William Turner : Funérailles en mer, Kunstmuseum, Luzern, Schweiz.
Photo : Thierry Guinhut.
Traverser la peinture.
Daniel Arasse : Le Détail ; Eric Poindron chez Brueghel ;
Jérôme Thélot pour Géricault ;
Leïla Slimani à la Douane de Venise.
Daniel Arasse : Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture,
Flammarion, 2021, 400 p, 29,90 €.
Eric Poindron : Brueghel, Des secrets dans la neige, Invenit, 2020, 128 p, 15 €.
Jérôme Thélot : Géricault. Généalogie de la peinture,
L’Atelier contemporain, 2021, 286 p, 9,50 €.
Leïla Slimani : Le Parfum des fleurs la nuit, Stock, 2021, 160 p, 18 €.
Glissant le long des tableaux parmi les musées, nous voilà indifférents passagers ou spectateurs abasourdis face à la grandeur du sujet. À moins qu’inopiné nous arrête un mince détail, celui dont Daniel Arasse se fait le défenseur, l’analyste et l’amant. Les uns se laissent emporter par une rêverie aléatoire et féconde en empruntant les pas de ceux qui marchent dans la neige de Brueghel, comme Eric Poindron. Les autres plantent longuement le chevalet de leur réflexion devant un peintre élu, ainsi fait Jérôme Thélot face à son maître Géricault. Mais au-delà de toute cette Histoire de l’art, c’est la disparition des tableaux qui surprend Leïla Slimani dans la nuit de Venise. Quelles créativités entraînent donc les tableaux, puis leurs métamorphoses en art contemporain ? Grâce aux démarches des historiens de l'art, du poète et de la romancière, la peinture est explorée jusque dans ses détails, sa capacité à susciter l'imagination, l'exploration de soi et du monde.
Surabondante en sujets obligés, religieux, historiques, puis paysages, portraits et natures mortes, en la gradation d’une hiérarchie séculaire, l’on est en droit de se demander si en sa peinture l’homme au pinceau y trouve son compte. Il doit observer un cahier des charges face à la commande et à son public ; et cependant y imprimer sa manière, sa patte, renouvelant le genre. Néanmoins malicieux il saura marquer son œuvre d’un de ces détails qui font, si l’on y prend garde, basculer le regard. C’est ce à quoi, décollant sa rétine du personnage qui prend en otage l’attention, s’attache Daniel Arasse, décentrant la perspective, plastique autant qu’intellectuelle, exerçant à son égard une investigation plus révérencieuse qu’attendue.
Discret, voire caché, un objet quelconque orne à peine la fresque ou la toile, négligeable et négligé, quoique doué d’une beauté intrinsèque. À l’intérêt de l’observateur est soudain offerte une babiole minuscule, qui interroge, qui ravit. Ainsi deux ombreuses « colombes - l’une a le bec blanc et l’autre rouge - pour représenter l’esprit saint » dans une « Annonciation » d’Antonello de Messine (1474). Au-delà des « grandes polarités stylistiques » déclinées par Heinrich Wölfflin, il y a une dimension iconographique individuelle, essentielle à l’artiste qui ne s’appuie peut-être sur aucun texte canonique pour justifier deux colombes et deux couleurs. Ce double détail, d’abord presqu’invisible, joue avec la norme, introduit un écart, une singularité, une intention qu’il s’agit de veiller, sinon d’expliciter. De même les taches de couleur sur la palette de « Saint Luc peignant la Vierge » par Martin Van Heemskerck. Aussi le premier est « iconique », le second « pictural ». Alors qu’il faut regarder la Vierge et le peintre, d’autres visions sont possibles, un bas-relief en trompe-l’œil, une lettre épinglée adressée au peintre par les destinataires… Entre idéaux, anecdotes et colifichet sentimental, entre représentation et perception, les détails sont des révélateurs de choix esthétiques, ne serait-ce qu’au travers des objets d’art et d’architecture présentés en toute humilité ou en toute ostentation. Une autre « Annonciation », de Fra Angelico, joue sur les peu lisibles, car à l’envers et de droite à gauche, paroles d’or de l’ange pour y distiller un savoir théologique.
Sur un tableau d’Histoire épique ou de célébration chrétienne, le détail parait secondaire au point qu’il faille le traquer pour s’en délecter. Mais aux natures mortes, malgré de grands vases fleuris et d’abondantes venaisons, le détail est à foison, comme cette pelure de citron qui scintille chez Cornélis de Heem (1632-1695). Ainsi de la période médiévale au XIX° siècle, la peinture figurative ne cesse de jouer et déjouer la figuration, attirant la « fête de l’œil ». À condition de ne pas surévaluer l’exactitude du détail au détriment de l’imagination, comme en avertissait Baudelaire, ce qui serait un signe de décadence. Plus tard, la peinture moderne, de Signac à Matisse, va viser à « l’élimination du détail », quoique ce fût déjà une constante de l’art de William Turner.
L’on ne saurait rendre compte d’un essai aussi profus et délicatement érudit en un modeste article. Fureter en ce volume permet de confronter l’immensité de la scène picturale paysagère avec les couleurs d’un œillet entre un pouce et un index, avec un mince clocher lointain. Le détail est parfois trivial, parfois luxueux, il n’est qu’herbe, ou devient emblème, comme les fils de la « Dentellière » de Vermeer ou les boules lumineuses peut-être cosmique aux pieds d’une « Visitation » de Piero di Cosimo. Humoristique, ou érotique, il peut-être un index curieusement placé en une métaphore phallique dans un « Mariage de la Vierge » par Rosso Fiorentino, ou, dans une guirlande de légumes de Raphaël, une priapique « courge entourée de volubilis, avec deux aubergines en guise de testicules », selon les mots de Vasari qui ajoute : « Ce Capriccio est exprimé avec une telle grâce qu’on ne peut rien imaginer de mieux ». Et si face à l’escargot qui avance au bas d’une « Annonciation » de Francesco del Cossa, le regard reste perplexe et amusé, qu’en est-il si, comme Daniel Arasse, l’on discerne aux pieds de la scène de viol qu’est « Tarquin et Lucrèce » de Tintoret, un étrange coussin gris dressé, « coussin phallique », dit-il…
Depuis sa première édition en 1992, cet essai magistral est devenu un classique, dépoussiérant l’Histoire de l’art occidental au profit d’une intimité fureteuse, avec la peinture, excédant ainsi ses codes. Certes, Daniel Arasse (1944-2003) n’est pas le premier à reconnaître que le dieu de la peinture gît dans le détail. Avec modestie, et dès sa préface, il rend à César ce qui est à César, en signalant son prédécesseur, Kenneth Clark, qui, en 1938, publia Cent détails de la National Gallery[1]. La technique photographique permettait alors de sélectionner quelque objet mineur et d’approcher son regard. Revient cependant à notre essayiste le mérite d’une plus vaste exploration et d’une démarche esthétique et critique permettant d’inscrire la peinture moins dans les sphères des idées que dans les réalités du goût facétieux du peintre et de son temps. Et si l’essayiste veut susciter « l’effet de surprise », en un volume soigneusement et généreusement illustré, il y réussit pleinement. Car il lit ce que nous n’avions guère vu avec une solide pertinence et une contagieuse jubilation.
Un seul tableau suffit au bonheur d’Eric Poindron (né en 1966) pour y être aspiré, y trouver un monde, voire plusieurs. Sa démarche est celle des pas dans la neige au creux de ceux des « Chasseurs », que Brueghel l’Ancien peignit en 1565. Dans le cadre de la collection « Ekphrasis » qui porte bien son nom puisqu’il s’agit d’un terme rhétorique pour signifier la description d’une œuvre d’art, le regard fureteur se déplace autant de manière méthodique que labyrinthique, suscitant la rêverie et la liberté des personnages du tableau, qui eux-mêmes rencontrent le peintre à la taverne, en une belle mise en abyme.
Grâce à une identification avec le peintre et ses personnages, le prosateur poète livre une « bataille de boules d’enfance ». Le père, « Piotr le vénérable », médecin un tant soit peu philosophe, et son fils « Piotr », qui n’aime guère la chasse, cheminent alors que le premier enseigne le second, qui deviendra « docteur, savant et chasseur » au moyen de la connaissance des choses de la nature : celles des secrets des plantes, du gibier, des loups et des « corneilles sépulcrales », alors qu’il préfère les cartes géographiques et des constellations et espère être « muni du pouvoir de la découverte » Mais par-dessus tout, ce qu’il faut, « c’est posséder un cœur de clarté ». Ainsi se déploie, par petites touches, un manuel d’éducation humaniste.
Parmi les pages sur fond noir du grimoire, la blancheur et la froidure des caractères dévoile des histoires emboitées, des bribes de contes fantastiques, avec « herbes magiques » et « diablotins ». Mais aussi un esprit malfaisant, « l’empuse », des feux follets, fantômes et autres « gnomes étincelants », pendant que les gens du peuple « vivent avec les hiboux », s’ébattent parmi les fêtes des fous et que des jeunes filles penchent pour la « magie amoureuse ».
Ce sont bien chez Brueghel « des secrets dans la neige » que se propose de débusquer et de filer, comme l’on file une métaphore, le poète, emporté par son livre polyphonique. Loin de l’approche historienne et esthète de Daniel Arasse, et loin de toute discipline, il fait cependant parler le tableau, s’inventant un ancêtre du XVI° siècle et des alter ego au milieu de ses figures en mouvement. Fidèle à sa fantaisie communicative, Eric Poindron, éditeur et amateur de cabinets de cutiosités, qui sait Comment vivre en poète[2], et ne se prétend docte en rien sinon en poésie, fait œuvre de passeur vers l’intimité et la vue du tableau, en un cheminement qui unit le sens de l’observation et celui de l’initiation aux mystères du temps et des images. Les pièces narratives et les poèmes en prose alternent, conjuguant le « registre » du père et les lectures et tentatives d’écritures poétiques du fiston, qui sont sa « Chronique des froidures & des temps dérisoires ». Cette nouvelle sorte d’almanach ou de « calendrier des bergers » tisse une belle continuité entre le climat du XVI° siècle et le poète d’aujourd’hui…
Remontons le temps, au hasard des surprises de l’actualité éditoriale, et des éditions de L’Atelier contemporain[3], pour trouver une nouvelle collection de poche, « Studiolo, parmi laquelle percent Albrecht Dürer et Joseph Beuys, mais aussi une traversée des tableaux de Géricault, sous la plume de Jérôme Thélot. Car son œuvre serait rien moins qu’une « généalogie de la peinture », interrogeant les fondements de l’image.
Quelle est la valeur d’un tableau représentant un « chat mort » ? Théodore Géricault (1791-1824) peintre, sculpteur, dessinateur et lithographe romantique, a-t-il figuré de manière réaliste et symbolique la brièveté de sa vie ? Pour rester dans la catégorie morbide, il a peint également des « Fragments anatomiques » ; mais aussi de plus vivantes croupes de chevaux. Ses portraits ne lui valent pas la réputation du « Radeau de la Méduse », cette peinture du « fait divers » et d’actualité, taraudée par la mort, par le désespoir et l’espoir. Il s’est penché vers les malheureux et délaissés, les enfants, les esclaves et les blessés, mais surtout les fous, en une étonnante série. L’on ne s’étonne pas qu’il fut d’un tempérament mélancolique, quoique cela n’égratignât pas sa créativité frénétique[4]. C’est cette singularité, face à l’école néoclassique et au romantisme naissant de Delacroix qui motive Jérôme Thélot à défendre un artiste qu’il juge injustement méconnu, malgré les monographies qui lui sont consacrées. En si peu d’années de vie, sa passion pour la peinture est à la fois, selon notre essayiste, « conscience de soi », « violence » et « compassion », et surtout « instant sublime », au fil d’une œuvre poignante : le questionnement pictural sur la mort confronte l’homme et l’animal, « Le radeau de la méduse » est un « vouloir vivre », les lithographies montrant un « Retour de Russie » et une « paralytique » sont poignantes, les portraits, comme celui du « Monomane du vol » inquiètent et réclament une transcendance absente, car « purement athée »…
Une telle peinture s’inscrit de plus dans toute une pensée à venir. « L’accès de l’artiste à la souffrance des fous » répond au poème en prose de Baudelaire « Mademoiselle Bistouri », demandant « comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire », puis, ajouterons-nous, à l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault. Ainsi Jérôme Thélot conclue-t-il son bel essai : « Le peintre de la grandeur et de la misère s’est abaissé pour eux, pour qu’ils restent en prochains parmi nous ».
L’essai est-il d’un historien de l’art, d’un philosophe ? Qu’importe tant il est méticuleux au plus près des œuvres, empreint d’un humanisme émouvant, en privilégiant parfois « l’expérience intime ». Pourquoi peindre, semblent demander de concert, et à deux siècles d’écart, le peintre et l’essayiste, sinon pour mettre à l’épreuve sa propre existence dans un monde à déchiffrer…
Quoique son titre n’en dise rien, cette fois il s’agit d’art contemporain. À la grande surprise de Leïla Slimani, ce n’est plus de la peinture mais la cire des cierges : « De loin, on croirait que c’est de la peinture, et dès qu’on s’en approche, on perçoit la matière granuleuse et souple des bougies ». Le statut de l’œuvre aurait-il à ce point évolué qu’il aurait évacué l’art du pinceau comme il évacua la beauté[5] ?
Pour écrire il faut dire non. Non à toutes les sollicitations, être reclus, car « l’écriture est discipline ». Aussi seule la perspective d’être enfermée séduit Leïla Slimani lorsqu’il s’agit de « Ma nuit au musée », selon le titre de la collection pour laquelle Kamel Daoud nous gratifia d’un beau Peintre dévorant la femme[6].
Une nuit blanche dans Le Parfum des fleurs la nuit, une femme seule affrontée aux tableaux et aux sculptures, aux installations et autres bizarreries de l’art le plus actuel, et voilà notre romancière échouée à la Pointe de la Douane vénitienne pour songer aux échanges entre Orient et Occident, à sa place entre deux cultures, puisqu’elle est aussi Française qu’originaire du Maroc. À sa traversée des tableaux qui n’en sont plus guère, s’ajoute une traversée des identités.
Tant a été dit sur Venise, qui regorgeant de tableaux, est un conglomérat de tableaux d’architectures, tous fascinants, au point que la narratrice se sente interdite, là où les écrivains et les clichés se sont accumulés : « Les musées continuent de m’apparaître comme des lieux écrasants, des forteresses dédiées à l’art, à la beauté, au génie et où je me sens toute petite ». Parmi l’exposition « Lieux et signes », les « panneaux de couleurs sombres » sont des photogrammes, un bloc de pierre n’est que « trivialité de l’objet » ; mais « quoi de plus banal que d’attaquer des œuvres dites conceptuelles ? » Un « rideau en billes de plastique rouge » est comme une « hémorragie » de l’artiste mort du sida. Dans un monolithe noir, un jasmin « embaume le musée », « galant de nuit » et « odeur du pays de l’enfance », de celle dont le prénom signifie « Nuit » en Arabe ; d’où le titre, de ce qui est à la fois récit d’une expérience, confession autobiographique et essai sur l’art et la littérature. Car une déferlante de souvenirs d’enfance marocaine et du père disparu s’empare d’elle, là où les femmes étaient plus cloîtrées qu’ouvertes au monde, là où l’ « on nous apprenait à courber l’échine devant les plus illuminés », alors que sa double nationalité, ses études parisiennes et sa carrière littéraire française l’ont propulsée vers la liberté. Et vers le Prix Goncourt avec Chanson douce[7].
La finesse et la sensibilité de Leïla Slimani, féministe et militante née en 1981, dont le « désir de transcendance n’a été comblé que par la littérature », font merveille. En ce livre délicieux, adorable, lesté de pensée mais sans lourdeur, l’introspection côtoie la nécessité de l’écriture face au monde. Faute, ou presque, de tableaux, il n’en reste pas moins que l’œuvre d’art est avec elle, et avec nous tous, un « dialogue diabolique entre le passé et le présent », un étonnant accélérateur d’émotions, d’univers.
Faut-il pleurer la mort des tableaux ? Ils sont les miroirs autant d’une civilisation que du moi qui les regarde. Et, pour reprendre Leïla Slimani, ceux-ci sont, comme la littérature, « une érotique du silence ». Ne doutons cependant pas de leur résurrection, aussi bien ceux de l’Histoire de l’art, dont les détails nous interrogent et nous ravissent, que ceux de demain pour nous propulser vers les secrets du moi et du monde.
traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, 2011, 496 p, 28,50 €.
Stéphane Guégan : Baudelaire, l’art contre l’ennui,
Flammarion, 2021, 160 p, 35 €.
Baudelaire, la modernité mélancolique,
BNF éditions, 2021, 224 p, 29 €.
Qui est cette « charogne », qui fait le délice des asticots et des esthètes paradoxaux ? Outre le miroir de la belle qui accompagne le poète et se voit ainsi par anticipation portraiturée, en un carpe diem comminatoire, n’est-ce pas Monsieur Charles Baudelaire lui-même, « Prince des charognes » en sa laideur et ses vices ? C’est ce que parait en son réquisitoire biographique instiller Jean Teulé, gouailleur sûr de lui et romancier abusif ; alors que Raphaël Confiant préfère privilégier Jeanne Duval. Pourtant les vers et les proses du poète et dandy[1] restent d’une esthétique admirable, quoique, comme leur auteur, tiraillées entre modernité et contre-modernité, selon la thèse d’Antoine Compagnon. Et bien dignes du « bordel-musée » célébré par Roberto Calasso, également essayiste brillant, au service d'un poète artiste, dont l'activité de critique d'art est analysée par Gérard Guégan. Reste que pour couronner en beauté cette traversée de l’actualité baudelairienne, voici Baudelaire, la modernité mélancolique, au titre révélateur.
« Crénom ! » serait le dernier mot - et juron - prononcé par la langue de Charles Baudelaire lorsqu’il est terrassé par la syphilis et un accident vasculaire cérébral au sortir de l’église Saint-Louis de Namur, en Belgique. C’est là ostensiblement le déclencheur du « roman » de Jean Teulé, l’accélérateur de particules de sa verve et de sa logorrhée endiablées.
Il faut avouer que cela commence assez déplaisamment. Jean Teulé fait assauts de gourmandes vulgarités, d’outrances. L’enfant hume « linge sale de sa mère. C’est sa dope ». L’on lira son récit racoleur comme un catalogue de perles graveleuses enfilées années après années, entre blennorragie refilée par la pitoyable « Sarah la louchette » et syphilis offerte par la métisse et putassière Jeanne Duval, la « démolisseuse », avec qui les coups s’échangent autant que les coïts, et qui, bientôt, devient une pitoyable tétraplégique, quoique souvenir tenace de voluptés exotiques. Quant à la morsure de vulve infligée à une Anglaise et le bouquet planté dans l’intimité de Marie Daubrun, ce sont des épisodes évidemment imaginés en toute liberté de la fiction par l’instinct légèrement putassier, si l’on permet l’image, du romancier. Ce qui, si l’on en n’était averti, entraîne une regrettable confusion entre une véridique biographie et le brodage romancé graveleux et provocant à plaisir, au point que l’on puisse demander : tient-on, en tartinant la salauderie d’une existence, sa revanche sur le génie ?
Ne sont pas oubliées les gouttes pléthoriques d’opium et autres cuillerées de haschich pour calmer les douleurs et assurer une lévitation de l’esprit propice à la création, en dépit de la déplorable addiction. En ce sens le voyage maritime autour de l’Afrique, infligé par son beau-père Aupick, les dépenses somptueuses, puis la modeste mensuelle pension de deux cents francs par mois allouée par le conseil de famille, enfin les humiliations face aux dettes, aux logements sordides, à la condamnation des Fleurs du mal, les demandes réitérées d’argent auprès de sa mère Caroline, sont autant de punitions que s’infligent à lui-même le poète, qui écrivit « Je suis la plaie et le couteau ». Or de toutes ses avanies, ainsi que de ce dandysme dont la vêture est surveillée avec « un fanatisme de moine inquisiteur », mais d’un goût douteux, qui lui vaut d’être qualifié de « premier punk sur terre » par le narrateur, sortent comme un pus précieux les vers des Fleurs du mal. Alors que Jeanne Duval est obligeamment qualifiée de « drag-queen noire et bariolée ».
Passés les premiers chapitres qui risqueraient de provoquer le lecteur de bon goût au dégoût, moins devant Baudelaire que par le parti-pris par le romancier, le lecteur se sent peu à peu séduit par un récit plein de vivacité, un décor planté avec une vivante profusion et un portrait aux multiples facettes du protagoniste, de ses amis, Charles Asselineau et Théophile Gautier en tête, des ouvriers, gouapes et prostituées du ruisseau de Paris, des imprimeurs fatigués par un auteur pointilleux et de l’éditeur Poulet-Malassis, qui se vit récompensé par un procès, la censure d’une poignée de poèmes qui rendit le recueil invendable. Mais aussi de muses comme « la Présidente », Madame Sabatier, qui après avoir pu deviner à l’aide de « Bébé » l’auteur des vers anonymes qu’on lui offrait, résolut d’ouvrir ses charmes au poète, sans penser que « T’infuser mon venin » était plus qu’une métaphore. Tous ces personnages hauts en couleurs prennent autant vie que la parole de manière aussi plausible que pertinente, jusqu’à son illustrateur Félicien Rops, amateur de squelette, pour Les Epaves. Tous font merveille chez Jean Teulé qui se plait à insister sur les provocations satanistes et sadiques, les délabrements fétides d’une existence qui nourrissent les fleurs putrides du mal vénérien, psychique et métaphysique d’un recueil dont a trop tendance à oublier, sinon occulter, l’intimité avec le mal, le crime, la violence et l’horreur. Mais au détriment des poèmes plus radieux et délicats. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne recule pas devant le sordide, y compris lorsque la métisse « muse sans orthographe » est prostituée par son « frère ».
Le romancier brodeur de vie réussit indiscutablement à faire aimer un Baudelaire détestable. Il sait faire émerger un moment bien émouvant, lorsque sur « L’atelier du peintre », de Courbet, auprès du poète penché sur son livre, réapparait le visage de Jeanne Duval, qu’il lui avait demandé d’effacer, comme rédimée : « le fantôme, la tache insupportable qui ne veut pas disparaître ». Cependant, aussitôt mort, dans la chaleur de fin août, le poète sent enfin la charogne. Ne reste entre les mains de la mère qu’un recueil relié en une peau à l’érotisme troublant, qu’elle ne devine pas…
Le procès agite des questions plus actuelles que jamais. Et qui ne manquent pas d’innerver le texte de Jean Teulé. Faut-il confondre l’homme et l’œuvre ? Le poète dépeint-il le mal pour le flétrir, ou aime-t-il le vice ? Loin de l’art pour l’art, le cœur est mis à nu, étalant sa déréliction sans chercher à y remédier. Jean-Paul Sartre ne disait-il pas à propos de Baudelaire : « Et s’il avait mérité sa vie ?[2] » Il est comme son « heautontimoroumenos », celui qui se punit soi-même.
La montée de l’intrigue par le romancier s’enrichit - à la limite du mésusage - du montage des sources biographiques et des nombreuses allusions aux vers du « poète maudit », pour reprendre le titre de Verlaine[3]. Mais, s’il s’agit d’alléger par la boue une existence de vermine pittoresque, le romancier néglige d’en assumer la transmutation alchimique. Car écrivait le poète au final d’un projet de préface aux Fleurs du mal : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Le voyeurisme intensément coloré a ses milites. Il est vrai que le propos de Jean Teulé n’est pas celui du critique littéraire, de l’exégète subtil. Et si le romancier - et non biographe -, entrelace son texte de paraphrases et plagiats assumés, de poèmes entièrement cités, parmi Les Fleurs du mal, il néglige presque les poèmes en prose du Spleen de Paris (sinon « Enivrez-vous » et ce « mauvais vitrier » qui ne peut « faire voir la vie en beau ») aussi bien que Les Paradis artificiels, ce qui est pour le moins risqué. Cette initiation aux mystères de la création poétique ne ressortit que de la critique biographique qui fit les bonheurs de Sainte-Beuve, et à laquelle Marcel Proust fit un sort : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[4] ». Exit la passion pour Edgar Allan Poe[5], qu’il traduisit somptueusement, exit la qualité des Curiosités esthétiques dans lesquelles Baudelaire fait preuve de mille finesses et de hauteur de vue sur l’art, tant à l’égard d’Ingres que de Delacroix. Exit la beauté du récit et la finesse de l’argumentation des Paradis artificiels, en son « club des haschichins » et ses fidèles des Confessions d’un mangeur d’opium de Thomas de Quincey que Baudelaire faillit traduire, à l’instar d’Edgar Poe. L’aspiration à l’idéal, la culture, l’esthétique du poète et son alchimie échappent en grande partie au romancier, qui a préféré tirer des malheurs du poète l’éclair du génie, en une conception trop romantique et convenue.
Voici une couverture étonnante, puisqu’elle propose une rare et méconnue photographie, par les soins de Nadar, vers 1858, où l’on découvre la fameuse maîtresse du poète : Jeanne Duval. Elle est l'héroïne du livre de Raphaël Confiant : La Muse ténébreuse de Charles Baudelaire.
Raphaël Confiant écrit un peu dans la même optique que Jean Teulé, mais en moins graveleux. La Muse ténébreuse de Charles Baudelaire donne une voix à la mulâtresse Jeanne Duval par la vertu d’une documentation que l’on devine abondante et d’une transposition romanesque plausible. À moins que cette mode de romancer des figures de l’histoire soit un vice un peu trop répandu. Reste qu’il s’agit en quelque sorte de rendre justice au « vampire outrageusement chevelu ».
« Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues », ainsi, sans jamais la nommer, l’auteur des Fleurs du mal évoquait-il très probablement sa muse et maîtresse, doté d’une impressionnante « chevelure », d’après le poème du même nom. Actrice de seconde zone, recourant à la prostitution pour survivre, elle est la compagne aux étreintes sensuelles et la « harpie » caractérielle de celui sont nous suivons les pérégrinations, y compris dans le « club des haschichins », et à l’occasion du procès qui accueillit le recueil pour « offense à la morale religieuse et à la morale publique ».
Alternant la quête érotico-amoureuse de Charles, depuis Sarah la prostituée jusqu’à son houleux concubinage avec sa « muse ténébreuse », en passant par Dorothée en l’île Bourbon, et la vie de Jeanne selon son point de vue, depuis Haïti jusqu’à Paris, le romancier tente de cerner le mystère des personnalités tout en poursuivant celui de la poésie baudelairienne. Ardent défenseur de la littérature créole au travers de dizaines de livres, il créolise Baudelaire, dont le goût pour l’exotisme venu de son séjour à l’Île Bourbon enchante ses vers. Ce qui ne l’empêche pas de décrire un Paris bigarré, crapuleux, ses artistes et ses plumes célèbres. Tressant parfois sa prose des vers du poète, l’écrivain use d’une langue à la fois sophistiquée et canaille, car Jeanne est « tantôt d’une beauté resplendissante tantôt d’une laideur repoussante », tantôt d’« une heureuseté naturelle » tantôt d’une violence noire, quand Charles est chargé autant par « le mal de Naples » (la syphilis) que par le spleen.
En son entraînant essai biographique romancé par l’imagination, Raphaël Confiant entrelace poésie et passion torride, muse et diablesse, tableau parisien et destin tragique. Notons cependant un anachronisme, puisque Verlaine, n é en 1844, n’a pu être « un éminent homme de plume » à l’occasion du procès de 1857. Et des inexactitudes, comme à propos des « vers sans rimes » d’Aloysius Bertrand, qui sont en fait déjà des poèmes en prose.
Comme Jean Teulé abusant d’une lecture biographique du poète, l’on abusa du prisme politique, marxiste en somme, et à la suite d’un Walter Benjamin[6] pourtant modéré à cet égard, pour voir dans l’œuvre, en particulier dans Le Spleen de Paris et plus précisément dans « Assommons les pauvres », un intérêt pour les prolétaires qui serait de l’ordre de la revendication politique, telle que Baudelaire crut l’assumer en préfaçant Le Chant des ouvriers de Pierre Dupont. Pourtant, après quelques rodomontades dans les rues parisiennes qui visaient plus son beau-père, le général Aupick, que des velléités révolutionnaires, Baudelaire s’affirmait « dépolitiqué » et préférait lire le monarchiste conservateur Joseph de Maistre plutôt que les socialistes comme Blanqui. C’est ce qu’avance avec justesse Antoine Compagnon en son essai Baudelaire l’irréductible. En effet pour ce dernier le suffrage universel est « le miroir de l’homme épouvantable » ; comme dans Mon cœur mis à nu, il demande, non sans ironie : « Vous figurez-vous un Dandy parlant au peuple, sinon pour le bafouer ? »
Voilà qui introduit à la dichotomie du moderne et de l’antimoderne débusquée par Antoine Compagnon, cependant inséparables parmi l’œuvre de Charles Baudelaire, « irréductible », non seulement face à la foule de son temps, mais aussi à une seule définition, comme lorsqu’il est sans cesse la figure d’un Janus poétique, « spleen et idéal », religieux et sataniste, artiste raffiné et charognard du pavé.
Celui qui préfère se réfugier dans les anciens sonnets baroques et la prose coruscante d’Edgar Allan Poe hait les journaux, toute la presse, « épouvantable » miroir de l’époque moderne, et pourtant harcèle les directeurs qui parfois publieront le « poète journaliste » en vers et surtout en prose. Ainsi l’écriture du Spleen de Paris oscille entre le style esthète et celui du quotidien sur mauvais papier, en fonction des destinataires, La Presse ou L’Artiste. Jusqu’à oser la cruelle satire des journaux et de ses directeurs dans « À une heure du matin ».
Conspuant le monde moderne, en particulier les travaux du Baron Haussmann (« Le vieux Paris n’est plus », écrit-il dans « Le cygne »), il n’en est pas moins amateur des tout nouveaux daguerréotypes, se faisant tirer le portrait par Carjat et Nadar, malgré « le supplice de la pose », par le biais d’une chambre noire dont son romantisme également noir devait se délecter. Aux prises avec une « confusion des sentiments », il pouvait trouver la photographie vulgaire et la lire, selon notre analyste, « dans une perspective métaphysique, voire théologique » : n’interroge-t-elle pas le corps et le visage, par essence passager, ne sonde-t-elle pas le moi, ne les met-elle pas en scène ? Dans le Salon de 1846, le poète, qui commande à Nadar des reproductions de Goya, va jusqu’à comparer un tableau avec « le daguerréotype de la couleur ». Il se plaint cependant de ce « commun accord entre l’artiste et le public pour éliminer le beau ». Certes il unit dans sa détestation ambigüe de la photographie celle de l’imprimerie, ce qui est pour le moins paradoxal lorsque le poète a la joie de se voir imprimé avec une exactitude qu’il réclame sans cesse. L’on est surpris de peut-être découvrir dans le sonnet « La mort des amants », des allusions à la photographie, au travers des « miroirs jumeaux » et de l’ « éclair unique »…
Autre paradoxe : la ville horrible, le Paris où pleut et s’envase le spleen, est l’objet d’une tendre détestation, elle est repoussoir et inspiratrice, tant la partie nouvelle des Fleurs du mal, ses « Tableaux parisiens », et les petits poèmes en prose cristallisent l’intime union du réalisme et du romantisme, en des moyens d’écriture inédits. Paris devient une allégorie moderne autant qu’un autoportrait poétique. Parmi la « révolution urbaine », la foule des boulevards, quoiqu’haïssables, tout est inspiration, y compris « l’éclairage au gaz et les kiosques à journaux » ; ce qu’Antoine Compagnon appelle « la dialectique du gaz ». Ainsi dans le poème en prose « Le crépuscule du soir », où s’allume « le feu d’artifice de la déesse Liberté ». Le romantisme de la nature a cédé le pas à ce que notre essayiste nomme justement « le sublime urbain ». « L’homme des foules », venu de Poe, côtoie une prostitution aussi sordide que sacrée, des hétaïres, courtisanes et lorettes, dont un peintre et des caricaturistes, Constantin Guys, Gavarni et Honoré Daumier, font leur miel, en une fraternité secrète avec l’écriture baudelairienne. Cette modernité côtoie chez le poète le goût pour un Paris ancien et fantasmagorique révélé par les gravures de Meryon qu’il commenta non sans enthousiasme. Il est étrange qu’il ne reconnût pas en Manet, même en possédant deux de ses toiles, le « peintre de la vie moderne » qu’il espérait ; peut-être manquait-il à ce dernier ce « comique absolu » qui traverse Le Spleen de Paris…
Avec une érudition exquise, une clarté prodigue, Antoine Compagnon déplie un Baudelaire infiniment cultivé, ouvert aux prodiges de son temps, même s’il ne se prive pas de les traîner dans la boue, dont encore une fois il fait de l’or. La charogne de la carcasse baudelairienne, même pétrie de vices vénériens, est un de ces scarabées beaux comme des bijoux. Le volume, nanti d’un petit et pertinent cahier d’illustrations, vaut comme une bible de la délectation du lecteur face à un Baudelaire qu’il redécouvre autant nostalgiquement vieux que singulièrement et brillamment neuf.
En un sens, avec son titre La Folie Baudelaire, Roberto Calasso rejoint l’entreprise presque psychiatrique de Jean Teulé, quoique dépassant de beaucoup le récit biographique pour peindre un portait intellectuel et kaléidoscopique du poète de son temps. En ce salon qu’est le cerveau mis à nu, défilent ceux qui ont côtoyé le poète, qu’il admira, qu’il fantasma : Ingres et Delacroix, Flaubert, Wagner, Manet et Courbet ; alors que les rejoignent ceux qui furent ses fervents lecteurs posthumes : Rimbaud et Lautréamont, Degas et Valéry. Là encore les paillettes biographiques irriguent l’essai, moins par goût du récit que par nécessité d’une radiographie poétique, telle ce « rêve du bordel-musée », écho licencieux des strophes des « Phares », qui, de peintre en peintre, conduisent vers Dieu. Ce « bordel-musée », qui est une image pour le moins excitante et bien baudelairienne, se trouve quelque part entre l’œuvre protéiforme et ce « Kamtchatka romantique » que prisait Sainte-Beuve, cependant avec prudence. Le brillant essai de Roberto Calasso a quelque chose d’une rêverie exacte, d’un défilé cinématographique (il est d’ailleurs parfois illustré) qui aurait ravi Baudelaire de se voir si beau en ce miroir, comme il se contempla dans la splendeur et la fureur de la mer[7].
Bicentenaire oblige, l’on n’ignorera pas que Charles Baudelaire est né en 1821. Hélas pour une vie trop brève, achevée à quarante-six ans sous les coups insidieux, puis de plus en plus violents, de la syphilis. Si l’on connait le poète tendre, scandaleux et coruscant des Fleurs du mal, voire les petits poèmes en prose du Spleen de Paris, son travail de critique d’art, pourtant continu, l’est moins. C’est à cette lacune que songe répondre Stéphane Guégan avec Baudelaire, l’art contre l’ennui, essai bellement illustré, quoique nanti d’une nauséeuse couverture jaune et verdâtre : certes elle dénote « l’ennui », mais guère « l’art », dont son contenu fait preuve.
Heureusement la fâcheuse impression visuelle est rapidement démentie en abordant l’essai biographique et analytique de Stéphane Guégan, fort documenté : Baudelaire, l’art contre l’ennui. L’on y apprend que le goût pour l’art de notre poète trouvait son origine chez son père qui appréciait les galanteries XVIII°. Dès sa jeunesse, Charles dut affronter la passion ambiante pour le classicisme, David et Ingres en particulier, pour leur préférer la passion colorée de Delacroix, grand romantique. C’est à partir de 1845 qu’il se mit à la critique des Salons. Comment Baudelaire, quoique indéfectiblement romantique devint-il le défenseur des « peintres de la vie moderne » ?
« Qui dit romantisme, dit art moderne », affirmait le poète. Ainsi son goût effréné pour la puissance de la couleur et de ses harmonies lui fit considérer avec aménité les noirs de Manet. Il aspirait cependant à une peinture des mœurs de son temps qui offrit une tonalité épique. Il crut la trouver un moment dans les figures élégantes de Constantin Guys, dans les traits de son dandysme. Admirateur de Courbet, qui fit son portrait dans un coin de L’Atelier du peintre, il récusait pourtant le terme de « réalisme », bien que Champfleury en fit le titre d’un ouvrage, paru la même année que Les Fleurs du mal, dont une nouvelle partie de l’édition de 1861, « Tableaux parisiens » explore le réel dans sa dimension urbaine et sociale. Autant qu’en peinture, la fécondité du quotidien et du trivial » devient sujet poétique. Il loue cependant les paysages de Corot, chez qui il voit « une œuvre d’âme ». Ce qui ne l’empêche pas de rendre justice à l’artiste de la caricature : Daumier, qui « enseigne à rire de nous ».
L’essai de Stéphane Guégan confronte la pensée de Baudelaire avec les résistances des conservateurs et avec « la beauté de convention », ménageant une pensée en mouvement. Il pointe l’intérêt du poète pour « l’héroïsation réaliste des hommes du commun », sans oublier de dégager « la pictorialité insistante » des Fleurs du mal. À cet « ennui » qui est un autre nom du spleen, l’art propose un indispensable aiguillon.
Pour achever en beauté le bicentenaire, voici Baudelaire, la modernité mélancolique, trace pérenne d’une hivernale exposition de la Bibliothèque Nationale de France, à Paris. Un tel titre est particulièrement inspiré. Car pour ce romantique moderne, la beauté ne peut être associée qu’à la mélancolie. C’est la « passante » aussitôt disparue dans « rue assourdissante » des Fleurs du mal, c’est « l’amour exclusif du beau » et le soleil noir du dandysme ; ce sont de surcroit d’émouvants manuscrits et de rares éditions originales, de précieuses épreuves du correcteur exigeant qu’est le poète.
Entre le voyage parmi les flots, îles et belles créoles de l’Océan indien et les flâneries parisiennes, la nostalgie et la vie douloureusement impossible fracturent le moi baudelairien, cette « ombre d’Hamlet », là où nait l’acuité du regard du critique d’art autant que la créativité poétique. Soit « la douleur de vivre, l’exigence d’écrire ».
Tout l’univers graphique entourant Baudelaire est là : ornant des frontispices, l’érotisme épineux de Félicien Rops côtoie les eaux fortes parisiennes de François Méryon qui contribuèrent aux poèmes en prose du Spleen de Paris : une « correspondances entre la plume et la pointe ». Et bien entendu ses sombres autoportraits aux encres hachurées, les portraits de Jeanne Ducal, sous-titrés « Quaerens quem devoret », soit « Cherchant qui dévorer ». Enfin trônent les photographies mises en scène par Baudelaire lui-même, avec le concours de l’objectif de Nadar et de Carjat. Impeccablement illustré et commenté, sous la direction de Jean-Marc Chatelain, où l’on retrouve notre essayiste Antoine Compagnon, mais aussi le philosophe Rémi Brague, cet ouvrage est probablement la plus pure initiation au cosmos baudelairien, par l’entremise de la pensée critique et de l’iconographie.
Après avoir sévit en compagnie de Verlaine, Rimbaud et Villon, Jean Teulé pratique l’art un brin discutable de la romantisation de personnages historiques, ou la vêture et l’élan romanesque appliqués à la biographie, alors qu’il vaudrait mieux lire un véritable biographe, tel François Porché[8]. Le genre, aujourd’hui courant, sinon écœurant par sa surabondance, pourrait passer pour un manque d’imagination des romanciers en manque de personnages, à moins que cet art du bariolage leur donne une seconde vie. L’on prendra l’exercice comme une initiation, un poil irritante, somme toute plaisante, avant de passer avec Antoine Compagnon et Roberto Calasso aux choses sérieuses, celles de l’analyse de l’esthétique de l’écrivain. Qui serait aujourd’hui et demain le nouveau - ou la nouvelle, parité oblige - Baudelaire, qui bouleverserait par un considérable pas en avant la destinée de la poésie universelle ?
Charles Baudelaire : « Une charogne »,
un art poétique de l'amour et de la mort.
Commentaire littéraire.
La poésie est un acte d’amour, dit-on ; dans l’offrande des vers à son aimée, dans l’offrande des mots à l’objet décrit… Nul doute cependant que lorsque Baudelaire offrit en 1857 Les Fleurs du mal à ses lecteurs, un grand nombre parmi eux se sente insulté, ne serait-ce qu’en lisant « Une charogne ». Ce poème, s’il ne fit pas partie des « Pièces condamnées », fut incriminé lors du fameux procès qui vit condamner son auteur, alors que la même année, Flaubert, romancier de Madame Bovary, lui aussi attaqué pour obscénité, fut relaxé. En quoi ce texte au titre déjà choquant unit-il les faveurs de la laideur et de la beauté jusqu’à devenir un art poétique ? Nous étudierons en premier lieu une description répugnante, ensuite la promenade de l’amour et de la mort, pour nous interroger enfin sur la place que Baudelaire, romantique contrarié, assigne à l’art.
La description répugnante de cette carcasse d'un animal mort est cependant encadrée par un espace idyllique. La nature, thème poétique riant et traditionnel est décrite avec le concours du lyrisme. Cette topographie apaisée prépare très vite un contraste, des antithèses… Mais le champ lexical est souvent ironique, lorsque l'on devine une « fleur s’épanouir ».
Les cinq sens sont alors offusqués : odorat (« exhalaisons », « puanteur »), goût (« cuire », mangera »), ouïe (« pétillant », « bourdonnaient ») vue (« le soleil rayonnait sur », « noirs »), toucher (« épais liquide », « reprendre »). Au travers d’un sujet bas, d’un portrait repoussant, une vision tragique choque la sensibilité.
C'est une « fleur du mal » qui apparaît parmi le cycle de la nature, entre vie et mort : une charogne gît sur « un lit », « les jambes en l’air », associant à la pourriture corporelle la pourriture morale de l'obscénité, de la luxure et de la prostitution. La mort et le mal nourrissent la vie et le bien de ceux qui en jouissent : chienne, mouches et poète aussi bien qui en fait son miel. L'éloge de la « Nature » allégorisée est assisté par un registre épique (« bataillons »). Le blâme devient un éloge paradoxal.
La promenade du poète et de la femme permet d'associer l’amour et la mort. Le lyrisme de l'escapade sentimentale reste une entreprise de séduction à l'adresse de la personne aimée, augmentée d'hyperboles romantiques.
Une dimension morale et métaphysique s'ouvre cependant à travers cette vanité : la conscience de la mortalité permet à la beauté féminine et à chacun de nous de se préparer à la fatalité de la mort, en un traditionnel memento mori. La charogne est un tableau moral digne des vanités baroques montrant un crâne auprès d’une rose.
Au romantisme sentimental s'ajoute le romantisme noir : dans la tradition du roman gothique anglais et des contes morbides de Poe que Baudelaire traduisit, le cadavre contribue à l’épouvante tragique, voire au goût très dandy de la provocation.
L'art poétique baudelairien use d'une forme classique pour un sujet cruel et choquant. La beauté classique des vers, des alexandrins et des octosyllabes, s'oppose volontairement au vocabulaire parfois infâme, sinon grossier : il est en effet question de « pourriture ». Le lyrisme est bousculé par le réalisme. Le cynisme et la modernité esthétique de l’écriture contribuent à la « sorcellerie évocatoire » de la poésie, comme l'écrit Baudelaire dans sesNotes sur Edgar Poe.
De la « musique » à la peinture (« ébauche », « toile », « artiste »), l'on découvre une dimension synesthésique. Mais à la Beauté pure et fière d'un autre poème des Fleurs du mal ( « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre »), s'oppose ici la beauté du laid. Ce qui n'empêche en rien celle de l’œuvre réussie : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », dit en effet Baudelaire dans un projet de préface aux Fleurs du mal.
« La charogne » enseigne la mission de l’art : au-delà du vide métaphysique, car il n'a pas le moindre espoir religieux et eschatologique, seuls l’œuvre d’art et le poème peuvent conserver « l’essence divine» des amours du poète. « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses » dit Baudelaire dans « Le balcon ».
Décrivant un animal en putréfaction, Baudelaire n’hésite pas à offrir à sa bien aimée un bijou mangé de vers : l’image de son corps en devenir. L’érotisme macabre prend une dimension morale, mais devient également matière à une œuvre d’art plastique et poétique dont la pérennité est assurée par la « sorcellerie évocatoire » du poème. Hugo permettait au poète, dans sa préface des Orientales, un « jardin de poésie, où il n’y a pas de fruit défendu ». Au-delà d’un Rembrandt peignant un « Bœuf écorché », imaginait-il que Baudelaire y introduirait le satanique et cadavérique serpent des Fleurs du mal ?
Thierry Guinhut
La partie sur Baudelaire, l’art contre l’ennui,
a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2021
Jean de Kervasdoué : Ils ont perdu la raison, Robert Laffont, 2014, 240 p, 19 €.
Jean de Kervasdoué : Ils croient que la nature est bonne, Robert Laffont, 2016, 180 p, 17 €.
Jean de Kervasdoué : Les Ecolos nous mentent, Albin Michel, 2021, 208 p, 18,90 €.
Disparition totale des glaciers en 2030 ! Voilà ce qu’annonçaient Al Gore et le Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat en l’an 2006 ; mais aussi la montée d’un mètre des océans pour les cinq années suivantes ! C’est à peine si une hausse d'un peu plus de deux millimètres a été enregistrée depuis, alors que les glaciers, certes bien érodés depuis 1850, sont toujours là. Un réchauffement climatique surévalué, alors que la terre n’a gagné qu’un degré et demi depuis la fin du XVIII° siècle, faussement attribué aux activités humaines, conflue avec une grande peur jetée sur la planète[1]. Pourtant, on l’oublie trop facilement, la nature, niaisement divinisée, et chantée pour les fruits de son jardin, alors qu’elle est aussi faite de champignons insipides ou vénéneux, de virus et métaux lourds salement polluants, n’est vraiment bonne pour l’humanité que tempérée par la science. À cet égard, c’est à un implacable réquisitoire contre la doxa verte, contre la gauche et la droite, la société française toute entière et bien au-delà, que se livre Jean de Kervasdoué. Non pour des raisons partisanes ou strictement idéologiques, mais au nom de la science : que ce soit dans Ils ont perdu la raison, ou dans Ils croient que la nature est bonne, il fustige l’écologisme. Cet ingénieur de renom, « écologue » soucieux de dépollution et de santé, et non « écologiste », prend en effet à rebrousse-poil nos préjugés pour les invalider : diesel, nucléaire, pesticides, OGM, gaz de schiste… Tous sont réhabilités au nom de la science et de la raison, et en contradiction avec tous les sophismes écologistes et autres obscurantismes français. Car l’Etat, ses notables, ses tribuns, ses fonctionnaires et ses électeurs, sont dramatiquement opposés à la science. Tous, autant qu’ils sont, Les Ecolos nous mentent, pour reprendre le titre pugnace de Jean de Kervasdoué, qui a de la suite dans les idées.
Pourtant venu de la famille de la gauche, Jean de Kervasdoué ne peut que s’en désolidariser. Car elle a abandonné le champ du libre progrès pour celui de la décroissance imposée. Notre perte de compétitivité, notre croissance atone, notre chômage le disent assez. Que l’on se rassure, la droite n’est pas en reste. Sarkozy n’avouait-il pas la raison de son interdiction des Organismes Génétiquement Modifiés : « Parce que les Français croient que c’est dangereux, même si je suis persuadé du contraire ». C’est ainsi que nos politiques trop aisément clientélistes n’écoutent plus que les sirènes de la peur et des écologistes, avec le tragique avenir que l’on devine devant de telles créatures, aux dépens du raisonnement scientifique.
Depuis trente ans qu’ils existent, les Organismes Génétiquement Modifiés, interdits en notre cher hexagone, n’ont tué personne, nourrissent de mieux en mieux les hommes et notre bétail, permettent aux diabétiques de bénéficier d’une meilleure insuline, de sauver des milliers de vie grâce au « riz doré » qui adjoint la « provitamine A » au service d’enfants, autrement aveugles. Sans compter des cotons qui font mieux vivre bien des paysans indiens, des maïs qui réclament 50% d’eau en moins ou de réduire les épandages phytosanitaires. De plus, « la très grande majorité (15 millions) des utilisateurs d’OGM est constituée de paysans à faibles ressources, vivant dans les pays en voie de développement », qui sans eux d’ailleurs n’auraient aucune ressource. Il sera bientôt amusant de constater que les recherches de Monsanto (pour beaucoup le grand Satan américain, certes créateur de l’Agent orange de triste mémoire au Vietnam) s’attachent à rechercher une « technologie qui interviendrait sur l’ARN du varroa et tuerait ce parasite » qui contribue grandement à la surmortalité des abeilles…
Plus anecdotique en apparence, mais dramatique, la polémique française autour du diesel falsifie les chiffres d’une mortalité par cancer du poumon prioritairement due au tabac. D’autant que seuls quelques vieux véhicules sont concernés. Le tour de prestidigitateur n’est là que pour tenter de relever le niveau des taxes, comme si elles n’étaient pas assez confiscatoires.
Quant aux pesticides, si décriés, n’oublie-t-on pas leurs bienfaits ? Leur innocuité contribue à l’excellente espérance de vie des agriculteurs (s’ils prennent garde aux conditions de l’épandage et au respect des dosages), nous nourrit en abondance, voire permettent d’éliminer des toxines naturelles, ce que ne propose pas l’alimentation bio, dont les bénéfices comparés pour la santé humaine sont nuls.
Qu’il s’agisse de notre santé, lorsque l’on veut proscrire des médicaments alors que leurs bénéfices sont bien supérieurs à leurs rares inconvénients, ou le bisphénol A en oubliant combien il contribue à éradiquer le botulisme ; qu’il s’agisse de la gestion de l’énergie lorsque l’on chasse un piètre carbone pour lutter contre un réchauffement climatique à peine avéré et probablement indemne de causes anthropiques ; le principe de précaution paralyse nos esprits autant que notre économie. Car nos meilleurs chercheurs trouvent au-delà de nos frontières des laboratoires accueillants pour mener la construction d’un avenir meilleur : cellule-souches, au service des thérapeutiques de demain, technologies post-nucléaires, OGM bienfaisants… Nous nous abêtissons, en sus de nous appauvrir.
Notre essayiste n’accorde qu’un trop bref passage au gaz de schiste, chez nous interdit. Il nous rappelle pourtant à propos que le gaz de Lacq, exploité par la fracturation hydraulique pendant des décennies, a fait une part de notre fortune, sans le moindre inconvénient environnemental. Pensons alors que le coût de l’énergie a considérablement baissé aux Etats-Unis, au moyen de ce même gaz de schiste, entraînant croissance, emploi et relocalisation d’entreprises. Que le dieu de la peur écologique nous épargne de telles catastrophes !
La rhétorique de la peur atteint son acmé au sujet du nucléaire. Trois morts au plus à Fukushima, 80 à Tchernobyl, des cancers peu nombreux et surtout supputés, alors que la région vidée de ses habitants se peuple d’une faune pléthorique. Certes, Jean de Kervasdoué omet de signaler que le problème de cette centrale nucléaire, comme à Fukushima, n’est pas résolu. Mais il rapporte un fait peu connu : la catastrophe nucléaire de Maïak, dans l’Oural, en 1957, qui tua sur le coup 200 personnes et exposa 500 000 autres aux rayonnements. Or une étude de 1992 n’y conclut qu’à une différence « pas significative » des cas de leucémie. Il est évident qu’il ne s’agit pas de baisser les bras devant les recherches, la sécurité, les projets d’avenir, grâce auxquels le nucléaire (y compris au moyen du thorium hélas occulté) diminuera ses déchets, saura démanteler les vieilles centrales, et bouleverser nos technologies. Car au-delà du trop néfaste principe de précaution, des inventions à peine pensables aujourd’hui sauront nous surprendre. Bien mieux que nos monstres étatiques qui subventionnent à tort et à travers les éoliennes et le photovoltaïque au dépend du consommateur…
Pourquoi nos gouvernements prennent-ils « les mauvaises décisions » ? Parce qu’ils ne sont ni des chefs d’entreprises, ni des scientifiques. Parce qu’ils sont des « sophistes » dont l’inculture scientifique est flagrante, dont le seul but est de surfer sur les peurs, d’aller dans le sens de l’obscurantisme et d’une nostalgie d’un passé mythique empreint de santé naturelle qui n’a jamais été, pour racler les voix des électeurs. Quoique ces derniers commencent à se détourner de ces urnes contre-productrices…
C’est ainsi qu’en ces trop brefs essais vulgarisateurs Jean de Kervasdoué déplie sa thèse : « L’Etat n’est plus légitime. Il ne croit plus en la raison, car la seule raison des politiques est devenue la défense de leur raison d’être : l’exercice du pouvoir. Aucun principe, fût-il scientifique, ne règle la vie politique, seules comptent les opinions. » L’ère de la dictature d’opinion, des orateurs du sophisme, a remplacé l’examen rationnel et scientifique. L’idéologie et la pensée magique négligent la réalité, pourtant irréfutable. Quand « les croyances prennent le pas sur les connaissances », marxisme anticapitaliste et anti-libéral, mais aussi écologisme, deviennent, à l’égal du principe de précaution, des doxas « quasi-religieuses », « une forme de paganisme » rétrograde. Cette « religion écologiste, anticapitaliste et rousseauiste, habillée d’agronomie partisane » est celle d’ « un de ses grands prophètes » : Pierre Rabhi, l’auteur, par exemple d’Ecologie et spiritualité[2] au titre révélateur et risible…
Les mantras religieusement assénés sont nombreux. Par exemple le réchauffement climatique (qui stagne depuis vingt ans) dû à des causes anthropiques ; alors que les variations du climat ne cessent de marquer les ères géologiques et historiques, que des scientifiques conspués pour être de dangereux et inconscients « climato-sceptiques » lisent dans l’évolution des taches du soleil un possible refroidissement climatique. Ou la montée du niveau marin, qui n’est que d’1,3 millimètre par an, soit « 30 centimètres depuis 1711 » : rien d’affligeant. Alors que les cancers sont surtout dus au tabac, à l’alcool, à la génétique, au hasard, on les attribue faussement aux pesticides, dont les doses sont infinitésimales. Un mensonge répété mille fois devient une vérité…
Non seulement bien des mesures dites progressistes sont infondées scientifiquement, mais sont économiquement et socialement désastreuses : « inventer des normes nouvelles en matière de bisphénol ou de glyphosate accroît le chômage et nuit à la santé bien plus sûrement que l’éventuelle maîtrise d’effets toxiques supposés ». Ainsi, interdites de recherches, surtaxées, et punies, l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire françaises perdent des emplois, obligeant de surcroît le consommateur à acheter à l’étranger : « La France s’interdit toujours de jouir des bienfaits des Plantes Génétiquement Modifiées (PGM). Elles peuvent pourtant offrir une résistance très efficace aux ravageurs et diminuer considérablement l’épandage de pesticides », ce sans « aucun problème sanitaire ou environnemental signalé ».
Notre temps glisse dans la fosse de l’obscurantisme : « Disqualifier les experts, cultiver le soupçon, nourrir la théorie du complot, remettre en cause l’universalité de la science, telles sont les recettes efficaces de ces idéologues ». De surcroît il faut être stupéfait devant « une incompréhensible tolérance des tribunaux pour la violence des écologistes », détruisant des serres confinées au service d’une étude sur « la résistance du riz aux insectes », ou autour de « la résistance d’un cépage OGM à une maladie fréquente de la vigne, le court-noué ».
Pire encore, s’il se peut, lorsque notre essayiste cite un article du Monde, dans lequel Foucard et Larousserie profèrent sans rire l’énormité suivante : « Les ambigüités de l’Académie des Sciences sur le climat sont le révélateur de son décalage avec la société[3] ». Ainsi la vox populi aurait-elle plus de raison que de réels scientifiques, Galilée n’aurait plus qu’à se rhabiller devant les foules de l’ochlocratie[4] qui jurent que la terre plate est au centre du monde solaire !
Reste à glisser une interrogation : Jean de Kervasdoué, emporté par son enthousiasme polémique, n’aurait-il pas tendance à occulter une réelle préoccupation, celle d’aliments parfaitement sains et d’une nature propre au service de l’humanité ? Pas le moins du monde ! Dans Ils croient que la nature est bonne, il ne nie pas un instant qu’il faille se prémunir contre les pollutions indésirables, montrant que le progrès scientifiques des pays développés contribuent à un meilleur environnement, au contraire des pays du Sud dont le retard de développement et les structures politiques sont encore en devenir.
L’on ne reprochera rien à la clarté ni à la rigueur de Jean de Kervasdoué. Sauf que ces deux essais glissent sur la même lancée, se répétant parfois un peu. Sauf qu’il aurait certainement fallu consacrer un chapitre entier à Monsanto, ce diable absolu des bonnes âmes vertes, pour tenter d’y voir plus clair, départager le vrai du faux, les méfaits, les scandales sanitaires et les bienfaits du monstre qui ne l’est probablement pas toujours. Ce pourquoi il conclut opportunément en militant en faveur de l’éducation scientifique et de la patience de la lecture.
Ces polémiques essais, malgré des développements que l’on aurait parfois attendus plus conséquents, malgré l’emploi du verbe « convaincre » au lieu de celui de « persuader » (car le sophiste politique ne convainc pas, puisqu’il néglige les faits, la raison, la science) ne sera guère entendu. Hélas, seul un flop visqueux dans le marécage de la cécité idéologique l’accueillera. Alors qu’il devrait être lu et débattu dans nos lycées, dans notre Assemblée Nationale, au plus haut de l’inculte Etat. Sans imaginer un instant que la confusion du débat démocratique et le règne obscurantiste de l’opinion relativiste puissent croire faire la nique à la science et aux réalités. Si avec Jean de Kervasdoué l’on veut être ne serait-ce que l’ombre d’un scientifique, d’un philosophe, sans cesse il faut remettre en cause les préjugés et la doxa. Il n’est d’ailleurs pas interdit, avec les moyens de l’argumentation et de la connaissance, d’appliquer le même traitement à l’essayiste lui-même…
L’on aurait grand tort de prendre le dernier essai de Jean de Kervasdoué, Les Ecolos nous mentent, pour un pamphlet à deux sous, un amuse badaud, destiné à être brièvement décrié, passé sous silence enfin. Non, l’auteur n’est pas un complotiste[5], encore moins un négationniste, mais un scientifique rigoureux, à l'affut du véritable état des lieux de la planète.
Il y a bien assez de soucis causés par les pollutions, qui ont d’ailleurs baissé de 19% depuis dix ans, et les surconsommations, telle la surpêche qui ratisse les océans au mépris des espèces (ce que notre essayiste dénonce avec vigueur) pour ne pas s’embarrasser des fausses nouvelles (fake news dirait le paresseux anglicisme) véhiculées à pleines brouettes par les écolos, tels que l’apocope familière les nomme. Non la France ne manquera pas d’eau et le bétail, donc la viande, n’en consomme pas puisqu’il la rend à la terre ; non la pollution atmosphérique ne provoque pas 48 000 morts par an ; non la viande rouge n’est pas cancérigène ; non les Organismes Génétiquement Modifiés ne sont pas dangereux, bien au contraire tant ils protègent de la cécité des enfants grâce au riz doré, tant ils protègent les plantes agricoles sans recours à des pesticides, qui ne le sont guère plus, tant les doses sont infinitésimales, comme ce glyphosate qui disparait si vite que l’on peut ressemer deux semaines après son application. Non le bio n’est pas plus sain que les autres fruits, céréales et légumes, que l’on paie de plus en plus cher tant les normes rendent notre agriculture infirme et dépassée par les capacités productives des pays voisins.
Quant aux forêts, hors certaines zones amazoniennes et indonésiennes, elles ne diminuent pas, en particulier en France ; la biodiversité, menacée par endroits, se porte bien ailleurs et se portera encore mieux, grâce aux progrès scientifiques si l’on ne les freine pas. Les abeilles ne disparaissent pas autant que l’on veut nous le faire croire, de plus la culpabilité des pesticides est loin d’être avérée, même si, peut-on ajouter, les monocultures ne leur rendent pas service. Le nucléaire n’a pas tué à Fukushima (ou trois morts comme dit plus haut ?), le tsunami si ; or l’on a fermé Fessenheim encore parfaitement valide, pour y substituer des centrales à charbon et le désinvestissement en faveur de nouvelles centrales nucléaires plus performantes et dévoreuse de déchets, que l’on peut par ailleurs confier en toute sécurité aux enfouissements de Bure, désinvestissement qui est en train de devenir alarmant en frisant la pénurie. Flagrant est le cas du diésel, dont la part (en encore pour les vieux moteurs) est « infime » concernant les cancers du poumon, infiniment plus causés par le tabac, et non par l’exposition aux particules fines, dont les taux d’alarme sont infinitésimalement bas. Et pourtant l’on pense à interdire les véhicules diésel ; voire ceux à moteurs à essence, en faveur des électriques, dont les batteries peu recyclables usent à l’envie de terres rares ! Il faut alors penser à ces éoliennes peu productives, intermittentes, fragiles, à peine recyclables, enrochées sur des milliers de tonnes de béton, et payées au moyen de surfacturations de l’électricité…
Tout cela n’est pas billevesées de l’auteur, mais convictions s’appuyant sur des exemples, des preuves, qui jalonnent l’ouvrage, assurant le procès de la « pensée magique » et l’assise scientifique du raisonnement et des faits.
Si Jean de Kervasdoué semble parfois se répéter d’ouvrage en ouvrage, ce serait un reproche oiseux à lui faire, tant il nécessaire de réaffirmer les vérités des investigations scientifiques. Il a cependant le mérite de creuser en tous sens son argumentation, de l’enrichir de nouveaux exemples. Car « la méthode expérimentale » le guide, et non les « diabolisations » et la « pensée magique » de la « biodynamie » ou de la « médecine anthroposophique ».
La liste des errements officiels des écologistes est assez effarante, sans qu’il y ait besoin d’ajouter deux cerises pourries sur l’immonde gâteau.
Un, la Justice elle-même n’en est plus une qui soit judicieuse, car au mépris de la science, « les tribunaux s’immisçant dans les querelles scientifiques », elle entérine les allégations des écologistes, sur la nocivité des ondes, quand l’on se plaint de divers troubles alors que l’antenne n’est pas branchée, ou sur le glyphosate.
Deux, « plusieurs éditeurs ont refusé d’envisager la publication de cet ouvrage, considérant que critiquer la bien-pensance écologique dominante, fût-elle infondée, était inenvisageable. Un retour aux années 1950, où l’intelligentsia trouvait qu’il était inconvenant de critiquer le communisme et l’Union Soviétique ! » Est-ce à dire que les précédents éditeurs de Jean de Kervasdoué, soit Gallimard, Robert Laffont, Plon, Fayard, Lattès, Odile Jacob ont failli ? Il faut alors être reconnaissant à Albin Michel de savoir résister au conformisme antiscientifique comminatoire. L’on se moque des détracteurs de Galilée, lui défendant l’héliocentrisme de Copernic, et du Pape qui le fit enfermer, quoiqu’avec clémence. Pourtant l’on constate que Justice et censure éditoriale sont la main dans la main pour accréditer la fausse science verte, mâtinée d’idéologie, de superstition et de tyrannique régression, maîtresse en fustigations au moyen de la peur. Il en ressort que « la nouvelle religion, l’écologisme, excommunie les mal-pensants » !
Devant de tels délires écologistes, à l’instar du principe de précaution et du concept de « justice climatique », les tyrans du passé se soulèvent de leurs tombes : « Comment n’y avais-je pas pensé ? » disent-ils. Rançonner par les taxes et l’impôt, contraindre par des normes et totalitariser en toute vertu écologiste le peuple et la planète, quelle belle idée ! Drogués au pouvoir et experts en manipulation, les écologistes parviennent à réaliser le rêve du tyran absolu : assoir son appauvrissante tyrannie sur le consentement de l’opinion. Aussi c’est bien pertinemment que notre essayiste scientifique cite Hannah Arendt : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat[6] ».
Philipe Beck : Traité des sirènes. Suivi de Musiques du nom,
Le Bruit du temps, 2020, 128 p, 16 €.
« Viens, Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce,
arrête ton navire afin d’écouter notre voix !
jamais aucun navire noir n’est passé là
sans écouter de notre bouche de beaux chants.
Puis on repart, charmé, lourd d’un plus lourd trésor de science. »
C’est dans l’Odyssée d’Homère, ici bellement traduite en vers par Philippe Jaccottet, qu’apparaît le mythe des sirènes, dont il faut se garder de l’ensorceleuse voix, sous peine de finir en « os des corps décomposés dont les chairs se réduisent[1] », comme en prévient Circé. L’on sait qu’Ulysse comblera de cire les oreilles de ses marins et se fera lier au mât pour jouir sans risque du chant de ses sirènes ailées qui alimentèrent l’imagination des poètes et fascinèrent les peintres. Aujourd’hui encore, en son avatar à la queue poissoneuse, le mythe trouve ses réécritures chez les nouvellistes, comme Guiseppe Tomasi di Lampedusa, les romanciers, à l’instar d’Hubert Haddad, mais également un poète, Philippe Beck. Ainsi résonnent toujours les pouvoirs exquis et maléfiques de l’éros et du chant.
Le succès affolant du Guépard, de plus magnifié par le film de Luchino Visconti, cache dans son ombre un récit lumineux et aquatique de Guiseppe Tomasi di Lampedusa : Le professeur et la sirène, qui est l’un des quatre joyaux de ce recueil de nouvelles charnelles et spirituelles, initialement paru en 1961. Parmi ses « Souvenirs d’enfance » qui constituent le premier volet de ce retable, c’est une série d’impressions visuelles venues des vastes demeures de la noblesse sicilienne, ranimées par les fragments autobiographiques. Mais aussi, dans « Les chatons aveugles », un cadastre « coloré de jaune » à mesure des achats, « un château de mensonges […] entièrement fait de cuisses de femmes ». Ce qui reste dans le registre profondément érotique de la meilleure page de ce quatuor de nouvelles…
Nous restons cependant irrésistiblement aimantés par une sirène et son chant. À partir d’une confrontation réaliste dans un café - « une sorte d’Hadès peuplé d’ombres exsangues » - s’ouvre un récit emboité. La confession du vieux professeur à son jeune camarade déplie une histoire fantastique d’un postromantisme échevelé. Car lorsque le narrateur, alors étudiant, se retire près d’une mer Méditerranée solaire, la troublante apparition d’une voluptueuse, à la fois apollinienne et dionysiaque, sirène l’enchante : « Sous l’aine, sous les fesses, son corps était celui d’un poisson, revêtu d’écailles nacrées et bleutées très menues, et finissait en une queue fourchue ». Nommée Lighea, « fille de Calliope » (qui est la Muse de la poésie épique), elle parle en grec ancien : « sa parole avait une immédiateté puissante que je n’ai retrouvée que chez quelques grands poètes ». La rencontre est le prélude d’une amoureuse parenthèse aux vies trop sordides : « dans ces étreintes, je jouissais à la fois de la plus haute forme de volupté spirituelle et de l’autre forme, élémentaire, privée de toute résonnance sociale, que nos bergers solitaires éprouvent quand sur les montagnes ils s’unissent à leurs chèvres ».
Comme en un fantasme qui devient immanquablement le nôtre, il faut se plonger en la fulgurance de cette prose éclaboussée d’éros, de beauté et d’émotion pour découvrir enfin comment le professeur rejoindra sa nostalgie infinie. N’a-t-il pas évolué à la trouble lisière de la zoophilie et du platonisme, dans le cadre d’un paganisme librement assumé et « des plans bestial et surhumain » ? En effet, « c’était un animal mais c’était aussi, en même temps une Immortelle ». Magnifiquement construit autour d’un oxymore entre animalité et spiritualité, et autour d’une antithèse entre les deux hommes - narrateur et auditeur -, entre une ville froide du nord italien et les abords méditerranéens de l’Etna, ce récit est également une profession de foi esthétique nietzschéenne, à laquelle cette nouvelle traduction rend splendidement justice. Non sans compter qu’il y a là une dimension féministe et initiatique évidente : c’est l’éternellement jeune sirène qui prend en main la séduction libertine et réalise l’osmose des plans charnels et spirituels, qui appelle le jeune homme en un au-delà de l’humanité, quoique aujourd’hui devenu vieillard. Pour quel naufrage morbide, pour quelle éternité de bonheur ? Peut-être vaut-il mieux penser que le nouvelliste nous propose un heureux contre-modèle aux traitresses sirènes homériques…
Noble sicilien, d’une antique famille peu à peu déclassée, Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896-1957), était toujours un peu ailleurs : dans son enfance somptueuse, dans le passé mythique en décomposition du Guépard, dans un en-deçà ou un au-delà merveilleux où vivent et aiment les sirènes. À la hauteur des plus belles nouvelles de Théophile Gautier et d’Henry James[2], son écriture, étonnement produite lors de ses deux dernières années, à la lisière du testamentaire et du fantasmatique, a pour nous rédimé les temps disparus et les rêves impossibles.
Romancier prolixe, nouvelliste réaliste et fantastique[3], amant d’un japonisme[4] du meilleur aloi, Hubert Haddad cède lui aussi au chant de ces dames mi chair mi poisson, quoique d’une manière beaucoup allusive. Nous sommes plus en Méditerranée, mais au bord de l’océan.
Quel est donc cette Leeloo, sans autre nom connue, conduite « à la pointe sud de la baie d’Umwelt, dans ce drôle de château face au vide » ? Accueillie dans l’étrange maison de santé des « Descenderies » par le docteur Riwald, son amnésie n’éveille que soliloques et « bredouillages », alors qu’elle aime extravaguer parmi le labyrinthe du jardin. Elle accouche d’un enfant handicapé, car sourd, appelé « Malgorne », que veille jalousement Sigrid, la vieille infirmière. Echappée du domaine, dont les falaises s’écroulent et reculent avec insistance, Leeloo disparait dans les flots. Plus tard, à seize ans, nanti d’un diplôme concernant « l’art des jardins », voici notre jeune homme réintégrant le domaine. Bientôt, le long de la route adjacente, passe la « robe incandescente » d’une jeune cycliste. Le préposé à l’entretien du labyrinthe de résineux, dont le code est celui d’un « Petit labyrinthe harmonique », est, l’on s’en doute, bouleversé. Le voici qui « bredouille une langue de silence » et s’en va observer « l’habitante du sémaphore », rêvant « follement partager le secret humide et chaud des paroles ».
Soudain, la foudre le traverse et lui révèle le son de l’orgue de l’église où il s’est réfugié : « Une vibration le taraude, mille frelons de bronze ». Au loin, un père oublieux, conduit un tanker au-devant du fjord : « un navire colossal au large actionne sa sirène ». Tout semble se répondre, à la seule lisière d’un fantastique qui ne s’avoue pas.
Mais où donc la sirène ? nous direz-vous… Le narrateur compare les oreilles de notre jeune sourd à celles « scellées de cire », face aux sirènes de la mélancolie dont est empreint le labyrinthe. Auprès de la jeune fille, nommée Peirdre, qui comble sa solitude avec une amie imaginaire, il observe un mammifère marin échoué, une « rhytine », ou « croisement de sirène et de cachalot ». À moins que cette « sirène d’Isé » soit la jeune Peirdre qui ferait perdre la raison à son admirateur, entraîné à sa suite. Ou une clandestine échappée en « sirène noire » du pétrolier conduit par le père lointain, qui aura en quelque sorte troqué sa fille pour une autre. Qui sera englouti dans les flots de l’éternité, qui survivra ?
Pleine de subtils échos, cette variation poétique sur les voix et les corps, sur la terre et la mer, sur leur pouvoir d’attraction inégaux, nourrit de manière prégnante la très allusive réécriture du mythe. La souplesse du phrasé, la richesse du vocabulaire et la finesse de la suggestion font merveille en ce conte tragique. Par son intemporelle beauté, c’est moins un roman qu’un poème en prose onirique. L’on y trouve « de sombres lignes de veuves épiant les grimaces de l’au-delà, des vieillards aux yeux de poulpes dispensateurs de lubies », ou, à propos de Peirdre, « la coque de vacuité mélancolique qui la pétrifiait par accès ». Au sortir de ce livre hypnotique, il sera difficile de quitter « les pieuvres des songes épiant à la croisée des miroirs »…
Revenons à Homère et à la poésie, du moins en prose et mâtinée de philosophie, avec Philippe Beck. Le titre le dit bien, Traité des sirènes, il ne s’agit plus de récit, mais d’une tentative d’exégèse du mythe, d’une substantifique moelle, au travers de quarante-huit textes qui sont chacun une « Dignité ».
Quel est ce chant, sorti de l’incroyable gosier de ces créatures mi chair mi oiseau ou mi poisson, mi femme mi animale, sinon celui d’Homère lui-même ? Car Ulysse veut « savoir ce qu’est le savoir qui arrive en se donnant comme un chant du lointain ». Or chaque sirène offrant « un discours qui se fait bruit à travers l’espace », elle est « le cercle de la Muse », au travers d’une nécessité oraculaire. Ainsi son chant est « enchaîné au choral de la vérité » que doit écouter le « Mât de la Raison ». Mais n’est-elle pas « le chant de la douleur du pensable (la Lyre de la Difficulté, qui tente de ne plus souffrir de sa mélopée) auquel s’efforce de na pas succomber la pensée humaine ». Le lecteur devra veiller de ne pas succomber sous le poids de la voix enveloppante de Philippe Beck.
Cependant, à l’ère chrétienne, cette séductrice devient, selon Bernard de Clairvaux, qui qualifiait ainsi toute femme vivant dans le siècle, « instrument de Satan ». Plus loin, le monstre parcourt les potentialités de l’humanité, lorsqu’il s’agit de « cet impossible [qui] est l’utopie (et la dystopie) de la sirène qui annonce la vie absolue ». Une perspective historique s’empare de ces proses, qui glissent à la limite de l’essai, non sans une argumentation parfois erratique. La lecture de Philip Beck, intensément musicale, quoiqu’un rien marquée par l’emphase, vise rien moins qu’à percer le secret de la poésie.
Augmenté en miroir de quarante-huit « Musiques du nom », ce recueil en multiplie « le doigt d’or enluminé », en même temps qu’il retient celui du lecteur sur des pages profuses. Où l’on découvre qu’ « Ulysse a un cœur de sirène ». Paradoxal ? Qui sait jusqu’où va sa métis aux mille ruses…
Sirène antique. Villa d'Este, Tivoli, Latium. Photo : T. Guinhut.
Songeons enfin à la différence radicale entre les sirènes antiques et celles médiévales. Les premières unissent à la féminité du visage, des seins et des bras, un corps d’oiseau, avec des serres et des ailes emplumées. Les secondes, probablement nées de la vision fugitive des lamantins, associent à cette féminité une chevelure exubérante et, dès les hanches, une queue poissonneuse couverte d’écailles, dont la dimension luxurieuse est évidente. Descend-elle d’Aphrodite (elle-même née de l’écume) et des Muses au chant splendide ? Ou de la baleine qui avait dans la Bible avalé Jonas ? A-t-elle séduit Belzébuth ? Mais dans les deux cas, les contempler et les écouter recèle un immanquable danger, se laisser séduire par un trouble éros, l’enfouissement définitif dans l’élément féminin primordial : l’eau. Le mythe ne s’acheva donc pas avec les créatures homériques, mais à la fois venu de l’univers nordique et christianisé, il trouva de nouveaux avatars, sources d’inspirations profuses. L’on sait que Jean d’Arras, au XIV° siècle, le renouvela grâce au personnage de Mélusine[5], qui peut être épousée et conservée parmi les hommes, tant que l’on n’aperçoit pas la corporelle partie inférieure scandaleusement coupable ; là où le psychanalyste voit une figuration de l’inconscient. Fantasme esthétique ou semi-zoophile, la bête bellement humaine à l’éros froid peut doubler son ambigüité charnelle, sa queue bifide à l’entrecuisse humide, d’un talent inouï, poétique, oraculaire et savant. Celui qu’atteignent nos romanciers et poètes. Qu’ils s’appellent Guiseppe Tomasi di Lampedusa, Hubert Haddad ou Philippe Beck, ils ne cessent de tenter de rivaliser avec une autre étoile du mythe, l’Ondine, du romantique allemand La Motte-Fouqué[6]. En 1811, ce dernier l’imagina dépourvue d’âme et dans la nécessité d’épouser le chevalier Huldebrand pour détenir ce précieux sésame, qui gît dans la poésie.
Thierry Guinhut
La partie sur Lampedusa fut publiée dans Le Matricule des anges, juillet-août 2014
traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Bernard Turle,
Calmann-Lévy, 2012, 712 p, 24,90 €.
Martin Amis : La Flèche du temps,
traduit par Géraldine Koff d’Amico, Christian Bourgois, 1993, Folio, 2010, 7,50 €.
Martin Amis : La Zone d’intérêt,
traduit par Bernard Turle, Calmann-Lévy, 2015, 396 p, 21,50 €,
Le Livre de Poche, 2016, 7,60 €.
La flèche du temps n’épargne personne, sauf les artistes, dont l’œuvre peut parfois leur survivre longuement, voire jusqu’à une éternité fantasmée dans le marbre d’un volume peut-être ostentatoire. Ainsi à l’écrivain il est permis de survivre, si ses livres savent convaincre la postérité. Lors éprouve-t-il la nécessité de se portraiturer, de se raconter en un monumental opus autobiographique, qui l’inscrirait dans la « zone d’intérêt » au sens littéral, voire dans le solide flux de l’Histoire. Inside Story, dit-il, en son copieux fleuve autobiographique aux cent bras. D’autant s’il a dû se confronter, comme le parfois sulfureux Martin Amis, à la vivisection du nazisme dans sa paire de récits intitulés La Flèche du temps et La Zone d’intérêt. Du roman d’Auschwitz au roman autobiographique, Martin Amis peut-il décemment déposer son opus sur l’autel de la littérature ?
Cette Inside Story, cette « autofiction », puzzle autobiographique qui veut s’intituler « roman » commence par un préambule sous forme d’élégante invitation : le lecteur se voit offrir un canapé chez Martin Amis lui-même. De-ci de-là, le portrait kaléidoscopique de l’auteur est brinquebalé depuis les auteurs qui ont été ses maîtres, Saül Bellow et Vladimir Nabokov, parmi des confessions intimes sur ses amitiés, ses amours, sa famille, jusqu’à l’aube annoncée de la vieillesse, puisqu’il est né en 1949. En ce sens, nous ne sommes pas loin de son précédent recueil d’essais coruscants, La Friction du temps, dans lequel se croisaient également Saül Bellow et Vladimir Nabokov, mais aussi, plus incongrus, John Travolta et Maradona, Ben Laden et Donald Trump, sur lequel il aimait poser son œil satirique, non sans humour. Entre Londres et Brooklyn, son premier roman, Le Dossier Rachel, pochade adolescente un brin provocatrice et son vaste opus L’Information, pour lequel il obtint plus de 500 000 livres de son éditeur, il collectionne les motifs de scandale, dont ceux causés par ses romans fouillant au cruel scalpel Auschwitz, puis les crimes de Lénine et Staline, dans Koba la terreur[1].
En cette « story » (mais quel diable à la mode pousse les éditeurs à ne pas traduire le titre !), qui va de la « chrysalide incomplète » du jeune homme à l’adulte vieillissant, les histoires d’amour et de désamour, de couples et d’enfants côtoient l’aventure intellectuelle du journaliste et romancier. Les voyages, lors de colloques et autres conférences, trouvent un point culminant à Jérusalem, « QG planétaire de l’idolâtrie », puis à Massada, symbole de la résistance juive. Les inquisitions personnelles de l’écrivain vont un peu dans tous les sens, voire du coq à l’âne, de la satire convenue et aveugle du « butor colossal » Donald Trump[2], au déclin de la violence dans le monde, en passant par le roman anglais du XVIII° siècle…
L’on est aussi surpris que le romancier lorsqu’il apprend qu’il ne serait pas le fils de son père, Kingsley Amis, lui-même romancier, mais de Philip Larkin, un poète, qui, jeune, fut favorable à l’Allemagne nazie, ce qui n’est pas sans troubler notre autobiographe, et dont les vers et la vie parcourent ces pages, où l’on alterne entre le « je » autobiographique et le « il » romanesque. Révélation d’ailleurs amenée par une Phoebe fictionnelle, alors que celle d’origine se retrouve « enfouie comme un fossile sous les sédiments de l’invention ». L’un de ses modèles fut-il comme elle une « escort girl » ? Elle devient la synthèse mordante de bien des dames qui ont été ses liaisons dans les années soixante, tant « la fiction c’est la liberté ».
Bourrée jusqu’à la gueule d’allusions, de digressions, de notes de bas de pages parfois généreuses, parfois babillarde, cette somme, écrite avec vivacité et alacrité, mais construite de manière erratique, est à la fois un rien vaniteuse, et fort cultivée, histoire d’ériger son propre monument avec une intacte espièglerie, jonché de conquêtes féminines, et de divers alcools. Pour travestir ses proches, sinon les protéger, les prénoms changent : son épouse Isabel devient Elena. Ses coups de griffes sont parfois sévères : contre Graham Greene qu’il trouve médiocre, contre la France, « le Q.G. mondial de l’ennui, du cafard, de la nausée » ! Ce qui ne l’empêche pas d’être fort compatissant avec ses amis, Saül Bellow, atteint d’alzheimer, Christopher Hitchens, par un cancer de l’œsophage. Aux rubriques nécrologiques se sont adossés, parfois sans suite logique, les chroniques d’actualité (le 11 septembre par exemple) et celles familiales, qui conspirent à l’humanité de l’ouvrage.
Toutefois, offtant une brassée de conseils au jeune écrivain, histoire de passer le flambeau, jamais il n’oublie « l’art d’écrire ». Il déconseille « trois zones » à « aborder avec d’infinies précautions, peut-être même ignorer » : les rêves, le sexe et la religion. Si nous le suivrons un peu pour les premiers, quoique le romantique allemand Jean-Paul Richter[3] en fit son miel, il ne s’agira pas d’ignorer le second, hors sa vulgarité, ni le troisième, hors le prosélytisme. Il poursuit au mieux sa démarche conseillère : « débarrassez donc votre prose de tout ce qui sent le troupeau et le mouton de Panurge » ; ce qui est un écho de son recueil d’essais Guerre aux clichés[4]. Par ailleurs le romancier observe le passage du roman qui raconte une histoire à celui qui privilégie le langage : ce « déferlement expérimentaliste qui accompagna la révolution sexuelle », et qui, avant de s’effacer, ne toucha guère Martin Amis, plus précisément adepte du « roman social ». En tous cas, il n’a pas tort de privilégier ceux qui, comme Vladimir Nabokov, savent « avaler toute la beauté du monde » ; mais aussi comme Saül Bellow, « aller vers ce monde-là avec un œil nouveau, aimant ».
Une question cependant taraude l’écrivain : « comment un roman autobiographique peut-il tenter d’exprimer l’universel, et qui plus est y réussit ? ». L’on n’est pas certain qu’il parvienne à relever le défi, en un opus à la fois plaisant, bavard, futile, intéressant soudain, piquant, voire acerbe, émouvant enfin, en une fresque qui allie dimension personnelle et sociologique, ostentation et sens dramatique autant que didactique.
Que voilà une charmante pastorale… La rencontre d’une « plantureuse » jeune mère en robe blanche parmi les ombres et les feux de l’été émeut grandement Thomsen, qui conçoit alors la « météorologie du coup de foudre ». Non sans ironie, Martin Amis, l’auteur prolifique de L’Information et des poupées crevées[5], semble engager les péripéties d’une églogue sentimentale, quoiqu’elle se passe dans la « zone d’intérêt ». C’est ainsi, par euphémisme, que les Nazis désignaient les camps de concentration et d’extermination. « Solution finale », « Espace vital », « Zone d’intérêt », ces formules parent des noblesses raisonnables de la langue les lieux abjects du génocide et de la guerre que le romancier Martin Amis avait déjà traversé avec La Flèche du temps. Mais en ce précédent roman, Auschwitz n’était qu’un moment, nodal certes, d’une fiction biographique, alors que le dernier né, La Zone d’intérêt, plonge intégralement les bluettes amoureuses et autres gaudrioles sexuelles de ses personnages dans la boue cadavérique du lieu de sinistre mémoire, sans jamais le nommer cependant.
Le premier narrateur, Angelus Thomsen, officier SS et neveu du secrétaire d’Hitler, aime jouer de l’« interlude sentimental » avec la vulgaire Isle, quoiqu’il soit fort amoureux de la femme du commandant Paul Doll. Cette dernière est pour le galant un brin vaniteux « l’idéal national de la jeune féminité ». Quand le commandant devient narrateur à son tour, il se plaint des épreuves de son travail, que son épouse ne contribue guère à soulager, et se gargarise de son idéologie national-socialiste : il est le « Fer de lance de l’ambitieux programme national d’hygiène appliquée ». Cet homme « complètement normal » et cependant « pochetron », victime d’un vaudeville conjugal qui coûte la vie d’un prisonnier, gère la mort avec « radicalisme, fanatisme »… Le trio se referme avec le « Sonder » Smulz, qui est l’un « des hommes le plus triste de toute l’histoire de l’humanité ». Ce malheureux Juif est « le plus ancien fossoyeur » et dort avec les « sacs de cheveux ». Peu à peu, chacun des personnages, y compris Hannah Doll, voit ses reins et son cœur sondés jusqu’aux plus intimes, rêveuses et abjectes motivations, en une vivisection romanesque presque concurrente de celles exercées par les médecins nazis.
Sans cesse en mouvement, l’écriture de Martin Amis est pétrie de finesse, d’ironie, et de non-dits suggestifs : sous la carapace mondaine, le vernis se fendille par petites touches pour laisser subodorer ce qui se trame derrière les miradors. Alors que l’on voit les filles du commandant jouant à cache-cache dans les fleurs, des cris lointains, une « odeur », suggèrent une monstrueuse proximité : « des gens qui font semblant que c’est la nuit de Walpurgis et qui jouent à se faire peur », les rassure-t-on. L’écrivain joue au chat et à la souris avec son lecteur : « Tout ce que je peux offrir, comme atténuation, en guise d’apaisement, c’est l’entièreté, la perfection de mon impuissance », dit ce petit mammifère. Le médecin qui préside à la « Selektion » promet de garder « purs et bénis et [sa] vie et [son] art ». Bientôt, rien ne peut empêcher que les « macchabées rachitiques » et les champs de cadavres soient aussi inévitables que la froideur réjouie des exécuteurs. Le Commandant Doll va jusqu’à fomenter un sordide complot pour faire assassiner sa femme, « mariée à un des assassins les plus prolifiques de l’histoire », et devenue aussi méprisante que compromettante, par le Sonder Smulz…
Les SS sont titulaires de doctorats, un sergent récite de la poésie lors d’un spectacle, leurs coucheries ont les conséquences que l’on devine, quand, au dehors, l’on marche « dans la vase brun violacé d’une latrine infinie ». L’un « veut plus d’esclaves », l’autre « plus de cadavres », malgré la défaite en Russie bientôt évidente. Les femmes parviennent à être, contrairement au préjugé courant, tout aussi ardemment nazies et férocement cruelles. « Qu’il était humiliant, qu’il était méprisable d’appartenir à la race des maîtres », pense bientôt Thomsen. Le contraste, aigu, est édifiant !
D’aucuns diraient que cette Zone d’intérêt est de peu d’intérêt, privilégiant d’une manière indécente, scandaleuse, les parties de jambes en l’air des uns et des autres, du Commandant Doll qui force sa maîtresse à subir un avortement dans le camp même, ou l’évocation des romantiques Souffrances du jeune Werther de Goethe, quand seul Smulz est la petite voix sacrifiée de la Shoah… Mais au pinacle de ce roman se dresse la figure du Commandant Doll, salopard fier de lui, ivrogne patenté, bureaucrate autant zélé pour les intérêts nazis que pour les siens, amoral sans nul doute, borné, veule cependant, s’élevant et s’écroulant comme le type inénarrable du Nazi qui fit l’Histoire et que cette dernière défit pourtant, personnage bas en couleurs qui est le vrai trophée du romancier.
Dans La Flèche du temps, qui était plus continument percutant, Martin Amis imaginait la vie à rebours d’un Américain qui se révélait ancien officier-médecin d’Auschwitz, cet « Anus Mundi ». Il s’agissait de sortir les Juifs des fours puis des douches (appelées en ce roman, le « sauna ») pour les rendre à leur vie : « C’était moi, Odilo Unverdorben, qui enlevais personnellement les pastilles de Zyklon B et les confiais au pharmacien en blouse blanche […] le travail dentaire était d’habitude effectué quand les patients n’étaient pas encore vivants ». Cette façon de raconter une vie et ses travers en inversant la « flèche du temps », de la mort à la naissance, fut d’ailleurs initiée par Alejo Carpentier dans une nouvelle fantastique, « Retour aux sources », dans le recueil Guerre du temps[6]. Elle trouve ici cependant une efficacité romanesque et une acuité stylistique assurant un effet hypnotique sur le lecteur.
Indubitablement le styliste britannique possède l’art troublant de revisiter les monstres sacrés de l’Histoire et de la littérature que l’on n’aborde qu’en tremblant de commettre impair, lourdeur, poncif, sans oublier le rédhibitoire faux pas éthique. En outre le romancier n’a rien perdu de sa verve métaphorique : « le ciel gris était en train de virer de l’huître au maquereau »… Certes, quelques pages sur la gestion, la rationalisation et le cynisme de la solution finale paraissent avoir été déjà évoquées avec une conscience plus radicale par Jonathan Littell, dans Les Bienveillantes[7], qui est, n’en doutons pas, d’une dimension bien plus formidable. Au-delà du classique Si c’est un homme de Primo Levi (que la circonspecte et prolixe bibliographie n’oublie pas) il y a place pour toutes les investigations menées parmi les instigateurs et les gérants du « mal radical inné dans la nature humaine », selon la formule de Kant[8]. Car ici, le mal n’est banal que pour les Nazis dont l’ardeur au meurtre interdit tout recours au concept de « la banalité du mal » tel que le théorisa Hannah Arendt[9]. Car Doll rejette « le système chrétien du bien et du mal ». Comme, de l’aveu même de l’auteur, son Lionel Asbo[10], bien qu’anglais, est une graine de nazi, chauffée par la délinquance et le goût de la violence… Alors qu’Odilo Unverdorben, dans La Flèche du temps, est « capable de faire ce que tout le monde fait, bien ou mal, sans limite, une fois couvert par le nombre ». Après le temps du témoignage, vient le temps des libertés de la fiction exploratrice des noirceurs de l’humanité.
L’on sait que La Zone d’intérêt fut rejeté par Gallimard, bien qu’il fût le fidèle éditeur de celui qui est bien plus que le fils indigne et officiel d’un ex-jeune homme en colère (selon le nom choisi par un groupe d’auteurs britanniques de l’après-guerre) le romancier Kingsley Amis. Risquerait-on l’empathie avec de tels Allemands, que la focalisation interne choisie permet de rendre si dangereusement intimes au lecteur ? Calmann-Lévy avait refusé les Bienveillantes, il tente aujourd’hui de faire ainsi amende honorable. Une pudibonderie éditoriale ridicule aurait-elle failli nous priver de l’« intérêt » d’une telle gaudriole nazie, sarcastique, et abyssalement tragique ? Qui, peut-être, par le biais de la fiction romanesque, voudrait être la thérapie, la catharsis de l’Histoire…
Des arcanes de l’histoire intérieure à ceux de l’Histoire, il n’y a qu’un pas pour le romancier digne de ce nom, celui qu’a franchi Martin Amis, satiriste impénitent qui se fit un brin moraliste, puis vivisecteur de la plaie purulente d’Auschwitz, et tente un bilan tant moral et littéraire de son existence de chair et de papier, comme s’il allait, le jour de l’au-delà, en présenter le volume à son créateur…
divers traducteurs de l’anglais (Etats-Unis), direction Laurent Queyssi,
Quarto Gallimard, 2020, deux tomes sous coffret, 2464 p, 55 €.
Richard Comballot : Philip K. Dick, simulacres et illusions,
ActuSF, 2015, 402 p, 28 €.
Christophe Miller : L’Univers de carton,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Le Cherche-midi, 2014, 640 p, 23,80 €.
Maudit plumitif et beatnik psychédélique adonné à l’alcool, aux tranquillisants et amphétamines, voyageur temporel aux confins de la nuit de l’espace mental, tôt disparu à cinquante-quatre ans en 1982, Philip K. Dick n’en finit pas de féconder notre imaginaire, houspiller et déborder notre sens de la rationalité, sans compter celui du cinéma propulsant Minority Report ou Blade Runner. Ses romans sont devenus des légendes absolues de l’uchronie, comme Le Maître du Haut-château[1], et de la science-fiction : Ubik, À Rebrousse-temps ou Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Ils rebroussent le poil de la littérature jusqu’à mettre en question les fondements de la temporalité et de l’humanité. Car, passablement paranoïaque, traversé de crises mystiques et cependant férocement cultivé, souvent sans le sou, sauf les dernières années, il fallait à l’écrivain compulsif sursoir à ses angoisses en les rompant à l’épreuve de l’écriture et livrer une nouvelle à ses éditeurs ; ce pourquoi l’on a dit qu’il écrivait trop vite, cochonnant le travail. Cependant, après avoir créé le célèbre néologisme « kafkaïen », l’on dut se résoudre à imaginer que le monde puisse devenir « dickien ». Plus qu'un classique de la science-fiction, Philip K. Dick est celui qui l'a fait évoluer, depuis les vaisseaux spatiaux de l'anticipation, jusqu'aux paradoxes temporels et aux effets dystopiques de la paranoïa. Ce que l'on constatera en se plongeant à bras le corps dans ce coffret aux cent-vingt Nouvelles complètes (composées entre 1953 et 1981), dont l’on est contraint d’en reconnaître autant l’inventivité échevelée que la puissance. Au point qu’aux pieds du maître, Christophe Miller, parmi les pages de son Univers de carton, se mette à jouer au fidèle avatar de Philip K. Dick.
Comme son auteur, l’animal aurait selon « Roug » une sensibilité particulière à l’égard des extra-terrestres, fussent-ils cachés sous l’apparence des éboueurs. Animales semblent être les ailes de Richard Benton, à moins qu’il s’agisse de la dernière invention du futur. Voici, déjà impressionnantes, les deux premières nouvelles du jeune gribouilleur de clavier. Certes ces produits pour pulp magazines ne sont pas encore tous géniaux, usant souvent du topos du courageux humain confronté à d’incroyables planètes, à des guerres spatiales immenses et des robots menaçants. Bientôt cependant les meilleures mettent à mal l’identité et la réversibilité avec des créatures inattendues, lorsque Le père truqué dévoile au fiston une entité hostile, lorsque « l’humain se change en Gélate, et la Gélate, son ennemie, se change en humaine ». Ou encore, en l’ultime nouvelle, « L’Autremental », la confusion punitive du narrateur avec un chat étranglé et évacué du vaisseau spatial. Les animaux sont en effet d’ambigus compagnons : « Hibou ébloui » ou insectes, ils peuvent percevoir l’humanité comme un envahisseur qu’il est peut-être nécessaire d’éradiquer, comme dans « L’Homme sacrifié ». Un autre versant de l’inquiétude, métaphysique autant que technologique, est celui de la confrontation, parfois indémêlable, entre l’authentiquement humain et l’androïde.
À l’instar de ses romans, les récits interrogent la nature trouble de la réalité ainsi que les disjonctions et retournements du temps : ainsi fonctionne « Un petit quelque chose pour nous les temponautes ». La distorsion de la science-fiction, d’abord au sens strict de l’anticipation, se déploie en des perspectives nouvelles, faisant de Philip K. Dick, au moyen de ses paradoxes temporels et de ses chaos neuronaux, un influenceur définitif du genre, qui porte de souterrains messages de pessimisme face au progrès et de contestation, contre la guerre au Vietnam, ou à l’égard d’un affrontement nucléaire en gestation. Cependant, dans « Les défenseurs », où les hommes vivent reclus dans des bunkers souterrains, à l’abri d’un conflit mené par les robots, la sortie révèle un espace que la guerre a déserté tant les machines ont perdu tout intérêt pour la guerre. Ce qui peut être lu comme une illustration de la paranoïa, au point que dans « Nouveau modèles » les machines ne cessent de se reproduire. Ainsi les illusions dévorent le réel qui devient au choix un espace de terreur ou un parc d’attraction, comme dans la « reconstitution historique d’un historien du XXII° siècle.
Parfois, Philip K. Dick préfère ruser avec les lisières du fantastique, en laissant apparaître parmi les habitants d’une banlieue pavillonnaire une horrifique altération de la réalité, ce qui ne sera pas sans influence sur un Stephen King. Ou encore une vie extraterrestre contamine les personnages pour les faire douter de leur réalité, voire les réduire à néant.
La plus célèbre nouvelle est sans doute Rapport minoritaire, dans laquelle la prescience d’étranges organismes permet d’éliminer toute probabilité de crime futur, quoiqu’elle n’échappe pas à la facilité des course-poursuites policières. Chacune est animée par de nouveaux personnages, précisément caractérisés, par de vivants dialogues, d’aventureuses péripéties menées à fond de train, des chutes souvent ironiques, tragiques. Au-delà du divertissement, l’on y lit de cuisantes occurrences de la satire politique : par exemple le « grand infoclown » sur « le réseau CULTURE », dans « Que faire de Ragland Park ? ». Plus souvent, en écho à la Guerre froide, ce sont les destins des empires et des planètes qui sont à la merci de l’inventivité du nouvelliste forcené. Ainsi « un jeu guerrier » venu de Ganymède semble inoffensif, jusqu’à ce qu’un de ses soldats disparaisse ; « masse critique », éducation stratégique, prélude à l’invasion ? Un autre jeu entraîne la régression dans l’enfance de celui qui enfile la tenue de cow-boy. Venue de quelque planète lointaine, une novatricee version du Monopoly, appelée « Syndrome » vise à éduquer les enfants à renoncer à tout capital, à éradiquer le capitalisme, donc à affaiblir radicalement l’humanité et la terre. Une telle nouvelle, absolument géniale, est non seulement d’une pertinence politique redoutable, mais une prescience de l’éducation idéologique postmarxiste qui a depuis infiltré les Etats Unis et au-delà…
À cet égard une nouvelle comme « La foi de nos pères » conduit Tchien à devoir vérifier « l’incorrection idéologique » de copies d’étudiants américains ». En d’autres termes, discerner la dissertation d’un « progressiste dévoué » de celle d’un individu nourrissant des « crypto-notions petites bourgeoises, impérialistes et déviationnistes ». Ce qui, venu de l’époque la Guerre froide et du communisme flamboyant, ne manque pas moins de conserver aujourd’hui une actualité acérée en nos temps d’anticapitalisme forcené. La paranoïa dickienne met en œuvre un monde totalitaire chinois dans lequel la réalité est manipulée, les esprits abreuvés par une drogue qui infiltre l’eau potable, dans lequel le leader du parti se révèle être une « limace convulsée » qui absorbe la substance vitale d’autrui, une « sphère » aux « milliards d’yeux », « Seul Vrai Dieu ». Etant donné qu’il est là question d’absorptions de drogues et du statut de la réalité, ne faut-il y voir qu’un effet de celles-ci sur la créativité de l’écrivain ?
L’intelligence prospective et prodigieuse de Philip K. Dick, lecteur autant de pulps que de Proust, Kafka et Stendhal (Le Rouge et le noir étant un roman qu’il tenait pour le plus grand), n’est plus à démontrer. Il prétendait cependant en 1974 qu’un « rayon rose » lui livrait des informations, des pages entières… Un rien provocateur, n’assurait-il pas que s’il rencontrait « une intelligence extraterrestre », il aurait « plus de choses à lui dire qu’à [son] voisin de palier » ?
Cette omnivore somme de nouvelles avait été déjà publiée chez Denoël en 1994, sous des couvertures esthétiquement plus excitantes, hélas épuisées. Cependant ce coffret aux deux volumes de la collection Quarto doit trouver une place de choix sur les étagères de la bibliothèque science-fictionnelle. En outre, l’éditeur, accompagné de Laurent Queyssi, préfacier avisé, a eu la judicieuse idée de faire précéder cette précieuse somme de deux dossiers illustrés : une scrupuleuse chronologie, enrichie de documents inédits provenant des archives du maître, dans le premier tome ; puis, dans le second, un joli ramassis de « Pertes, fragments et œuvres inachevées », suivi d’un catalogue des adaptations cinématographiques et télévisuelles. Soit une dickienne encyclopédie qui n’attend plus que d’être complétée par un coffret complice et consacré aux romans.
Pour un portrait kaléidoscopique du rebrousseur de science-fiction, encore faut-il consulter l’ouvrage dirigé par Richard Comballot : Philip K. Dick, simulacres et illusions. Ce bel objet soigneusement relié, dont la jaquette arbore un faciès barbu et des couleurs psychédéliques, bien dans le goût clinquant et désuet des années soixante, cumule entretiens avec le maître, critiques avisées et bibliographies, tout cela illustré de couvertures d’éditions diverses des œuvres, autant phares que secondaires. L’on y notera une étude particulièrement pertinente, « Pouvoir et dystopies temporelles chez Philip K. Dick », par Hervé Lagoguey. Car selon le mot de l’auteur d’Ubik, « le temps n’est pas réel ». L’un de ces précieux entretiens nous révèle que, selon notre nouvelliste et romancier, « la paranoïa est un système global, un super-système ». Un autre, quoique nous l’ayons deviné, que la science-fiction « n’a pas vraiment pour fonction de traiter de l’avenir, mais de jouer avec les diverses possibilités que nous offre le monde actuel ». Philip K.Dick serait aujourd’hui reconnaissant que la science-fiction, efficacement distordue par ses soins, ne soit plus considérée « comme un genre littéraire destiné aux adolescents [mais] qui soulève de graves problèmes sociaux, philosophiques, théologiques »…
À condition d’être un peu plus déglingué, Jorge Luis Borges aurait prodigieusement aimé un tel monstre littéraire intitulé non sans humour L’Univers de carton. Cette savante biographie, aux bons soins ironiques de Christophe Miller, est-elle consacrée à un auteur purement fantasmatique, ou à un clone d’un OVNI de la SF, qui l’était déjà bien assez ? Œuvre de fiction ou compilation universitaire, il y a là quelque chose de la poursuite de l’écrivain Archimboldi par les critiques dans 2666 de Roberto Bolano[2]. Il faut lire cependant l’objet polymorphe qu’est L’Univers de carton de l’Américain Christophe Miller (né en 1975) en se confiant à son humour.
Considérons qu’il s’agit d’un roman. Car les deux personnages, William Boswell et Owen Hirt, les deux maîtres d’œuvre de la monumentale biographie critique de Phoebus K. Dank, sont des sortes de jumeaux professionnels, frères ennemis sans cesse animés par une vivace rivalité. De plus, leur partialité est sans pudeur : le premier, en sa qualité d’ami de l’écrivain, admire inconditionnellement Dank, quand le second le déteste avec persévérance, qualifie ses écrits de « puérils » et « médiocres », au point que l’on puisse le suspecter d’avoir assassiné l’objet de leur prolixe étude. Ce qui entraîne un micro-roman policier. Le récit de la relation du trio s’intercale avec les éclairages sur la bibliographie dankienne.
Imaginons qu’il s’agit d’une thèse universitaire. Ouvrons alors ce pavé aux têtes de chapitres alphabétiques, comme une encyclopédie didactique. « Ouvrage de référence » et « essence concentrée du génie de Dank », il est doté d’une chronologie, d’un index, de notes, de résumés des œuvres plus ou moins introuvables. Ce sont, rangés par ordre alphabétique, les synopsis des nouvelles et des romans, parmi lesquels les deux compères introduisent leurs commentaires, leurs analyses, digressions et parties narratives. Sans oublier les entrées plus investigatrices, d’ « Agoraphobie » à « Pornographie », où l’on sonde indiscrètement les penchants intimes et les quatre mariages de leur idole obèse. Ainsi la cruauté de la dissection par l’indiscret biographe est-elle pourfendue.
Le plus réjouissant est enfin de lire L’Univers de carton comme une parodie. Sans cesse se déploie et s’aiguise la satire des tics et des travaux universitaires, des critiques qui s’emparent de leur écrivain et objet d’étude, fétiche et marotte, de leurs enjeux de pouvoir intellectuel et professionnel. Et « lorsque les deux auteurs se disputent pour savoir lequel a imaginé l’autre », le débat onirique s’élève entre Miller et Dank, entre le créateur et sa créature qui crée son créateur, comme le lecteur est à l’origine de la naissance de l’auteur. Ainsi l’esthétique postmoderne s’en donne à cœur joie au cours du ping-pong verbal entre les deux exégètes.
Jusqu’où faut-il prendre au sérieux un auteur à la vie désastreuse, qui voit des colonisations utérines par les Martiens, dont « l’addiction aux amphétamines » le mène à la paranoïa ? Il agite en ses pages, entre hallucination et science-fiction, un « scarabée mutant », un « concours de beauté » alternatif, « une épidémie de syndrome de la Tourette », des « taux de réalité » variables… Les titres, bien qu’imaginés, comme « La Fabrique de migraines » ou « Planète Adam », savent frôler les thèmes favoris de l’auteur aux mêmes initiales que le héros malheureux de cette fiction cannibale.
L’on aura compris qu’il s’agit d’une vraie-fausse biographie du « maître du haut-château » de la Science-Fiction : Philip K. Dick, tel qu’en lui-même le romancier et critique le change, le diffracte en facettes déjantées, en un « univers » parallèle. Lawrence Sutin avait commis en 1999 une fort sérieuse vie de ce dernier, intitulée Invasions divines[3]. Parodique, celle de Christopher Miller est un jeu de piste loufoque, magnifiquement monté, une psychédélique explosion d’ironie et de perspectives, mieux écrite que par Philip K. Dick, ce médiocre styliste aux idées géniales. Rappelons-nous en effet ses romans du retournement du temps, comme A rebrousse-temps ou En attendant l’année dernière[4], ses nouvelles science-fictionnelles et hallucinatoires, ses spéculations politiques, comme Rapport minoritaire[5], dans lequel « Précrime » punit avant le délit, son uchronie magistrale, Le Maître du haut-château[6], dans laquelle le Japon et l’Allemagne nazie se sont partagé les Etats-Unis…
Thierry Guinhut
La partie sur les Nouvelles a été publiée dans Le Matricule des anges, novembre 2020,
Saint-Jean de Montierneuf, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Du temps de Chronos
à la politique des oracles,
entre apocalypses et collapsologie.
François Hartog :
Chronos. L’Occident aux prises avec le Temps.
Ariel Colonomos : La Politique des oracles.
François Hartog : Chronos. L’Occident aux prises avec le Temps,
Gallimard, 2020, 352 p, 24,50 €.
Ariel Colonomos : La Politique des oracles. Raconter le futur aujourd’hui,
Albin Michel, 2014, 304 p, 24 €.
Toujours l’humanité a souhaité faire la lumière dans l’ombre du temps. Et cependant, connaître le temps, mythique autant que scientifique, devient dès que l’on se penche sur le vertige des clepsydres, des aiguilles, des secondes numériques et atomiques, une gageure. Chronos, dieu impeccable, assurait son immobilité en dévorant ses enfants, mais, dès que Zeus l’eût abattu, il devint le temps fluide qui nous emporte, celui des corps et de l’Histoire. C’est ce que rappelle en tête de son essai François Hartog, avant de s’attacher au temps chrétien régi par l’horizon de l’apocalypse. Mais à nos contemporains occidentaux, qui ont jeté Dieu par-dessus bord, ne reste qu’un temps psychologique, absurde ou hédoniste, à moins que l’anthropocène révèle un nouveau Chronos, annonciateur d’une catastrophe à venir. Comment savoir où nous allons, sinon en se fiant à des oracles, autrefois en lien avec le dieu, aujourd’hui, comme le dévoile Ariel Colonomos, essentiellement politiques…
Comme Jacob combattant avec l’ange, François Hartog se jette à bras le corps sur le temps dans son essai vivifiant : Chronos. L’Occident aux prises avec le Temps. D’abord, en Occident, le temps est grec. Il est allégorisé en Chronos. Mais des Grecs aux Chrétiens la perspective évolue considérablement. Au-delà de la genèse du monde, et à partir l’espace séminal du jardin d’Eden, le temps de l’homme commence avec la chute d’Adam. Il se trouve bientôt assujetti à la révélation de la fin dernière, soit l’Apocalypse, dont la figuration est éternisée par Jean l’évangéliste. Le « futur apocalyptique » est indispensable à la téléologie chrétienne, à la doxologie du salut, à l’admission du fidèle auprès du Jugement dernier, et, in fine, au Paradis, voire au Purgatoire, à l’Enfer, tels qu’ils ont été par la suite explicités par La Divine comédie de Dante. Ainsi une articulation augustinienne s’établit entre passé, présent et futur, entre l’immuable éternité et la périssable humanité. Afin de penser au mieux la chose, François Hartog use d'outils conceptuels pour formuler les différents passages : « Kairos»(occasion et décision chez les Grecs), qui doit faire « l’ordinaire d’une vie civique réglée », et « Krisis » (jugement, puis parousie et crise chez les Chrétiens). Quant à la pensée chrétienne, elle se déplie en « accommodatio» (accommodement de Dieu à l’homme), « reformatio » (réforme pour accommoder Dieu à l’homme), « translatio » (succession, transformation de l’ordre politique) et « renovatio »(renaissance de l’homme dans le Christ ou de l’Antiquité dans le Christianisme).
Au-delà d’Athènes et de Rome, le Christianisme a institué une nouvelle chronologie, faisant de « l’Incarnation la date pivot du monde ». Or Saint-Augustin, à la fin de La Cité de Dieu, propose une chronologie du monde, « comme autant de rouages d’une grande horloge eschatologique de tous les temps ». Plus tard, Bède le Vénérable parvient à la date « Anno Mundi 3952 » pour la naissance de Jésus. Las, un hérétique, comme Isaac La Peyrère, au XVII°, arguant des nouveaux peuples découverts, soutint qu’Adam n’était pas le premier homme, en un crime de lèse-chronologie. Chronologie à laquelle il faudrait ajouter celle non occidentale de l’Islam. Notons l’échec de la Révolution française avec son nouveau et bien poétique calendrier qui n’a pas dépassé l’an VIII.
Mais, quelque part entre Bossuet et son chrétien Discours sur l’histoire universelle, et la gravitation universelle d’Isaac Newton, « le verrou biblique saute », car le scientifique pose « le temps absolu, vrai et mathématique », dans ses Principia de 1687. Ces sont ensuite Les Epoques de la nature du naturaliste Buffon, « bien plus que les coups de patte de Voltaire, qui mettent en pièces le régime chrétien ». Loin des Ecritures, son histoire de la terre en fouille les entrailles. Ainsi faut-il injecter beaucoup de temps dans les versets de la Genèse. L’on se doute alors que « le coup de grâce au régime chrétien d’historicité est porté par Charles Darwin » en 1862. L’origine des espèces n’est plus guère divine.
Du temps métaphysique, puis mathématique, nous passons à celui psychologique, soit de chacun de nous, non sans devoir être rattrapé par un temps cosmologique, qui intègre l’anthropocène, terme proposé par le chimiste Paul Crutzen en 2000 à « l’ensemble des événements géologiques qui se sont produits depuis que les activités humaines ont une incidence globale et significative sur l’écosystème terrestre ».
La conviction d’un progrès scientifique sans fin, depuis au moins le XIX° siècle, malgré les considérables améliorations des conditions de vie de la plupart de l’humanité, en particulier dans la seconde moitié du XX° siècle, a pris un coup dans l’aile, peut-être indument d’ailleurs. La peur atomique, puis des pollutions, ensuite des atteintes écologiques et du grignotage de la biodiversité, puis le spectre du transhumanisme[1], ont laissé craindre une dégradation en voie d’être fatale. Aussi ce qui était l’horizon chrétien de l’apocalypse connait son actualisation, son rhabillage dans les collapsologies inhérentes au temps de l’anthropocène. Une fois de plus il s’agit de punir l’homme, d’une variante du péché originel et de la longue liste de ses péchés issus du mal nécessaire du libre arbitre. L’écologisme, la décroissance, l’antispécisme et la supposée pureté naturelle vont dans le même sens : éradiquer une humanité coupable, pour régner sur la certitude, quand bien même elle aboutirait à la désertification de l’humanité. À l’optimisme scientiste, voire à celui de l’horizon de la démocratie libérale, selon Francis Fukuyama[2], ont succédé les craintes liées à l’hydre islamiste, à l’hydre communiste chinoise, et bien entendu à l’image d’un Titanic écologique et climatique, lié à ce que l’essayiste appelle le « capitalocène », et que l’on pourra trouver amplement idéologique[3] plus que réaliste et descriptif, en son jugement implicitement négatif. Ainsi adviendrait une « nouvelle histoire universelle ». Un pessimisme rôde sur la fin de l’essai, gouverné par une meute de catastrophismes qui relèvent ou non de la science-fiction[4]. Que Chronos redevienne « Kairos », soit ; mais n’est-ce pas, de la part de l’essayiste, céder à un catastrophisme aux couleurs politiques discutables ?
Ajoutons que d’autres phénomènes colorent la perception contemporaine du temps. La contemporanéité des œuvres du passé, en particulier de celles musicales, alors que jusqu’au début du XIX° siècle la plupart des compositions anciennes étaient enfouies dans l’oubli, l’obsession patrimoniale et mémorielle, qui sont des enjeux esthétiques et politiques, comme l’a prouvé la polémique vengeresse sur les statues de l’Histoire[5]. Longtemps, l’Histoire, en particulier au travers des études classiques, a été une référence, voire un guide du présent. Il semble aujourd’hui que parmi ces régimes d’historicité, elle se présentifie, en n’allant guère plus en arrière que la Révolution française, voire le nazisme et l’Occupation, bornes d’une mémoire instituée, où trônent Auschwitz et Hiroshima, et maintenant la colonisation[6], selon des régimes de vérités politiques comminatoires. Le passé n’éclairant plus souverainement l’avenir, un avenir idéologique aux nouveaux paradis radieux obligatoires ou aux apocalypses annoncées s’avance à grand bruit. L’accélération induite par les nouvelles technologies, par le capitalisme financier, est aussi une accélération idéologique, associant au culte hédoniste du présent une vitesse accrue des solutions anticapitaliste et écologiste qui devraient remédier in extremis à la déflagration d’une nouvelles apocalypse, réactivant au sein d’une nouvelle histoire universelle un temps religieux, cette fois de Gaïa.
Après avoir, dans un précédent essai[7], inscrit ce qu’il appelle « le présentisme » dans notre perception contemporaine du temps, François Hartog élargit considérablement sa perspective en nous rappelant à ce qui nous dépasse et cependant nous prend dans les mailles de son filet, un temps cosmologique, géologique, voire botanique et zoologique, sans lesquels nous ne serions rien. Son essai plus philosophique qu’historique, considérablement pertinent, fouillé et pointu, pêche qui sait par un léger effet de mode en insistant sur ce qu’il appelle en fin d’ouvrage « le nouvel empire de Chronos », soit l’anthropocène et la menace écologique, qui est peut-être plus un envahissement idéologique qu’une réelle destruction programmée de la terre. De même, en faisant allusion aux dernières pages à la crise du Covid 19, ne risque-t-il pas de surrévaluer la chose au regard d’une Histoire qui a vu bien d’autres pandémies autrement mortelles[8]. Il faut à l’historien du présent accepter l’écueil du manque de recul.
Si François Hartog dépliait le passé, en rappelant que « le temps antique est celui qu’on interroge à travers des présages, en recourant à la divination et aux oracles », pour lui accoler d’inquiétants futurs, Ariel Colonomos s’attaque aux arts oraculaires prétendant décrypter un futur capricieux, voire le figer.
Nos prédictions géopolitiques et économiques n’auraient pas donc plus de valeur que celle des Sibylles antiques, pratiquant d’énigmatiques divinations, que celles des haruspices romains ouvrant le foie des volailles ? C’est la thèse iconoclaste qu’en sa Politique des oracles. Raconter le futur aujourd’hui défend Ariel Colonomos, à rebours du sérieux apparent des sciences politiques et des technologies financières… Dans la tradition des Lumières de Fontenelle et de son Histoire des oracles[9], qui se moquait de ces statues auxquelles l’on donnait une voix, à la lisière de l’expertise scientifique, de la littérature et de la sociologie, l’essayiste dépoussière nos aprioris, en plaidant pour la responsabilité du futur. Non sans rester fidèle à la nécessité de l’art du bon gouvernement.
Si l’on assure que connaître l’Histoire permet de ne pas répéter les erreurs du passé, certainement la connaissance du futur permettrait l’accès immédiat à la vérité à venir. Et ainsi la préparer, comme avec la longue-vue de Galilée - cet ancêtre des satellites d’observation - qui inaugure cet ouvrage, paraître la créer, en un geste quasi démiurgique, en une assurance aux conséquences et profits politiques et financiers incalculables. Ainsi toutes les civilisations ont eu recours à la divination, aux tarots, aux horoscopes, à l’oracle des mots et de la chance, y compris les chefs d’Etats, des empereurs romains jusqu’au président Mitterrand qui consultait Madame Soleil ! Le ridicule ne tue pas, mais l’imprévisible en est capable.
« Hier, ils étaient courtisans et hommes de Dieu », aujourd’hui ils sont des think tanks et des agences de notations. Tous ces oracles sont soumis au « conformisme épistémique de la temporalité », sans oublier « la thèse dominante [qui] agit comme un aimant ». Leur futur énoncé oscille entre chaos des totalitarismes, des terrorismes, et démocratie libérale, entre « tribunal de l’Histoire » et « norme », entre pesanteurs gouvernementales et réformes, entre stabilité et changement, voire rupture, par exemple écologique et climatique, car les oracles d’aujourd’hui se mettent au vert comme un seul homme. Car « le futur est essentiellement un langage qui sert la communication politique et stratégique », occultant les thématiques qui échappent à « la vérité de l’époque ». Il est cependant bien en-deçà des surprises de l’avenir et régi par des visions passéistes. Autrement dit, « Nous sommes un gardien muni d’œillères et d’un rétroviseur, courant derrière un suspect (le futur) qui n’est pas encore rentré dans la maison (le présent). »
Nos siècles scientistes sont débarrassés des superstitions, croit-on. Nos Etats Léviathans, nos entreprises multinationales et individuelles se doivent d’anticiper, voire de postuler des scénarios dignes de la dystopie et de la science-fiction. Les voilà consultant leurs cabinets d’experts, pourtant « indissociables de leur communauté », victimes de leur « endogamie » universitaire, leurs spécialistes patentés, comme Alvin Toffler, l’auteur du Choc du futur[10]. La rigueur parait alors au rendez-vous. Les plus affutés analystes et prospectivistes, notant les pays de la planète en termes de développement humain, de croissance, de corruption, de liberté économique et de la presse, donc de fiabilité financière, sont évidemment plus rationnels que les mages et les prêtres de l’Antiquité. Quoique…
Il y a un marché dans cette prédictologie, voire un marché de dupes. Servir les inquiétudes, les grandes peurs, nucléaires ou écologiques, les attentes lénifiantes et les désirs narcissiques des électeurs, des foules, mais aussi des pouvoirs, politiques, industriels et médiatiques, implique un sens du sérieux inattaquable, un charisme, une cuirasse d’esbroufe bien gonflée, que ce soit de la part d’individus éclairés ou de groupes - dont l’un n’hésita à se nommer « Delphi ». Il faut à tout prix gérer les incertitudes et les risques. De façon à nourrir les stratégies économiques, les perspectives d’influence, les guerres préventives et leurs formes en gestation (comme les drones, les robots et les manipulations informatiques), la diplomatie pacifique, mais aussi désamorcer les bulles spéculatives, ainsi que l’insolvabilité des entreprises et des Etats… Mais, parmi « la compétition des idées », s’installe « une remarquable conformité à une moyenne », voire une « prophétie auto-réalisatrice ». De quoi castrer le futur de ses possibles, quoiqu’ils ne se laissent guère attraper.
Pourquoi prédit-on un futur ? Parce qu’il doit rassurer les décideurs et l’opinion, entre sagesse et irrationalité des foules, parce qu’il doit conforter notre conservatisme, y compris s’il induit des changements. Car d’une part la peur serait mauvaise conseillère et risquerait de déstabiliser les marchés et les cases de l’échiquier géopolitique, et d’autre part, parce que nous ne prédisons qu’en fonction de ce que nous connaissons.
Ainsi les agences de notation, quoique « oligopolistiques », qui ne sont pas au service des bureaucraties étatiques, veillent au futur des finances des Etats, des banques et des investisseurs, au destin de l’Euro, dont « la rupture parait vraisemblable et même souhaitable » aux yeux de quelques économistes. Mais aussi, in fine, au destin et au bien-être économique des citoyens, menacés par l’impéritie de leurs gouvernements et de leurs gestionnaires de comptes, tous possibles fauteurs de faillites. Ces agences, contre-pouvoirs nécessaires, n’échappent pas à leur prudente définition : ce sont des « opinions », appuyées sur l’incommensurabilité des données, sur la volatilité des gouvernements et de leurs décisions, parfois soumises aux diktats des partenaires sociaux, des vagues de fond d’opinion. Au mieux, elles émettent une « prédiction probabiliste », « une vision normative et normée du futur », dont la simplicité des indicateurs permet autant aux banques qu’au public de réagir moins rationnellement qu’émotionnellement. À moins que les notations financières, suivant les marchés au lieu de les anticiper, comme lors de la crise asiatique de 1997, voire en jouant de la « prophétie auto-réalisatrice », retardent le futur. Sans pour autant « mentir sur le futur », comme lorsque l’on a cru aux armes de destruction massive en envahissant l’Irak.
Comme le passé, prétendument fixe, mais ouvert aux réinterprétations, aux instrumentalisations, le futur, qui est son miroir, est aussi mobile et imprévisible. Sans compter que son image est un corollaire du présent. Pourtant, les nouveaux techniciens du spectacle et du marché oraculaire se placent dans la succession d’Hegel, Marx, Darwin et Freud, de façon à consolider leur sens de l’Histoire, arguant d’un processus de civilisation ou de dé-civilisation en cours. De même, la fonction mémorielle de l’Histoire se tourne vers un futur meilleur, quand les humanités classiques se voient délaissées au profit des nouvelles technologies et des sciences politiques et sociales, malgré leurs « œillères ». Ainsi, nos oracles contemporains privilégient les évolutions linéaires, plutôt que les ruptures, comme en démographie, voire en psychologie des cultures. La sinologie et l’islamologie viennent alors au secours de l’étude de sociétés et de courants en mutation, afin de prévoir libéralisation ou régression. Des « horizons d’attente » se dessinent : modernisation, Etats en faillite ou en redressement, justice et démocratisation, transition vers un développement heureux, courbes du réchauffement climatique instrumentalisées, voire trafiquées jusqu’à la fraude… Non sans que des erreurs grossières fussent commises, tel Michel Foucault, à propos de la révolution iranienne de 1979, qui sentit à Téhéran souffler « un vent de liberté ».
Hélas, les pronostics géopolitiques sont rarement suivis d’effet. Voire totalement muets, aveugles et sourds : pensons à la chute du communisme, apparemment plus solide que la muraille de Chine, qui se fit à la surprise générale, hors les voix à peine entendues d’Emmanuel Todd et de Ronald Reagan, et qui plus est dans la paix. Et si les Etats-Unis se sont appuyés sur l’Islam en Afghanistan pour contrer l’Union Soviétique, ils n’imaginaient guère qu’il deviendrait celui du terrorisme islamique et du 11 septembre. Quoique l’on ne puisse affirmer en rien s’il embrasera toute la planète ou s’il s’éteindra comme un feu de paille trop excité. Qui sait alors si l’inextinguible Chine communiste n’est pas un colosse aux pieds d’argile…
Or, pour ajouter à la démonstration de Colonomos, l’avenir, en particulier économique, invente des technologies que n’avait précédées aucun talent prédictif : il suffit de penser à Internet, ou de contrer des désastres écologiques annoncés. Par exemple avec des réserves de pétroles et de gaz jamais envisagées. Cela fait plus d’un demi-siècle qu’elles doivent s’épuiser en un horizon trentenaire. Pensons également de nouvelles technologies nucléaires qui sauront bientôt exploiter l’immense majorité des déchets, voire le thorium, qui dégageraient à la fois l’horizon temporel des ressources et l’horizon de la pollution… De plus, les futurologues, comme l’ont montré les édiles du GIEC prophétisant un calamiteux réchauffement climatique, n’hésitent pas à bidouiller leurs données scientifiques, ayant d’abord pour but d’assurer leur rente financière, intellectuelle et de pouvoir…
Quid de la Chine, de l’Iran, du monde arabe ? Faut-il, en un monde multipolaire, émettre des hypothèses géopolitiques et civilisationnelles ? Postulons qu’au-delà de l’irrationalité constitutive de l’humanité, de ses pulsions despotiques et théocratiques, de ses œillères idéologiques, au-delà du Choc des civilisations, cher à Samuel Huntington[11], au-delà de la fragilité, tant des dictatures que des démocraties, ses choix rationnels iront vers plus de liberté et de développement, dans l’horizon de la démocratie libérale professé par Francis Fukuyama[12]. Vœu pieux, réalisme ou illusion déboulonée ? Quoique en toute conscience que « le pessimisme est un gage de sérieux », au lieu que « l’optimisme est synonyme de naïveté », Ariel Colonomos va-t-il jusqu’à épouser cet idéalisme, ce raisonnable miroir aux alouettes ? Il note en effet avec ferveur « les révolutions morales » et humanitaires en marche, au profit d’une planète moins cruelle : « l’individualisme et les droits humains sont une destination souhaitable vers laquelle le monde de demain se dirige ».
Sans prétention mal placée ni jargon, ni pose doctorale, l’essayiste nous entraîne avec patience, dans une édifiante réflexion. Loin de se contenter de technicité, il fait voyager son propos avec agilité, en passant par l’Histoire, la peinture (Velasquez), la mythologie (Œdipe), la littérature (Balzac), la philosophie (Popper, Habermas), la sociologie (Weber). Il compare justement les routes « de Thèbes, du Pentagone et de Wall Street », là où le sphinx du futur peut révéler les enjeux de la filiation et des cités, de la dissuasion nucléaire ou des investissements. Il va jusqu’à invoquer « la responsabilité du futur », en imaginant une parole prédictive plus libre, plus audacieuse. Au point de faire en 2014 « le pari de la confiance » envers la Grèce, malgré ses défauts de paiements, afin d’assurer la pérennité de l’Europe et de ce même pays. A moins qu’il s’agisse de donner une prime au mauvais gouvernement…
Reste alors à juger nos gouvernants à l’aune de leurs promesses, qui, la plupart du temps, n’ont pas été tenues, qui donc ont affecté notre présent, notre futur, celui de nos enfants. Le courage politique prédisposerait alors à maîtriser en partie le futur et non à le subir. Malgré la tentation de notre auteur, la fidélité au passé n’autorise pas à invalider l’avenir. Comme lorsque l’Etat-providence anglais délabré fut balayé par le libéralisme de Margaret Thatcher accélérateur de prospérité.
Idées reçues, préjugés, évidences et doxa… Ce que l’on attend d’une pensée, d’un bon livre informé, tel que celui de Colonomos, c’est que ceux-là soient balayés, par une démonstration bien étayée, que la vérité soit enfin nue, débarrassée des oripeaux pseudo-scientifiques qui la voilent à prix d’or et d’enfumage. Dans la tradition de Pline l’Ancien et de Fontenelle, l’essayiste contemporain a « dénoncé les supercheries des mages[13] » et les « fourberies des oracles[14] », non sans implicitement et modestement douter de sa capacité de certitude. Car Ariel Colonomos fait lui-même partie du sérail de l’expertise : Directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po, il est bien digne de mener de sérieuses enquêtes, sans peut-être pouvoir échapper aux travers qu’il observe. Est-ce à dire qu’il ne faut plus interroger le futur ? Certes non ; mais après la lecture de ce roboratif essai, peut-être saurons-nous le tenter avec toute la circonspection et l’espérance requises…
Maîtriser le temps est une volonté nécessaire, un fantasme, une vanité bien partagés. L’on pense bien plus d’ailleurs à prendre le futur en possession, voire en otage, que le passé, quoiqu’il soit une clef du présent ou encore des lendemains qui chantent et déchantent, quoiqu’il soit abondamment instrumentalisés par bien des régimes politiques, comme les empereurs de la Chine ancienne effaçant les livres, voire aujourd’hui des mouvements prétendument antiracistes manipulant l’histoire de la colonisation, mouvements plus ou moins totalitaires au service d’un dangereux bien. Plus que jamais, régir le temps, soit être le prestidigitateur du passé et le maître du futur, est une condition et un gage du pouvoir. Qu’il s’agisse des algorithmes prédictifs ou des desseins politiques, le monde et l’humanité ne peuvent pas rester les jouets des oracles, camouflant leur libido dominandi et leur hubris sous le joug de l’expertise scientifique et des flatulences de l’idéologie.
traduit du grec par Emmanuèle Blanc, Folio, 2020, 944 p, 12,30 €.
Anthologie de la littérature latine,
traduit du latin par Jacques Gaillard et René Martin, Folio, 2020, 578 p, 8,50 €.
Anthologie bilingue de la poésie latine, sous la direction de Philippe Heuzé,
La Pléiade, Gallimard, 2020, 1920 p, 69 €.
Anthologie grecque, divers traducteurs,
Les Belles Lettres, 2019, 712 p, 23 €.
Jean-Léon l’Africain : De quelques hommes illustres chez les Arabes et les Hébreux,
traduit du latin par Houari Touati et Jean-Louis Declais,
Les Belles Lettres, 2020, 203 p, 45 €.
« La tradition rapporte qu’une louve descendue pour boire des montagnes voisines fut attirée par les vagissements des enfants, qu’elle leur présenta ses mamelles avec douceur[1] ». Ainsi Tite Live, au début de son Histoire romaine, conte-t-il le mythe fondateur de Rome, celui de Remus et Romulus. L’on hésiterait s’il fallait en chercher un équivalent pour la Grèce, peut-être la colère d’Achille, moteur de l’Iliade, ou la génération des dieux dans la Théogonie d’Hésiode… Lorsque quatre-vingt et dix pour cent de notre vocabulaire viennent du latin et du grec, nous ne pouvons ignorer qu’une riche littérature git sous les marches du passé, et qu’il ne tient qu’à nous de réveiller. De Troie à Byzance et des quiproquos de Plaute à L’Âne d’or d’Apulée, lire les Grecs et les Romains, leurs historiens et poètes, nous assure une sorte de retrait du monde contemporain, un otium vivifiant, quoiqu’ils puissent nous y ramener au moyen d’un regard critique. Or pour un peu plus qu’une initiation, rien ne vaut les anthologies, soit littéralement les plus belles fleurs, des auteurs les plus connus en passant par ceux plus rares de celles que l’on appelle également « Palatine » et « de Planude ». L’on doit à Rome une langue qui sonne encore au travers de près de 80 % de notre vocabulaire, une littérature prodigieuse, dont la poésie latine s’élance de plus belle en une brillante anthologie, jusqu’à nos jours parmi les pages d'un volume de La Pléiade. Et bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une anthologie, les hasards heureux de l’édition nous proposent cependant un autre choix, celui d’ « hommes illustres chez les Arabes et les Hébreux », par Jean-Léon l’Africain.
L'on eût rêvé d’un Pléiade, comme l’Anthologie bilingue de la poésie latine que nous avons le bonheur de fêter, mais on ne mégotera pas en appréciant la modicité d’un prix d’une douzaine d’euros pour plus de neuf cents pages. Cette Anthologie de la littérature grecque est une constante délectation, depuis le VIII° siècle avant Jésus-Christ, soit celui d’Homère, et non pas seulement jusqu’à la période hellénistique autour d’Alexandrie, mais jusqu’au crépuscule atroce de Byzance, ravagée par les Turc en 1453. Comme de juste, « la prise de Constantinople » est racontée en fin de volume grâce à un extrait pertinent des Démonstrations historiques de Laonicos Chalcondyle, qui déplore combien « la ville était toute entière remplie de meurtriers de de victimes ». Prenant de la hauteur, il ajoute : « C’est le plus grand malheur, par le degré de souffrance qu’il causa, qui soit arrivé dans le monde, égalant ainsi celui de Troie, et, en quelque sorte, le châtiment que les Grecs durent subir des Barbares, pour ce qu’ils avaient fait à Troie ». Ainsi la boucle, tant historique que mythique, est bouclée.
Entre temps les guerres du Péloponnèse, racontées par Thucydide, le siècle de Périclès et de la démocratie, puis celui d’Alexandre aux conquêtes lointaines, ont précédé l’annexion romaine, puis la christianisation, à la laquelle ne purent résister les arguments du philosophe Proclus, de l’historien Zosime et de l’empereur Julien qui crut pouvoir restaurer le paganisme.
Ce sont « des pages choisies pour leur beauté, souvent incandescentes, pour leur importance dans l’histoire des idées ou de la culture, pour leur caractère saugrenu, parfois », nous confie l’ordonnatrice et préfacière Laurence Plazenet, dont la volonté communicative est que ces « éclats de texte […] interdisent l’oubli » ; son talent, aussi érudit qu’élégant fait merveille, sa préface méritant d’être lue et relue avec une rare délectation. Dressant une histoire de la réception des auteurs Grecs, elle œuvre dans la tradition du cardinal Bessarion, qui, au XV° siècle, ramena de Constantinople à Venise plus de 480 manuscrits grecs, et de Jérôme Aléandre, qui au XVI° siècle, acclimata le grec à Paris. Aussi nous rappelle-t-elle combien l’amour est non seulement philia (ou l’amitié sociale) et Eros, celui qui brise les membres, mais aussi dépassement platonicien dans la pureté de la beauté et de l’intellect ; ou encore combien la démocratie athénienne, si elle est notre ancêtre, fut différente de nos usages…
Plutarque : Œuvres mêlées, Imprimerie de Cussac, 1802.
Photo : T. Guinhut.
Au-delà d’une lecture chronologique, l’on peut envisager de préférer une découverte générique. Malgré le mésopotamien Gilgamesh, l’épopée, la poésie, le théâtre, la philosophie, tout ou presque nait en Grèce. À la création du monde et des dieux par la Théogonie d’Hésiode répond leur influence sur les destinées de Troie et sur le voyage semé d’embûches d’Ulysse. Entre tragédie et comédie, Eschyle et Sophocle convoquent la justice des Euménides et le supplice d’Héraclès, alors qu’Euripide se voit moqué pour sa misogynie par Aristophane. Et comme Homère est le père des poètes épiques, Héliodore est le père des romanciers, Hérodote le père des historiens, Sappho la mère des poètes lyriques…
Bien des choses curieuses nous viennent chatouiller nos oreilles. Hérodote nous apprend que les Egyptiens embaumaient les chats, que les Scythes aimaient les scalps. Strabon nous avertit que les Gaulois, outre leur goût outrecuidant des bijoux en or, aimaient clouer la tête de leurs ennemis à l’entrée de leurs maisons ; mieux, « l’homme qui était voué aux dieux recevait un coup de couteau sur le dos et, à partir de ses convulsions, on prédisait l’avenir » ! Dans ses Tableaux, Philostrate prétendait que « ne pas aimer la peinture, c’est faire injure à la vérité, cette science qui est chez les poètes ». Quant à Aristénète, il aima conter dans l’une de ses lettres, le témoignage d’un peintre : « J’ai peint le portrait d’une belle jeune fille et je suis tombé amoureux de ma peinture »…
Non seulement les auteurs canoniques sont largement présents, quoique Platon, Aristote et Plutarque y soient réduits car facilement accessibles (sauf les immenses Œuvres morales de Plutarque, hélas ici à peine effleurées !), mais des textes rares jalonnent nos surprises. Outre le cosmique bouclier d’Achille, la descente d’Ulysse chez les morts, les Fables d’Esope, nous voici émoustillés par le satiriste impénitent Sémonide d’Amorgos : « Ce fut sans la femme que le dieu / À l’origine conçut l’intelligence ; / L’une, née d’une truie aux soies dures […] engraisse, assise sur son fumier » ; laissons deviner la douzaine de portraits femelles mordants qui suit et dédions les aux censeurs et censeuses d’aujourd’hui…
L’un des traits les plus remarquables de ce volume est la place accordée aux Byzantins, qui sévirent pendant un millénaire, du V° au XV° siècle, tout en respectant la langue classique de l’hellénisme. N’appelait-on pas un Père de l’Eglise du IV° siècle, Jean Chrysostome, soit « Bouche d’Or » ? C’est au XI° siècle qu’une femme, Anne Comnène, l’historienne de l’Alexiade, justifia son art : « la science de l’Histoire dresse un rempart inébranlable pour endiguer le courant du temps et, d’une certaine façon, en arrête le cours irrésistible ; tout ce qui s’y est passé, tout ce qu’elle en a pu retenir à la surface, elle le garde et l’enserre dans son étreinte, sans le laisser glisser dans les profondeurs de l’oubli ». Tous traduits par Emmanuèle Blanc, ces extraits trouvent leur intelligibilité, tandis que les poèmes voient leurs vers respectés, retrouvant, comme Hésiode, « le don sacré des Muses ».
Nous serons un peu moins enthousiastes à l’égard de l’anthologie latine, parce qu’elle est rudement concurrencée, et à son désavantage, par le volume de la Pléiade déjà cité, et parce qu’elle est moins abondante. Reste qu’il s’agit là encore une fois d’un bel outil d’initiation. Allant du dramaturge comique goûté par Molière, Plaute, au II° siècle avant Jésus-Christ, jusqu’au romancier facétieux Apulée, au II° siècle de l’empire, le volume resserre son expertise sur les plus brillantes lettres latines, celles dont un honnête homme se contente volontiers.
Ecoutons l’éloquence judicaire et politique de Cicéron, les stratégies gauloises et alexandrines de Jules César, les séductions amoureuses de Properce et Tibulle, la philosophie de Sénèque et Lucrèce, les historiens Salluste et Tite-Live, le comique Térence dont les saillies résonnent sur les théâtres, le romancier truculent Pétrone, dont le Satyricon fit le lit un brin obscène du cinéaste Fellini. Mais aussi quelques bribes encyclopédiques de Pline l’ancien, dont la Pléiade publia l’intégralité des 1600 pages connues[2], car on ne sait combien disparurent… Et, par-dessus tout, les vers épiques de Virgile, dont le héros Enée descendit aux Enfers grâce au rameau d’or, voire du trop négligé Silius Italicus qui dressa en vers un tableau des guerres puniques, et ceux aux cent mythes des Métamorphoses d’Ovide[3]…
Ce serait un brin mesquin et trop aisé de chercher ce qui manque en un tel volume, or l’avantage de l’ordre chronologique d’une anthologie est de nous permettre de jouer à saute-mouton parmi les générations, les genres littéraires, avec à chaque fois de grandes pages, toujours étonnantes : Lucrèce tentant de nous convaincre de « repousser loin de nous tous ces vains simulacres / dont l’amour se nourrit, et vers d’autres objets / détourner notre esprit », le bouclier d’Hannibal, illustré par les soins de Silius Italicus, répondant ainsi à celui d’Achille. Sauf si l’on désire se distraire des grandeurs de la philosophie et de l’épopée, auquel cas l’on lira comment Martial portraiture « Une vieille libidineuse » : « Ton con ? Un paquet d’os, pire qu’un vieil ermite ! » Remercions les traducteurs qui n’ont pas reculé devant la crudité légendaire du poète satiriste et ont su respecter son vœu le plus cher « Ne va pas châtrer mes poèmes : un Priape eunuque est obscène ! ».
Rendus séduisants par deux aquarelles de Miquel Barcelo, peintes pour l’occasion, ces Folios unilingues bénéficieraient de l’ajout d’une couverture cartonnée, comme en usent parfois avec beauté certains poches de la collection Points. Ne boudons néanmoins pas notre plaisir de glisser justement en poche presque toute la Grèce et la Rome antiques, grâce aux voix des plus grands et des plus insolites, que le temps n’a pas effacé des papyrus…
Ovide : Les Métamorphoses, Michel Brunet, 1701.
Photo : T. Guinhut.
Pourtant il ne s’agit pas tout à fait une langue morte. L’on risquerait à la trouver bien vivante, tant depuis le III° siècle avant Jésus-Christ avec Livius Andronicus et jusqu’en 1979, soit à peine hier, avec Pascal Quignard, la poésie s’écrit en latin. Cette Anthologie bilingue de la poésie latine rejoint en Pléiade celles consacrées à l’Espagne, à l’Angleterre, à l’Italie, à la France cela va sans dire, et à la Chine[4].
La gageure, vu l’immensité du corpus, était de taille. L’on n’allait pas publier in extenso Virgile, Ovide et Lucrèce, quoique fondamentaux, mais en donner des extraits emblématiques. Et glaner les plus belles pièces des indispensables seconds couteaux que sont Horace et Catulle, les coquineries et épigrammes de Martial, les satires de Juvénal, faire découvrir des quasi-inconnus.
Si elle subit les assauts des Barbares, fut témoin des Vandales avec l’historien Procope et de la chute de l’Empire en 473, si elle devint chrétienne, quoiqu’évoluant, voire s’abâtardissant comme toute langue, la langue latine n’en perdit pas pour autant de sa superbe. Idiome de l’église romaine, de la médecine et de la philosophie, elle tient bon pendant un millénaire, garde la métrique de la poésie et accueille la rime, avant que les poètes de la Pléiade, s’ils versifient en langue française, aiment, comme Du Bellay, celle-ci comme son épouse et la première comme sa maîtresse :
« Gallica Musa mihi est, fateor, qua nupta marito.
Pro Domina colitur Musa latina mihi ».
Et même les plus audacieux des poètes modernes, Baudelaire et Rimbaud, ont le goût des hexamètres et écrivent pour l’un « Franciscae meae laudes » (Louanges à Francisca), pour l’autre « Tu vate eris » (Tu seras poète).
Malgré l’antériorité de la Grèce à laquelle elle est redevable, le I° siècle avant Jésus Christ est un siècle d’or pour la poésie, de Catulle à Ovide et ses Métamorphoses[5] de Lucrèce et son De la nature des choses, de Properce à Virgile et son Enéide, tous ici généreusement représentés. Même César et Cicéron, jusqu’à Néron et Hadrien, ont composé sous l’inspiration des Muses. Pourtant, faute de la clémence des siècles, toute une « littérature latine inconnue[6] » ne surnage que par citations et lambeaux, et, comme Gallus, par noms muets !
L’âge de l’humanisme se prit d’un nouvel amour pour le latin, y compris « de cuisine », comme se moquait Lorenzo Valla du Pogge[7], mais surtout de celui de Cicéron, quoiqu’Erasme nourrît à cette occasion un pamphlet intitulé Ciceronianus. Le classicisme vénéra l’Art poétique d’Horace, imité par Boileau. Grâce à son Latin mystique, Rémy de Gourmont fit aimer en 1892 jusqu’aux auteurs de la décadence et de la spiritualité chrétienne médiévale. Faute de peut-être encore s’exercer en sa langue (et pourquoi pas ?) la Muse latine n’a pas fini de nous inspirer.
De régal en régal, nous allons feuilletant, de l’inspiration mythologique à celle biblique ; des fables de Phèdre à celles d’Avianus qui enchantèrent La Fontaine ; du fleuve épique au chant amoureux, de la virulente satire à l’ardente prière. « Sont-ils des puces, des punaises ou des poux ? Réponds-moi ! » C’est tout ce qui reste d’une comédie, Le Poignard, de Livus Andronicus. Non loin de « La douceur de la parole, la délicatesse du comportement », par Marcus Pacuvius, voici Caius Lucilius : « J’ai dit. Je reprends mon début : même une épouse décrépite et cavaleuse, je préfèrerais l’enfiler plutôt que me châtrer moi-même ». Il ne faut pas oublier que les satiristes, comme Martial, ont la langue salée : « Tu dis que les jolies filles brûlent d’amour pour toi, Sextus, toi qui à la face d’un nageur en apnée ». Le plus fameux est peut-être Juvénal qui, en sa sixième satire inspirant Baudelaire en son « Sed non satiata », moque Messaline : « la vulve raide et tendue, / elle s’éloigne, épuisée par l’homme, mais pas rassasiée, / hideuse, les joues noircies, souillée de la fumée des lampes / et rapporte au lit impérial les remugles du bordel ». Plus délicat est Arborius : « ce sont tes doigts qui mettent en valeur les bagues ». Cicéron préfère narrer un « songe » et « les inquiétantes conjonctions d’étoiles à l’éclat étincelant ». Virgile fait visiter à son héros les Enfers : « Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire, ombres silencieuses ». Lucain également pratique l’épopée : « Quand le sinistre Achillas lui perça le flanc / de sa lame, il accueillit le coup sans gémissement ; méprisant le crime, il maintient son corps immobile ».
Plus tard, ce sont Hilaire de Poitiers, qui, en ses Hymnes, ourdit sa « Louange du Christ », et Ambroise de Milan pour qui l’ « Hymne du matin » est l’occasion de louer Dieu. Le peu fameux (et pourtant !) Hildebert de Lavardin conte le malheureux trépas d’un « hermaphrodite » et s’adresse à Rome avec ardeur, « alors que tu es presque entièrement en ruine ». Quant au philosophe de la Somme théologique, Saint Thomas d’Aquin, il ne répugne pas à ciseler les vers d’un « Pange lingua » (Chante, ma langue) adressé au mystère du « corps glorieux et du sang précieux » du Christ. Pour autant le Moyen âge peut être plus que facétieux avec un anonyme « Débat contradictoire de la bière et du vin ». Lors de la Renaissance, l’humaniste Ange Politien aime délaisser un moment les amours galantes et platoniciennes pour le blâme sévère : « tu infliges à tes misérables pages / des vers pleins d’insanités ». L’on devine qu’un brin d’anticléricalisme ne fait pas de mal, si Euricius Cordus, d’un coup d’épigramme, se moque : « les prêtres n’ont plus de servantes, ils ont des maîtresses ». Un certain Palingène, dont l’inquisition fit déterrer et brûler les restes vers 1543, écrit un didactique Zodiaque de la vie où fourmillent morale et démonologie, critiques féroces des moines, des femmes et des faux savants. Plus scientifique encore est Giordano Bruno, qui lui fut bien brûlé vivant sur le bûcher, et défendit en vers Nicolas Copernic parmi Des innombrables, de l’immense et de l’infigurable.
Malgré la richesse inénarrable de ce volume, il a fallu faire des sacrifices, comme Le Siège de Paris par les Normands d’Abbon[8], venu du IX° siècle, ou l’Anti-Lucrèce de Polignac (1747), ici absents. Cependant si la modeste bibliothèque de l’auteur de ces lignes eût voulut lui tendre un piège, elle dut reconnaître la présence d’auteurs rares comme Claudien et son Enlèvement de Proserpine, ou Vida et sa Poétique venue du XVI° siècle…
Cédons au « quaedam dulcedo et sonoritas », cette musicalité latine qui enchantait Pétrarque, en nous surprenant à lire à haute voix quelques vers originaux. Y compris lorsqu’ils s’égrènent sur une page presque blanche et mallarméenne grâce à Pascal Quignard : « inter aerias fagos / saltum et / terrorem. (Quid ergo ?) » ; soit : « entre les hêtres aériens selve et / atterrement (Qui suis-je donc ?) ».
Présentée avec moins de noblesse qu'un volume de La Pléiade, et avec bien plus d’élégance que ces honorables Folio, l’Anthologie grecque des Belles Lettres n’est en rien, ou à peine un doublon. Car si le Folio grec puise parcimonieusement dans ce que l’on appelle l’Anthologie palatine, elle est ici bien plus largement présente au côté de celle de Planude, en un fort volume accueilli par la collection des « 100 ans » de l’éditeur, dont nous avions déjà fait un éloge appuyé[9].
Deux collections irriguent donc ce généreux trésor. Cette myriade d’épigrammes, compilée entre le III° siècle avant notre ère et le X° siècle, goûte un genre poétique bien plus modeste que l’épopée : de brèves pièces, qu’achève un trait d’esprit, une chute brillante, l’on dira un concetto à l’époque baroque :
« L’enfant thrace, en jouant sur l’Hèbre pris de glace,
A brisé sous son poids la nappe d’eau durcie
Et tandis que son corps glisse au bord de l’abîme
La tête est détachée par l’aigu de la lame.
Sa mère la confie au bûcher en pleurant :
« Hélas j’ai enfanté pour l’onde et pour la flamme !... »
Elles peuvent être amoureuses, érotiques, voire vigoureusement licencieuses, philopédiques, mais aussi bucoliques, funéraires, héroïques, bachiques ou encore satiriques. L’époque alexandrine en est particulièrement friande. Et de récentes découvertes ont encore livré des papyrus de l’école de Cos, avec une centaine d’épigrammes sensuelles dues à Posidippe ! Elles connurent à l’époque symboliste une vogue incroyable, inspirant abondamment Pierre Louys et ses Chansons de Bilitis.
C’est vers l’an 900 que le moine Céphalas (« la grosse tête) compila cette Anthologie palatine, non sans y joindre des épigrammes chrétiennes, alors qu’en 1301 un autre moine byzantin, Planude, donna son nom à la seconde anthologie. Heureusement, en 1423, le manuscrit rejoint l’Italie, échappant à une destruction programmée trente ans plus tard. Les poètes recueillis s’appellent Callimaque, Diodoros, Eratosthène le scholastique, Rufi ; ils aiment tant et tant l’amour : « Baignons-nous, Prodikê, puis couronnons-nous de fleurs, et pour humer le vin pur, prenons des coupes plus grandes. L’âge des jouissances est bien court dans la vie ; ensuite tout le reste du temps, la vieillesse nous les interdira, puis ce sera la mort ». À moins que l’on préfère de Philodème : « Elle est petite et noiraude, Philainion, mais plus frisée que le persil, plus douce de peau que le duvet, plus ensorceleuse de sa voix que le ceste d’Aphrodite ». Automédon est plus charnel et termine ainsi : « Elle baise de la langue, chatouille, enlace ; elle a des mouvements de jambe qui vous ramènent de l’Hadès votre trique » ! À ces grâces, Palladas, parmi ces épigrammes morales, répond : « Dieu maudisse le ventre et tout ce qui le nourrit : car c’est par là que la chasteté se perd ». La satire peut être virulente : « Son enfant nouveau-né, il l’a jeté à la mer ce gueux d’Aulus. Il avait fait le compte de ses dépenses s’il le conservait en vie ». Quant à Méléagre, s’il use de la muse garçonnière, c’est pour être sans ambages : « Ecrire que Théron est beau, jamais plus ! De même pour Apollodote, cette flamme de naguère, aujourd’hui tison, Moi j’aime les amours délicates : l’étau des trous poilus de ces ribauds, je le laisse aux bergers qui enfilent les chèvres ! » La galanterie est tantôt suave, tantôt féroce. Préférons alors Méléagre : « Les trois Grâces forment la triple couronne qui entoure la couche de Zénophilia ; comme insignes d’une triple beauté, l’une sur son teint a mis le désir, l’autre sur toute sa personne le charme, la troisième dans sa bouche le beau parler ».
Si l’on connaît abondamment les « hommes illustres » Plutarque, comparant les Grecs et les Romains, toujours à l’avantage des premiers, et de Périclès à Jules César, l’on ignore trop souvent ceux des Arabes et des Hébreux. Aussi faut-il glisser à portée de lecture l’opuscule de Jean-Léon l’Africain écrit en latin à Rome en 1527. La vie de celui qui s’appela d’abord al-Hasan Muhammad al-Fasi est tout un roman (qui inspira d'ailleurs Amin Maalouf[10]). Né à Grenade, grand érudit et voyageur, enlevé par des pirates espagnols, il se convertit en 1520 au Christianisme à Rome, pour écrire une Description de l’Afrique.
Parmi ses Quelques hommes chez les Arabes et les Hébreux, l’on croise « Mesuah calife médecin », qui, en fait chrétien syriaque, traduisit nombre d’œuvres du grec vers l’arabe, quoique celles qui n’intéressaient pas furent livrées aux flammes sur ordre des califes. Ce n’est pas sans ironie que nous lisons aujourd’hui ce panégyrique du philosophe aristotélicien Esciari : « Il réfuta également tous les autres raisonnements, ainsi que les opinions et sectes apparentées, au point que jusqu’à maintenant toutes les doctrines sauf la sienne sont appelées hérétiques ». Nombre de ces Arabes sont en fait persans, comme Avicenne et Gazzali. Les médecins, comme Rasi, Avicenne (dont le Livre de science est chez nous traduit[11]), y sont tenus en grande estime, même si le récit de leur vie est souvent fantaisiste et à demi-légendaire, nourri d’anecdotes comme celle du paysan dont le membre enflé avait pénétré un âne et que Mesuah sut brutalement guérir, ou celle de Ttograi qui mourut percé par la flèche du garçon aimé. Ce qui rend la lecture, au-delà d’une dimension historique et modestement encyclopédique, beaucoup plus divertissante qu’attendue. Esseriph Essachalli est lui géographe, quoique bien moins célèbre qu’« Averois », plus connu sous le nom d’Averroès, commentateur d’Aristote (De l’âme). Ici sa vie est narrée, comme beaucoup de ses compères, en l’espèce d’une hagiographie. Pourtant l’on sait, en dépit d’une tenace légende qui voudrait nous le faire accroire modèle du Musulman raisonnable, qu’il prêchait le jihad contre les Chrétiens, qu’il prétendait à la supériorité du Coran sur la raison, cette dernière ne permettant que d’accéder à la connaissance de Dieu.
Moins nombreux sont les illustres Hébreux. Là encore, ils sont souvent médecins et philosophes, tel Isach fils d’Erram, qui rédigea un Traitement des poisons. Ou Moise ibnu Maimon, soit Maïmonide, traité bien trop rapidement, sans même citer son Livre de la connaissance. Quant à Abraham ibnu Sahal, bien que réprouvé par Averroès, son amour pour un jeune Hébreu lui fit composer des chants que l’on achetait à Cordoue plus cher qu’un Coran ; ce dont on déduisit la future chute de la ville prise par les Chrétiens.
Malgré ses erreurs, ses lacunes (par exemple sur Al-Farabi, vite expédié), cet opuscule resta longtemps une référence, à tel point que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en emprunta sans vergogne plus de la moitié. En cette édition aussi soignée qu’érudite, il témoigne une fois de plus de l’insatiable et érudite curiosité des irremplaçables éditions des Belles Lettres.
Bien que plusieurs intellectuels arabes et persans fussent férus de la médecine de Galien, de la géographie de Ptolémée, de la philosophie d’Aristote, et commentèrent son De l’âme, soit les traités métaphysiques, comme le fit Averroès, ils sont loin de s’être intéressé à toute son œuvre, tant ils ignorèrent la Poétique, ne firent qu’effleurer La République de Platon. Ils laissèrent dans l’ombre, ou plutôt détruisirent les poètes et romanciers grecs, sans parler des Latins ignorés par leur intolérante incurie. Contrairement à une indécente imagerie, qui est de l’ordre de la propagande musulmane, ils n’ont joué aucun rôle dans la conservation et la diffusion des manuscrits grecs (ce sont d’ailleurs des Syriaques chrétiens - ou convertis pour ne pas littéralement perdre la tête - qui traduisirent en arabe) et restèrent étrangers à l’esprit grec. En revanche, comme nous l’avons déjà signalé, ce sont les Byzantins fuyant la tyrannie turque qui ramenèrent en Italie abondance de textes. En outre, l’Occident conservait déjà moult manuscrits dans ses abbayes. Comme le De la nature des choses de Lucrèce, découvert dans le sud de l’Allemagne par Le Pogge[12] au XV° siècle. Ce sont surtout les œuvres d’Aristote, à peu de choses près complètes, qui reposaient sous la bonne garde des ecclésiastiques occidentaux, en particulier au Mont Saint-Michel, où Jacques de Venise se fit l’infatigable traducteur en latin du Stagirite au XII° siècle, comme l’établit avec précision Sylvain Gouguenheim dans son essai titré Aristote au Mont Saint-Michel, et pour qui « L’hellénisation sépare plus qu’elle ne réunit l’Islam et la chrétienté[13] ».
Nos chers auteurs grecs et latins nourrissent encore pour longtemps notre créativité et notre univers Jusqu’à la fantasy, les mangas ou les jeux vidéo qui peuvent être farcis d’allusions et de références. Du dessin animé de Walt Disney s’amusant d’Hercule au réemploi subtil fait par James Joyce dans son Ulysse, jusqu’au jeune auteur qui fomentera demain un rêve, les voies étranges de l’inspiration gréco-romaine ne faibliront probablement jamais. Car au-delà d’une imagerie, voire d’une quincaillerie pour films homériques à grands spectacles, tant de beautés, de sagesse et de savoirs, tant d’ironie sont à notre disposition, comme cet inénarrable « Eloge de la mouche », par Lucien, éloge paradoxal d’où découla l’Eloge de la folie d’Erasme, savante critique en latin de l’Eglise de son temps, et grain à moudre au service de nos folies contemporaines[14]…
San Millan de la Cogolla, La Rioja. Photo : T. Guinhut.
Populisme & complotisme,
mamelles paradoxales de la doxa.
Platon, Pierre Rosanvallon, Karl Popper,
Emmanuel Kreis, Luc Boltanski, Rudy Reichstadt, George Orwell.
Une silhouette populiste complote dans l’ombre ; pour usurper ou retrouver le pouvoir… Pourtant le peuple, y compris ses silhouettes inquiétantes, est en démocratie souverain, dit-on. Y compris si selon la volonté générale il se prononce pour adouber la tyrannie qui vient l’opprimer avec son art consommé de la démagogie. Est-ce donc cela le populisme ? Que l’on appellera complotisme dès que le peuple aurait désavoué l’autorité institutionnelle pour lui substituer son discours délirant ou injustement décrié ? Du haut de la souveraineté officielle et éclairée, associant les pouvoirs exécutifs, législatifs, judiciaires, économiques et médiatiques, populisme et complotisme sont les mamelles paradoxales de la doxa, là où elle puise le lait de sa justesse, de sa caution, mais aussi de ses certitudes abusives et de ses hautaines exécrations. N’y a-t-il que de mauvais populismes, voire que de mauvais complotismes ?
Car le populisme se veut un terme infamant pour tout discours politique s'adressant aux classes populaires, fondé sur la critique du système et de ses représentants. Opposant le peuple aux élites, cet archipel de discours emprunte et rameute la voix de ceux qui s’estiment exclus de l’efficacité du pouvoir, y compris démocratiquement élu, du moins apparemment, s’il n’est pas l’émanation d’une oligarchie récurrente et manipulatrice. Certes de forts relents démagogiques teintent parfois jusqu’à la lie le discours populiste, préconisant des « ya qu’à » simplistes, à l’encontre de problèmes complexes, brossant dans le sens du sale poil les plus bas instincts d’une ochlocratie en devenir. Mais au populisme ainsi conspué l’on entend accoler de manière implicite un relent de fascisme, nauséabond comme il se doit, de façon à disqualifier toute thèse, toute argumentation droitiste. Le Front ou Rassemblement National serait populiste, alors que l’on se garde souvent de nommer un populisme de gauche, celui qui prétend depuis des siècles assurer le bonheur populaire en spoliant et évinçant les riches, alors que les solutions égalitaristes et confiscatrices socialistes et communistes ont montré leur contreproductivité au dépend de la prospérité du plus grand nombre.
Aussi le terme « populisme » ressortit-il du cliché politiquement orienté, voire de l’orwellien novlangue, alors que les peuples se voient dépossédés de leur légitimité décisionnelle, tant des décisions supranationales ou internationales sont prises par des organisations élues de manière lointaine, comme l’Union Européenne, tant la dilution des voix d'un peuple parmi bien d'autres est considérable, ou non élues, pour aller dans une direction nouvelle du spectre politique et économique, comme les GAFA, ces entreprises du numérique, dont Google, Apple, Facebook, Amazon, Twiter, etc.
Le populisme cependant serait l’émanation du peuple, serait sa voix essentielle, celle qu’il faudrait emprunter au risque de la volonté générale. Il s’agit au regard de l’Histoire, une invention récente, celle de la souveraineté du peuple depuis la Révolution française et la Déclaration d’indépendance américaine, et par voie de conséquence l’ordre constitutionnel qui en découla. Sauf que le peuple n’est pas la somme de la population, ni même la communauté nationale, mais également le socle démographique, la populace, ce qui péjorativement vient de la tourbe, de la plèbe et du vulgaire (turba, plebs et vulgus latins), desquels découla le prolétariat, exalté et floué par le communisme. Or aller dans le sens démocratique du peuple serait autant du devoir moral du prince de l’Etat que d’une inqualifiable collusion démagogique.
Entre l’idée du peuple raisonnable et la masse manipulable autant qu’ingérable et capable des pires errements, la fracture se creuse autant que la crainte des populismes qui iraient flatter les pires et bas instincts de la foule. Suivant Platon, dans La République, « la liberté excessive doit amener tôt ou tard à une extrême servitude […] c’est-à-dire qu’à la liberté la plus pleine et la plus entière succède le despotisme le plus absolu et le plus intolérable[1] ». Ainsi l’irruption du demos menaça l’intégrité aristocratique et l’autorité du nomos, cet ordre naturel et immémorial du droit chez les Grecs, autant que l’actuelle oligarchie issue des urnes et de leurs manipulations par des élites qui n’ont d’autre destin que de se reproduire, voire au dépend de leur qualité, se trouve bien dépourvue lorsque le peuple réclame des comptes et prétend penser autrement que la voie idéalement tracée, car si l’on entend Rousseau « à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre[2] ». Aussi ne reste-t-il qu’à réprimer par la force, de la violence, ou de la persuasion par le chantage au populisme par lequel on prétend disqualifier qui ne passe par le moule de la doxa. La crainte étant de voir des démagogues entraîner ce peuple aux instincts étroits et brutaux, aux prétentions envieuses, le pouvoir établi tient à polir ses mythes et à ne pas les voir remis en question. Aussi sommes-nous pris de court entre deux tyrannies, à moins qu’il s’agisse de deux légitimités dangereuses. Si le peuple n’est pas aggloméré selon un idéal commun et un pacte juridique, c’est être coincé entre une aristocratie prédatrice et une ochlocratie revancharde, aux dépends de la démocratie libérale.
La méprisante, insultante dénonciation par le populisme s’abat sur les peuples frappés de l’insultant qualificatif de xénophobes. À leur égoïsme s’adjoint une apparente fermeture d’esprit et de mœurs insupportable aux prétendus progressistes. Cependant n’est-il pas hautement défendable qu’un peuple tende au respect de son identité et de sa culture, tant qu’elles ne sont pas fondées sur l’agression d’autrui ? Qu’un peuple ne veuille pas se résoudre à disparaître, à se fondre en une acculturation ? Et surtout qu’ils se doivent de réprouver l’irruption de l’Islam tant il est à la fois menace contre des particularismes nationaux et culturels, contre la dignité humaine et contre le droit naturel à la liberté. Comme le prétend le mouvement de droite populiste allemand PEGIDA, soit « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident », que l’on dit hélas inféodé par des individus susceptibles de néonazisme. Quelques soient les reproches que l’on puisse faire par ailleurs à des pays comme la Hongrie (hélas passablement antisémite), ou la Pologne (hélas d’un conservatisme catholique dommageable), ne faut-il pas apprécier leur résistance et leur horreur de la collaboration avec un ennemi redoutable, dans le cadre d’une invasive religion et d’un conflit de civilisation qui avance plus ou moins rampant…
Aussi le soupçon infamant de populisme tend à « pathologiser l’adversaire[3] », selon Konrad Paul Liessmann, évitant de s’interroger sur l’éventuelle validité politique et morale de ses arguments, tant le concept est flou et attrape-tout.
Le siècle des populismes, pour reprendre le titre de Pierre Rosenvallon[4], est forcément celui du XX° siècle, voire, de cet initial XXI° siècle, cet essayiste balayant large, voire abusivement, du boulangisme au brexistisme de Boris Johnson, du chavisme vénézuélien à l’insoumission de Mélanchon, du péronisme argentin à Donald Trump. Une élite, plus ou moins fantasmatique, supposément corrompue doit être débordée par un peuple supposément vertueux, que cela vienne de la gauche ou de la droite, des Franquistes et des Nazis, des Bolcheviques et des Castristes, des conservateurs ou des révolutionnaires. Ce peuple aux contours mouvants verrait dans toute crise, réelle ou fantasmée, qu’elle soit économique, écologique ou morale, la main captatrice des profiteurs, qu’ils soient mus par le capitalisme ou par la pulsion totalitaire. Le culte des leaders providentiels, la foi dans le protectionnisme, l’appétit pour les référendums populaires, le souverainisme contre le globalisme, l’incompréhension de la complexité et en particulier de la science, la justification de la colère sont des constantes du populisme qui laisseraient accroire qu’il n’y a qu’irrationalité en la demeure. Pourtant que le peuple soit floué par une oligarchie n’a rien de d’exceptionnel dans l’Histoire, que la souveraineté d’un peuple soit mise sous le boisseau par des instances supranationales n’a rien d’imperceptible : en ce sens un populisme rationnel ne serait pas inenvisageable. L’exemple du chômage et l’abondance des taxes sont des réalités que le peuple subit et qu’il ne peut qu’attribuer à des responsables : l’Etat ou le capitalisme, voire la connivence du premier avec le second, la deuxième explication étant la favorite des démagogues de gauche. Il n’est pas sûr que, comme le prétend Pierre Rosenvallon, le populisme soit toujours illibéral, tant il peut concevoir de restaurer des libertés d’entreprendre face à la fiscalité et au normativisme, ce que l’on a pu constater à l’occasion de la reprise économique et à la considérable baisse du chômage dues aux réformes fiscales drastiques de Donald Trump. Ainsi ce Président, pourtant populiste en terme de rhétorique et de style, a rendu un fier service à son peuple en permettant à des millions d’emplois de fleurir. En ce sens, même avec des réponses simplistes à des problèmes par ailleurs complexes, le populisme n’est pas forcément antidémocratique, ce que reconnaît Pierre Rosenvallon qui tient à demeurer attentif à « l’œil » et à « la voix » du peuple, sans aller bien sûr jusqu’à l’adage discutable : « vox populi, vox dei ».
Cependant c’est en un stérile manichéisme que l’on oppose élitisme et populisme. Le peuple est alors idéalisé aux dépend de sa vulgarité et de son ignorance, alors que l’élite ne l’est que par ses positions de pouvoir et non par ses qualités intellectuelles et ses capacités de porter remède aux crises.
La disqualification par le populisme n’ayant guère réussi à faire régresser l’opposition, vient un autre temps rhétorique : celui du complotisme.
« Complotisme », ou encore « conspirationnisme », devient l’injure suprême, marquant au fer rouge l’irrationnel abruti. Pourtant souvenons-nous qu’une telle injure rappelle bien des dictatures, qui disqualifiaient avec virulence quiconque tenter de révéler leurs crimes et machinations et en particulier les dissidents, par exemple en Union Soviétiques, où les complots bourgeois, trotskistes puis juifs légitimaient la répression.
Au revers de ces conspirations imaginaires concoctées pour durcir le pouvoir, existent, dans des sociétés plus libres, une foultitude de théories du complot qui sont de pures élucubrations, surtout d'ils se prétendent mondiaux.
Dans La Société ouverte et ses ennemis, Karl Popper écrivait en 1962 : « Il existe une thèse, que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. Idée très répandue et fort ancienne, dont découle l’historicisme ; c’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes. Je ne nie évidemment pas l’existence de complots. Ceux-ci se multiplient même chaque fois que des gens croyant à leur efficacité accèdent au pouvoir. Cependant, il est rare que ces complots réussissent à atteindre le but recherché, car la vie sociale n’est pas une simple épreuve de force entre groupes opposés, mais une action qui se déroule dans le cadre plus ou moins rigide d’institutions et de coutumes, et qui produit maintes réactions inattendues. Le rôle principal des sciences sociales est, à mon avis, d’analyser ces réactions et de les prévoir dans toute la mesure du possible[5] ». Ainsi entendu, le comploteur est-il un ennemi de la société ouverte, celle de la démocratie libérale…
L’on connait tous des théories du complots qui firent et font encore long feu : Le Protocole des sages de Sion, un faux notoire fabriqué par la police tsariste, qui attribuait aux Juifs le projet de dominer le monde, ensuite diffusé aux Etats-Unis par Henry Ford, brûlot qui fut un noyau de la propagande nazie et qui connaît encore aujourd’hui le plus grand succès au Moyen-Orient. Auquel l’on peut ajouter le fumeux et plantureux essai d’Edouard Drumont, La France juive, qui connut pléthore d’éditions et vilipendait Gambetta en « Barabbas » et « Empereur juif ». Idem pour les Francs-maçons, voire les Illuminati et les extraterrestres manipulateurs, sinon les sempiternels agents de l’étranger, sans compter les grotesques platistes pour qui la terre est une assiette, les connaisseurs du 11 septembre qui savent mordicus combien le F.B.I. et Israël sont le vrai, l’unique coupable. Il y a les adeptes de X Files et des ufologues, du Da Vinci Code et du mariage de Jésus avec Marie-Madeleine, des Jésuites tentaculaires, Templiers suprêmes et Francs-maçons savamment patients, des occultistes et satanistes, tels que listés et radiographiés par Emmanuel Kreis dans son édifiante anthologie Les Puissances de l’ombre[6], qui va de la révolution de 1789 à la fin du vichysme. Ou encore des fadas de l’implantation corticale de puces électroniques. Des allumés du méga-complot omniscient. De plus modérés attribuant une intention manipulatrice mondiale à l’Organisation Mondiale du Commerce, au club de Davos, étrangement assez peu d’obsédés de la perversion mondialiste des communistes. Ils bouillonnent sous le feu de leur goût de l’étrange et du fantastique, voire du surnaturel, de leur paranoïa, de leur ressentiment à évacuer pour le jeter sur un groupe, un concept, si fumeux soit-il ; le spectaculaire ayant la vertu de tirer le pseudo initié de sa médiocrité, de son ennui, de sa sensation de non existence. Ils agitent de manière masturbatoire leur pseudo-secret choyé jusqu’à l’outrecuidante caricature. Car la fascination du mythe, du sensationnalisme, l’odeur excitante de la haine, le goût opiacé de la crédulité, la persuasion d’en être, soit parmi les seuls initiés, la sensation de pouvoir imminent, de revanche à portée de main, de complicité avec les opprimés susceptibles d’être rédimés par la revanche, tout cela chauffe la fructueuse cassolette d’encens du complotisme.
Parmi une enquête informée, Luc Boltanski traque Enigmes et complots[7], tant parmi le roman policier et d’espionnage que par les observations sociologiques. Le plus intéressant est la façon dont il montre combien le spectre du complot focalise les soupçons adressés à l'exercice du pouvoir. Où est-il, qui le détient et le cache ? Au lieu des autorités étatiques, quelles sont les instances qui agissent dans l'ombre ? Sont-ce des banquiers, des anarchistes, des sociétés secrètes ? Les forces du mal, usant d’illégalité concertée, unissent leurs efforts pour affecter le cours de l’Histoire, en dépit de la concaténation historique, du hasard événementiel et d’explications multicausales. Au visible analysable s’opposent des marionnettistes officieux et menaçants, plus vrais que vrais, ainsi frappés d’irréfutabilité…
Poison démocratique à abattre, tel est le complotisme pour Rudy Reichstadt, directeur du site ConspiracyWatch.info, en son essai vigoureux : L’Opium des imbéciles[8]. La termitière à rumeurs et fausses nouvelles que favorisent les réseaux sociaux, la falsification des faits au nom d’une vérité autoproclamée, tout fait enrager le polémiste. Aussi « parler du complotisme en entomologiste, sans rien dire de la somme de lâcheté morale et de renoncement intellectuel qu'il a fallu accumuler de ces dernières années pour que recommencent à circuler, sous nos latitudes, des croyances contre lesquelles on pouvait s'estimer durablement prémunis est chose impossible ». Le risque étant de disqualifier le concept de vérité, la validité des faits au service d’une instrumentalisation ubuesquement orientée. Derrière le bric-à-brac complotiste, se cachent autant d’idéologies, antisémites, islamistes, anticapitalistes (c’est nous qui ajoutons ce dernier mot). De plus la « complosphère » parviendrait à se financer grâce à la vente de produits dérivés et à la publicité visionnée sur ses sites par les gogos. Ne considérer ces grotesques que sous l’angle de la « lubie inoffensive, aux côtés de l’homéopathie et de l’astrologie » est bien une erreur dommageable. Car « la théorie du complot falsifie l’histoire […] Elle prépare les génocides », ce que le Nazisme n’a que trop amplement montré en faisant du Juif un diabolus in politica.
Là encore toutefois, comme à l’égard du populisme, la dénonciation du complotisme ne doit pas être à l’emporte-pièce. D’autant que le bruit de fond des théories du complot officielles ou doxologiques a pour fonction de détourner des menaces réelles.
Le flou du concept de complotisme n’a d’égal que son utilisation pour discréditer une opinion, une hypothèse, une analyse non conformes, en une intention, voire une conjuration diffamatoires. Ainsi conçu il est une variante du point Godwin, de la reductio ad hitlerum, au service de gardiens de la doxa, d’activistes et militants d’une idéologie elle-même totalisante. Le complot islamophobe serait un péché capital, s’il ne contribuait à masquer la dangerosité avéré de l’Islam lui-même. Le libéralisme et sa variante rhétorique néo ou ultra, selon les vices d’un novlangue consommé, serait un complot économico-politique au service d’un anticapitalisme à visée totalitaire. Ainsi les anticomplotistes se saisiraient eux-mêmes d’une rhétorique du complot pour mener à bien leur conspiration politique. Ainsi les mamelles paradoxales de la doxa que sont le populisme et le complotisme permettent de se donner les prestiges de la vérité.
Cependant, au-delà d’invérifiables rumeurs lourdes de fantasmes, nombre de réels complots ont été menés au cours de l’Histoire, avec des succès inégaux, fracassants, voire rarement couronnés de succès. Comme l’assassinat de Jules César, la révolte des esclaves de Spartacus, la Fronde pendant la minorité de Louis XIV, le complot d’Orsini contre Napoléon III, le bolchevisme en Russie tsariste, celui de la « solution finale » nazie, la tentative d’assassinat d’Hitler, les conspirations spéculatives dans le domaine des transactions boursières, le communisme américain maladroitement débouté par le maccarthisme, etc. Les uns au service de projets totalitaires, de factions délétères, d’intérêts privés, les autres au service des libertés.
Or, restant cependant d’une prudence olympienne, l’esprit suspicieux ne peut manquer de s’interroger. À quel complot fomenté par les grandes firmes pharmaceutiques attachées à de profitables vaccins contre le coronavirus faut-il attribuer la dépréciation de l’hydroxycloroquine, sans compter les comités d’experts qui assistent les gouvernements attachés à la domestication citoyenne ? Ne faut-il réduire l’accusation de servitude sanitaire qu’au conspirationisme de quelques dissidents déglingués ? Dans quelle mesure notre coronavirus fut-il ou devint-il une arme bactériologique chinoise destinée à la destabilisation économique et politique de l’Occident ? L’Etat profond contrôlé par les Démocrates de la suite des Clinton et de Barack Obama mena-t-il une entreprise de fraude électorale colossale pour empêcher Trump d’accéder à un second mandat, en un coup d’Etat détruisant les fondements démocratiques de l’Amérique ? Toutes questions dignes du complotisme le plus sournoisement bêta, le plus délirant, ou d’une liberté intellectuelle qui glisserait un fer indu dans l’engrenage… Malgré le « pouvoir qu’exerce […] la majorité sur la pensée[9] », ainsi qu’en avertissait Tocqueville dans La Démocratie en Amérique au XIX° siècle, il y a une vengeance crasse ou naïve, à moins qu’il s’agisse de suspicion intelligente, à ce qu’une minorité soupçonne un ou une concaténation de complots.
« On peut être corrompu par le totalitarisme sans vivre dans un pays totalitaire. La simple prédominance de certaines idées peut répandre une sorte de poison qui rend un sujet après l’autre impossible[10] », disait George Orwell. Le concept de liberté d’expression n’est qu’une coquille vide si l’on se et vous maintient dans l’ignorance, le mensonge par omission, voire le mensonge délibéré, en une nappe de consensus. Autrement dit, à la difficulté que présente « la liberté d’être libre[11]», selon l’analyse d’Hannah Arendt, s’ajoute l’écueil de la connaissance inutile, selon le procès fait par Jean-François Revel[12], soit la somme d’informations que l’on refuse de considérer. Ainsi au devoir d’être d’informé sur les faits, au dépend des complotismes, doit répondre celui de rendre des comptes au peuple. Relisons Mirabeau qui écrivait en 1792 : « la plupart des citoyens, énervés par l’influence du gouvernement, aveuglés, soit par ignorance des faits, soit faute d’examen, soit faute de prévoyance et de sagacité, embrassent plutôt une opinion, qu’ils ne suivent des principes fixes et réfléchis[13] ». Aussi faut-il s’interroger sur la validité de termes tels que populisme et complotisme, à chaque occurrence, muni non du réflexe pavlovien du mépris, mais de la démarche zététique du sceptique.
John Stuart Mill : La Liberté, Le Gouvernement représentatif, Guillaumin & cie, 1877.
Photo : T. Guinhut.
À la recherche des années Trump :
peser le pour et le contre.
Jérôme Cartillier & Gilles Paris :
Amérique années Trump ;
Guy Millière : Après Trump ?
Jérôme Cartillier & Gilles Paris :
Amérique années Trump, Gallimard, 2020, 400 p, 23 €.
Guy Millière : Après Trump ? Balland, 2020, 222 p, 18 €.
Vous accueille au mieux un regard de commisération, pire un verdict d’insensé demeuré, si vous avez l’incongruité de défendre un instant l’histrion américain, le dangereux fasciste. Nous aurons l’indécence de nommer le Président Donald Trump autrement qu’avec force sarcasmes entendus, reductio ad hitlerum et autres grégaires vociférations. Peut-on se faire une conviction saine, à l’abri des fleuves de blâmes viraux ; mais aussi de rares éloges dithyrambiques ? Sans se contenter de lire ce qui confortera notre opinion, observons avec équanimité Jérôme Cartillier et Gilles Paris dresser une fresque édifiante de l’Amérique années Trump, accumulant les motifs de réquisitoire au risque de ne s’intéresser qu’au style et guère aux résultats. Alors que dans son Après Trump Guy Millière ne néglige pas de les mettre en avant, avec une admiration sans mélange ; ce pourquoi le blâme fomenté par les uns doit être dialectiquement opposé à l’éloge proposé par le second, auxquels notre lecteur devra s’affronter en gardant la tête froide. Dangereux histrion majeur ou ardent défenseur de la démocratie libérale, de la paix et de la prospérité ? Après une première analyse[1] il y a trois ans, l’auteur de ces modestes lignes, qui ne prétend pas tout savoir et peut se tromper, doit écrire à l’ère d'un éventuel crépuscule trumpien. Non sans s’inquiéter d’une succession qui placerait la démocratie libérale dans une posture dangereuse, car si l’Amérique parait débarrassée d’une tignasse rousse, il est à craindre qu’un voile rouge veuille la recouvrir… Aussi en novembre 2024, n'en déplaise au complot des socialistes patentés, faut-il saluer le retour de Donald Trump, même s'il n'emporte pas notre adhésion sur tous les sujets, en particulier la question de la liberté un brin menacée de l'avortement, et un protectionnisme excessif en dépit du libéralisme économique qui contribue fort à son succès. Aussi est-il temps de balayer les haines socialistes, wokistes et islamogauchistes, pour accéder à une analyse rationnelle du phénomène.
Attentifs correspondants à Washington, au plus près de la Maison blanche, journalistes pour l’Agence France Presse et Le Monde, Jérôme Cartillier et Gilles Paris ont beau jeu de lister les travers de Donald Trump, ses foucades et fanfaronnades, ses tweets impénitents, ses revirements et ses rapports conflictuels avec ses collaborateurs ; mais aussi le populisme[2], les collusions avec les chrétiens conservateurs et autres évangélistes, avec le Tea Party partisan du moins d’Etat, avec la chaîne Fox News, en tant qu’il participe d’une proximité avec le peuple, celui déclassé, laminé par le chômage, oublié par les élites des côtes Est et Ouest lors de l’ère Obama, qui fut d’ailleurs, ne l’oublions pas, également un auteur de tweets impénitent.
Cependant un rien de mauvaise foi anime la paire de journalistes lorsqu’ils postulent « Un système électoral sur mesure », alors que l’on sait que le vote d'une majorité n’entraîne pas forcément la composition du collège électoral, le système favorisant Démocrates ou Républicains, selon les cas, même s’il bénéficia en 2016 à Donald Trump. Cette mauvaise foi atteint des sommets en attribuant la baisse du chômage aux efforts de Barak Obama, à l’aide fédérale, alors que seuls les baisses d’impôts (pas seulement pour les hauts revenus) et de normes ont permis à Donald Trump de diviser ce chômage par deux, soit 3,5 % en février 2020, avant la crise du coronavirus. L’on a compris que les deux compères ne sont en rien des partisans du libéralisme économique et comptent pour peu de choses les millions d’Américains qui ont accédé à un emploi et ont amélioré leur condition. Le taux de chômage de novembre dernier, suite au choc du coronavirus et des confinements, autour de 8 %, ferait pourtant pâlir d’envie tout Français en tant soit peu sensé que n’aveugle pas l’enfer fiscal. Ce qui nous ramène au grief de « l’optimisation fiscale » réalisée en sa faveur par Donald Trump, controversée, et cependant légale.
Conspuant le discours anti-immigration de Donald Trump et son mur, notre duo de choc oublie que ce dernier a été soutenu par Barack Obama, que l’immigration n’est plus ce melting pot qui fit l’Amérique, mais en sus des pauvres qui veulent améliorer leur condition, la violence des gangs mexicains et la menace de l’islamisme… De même, s’il s’agit de libre-échange, qui serait menacé selon nos journalistes, n’oublions pas que la « guerre commerciale » et les barrières douanières contre la Chine ne l’invalident pas, au contraire, dans la mesure où cette dernière ne pratique pas la réciprocité et pille sans vergogne les découvertes technologiques d’autrui. Déplorant la fin de l’Obamacare, le duo oublie combien il s’agissait de la confier à peu d’entreprises qui allaient en bénéficier au dépend d’une augmentation des coûts pour les Américains. La baisse drastique du chômage est à cet égard bien plus efficace.
Il est vrai que tout n’est pas brillant dans le bilan des années Trump : « l’envolée de la dette fédérale », poursuivant celle de son prédécesseur. L’essai ne néglige rien pour noircir le tableau. L’abandon des Kurdes au Moyen-Orient signe la fin de la mission démocratique américaine à travers le monde et de l’interventionnisme militaire. Faut-il le regretter, alors que sept-mille boys sont morts sur des fronts lointains depuis l’invasion de l’Afghanistan, pour un résultat plus que mitigé ? Cependant affirmer qu’il s’agit d’une « diplomatie délaissée » est pour le moins spécieux, tant les Kurdes du PKK sont des terroristes, et tant les Kurdistan irakien et syrien sont devenus des zones de non belligérance entre Turcs et Russes. Même si le dossier coréen, avec un Kim Jong-un provisoirement assagi, se révèle décevant, revenir sur les accords avec Cuba et l’Iran est peut-être de bonne prudence, tant le premier reste un fossile communiste et tant le second est une sérieuse menace nucléaire et terroriste. Exiger que tous les membres de l’OTAN payent leur quote-part n’a rien d’indécent. Faut-il remarquer combien la paix au Proche-Orient a gagné, grâce aux accords entre Israël et les pays arabes, même s’ils ont été réalisés depuis l’écriture de ce livre ? On lui reproche « sa fascination pour la Russie » et « ses diatribes contre l’Islam ». Sans que la première soit un modèle, et dont le Président se méfie, mieux vaudrait ne pas se tromper d’ennemi[3]. Nos deux journalistes n’appréciant pas le moins du monde la reconnaissance des colonies israéliennes et de Jérusalem capitale, est-ce à dire qu’ils préfèrent le terrorisme palestinien à une démocratie libérale avancée ? De surcroît tout est mis en œuvre pour déplorer l’assassinat du général iranien Qassem Souleimani, pourtant responsable de la mort de centaines d’Américains, alors que les prédécesseurs du Président ont eux déclenché des guerres, dont bien évidemment Barack Obama. Certes, quant au coranavirus, la réaction présidentielle n’a peut-être pas été à la hauteur, selon « de longues semaines d’atermoiements », des remarques pour le moins approximatives et à l’emporte-pièce, une gestion erratique, des emportements partisans, voire des appels à la désobéissance civile à l’égard d’Etats qui prônent le confinement ; mais quel Président peut se targuer d’une réelle efficacité ? N’a-t-il pas assez tôt fermé les aéroports aux avions venus de Chine ? Reste « une occasion manquée » de s’affirmer face au candidat démocrate Joe Biden, alors que la Chine et les Etats-Unis ne s’affrontent plus seulement dans un conflit commercial et douanier, mais dans une responsabilisation de la diffusion du virus, voire une guerre bactériologique initiée par le régime communiste…
Quant à l’affaire George Floyd, scandaleusement plaqué au sol par la police, quoique criminel et drogué notoire mort d’overdose au Fentanyl (ce que taisent nos journalistes), elle est l’occasion de conspuer Donald Trump, qui « reste immobile ». Comme si seule la police blanche tuait les Noirs ! L’indignation relève pourtant d’une récupération indigne, d’un racisme anti-blanc et d’une radicalisation antifasciste et extrême gauchiste… Cependant un Président s’honorerait de consentir à débaptiser les bases militaires portant des noms de généraux sudistes, donc esclavagistes. Mais peut-on lui reprocher de vouloir rétablir l’ordre lors des émeutes, des pillages et des meurtres qui émaillèrent des manifestations prétendument pacifiques ? C’est pourtant ce que font sans vergogne nos journalistes, scandalisés que Donald Trump dénonce « un nouveau fascisme d’extrême gauche », pourtant avéré…
Tout conspire en cet essai à quatre mains à dézinguer le Président : « hystérisation de la politique », « abandon de l’exemplarité personnelle », « inaction climatique », « défiance vis-à-vis de la science », « mépris des fonctionnaires fédéraux », « xénophobie », « mépris des dossiers et de leur complexité », « inconstance » et « brutalité », « unilatéralisme méprisant les engagements internationaux des Etats-Unis », « soif de reconnaissance », « absence du couple Trump » (ce impliquant Melania qui n’en peut mais), il a « sollicité une ingérence étrangère pour favoriser sa réélection », prétention à avoir le droit de faire ce qu’il veut avec le ministère de la Justice (selon sa propre faconde), influence du couple formé par sa fille Ivanka et son mari Jared à la limite du népotisme, valse des collaborateurs éjectés, les éloges discutables des dirigeants russe, turc et chinois. Malgré nos objections passablement informées, le réquisitoire contre « le style de la présidence » ravira les inconditionnels de l’antitrumpisme et les trumpophobes qui se drapent dans leur dignité morale en accusant les traits déjà peu élégants d’un homme brut de décoffrage, sinon vulgaire, aux références historiques pour le moins approximatives, passablement girouette et vaniteux.
Mais en s’attachant au style plus que discutable, ne ratent-ils pas la visibilité des résultats ? Il est vrai que comme la foule des Démocrates il n’y a pour eux guère de résultat qui compte hors l’affichage de l’idéologie étatiste au service d’une justice sociale qui entretient la pauvreté d’autrui et couvre de rentes le capitalisme de connivences et les serviteurs de l’Etat, qu’il soit parmi les cinquante ou fédéral.
Un dialogue de sourds s’instaurerait avec nos deux journalistes si l’on venait à dénoncer la comédie de l’impeachment pour collusion avec la Russie puis celle de l’affaire ukrainienne, soit l’obstination démocrate qui fait feu de toute mauvaise foi pour tenter de masquer les réussites. Et, n’en doutons pas, si notre duo écrivait après l’élection de novembre 2020, il balaierait d’un revers de main les allégations trumpiennes de fraudes démocrates…
De toute évidence, Jérôme Cartillier et Gilles Paris, certes fort informés et au plus près du volcan, mais partisans jusqu’à la moelle, sont des fervents du côté démocrate, voire « progressiste », selon une terminologie idéologique post-marxiste. Guy Millière, lui, appartient au camp républicain et va jusqu’à penser que l’Amérique file un coton communiste. La tentation pourrait être de les renvoyer dos à dos, si ne l’on ne pointait pas combien les premiers dénoncent le populisme trumpiste, et combien le second réhabilite la légitimité du peuple et dénonce le complot démocrate qui entache l’élection de 2020 de fraudes avérées, alors que les premiers appartiennent à la doxa qui veut laisser croire au complotisme des partisans des succès des années Trump. Cas d’école s’il en est que cette arène politique, idéologique et rhétorique…
La cause parait entendue, et surtout en France : Donald, histrion majeur, est un fauteur de troubles, indigne de sa fonction. Y aurait-il quelqu’un, sans être un fanatique au verbe creux, pour assurer sa défense ? Guy Millière prend le risque d’assumer de jouer ce rôle avec une rare conviction, dans son essai Après Trump ? Et non seulement plaide-t-il la cause de son champion, mais de surcroit il charge de son réquisitoire acéré le camp démocrate, accusé de « coup d’Etat ». Car selon lui, « la quasi-totalité de ce qui se dit et s’écrit sur le sujet en France est essentiellement négatif […] est aussi essentiellement inexact ».
L’essai de Guy Millière est vigoureux, ordonné, argumenté. Depuis 2016, alors qu’ils pensaient leur victoire certaine, les Démocrates n’ont cessé de contester l’élection de Donald Trump, de fomenter des complots pour l’abattre. Le rapport Mueller était censé montrer la collusion avec la Russie, il se révéla pourtant vide, quoique de telles rumeurs aient pu entraîner l’accession d’une majorité démocrate à la Chambre des Représentants en 2018. L’allégation d’échange d’une enquête sur Hunter Biden (notoirement corrompu) contre des aides financières à l’Ukraine, quoique Donald Trump publia l’entretien téléphonique anodin, conduisit les Démocrates à voter comme un seul homme un impeachment qui ne put aboutir. Il fallait trouver autre chose, alors que les succès économiques et le plein emploi semblaient mener à une réélection. La crise du coronavirus vint à point pour accuser le Président d’inaction, alors qu’il ferma dès février la venue des avions de Chine, puis d’Europe en mars, ce pourquoi on l’accusa de xénophobie, alors qu’il conseilla le confinement (mais cela restait du ressort des Etats). Et lorsque la situation se stabilisa, ce sont les Etats et les villes démocrates qui n’ont pas libéré l’économie, sachant combien le rebond n’allait pas les favoriser. C’est bien ce qui se passa quand l’affaire George Floyd éclata providentiellement, le mouvement « marxiste Black Lives Matters » accusant le pays de racisme, usant de « méthodes léninistes », entraînant un climat insurrectionnel, abattant les statues, incendiant les villes démocrates d’émeutes violentes et criminelles, alors que ces dernières s’ingéniaient à les laisser flamber : il leur faut des pauvres et des victimes pour voter pour eux. Et « s’ils perdent les voix noires, ils sont finis politiquement », dit Candace Owens, une noire conservatrice.
L’enseignement lui-même est soumis à la propagande de la gauche extrême, qui vise à « remplacer la connaissance » ; ce pourquoi Donald Trump a promu l’enseignement d’excellence gratuit dans les « charter schools ». Sans compter les médias plus qu’orientés, les réseaux sociaux, jusqu’à Google, qui ne négligent pas la censure. Les juges sont le plus souvent à gauche, et la nomination du conservateur Brett Kavanaugh à la Cour suprême suscita une absurde et infamante allégation de viol à son encontre par une militante démocrate.
Guy Millière n’hésite pas à taxer le « sénile » Joe de Biden aux « propos incohérents », de corruption avec la Chine et l’Ukraine, via son fils Hunter, tant les preuves existent, quoique savamment passées sous silence. Le taxer d’avoir un programme calqué sur celui du délirant gauchiste Bernie Sanders, soit de fortes augmentations d’impôts, la quasi doublement du salaire minimum, une politique keynésienne anti-libérale, la reprise des réglementations abolies par Donald Trump, suivies de bien des nouvelles réglementations au service d’un capitalisme de connivence avec l’Etat ; ce qui ne manquera pas d’affaiblir l’économie et de briser les reins de l’emploi, sans compter la régularisation d’une dizaine de millions d’immigrés et la création de deux nouveaux Etats, dont Porto Rico, tous destinés à voter démocrate. Sans oublier « les logements gratuits pour les criminels sortant de prison », la fin du pétrole et du charbon en un écologisme totalitaire, la fin des « charter schools », « une aide au définancement des forces de police et au remplacement des policiers par des travailleurs sociaux ». La Vice-présidente Kamala Harris étant bien évidemment en phase…
Parmi ses nombreuses publications, le politologue français Guy Millière (né en 1950) parti s’installer au Etats-Unis, dénonce vigoureusement l’antisémitisme, les dangers de l’Islam radical ; mais aussi, en tant que spécialiste de la politique américaine, il analysa l’ère de Georges Bush et celle délétère de Barack Obama[4], Président islamophile, au vu du discours du Caire en 2009, et passablement socialiste. Penseur libéral au sens classique (et proche de Friedrich A. Hayek et de Leo Strauss) Guy Millière est également l’une des âmes du site polémique Dreuz.info, un blog qui se revendique comme « pro-américain », « pro-israélien » et « néo-conservateur » et qui d’après Décodex et le journal Le Monde « publie régulièrement de fausses informations, notamment sur l'immigration ». Quoiqu’il publie de régulières informations sourcées sur les élections américaines et sur les nombreuses fraudes ; comme en ce rigoureux indispensable essai, précisément nanti de sources en de nombreuses notes, même s’il est affecté de bien des coquilles, probablement dues à une publication hâtive.
Que Donald Trump soit soutenu par des « suprémacistes blancs », par des délirants aux fantasmes sataniques de la secte QAnon, soit, mais l’associer à ces derniers est pour le moins délirant tant l’on n’est pas responsable de ses soutiens, lui accoler l’étiquette de « pouvoir raciste » est indigne, si l’on se souvient que son club de Floride a été le premier à s’ouvrir aux Noirs. Que Donald Trump soit vulgaire, doive plus souvent tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de s’exprimer - défauts que Guy Millière passe sous silence - certes, mais à ne regarder que le masque de celui que l’on prend pour un clown empêche de se déciller sur l’efficacité de sa politique. Aussi n’entendre que le style d’harangueur de foire et de téléréalité, la démagogie de bateleur attisant les rancœurs et les enthousiasmes d’un bas peuple, ou de gens simples, c’est se condamner à ne pas voir les faits, les actions, largement positifs, dépliés parmi les pages profuses de l’essai de Guy Millière à méditer, si l’on n’avait pu pleinement les percevoir au travers de nos médias plus qu’orientés. Les accomplissements de la présidence Donald Trump sont lisibles sur la page de la Maison blanche[5].
Premier Président n’ayant impliqué les États-Unis dans aucune guerre depuis Eisenhower, déménageant l’ambassade des États-Unis à Jérusalemdevenue capitale,il a su négocier plusieurs plans de paix au Proche-Orient, les accords Abraham entre Israël et des pays arabes, dont l’Arabie saoudite qui tend à se réformer et a cessé ses financements terroristes. Il a volatilisé l’Etat islamique et éliminé les deux principaux terroristes au monde dont Abou Bakr al-Baghdadi. Dénonçant l’accord nucléaire avec l’Iran, il a asphyxié le régime iranien, qui a dû également cesser ses financements terroristes, et supprimé les aides à l’Autorité Palestinienne tant qu’elle ne renoncerait pas à salarier à vie les terroristes et leurs familles.Par ailleurs l’accord de normalisation économique entre la Serbie et le Kosovo ne lui est pas étranger. La construction du mur aux frontières du Mexique, quoiqu’inachevé, a considérablement réduit l’immigration illégale, dont celles des gangs de trafiquants de drogue hyper-violents. Sans oublier qu’il a mis fin à la politique de capture suivie de libération sans contrôle des immigrés illégaux.
Les résultats économiques ont été stupéfiants, le chômage chutant à 3,5% avant le coronavirus, et sont indubitables. Grâce à la baisse des impôts sur les entreprises (à 21%) et les particuliers, grâce à l’abolition de maintes réglementations fédérales qui bridaient les activités et les innovations,un nombre considérable d’entreprises est rentré aux Etats-Unis, les salaires ont augmenté, la capitalisation des retraites a bondi, permettant d’augmenter les pensions.Plus de quatre millions d'américains sont sortis du seuil de pauvreté en trouvant un travail. Le chômage des Noirs et des Latino-américains n’a jamais été aussi bas qu’au printemps dernier. De plus le Président, qui ne touche pas son salaire de 400 000 dollars annuels, a contribué à l’arrêt de la politique judiciaire des « trois coups », soit jusqu’à la prison à vie à la troisième récidive, quelques soient le délit ou le crime, politique qui affectait d’abord les jeunes Noirs.
En se retirant de l'accord de partenariat transpacifique,les échanges commerciaux ont été rééquilibrés avec la Chine, lui imposant des tarifs douaniers plus équitables, par exemple des taxes douanières sur les machines à laver, les panneaux solaires, dont elle est une exportatrice forcenée. Ainsi le Président a-t-il imposé des taxes ou interdit des produits qui menacent l’indépendance américaine, comme la 5G d’Huawei, qui a pour destination une surveillance totalitaire, au-delà de ses frontières. Il a remplacé l’ALENA qui favorisait les entreprises étrangères au détriment des constructeurs Américains par l’USMCA ; tout en taxant par ailleurs les Etats profiteurs de l’OTAN qui ne réglaient pas leur contribution.
La corruption profonde et pro-démocrate latente à l’intérieur du FBI, de la CIA, de la NSA a été entrebaillée, alors que dans le même temps une pédophilie frôlant le milieu Clinton et Hollywood fut dévoilée dans le sillage de l’affaire Epstein. La collusion partisane des médias avec la doxa démocrate a été mise en évidence.
Permettant aux Etats-Unis de devenir le premier producteur de pétrole au monde, qui plus est exportateur (même si la crise du coronavirus a infléchi la donne), il a réactivé les projets de construction de deux oléoducs, Keystone et Dakota, avec le Canada, bloqués par Barack Obama pour des raisons environnementales, tout en permettant au charbon de retrouver un certain lustre, malgré ses discutables pollutions. Il faut alors admettre que la problématique entre la vie économique et la décroissance écologique est à cet égard criante.
Parmi les financements fédéraux, il faut compter les collèges Black, les patrouilles frontalières, des parcs nationaux (donc en faveur de la nature et de la biodiversité), le doublement du financement de la lutte contre les incendies de forêt, 100 millions de dollars pour le logement des citoyens à faible revenu.
En ce qui concerne la Santé, il a non seulement imposé des baisses massive des prix des médicaments sur ordonnance, mais donné 100.000 dollars sur sa propre cassette pour financer un traitement contre le Covid 19.L’obligation tyrannique de souscrire à Obamacare a été supprimée, de façon à éviter un projet monopolistique, des coûts prohibitifs, et permettre une concurrence saine.
En ce qui concerne la Justice, 53 juges ont été nommés dans 13 cours des États-Unis, 205 juges à la Cour fédérale, 3 juges à la Cour suprême. De surcroit, le Présidenta déclenché une chasse à MS-13, le pire gang des Etats-Unis. Il a mené une lutte contre le trafic d’enfants, qui, selon des voix qu’il resterait à certifier, ne sont pas sans lien avec l'arrestation de Jeffrey Epstein puis celle de Ghislaine Maxwel.
Acharné à la défense du monde libre et de la civilisation occidentale face aux régimes totalitaires, qu’il s’agisse de l’Islam ou de la Chine communiste, Donald Trump n’a visiblement pas été compris par la plupart de l’Europe alors qu’Europe et Etats-Unis devraient rester des alliés naturels dans le cadre des démocraties libérales, alors qu’il a tenté, hélas sans guère de succès, de faire barrage au socialisme américain, pourtant d’une virulence inquiétante.
Comment peut-on imaginer élire un Joe Biden ? se demande Guy Millière. Une marionnette de langue de bois sénile, manipulée par une oligarchie dangereuse, voire pré-totalitaire (l’on censure Trump de Twitter à CNN), qui cherche et perd ses mots, confond sa femme et sa fille, a voté la politique pénale des trois coups abolie par Trump, a régné 40 ans comme sénateur puis vice-président sans que le chômage ait diminué. Et c’est à cet homme-là que va la préférence de la Russie, de la Chine, de l’Iran et de la Turquie…
Il est à craindre que les décrets de Joe Biden soient désastreux. Ouverture des frontières à l’immigration mexicaine (le Mexique étant l’un des plus violents Etats du monde) et depuis les pays islamiques terroristes, intégration de millions d’immigrés illégaux destinés à être naturalisés donc à voter démocrate, réintégrer l’accord de Paris sur le climat donc au dépens de l’économie américaine et au profit de la Chine non concernée, coup d’arrêt au pipe-line et à l’indépendance énergétique des Etats-Unis au profit de la dépendance auprès des Etats du Golfe persique, préférence accordée aux Palestiniens au dépens d’Israël, etc.
Il faut imaginer un nouvel essai fomenté par Guy Millière. Faut-il accorder crédit aux allégations de fraudes ? Cent millions de vote par correspondance, l’absence de carte d’identité obligatoire, des centaines de témoignages sous serment arguant de fraudes massives, des camions de bulletins trimballés, des machines à voter « Dominion » trafiquées et connectées à Internet, des milliers et milliers de votes Trump volatilisés dans les « swing states », des comtés et des Etats présentant 1,8 millions d’électeurs de plus que ceux en âge de voter, c’est ce qui semble ressortir malgré les dénégations. Face à de telles aberrations, un Guy Millière fulmine : les juges semblent ne plus assumer leur mission, n’ayant pas voulu examiner les preuves, jusqu’à la Cour suprême et au Vice-Président qui laissent passer ce que d’aucuns considèrent comme le couronnement d’un coup d’Etat signant la mort de la démocratie libérale américaine. Tandis que cinq cents éditeurs se liguent pour ne pas publier de livre de Donald Trump ou des membres de son administration, une « ombre totalitaire » pèse sur les Etats-Unis ; avec la complicité de Facebook, Twitter et autres GAFA gourmands de censure[6]….
Hélas le dernier acte de la Présidence Trump ne plaide guère en sa faveur : appeler ses partisans à manifester devant le Congrès lors des certifications de Joe Biden en se réclamant du vol de l’élection risquait bien d’amener des débordements, quoiqu’il ait appelé à « une marche pacifique », et n’ait pas appelé à une violence qu’il condamna ensuite, tant il faut se méfier de la foule et tant les Démocrates en seraient friands. Envahir le Congrès et le Capitole est un crime grave, déniant la démocratie, néanmoins plus près du chahut que de la tentative de putsch, quelques centaines de manifestants non armés n’en ayant guère les moyens (l’on s’émut bien moins lorsque des démocrates envahirent le même lieu en décembre 2017), loin des pillages et destructions ailleurs menés par les Antifas. Faut-il alors se demander pourquoi la police n’a su ou voulu empêcher une telle intrusion de grotesques factieux excédés par une élection qu’ils pensent être une injustice, alors que Washington a un maire démocrate et que le Pentagone a d’abord rejeté la demande de déploiement de la garde nationale ? À moins que, selon quelques témoignages, se soient infiltré des antifascistes (le F.B.I. ayant inculpé l’activiste de gauche John R. Sullivan qui incita les émeutiers à l’intrusion), d’autant que deux bombes ont explosé (sous le contrôle de démineurs) le même jour au siège du parti républicain et que, de plus, l’on imagine que l’on ne criera pas aux « violences policières », lorsque quatre personnes ont été tuées.… Faut-il craindre une sécession entre l’Amérique trumpiste et celle démocrate ? Reste que les Démocrates en s’indignant peuvent jubiler, pensant ainsi voir définitivement décrédibilisé Donald Trump et assoir leur triomphe à la Maison blanche et au Congrès. Certainement, pour restaurer leur brillant aux Etats-Unis, il faudra un autre candidat républicain en 2024, en espérant qu’il puisse être porté à la dignité suprême dans le cadre d’une intégrité électorale sans faille. Mais il ne faut pas vendre la peau de l’éléphant avant de l’avoir tué…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.