Ingeborg Bachmann : Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967),
traduit de l’allemand (Autriche) et présenté par Françoise Rétif,
Poésie Gallimard, 594 p, 13,50 €
Depuis 1973, Ingeborg a rejoint la « Grande Ourse ». En d’autres termes, l’éternité du titre de l’un de ses plus beaux poèmes, parmi cette anthologie, qui puise son titre dans l’« Invocation à la Grande Ourse ». On connait le destin météorique de l’autrichienne Ingeborg Bachmann, née en 1926, qui jouit très vite du succès poétique et romanesque, et s’éteignit dans le feu de son lit romain, à 47 ans. Celle qui fut l’amie de Paul Celan, à qui la lia une belle correspondance[1], trouve en ce richissime recueil bilingue, et au regard du lecteur français fasciné, la place brûlante qui lui revient au fronton de la poésie universelle.
Toute personne un tant soit peu sensible à la poésie ne peut que tomber d’admiration devant les ailes poétiques d’Ingeborg Bachmann. D’autant que depuis 1989 nous n’avions entre les mains qu’une anthologie[2] à peu près trois fois moindre que celle-ci : cette nouveauté non seulement est plus copieuse en ce qui concerne les recueils, mais aussi les nombreux inédits retrouvés (y compris en allemand) et conservés dans la Bibliothèque nationale autrichienne. Depuis ses seize ans, en une presque rimbaldienne précocité, sa quête du vers sensible et explosif ne se cristallise qu’en deux recueils publiés par ses soins : Le Temps en sursis, en 1953, et Invocation de la grande ourse, en 1956. Quoique lectures et revues mirent en lumière bien d’autres poèmes, sans compter les abondants feuillets posthumes de son appartement romain.
Pour grossièrement catégoriser son art, « Angoisses » et amour se partagent par éclats ses vers tendus jusqu’à se briser. En ce sens, un texte de jeunesse commence par « Demain je veux partir / et parcourir le vaste monde », continue par « je veux mettre le feu à ma maison », puis « je veux mettre ma tête dans mon cœur », pour s’achever par « Je veux être décédée », en une terrible préfiguration.
Celle qui « ne peux vivre sans ressentir la présence toujours / d’une étincelle de de feu clair […] cherche l’amour aux ultimes confins », fait ainsi sa « Profession de foi » poétique et existentielle. Certes, la rencontre, en 1948, de Paul Celan, est fondatrice, mais c’est d’abord à elle-même qu’Ingeborg Bachmann doit ses obsessions et ses fulgurances.
Jeune rebelle antinazie dans la Carinthie de 1944, ce dont témoigne son Journal de guerre[3], elle souffrira toujours de l’idéologie fasciste résiduelle en son pays et chez son père, mais aussi de la guerre froide et de la menace atomique. La poésie est alors libération et « refus de tout conditionnement, de tout embrigadement », pour reprendre les mots de Françoise Rétif. Les jeunes poèmes amoureux font place, dans Le Temps en sursis, à une remémoration douloureuse de l’Histoire, alors qu’ils reviennent dans la trainée de poudre lyrique qui incendie l’Invocation à la Grand Ourse. Du jeune Felician, au dialogue complexe avec Paul Celan, en passant par la liaison avec Max Frisch, l’élan amoureux ne s’interrompt guère, y compris lorsque cet échange se fait système d’échos et de répons, d’influences réciproques, avec l’auteur de Grille de parole[4]. « Rester au niveau biographique, qui est celui de l’échec de l’amour, occulterait la dimension poétologique de la relation à l’autre », affirme cependant avec une réelle pertinence Françoise Rétif.
« Nous éclairâmes l’obscur du bout de nos doigts », écrit Ingeborg en pensant à Paul… Pense-t-elle à Celan, lecteur privilégié, lorsque dans ce qui est un réel poème en prose (forme rare chez elle), « Le poème au lecteur », l’invocation est aussi sensuelle que spirituelle : « je veux éclater dans tes sens et ton esprit comme les veines d’or dans la terre » ? Pense-t-elle à lui encore, lorsque, dans « De l’obscur à dire », elle opère une orphique métamorphose :
Comme Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et face à la beauté de la terre
de tes yeux qui administrent le ciel
je ne sais dire que de l’obscur. »
Qui sait si les chants les plus bouleversants ne sont pas au sein des « Chants en fuite » ? Tel ce cri de déploration :
Il faut bien du talent, de la sensibilité pour traduire la langue elliptique, parfois brutale et cruelle, délicieusement déroutante, souvent caressante, d’Ingeborg Bachmann, riche d’allusions aux contes et mythes, aux philosophes et écrivains longuement cultivés, comme Heidegger ou Shakespeare. Pour « amputer » l’intraduisible, lorsque, par exemple, le français n’a pas de neutre, avoue avec humilité Françoise Rétif qui tente parfois la rime. Vers rimés, vers libres, ces deniers savent l’art du lyrisme intensément évocateur autant que la métapoésie :
« Dois-je affubler une métaphore
d’une fleur d’amandier ?
crucifier la syntaxe
sur un effet de lumière ?
Qui se creusera les méninges
pour des choses aussi superflues –
J’ai appris à prendre en considération
les mots »
L’on se souvient alors combien l’amande est une image hautement celanienne… Combien l’écriture est une lutte d’amour et avec l’ange, contre et pour le langage : « Moi avec la langue allemande / cette nuée autour de moi / que je tiens pour la maison / dérive à travers toutes les langues », écrit Ingeborg Bachmann dans « Exils ». Plus tard, les mots sont à la fois la métaphore de l’aimé et celle des poèmes :
« Adieu, vous les beaux mots, avec vos promesses.
Pourquoi m’avez-vous quittée ? Vous n’étiez pas bien ?
Je vous ai mis en dépôt chez un cœur, de pierre.
Faites là pour moi. Tenez bon là-bas, faites là pour moi une œuvre »
Si vous êtes à la Grande Ourse, chère Ingeborg, dans la « nuit velue, / animal à fourrure, aux yeux antiques, / yeux stellaires », n’ayez pas de regrets, sachez que cette œuvre est plus que faite : peut-être parfaite. En effet, vous avez les moyens de votre prétention : « J’ai du génie / là où d’autres / ont un corps ». De surcroit, grâce à vous nous savons que « les êtres humains sont infinis / ils ont le droit, comme moi, / de ne pas mourir. »
La généreuse préface de Françoise Rétif, le soin apporté à la traduction, aux notes, la surprise abondante des inédits, tout cela nous fait un peu regretter que Gallimard n’ait pas publié d’abord ce livre dans la collection « Du monde entier », au plus grand format. Ne rechignons cependant pas un instant devant notre plaisir autant sensuel qu’intellectuel : saluons dans cette abondante et sans cesse curieuse collection qu’est notre chère « Poésie Gallimard », un tel bonheur, si angoissé soit-il en ces vers aux ailes brisées. De l’auteure du roman-opéra inachevé Malina[6] (car elle écrivit des livrets pour le compositeur Hans Werner Henze), de nouvelles énigmes nous ravissent parmi les derniers poèmes retrouvés, comme cette « bouche ensauvagée » : « quand dans la bouche toujours ouverte la langue du désert / cherche ton humidité »…
Museu de Montserrat, Barcelona, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
Toni Morrison, le noir vous va si bien :
Délivrances, Love, du racisme à la rédemption
par le roman polyphonique.
Toni Morrison : Délivrances,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière,
Christian Bourgois, 200 p, 18 €.
Toni Morrison : Love, traduit par Anne Wicke,
Christian Bourgois 308 pages, 22 €.
« Nous mourons. C’est peut-être le sens de la vie. Mais nous faisons le langage. C’est peut-être la mesure de nos vies ». Ainsi Toni Morrison dévoilait le sens de son engagement littéraire, lors de son Discours de Stockholm[1], en 1993. Femme, noire, elle est née en 1931 dans l’Ohio, sous le nom de Chloe Anthony Woffor, pour se faire un nom de Prix Nobel, avec une œuvre romanesque qui va de L’œil le plus bleu, en passant par Beloved, jusqu’à ce récent Délivrances, qui ne se contente pas d’être un roman à thèse, qui nous délivrerait du panier de crabe du racisme, mais un intense conte psychologique doué d'une écriture touffue, vive et colorée. De livre en livre, roman polyphonique et réalisme magique s'allient pour tracer un cheminement historique qui, inspiré par les noirceurs de Love, culmine avec celles de Délivrances.
« Sa couleur est une croix qu’elle portera toujours ». Aussi Délivrances est une œuvre de noirceur et de culpabilité. Aussi bien pour la mère et le père, « mulâtres au teint blond » à la peau claire, que pour la petite Lula Ann Bridewell, élevée avec dureté par celle qui a été abandonnée ; car aucun des deux parents, presque blancs, n’a pu supporter cette naissance « noire comme le Soudan ».
Plus tard, Luna Ann, devenue Bride[2], est directrice régionale d’une entreprise de cosmétique. Car les regards jetés sur elle se sont métamorphosés : son intense beauté noire, toujours habillée de blanc sur le conseil d’un coach, ses capacités intellectuelles surtout, lui permettent une réelle ascension sociale. Comme si Toni Morrison tendait un miroir à la communauté afro-américaine : qui est la plus belle ce soir ? lui dit-elle. Car « le noir fait vendre ; c’est la matière première la plus en vogue du monde civilisé ».
Mais, outre le souvenir de cette relégation dans la noirceur par sa mère, un autre drame pèse sur la jeune femme qui croit pouvoir se racheter grâce à la compassion et à l’argent. Son enfance en effet a été marquée par une histoire criminelle et judiciaire : en toute fausseté elle a dénoncé, lorsqu’elle avait huit ans, parmi d’autres accusatrices, et pour complaire à sa mère, une institutrice prétendument coupable de pédophilie violente. Sofia Huxley, qui achève le cycle de ses années de prison, rejette alors violement son argent. C’est une beauté au visage dévasté, tuméfiée, qui ressort de la confrontation : la directrice de « Toi Ma Belle » ne se reconnait plus. « J’ai vendu mon élégante noirceur à tous ces fantômes de mon enfance et maintenant ils me la payent. », pense-t-elle.
La composition, quoique centrée sur Bride, fait alterner les voix, comme en une musicale polyphonie (ce qui n’est évidemment pas sans faire penser à Jazz[3]) : Brooklyn, sa collègue de travail, Sweetness, sa mère. Mais aussi Sofia : « Comment pouvait-elle s’imaginer que de l’argent liquide effacerait quinze ans d’une vie identique à la mort ? » Plus loin, ce sont Rain, l’enfant recueillie, puis Booker l’amant trompettiste de Bride dont on entend les récits et les pensées, voire le courant de conscience, jusqu’aux notes d’un journal intime. Ce pourquoi Toni Morrissonœuvredans la perspective du roman polyphonique, théorisé par Mikhaïl Bakhtine[4], et particulièrement sensible parmi les romans de Dostoïevski et de Faulkner.
Le deuxième axe de ce roman, hors l’évolution de la condition de la femme afro-américaine contemporaine, est la charge contre l’infamie de la pédophilie, à travers la petite Rain, prostituée par sa mère, à travers Adam, le frère de Booker, torturé, assassiné. Il entre ainsi en résonnance contre une autre atteinte à l’enfance, lorsque, dans Beloved[5], situé dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’ancienne esclave nommée Sethe reste marquée par la petite fille de deux ans qu’elle a égorgée. La violence, parfois insoutenable, ensanglante les romans de Toni Morrison, comme au sein d’Harlem, dans les années vingt, le couple Joe et Violette Trace assassine deux fois la jeune maîtresse du premier, parmi les pages les plus abruptes de Jazz. De cette violence noire, bien des personnages veulent se défaire grâce à la beauté, ne serait-ce que la petite héroïne de L’œil le plus bleu,[6] qui, si elle avait eu de tels yeux, aurait, imagine-t-elle, échappé au viol paternel. On devine qu’au-delà de la beauté physique de Bride, il s’agit d’atteindre quelque chose de plus, et de plus pérenne (pensons alors à cette femme qui est ancien Prix de beauté dans Tar baby[7]) : la beauté morale et intellectuelle, d’autant qu’amaigrie, sans seins, elle a perdu sa splendeur. Seule la réconciliation, au-delà des non-dits et des mensonges, avec Booker, lui permettra de retrouver et de sublimer ses atouts physiques et spirituels. Depuis Un Don[8], situé au XVIIème siècle, il faut alors rassembler les fragments épars d’une vaste épopée romanesque afro-américaine ; mais aussi d’une tarraudante analyse psychologique, d’une réelle réflexion morale sur les comportements humains, entre désir et obsessions.
Suivant le fil d’un récit à l’impeccable clarté, l’intrigue nous mène d’une délivrance à une autre : de l’accouchement inaugural à la libération des strates pulvérulentes du passé. Comme elle fait le lien entre la précision du réalisme et une pincée de merveilleux. Cette naissance de presque petite sorcière a son versant rationnel, celui d’une causalité génétique, ainsi que la figuration mentale de la réappropriation de son enfance et de son identité. Cependant la métamorphose (en quelque sorte inversée) qui voit Pride peu à peu perdre sa pilosité et ses seins, est-elle due au départ de son amant regretté, Booker, l’homme transporté par sa noirceur, sa « peau obsidienne » ; est-elle due à une « hallucination » ? Bride imagine un instant que la maison où elle recherche Booker est « l’antre d’une sorcière ». Tout ceci contribue au glissement vers l’esthétique du réalisme magique (quoique Toni Morrison n’aime guère cette appellation), au « retour magique de ses seins parfaits » auprès de l’amour retrouvé et augmenté.
Qui sait s’il fallait, en un respect minimal de l’auteur, garder le titre original, trop chrétien pour les pudibondes oreilles françaises : God Help the Child ? Dieu aide en effet Lula Ann. La polysémie du titre français, qui va de la « délivrance » pour l’accouchement, lors de la naissance qui préside à la première page, à la délivrance des préjugés liés à la couleur de la peau, n’est pas sans séduction. De même, Sofia trouve, après la venue de Pride, « la délivrance des larmes versées depuis quinze ans ». Le parfait entrelacement thématique ne néglige certes pas le luxe de la langue, les images vigoureuses. Comme lorsque Bride et Booker font l’amour : « Sobres comme des prêtres, créatifs comme des diables, ils inventaient le sexe. Croyaient-ils ».
La généalogie du racisme et de la condition noire aux Etats-Unis a toujours été le fer de lance émotionnel et obsessionnel de Toni Morrison : depuis les créatures de la traite négrière aux siècles précédents, parmi les pages de Beloved, son grand roman de l’esclavage, jusqu’à l’enfant noire de Délivrances dont la psyché fut viciée par le rejet maternel. C’est en ce sens que les fureurs, les pièges et les ressources de la mémoire sont mis en scène. Pourtant, en une sorte d’apaisement, voire de rédemption, une fois assumée la faute morale de l’enfance, Lula Ann parvient à se reconstruire, à envisager d’être enceinte avec sérénité. Est-ce aller trop loin que d’imaginer qu’elle est une sorte d’allégorie politique de l’Amérique en devenir ? « Ici-bas, au paradis », pour reprendre la conclusion de Paradis[9], il reste la tâche ardue et cependant délicieuse de vivre.
« Essayer de comprendre la malignité du racisme ne fait que le nourrir », écrit la plume de Booker. Est-ce le fond de la pensée de la romancière ? Pourtant « la fabrication d’une persona africaniste est réflexive ; c’est une extraordinaire méditation sur le soi ; une exploration vigoureuse des peurs et des et des désirs qui habitent la conscience de l’écrivain[10] », écrit Toni Morrison parmi l’un de ses essais.
Revenons en 2003, lorsque Toni Morrison publie son fiévreux roman du désamour, pourtant titré Love, libérant d’entêtants parfums de désir et de haine. Le lecteur qui s’attendrait à une histoire d’amour au sens convenu du terme courrait ici le risque d’être désarçonné. Espoirs, idylle, déceptions enfilés par une narration qui ne se poserait aucune question, voilà qui n’est pas le souci de Toni Morrison. Mais l’amour au sens de ce qui s’enlace comme un nœud de serpents brillants, sensuels et cependant étouffants, déchirés, voilà ce qui pourrait définir l’atmosphère et l’enjeu narratif de l’hôtel de Bill Cosey, de ses femmes et de sa descendance.
Car ici, aucun personnage ne peut vivre sans être englué d’une manière ou d’une autre dans l’orbite de Cosey, riche entrepreneur et propriétaire d’un hôtel au bord de l’Atlantique qui fit les beaux jours et les belles nuits de la bourgeoisie noire. Jusqu’à la jeune Junior, paumée déterminée qui parvient à se faire embaucher par Heed la veuve pour l’aider à écrire ses prétendues mémoires, et qui sera elle aussi fascinée par « l’Homme ».
Le portrait de Bill Cosey, magnétique, érotique, « égoïste et coureur de jupons », s’élève par-delà sa mort. Mais attention, terrain piégé. C’était « un homme remarquable, un chef-né, qui avait baissé la garde devant des femmes qui se haïssaient, et qui les avaient laissées détruire tout ce qu’il avait bâti ». Selon les diverses narratrices, l’une est « la créature la plus méchante de toute la côte », l’autre se voit « avec des fourmis rouges pour toute famille ». Les luttes sont sournoises, parfois physiques, symboliques, jusqu’à en venir aux mains devant la tombe pour savoir s’il faut « passer les diamants » au cadavre.
Cosey, une fois enterré sa première femme, n’a-t-il pas été jusqu’à prendre une sauvageonne de 11 ans qui « ne lui donna jamais le moindre têtard » ? Bientôt, le voilà retournant vers sa favorite, Celestial. Un fils mort, une folle complètent le tableau… « Chacune revendiquait un titre à l’affection de Cosey ; chacune l’avait jadis sauvé d’un désastre quelconque ou lui avait épargné un péril imminent ». Et Christine d’ajouter : « Cette maison était à moi, et tout d’un coup ce fut elle. » D’un tel « panier de crabes » femelles, de telles rancœurs et luttes de pouvoir, personne ne sort indemne. Car les rapports de parenté sont pour le moins complexes : Christine n’a-t-elle pas un an de plus que la dernière femme de son grand-père ? La jeune Junior, apparente observatrice se laisserait-elle piéger en ce miroir, ou tirera-t-elle son épingle du jeu ?
Écrire, pour Toni Morrison, c’est retrouver le chemin d’un monde clos, balayé par le temps « comme une vague qui, en reculant, abandonne derrière elle un texte de coquillage et de varech, éparpillé et illisible. » C’est ainsi qu’il faut tenter de lire et de repérer la polyphonie des voix des narratrices, de lire, avec avocats interposés, le sens indéterminé de ce testament griffonné sur un menu qui exacerbe les positions des femmes, celles qui ont tenté de régner par l’éros ou par la cuisine, et maintenant par la mémoire… Junior joue ici un rôle plus qu’étrange, car elle est celle qui relie le monde des morts et celui des vivants, une médium qui permet le passage de la voix de Bill Cosey vers celles des femmes, en quelque sorte héritières de sa monstrueuse personnalité. Ce pourquoi le réalisme magique innerve les fils non-linéaires de la narration.
Toni Morrison nous enjoint de se garder de lire avec des œillères féministes, ou avec celles qui consisteraient à répéter « black is beautiful ». Certes les femmes dominent ce Love, mais soumises, rongées par le fantôme d’un homme, d’un père. Quant à la négritude, même si les mouvements d’émancipation des Noirs sont là en filigrane, elle n’est rien sinon le sort ni plus ni moins positif que celui du commun des mortels. Tout noirs qu’ils sont, ils s’entre-déchirent pour un héritage, se haïssent et se désirent jusqu’à la folie. L’auteure de Beloved (certains voient en ce roman violemment lyrique, aux résonances de tragédie grecque, son chef-d’œuvre) casse nombre de clichés lénifiants. Depuis longtemps, au-delà de l’anecdotique ébène de sa peau, nous lisons sa chair et sa psyché, au-delà peut-être de l’influence de Faulkner, nous lisons la force, la détermination et la sensualité des voix qui sont celles des Afro-Américains autant que les nôtres. Ce dans une écriture touffue, puissante et rauque, qui attendra Délivrances pour trouver sa lumière noire.
Quand donc cesserons-nous d’attribuer à la couleur de la peau des vices et des vertus qu’elle n’a pas ? Pour enter notre judicieuse discrimination sur les seuls vices et vertus, sur les seuls méfaits et bienfaits ? Alors qu’il n’y a que des nuances de chocolat : chocolat blanc, noir, caramel… Ou, pour reprendre les métaphores de Toni Morrison, « quel que soit leur teint, de l’ébène au lait, en passant par la limonade ». Si l’on cessait de devoir se demander, ou de penser sans y penser que les hommes et les femmes ont la couleur de notre épiderme, au moins parmi nos romans, peut-être aurions-nous fait un grand pas vers l’humanité. Ce pas, c’est aussi celui de la langue éthique et poétique de Toni Morrison. « Ne te rappelles-tu pas d’avoir été jeune, alors que le langage était une magie sans signification ?[11]» La maturité lui a conféré à la fois la signification et la magie.
Saint-Michel tuant le dragon. Abbatiale de Saint-Maixent, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Chesterton, le géant fantaisiste
du roman policier catholique.
François Rivière : Le Divin Chesterton, Rivages, 224 p, 21 €.
Gilbert Keith Chesterton : Homme à la clef d’or,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Maurice Beerblock, Les Belles Lettres, 450 p, 14,90 €.
Gilbert Keith Chesterton :
Magie, traduit par Thierry Beauchamps, Rivages, 128 p, 7,50 €.
Gilbert Keith Chesterton :
La Sphère et la croix, traduit par Charles Grolleau, Rivages, 320 p, 9 €.
Gilbert Keith Chesterton :
L’Assassin modéré, Le meurtre des piliers blancs, Les Arbres d’orgueil,
traduits de l’anglais par Lionel Leforestier,
Le Promeneur, Gallimard, 144 p et 15,90 € chacun.
Dans le combat entre biographie et autobiographie, qui sera le vainqueur ? On aurait tendance à penser que Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) serait le mieux placé pour présenter ce même Chesterton. L’abondance, la précision et le style inimitable, peu amène pour les clichés, font de cet autoportrait le document furieusement vivant du géant excentrique anglais. Sauf que Le Divin Chesterton, de François Rivière, a le mérite d’être d’un abord plus aisé, plus synthétique, nous présentant « l’étrange usine de sa tête ébouriffée ». Cet « homme à la clef d’or » est en effet une usine incroyablement prolixe, d’où jaillirent un festival d’essais et de romans, au point de frottement détonant du catholicisme et de l’investigation policière. Si son détective iconique est le Père Brown, personnage récurrent de ses nombreuses nouvelles, et ange pourfendeur du crime, ses émules savent découvrir jusqu'à L’Assassin modéré, résoudre Le meurtre des piliers blancs ou l'affaire des Arbres d’orgueil...
Le jeune dessinateur et caricaturiste (dont François Rivière offre en têtes de chapitres quelques exemples), féru de contes de fées, doute de son orientation sexuelle, avant d’épouser chastement la dévouée Frances. Mais « la question du mal ne le quitte plus » ; ce pourquoi celui qui s’impose en chroniqueur-journaliste devient adepte du « socialisme chrétien ». Ce gros buveur bientôt obèse, parfois surnommé « Gargantua », se fait remarquer par ses essais brillants contre les préjugés intellectuels dans Le Défenseur. Biographe enthousiasme (aux citations peu scrupuleuses) de Browning et Dickens, critique passionné de William Blake[1], la « tête léonine » de Chesterton accouche d’un héros marquant : le Père Brown, étonnant détective en catholique soutane, qui, en de nombreux, spirituels et haletants récits, contribue formidablement à son succès. Ce à travers des recueils comme Le Club des fous[2] ou L’Incrédulité du Père Brown[3]. Où l’on découvrira, parmi bien d’autres, un titre fort énigmatique et affriolant : « Le poignard ailé ». À moins d’aimer rencontrer un autre détective imaginé par l’inépuisable littérateur : Gabriel Gale, fantaisiste débridé bien décidé à côtoyer la folie. Au point qu’un personnage du Poète et les fous avoue avoir « quelque chose de grave […] une maladie qui rend cet endroit terrifiant. – Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle aussitôt. Il y eut un court silence, puis il répondit avec flegme. – J’ai toute ma raison[4]».
Fort conservateur, l’écrivain multiplie ses positions contre le divorce, contre l’athéisme, ce « labyrinthe qui n’a pas de centre ». Misogyne, résolument opposé à Hitler, il dénonce les capitalistes, « princes de notre communauté », tout en s’opposant au socialisme de Wells et de Shaw. Le biographe cependant évoque l’antisémitisme, alors que l’auteur s’en défend de manière argumentée…
L’original autobiographique, prolixe, bourrée de notes éclairantes, perd en concision narrative ; mais en cet Homme à la clef d’or, ultime et posthume ouvrage, où « se remémorer » est un « tour de passe-passe psychologique », on trouvera le style unique de Chesterton : bons mots, circonlocutions, autodérision, paradoxes. C’est « une poignée de sujets, de types, de métaphores dépareillées », moins un récit qu’un « vivre en anecdotes » savoureuses, qu’un festival d’analyses et d’essais sur l’enfance, sur « l’art d’être un cancre », « d’être loufoque », sur l’amitié et les célébrités de son temps politique.
Chesterton avait bien en effet une « clef d’or » pour voir le monde : la foi. Son voyage à Jérusalem, contribue à sa conversion au catholicisme en 1922, dont il devient un propagandiste, assignant à son œuvre une mission moralisatrice. Conférencier inépuisable aux Etats-Unis, homme de radio percutant, il laisse de nombreux volumes d’essais, souvent inédits en français.
Infatigable, il échafauda de nombreux romans, dont le versant fantasque, voire burlesque, nous séduit encore aujourd’hui : comme l’inventif apologue qu’est La Sphère et la croix. Un dirigeable londonien abrite un « professeur Lucifer » et un « moine Michaël » qui s’affrontent avec un surprenant brio : « L’un de nous doit tuer l’autre ou le convertir ». La satire des fanatismes conduit le récit vers un asile kafkaïen incendié. Quoiqu’aventures, duels et poursuites de police servent la victoire de la « croix » et l’amitié des deux protagonistes réconciliés. L’allégorie manichéenne est dépassée, pacifiée. On lira également une « comédie fantastique » au rythme enlevé, Magie, dans laquelle un magicien (plus exactement un illusionniste) invité par un duc, séduit la jeune Patricia, alors que chacun cherche à connaître sa « vérité ». Car « il est bien plus extraordinaire d’expliquer un miracle que d’en causer un ». À moins qu’il s’agisse de la magie divine…
Le miracle, pour rester en son vocabulaire, est que les livres de Chesterton ne tombent jamais dans le prêche de grenouille de bénitier. Son fameux enquêteur, le rond Father Brown, dénoue les mystères inquiétants des pires criminels avec un sens du réalisme exact, une ingéniosité intellectuelle rare, un humour pince sans rire et une solide conviction théologique : il est de son humaine mission de traquer les envoyés du Mal qui infestent l’humanité. Les secrets magnifiquement maîtrisés de l’intrigue policière côtoient dans ses dizaines de nouvelles la fable métaphysique.
La fable chestertonienne peut également se révéler politique. Ainsi « le crime du communiste » est une nouvelle dans laquelle ce dernier « voulait détruire les dix commandements, exterminer la religion et la civilisation à qui il devait tout. Il criait haro sur le droit de propriété, le bon sens et l’honnêteté ». Mais le Père Brown ajoute : « Bien sûr le communisme est une hérésie, mais ce n’est pas une hérésie que vous acceptez les yeux fermés. C’est le capitalisme que vous ne voyez plus, ou plutôt les vices d’un capitalisme qui a pris les traits d’un darwinisme suranné[5] ». On devine que notre talentueux détective, n’est pas aussi sagace dans le domaine de la philosophie politique, en mettant sur le même plan ces deux systèmes économique. Si le second n’est pas indemne de tout péché, il a permis, au contraire du premier, et permettra encore, un développement humain considérable… Que proposer, lorsque l’on est Chesterton, pour humaniser le capitalisme ? Eh bien, comme dans Le Retour de Don Quichotte[6], les méthodes de travail de la chrétienté médiévale : voilà qui va solutionner les conflits mis à jour par une grève industrielle ! Indubitablement l’humanité, et particulièrement le monde contemporain, ont besoin du merveilleux : le déraisonnable est au service de la raison. Devons-nous nous contenter de sourire de telles billevesées romanesques ?
On trouve cependant parmi les récits de cet excentrique anglais une curieuse portée prophétique ; que l’on croit d’abord ne pas devoir prendre trop au sérieux. Loufoque est bien, entre autres exemples, un roman tel que L’Auberge volante, roman de chevalerie contemporaine publié en 1914, dans lequel ces institutions que sont les pubs britanniques sont attaquées par un Islam invasif revendiquant une « polygamie supérieure[7] ». Car un tyran local, influencé par un fanatique musulman, est décidé à imposer un ordre moral corseté. Il faudra un chevalier donquichottesque, en l’occurrence Patrick Dalroy, rentré d’une campagne militaire fabuleuse contre les Turcs, pour rétablir la liberté essentielle de la dive bouteille. Sombre ou grotesque prémonition ?
Bien trop méconnu par les inconditionnels du genre, notre Chesterton est pourtant un spécialiste de la littérature policière. Les amateurs ne doivent pas méconnaître celui qui apparait exclusivement dans des nouvelles, aux nombre impressionnant de cinquante-deux[8], le fameux Père Brown, enquêteur rondouillard, un peu rustique et néanmoins d’une sagacité à toute épreuve, qui peut concurrencer sans démériter le célèbre Sherlock Holmes. Ce curé fait évidemment preuve de sagesse, non sans un certain humour bien anglais. Le romancier prolixe, aussi à l’aise dans le fantastique que dans les exploits de détectives, l’essayiste et philosophe chrétien n’a pas fini de nous surprendre ; et pour ce faire, voici un roman et deux recueils totalisant cinq nouvelles inédites en enquêteurs et criminels et victimes surprenants.
L'on se demande bien comment un assassin peut-être « modéré »… Une tentative de meurtre effraie la colonie britannique de Polybie : elle vise le Gouverneur « Tallboys Haut-de-forme ». Viennent alors compléter le tableau : le fort intelligent précepteur d’un enfant intellectuellement attardé, un homme à « l’ombrelle verte » qui est un de ces «menteurs qui disent la vérité », un ecclésiastique fasciné par l’apocalypse, un Vice-Gouverneur capable de « chevaucher la tornade » de la répression. Une rivalité politique oppose les deux premiers devant Barbara, une jeune fille « garçonnière » et fort sensible aux qualités morales du précepteur. Jusqu’à ce que « l’assassin modéré » disculpe les plus suspects devant le chef de la police. Il n’a pas tué mais blessé le Gouverneur avec, dit-il, l’objectif de modérer son gouvernement. Le précepteur n’a-t-il avoué que pour protéger son élève qui avait motif d’en vouloir à son oncle le Gouverneur ou ne l’a-t-il blessé que pour éviter qu’il soit par ailleurs tué ? Derrière le récit policier parfait qu'est cet Assassin modéré se profile une fine et synthétique lecture des personnalités et des mœurs, une philosophie politique plus que pertinente.
Entre « Le pari du squire Vane » et « Le mystère du puits », « la chasse de la vérité » est l’objet de cette longue nouvelle ou court roman qu’est Les arbres d’orgueil. Si l’on sait que le Sieur Vane est un homme d’un bon sens affirmé et qu’il se heurte à une population locale férue de merveilleux, on ne peut qu’être intriguée par son entrée nocturne dans un bois célèbre pour ses pouvoirs maléfiques. Evidemment, jamais il ne reviendra. L’enquête est menée cette fois par un poète et un critique américain qui vont faire assaut de raisonnements et d’investigations. On apprendra alors comment l’on fabrique un cadavre au pays des « arbres paons ». Le combat entre superstition et raison est édifiant…
On lira avec une gourmandise de spécialiste du genre policier la parodie de l’enquête basée sur l’observation scientifique chère à Sherlock Holmes dans Le meurtre des piliers blancs. Car deux détectives concurrents se doivent d’élucider le meurtre d’un philanthrope. L’un conclue : « Est-ce que tu crois encore que les détectives privés enquêtent sur les criminels en flairant leurs lotions capillaires ou en comptant leurs boutons ? (…) Leur connaissance des criminels vient de ce qu’ils sont eux-mêmes des demi-criminels ».
Etonnant et sémillant bonhomme, Chesterton sut unir une joyeuse argumentation philosophico-religieuse et de piquantes qualités de narrateur et de dialoguiste. Avec une œuvre romanesque aux marges de la fantasy et du thriller, celui qui fit rire Kafka préfigure bien des développements de son siècle littéraire, préparant le genre populaire et auparavant méprisé de l’investigation policière à une nouvelle et noble reconnaissance : « le roman policier est l’Iliade de la grande ville[9] », affirme-t-il avec un bel aplomb. L’écriture de Chesterton, incroyablement précise et évocatrice, d’une logique et d’une psychologie imparables, ne dédaigne pas l’ironie pour dresser un tableau social aussi coloré que pénétrant. On comprendra sans peine l’intérêt de découvrir ce prince de la finesse intellectuelle en rappelant l’éloge formulé par Borges : « Aucun écrivain, peut-être, ne m’a procuré autant d’heures heureuses que Chesterton ». L'on se doute que le compliment n'aurait pas réussi à faire monter ce dernier au sommet des « arbres d'orgueil ». Malgré l’avis dégoûté d’Orwell qui se pinçait le nez devant ses controverses religieuses passablement rassises, Borges n’a-t-il pas salué les labyrinthes policiers de Chesterton, qui est pour lui « le meilleur héritier de Poe[10] »…
En l’identité tout voudrait, selon son étymologie, être identique. La France serait alors identique à elle-même, à son essence, à l’idée que l’on s’en fait, et chaque Français identique à autrui selon des traits immédiatement reconnaissables, voire transcendants… Cependant, l’identité française, on ne l’ignore pas, dépasse la nation, tant au-delà des frontières de l’hexagone persistent des Français, Belges, Suisses, à Londres, en Afrique… Au-delà donc d’une nation, il s’agit d’une langue, d’une histoire, d’institutions, d’une culture, de paysages, de modes de vie : monolithiques et fermés sur eux-mêmes, ou en expansion, ouverts, mobiles et accueillants… En son méli-mélo de réalités et de fantasmes, que vaut notre identité française devant les défis que sont la mondialisation, l’immigration ? Peut-elle se perpétuer, s’enrichir, se magnifier, ou se dissoudre, s’abattre, enfin ?
Que faut-il entendre par ce concept d’identité de la France ? Ce à quoi tente de répondre Fernand Braudel : « sinon une sorte de superlatif, sinon une problématique centrale, sinon une prise en main de la France par elle-même, sinon le résultat vivant de ce que l’interminable passé a déposé patiemment par couches successives, comme le dépôt imperceptible de sédiments marins a créé, à force de durer, les puissantes assises de la croûte terrestre. En somme un résidu, un amalgame, des additions, des mélanges. Un processus, un combat contre soi-même, destiné à se perpétuer. S’il s’interrompait, tout s’écroulerait ». Plus bas, l’historien ajoute : « il est certainement vain de ramener la France à un discours, à une équation, à une formule, à une image, à un mythe[1] »… L’on sait que ce dernier, dans L’Identité de la France, interrogea l’histoire et l’espace, la démographie, l’économie, les techniques et les traditions, le dynamisme du capitalisme. Omettant cependant la France de Racine et de Proust, celle de Rameau et de Monet…
Certes l’on saura reconnaître l’identité française à nos campagnes hérissées de clochers, aux rives de la Seine parisienne, aux châteaux de la Loire, à nos boulangeries, à notre champagne et notre bordeaux, à notre gastronomie, à notre galanterie et notre diplomatie, à moins que ces dernières soient surévaluées et mises à mal. Bel héritage à préserver, à faire fructifier et augmenter. Mais quand nos lettres sont latines, notre démocratie grecque, notre chocolat ivoirien, notre thé indien, nos sushi japonais, quand nos chiffres sont arabes (mais plus exactement indiens), nos logiciels américains, nos smartphones californiens, coréens ou chinois, nos bibliothèques délicieusement lourdes de traductions parfois exotiques, aurions-nous la présomption de claironner que nous ne sommes que Français ? La mondialisation n’efface pas l’identité française, mais l’enrichit, qu’il s’agisse de technologies ou de nouveaux chefs d’œuvre littéraires, musicaux ou filmiques.
Un héritage national, culturel et politique ne peut jamais être tout immaculé ou tout souillure. Si la Saint-Barthélémy et la contribution au commerce triangulaire de l’esclavage, le génocide vendéen et la Terreur, l’affaire Dreyfus et la collaboration, les maladresses désastreuses de la colonisation, le rôle trouble joué au Rwanda et la décision dommageable d’abattre Kadafi en Lybie font partie de notre histoire, ils doivent être regardés pour ce qu’ils sont. Sans pourtant que l’identité de la France, pas pire à cet égard que d’autres, voire moins infâme, soit obérée par une excessive culpabilité, une repentance contre-productive qui consisterait à jeter le bébé avec l’eau bien sale du bain…
Hélas, quand dans les banlieues perdues de la Républiques se faire traiter de « Français », plus exactement de « céfran » est une insulte, il est clair que le blason de la France est à redorer avant de pouvoir être de nouveau respecté. L’identité française, comme toute identité nationale, se construit à partir et autour de sa police et de son armée. Quand la police, depuis mai 68, voire bien avant, est sans cesse décriée comme fasciste, en dépit de ses bévues, brutalités et incapacités de résolutions des crimes et délits, sans cesse interdite, caillassée, voire quand ses commissariats et gendarmeries (une vingtaine en juillet 2015) sont attaqués jusqu’à l’arme lourde dans les banlieues perdues de la République par des « bandes de jeunes », il est évident que le renversement des valeurs contribue au remplacement de l’identité française, républicaine de la civilisation par l’identité de la barbarie. A moins qu’il faille aller jusqu’à se demander si une infiltration de la police et de l’armée par des « jeunes issus de la diversité » puisse être indolore…
Certaines voix s’élèvent pour regretter que l’armée de métier moderne ait évincé le service militaire, qui, quoique décrié pour sa ridicule inutilité à l’échelle individuelle et collective, sans compter son coût, permettait à chaque homme ou presque, à chaque famille d’avoir un lien personnel avec les forces du pays et leur nécessité. Ce dont témoigne encore le défilé du 14 juillet, car en ce sens la France est un des rares pays au monde à mettre en scène un défilé militaire sur sa plus belle avenue à l’occasion de la fête nationale. Quoique, ostentatoire et sûr de lui, il ressemble trop à une propagande grotesque pour y croire suffisamment, lorsqu’à quelques kilomètres des Champs Elysées, le Tartare de quelques arrondissements de Paris et de banlieues décérébrées organise à l’envie incendies de voitures, émeutes et pillages, embryons déjà trop mûrs de guérilla urbaine, évidemment celés, euphémisés, tolérés de fait, en conséquence encouragés par la lâcheté, l’opportunisme et l’électoralisme du pouvoir qui n’en est plus un. Ainsi le respect dus à une police et à une armée intègres doivent contribuer à ce que le territoire de l’identité française ne devienne pas un champ de mines et d’attentats comme l’Afghanistan.
Accueillir au sein de l’identité plurielle française des migrants que la guerre a chassés de leurs terres parait d’abord un devoir moral républicain, une charité chrétienne, un humanisme universel. Certes.
Mais avec deux réserves. D’abord que leur nombre reste mesuré de façon à ce qu’ils ne recouvrent, ne dispersent, n’effacent l’identité (même polymorphe) du pays et du continent d’accueil. Ensuite, et plus grave encore, qu’ils n’amènent pas avec eux un bagage culturel invasif et intolérant contrevenant aux libertés de pensée, d’expression, politiques et en particulier féminines, telles qu’elles fondent les Lumières européennes, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (sans omettre la déclaration des droits de la femme d’Olympe de Gouges), telles qu’elles fondent une démocratie libérale incompatible avec l’Islam[2].
En 1939, quelques centaines de milliers de réfugiés républicains espagnols ont afflué en France, de même pour les Pieds noirs venus d’Algérie dans les années soixante, de même pour les boat people vietnamiens et autres Chinois dans les années soixante-dix. Ils se sont adaptés, en contribuant à la vie économique, autant que faire se peut sous le croissant boisseau socialiste. On ne peut en dire tout à fait autant des Musulmans. Si un pourcentage non négligeable travaille et profite de l’éducation pour se qualifier et s’intégrer, une frange difficile à évaluer ne prospère que dans la délinquance, l’auto-ghettoïsation, le radicalisme religieux, parmi des poches exponentielles de banlieues… Regardons alors ces réfugiés venus du Moyen-Orient et de l’Afrique : environ 70 % d’hommes jeunes et célibataires, peu d’enfants, peu de femmes, souvent voilées avec plus ou moins de rigueur !
Claude Lévi-Strauss avait dès 1984 cette prescience : « il m’a fallu rencontrer l’Islam pour mesurer le péril qui menace aujourd’hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre image, de m’obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane.[3] » Plus tard, il ajoute, lors d’un entretien : « J’ai commencé à réfléchir à un moment où notre culture agressait d’autres cultures dont je me suis alors fait le défenseur et le témoin. Maintenant, j’ai l’impression que le mouvement s’est inversé et que notre culture est sur la défensive vis-à-vis des menaces extérieures, parmi lesquelles figure probablement l’explosion islamique. Du coup je me sens fermement et ethnologiquement défenseur de ma culture[4] ».
Joan Blaeu : Atlas maior, 1665.
L’identité c’est d’abord un visage. Celui du drapeau national qu’il est suspect, au contraire des Etats-Unis, d’exhiber à sa fenêtre sous peine de passer pour un thuriféraire du front National. A évacuer le national on ouvre grand la porte au Front National. Un visage également lorsqu’il s’agit de l’enfermer entre les parois du hidjab, de le couvrir sous la burqa, de le nier, alors que notre police est contrainte de fermer les yeux sur son exhibition aux dépens d’une loi qui n’est guère appliquée. C’est bien le visage de la France et de la Française, de l’Occident et de la femme occidentale qui est ainsi avili, obéré, en dépit de la Sainte-face du Christ sur le voile de Véronique, en dépit de la tradition picturale et sculpturale du portrait depuis l’Antiquité gréco-romaine, jusqu’à la photographie, en passant par les portraits d’Ingres et d’Elizabeth Vigée Le Brun.
Et pourtant le Salon Musulman du Val d’Oise, par exemple, n’oublie pas un instant son prosélytisme religieux, son antisémitisme et sa misogynie, ordonnant une soumission de la femme indigne des droits de l’homme.
Faut-il alors imiter l’Australie qui raccompagne les bateaux de migrants d’où ils viennent ? Mais il s’agit d’une île et d’une nation unique, ce que l’Europe n’est pas. De surcroit leurs migrants économiques, voire prosélytes, ne fuient pas une guerre.
Pourquoi les Etats Musulmans richissimes, telle l’Arabie Saoudite, ne reçoivent-ils pas les réfugiés et préfèrent financer pour eux des mosquées dans les pays européens et en particulier en Allemagne, dont la démographie native est en chute libre[5]?
Parce qu’au-delà des migrants consubstantiellement avides de liberté et de travail (alors que les 10% au bas mot du chômage français ne les y encouragent guère), à moins qu’il s’agisse de désir d’assistanat (l’allocation mensuelle de subsistance pour le demandeur du droit d’asile peut aller jusqu’à 718 €, sans compter la Couverture Maladie Universelle), la parabole du cheval de Troie de l’Odyssée d’Homère[6] est parlante : avec notre concours, un pourcentage, même minuscule et néanmoins terriblement dangereux de djihadistes terroristes éclaireurs du califat les infiltre d’une part, et, d’autre part, leurs cohortes d’adeptes de l’Islam n’amènent pas leur bréviaire d’un Islam des Lumières, mais celui d’une langue invasive et guère affamée de maitriser celle du pays d’accueil, du rituel halal, du voile, cet « uniforme idéologique » venu d’un « contexte patriarcal et phallocratique[7] », de l’oppression des femmes, des mariages forcés, de la polygamie, de la loi du talion et de ses infâmes châtiments corporels, de la charia enfin, qui parmi ses degrés divers peut devenir une « justice au service de la terreur[8] »… Quoiqu’il faille se garder de choir dans la généralisation abusive, il est loisible de se demander s’il s’agit d’accueillir de malheureux et valeureux migrants ou le fer de lance prolifique d’une invasion destinée à coloniser et islamiser l’Europe, jusqu’au Québec et ailleurs… Ce sur quoi ne se privent pas de nous avertir avec vigueur et pertinences des voix elles-mêmes venues de l’aire arabo-musulmane : comme Boualem Sansal avec son roman 2084[9] qui dénonce un totalitarisme plus ambitieux encore que ceux que le seul XXème siècle a connu, ou l’essayiste Ibn Warraq, dont l’argumentation imparable anime son Pourquoi je ne suis pas musulman[10].
Est-ce à dire qu’il faut préférer les migrants chrétiens assyriens, les yazidis, les coptes, les baha’is, ces premières victimes du califat islamique (en tous cas nous ne devrions pas les oublier un instant), et bien sûr les athées, les esprits libéraux ? S’il faut faire un choix (et il sera délicat de trier le bon grain de l’ivraie), et pas uniquement selon des critères confessionnels, et en se souvenant que républicains espagnols, Pieds noirs et Boat peoples asiatiques n’ont guère été des fauteurs de troubles, que les Portugais forment encore le premier contingent d’immigrés, c’est pour valider le fait avéré que l’immigration (et son communautarisme) n’est pas un problème, si toutefois son chiffre reste assez modéré pour ne pas faire basculer les équilibres culturels de l’identité élargie de la France et de l’Europe, voire de l’Occident, mais aussi qu’une part de l’immigration venue de l’aire arabo-musulmane, voire sahélienne, est à même de saper les valeurs sur lesquelles l’Occident est assis, depuis au moins les Lumières…
Si en 2008 l’immigration formait 8,4% de la population (un chiffre somme toute modéré au vu de pays voisins, dont l’Allemagne avec ses 13%), « la somme des personnes immigrées et de leurs enfants représente 20% de la population française », quand ceux « d’origine européenne et africaine représentent chacun 40% environ de l’immigration totale[11] ». Les chiffres ne paraissent ainsi pas effrayants, mais ils sont à relativiser devant l’afflux de ceux fuyant la Syrie, l’Erythrée, la Lybie et autres contrées voisines, mais aussi les Balkans, quoiqu’ils préfèrent à la France des destinations économiquement plus généreuses et pour eux fourmillants de réseaux déjà installés, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède gangrenée. Mais l’absence de mixité résidentielle en territoire pseudo-français (en des quartiers où la police ne pénètre plus guère), l’activisme prosélyte de l’Islam, la culture de l’honneur, du mâle dominant homophobe et misogyne ont de quoi inquiéter raisonnablement. De surcroît, en observant la jeunesse française, « on tremble en imaginant aujourd’hui que c’est un quart d’une génération qui frise l’illettrisme[12] ». Il est à craindre que, comme dans les prisons où l’on sait que près de 70% des individus incarcérés sont musulmans, cette dernière population fort peu diplômée soit concernée de trop près par une carence éducative grave, dont les conséquences pourraient être culturellement désastreuses…
Au-delà d’une problématique nationale, largement fantasmée, voire passablement obsolète, à l’exception de la question linguistique, l’identité française n’est pas séparable d’une identité européenne, occidentale issue de la démocratie et de la république gréco-romaines, du christianisme et surtout des Lumières. C’est cela qu’il faut voir perdurer et s’étendre pour le bien des peuples et des individus. En ce sens nous nous sentons plus proche de la culture japonaise telle qu’elle a pu évoluer vers la démocratie que vers l’inculture et la tyrannie d’un califat. On ne gagnera rien, sinon de dangereuses crispations, à regretter, pire à vouloir ranimer, le piètre paradis fantasmé des années soixante et de l’entre-soi gaullien. Aller de l’avant en cultivant tant nos particularismes qu’un cosmopolitisme vivifiant, ranimer une culture économique et scientifique libérale créatrice de richesses et d’emplois feront beaucoup pour relever tant les défis de la mondialisation que de l’immigration. A la condition expresse de ne pas transiger sur nos valeurs de liberté issues des Lumières et de repousser, non pas les hommes, sauf s’ils sont criminels, mais l’obscurantisme d’un communautarisme régressif et invasif.
David Foster Wallace : L’Infinie comédie (Infinite Jest)
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline, L’Olivier, 1488 p, 27,50 €.
Le Roi pâle, traduit par Charles Recoursé, J’ai lu, 736 p, 9,90 €.
Précédés par une réputation souterraine, complice et complaisante, chuchotée entre initiés, ou bruyante, trop comminatoire, certains romans attendent parfois longtemps le défi de la traduction. Défi enfin relevé par David Kerline en nouveau Sisyphe, dix-neuf ans après la parution américaine, pour Infinite Jest, quoique le titre français paraisse insister sur un comique très discutable au lieu de la « plaisanterie », voire du « jeu », attendue… S’agit-il de la comédie du génie, singé par un post-lycéen, tennisman post-boutonneux, esbroufeur et dépressif ? De toute évidence, singeant l’infini avec ses presque 1500 pages, elle ne parvient pas -qui le pourrait ?- à la dimension cosmique de cet infini annoncé. Le pathétique apprenti écrivain s’est suicidé au pied de la ruine romanesque dont l’édification impossible, à moins qu’il en fut puérilement et vaniteusement satisfait, ne résiste pas à l’examen. À moins qu’il s’agisse là justement de la pureté négative et réalisée du projet aux lueurs splendides…
Hal Incandenza est-il un génie ? Il semble incollable autant sur la grammaire prescriptive que sur le fouriérisme, évidemment sur « le symbolisme tertiaire dans l’érotique justinienne ». En attendant, le jeune prodige du tennis semble avoir du mal à réussir son admission à l’université, plus exactement à Enfield Tennis Academy, où l’on suit également des « cours de Divertissement ». Résultats peu flatteurs, malaise devant la commission, sans compter son amour de la « défonce », et son obsession du « mal radical », le personnage central semble bientôt atomisé par des personnages parasites, comme un médecin Saoudien loufoque bientôt assassiné, et, plus tard, le « gourou du fitness » ou « Madame Psychose ». Quand apparait son frère Orin Incandenza, obsédé par les cafards et « l’étreinte autour de la gorge de son âme », rêvant « de la tête coupée de sa mère liée à la sienne tel un phylactère ». Avant de proposer un retour en arrière dans lequel le père, le Dr Incandenza, épouse une bombe sexuelle, le Dr Avril Mondragon… Telle est la base de lancement d’un roman qui ambitionne l’état vibrionnant du missile atomique de la littérature.
Peu ou prou, et au détour de quelques centaines de pages, trop souvent oiseuses, bavardes, creuses, inconséquentes, une intrigue finit par s’esquisser. En un futur passablement proche (« une époque postsoviétique et postjihad »), l’immense fédération formée par l’union du Canada et des Etats-Unis abrite la famille Incandenza, au carrefour d’une élite universitaire cernée par les médias, la surconsommation et la pléthore de drogues. James, le père des trois rejetons, qui « s’est donné la mort en introduisant sa tête dans un four à micro-ondes », aurait commis une vidéo aux pouvoirs d’addiction fatale considérables, intitulée, justement, Infinite Jest. Une organisation occulte de séparatistes québécois ne rêve alors que de s’en emparer…
Outre Hal, et Orin, les deux sportifs, Mario est une sorte de cinéaste parodique de son père, puisqu’héritant du mythique et sophistiqué matériel paternel. Né difforme, il est hélas « ratatiné, saurien, homodonte ». L’action, si l’on peut parler d’action au cours d’une logorrhée souvent bien peu dynamique, d’une cohérence pour le moins erratique, et plus exactement les quelques vagues de conversations et les nombreux récits diversement monolithiques, se partage entre l’académie de tennis d’Enfield, Massachusetts, un centre de désintoxication de Boston, une montagne au-dessus de Tucson.
Chacun des chapitres est titré, comme un journal, parmi l’« Année des sous-vêtements pour adultes incontinents dépend ». Comme si, en cette gratuite provocation (mais on comprend plus tard qu’il s’agit d’un moyen pour le spectateur de ne pas quitter le fauteuil du divertissement), c’était l’incontinence verbale de l’auteur lui-même qui était auto-fustigée ; comme est dénoncée l’incompétence du monde des adultes, en une gigantesque satire. De même, l’Organisation des Nations d’Amérique du Nord, qui a pour acronyme ONAN, est porteuse d’une intention satirique, cinglant la pente onaniste de la population. Hélas, avant de prendre conscience de tels objectifs romanesques, il faut en ce bric-à-brac confus, se farcir des narrations et des portraits particulièrement statiques, des lettres, des articles de presse, une dissertation d’Hal sur les héros des séries policières, des dialogues dépourvus parfois de la moindre ombre d’intérêt, qui, incidemment, débouchent sur une justification forcenée du tennis et de l’entrainement intensif au nom d’un collectivisme que le lecteur pourra trouver totalitaire. Ainsi le tennis permet devenir un « joueur collectif dans une plus vaste arène : le chaos moral plus subtilement diffracté du dévouement civique dans un Etat » est opposé au « plaisir béat de l’individu seul ». Soudain, la portée de l’opus s’en trouve grandement améliorée…
De même, le discours de Marathe, activiste du séparatisme québécois, et membre des « Assassins en Fauteuils Roulants », fustige l’individu « fanatisé par le désir, un esclave des sentiments de votre petit moi individuel subjectif ». Sauf que le lecteur peut y lire la connivence des organisations sportives, révolutionnaires et étatiques, promptes à vouloir à toute force contraindre et encager l’individu libre… Il est d’ailleurs légitime de supposer que les paroles de Steeply, en conversation avec ce même Marathe, soient le reflet de la pensée de l’auteur de leurs jours romanesques : « je crois que j’en suis resté au vieux rêve américain, aux idéaux fondamentaux. Le refus de la coercition, de la tyrannie, de la terreur, la lutte pour la liberté de conscience et d’opinion ». Mais aussi « l’utilitarisme » et sa maximisation des plaisirs…
Qu’est-ce que cette « cartouche de Divertissement », conçue par James « Soi-Même », ce film « anti-Divertissement », ce « Divertissement si splendide qui tuera celui qui le regarde », censé « contrer la létalité » de l’omniprésent Divertissement, cet « antidote contre la séduction du Divertissement » ? Une arme de libération massive contre une « nation emmurée », dont les séparatistes rêvent de se saisir comme d’un gaz terroriste à répandre… Orin, quant à lui, ayant lâché le tennis pour le football, n’aime guère « le cinéma, les cartouches et le théâtre et tout ce qui le réduisait à un rôle de simple spectateur grégaire ». Comme on le comprend !
L’infini de l’opus est sans nul doute à mettre en relation avec un essai de David Foster Wallace sur l’infini selon le mathématicien Cantor, Everything & more[1], dans lequel il s’intéresse au paradoxe de Zénon et à ses intervalles infinis au sein d’un mouvement. En effet le tennis est comparé à « un continuum cantorien d’infinités de coups et de réponses possibles, cantorien et beau parce qu’infoliant ». Ce pourquoi l’on a effectivement la sensation de ne guère avancer en cet espace romanesque non euclidien, où se succèdent infiniment activités sportives compulsives, parfois sexuelles, mais aussi addictions, désintoxications, sevrages, rechutes, dans les griffes de l’alcool et de la drogue. Le défilé des déchéances sordides de comparses comme Poor Tony, sans oublier des scènes de baston et d’overdose infâmes, ornées du langage adéquat, est proprement vomitif, hyperréaliste, voire complaisant. De même les listes exhaustives de conseils et de précautions d’usage, les typologies des usagers chamarrées de tatouages, les confessions des personnalités détruites en voie de sevrage parmi les centres de désintoxication peuvent passer pour l’ange du bizarre d’un poème en prose ou pour un manuel de sociologie pour amateur de paumés et autres traumatisés par les addictions les plus crades. L’énumération boulimique, compulsive, visiblement documentée avec une exactitude affolante, peut également passer pour une acmé de la culture junkie et underground américaine. De surcroît, et s’il en était besoin, la dimension encyclopédique de ce roman prétendument total veut trouver sa caution dans les 150 pages de « notes et errata » (elles traduites par Charles Decoursé). Ce sont des extensions prolixes et informées, sur les drogues, les médicaments, la « filmographie » in extenso de James O. Incandenza, sur le « séparatisme québécois »…
De loin en loin, d’heureuses formules perlent sur la page. Après une nuit d’hallucinogènes, celui qui fait partie « des jeunes gens génétiquement programmés pour avoir un problème de drogue secret », « Hal affirmait que l’aube semblait conférer à sa psyché une espèce d’aura pâle, une luminescence ». De même les films tournés par James et son fils Mario, caméra visée sur sa tête difforme, font l’objet d’ekphrasis généreuses, de grotesques et inquiétantes parodies du cinéma d’art et d’essai, tel celui qui ne filme en direct que ses propres spectateurs, tel « Sœurs de sang ou la religieuse dure à cuire », entre bikers, rédemption, combats sanglants et catharsis…
D’heureux et fascinants moments clefs explosent parmi la kyrielle des pages : Joelle, une « majorette d’une beauté actéonisante », fascine Orin au point qu’il se sente victime du « complexe d’Actéon […] à savoir une sorte de profonde peur phylogénique de la beauté surhumaine ». Hélas cette Joelle van Dyne avec qui il va bientôt emménager deviendra l’étrange porteuse d’un voile de lin blanc, à l’instar du pasteur au « voile noir » d’Hawthorne[2], adepte de surcroit de « l’Association des Hideusement et Improbablement Difformes », confirmant que la beauté suprême confine à la difformité : « Je suis si belle que j’affole quiconque est doté d’un système nerveux. Ceux qui m’ont vue une fois ne peuvent plus penser à autre chose, ne veulent plus regarder autre chose, oublient leurs responsabilités quotidiennes et s’imaginent que, s’ils peuvent m’avoir à leurs côtés éternellement, tout ira bien. Tout. Comme si j’étais la solution à leur profond désir aliénant d’être joue contre joue avec la perfection ». Là (p 737) est peut-être le secret, la problématique matricielle de l’immense fatras qu’est L’Infinie comédie : comment rejoindre cette perfection ? Drogue, alcool, mal-être, sport compulsif, suicide ? On devine que cette insupportable beauté digne de Méduse n’est pas loin de la mythique cartouche de Divertissement… Est-ce bien elle qui joue le rôle d’une allégorie : « Madame Psychose dans une incarnation de la figure archétypale de la Mort » ? Est-ce pour cette raison qu’elle devient une suicidaire profonde et méticuleuse ? Qu’elle doit rejoindre le centre de désintoxication où elle figure l’ange discret de cette cour des miracles, penchée un moment au-dessus de Gately, sur son lit de souffrance, qui se remémore sa vie de défonce et de délinquance en grand angle…
Plus tard, bien plus tard, dans la nébuleuse de la pagination (car au millier de pages, le lecteur est abruptement captivé, passionné), la quête de la cartouche de Divertissement conflue avec celle de Joelle, qui en fut peut-être l’actrice. Les séparatistes québécois sacrifient des « Sujets cobayes » pour visionner des cartouches (c’est alors que le mot prend son sens plein), jusqu’à succomber devant un exemplaire enfin découvert, mais « en lecture seule », donc non-duplicable : « l’instrument susceptible de conduire la logique d’autodestruction de l’O.N.A.N. à sa conclusion finale était à présent à leur portée ». Le thriller politique et terroriste prend de plus en plus d’ampleur alors que Marathe, lui aussi voilé, rêve d’approcher la belle voilée…
Etonnement, un aussi long, touffu et aporétique roman, fabriqué comme avec la « fonction du balai[3]» qui ne trie pas les poussières, rencontra un assez large succès, et suscita une adulation hyperbolique. Au point qu’il entraîna la rédaction d’un véritable guide du lecteur[4]. Comme si, en son faciès romanesque démultiplié, il rencontrait l’esprit du temps, fait d’inadaptation au monde trop formaté, de flambées soudaines de génie, de paranoïa politique, de naufrages dans le trio formé par la dépression, la drogue et le suicide. Chaque époque n’a-t-elle pas les idéaux qu’elle mérite ? À cet égard le portrait à charge de l’Amérique n’est guère ragoûtant : mélancolies psychotiques, désespoirs éthyliques et hallucinogènes, déchets polluants menaçant le territoire au point qu’il faille leur céder toute une province, gouvernants obsédés par la stérilisation, omniprésence et médiocrité des divertissements télévisuels et en cartouches entraînant lors de leurs cycles de modes, de monopoles et de concurrences, de vastes perturbations économiques. L’hyperpuissance devient de plus en plus spectrale…
L’académie de tennis, et son entraînement forcené, deviennent une école du malaise psychique, voire de la folie ; et l’on se demande s’il n’en est pas de même pour le centre de désintoxication, malgré sa vertu affichée, voire « sa composante Dieu »… Ces deux espaces, centraux et parallèles, du roman, hors celui nocturne, désertique et montagnard, où se déroule la conversation Steeply Marathe, sont bien des métaphores du monde dans lequel vivait David Foster Wallace - voire le nôtre - et dans lequel seule peut-être l’écriture était pour lui capable de toucher « le ministère de l’euphorie, en quelque sorte, dans le cerveau humain ». Le delirium tremens thématique et compositionnel accouche d’un dégueulis de logorrhée ou d’une Babel aux ambitions dignes d’être saluées, voire révérées.
Il n’est pas indifférent de noter que le nom de la famille Incandenza est une invite à être sensible à l’incandescence des relations humaines, des créations de l’esprit et de l’activisme politique, mais surtout de l’incandescence des drogues, de la solitude frustrée, du déni, du suicide et de la mort. Le titre lui-même, Infinite Jest, est à lire en écho avec la phrase de Shakespeare, lorsqu’Hamlet converse avec Horatio et qualifie le fou Yorick, dont il tient le crâne en sa main, de « fellow of infinite jest[5] » (d’un jeu -ou d’une plaisanterie- infini), inscrivant ainsi l’ouvrage dans une longue tradition de mélancolie, depuis l’antique acedia, en passant par l’Anatomie de la mélancolie de Burton[6], d’ailleurs cité. Dans le cadre d’une mise en abyme, « L’Infinie Comédie » serait également le titre du Divertissement létal. De plus, les jeunes élèves de l’Académie de tennis jouent à « l’Eschaton », un jeu de combat géopolitique et nucléaire, comparé au Voyage du pèlerin de John Bunyan[7], et dont les courts de tennis sont une « carte du monde légèrement rectangulaire ». Il n’en reste pas moins que la vie des Incandenza, que le monde à venir des Américains coincés entre le Divertissement omniprésent, les Mr Propre gouvernementaux, la pléthore de déchets et de pollutions, y compris psychiques, est une amère plaisanterie…
Si l’on est généreux, l’on peut considérer cette Infinie comédie, et en tenant abusivement compte du titre français, comme une fort lointaine sécularisation de la Divine comédie de Dante, dans laquelle il y plus d’enfer psychiatrique quotidien que de paradis, sinon artificiel des drogues, jamais montrées sous un jour positif, menacées par le manque, par un long sevrage, dont les vertus sont parfois récompensées, quoique fort péniblement. En ce sens, le roman peut ressembler au cerveau réalisé et déboulonné de son auteur, dont l’addictive dépression finit par le conduire au suicide en 2008, à l’âge de de 46 ans ; en écho d’ailleurs avec un autre récit du même : Le Sujet dépressif[8]. Le personnage de Kate Gompert, est également « suicidaire par Idéation et Intention ». Ce qui conduit à imaginer que L’Infinie comédie s’organise comme un autoportrait en anamorphose de son auteur, tennisman lui-même, dépressif lui-même, connaisseur en séjours en asile psychiatrique, élève surdoué de De Lillo et Pynchon. Il est vrai que la technique énumérative et cumulative, labyrinthique de David Foster Wallace n’est pas sans faire penser à Thomas Pynchon[9]. De plus, « des rêveries secrètes dignes d’un journal intime » fusent parmi le puzzle démesurément distendu. Comme Madame Psychose, dont le show radiophonique traite souvent de cinéma, Hal, son probable alter ego, jouit d’« une vision sans ironie mais lugubre de l’univers en général ».
Les commentaires sur ce roman, lors de sa sortie aux Etats-Unis en 1996, furent pour le moins contrastés. Au point que certains critiques dénoncèrent l’illisible obsolescence de l’objet, à moins de se servir de ce pavé comme instrument de suicide, et que d’autres, comme Jeffrey Eugenides[10], donnèrent dans l’hyperbole : « David Foster Wallace est l’héritier de la grande tradition comique, entre Sterne, Swift et Pynchon ». Certes la satire du monde universitaire, tel qu’il est mis en lumière dans la scène inaugurale où Hal Incandenza, tennisman prétendument génial, est soumis à une évaluation, n’est pas sans instants comiques. Mais la mayonnaise du burlesque ne prend que rarement, y compris devant la perruque de Teeply, et encore si l’on est indulgent. L’ensemble de l’opus peut plutôt passer pour une vaste machinerie pathétique, une usine désaffectée, un chantier en déconstruction, un dépôt d’ordures vomissant, un marais desséché d’ennui, d’où émergent, çà et là, quelques fabuleuses pages, aphorismes étonnants, coups de patte métaphoriques, arcs tendus d’intelligence dans un champ de ruines…
Sans doute, hystérico-réaliste est bien L’Infinie comédie, bourrée jusqu’à la gueule, jusqu’à l’overdose, de rapports et de témoignages exhaustifs et méticuleux sur les « Alcooliques Anonymes » et autre « Narcotiques Anonymes », sur des figures du tragique et de la déjection humaine. Bagarreurs, meurtriers, nettoyeur de merde, tueur de rats, de chats, de chien, comme Lenz, le catalogue est un pandémonium, un cimetière de la beauté humaine et morale, opposé à celle de Joelle, peut-être fatale, peut-être rédemptrice. Ce que d’aucun verront comme la volonté de s’infliger (et à son lecteur) la lie du dégoût, quand d’autres y verront le souci d’une profonde humanité pour les vaincus les plus apparemment abjects des addictions, en une fresque sociologique dantesque, aux registres de langues kaléidoscopiques, de la vulgarité au morbide, de la technique tennistique à la dispute de philosophie politique...
La liste est longue des suicidés ou en attente de suicide en cet opus, James Incandenza, Kate et Joelle, déjà nommés, Clipperton qui « se défonce le crâne » au « Glock », la mère de Madame Psychose « avec un broyeur d’ordures », les volontaires du Manitoba qui veulent « se faire implanter des électrodes de stimulation p », c’est-à-dire du centre du plaisir, tout en sachant que des rats et autres animaux sont morts d’« une addiction fatale au plaisir électrique. Mais le plus pur et le plus raffiné des plaisirs […] la distillation neuronale de… mettons… l’orgasme, de l’extase religieuse, des drogues hallucinogènes »… Est-ce le fin mot de la cartouche de Divertissement recherchée ? Un plaisir hautement suicidaire ?
A moins que le roman lui-même soit suicidaire, faisant de loin en loin monter un suspense éclatant qui n’éclate pas. La dernière page refermée, l’on se demande : « Et alors ? » Rien, ou presque, n’aboutit. La « cartouche de Divertissement » originelle n’est pas retrouvée. Comme si David Foster Wallace s’était arrêté là, en panne de cerveau, laissant à son lecteur une amère sensation d’inachevé (à la page 1328, en toute modestie). Le rôle de Joelle (indubitablement le personnage le plus réussi) restant indécis, cette indécision seule est sublimement poétique.
David Foster Wallace est-il un génie ou un esbroufeur ? Si l’esbroufe parait manifeste au cours d’un bon paquet de papier, il est nécessaire de persévérer. C’est au voisinage des pages 400 et des bricoles qu’une vitesse de croisière est peu à peu atteinte. Au-delà des pages 500 les fragments trouvent, quoique parfois péniblement, leurs liens subtils, comme une mosaïque recueillie par des fouilles patientes et méticuleuses. Un génie ? Peut-être pas. Mais un surdoué, absolument, avec toutes les qualités et les défauts inhérents à cette engeance, dont les moindres ne sont pas un manque de concision plus que dommageable et une incapacité à l’efficacité de la structure. Pour reprendre un de ses précédents titres, La Fonction du balai serait-elle de balayer L’Infini comédie, pour sa prétention, son anarchie compositionnelle parfois rédhibitoire ? David Foster Wallace lui-même, mentionne un « de ces enfoirés critiques d’avant-garde qui avait écrit que, même dans ses films publicitaires, le talon d’Achille d’Incandenza était l’intrigue, qu’il n’y avait jamais chez lui d’intrigue intéressante, aucune action dramatique susceptible de captiver et de soutenir l’attention. » Sans nul doute est-ce une autocritique pertinente. À moins, de toute évidence qu’il s’agisse là de tout autre chose : le dallage du réel, si bien organisé qu’il soit, à l’instar de la mécanique rassurante, mais parfaitement ennuyeuse, d’une compétition de tennis, et la surface de l’humanité se sont effrités, éclatés en un puzzle abjectement splendide, malgré la surabondance des morceaux superfétatoires…
Notre Infinite Jest n’est pas sans lien avec le dernier roman, inachevé, de David Foster Wallace, aujourd’hui réédité en poche. Il y est incidemment question d’une « révolte fiscale » canadienne contre le gouvernement de l’O.N.A.N. Alors que Le Roi pâle est tout entier plongé dans les arcanes de la fiscalité. On y retrouvera les qualités et les défauts ici inventoriés, aggravés encore par l’inachèvement. L’incipit est d’un beau lyrisme paysager. Alors que l’agaçante méticulosité de l’écrivain égrène 700 pages (un tiers du total à venir disait-il) pour concocter et explorer un monde kafkaïen de fonctionnaires appelés à calculer, traquer et percevoir l’impôt au cœur inflexible de l’Illinois. Aux frais du contribuable, ils bénéficient d’une ubuesque formation de survie à l’ennui. Etrangement, le chapitre 9 est un « Avant-propos de l’auteur », assurant qu’il s’agit là d’une « autobiographie non-fictionnelle avec des composantes additionnelles de journalisme reconstructif, de psychologie organisationnelle, des bases d’instruction civique et de théorie fiscale ». Nous pardonnerons « l’enfoiré de critique » (mais pour cette fois seulement) de ne pas l’avoir lu plus que cela, de faire une pause bien méritée, et de garder pour une prochaine dégustation dépressive ce satané Roi pâle qui ne peut que receler en ses 50 chapitres (c’est promis, foi de David Foster Wallace) des pages tourneboulantes. Telles qu’au hasard : « le gouvernement, la bureaucratie gouvernementale et les règlements gouvernementaux constituaient le moyen le plus dispendieux le plus stupide et le plus antiaméricain de faire tout et n’importe quoi ». On y croise en effet un narrateur « payé pour rester assis à lire un bouquin de développement personnel insipide ». La satire politique, l’anti-utopie dérisoire ne sont peut-être pas sans auto-ironie…
Réjouissant, toujours réjouissant ! Quand Perrault et Grimm bénéficient à juste titre d’une universelle réputation, ce Conte des contes, venu du XVIIème siècle italien, est scandaleusement méconnu de ce côté-ci des Alpes. Sous la plume agile de Giambattista Basile, le difforme et le grossier, le splendide et le raffiné, les ruses et entourloupes, le merveilleux et la morale se mélangent à profusion et avec une verve sans cesse renouvelée.
C’est abrité par l’anagramme Gianlesio Abbattutis -un peu comme Alcofribas Nasier pour François Rabelais- que Giambattista Basile écrivit en 1625 ce Pentamerone (publié de manière posthume en 1634-1636 par sa sœur Adriana), c’est-à-dire cinq journées, dans la lignée des dix journées de Boccace : le Decameron. Ce sont en effet cinq fois dix contes, sous la langue de cinq femmes difformes qui mettent leur invention au service de la Princesse Lucia, en passe d’accoucher, et ainsi fabuleusement distraite par autant d’histoires palpitantes, comiques, grivoises et édifiantes. Comme chez Boccace -ou Marguerite de Navarre en son Heptameron- le récit-cadre permet d’initier la vraisemblance de la prolixité narrative, mais en lui-même déjà il est un récit merveilleux. Car la princesse Zoza, qui ne rit jamais, est tirée de son sérieux par l’entrejambe d’une vielle qui glisse devant la fontaine. Cette dernière lui jette un sort qui lui intime de n’épouser que le prince de Ronde Prairie, endormi dans une tombe. Elle devra le réveiller avec une cruche de larmes. Hélas, Lucia, l’esclave maure, achève indument ce travail de larmes et épouse le prince. Enceinte, elle éprouve alors le désir d’écouter des histoires. Parmi les dix conteuses, Zoza grimée sera la dernière, enchantant « son auditoire par la douceur de ses paroles », pour parvenir enfin à faire condamner l’usurpatrice à être enterrée vive, retrouvant ainsi son prince, ce qui est la matière de l’épilogue, bouclant la vaste boucle ornementée des récits.
Sous-titré « Le divertissement des petits enfants », quoique franchement leste, il n’échappe pas à la règle qui veut, à l’instar de la vocation des Contes de Charles Perrault[1], que l’amusement des enfants soit le passeur de l’acquisition d’une moralité, ni non plus à l’infatigable propension des contes à réjouir les adultes les plus matures qui en goûtent à la fois l’invention, la fantaisie et la transmission d’une intelligence de la vie et des enseignements moraux. Ainsi les morales sont souvent explicites, comme à l’orée du « Troisième divertissement » de la première journée : « Un bienfait n’est jamais perdu ; qui sème la courtoisie récolte les grâces ». Mais aussi son contraire : « Chante à l’âne, il te rend des pets ! » (II,4).
Un moteur narratif revient régulièrement : il s’agit du récit de revanche. Un être difforme et laid, plutôt bête de surcroit, devient peu à peu grâce à quelque vertu (bonté, ruse, expérience acquise) un être récompensé par la richesse et la beauté : « Et dès qu’il eut parlé, de jobard qu’il était, d’orque, de mascaron, il devint chardonneret, Narcisse, beau garçon » (I,3). Parfois, cependant, la chance parait suffire : « Vardiello, qui n’est qu’une bête, rend mille mauvais services à sa maman, et pour finir il perd une pièce de drap qu’elle lui a confiée. En voulant sottement la reprendre à une statue, il devient riche. » (I,4) Tel est l’en-tête d’un récit qui s’achève plus heureusement : « Ainsi la bêtise du fils rendit la mère riche, et le bon sens de la mère remédia à la stupidité du fils »…
Rédigé en napolitain, situant ses intrigues dans la province de la Basilicate, Le Conte des contes s’inspire de la tradition orale locale, sans que Basile néglige les fruits de son imagination propre. Cependant, on trouve la trace de récits antérieurs, tels ceux de Straparola, dont Les Nuits facétieuses sont également à la portée du lecteur français[2]. Des sortes d’invariants originels essaiment parmi ces contes : comme le personnage que l’on retrouve sous la « Peau d’Âne » de Perrault, puisqu’il vient à l’idée d’un roi d’épouser sa sœur (11,2), ou « Cendrillon », à l’enseigne de Zezolla devenue « Chatte des Cendres », qui perd une des jolies mules de ses pieds, ou encore « Les Fées » du même, comme dans « Les deux petites pizzas » (IV,7), car en offrant sa pizza la courtoise Marziella se voit accorder un don par une vieille « qui jouait la tragédie du Temps sur la scène de son échine bossue ». Elle souffle alors « des roses et des jasmins », quand ses cheveux débordent « de perles et grenats ». On devine que Puccia la « pimbêche » verra les poux tomber de ses cheveux, et que pour sa mère indigne « la neige de la jalousie tomba sur le brasier de la rage »…
À chaque conte, l’action et les péripéties dévalent en cascade, sans barguigner sur le merveilleux et la magie : une beauté est enchaînée par une sirène, une mignonne doit épouser un ogre, sept frères sont nantis d’autant de dons extraordinaires, une puce nourrie par un roi devient « plus grosse qu’un eunuque » et finit écorchée, tannée. Sans oublier la formule consacrée : « Il était une fois le roi de Haute cime qui fut mordu par une puce ». Les plantes elles-mêmes ont des vertus magiques, « branche de myrte » dont un prince devient amoureux, ou « dattier d’or » d’où sort une fée.
Le rire et l’insulte grossiers jaillissent à quelques lignes des élans poétiques les plus précieux. Cette écriture étonnamment baroque produit un irrésistible effet de surprise et de plaisir. Dès l’ouverture le ton est donné : « Vas-tu fermer les vannes, vieille sorcière, aïeule de Belzébuth, sangsue, croqueuse de marmots, chiailleuse, foireuse, face de péteuse. » Mais à peine une page plus loin, le narrateur se fait lyrique : « lorsque la Nuit fait proclamer par ses oiseaux une forte récompense à qui lui donnera des nouvelles d’un troupeau d’ombres perdues »… Les dialogues sont très imagés, venus de l’imagination linguistique populaire. Ainsi, quand le roi morigène sa fille enceinte : « Comment a-t-elle pu s’embarrasser de ce pied-plat velu ? Ah, infâme, aveugle, fourbe, quelles métamorphoses sont-ce là ? Te faire génisse pour un porc afin que je me transforme en bouc ? » (I,3). Même les princesses, pour faire mentir le mythe, ont la langue bien chargée, verte et rabelaisienne : « Tu me dois un peu plus de respect, car, en fin de compte, je suis fille de roi, et il n’y a pas d’étrons sans petites odeurs ! » (I,7). Quant à la sorcière séductrice qui tient à enchaîner les hommes avec ses cheveux, elle parait « un morceau de gourmet : imaginez un caillé moelleux, une pâte d’amande, qui ne tournait jamais les boutons de ses yeux sans tailler une amoureuse boutonnière dans les cœurs » (I,7)…
Pour pointer son nez camard, la parodie est en effet omniprésente. En ces contes, on peut être engrossée par la parole d’un bêta ou par un pet. Les récits merveilleux, ailleurs trop policés, sont moqués par des motifs picaresques, des images scatologiques, et il en est de même pour la tradition des récits emboités venus de Boccace et de sa langue toscane plus élégante. Les dix conteuses ne sont pas des nobles dames, mais Zeza la boiteuse, Meneca la goitreuse, Antonella la baveuse, Iacova la merdeuse… Et si chaque journée s’achève sur une églogue en vers, c’est pour mieux les animer de « paroles de poids, gorgées de suc », entendez pleine de verve sans gêne et sans guère de pudeur. Voyez par exemple la princesse amaigrie dont les « yeux étaient si enfoncés qu’il aurait fallu la lunette de Galilée pour en voir la pupille »…
Que le lecteur n’hésite pas un instant ! Qu’il ouvre séance tenante Le Conte des contes ! Le plaisir tient ses promesses à chaque page. À tel point qu’il faut sentir Giambattista Basile, poète et érudit qui fit partie, près de Venise, de « l’académie des Extravagants », se trémousser de bonheur et de rire du fond de la tombe lointaine qu’il habite depuis 1632. N’a-t-il pas dédié son livre au « Roi des Vents », plutôt qu’à l’ingratitude des hommes ? Avec lui, assurément, nous saurons à la fois nous divertir et nous instruire, en particulier sur l’opposition des vices et des vertus, comme il est de tradition immémoriale parmi les merveilles du conteur : où l’on reconnaîtra (IV,2) « la Vertu à son petit nez pointu ».
Il suffit à Stefan Brijs de deux romans aussi sombres, voire noirs, que de lecture aisée pour ausculter l’esprit de la guerre et de la science. Visiblement il ne porte aucune des deux en haute estime, ce que l’on peut comprendre pour la première, mais bien moins pour la seconde. Un jeune homme vit son inquiet roman de formation dans l’Angleterre contemporaine de la Grande Guerre et se fait observateur du Courrier des tranchées. Un médecin pratique des expérimentations génétiques pour le moins risquées en ce Faiseur d’anges qui fait de lui l’héritier des « faiseuses d’anges », ces avorteuses désignées par euphémisme. Deux romans excitants pour l’intellect, quoique désespérés.
Rien de trop volontairement sensationnel en ce Courrier des tranchées. Plutôt que de nous plonger ex abrupto dans l’enfer bien connu des tranchées de la guerre 14-18, le romancier choisit de se pencher sur le regard de l’arrière, sur ceux qui restent en une Angleterre menacée jusque dans ses ports, voire jusqu’à Londres, et saignée à grands flots par les troupes de jeunes gens qu’elle envoie au front. Deux personnages opposés sont au centre de l’intrigue : John Patterson et son ami Martin Bromley, du moins celui qu’il pense devoir rester son ami. Le premier préfère la paix des livres et de la littérature, digne héritier de sa mère décédée et de son père qui constitue une splendide bibliothèque qu’il ne lit pas et calfeutre contre la guerre, en toute fidélité pour la disparue. Le second est son frère de lait, un trop jeune garnement, voire un délinquant, qui ne rêve que d’endosser l’uniforme et qui y parviendra grâce à une douteuse entourloupe. L’affaire se complique lorsque la jeune fille, Mary, que convoite amoureusement John, parait céder aux avances des uns et des autres. Amitié et amours contrariés façonnent rudement le développement intellectuel et affectif de notre jeune héros, d’autant que, bientôt, son père, facteur de son état, miné par les avis de décès militaires qu’il doit livrer à la pelle, omet de remettre à la mère de Martin un courrier affligeant…
Au-delà du chassé-croisé sentimental, le tableau de l’époque est parfaitement mis en scène. Autour de John la pression est considérable : ne pas s’engager est vu par ses camarades, par la société entière, par les femmes, comme une indigne lâcheté. C’est à un autre courage que se livre William, un condisciple de John, en envoyant aux journaux une lettre ouverte qui ne sera jamais publiée, mais qui dénonce avec une furieuse acuité le bellicisme ambiant ainsi que les manipulations du gouvernement et d’une propagande éhontée.
A cet égard la seconde partie, plus mince, est un peu moins convaincante. Cerné par les fins tragiques de ses proches, notre jeune narrateur s’engage et patauge parmi les champs boueux et macabres des tranchées. Il devient l’ordonnance d’un officier, qui, passionné de botanique, lui confie : « Il faut savoir se satisfaire du moindre témoignage de beauté ». C’est au cours d’une excursion entre les champs de bataille qu’avec joie de dernier trouve la fleur de la « vinca minor », avant de réaliser qu’elle a poussé entre les doigts d’un cadavre… Dans l’abri d’une tranchée, il s’extasie devant un œuf de merle, ce qui donne l’occasion aux deux militaires de communier dans le souvenir de la poésie de John Keats: « Un objet de beauté est une joie éternelle ». Ce qui est un leitmotiv du roman puisque les Lettres de Keats à Fanny Browne ne quittent jamais notre jeune héros, souvenir de sa mère et lien imaginaire avec cette Mary qu’il n’aime qu’avec l’idéalisation illusoire de son ardent désir, sans l’ombre du moindre succès.
Alors que son père était « un collectionneur qui ne lisait pas », il est « devenu un lecteur qui ne collectionne rien ». Fort heureusement, le romancier a su collectionner pour nous une vie, un monde, quoique également brisés. Le roman d’éducation, profondément déceptif, est cependant un torrentiel tableau d’une époque orageuse. Son réalisme scrupuleux, son art consommé d’une narration solidement classique ne font tout de même pas de Stefan Brijs un brillant styliste, alors qu’il sait avec sûreté saisir son lecteur entre ses griffes, comme dans son précédent volume, aux menaces fort différentes.
Ne vous fiez pas à l’incipit apparemment conventionnel de ce Faiseur d’anges, avec juste ce qu’il faut de suspense. Un Docteur débarque dans une ville frontalière (entre Belgique, Pays-Bas et Allemagne) en étonnant les braves gens. N’a-t-il pas, comme son père, un « bec de lièvre » et, dit-on, trois bébés jumeaux dont les cervelles ressemblent « A une noix. Mais en bien plus gros. Et tout visqueux. » On prendra la chose pour de stupides commérages…
Mais gare ! Ce roman va bientôt, et dans un crescendo efficace et crédible, nous emporter vers une fin proprement hallucinante. Car notre mystérieux et peu sympathique Docteur, souffrant du syndrome d’Asperger (difficulté à ressentir des émotions, à différencier le bien et le mal, à communiquer) même s’il sauve d’abord un enfant, finit par nous délivrer le secret de son enfance martyre, puis de sa vocation : la médecine, le clonage. Ainsi les trois bambins, élevés par une aimable institutrice, ressemblent-ils violemment à leur père, sans pouvoir espérer d’échapper au vieillissement accéléré. Notre Docteur se révolte contre « une faute commise par Dieu, une erreur qu’il convenait de réparer ». Autour de lui, on s’inquiète : « Fallait-il freiner un génie au motif qu’il montrait des signes de démence ? » Avant de peut-être parvenir à affiner sa technique pour un couple en mal d’enfant perdu, son mysticisme délirant le poussera au sacrilège suprême au bout d’un chemin de croix… Ce que l’habitué de la culture flamande pourrait lire comme une mise en scène digne de l’enfer de Jérôme Bosch.
Bien sûr, on peut lire cette fiction d’abord réaliste, qui culmine cependant parmi le fantastique et la science-fiction, en ce sens ressortissant du réalisme magique, comme une réécriture du mythe de Frankenstein[1], dans une vision où l’aventure scientifique ne peut rivaliser avec Dieu et ne mène qu’au désastre, selon une tradition morale, bien établie, trop bien établie. En ce sens, il est permis de considérer ce roman comme un brin réactionnaire, déniant à l’homme le droit de corriger la nature, le droit de prendre des risques pour améliorer ses enfants. Si l’on est en droit de trouver Stefan Brijs excessif dans son propos mystique et antiscientifique, il a mérite de poser d’indéniables problèmes éthiques.
Critique de l’emballement de ceux qui se prennent de passion pour la guerre, des dérive d’une science sans conscience qui n’est que ruine de l’âme, pour reprendre Rabelais, notre romancier néerlandais, né en 1969 dans le Limbourg belge, est bien un humaniste. Si son Faiseur d’anges était une réussite, quoique empreint d’un double anathème contre le viol de la nature par la science et contre les scientifiques sans âme, anathème passablement excessif, son Courrier des tranchées, plus simplement réaliste, à mi-chemin du roman historique et du roman d’initiation d’un jeune homme, passera pour une radiographie, pleine d’humanité, d’une époque terrible.
Santa Maria degli Angioli, Lugano, Ticino. Photo : T. Guinhut.
Giorgio Pressburger :
Histoire humaine et inhumaine
de l’obscur royaume des enfers
du XXème siècle
et autres Nouvelles triestines.
Giorgio Pressburger : L’Obscur royaume, Histoire humaine et inhumaine,
traduits de l’italien par Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 288 p, 22,50 €, 432 p, 25 €.
Giorgio Pressburger : Nouvelles triestines,
traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 160 p, 19,50 €.
La tentation est grande pour tout écrivain italien, ou pour qui, comme Giorgio Pressburger, l’est devenu, de se mesurer au poète emblématique et fondateur : Dante en personne. Sa Divine comédie surplombant le ciel littéraire, il convient de la respecter, de l’éviter, de la pasticher, si tant est que cela soit possible, ou de la parodier. C’est ce dernier parti qu’a choisi, non sans risques, Pressburger, en publiant son Enfer, en l’espèce de L’Obscur royaume, avant d’y adjoindre un Purgatoire et un Paradis. Le premier volet du triptyque est ici suivi des deux autres volets, réunis sous le titre univoque Histoire humaine et inhumaine, eux-mêmes sous-titrés « Dans la région profonde » et « Dans les régions heureuses ». Réécrivant la Divine comédie, cette trilogie, cet opus en quelque sorte testamentaire, propose-t-il exorcisme, catharsis ? Plus apaisées, quoique parfois inquiétantes, sont Les Nouvelles triestines d'un romancier démiurgique.
Chez Dante l’enfer était une caution morale qui envoyait les méchants parmi les tourments et les tortures. S’appuyant sur un Dieu qui l’avait voulu, conjointement au purgatoire et au paradis, il était justice et punitions, il était sens ultime, la réalité implacable et la fin impeccable du bien et du mal. Mais chez Pressburger, en son Obscur royaume, rien n’est aussi simple. Tout y est bouleversé : les bourreaux côtoient les victimes, qu’ils viennent du nazisme ou du goulag… Car en tant que Juif hongrois né en 1937 qui vécut l’occupation allemande et a fui son pays en 1956, lors du coup de force des chars soviétiques, il connait intimement, presque génétiquement, l’aberration des totalitarismes qui exercent leurs violences sur les corps et les esprits.
Que Giorgio Pressburger se serve d’une chiromancienne et pythonisse d’occasion, arnaqueuse de surcroît, puis de Sigmund Freud comme anachronique thaumaturge et thérapeute, au travers d’une succession de séances psychanalytiques qui sont autant de visions hallucinatoires, montre bien qu’il s’écarte à la fois de la théologie dantesque et de sa fable merveilleuse. Il inscrit la catabase -cette descente spirituelle dans l’Enfer- de son personnage dans un voyage intérieur qui relève, de par son ancrage réaliste, psychologique et psychanalytique, dans le genre fantastique : sommes-nous en plein surnaturel ou en pays de phantasmes, ou encore dans une accumulation d’archives historiques et tragiques ? C’est ainsi que la « méthode des associations d’idées » proposée par Freud permet de visionner le film intérieur que projette ce malheureux Orphée sans pouvoir poétique qui tente de revoir dans cet au-delà putride son père et son frère jumeau.
Comme Dante se servait de son Enfer pour y plonger ses pires contemporains, voire y régler ses comptes, dans un climat politique agité, entre Guelfes et Gibelins, notre romancier dessillé ne lésine guère. Sous la férule des tortionnaires surtout nazis, où l’on trouve « ce petit tas de cendres vêtu d’un habit à rayures », mais aussi des fascistes argentins et italiens, bourreaux et victimes continuent de s’entrechoquer en cet inframonde perpétuel fait d’exécutions, de coups, de tortures et d’aveux, de douches gazeuses… Y compris des figures parfois autant criminelles que victimes, comme la Fraction Armée Rouge de Baader, terroristes assassinés dans leur prison… Parmi ces paliers effroyables, l’on croise nombre de personnalités du XX° écrasées par les tyrannies qui ont voulu bâtir une humanité nouvelle, et plus précisément des personnalités créatrices : Walter Benjamin, Rosa Luxembourg, Anne Franck, Primo Levi (alors accusé d’avoir condamné l’état d’Israël après les massacres de Sabra et Chatila et coupable de s’être suicidé), la Milena de Kafka… Nombre d’entre elles, comme lors des rencontres faites par Dante et son Virgile, racontent leur histoire. Ainsi Paul Celan expose son destin tragique, celui d’un poète qui se définissait comme un « pont », « sur lequel passaient les messagers d’une possible compréhension humaine et les tanks de [s]on siècle ». Il est heureux que dans ce malheureux vingtième siècle (qui a cependant bien des bonheurs à nous offrir) notre auteur ne se contente pas de faire défiler les victimes d’un seul totalitarisme. Le communisme y a sa part, avec Maïakovski, Marina Tsvetaeva, Mandelstam, Isaac Babel, ou celui qui dut « choisir entre le bolchevisme et… la poésie », ou encore Trotsky, assassiné d’un coup de piolet : « Tuer des millions d’individus pour construire le monde nouveau : à ses yeux c’était juste ».
Ainsi la dimension historique et politique de cette catabase croise et complète le parcours intime et familial du héros. Ce qui, dans cette perspective de réinvestissement de l’œuvre phare du patrimoine littéraire par une réécriture à la fois poétique et polémique, ressortit au postmodernisme, trouve par les abondantes notes fournies par le romancier lui-même, une posture esthétique à la fois métalittéraire et critique. Comme lorsque les ombres de Pound, de Céline et d’Hamsun, ces trois thuriféraires du nazisme, sont pris à partie et associées aux trois têtes de Cerbère, ce chien gardien de l’enfer. D’ailleurs, dans la même perspective, Heidegger est conspué pour son silence coupable, sa complicité. Quoique, en nouveau Paolo, il côtoie l’amour de sa Francesca : Hannah Arendt, l’auteure d’ « Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal »… Reste que les écrivains complices de la tyrannie communiste n’ont pas ici la place qu’ils méritent.
Hélas, grâce à ce roman trépidant, voire difficilement supportable pour les âmes sensibles, le dépassement des contradictions, la catharsis -ou purgation des passions- ne semble guère possible : la déploration et la prière aux morts ne paraissent guère accorder d’apaisement à quiconque. Car l’enfer n’est plus une fiction des dieux et du diable, mais la réalité de l’humanité, par les hommes et pour les hommes. Ainsi, les bourreaux ont-ils pour châtiment de rester pour l’éternité des bourreaux ? Mais les innocents ? Où est leur rédemption ?
Il est donc difficile, pour le narrateur, d’affronter ses démons, intérieurs autant qu’historiques, de façon à « rester un homme libre et conscient » comme le lui demande son mentor, ce Freud qui lui permet de développer la vision refoulée, qui lui promet la « guérison ». Ainsi le narrateur demande à la Hongrie, à son passé trouble, nazi, antisémite et communiste : « Défèque ce qu’il y de pourri en toi ! » Seule la poésie reste un espoir, malgré l’élégie récurrente associée aux grands écrivains que selon lui on ne lit hélas plus guère, de par ces nombreux personnages de poètes qui réhabilitent cet art trop oublié. Est-ce opérer un salut ? L’inachèvement du voyage initiatique, de la thérapie, au moment où le narrateur retrouve parmi une « montagne de cadavres » son père et son frère, est-il le prélude d’ « un autre récit » finalement annoncé, ou l’expectative qui laisse le lecteur devant les démons de l’histoire et sa propre responsabilité dans la quête de sens ? Y-aura-t-il un purgatoire et un paradis ?
Parfois, l’on glisse jusqu’au pastiche le plus cru des procédés dantesques, en particulier lorsque s’ouvre le portail des morts, en réalité celui d’Auschwitz, sans pourtant que l’on atteigne la qualité poétique de la langue du maître médiéval italien ; mais sans doute n’était-ce pas l’ambition de Pressburger. Et, sans cesse, le texte, narratif et dialogué, est environné de notes explicatives, parfois superfétatoires, comme une parodie des pléthoriques éditions universitaires de la Divine Comédie. Même si le développement et la répétition du procédé des tragiques rencontres peut sembler parfois un peu trop platement didactique, si la langue pourrait être à la fois plus elliptique et plus expressive, dans ce projet, cette fresque macabre et splendide, des morceaux sont profondément émouvants, douloureusement problématiques, comme lors de la confession, parmi un « fleuve de femmes », des amours d’Hannah Arendt pour Heidegger, ce philosophe qui trahit la philosophie.
Quittons l’Enfer, cet Obscur royaume, pour traverser avec Pressburger le Purgatoire et le Paradis, respectivement « Dans la région profonde » et « Dans les régions heureuses », réunions en un second volume devenu Histoire humaine et inhumaine. Par cohérence, plutôt que cette solution bancale, n’aurait-il pas mieux valu publier trois volumes, ou réunir l’ensemble en un seul fort opus ? Autre objet d’irritation : la « scansion indiquée par des espaces blancs entre certains mots » (ce que ne présentait pas le premier volet), systématique, et fatigant la lecture.
Une fois notre mauvaise humeur passée, nous avons là l’entier d’un projet splendide, bourré de notes éclairantes. Quoique la tentation de penser à une surexploitation du filon soit en nous aux aguets. Tour à tour politique et tragique, poétique et romanesque, ce voyage parmi l’au-delà, commencé en « tram », ne se fait plus, comme chez Dante, guidé par Virgile et Béatrice, mais par Freud et Simone Weil. On peut supposer que la vocation du premier est d’offrir une lecture de l’inconscient du siècle ; à condition de tenir la psychanalyse en haute estime. Quant à la seconde, qui qualifie Marx de « prophète », il est permis de douter de sa lucidité intellectuelle. Pire, Che Guevara se lève de sa mort, réclamant la « guérilla planétaire ». Ce sont là deux engagements que l’on peut trouver discutables, plus exactement criminels. Ecrivains, poètes, artistes, philosophes, voire scientifiques, défilent en ce labyrinthe souvent obscur, chargé de « gaz et de fumées », par allusion aux camps de la mort, jusqu’au « silence pompeux des bienheureux », cependant bien terrestre. Parmi ces « rencontres avec les figures tragiques du siècle passé », Kafka est hautement privilégié. Mais point de réel paradis, cette fois abordé en fourgonnette, plutôt une « cacographie », le « marécage des martyrs » et l’extinction parmi les « particules élémentaires ». L’apologue est cruel, ironique, car même les pires dictateurs sont « tous dans ce lieu de délices ».
Loin d’être un genre mineur (comme le savaient les Anciens) la réécriture est une riche porte vers de possibles œuvres plus que talentueuses. Ainsi, les mythologies, grecques et chrétiennes, sont d’infinies sources de renouvellement de l’inspiration. En s’appuyant sur un riche substrat culturel et historique, Giorgio Pressburger vient de nous en donner une preuve éclatante. Reste que l’on peut contester sa position: a-t-il ainsi raison de constater, après la mort de Dieu, s’il est bien mortel, que le bien et le mal n’ont plus ni limites ni sens ? Veut-il dénoncer cette bouillie morale dont fut fait le dernier siècle, ou nous infliger son incapacité de départager les enfers et les paradis qui sont la chair de l’humanité ?
Une carte de la ville de Trieste ne serait pas inutile pour accompagner ces Nouvelles triestines. Chacun de ces sept récits est lié en effet à une rue, un quartier, qui n’ont pas grand-chose de prestigieux. Comme leurs personnages, qui sont souvent des vieux, entrepreneurs plus ou moins retraités, dames vénérables. Les voilà un brin toqués, parfois artistes velléitaires. L’un n’écrit que deux pages de roman, l’autre achète des tableaux anciens ou cache un rare talent de pianiste, comme « Frau Musika », qui réussit son dernier et mortel concert.
Mais l’art est toujours menacé. Les bruits obscènes de la vie chassent les élèves de « Frau Musika », une vieille femme aux ardeurs sexuelles et amoureuses incessantes sème la confusion entre deux amis amateurs de peinture et de ventes aux enchères. La mort surtout attend son heure auprès de nos anti-héros, qu’ils laissent leur fortune à leur femme de ménage slovène, ou finissent, à la veille de succomber au cancer, par assouvir une vengeance matrimoniale. Insaisissable, « Margot la folle » hante la ville, quand la belle inconnue excentrique comme une actrice du café Tomaseo fait fantasmer son monde par son silence, avant de se changer en virago. Le bouquet de nouvelles est âcre et tendre, satirique et pathétique, amusant comme l’absurde. À l’acuité psychologique répond la vacuité métaphysique.
Si les deux dernières nouvelles sont moins convaincantes, le recueil est souverain et entraînant, tendu entre réalisme sordide et comique irrésistible. « Une passion » a des relents de tragédie grecque, non sans parodie : véritable Erinye, la mère de Télémaque lacère les tableaux précieux et lourdement érotiques. Giorgio Pressburger a quitté les vastes romans dantesques des noirceurs du XX° siècle, dépeintes dans L’Obscur royaume de son Histoire humaine et inhumaine, pour rejoindre la sphère des écrivains triestins, d’Italo Scevo à Joyce et Umberto Saba.
Thierry Guinhut
La partie sur Nouvelles triestines a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet-août 2019
Patricia Tardif-Perroux : La France, son territoire, une ambition,
L’Harmattan, 320 p, 29,90 €.
« Une implosion spirituelle permanente », voilà comment le philosophe allemand Peter Sloterdijk qualifie la France. Une telle perspicacité sans compromis ne plaira pas forcément au lecteur français qui eût cru se reconnaître le plus beau en ce miroir. Pourtant on ne peut manquer d’être charmé par le versant affectif du pronom personnel du titre : Ma France. Ainsi l’histoire culturelle, la vie politique, les paysages de l’hexagone sont réunis en cette déclaration d’amour pour le pays de Voltaire et de Tocqueville, de Jules Verne et de Cioran. Quoique cet essai ait quelque chose d'élégiaque, il n'en reste pas moins que La France n'est ni sans atouts ni sans ambition, comme le montre Patricia Tardif-Perroux, dans La France, son territoire, une ambition, même si elle ne laisse guère d'espérance au libéralisme qui devrait l'animer.
Au plaisir de feuilleter ce recueil de Peter Sloterdijk, autant fait le pour le lecteur allemand que français, se mêle un plus que rien de déception. Une grosse poignée de ces textes en effet n’est pas inédite. S’il s’agit d’une anthologie bienvenue, elle rassemble des essais déjà parus dans Tempéraments philosophiques[1](sur Descartes, Pascal, Sartre et Foucault), son Derrida un Egyptien[2], divers fragments pris parmi Les Lignes et les jours[3], voire à Colère et temps[4], Le Palais de cristal[5], Tu dois changer ta vie[6], ou à la trilogie Sphères[7]… Seuls cinq textes sur vingt-quatre sont inédits et se consacrent à Jean-Jacques Rousseau, Paul Valéry et René Girard, en comptant la préface et l’entretien final.
Reste que pour l’impétrant lecteur peu familier de la pensée de Sloterdijk, nous ne saurons qu’ardemment lui conseiller cet opus, initiation par la petite porte à son univers et à ses regards pour le moins informés et décapants. À cet égard la préface, écrite en un parfait français par notre germanique philosophe, n’est en rien tendre pour la France. Cette dernière n’a pas su, comme l’Allemagne, se fonder « sur un principe d’autorégulation du marché agencée par une liberté d’entreprise clairement affranchie des lourdeurs administratives et autocratiques de l’économie nationalisée ». Pour le dire en clair, le libéralisme économique est tragiquement aux abonnés absents. De plus, elle a perdu le contact avec les « maîtres d’antan » de la philosophie, y compris jusqu’à Barthes et Derrida. Il faut alors lire ce livre comme une élégie à un monde disparu.
Un partiel manuel de philosophie française s’ouvre alors. De la « noblesse cartésienne de la compétence », qui est « victoire des ingénieurs sur les théologiens », en passant par Rousseau, ce jalon de la « subjectivité moderne » de par sa propension à la rêverie, et jusqu’à l’assemblée des foules revanchardes de la Révolution, l’histoire de l’intellect et celle de la sensibilité confinent dans une histoire politique coléreuse et sans cesse insatisfaite. Ce pourquoi Le Comte de Monte Cristo, considéré comme une « Iliade moderne », fut un si populaire roman-feuilleton de la vengeance contre les usurpateurs de l’amour, du pouvoir et de la richesse, en une sorte d’équivalent de la colère du peuple théorisée par Marx.
Or le virus marxiste, fil rouge du livre, a plus intensément contaminé la France que son voisin d’outre-Rhin, malgré la nationalité de son idéologue. Ce pourquoi la partie sur le Français Althusser parle moins de ce malheureux philosophe communiste assassin de son épouse que de l’auteur du Manifeste communiste, en une verrue sur la face d’un livre philosophique, qui, dirait-on, ne peut faire montre de son sérieux sans avoir glosé sur une des plus grandes plumes du totalitarisme qui ait marqué le monde et l’histoire de sa griffe cruelle. D’autant qu’il faudrait infléchir le point de vue conclusif de Sloterdijk affirmant que, en tant que « savoir du pouvoir », le communisme n’a que ce point commun, « sur le plan philosophique, avec le fascisme ». En-deçà de son fantasme de la disparition de l’Etat, dernier stade du communisme, ce dernier est bien, de par son contrôle de l’économie et des masses, de par son éradication de l’individualisme et des libertés issues des Lumières, un frère jumeau du fascisme ; ce que n’a pas manqué de pointer Hayek[8].
Atlas National, Fayard, 1864. Photo : T. Guinhut.
On n’est pas certain que ce que Sloterdijk -ainsi que la tradition française du même pas- retient de la culture hexagonale lui fasse toujours honneur : Sartre, « génie de la biographie analytique », certes, mais ici trop brièvement traité pour que son engagement communiste délétère soit châtié par une juste raison morale. Cioran qui « est, après Kierkegaard, l’unique penseur de haut niveau à avoir rendu irrévocable la compréhension du fait que nul ne peut désespérer selon des méthodes sûres », ne peut nous être de guère d’utilité, hors une esthétique du pessimisme. En revanche sur l’auteur de La Violence et le sacré[9], Sloterdijk ne manque pas de voir qu’il recycle le mythe du péché originel : « Girard serait-il en vérité un gnostique portant l’habit du théoricien de la civilisation ? » Cependant la conclusion de sa réflexion sur René Girard témoin d’une « réintroduction de la violence de la jalousie dans la civilisation », vaut son pesant d’or : « comment la modernité veut-elle reprendre le contrôle de son expérimentation sur la mondialisation de la jalousie ? » Ce qui est un écho bien senti des thèses de Colère et temps, dans lequel les « banques de la colère[10] » montent à l’assaut du capitalisme…
Dans sa « Théorie des après-guerres », Sloterdijk montre combien le couple franco-allemand, et plus largement les Européens, ont heureusement « remplacé la préparation de la guerre par le souci de la conjoncture. Ils ont abjuré les dieux militaires et se sont convertis de l’héroïsme au consumérisme » ; mais aussi en remplaçant « des événements réels par les événements du souvenir, phénomène qui a débouché sur une industrie florissante du jubilé -une grande cuisine où seul compte le réchauffé ». Au soulagement apporté par une éthique de paix et d’économie démocratisée, se mêle la satire du pouvoir qui ne vend que l’illusion rassise de sa grandeur.
Avec force pertinence, il esquisse également un réquisitoire de la société intellectuelle française : « Cette église combattante de la résistance après coup sut se généraliser en critique de la société bourgeoise et de l’ère du capitalisme tardif en mélangeant le marxisme, la sémiologie et la psychanalyse pour en faire un amalgame suggestif ». Ainsi Lacan « se trompe » avec son « dogmatisme de la psychose originelle », comme, diront-nous, le marxisme en arguant du capitalisme comme péché originel…
Cependant son éloge de Foucault, trop bref, souffre du même défaut qu’une bonne part des textes extraits des Tempéraments philosophiques, à la pertinence souvent émoussée. Quand la reprise de « Derrida, un Egyptien », bel exercice de style sloterdijkien, explorant les facettes et les reflets de la « pyramide » derridienne, peine à offrir un miroir suffisant à la pensée du maître. Qui le pourrait d’ailleurs ? Il faut à cet égard pointer le format lilliputien du texte consacré à Tocqueville, cet essentiel penseur de la démocratie libérale et contempteur de la tyrannie de la majorité…
On ne refusera pas son plaisir à lire cette mosaïque d’essais divers, quoiqu’inégaux, consacrés à la France. L’entretien final, consacré à la passion du philosophe pour le vélo et son ascension du Ventoux avec un maillot jaune, dont, avec son talent de créateur de métaphores stimulantes, il s’amuse (« on a le sentiment de traverser le paysage comme un signal d’alarme vivant »), confirme la relative modestie de l’anthologie d’occasion. Reste qu’admiratif d’une France qui va de Pascal à Derrida, il ne mâche pas son réquisitoire envers notre surdité politique.
Parmi « la vague montante du néolibéralisme, la France veut être l’exception - et ne peut pas l’être, parce que le temps force ses enfants à suivre la règle », accuse notre réaliste essayiste. Ainsi le socialisme français, auquel on peut légitimement agglomérer le colbertisme de droite, est « de l’étoffe dont on fait les fables ». A-t-on besoin alors d’un philosophe allemand, si talentueux soit-il, pour voir ce qu’ici l’on ne veut voir, pour nous déciller devant l’évidence ? Quoique dans un recueil un peu boiteux et peut-être d’opportunité éditoriale qui n’ajoutera rien à sa gloire, Peter Sloterdijk se penche avec sollicitude et pertinence affutée au chevet d’une France moribonde, coupable de méconnaître le libéralisme économique et de n’avoir plus qu’une culture philosophique appartenant déjà au passé.
Elisée Reclus : Nouvelle géographie universelle. La France, Hachette, 1879.
Photo : T. Guinhut.
Connaissons-nous, au-delà des préjugés, notre France ? Pour qui voudrait radiographier l’état présent de notre territoire, ses atouts, ses faiblesses, ses défis et perspectives, le livre de Patricia Tardif-Perroux est une mine d’informations précieuses… C’est ainsi que nous saurons tout sur la « reconfiguration démographique et urbaine », sur le tissu de communications, les performances de la main d’œuvre et la qualité de vie à la française. Et pourtant, son libéralisme introuvable est son pire handicap…
Quoique en disent les litanies anti-mondialisation (qu’elles viennent de droite ou de gauche) la France est le deuxième investisseur économique mondial, quand elle attire une foule d’entreprises internationales. En effet, 22510 filiales étrangères sont chez nous présentes, employant un salarié sur quatre. Il serait plus que juste d’admettre que nous devons une grand part de notre prospérité à l’étranger, surtout grâce aux Européens et Américains qui investissent durablement, malgré un fléchissement récent dû à la crise. Jusqu’au Chinois Huawei qui annonça en 2009 la création d’un centre de recherche autour des technologies sans fil… Mieux, notre pays compte 39 firmes multinationales parmi les 500 premières mondiales, dont certaines sont les leaders de leur secteur : Accor, Axa, EADS, LVMH, Total, Pernod-Ricard, etc.
Hélas, ce tableau de la France n’est pas totalement idyllique : la croissance reste « atone » dans un contexte mondial hautement concurrentiel, le rayonnement international est « encore modeste », doux euphémisme pour signifier une perte de vitesse, voire la sanction d’un orgueil aujourd’hui grotesque après que le prestige de la France des Lumières dont la langue rayonnait sur l’Europe se soit effrité… Pire, la puissance économique est en repli. Malgré son attractivité, notre pays se voit accusé « dans son droit du travail jugé trop rigide et son système d’emploi trop couteux ». Si la France reste le sixième exportateur mondial, ce n’est qu’avec 4% des marchandises échangées dans le monde et avec un déficit commercial récurrent et de plus en plus alarmant, quand l’Allemagne affiche un excédent insolent. Quant aux dépôts de brevets français, ils voient leur part mondiale, malgré un 6° rang, diminuer, en particulier dans les nouvelles technologies.
Que faire ? C’est alors que dans sa troisième partie, Patricia Tardif-Perroux part à l’assaut des « grands défis » : investir, innover, créer, « créer les conditions de la croissance ». Personne ne s’élèvera contre ces vœux pieux. Reste que notre auteur, Inspectrice à la Direction Générale des Finances Publiques, et membre de jurys de concours de recrutement, qui affiche une culture impressionnante, un esprit de clarté, de synthèse fort louable, se heurte à la limite de l’exercice du haut-fonctionnaire en ses œuvres. Certes, l’état peut impulser des législations (sur la propriété intellectuelle par exemple, à condition qu’elle ne soit pas déconnectée de l’international) des politiques d’investissement, en particulier le plan « France numérique 2012 ». Mais elle a beau constater avec sagacité un déficit d’investissement productif, tant de la part de l’état que des grands groupes qui préfèrent investir à l’étranger, ainsi qu’une « inefficacité patente de l’interventionnisme économique des collectivités territoriales » (sinon de l’état lui-même), on ne voit pas l’ombre d’une proposition libérale à même de décrisper la croissance française. Ses idées restent typiquement colbertistes et keynésiennes : « redéployer l’offre de financement », « créer un écosystème de croissance et d’innovation » (on admirera au passage le vocabulaire à la mode), « orienter l’industrie »…
Quand « 6000 dispositifs d’aide économique sont décomptés », par ailleurs en contradiction avec les salutaires règles de la concurrence édictées par l’Union européenne, quand « aucune corrélation entre les montants accordés et le nombre d’entreprises créées n’a été démontrée », quand « les effets incitatifs sur les décisions d’investissement des entreprises semblent modestes, voire contre-productifs » (ce qui est confirmé par la Cour des Comptes), faut-il ne proposer qu’une « refonte du système » ?
« Bien que depuis vingt ans le soutien de l’état et des collectivités territoriales aux entreprises compte parmi les plus élevés du monde, le tissu productif des PME peine à s’adapter à la mondialisation ». Face à ce constat accablant, votre modeste chroniqueur aimerait proposer quelque chose de radical : cesser immédiatement ce flot de soutiens, aides et subventions. S’il est contre-productif, le supprimer sera un appel d’air salutaire. Et d’où croyez-vous que vienne ce flot ? Mais de nos impôts parbleu ! De cette fiscalité qui accable deux fois plus nos entreprises que celles d’outre-Rhin ! De ce peuple de fonctionnaires qui suce le sang des entreprises privées, que les collectivités territoriales sur-embauchent et sous-emploient par clientélisme (alors qu’ils pourraient contribuer à créer de réelles richesses), de ce dissuasif et idéologique impôt sur la fortune qui rapporte à peine plus que ce qu’ils coûte à percevoir, de cette propension de nos politiques hexagonaux à vouloir passer pour les pères et mères protecteurs de la nation. Que l’on rende leur liberté aux entreprises, que l’on cesse de les accabler par l’imposition, et notre croissance retrouvera son dynamisme. Retrouver le libéralisme, là est le véritable défi auquel notre auteur et notre pays devraient se confronter.
Mieux vaut alors retrouver le plus intense, le plus fin, le plus novateur Peter Sloterdijk en ouvrant de nouveau ses essais magistraux. Si l’on peut à juste titre se sentir intimidé par la monumentalité des volumes de la trilogie Sphères, le plus modeste format de Colère et temps vaudra largement pour une initiation tonitruante. Ainsi l’on saura combien la colère, au-delà d’être traditionnellement un des sept péchés capitaux, est un moteur psychopolitique considérable. Une colère polie ne messiérait pas devant la France, dont l’un des principaux défauts est bien son atonie politique et économique gangrénée de socialisme. Probablement lui manque-t-il également de ne pas avoir de philosophe vivant de la stature de notre cher Peter Sloterdijk…
Sous quelle porte, en quelque vorace boite aux lettres glissera-t-on ce Numéro Zéro ? Il peut paraître étrange qu’Umberto Eco quitte l’épaisseur des vastes romans et la lumière des archivistes attachés à faire revivre avec brio le Moyen-âge du Nom de la rose[1]et de Baudolino[2], ou le dix-septième siècle de L’Île du jour d’avant[3], ou encore le dix-neuvième siècle du Cimetière de Prague. À moins qu’il ne grimpe une échelle romanesque chronologique… Le nouveau-né Numéro Zéro se présente en effet comme un assez bref opuscule, au rythme passablement enlevé, inscrit dans le plus récent contemporain. Cependant la relation avec ses préoccupations d’essayiste est soudain évidente : c’est l’auteur de La Guerre du faux[4] qui ressurgit parmi cette satire de la presse et sous la veste légère du narrateur journaliste…
Une intrigue un rien alambiquée tombe sur Colonna, un piètre écrivain raté et nègre d’occasion, légèrement dépressif à la Houellebecq[5], et qui a du mal à joindre les deux bouts. On lui confie le soin de rédiger un livre grassement payé qui s’appellera « Domani » (Demain), et qui ne serait jamais destiné à paraître, narrant sous la forme d’une « épopée » les coulisses de l’aventure journalistique à venir. Car, à charge, il lui suffirait de rester une épée de Damoclès au-dessus de têtes qui valent leur pesant d’or. Conjointement, Colonna est promu journaliste et relecteur, sous la direction cynique du rédacteur Simei, avec quatre autres hommes et une jeune femme, pour concocter le « numéro zéro » d’un quotidien. Ce dernier devra exceller dans les scoops et les ragots, mais aussi dans l’horoscope, à mi-chemin de la feuille de chou nationale et du tabloïd insinuant et vulgaire. Ce faisant, il devra sourdement menacer quelques structures et personnalités politiques et économiques. C’est ainsi que, sans avoir besoin de jamais paraître, il doit permettre à son riche commanditaire expert en immobilier et en chantage, le « Commandeur » Vimercate, d’entrer au capital et au conseil d’administration de grandes sociétés.
La presse a célébré, comme par joyeux masochisme, ou pour paraître se dédouaner de toute accusation impertinente, la satire de cette même presse menée avec brio par Umberto Eco. Le pamphlet rassemble en effet une sorte d’anthologie des manies, des vices et des incompétences des journaux et des médias pour s’attacher un lecteur, le flouer et le flatter en ses plus bas instincts. L’ « actionnaire de référence » du journal, faux Commandeur de surcroît, contraint ses journalistes d’investigation dont l’idéalisme est pour le moins suri, à passer sous les fourches caudines de son imprimatur ; en d’autres mots : « pour chaque mot, nous devrions savoir s’il plait au Commandeur ». Il ne s’agira plus, pour ne gêner aucun pouvoir, légal ou non, que de faire fumer le sensationnel et de révéler le superficiel. Que d’ignorer les choses qui fâchent les pouvoirs assurés de leurs intérêts. Que de préférer les réactions sentimentales aux faits et aux analyses. Que d’user des clichés pour lécher l’égo du lecteur, des euphémismes pour ne pas désigner le mal, tout en pratiquant « la jouissance de l’infortune d’autrui ». Que de paraître anodin en rapprochant des événements et des informations qui laisseront, de manière subliminale, accoucher des soupçons, des préjugés, des polémiques… Lecteur, as-tu reconnu tes journaux papier, radio et télé ? Car « ce ne sont pas les informations qui font le journal, mais le journal qui fait l’information ».
On devine évidemment derrière cette fiction un pamphlet à charge contre Silvio Berlusconi, dont les collusions entre son pouvoir politique et son empire de presse furent pour le moins douteuses, mais aussi contre une botte italienne entière qui semblerait avoir marché dans quelque matière nauséabonde. Il n’est pas indifférent de noter que 1992 est l’année de l’opération « Mains propre » (Mani pulate), cette offensive anti-corruption qui fit le ménage parmi la classe politique, mais aussi de l’assassinat du Juge Falcone par la Mafia. « L’œil du cyclone » de la corruption recèle en son sein nos protagonistes, enthousiastes, roublards ou dégoûtés…
Hélas, les spéculations oiseuses sur les dimensions et les performances des voitures, sur les nouvelles à publier pour induire un soupçon, les deux pages de blagues font décrocher le lecteur, comme lors d’un creux remplissage. On sait le goût de notre auteur pour le Vertige de la liste[6], mais deux pages encore de divers fondateurs d’ordres de Malte, achèveraient de vexer notre patience. Sans omettre le long récit circonstancié de la fuite, de l’arrestation et de la mort de Mussolini qui permet à Braggadocio d’imaginer un complot bien juteux : le Duce n’aurait pas été tué, hors son sosie, mais caché par le Vatican, puis l’Argentine ! S’en suit tout un imbroglio d’hypothèses liées aux communistes, aux alliés, aux néofascistes, à la mafia, aux Brigades rouges, à la C.I.A, dont les métastases iraient infiltrer jusqu’à l’année 1992, où se joue et se déjoue l’intrigue… L’assassinat de Braggadocio, fouilleur des dépôts d’ordures d’un demi-siècle d’Histoire et de politique, viendra pimenter le tout. Un parfum rassis de thriller empoisonne la satire des mœurs médiatiques, qui fait les pages les plus perspicaces.
En effet, ou le roman de notre pourtant cher Umberto Eco manque de concision sagace, ou faute d’une plus grande ampleur, il agit un peu comme un pétard mouillé. La satire est facile, un brin convenue, en ce qui n’est pas à plein temps un grand roman de société ; à moins qu’il faille le prendre comme une novella qui vise à beaucoup divertir avec un succès mitigé, et un peu instruire…
Il faut cependant admettre que bien des pages sont savoureuses : sur les clichés langagiers de la profession où se vautre un veule et médiocre lectorat, là où l’on reconnait les talents de notre sémiologue. Sur la question de savoir si les journaux « disent aux gens ce qu’ils doivent penser », à moins que ce soit l’opinion qui les commande. De même, l’historiette d’amour entre notre narrateur et Maia est attendrissante et pleine de vie, à la lisière d’une sympathique eau de rose, sans grande prétention, mais non sans finesse psychologique.
Loin d’être un ovni romanesque, dans le parcours d’Umberto Eco, Numéro Zéro est en parfaite cohérence avec des pistes de réflexion lancées dès 1980, dans les chroniques, « La multiplication des médias », « Culture comme spectacle », « La falsification et le consensus », regroupées ensuite dans La Guerre du faux[7]. Comme dans Lector in fabula, où était analysée « la propension idéologique des lecteurs[8] ». Conjointement, le récent Cimetière de Prague[9] était autant une réécriture du roman-feuilleton à la Eugène Sue qu’une catacombe de mensonges et complots, où pourrissait Le Protocole des sages de Sion, ce trop fameux faux évangile antisémite. Ainsi, Numéro zéro, petit roman à thèse, à l’usage de qui ne lit pas ou plus d’essais, est une « guérilla sémiologique », là où « un pays appartient à celui qui contrôle les communications[10]».
La recherche de la vérité journalistique, aussitôt capturée par les médias, singée par ce « Numéro zéro » qui ne verra jamais le jour, préalablement manipulé par des tireurs de ficelles politiques, idéologiques, financiers ou mafieux, échoue alors dans les poubelles étincelantes de la fausseté. Est-ce à dire qu’Umberto Eco transite vers la théorie du complot généralisé ? Il serait abusif de ne pas imaginer que l’art de son ironie ne puisse s’adresser également à cette florissante théorie, mais aussi à « la démoplutojudéocratie en embuscade ». La morale de ce roman reste néanmoins : « Soupçonner, soupçonner toujours, ainsi tu trouves la vérité. »
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.