVII, sous les auspices de la critique des Etats-Unis :
« nul homme public jusqu’en 1850
n’exprima de doute qt. à l’immaculée
nature du gouv’nement par majorité
Ou bien satisfaits des constitutions U.S.
ou bien trop timides pour spéculer sur les constitutions en général
représentants du peuple… susceptible d’amélioration (question ?)
…lu Thucydide sans horreur ? »
Ou dans le canto LXXXV de la partie « Forage de roche » :
« Ni par les Chinetoques, ni par les sophistes,
ni par les enfantillages hindous ;
Dante, sorti de St Victor (Richardus),
Erigène avec des citations en grec dans ses vers
Yi Yin obligea le jeune roi à se retirer du monde
près de la tombe T’ang pour méditer sur les choses,
car ils font une guerre sans pitié à la CONTEMPLATIO. »
Que reste-t-il de ce « bric -à-brac (LXXVI) », de ce collage post-cubiste, de ce ratage magnifique, sinon une mine pour les universitaires, sinon des bribes splendides à picorer avec une infinie patience : très shakespearienne, « L’énorme tragédie du rêve dans les épaules courbées du paysan (LXXIV) » précède une allusion à la mort de Mussolini ; ou « l’élastique soie des vers dans la lumière de la lumière est la virtu (LXXIV) » ; ou bien « la chasseresse de plâtre brisé n’est plus de quart (LXXVI) » ; ou encore « le Mt Taishan est pâle comme le fantôme de mon premier ami »…
Revenons aux poèmes de jeunesse. Le rôle du poète est acclamé dans « N.Y. » : « Ma ville, mon aimée […] j’insufflerai en toi – une âme ! » Il s’adresse aux « Muses aux genoux délectables », en proposant en 1910, une dimension visuelle étonnante à « L’art » imagiste :
« Arsenic vert barbouillé sur un habit blanc comme un œuf, /
Fraises écrasées ! Allons, laissons nos yeux se réjouir[8] ».
Probablement Ezra Pound était-il plus persuasif avant les Cantos.
Ajoutons une pièce au dossier avec l’essai de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, qui non seulement déplie les années 1943-1945 du poète en Italie, mais livre quelques discours du poète plus que fascisant. L’on passera sur la préface de Michel Onfray qui, avec justesse, ne veut pas « que l’œuvre soit jugée à l’aune des soutiens politiques que tel ou tel aura donné à tel ou tel dictateur », mais se ridiculise un tant soit peu en qualifiant celle-ci de « géniale et ogresque », et en affirmant que l’auteur des Cantos « dit oui, lui, à la raison, à la logique, au sens, au réel, à la réalité, aux choses, aux objets, à la matière, au atomes, à l’intelligence, à la conscience, à la connaissance. Il est poète et philosophe comme Héraclite et Parménide ». Fichtre ! Pour un homme qui découvre le concept d’« usure » et en fait un pamphlet répétitif et obsessionnel en dépit de toutes connaissances économiques, et se laisse fasciner par Mussolini[9], pour un poète dont l’œuvre est un vaste chantier où l’archéologue du sens a du mal à retrouver des bribes de poésie, voilà qui est pour le moins hyperbolique.
C’est bien ce que dit Pierre Rival : « une épopée en mosaïque dont la conception d’ensemble paraissait lui avoir échappé autant qu’elle avait échappé à ses lecteurs ». Voilà un homme qui non seulement a vécu l’enfer de la cage de fer de Pise dans laquelle il a été enfermé par l’armée américaine, mais s’est fourré, de la manière la plus convaincue et la plus enthousiaste du monde, dans l’enfer de la foi fasciste pendant les années de guerre, en soutenant vigoureusement la nazisme, en vitupérant contre les Juifs, le capitalisme et les Etats-Unis, sa patrie, qui s’ingéniait en sacrifiant ses « boys » à libérer l’Europe du nazisme ! Le pire étant qu’à la fin de sa vie, il n’avait pas renoncé à de telles inepties…
La logorrhée poundienne anti-américaine à Radio Rome, chargée jusqu’à la gueule de « youpins », est aussi délirante et immonde que celle de Céline. Elle alterne avec le récit des bombardements alliés sur l’Italie, avec le tableau de ses coreligionnaires convertis au fascisme, avec celui de la fuite du poète vers le Südtirol et le lac de Garde, d’abord à pieds, après l’arrestation du Duce, en une grotesque épopée écrite avec vivacité, ponctuée de tableaux effrayants et édifiants ; mais aussi d’attendrissantes scènes de famille où l’on retrouve sa fille Mary. Mis en examen pour « haute-trahison » par Washington, le poète qui mélange Confucius et la Renaissance italienne en un imbuvable salmigondis, voit dans la reddition italienne le signe de sa fin, dans le reprise en main par l’Allemagne une espérance, puis la certitude nouvelle « d’être aux commandes de toute l’artillerie idéologique fasciste ». Enfin arrêté à Rapallo par des partisans, le voici interrogé par les autorités américaines sans que son délire cesse, puis encagé avec pour seule ressource d’écrire les Cantos pisans, publiés ensuite en 1948. Il ne semble pas inquiet de prendre l’avion pour Washington, alors qu’il est menacé de « finir au bout d’une corde ». Seul l’internement psychiatrique le sauvera, lui permettant d’écrire encore bien des Cantos…
Si Pierre Rival a longtemps projeté une biographie de Pound, il en a tiré ce réquisitoire imparable, non sans une certaine tendresse néanmoins pour son modèle aux vers parfois splendides, cet essai-récit roboratif, ponctué de retours en arrière et poussé par un lyrisme passionné, qui, en creux, a quelque chose d’une humble confession : lui aussi « a brûlé au feu de la Révolution » (que l’on devine communiste) et s’est « enfoncé dans la gorge le stylet de la parole putride ». Dommage que ce beau livre soit entaché par un tropisme trop commun : conclure par une abjecte allusion à Donald Trump, « élu Président des Etats-Unis sur un programme isolationniste et populiste qui aurait sans doute séduit le poète ». Reductio ad hitlerum quand tu nous tiens…
Aujourd’hui Ezra Pound est devenu un mythe : un de ces poètes qui ont connu sur terre l’équivalent d’un cercle de l’Enfer de Dante. Fourvoyé dans l’illusion fasciste, certainement n’a-t-il pas su faire de ses Cantos une nouvelle Divine comédie, à moins que la touchante piété filiale de sa fille, Mary de Rachewiltz, puisse nous en convaincre. La trouble fascination de ses admirateurs, traducteurs et éditeurs, aveuglés par la marotte avant-gardiste en matière de poésie n’est pas exempte de compromission politique, même involontaire, et manque d’une dose d’éthique intellectuelle, de la même façon que d’autres ont pu s’aveugler devant les convictions communistes des Aragon et des Sartre… Le dernier mot reste à Dominique de Roux, pour qui le poète américain est « une bouche de néant, de fulgurations, de vide, qui s’identifie analogiquement et ontologiquement avec toutes les bouches d’absolu[10] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.