Museo Civico, Bolzano / Bozen, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Eloge de Pétrarque humaniste et poète
par Enrico Fenzi,
suivi du sonnet III duCanzoniere.
Enrico Fenzi : Pétrarque,
traduit de l’italien par Gérard Marino, Les Belles Lettres, 254 p, 23,50 €.
L’imaginaire occidental occulte trop souvent, au profit du sonnettiste amoureux de Laure, la figure de l’humaniste. Pétrarque en effet, poète raffiné en langue vulgaire, écrivit bien des traités et des lettres en langue latine, diffusant la connaissance des littératures antiques et une éthique à laquelle Erasme sera redevable. C’est à la tâche essentielle, qui consiste à ne plus séparer ces deux facettes, que s’attelle avec brio l’universitaire Enrico Fenzi en son essai modestement titré Pétrarque.
Pourquoi Francesco Petrarca peut-il à bon droit, dès le XIVème siècle, être classé parmi les humanistes européens ? Né en 1304 et mort en 1374, il quitte en effet l’ascendance irréductible d’Aristote et de la philosophie scholastique révérés par le savoir médiéval, pour leur préférer l’idéalisme de Platon et le libre arbitre de Saint Thomas d’Aquin.
« La double partie que joue Pétrarque entre l’engagement et l’étude », en fait bien un homme de son temps. L’intellectuel italien suit la Papauté à Avignon, tout en réclamant la primauté culturelle de Rome sur la France. Puis il fuit les querelles de « la sentine de tous les forfaits et de toutes les infamies[1] », pour se consacrer aux lettres. Le « moi politique », y compris vigoureusement polémique, émaillé d’images crues, de propos grossiers, comme dans ses trois Invectives[2], coexiste avec le « moi lyrique », mais dans le cadre individuel prôné dans son De vita solitaria. Car le poète est fort sceptique envers la légitimité du pouvoir politique. Si le tyran doit préserver la sûreté de l’Etat, revient au sage de suggérer la paix.
Parmi les œuvres les plus emblématiques et attachantes de Pétrarque, on choisira de De remediis, qui fait philosophiquement dialoguer les allégories que sont la Joie, l’Espoir, la Douleur et la Crainte devant la Raison, ce dans le cadre d’une éthique stoïcienne et chrétienne. Pourtant, le lien le plus aigu entre l’humaniste et le poète se trouve dans le Secretum (Mon secret[3]). Dans lequel Franciscus (François Pétrarque lui-même) dialogue avec Augustinus (Saint-Augustin), pour se voir reprocher son amour pur pour Laure, qui cacherait de coupables passions charnelles. Nonobstant il ne renoncera ni à son amour, ni au désir de gloire, en voulant briller avec ses grands poèmes latins : Africa et De viris, deux œuvres monumentales restées inachevées, respectivement l’épopée de Scipion et le tableau des grands généraux de l’Antiquité, là où s’unissent Histoire et morale.
La recherche des manuscrits recélant les grands textes de l’Antiquité est une constante chez Pétrarque qui tient à entièrement réhabiliter cette dernière. Il ne voit pas de contradiction entre l’humanité païenne et celle chrétienne, toute deux attachées à la vertu ; tel qu’en témoigne Cicéron, garant de « l’identité fondamentale de l’âme humaine ». Ce pourquoi notre humaniste est à l’origine d’une société européenne de latinistes, en cela précurseur de ce qui deviendra la République des lettres[4]. Le descendant spirituel de Dante, l’ami de Boccace est aussi l’ancêtre de ces humanistes qui, un siècle plus tard, feront du développement de l’imprimerie le foyer de la culture antique[5].
Quant au Canzoniere, ou Chansonnier[6], en dépit de ses figures d’oppositions intensément lyriques et pathétiques, il « exprime les contenus spirituels les plus hauts ». La rencontre inaugurale de Laure, en 1327, dans l’église Sainte-Claire d’Avignon, qui mourra de la peste noire, ou d’un tremblement de terre, en 1348, va le conduire à polir trois cent soixante-six pièces lyriques, dont trois cent dix-sept sonnets. Parmi lesquelles se distinguent deux parties, du vivant et après la mort de la dame aimée. Comme au sein des lettres abondantes de l’humaniste, les vers du poète concourent à former une « autobiographie idéale », écrite en italien florentin. Sa « langue d’art platonicienne » restera longtemps le canon suprême de ma langue italienne.
Laure est-elle Laure de Sade ? La polysémie de son nom, entre l’aura (l’or) et le laurier d’Apollon, dieu de la poésie poursuivant l’inatteignable Daphné, laisse à penser qu’elle est allégorie, concrétion de toutes les femmes aimées autant que le modèle platonicien idéal de l’amour. Avec prudence, Enrico Fenzi ne s’engage pas en des querelles d’archiviste : il est plus un poéticien qu’un biographe.
En son Chansonnier il ne faudrait pas réduire Pétrarque à la seule figure, certes complexe et nuancée par une intense pénétration psychologique, de l’amoureux : il y est « aussi l’ami, l’homme public, l’intellectuel, le moraliste, l’homme politique ». Les allusions à Rome, Avignon, l’Italie n’y sont pas rares. L’on sait que Machiavel[7] reprendra en conclusion du Prince[8] ces vers ainsi célèbres de la canzone XVI : « Vertu contre fureur / Prendra les armes et le combat sera court ».
Ce n’est pas sans ambivalence qu’il aime et écrit pour Laure ; celle par qui Amour lui dit « de mes mains t’a enlevé un autre ouvrage » (sonnet 93) le prive de l’attention due à de plus glorieuses entreprises, comme cet Africa dont la langue latine contribuait à la beauté. Cependant, la postérité a préféré retenir non seulement la langue nouvelle du Chansonnier mais aussi cette « possibilité exceptionnelle de s’ennoblir lui-même à la lumière de la beauté et de la perfection de Laure ». Ainsi se dessinent trente et un ans d’amour, « un itinéraire allant de l’erreur juvénile d’un homme à sa vérité longuement murie ». De l’irrationnelle passion trop charnelle, et parfois érotique furieuse, en passant par la contemplation, jusqu’à la dimension spirituelle de la rédemption, l’éthique chrétienne innerve la conquête poétique. Comme dans le Secretum, la tension entre la raison divine et la raison amoureuse est incessante. La pérennité des désirs et des angoisses se heurte cependant à la borne du temps…
Francesco Petrarca, Antonio Zatta, Venezia, 1784. Photo : T. Guinhut.
Du « Triomphe de l’amour », en passant par celui de la Mort, jusqu’à celui de l’Eternité, Les Triomphes, recueil probablement inachevé[9], du moins aux dépens d’un ultime polissage avant la mort du poète, est l’autre versant poétique en italien de Pétrarque. Inspirés par la cérémonie qui célébrait à Rome le retour d’un général vainqueur, ce sont six « triomphes », inaugurés par le char de l’Amour faisant défiler ses prisonniers. En toute évidence, Laure apparait parmi les amoureux célèbres de l’Histoire et parmi les poètes d’amour, avant de réapparaitre dans le « Triomphe de la Chasteté » dont elle est l’allégorie. Puis dans celui de la Mort, qui « arracha de sa main un cheveu d’or », quoiqu’un dialogue de chaste amour réconcilie Laura et Francesco dans l’au-delà du poème. Là encore, si Laure est le guide de la transcendance, Enrico Fenzi est un précieux guide parmi l’intertextualité, entre Ovide et Saint-Augustin, du poème aux six volets ascendants. Nul doute qu’aujourd’hui encore Pétrarque figure parmi un nouveau « Triomphe de la Renommée » pour nous avoir offert une des plus belles fictions d’amour au monde, avec celle des Sonnets[10] de Shakespeare.
La clarté de l’essai d’Enrico Fenzi ne le cède en rien à la richesse. Quand à la « biographie intellectuelle » succèdent « les idées directrices », puis l’analyse du Chansonnier, le lecteur se sent accompagné dans un calme chemin d’érudition, ouvert sur le monde politique, religieux, intellectuel et lyrique. Même si nous ne sommes par ailleurs pas certains de devoir accompagner l’essayiste dans le parcours politique qui le conduisit à participer aux bandes armées des Brigades rouges italiennes[11], mais c’est là une autre histoire, close depuis qu’en 1997 il est en règle avec la justice. Reste qu’un tel volume initiatique est à mettre aux côtés de l’abondante biographie de Pétrarque par Ugo Dotti[12]. C’est à ce prix que l’on entrera en amitié avec le poète qui dénonçait « Le vulgaire qui m’est hostile et odieux » (sonnet 234).
Indubitablement, depuis le XIVème siècle italien, Pétrarque nous parle toujours. D’un versant humaniste précurseur de la civilisation de la Renaissance, et plus intimement depuis une confession plus tendre et plus humaine que les Confessions[13]de Saint-Augustin. Parmi tant de sonnets fondateurs du lyrisme amoureux, qui permirent la gloire de Pétrarque et de son Chansonnier, non sans la pérennité de ce parfait format en quatorze vers, ce troisième sonnet méritait, semble-t-il, d’être traduit par mes soins attentifs et cependant présomptueux, pour satisfaire, espérons-le, l’oreille du lecteur :
Ce fut le jour saint où, en deuil du Créateur,
Le soleil vint à décolorer ses ardeurs,
Quand, ne me gardant pas, je fus fait prisonnier,
De vos beaux yeux, Dame, je me vis enchaîné.
Qu’il fallût me défendre, en rien ne me semblait
Contre les coups d’Amour, et ainsi je marchais
Tranquille et sans soupçon : c’est pourquoi mes malheurs
Surent me prendre en universelle douleur.
Dieu Amour me trouva tout entier désarmé
Et sut s’ouvrir la voie par les yeux jusqu’au cœur
Où porte et passage les larmes ont trouvés.
Pourtant, me semblait-il, ce lui fut peu d’honneur
Covento de las Monjes servitas, Cuevas de Canart, Teruel, Aragon.
Photo : T. Guinhut.
Mario Vargas Llosa,
le héros discret de la culture :
La civilisation de la littérature contre
la civilisation du spectacle.
Mario Vargas Llosa : La civilisation du spectacle,
traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, Gallimard, 240 p, 20 € ;
Le Héros discret ; Conversation à la Cathédrale,
traduits par Anne-Marie Casès et Albert Bensoussan,
Gallimard, 482 p, 23,90 €, 640 p, 26 €.
Entre le miroir aux alouettes télévisées du divertissement, sa façade ouverte sur le vide, et le roman balzacien d'autre part, Mario Vargas Llosa a définitivement fait son choix. S’il adresse au premier un pamphlet bien senti, il offre au second un avatar bien contemporain. Du prix Nobel 2010, un essai rassemble, sous le titre La Civilisation du spectacle, une douzaine d’articles parus dans la presse hispanophone (El Pais essentiellement), alors qu’un roman est « un beau livre [qui] nous rapproche de l’abîme de l’expérience humaine et de ses mystères effervescents » : comme, justement, Le Héros discret.
Notre essayiste spectaculaire ne fait pas mine d’ignorer ces prédécesseurs en la matière. Ne serait-ce que le titre presque homonyme de Guy Debord, qui, en 1971, dénonçait « l’hégémonie du spectacle », « la négation et la consommation dans la culture[1] » et le fétichisme des marchandises, sans penser que l’on restait libre de les choisir ou non. Mais à cet essai, daté de la pensée 68, forcément anticapitaliste et antilibéral, dogmatique et verbeux, finalement assez creux, Mario Vargas Llosa répond aujourd’hui par une argumentation plus élégante et plus nourrie. La vidéosphère et le divertissement ont selon ce dernier bousculé la culture au sens noble, littéraire, philosophique et scientifique du terme. Seule la vie culturelle, au sens des modes de vie et des comportements, ne cesse de se remplacer elle-même, par le biais de la mode, du buzz et du spectacle, de ses images bruyantes et superficielles.
La permanence de la culture étant menacée par l’éphéméride permanente du spectacle, Mario Vargas Llosa plaide la cause de la première, de « ses valeurs esthétiques et éthiques ». Hélas les livres où l’on pense le monde voient s’amenuiser leur visibilité, au contraire de la consommation de masse de scènes sportives, rock and pop, de jeux vidéo, de films, de productions télévisuelles et de performances et autres billevesées de youtubeurs. Ce qui a paru devenir la démocratisation de la culture est de fait éclipsée par la montée en puissance d’une population de consommateurs événementiels, car ell a le nombre pour elle, et à laquelle les élites offrent le crédit de la démagogie, préférant ainsi la médiocrité du sensationnel à la profondeur de la réflexion, aux dépens du travail intellectuel : le coupable n’est autre que « la banalisation ludique de la culture dominante, où la valeur suprême est maintenant de se divertir et de divertir, par-dessus tout autre forme de connaissance et d’idéal ».
Quand « une société libérale et démocratique avait l’obligation morale de mettre la culture à la portée de tous », on a au contraire vulgarisé la vie culturelle : alors que tout se vaut, « qui lit ces paladins solitaires essayant d’établir un ordre hiérarchique dans l’offre culturelle de nos jours » ? Leur autorité morale se voit balayée par la suspicion envers toute autorité instituée, forcément « fasciste », comme la langue selon Roland Barthes[2]. Ce contre quoi, sans oublier la déconstruction des humanités par Jacques Derrida[3], s’insurge notre essayiste péruvien. Et de la même manière, il conspue « ce mépris actuel de la loi » qui est celui « de la piraterie de livres, disques, vidéos »…
Entre la faiblesse conventionnelle de la plupart des « best-sellers » de l’édition et les « illusionnistes » de l’art contemporain » qui, obsédés par la provocation, « dissimulent leur indigence et leur vide derrière la fumisterie et la prétendue insolence », le cœur de la société branchée balance. À l’encontre de l’esbroufe et la vulgarité de la sexualité exhibée, il fait l’éloge de l’érotisme qui « représente un moment élevé de la civilisation », comme lorsqu’il le mit en scène dans son beau roman aux récits emboités : Les Cahiers de Don Rigoberto.
Reste à considérer et affirmer ce sur quoi repose la culture de nos sociétés, ce que Mario Vargas Llosa affirme à l’occasion du voile et de l’islamisation : « Toutes les cultures, croyances et coutumes doivent trouver leur place dans une société ouverte, à la condition expresse de ne pas entrer en collision frontale avec ces droits de l’homme et ces principes de tolérance et de liberté qui constituent l’essence de la démocratie ». Que voici un essai salutaire lorsque « la culture devrait remplir ce vide qu’occupait jadis la religion » ! Car mieux que « l’opium du peuple », la laïcité, le respect de la liberté féminine et le libéralisme économique doivent coexister avec une vie spirituelle « intense » ; quoique les religions, malgré leur tendance « potentiellement intolérante, monopolistique de vocation », doivent permettre leur vie spirituelle et leur morale à qui en a besoin…
Pêle-mêle, il approuve la suppression des crucifix dans les écoles publiques par le tribunal de Karlsruhe, il plaide pour la « défense des sectes », mais « avec pour seule exigence qu’elles agissent dans le respect de la loi ». Il faudra trouver la cohérence de cette pensée dans la protection des libertés.
En écho à la banalisation de la culture déjà constatée par Hannah Arendt[4], l’écrivain péruvien fustige la culture de notre temps, « sans valeurs esthétique », où les humanités « sont devenus des formes secondaires du divertissement ». La pente savonneuse est-elle inéluctable ? La « civilisation du spectacle » va-t-elle s’effondrer sous le poids de son « insignifiance », le livre papier, et son « érotisme du corps caressé », disparaîtront-ils au profit du numérique ? « Quelque chose de l’immatérialité du livre électronique passera dans le contenu », s’inquiète Mario Vargas Llosa. Au point qu’il adhère avec la thèse de Nicholas Carr, qui, dans Internet rend-il bête ?[5], révèle qu’à force d’exercer son expertise parmi les écrans de la communication et de picorer parmi le web il avait cessé d’être un bon lecteur, voire un lecteur tout court. Aussi prit-il la décision de se réfugier dans une cabane du Colorado, afin de lire, et d’écrire son essai alarmant… Non, y compris au surfeur expérimenté, les livres ne sont pas superflus, pense Mario Vargas Llosa avec sagesse.
Ainsi, au-delà de la mode d’une « littérature light », l’écrivain garde une responsabilité : aider à « comprendre le labyrinthe de la psychologie humaine », « promouvoir la culture démocratique » et contribuer, comme Karl Popper avec la Société ouverte et ses ennemis[6], à la « lutte contre le totalitarisme ». Notre auteur garde la « conviction que les grandes œuvres littéraires enrichissent la vie, améliorent les hommes et nourrissent la civilisation » ; ce pourquoi, il est un « héros discret » de cette dernière…
Divertir et instruire restent les piliers de l’éthique du romancier dans son dernier ouvrage, Le Héros discret. Deux histoires parallèles s’enchaînent et se répondent, celles de Felicito Yanaqué et d’Ismael Carrera, le premier étant un modeste entrepreneur de transports de Piura, le second un prospère patron d’assurances de Lima. L’un est sommé de verser des fonds régulier pour être protégé par une mafia qui ne néglige pas la menace, le second est lui menacé par ses deux jumeaux de fils indignes, fripouilles délinquantes surnommées « les hyènes », qui font plus que rêver de sa mort afin de s’approprier la fortune paternelle. Car -quelle mouche l’a piqué ?- le vieillard épouse sa servante, une « cholita », qui a quarante ans de moins. Ainsi deux Péruviens parmi bien d’autres, mais emblématiques, prennent en main leur propre destin.
Les chapitres aux intrigues alternées, animés par le suspense et des rebondissements dignes du roman-feuilleton, se succèdent avec une rare efficacité. Il faut suivre la piste d’un petit dessin d’araignée en guise de signature. Puis celle des méchants fils qui trahissent, à moins que bien meilleurs ils inquiètent ou épaulent leurs pères attentifs. Sans omettre les femmes, épouses et maîtresses aux destinées contrastées. Nous laisserons alors le lecteur découvrir comment les deux intrigues se rejoignent, pour assurer l’harmonieuse cohérence romanesque.
Tout un tableau de société se déploie sous nos yeux, grâce à des personnages taillés dans le vif : marchands, délinquants, la voyante Adelaida, qui a des « inspirations » salutaires pour Felicito, mais surtout acteurs économiques dans un Pérou en expansion… Celui qui résiste au chantage de la mafia, malgré ses bureaux incendiés, et publie dans le journal sa détermination, celui qui a fait de son entreprise d’assurances une florissante société au service du pays sont, au creux d’un réel éloge du travail, deux modestes héros. De quelle cause ? Mais de la justice, de la liberté d’entreprendre, du libéralisme économique. Ce en quoi le roman est cohérent avec la pensée politique de l’auteur, qui se présenta aux élections présidentielles de son pays en 1990 et qui failli être élu, et dont les perspectives et les arguments sont au cœur de son essai Les Enjeux de la liberté[7].
Non sans ironie, le romancier prend ses distances avec son récit : « Mon Dieu, quelles histoires organisaient la vie quotidienne ; ce n’étaient pas des chefs-d’œuvre, elles étaient plus proches des feuilletons vénézuéliens, colombiens et mexicains que de Cervantès et Tolstoï, sans doute. Mais pas si loin d’Alexandre Dumas, Emile Zola, Dickens ou Pérez Galdos ». Si le ton et la succession des péripéties paraissent légers, non sans humour, c’est néanmoins, entre roman policier et roman de mœurs, dans une perspective réaliste balzacienne qu’écrit Mario Vargas Llosa. Ce dont témoigne la citation de Balzac en exergue du roman Conversation à la Catedral, ce splendide roman de société originellement publié en 1969, qui vient de ressusciter en une nouvelle traduction : « Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations ». Et, comme Balzac, qui, à l’occasion de son Père Goriot, inventa le principe des personnages récurrents parmi ce qui devenait La Comédie humaine, Mario Vargas Llosa, voit réapparaitre, parmi les pages de son Héros discret, des personnages venus de ses précédents romans : le sergent Lituma, revenu de Lituma dans les Andes, mais aussi Don Rigoberto, dona Lucrecia et Fonchito, qui ont fait le déplacement depuis Les Cahiers de Don Rigoberto, et nous font de nouveau le bonheur de nous offrir leurs émois érotiques. Tout en y insérant l’histoire de « Fonfon », victime d’un étrange séducteur qui est peut-être le diable, ou d’une hallucination. Quant au bureau de Don Rigoberto, nourri de livres et d’œuvres d’art, il est son « espace de civilisation ». Peut-il croire « qu’il le défendrait contre l’inculture, la frivolité, la bêtise et le vide » ?
Un essai polémique et nourrissant, un roman plein de vie, d’intrigues et de substantifique moelle humaniste et libérale… Pourquoi bouder notre plaisir ? Si à la « civilisation du spectacle », nous préférons celle de la vision du monde et de la pensée, Mario Vargas Llosa, une fois de plus, est notre homme. Depuis un demi-siècle, de La Guerre de la fin du monde en passant par l’étonnant portrait de dictateur que fut La Fête au bouc, l’écrivain péruvien parcourt l’universel[8].Quoique fêté pour son prix Nobel de littérature, on est loin de toujours rendre justice à ce héros discret de la littérature, car son éthique libérale, tant politique qu’économique, ne lui vaut hélas pas que des amitiés. Sinon la nôtre !
Monasterio Santo Domingo de Silos, Burgos. Photo : T. Guinhut.
Peter Nadas, les Histoires parallèles
de la mémoire,
ou la mélancolie des sirènes
Peter Nadas : Mélancolie, Chant de sirènes,
traduits du hongrois par Marc Martin, Le Bruit du temps, 2015, 80 p, 15 €, 120 p, 18 €.
Peter Nadas : Histoires parallèles,
traduit par Marc Martin, Plon, 2012, 1152 p, 39 €.
L'Europe centrale aurait-elle accouché de son écrivain proustien ? Les Histoires parallèles du Hongrois Peter Nadas font chanter les sirènes de la mémoire et de la mélancolie. Un roman interminable, parmi une trilogie, fait se heurter des personnages pléthoriques, une pièce de théâtre aux vers homériques jette les sirènes d'Ulysse dans une mer pourrie. Seule une patience angélique paraît idoine pour glisser l’entendement du lecteur en ces chaos lentement structurés. À moins que de plus modestes portes s’ouvrent afin de tenter de l’apprivoiser. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut lire cette Mélancolie, médusée devant un tableau de Caspar David Friedrich…
Les Anciens appelaient ekphrasis la description d’une œuvre d’art. L’archétype en est celle du bouclier d’Achille dans l’Iliade[1]. Partagé en deux, ciel chargé de nuées d’une part et roches maritimes de l’autre, le tableau de Caspar David Friedrich, intitulé « Rivage au clair de lune », s’ouvre sur deux infinis. Mélancolie de Peter Nadas semble au premier abord ne vouloir être qu’un exercice de regard. Pourtant sa modestie première, peu à peu, s’enfle en une cosmique dimension, à mi-chemin du poème en prose et de l’essai philosophique.
Dans l’amas sombre des nuages, l'auteur hongrois voit un visage, une « horrible Gorgone », voire l’autoportrait au fusain « où Caspar David Friedrich campa son regard dément ». Mais aussi le « Protée » homérique, ce « Vieux de la mer[2] », dont l’Odyssée conte la sortie des eaux, friand de métamorphoses et de violences. Ainsi le mince feu de naufragés, ou de pêcheurs, sur un rocher à marée basse, stimule la réflexion métaphysique, entre être et non être. Car « nous sommes des chercheurs d’abri », sur « une route des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres ». Parmi l’espace ordonné et le chaos qui nous entourent, « le point fondamental de la mélancolie est ce retour effectué sur ordre protéen ». Entre expérience et oubli, entre souvenir et imaginaire, le mythe et la culture offrent leur « troisième dimension à l’espace des dimensions de l’existence et de la non existence ». Le rapport qui unit et sépare la peinture et l’écriture dépasse bien évidemment le simple « Ut pictura poesis[3] » d’Horace (« la poésie est comme la peinture »). Lessing est passé par là, constatant en 1763 dans son Laoccon[4], l’irréductibilité des deux arts…
Mais au-delà du tableau, auquel il trouve plus d’un centre, une autre mélancolie pointe, celle de l’impuissance de l’observateur et du langage : « tout ce qu’on sent, c’est la manière dont on pourrait parler si les mots ne nous manquaient ou ne nous abusaient : tel est le propre de la mélancolie. » Cette dernière, de surcroit, est une « activité », qui « tend à établir des correspondances entre les images de ses sentiments et les concepts de son savoir ». Le lecteur ne sera pas surpris de découvrir que Peter Nadas s’appuie sur le livre fameux de son compatriote Foldenyi, intitulé également Mélancolie[5], quoique abritant un plus vaste et bouillonnant traité.
Notre lecteur d’Homère n’en a pas fini avec la mélancolie de Protée et des « dieux des mers », au point qu’il consacre à l’Odyssée une réécriture satirique : Chant de sirènes. Il s’agit là d’une bien étonnante pièce de théâtre, du moins du cinquième et avant-dernier épisode d’un spectacle commandé par le Théâtre de la Rhur, qui, en 2010, avait invité six auteurs de nationalités différentes à œuvrer sur le thème suivant : « Ulysse, de retour à Ithaque, ne reconnaît plus son île natale ». Ce qui aurait pu sembler un pensum académique devient sous la plume de Peter Nadas un drame satirique virulent, un dantesque enfer contemporain.
Perséphone et Hadès mènent le bal, entre Mères et Fils, entre « mouches à viande grosses comme des chihuahuas », soldats et « blessés à l 'agonie », alors que des trios humains errent sans pouvoir ni communiquer ni exprimer des sentiments, aussitôt moqués par le chœur des Néréides. Sur la mer « polluée par de déchets industriels, / l'aurore aux doigt de rose / point encore » sur les camps de réfugiés, tandis que l'apocalypse de l'Histoire du XXème siècle ravage l'humanité. La pièce culmine avec la victoire immonde des « petits vieux révolutionnaires », Bakounine, « le père à longue barbe des attentats », Robespierre, au moi « enkysté ». « Terroriste », on se voue « à la liberté, fût-ce aux dépens de la liberté ». Ainsi les vieux systèmes totalitaires dévorent l’humanité. Ainsi les fils tuent leur vieux père Ulysse, sans qu'il ait « trouvé le chemin d'Ithaque ». Les dieux homérique approuvent le dénouement de la tragédie : « Tout le monde a faim et le monde est vide, / Dévasté à toutes les sauces. »
D'une manière plus qu'ironique, l'écho de l'Enfer de Dante a contaminé l'épopée homérique en intégrant les pires génocides de notre temps enfantés par les utopies. L'impressionnante réécriture oscille entre pastiche et parodie. La poésie chante et raille, quand seules les sirènes de la déréliction engluent spectateur et lecteur.
De même, l’Europe déploie et enchevêtre dans les romans de Peter Nadas « les scènes primitives de son passé ». Les mille cent trente pages d'Histoires parallèles sont une pâte feuilletée de personnages, qui évoluent entre la Première Guerre mondiale et les destinées contrariées de l'amour et du sexe. Peter Nadas avoue volontiers avoir eu besoin de dix-huit ans pour patiemment tisser ce roman. Roman-somme entre tous, il agrège le policier et l'épique, le panorama historique, la saga familiale, l'amour charnel et éthéré, l'intime et l'exhibitionnisme. Au point qu'un épisode masturbatoire soit narré avec une gourmandise précieuse, qu'une copulation soit étirée sur quatre jours et cent quarante pages, avec une précision anatomique à la limite de la technicité et de l'extase.
Une bonne centaine de personnages se croise et se disperse, depuis l'incipit dans le Berlin des années 90 (où l'on découvre avec Döhring, à l'occasion de la chute du Mur, un mort affalé sur un banc) et la Budapest des années 60. Entretemps et autres motifs en mosaïques, on aura visité un camp de concentration nazi, une enclave homosexuelle sur « l’île Marguerite » au milieu d'un fleuve, des mères névrosées et des familles qui étranglent l'individualité et la liberté, mais aussi l'insurrection hongroise de 1956 qui se souleva contre l'oppression communiste. Ainsi la narration fonctionne comme une débâcle d'îlots en archipels, qui ne permettent que des histoires « parallèles » et inachevées, des confrontations irrésolues : que deviennent par exemple Gyöngyvér et l'homme qui est au lit avec elle, et qui « constatait qu'assassiner le stimulait davantage que faire l'amour », alors qu'ils prennent plaisir à l'ondinisme ? Comment se résoudra le jeu de dupes entre trois anciens camarades de pensionnat qui se sont fait tous les trois espions ?
Du « Territoire muet » au « Souffle de la liberté », en passant par « le fin fond de la nuit », il n’est pas du tout certain qu’un « Jugement dernier » puisse racheter les meurtres parmi les camps. Là où « le fichier à des fins d’hygiène publique », permet d’asseoir « le système d’épuration raciale », au point que Von der Schuer se prenne à rêver : « ce sont les fichiers de Dieu qu’il nous faudrait ». Hélas pour ceux qui voudraient appeler « L’ange de la vengeance », « sans criminels, leur lutte contre les criminels n’aboutirait pas ». La quête mémorielle de Peter Nadas est un labyrinthe aux sombres lueurs criminelles, sexuelles et difficilement métaphysiques…
Une langue sensuelle et minutieuse, un système d'échos complexe, parmi lequel le leitmotiv de la solitude semble central, qu'il s'agisse de celle des amants ou de celle de ces enfants livrés aux expérimentations de biologie raciale nazie, ou encore de Döhring obsédé par le passé trouble de sa famille au cours de l'holocauste, par le « Liebestod » des images insupportables des massacres... Sommes-nous devant un chef-d'œuvre qui nous échappe encore ? Initialement paru en 2005 en Hongrie, ce roman monstre fit alors scandale, autant par sa forme que par l'émulsion d'une sexualité sans fard et du volcanisme mémoriel réveillé. Comme ce que nous nommons chaos faute d'en maîtriser la structure et la logique, probablement ces Histoires parallèles sont-elles le sommet du triptyque composé avec l'également torrentiel Livre des mémoires[6]et le plus modeste et autobiographique récit La Fin d'un roman de famille[7].
Etrange et opiniâtre Peter Nadas... Né en 1942 à Budapest, il vit son œuvre couronnée par le Prix de littérature européenne dès 1995. Comment un aussi petit pays que la Hongrie a-t-elle pu engendrer tant d’écrivains fabuleux depuis un siècle ? Dezsö Kosztolanyi[8], Ferenc et Frigyes Karinthy[9], Imre Kertész[10], Laszlo Krasznahorkai[11]… La puissance de la mélancolie créatrice n’est certainement pas pour rien dans la trajectoire complexe autant que séminale de Peter Nadas. Lui aussi est une sirène fascinante dont le chant romanesque et poétique n’a pas fini de nous hanter…
Karen Shanor & Jagmeet Kanwall : Les Souris gloussent et les chauve-souris chantent,
traduit de l’anglais par Bertrand Fillaudeau, Biophilia, José Corti, 328 p, 21 €.
Gary Francione : Introduction aux droits des animaux,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laure Gall,
L’Âge d’Homme, 392 p, 19 €.
Après ces deux essais nous ne regarderons plus des mêmes yeux, ni n’entendrons des mêmes oreilles, les animaux. Car ils sont des êtres sensibles et doués d’intelligence ; la preuve : Les Souris gloussent et les chauve-souris chantent. Au point qu’il faille se demander avec Gary Francione si les animaux doivent avoir des droits. Ce à quoi il répond, par une affirmation, quoiqu'argumentée, sans détours.
Si « les souris gloussent et les chauve-souris chantent », ce ne sont là que deux modestes exemples parmi tant d’autres, stupéfiants. Le lecteur du duo formé par Karen Shanor & Jagmeet Kanwall pourra s’engager dans une lecture studieuse de cet essai nombreux, ou picorer parmi une bonne centaine de micro-parties, agréablement écrit, à mi-chemin de l’anecdote et de la meilleure vulgarisation scientifique. À moins de se confier à l’index qui va de l’araignée poilue au zèbre, en passant par le corbeau calédonien, « capable d’utiliser trois outils successivement pour se procurer de la nourriture ». Néanmoins, une réelle progression s’impose : « Percevoir », ensuite « Survivre », enfin « Les fréquentations ». Comme parmi l’humanité, entre présence au monde et interaction avec ses congénères et les autres espèces.
Pêle-mêle, on apprend que « les babouins qui supportent mieux le stress sont ceux qui ont établi des relations sociales stables », que bien des animaux, dont les rêves sont avérés, ont, avantage considérable sur l’homme, « la faculté d’utiliser les champs électriques et magnétiques », qu’il existe un « téléphone pour taupes ». Qui croirait que les mésanges à tête noire ont des cris désignant « une quinzaine de types de prédateurs différents » ? Singes et gorilles dansent et rient, « possèdent leur personnalité propre », savent se mettre « en grève » dans un laboratoire, quand les bonobos pacifiques adoptent des comportements ludiques et sexuels pour lutter contre le stress. « Ainsi des grenouilles qui hibernent en gelant jusqu’aux états de rêve, nivaux d’hibernations, sommeil et songes ne sont que quelques-uns des secrets du monde animal que les humains commencent à démontrer ». Même les mouches ont des émotions… Outre les sonars biologiques des chauve-souris qui intriguent les scientifiques, la préperception animale des tremblements de terre intéresse les sismologues. Mieux encore, Washoe, une chimpanzée, employait « de manière fiable plus de 250 signes ». Koko, une gorille, comprend « plus de 1000 signes dans la langue des signes et plus de 2000 mots d’anglais parlé ». Certains animaux non-humains ont sans nul doute un « sens du moi authentique ».
Jusqu’aux poissons, ils sont sensibles à Mozart ; un perroquet ne se calmait qu’avec les concertos pour violoncelle d’Haydn. Peut-on dire que le règne animal a parfois meilleur goût que l’humanité ?
Quand les animaux ont tant de sensibilité, voire de pensée, ne faut-il pas, avec Gary Francione, se demander s’il est moralement justifiable de les traiter comme des marchandises corvéables et sacrifiables à merci ? En 1789 déjà, le philosophe anglais Jeremy Bentham arguait : « Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'est nullement une raison pour laquelle un être humain devrait être abandonné sans recours au caprice d'un tourmenteur. Il est possible qu’on reconnaisse un jour que le nombre de jambes, la pilosité de la peau, ou la terminaison de l’os sacrum, sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même destin. Quel autre [critère] devrait tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales, qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d'un mois. Mais supposons que la situation ait été différente, qu’en résulterait-il ? La question n'est pas “peuvent-ils raisonner ?”, ni “peuvent-ils parler ?”, mais “peuvent-ils souffrir ? ”.[1] » S’appuyant alors sur la théorie de la « sentience » venue de Jeremy Bentham, le philosophe américain d’aujourd’hui milite pour un nouvel abolitionnisme : celui de la souffrance animale.
Car l’humanité tue l’animalité en série. Rien qu’aux Etats-Unis, l’on sacrifie « plus de 8 milliards d’animaux par an pour l’alimentation ». Ce qui amène Gary Francione à dénoncer notre « schizophrénie morale », entre notre amitié pour chiens et chats, chevaux, dauphins et baleines, et notre carnage à l’encontre des porcs, des poules et des bovins. De même, nous négligeons allègrement la souffrance infligée par ces loisirs que sont la pêche et la chasse. Ils sont nos jouets dans les cirques, les rodéos, les arènes, ils sont au mieux étourdis électriquement dans nos abattoirs modernes, au pire égorgés en mode brutal et halal, ils sont nos manteaux, nos chaussures, nos essais de laboratoire… Sensiblerie ? Réalisme ? « Les animaux ont un intérêt moralement significatif à ne pas souffrir », reconnait Francione ; il nous reste alors à devoir « justifier le caractère nécessaire de toute souffrance qui leur serait infligée ». Reconnaissons également que l’argument qui consiste à dire qu’il faut d’abord éradiquer guerres et souffrances humaines ne tient guère.
Les douleurs animales ont, dit-on, un sens si elles contribuent à alléger et effacer celles des hommes. Pourtant « il existe de considérables éléments empiriques remettant en question l’idée d’une nécessité de l’expérimentation animale pour la santé humaine et qui indiquent que, dans de nombreux cas, l’utilisation des animaux s’est révélé contre-productive ». Exemples à l’appui, notre essayiste montre que l’usage de cellules humaines est bien plus fiable.
Faut-il alors accorder aux primates et dauphins par exemple, sensément plus proches de l’intellect humain, des droits que vaches, rats de laboratoires et coléoptères n’auraient pas ? Ces derniers peuvent-ils encore être des « biens » détenus par l’homme ou des quantités destructibles pour cause d’absence de lecture anthropocentriste de leur personnalité ?
L’ouvrage de Gary Francione (paru en 1995), fort documenté, fort clair, est un réquisitoire qui fait froid dans le dos. Ce professeur de droit à l’Université Rutgers, aux Etats-Unis, né en 1954, se présente comme un abolitionniste de l’exploitation animale. Véganiste, il refuse l’utilisation de tout produit venu de ces derniers. Quel droit naturel peut justifier la propriété des animaux aux mains de l’homme ? se demande-t-il. Quelle dignité morale peut protéger celui qui se livre à des actes de cruauté gratuite, de maltraitance injustifiée ? Si le chat joue avec sa petite proie en lui infligeant une affreuse agonie, il le fait en cohérence avec sa nature féline, son instinct. Où réside la cohérence de l’agonie infligée avec la nature intellectuelle, raisonnable et sensible du meilleur de l’homme ? « Il est dès lors immoral de manger de la viande », conclut notre philosophe.
S’il faut à l’homme, à moins de devenir strictement végétarien, au risque de carences graves, assumer sa condition omnivore, voire carnassière, dans la perspective anthropologique du chasseur-cueilleur, à l’égal de nombreux autres animaux dont la nature impose qu’ils se nourrissent de leurs presque congénères, il n’est pas douteux qu’il doive moralement assurer un minimum d’humanité à cet autre qu’est l’animal lorsqu’il doit - s’il le doit - rejoindre nos assiettes et nos estomacs. Ne devrions-nous pas, ne serait-ce que pour des raisons diététiques, quoique le régime cétogène (viande, graines et fruits) soit anthropologiquement celui qui convienne le mieux à l’être humain, manger un peu moins de viande, et nous abstenir de consommer des jeunes animaux (veaux, agneaux et porcelets) de façon à les laisser jouir d’une bonne part de vie ? Sauf que ces derniers deviendraient une charge pour les agriculteurs et que l’irénisme animalier est une grande fiction, face à la prédation dévoratrice du monde animal. Il est cependant impératif de compter avec une amélioration nécessaire des conditions de détention des animaux d’élevage, plus exactement de bien être, ce qui n’est peut-être pas contradictoire avec une économie de la qualité. Restons cependant bien conscients que cette façon de voir les choses relève d’une préoccupation afférente au bien-être animal (welfarism) et non de la thèse abolitionniste de Gary Francione, qui n’est pas sans prétendre trouver son précédent dans l’abolition américaine de l’esclavage.
Au-delà de la tradition naturaliste de Buffon et de Linné, Karen Shanor & Jagmeet Kanwall volent au secours de la sensibilité des animaux. Car « n’y a-t-il pas aussi des signes d’affection même chez les serpents, le genre le plus malveillant[2] », disait dès l'Antiquité Pline l’Ancien. De ce même argument, Gary Francione, désireux de fonder un nouveau droit fondamental, fait la prémisse de son projet d’amitié totale avec les boules de poils, de plumes, de carapace et d’écailles… Sagesse ou irénisme excessif ? La prochaine fois que nous porterons à notre bouche le fondant d’un magret de canard aux airelles, ne faudrait-il pas avoir aux lèvres au moins une pensée venue de nos brillants auteurs dévoués à la cause animale ?
Thierry Guinhut
La partie sur Les Souris gloussent a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2015
Sierra de Bernera, Aisa, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Entre polar baroque et veine fantastique,
le roman monstrueux de la conscience balte :
Ricardas Gavelis : Vilnius poker.
Ricardas Gavelis : Vilnius poker,
traduit du lituanien par Margarita Le Borgne,
Monsieur Toussaint Louverture, 544 p, 24 €.
Venu des tréfonds de l’Europe, voici un opus sombre, inquiétant, monstrueux. En un mot : fascinant. Il émane d’ « au-delà des barbelés » du goulag, ravivant le passé de la Lituanie, entre chape de plomb soviétique et indépendance rêvée. En autant de parties, quatre voix effectuent cette descente aux Enfers littéraire, se débattent à la recherche d’une liberté impossible : Vytautas, l’ex-prisonnier, au sexe de « bête couvert de cicatrices », Martynas, auteur d’un « Extrait des marmoires », la blonde Stefania, enfin la « Vox canina » d’un étrange chien philosophe.
Vytautas Vargalys, qui est peut-être le double de son auteur, n’est-il qu’un narrateur paranoïaque ? Dans un immense et labyrinthique monologue intérieur, seulement parfois coupé de dialogues, il exhibe sa personnalité trouble, ses errances dans Vilnius, la capitale lituanienne, sa brève passion pour une « Circé des carrefours ». Epié, pense-t-il, par une « organisation fantomatique », il se fait embaucher par la bibliothèque, parmi les « informaticiens sans ordinateurs », chargés d’un catalogue absurde et inaccessible, mais pour « mener [son] enquête clandestine ». Qui sont-ils ? Tous ceux qui, au cours de l’Histoire, ont incendié des livres. Ils ont pour « but de kanuk’er les gens, de les priver de leur cerveau et de leur résolution ». À moins qu’ils soient l’allégorie du communisme qui vampirise la Lituanie, « des suppôts de Satan -tous ces Staline, Hitler, Pol Pot »… Au cours de cette quête des entités malfaisantes qui menace la raison de Vytautas, seule la jeune, séduisante -et presque nabokovienne- Lolita parait lumineuse (il aime « le jazz de ses paroles »), si elle n’est pas un leurre dangereux. Elle participe à la tension érotique, parfois obscène, en aimant ceux qui sont marqués « par les glyphes du malheur ». En effet, l’anti-héros ne poursuivra son errance que jusqu’à son arrestation, sa disparition, probablement dans les « caves du KGB ».
Suite à la confession tourmentée de Vitautys, qui remplit les deux tiers du volume, les témoins présentent leur version du drame. Son collègue Martynas est un penseur, un bavard. Cerné par le « Pouvoir Exécutif des Grabataires », il aiguise son réquisitoire contre Vytautas : ce dernier est bien l’assassin de Lolita, démembrée, dépecée, dont il ne reste d’intact que « le mont de Vénus ». Stéfania, la « fille de la campagne », au contraire, le disculpe. Quant à celui qui s’est réincarné en chien, comme en écho du fameux « Colloque des chiens[1] de Cervantès, il pense qu’elle « portait le parfum du suicide ». Sous les feux sombres de ces trois projecteurs mentaux, Vytautys reste un mystère urbain, une conscience politique brisée, un trou noir métaphysique. Quant à Vilnius, elle est également un personnage polymorphe, hallucinatoire, menteur, rusé, dont Vytautys est « la clé du code ».
En ce roman touffu, profus, crépusculaire, dépourvu des balises que seraient de plus précis chapitres, l’atmosphère sourde, vibrionnante de menaces réelles et fantastiques, est évidemment une transfiguration, sur le plan du fantasme, de la tyrannie totalitaire opposée à la conscience de l’artiste. À la lisière du roman policier baroque et du réalisme magique, la prose de Gavelis est une pieuvre au mille bras imagés et dangereux. Ainsi, l’écrivain agit sur le lecteur comme un Kafka qui aurait gonflé, pourri de l’intérieur, comme un Borges qui aurait joué au poker avec les poupées vaudou de ses personnages…
On comprend alors pourquoi, malgré la compacité proliférante du roman, Vilnius Poker fut reçu à sa sortie en 1989, comme un incendie littéraire, rallumant les noirceurs de la traumatique occupation soviétique dans les pays Baltes, reçu comme une catharsis sans pitié et nécessaire. Soudain Ricardas Gavelis (1950-2002) comble un vide dont nous ne savions rien, affame une curiosité nouvellement née pour son théâtre, ses nouvelles, ses romans aux titres toujours anglophones, comme The Last Generation of People on Earth. Trop tôt disparu, il hante les bibliothèques de l’angoisse métaphysique et politique. Sans oublier l’appel salvateur de la liberté créatrice.
Thierry Guinhut
Article publié dans Le Matricule des Anges, avril 2015
François-Xavier Bellamy : Les Déshérités ou l’urgence de transmettre,
Plon, 2014, 224 p, 17 €.
Patrice Jean : Rééducation nationale,
Rue Fromentin, 2022, 144 p, 17 €.
Si Achille est éduqué par le centaure Chiron, qui l’instruit au tir à l’arc, au soin des blessures et aux nombreux talents des Muses, c’est pour tenir compte de notre nature à la fois animale et spirituelle. Pourtant Rousseau, qui fit figurer ce centaure parmi les gravures aux frontispices d'Emile ou de l’Education, écrit en son livre III : « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas ». Pourtant lecteur précoce et furieux, Rousseau condamne encore avec vigueur les volumes de ces prédécesseurs et contemporains, et « leur pédantesque philosophie » au livre IV de ses Confessions, préférant relire ses propres productions. Suivant de tels préceptes rousseauistes, il est à craindre que, face aux nouveaux programmes dévolus au collègue par l’Education Nationale, ne reste que la part animale, ludique et tyrannique de l’adolescent, malheureuse poupée victime d’une déséducation programmée. Ces programmes annoncés n’ont-ils pour autre volonté que d’éradiquer non seulement l’excellence, mais également les Lumières occidentales ? Semblant ensuite plus justement ambitieux, mais plus chiches en horaires, vont-ils poursuive jusqu’au lycée la pente de la déséducation et rééducation idéologique ? L’on se doute que les essayistes, comme François-Xavier Bellamy, vont s’emparer du monstre pour en démonter et contrer les rouages ; sans compter les romanciers, comme Patrice Jean, gourmand de satire.
L’on sait combien les nouveaux programmes du collège ne font qu’entériner une tendance depuis longtemps à l’œuvre : abonder en jargon pédagogique, mettre l’élève au centre du système éducatif (alors qu’il nous semblait qu’il fallait y faire trôner les savoirs vers lesquels les élèves doivent être élevés), faire disparaître les auteurs classiques des intitulés de Français, rogner les heures des fondamentaux que sont la lecture et le calcul, des sciences et de l’histoire-géographie, au profit, ou plutôt aux pertes, des accompagnements personnalisés et des parcours transdisciplinaires, sans oublier les activités ludiques et les promenades périscolaires, qui ne seront guère consacrées aux musées.
Pourtant, disait le philosophe de l’éducation Alain, « Il faut lire et encore lire. L’ordre humain se montre dans les règles, et c’est une politesse que de suivre les règles, même orthographiques. Il n’est point de meilleure discipline. Le sauvage animal, car il est né sauvage, se trouve civilisé par là, et humanisé, sans qu’il y pense, ou seulement par le plaisir de lire. Où sont les limites ? Car les langues modernes et les anciennes aussi nous servent de mille manières. Faut-il donc lire toute l’humanité, toutes les Humanités comme on dit ? Des limites, je n’en vois point. Je ne conçois point d’homme, si lent et grossier qu’il puisse être par nature, et quand il serait destiné aux plus simples travaux, je ne conçois point d’homme qui n’ait premièrement besoin de cette humanité autour, et déposée dans les grands livres. […] Les Belles-Lettres sont bonnes pour tous, et sans doute plus nécessaires au plus grossier, au plus lourd, au plus indifférent, au plus violent.[1] »
Hélas, au lieu de l’humble étude des « grands livres », on va flatter l’autonomie de l’élève, on va se gargariser de nouvelles technologies et de copié-collé dans le cadre de travaux interdisciplinaires, dont on sait, par l’expérience des « Travaux Personnels Encadrés » en classe de Première, qu’ils conviennent au mieux aux meilleurs élèves créatifs et déjà assurés d’une réelle culture, mais qu’ils laissent à la dérive, quoique l’enseignant y prenne garde, des élèves moins animés par leurs modestes capacités que par leur ludique j’menfoutisme. De surcroit, il faudra aux enseignants, peu formés à cet égard, bien des réunions oiseuses qui rogneront d’autant les horaires effectifs et la motivation des élèves, comme il en est de règle en lycée avec le pseudo « Accompagnement personnalisé ». Ne doutons pas qu’une fois de plus les enfants des milieux les plus défavorisés seront de moins en moins tirés vers le haut, contribuant à ce que devienne lettre morte l’égalité des chances promise, alors que l’école est de moins en moins l’ascenseur social qu’elle devrait être. Le capital culturel restera familial, voire génétique, mais de moins en moins accessible au vulgum pecus (houps, du latin, pour le vulgaire ignorant !), qui d’ailleurs ne se fait pas faute de stigmatiser les meilleurs qui feraient mine de travailler à leur culture, sous le quolibet de l’« intello »…
Le pire est à venir pour la rentrée des collèges 2016. Donc pour celle des lycées par la suite. À moins que le ministère recule devant la bronca des enseignants et des intellectuels pas si fous, dont Luc Ferry, Marc Fumaroli, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut (excusez du peu), que la Ministre, dont la culture semble être au mieux de l’ordre de l’improvisation légère et dont l’idéologie est une arme lourde de destruction massive, traita du haut de sa petite vanité de « pseudo-intellectuels ».
Le pire gît en effet lorsqu’il s’agit d’évacuer le latin et le grec, évacuer les classes bilangues, et plus particulièrement l’allemand. Quoique l’on prétendre conserver les langues anciennes parmi l’étude de la langue et de l’étymologie, parmi des séquences d’Histoire, des parcours interdisciplinaires. Foutaises ! Certes, l’on rappellera que l’on peut lire Platon et Ovide en d’excellentes traductions (ce qui est le cas du modeste auteur de ces lignes), mais la curiosité intellectuelle, l’agilité de l’esprit, sans oublier nos fondations culturelles, entre Athènes, Rome et Jérusalem, y perdraient infiniment. Rien moins qu’une déculturation à l’œuvre. Qui mieux que d’actifs latinistes et hellénistes peuvent mieux transmettre depuis leurs sources mythologie, démocratie, république et philosophie ? Qu’importe alors que bien des élèves usent leurs fonds de culottes sur les bancs des déclinaisons et des étymologies sans devenir des érudits, s’ils ont néanmoins conscience du substrat culturel qui est le nôtre et celui d’une universalité de l’humanité…
Mais il s’agit au contraire d’une machine de guerre contre l’élitisme, contre la « reproduction » dénoncée par le sociologue Bourdieu (qui pourtant sut s’abstraire d’un milieu populaire grâce à l’éducation et finir ponte du Collège de France). Pierre Bourdieu, maître à penser (c'est un comble !) stigmatisant la reproduction des « héritiers » de la distinction culturelle, dont l’école, cette structure de la domination de classe, serait un injuste instrument. Car pour ce dernier, la reproduction des élites se fait aux dépens des classes défavorisées : « transmission, faute contre la justice », résume François-Xavier Bellamy, dans son excellent essai à charge, Les Déshérités ou l’urgence de transmettre. Il s’y livre à une généalogie de la critique de la transmission, passant par Descartes, dégoûté de l’école, des livres et du passé, discourant de la méthode permettant à l’enfant de développer sa propre raison, puis par Rousseau, pour qui, préférant l’aimable ignorance de la nature aux sciences et aux arts, et refermant tous les livres, la transmission est une pollution de la nature, et enfin Pierre Bourdieu pour qui « l’enseignant ne doit surtout pas transmettre un savoir, il doit se faire l’organisateur des situations dans lesquelles l’élève construira son propre savoir ». À rebours de ces trois Attila, et au-delà de cette crise de la culture, de l’éducation et de l’autorité, François-Xavier Bellamy réhabilite la nécessité profonde de la transmission des savoirs. Avec sagesse, plutôt que l’enfant sauvage, « l’homme dégradé, insociable, grossier » de la barbarie, plutôt que l’abandon de la civilisation, il préconise « de fréquenter la poésie, le roman, l’infini travail de la littérature, pour entendre dans les mots, chaque fois redécouverte, la nuance nouvelle dont un écrivain les enrichit.[2] »
Pourquoi tant de haine de nos désastreuses élites contre l’élitisme ? Nos ministres, hauts fonctionnaires et idéologues marxisants veulent-ils ne jamais fréquenter l’élite des boulangers, des mécanos, des industries pharmaceutiques, pour se contenter de la plus égalitaire catégorie des médiocres ? S’y cache le monstre de l’envie sordide, de la jalousie qui préfère couper toutes les têtes qui dépassent, pour ne pas devoir trouver autrui supérieur à soi, l’hubris enfin de la domination sur tous. L’égalitarisme est bien un socialisme : on fait du social en égalisant les conditions, en traquant les inégalités[3], en prenant au riche pour donner au pauvre, en arasant par une fiscalité confiscatoire une élite en voie de disparition, qui s’exile ou ne crée plus d’emploi en France ; on fait du social en flattant les médiocres qui répugnent tant à voir quelqu’un les dépasser. Ainsi le triomphe de l’égalité sociale à l’école est-il bientôt assuré lorsque les notes, méchamment discriminatoires bien sûr, seront remplacées par des compétences, au demeurant fort vagues, car il n’y a pas mieux qu’ « acquis », pas pire qu’ « en voie d’acquisition », que l’on préférera au « non acquis », novlangue de l’euphémisme pour cacher combien le roi est nu. Voici une façon discrète de prendre les bonnes notes aux culturellement riches pour les redistribuer aux culturellement pauvres, qui, d’ailleurs ainsi ne peuvent que le rester ! Le diktat de la réussite pour tous a trouvé un moyen radieux d’afficher le plan à la soviétique des 80% d’une classe d’âge au bac : se laver de l’effort et de la réussite. Là où pourtant résistent des élèves d’autant plus méritants dans un tel contexte débilitant…
Photo : T. Guinhut.
Il y a donc un affreux élitisme (là où pourtant on œuvre pour le et les meilleurs) à diriger ses enfants vers l’étude du grec, du latin, de l’allemand (langue si nécessaire aux activités économiques), de façon à leur éviter de côtoyer la plèbe semi-délinquante que le collège unique a voulu absorber au lieu de la diriger vers un apprentissage aussi utile qu’honnête, parmi lequel, soyons en sûr, peut émerger l’élite des soudeurs, des livreurs et serveurs, car ceux-là sont aussi des ressorts dynamiques et honorable de la société. Alors que 22% de nos collégiens sont en échec, qu’un jeune Français sur cinq est dans un état d’illettrisme plus ou moins alarmant ! A-t-on veillé à leur lire des histoires en maternelle, à mettre le paquet sur la lecture en méthode syllabique en primaire, à soigner et enrichir leur vocabulaire, leur logique, ces vecteurs premiers de la réussite, de la culture et de la civilité… À moins que l’on ait refusé de transmettre la maîtrise de la langue et l’accès à la culture. Le cours magistral est honni quand l’enfant doit construire son propre savoir, illusion pédagogiste, réservée à de fort rares autodidactes en puissance. L’ennui est à pourchasser au moyen de ludismes divers, de nouvelles technologies invasives, quoiqu’elles n’en rendent pas plus aisés les labyrinthes des savoirs et ne contribuent trop souvent à attirer l’adolescent que vers son semblable.
Un exemple est à cet égard éclairant. Parler de musique, faire écouter Bach ou Schubert en classe, est un crime de lèse culture des élèves. Invariablement ou presque, ces derniers revendiquent leur « chacun ses goûts », leur imprégnation par rap and roll and variétés. Des trouvères du Moyen-âge aux oiseaux d’Olivier Messiaen, en passant par l’opéra et le râga indien, des siècles et des continents de culture musicale, sont balayés par un médiocre présent (même si l’on peut y légitiment trouver quelques perles). Les richesses expressives, esthétiques et éthiques des grands compositeurs, des grandes traditions et des nouvelles inventivités savantes, ont cédé la place au relativisme, à l’ignorance et à la vulgarité de l’enfant-roi.
Le pire du pire est au creux des nouveaux programmes d’Histoire du collège. Quand l’étude de l’Islam se fait obligatoire, alors que le Christianisme n’est plus qu’optionnel, et encore sous les espèces de la hiérarchie chrétienne au Moyen-âge, façon de le montrer sous sa nuit tyrannique et non sous jour moral, transcendantal, civilisationnel et artistique. De même l’Humanisme et les Lumières deviendraient optionnels. Faut-il, par-delà l’étendard affiché d’une menteuse laïcité, le dire abruptement ? L’Islam est obligatoire, le Christianisme jeté par la fenêtre et les Lumières éteintes ! Oyez, braves gens de France et d’Occident, le grand remplacement, le changement de peuple[4], de religion et de civilisation, est en marche, édicté par nos ministres, dont celle de l’Education Nationale est franco-marocaine. Le Grec et le latin n’étant même plus optionnels, le Christianisme et les Lumières impossibles à étudier dans des classes parfois à majorité musulmane, on préfère l’obscurantisme en se pliant aux injonctions du plus menaçant. « La raison du plus fort est toujours la meilleure », disait un La Fontaine que l’on n’étudiera plus. Car croyez-vous que l’on étudiera l’Islam avec l’objectivité historique, théologique, politique et philosophique requise ? Ce dont témoignent déjà les manuels : l’Islam est une religion spirituelle de paix et d’amour. Quid (tiens du latin) de la théocratie, du jihad guerrier, des dizaines de versets de Médine dans le Coran, enjoignant au croyant le meurtre des infidèles: car « ceux qui guerroient contre Allah et ses envoyés, semant sur la terre la violence, auront pour salaire d’être tués ou crucifiés ». Ou encore : « Allah exècre les transgresseurs. Tuez-les là où vous les rencontrez »[5]. Ainsi les adolescents tyrans font la loi devant les maîtres qui auraient eu l’outrecuidance de leur enseigner les vertus du Christ, la tolérance de Voltaire[6] et le libéralisme politique de Montesquieu…
Déjà Platon, dans la République, voyait dans la soumission démagogique à l’adolescent la source d’une tyrannie à venir : « quand le père prend l’habitude de se comporter comme s’il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait l’égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l’endroit de ses parents. […] Dans ce régime, le maître craint ceux qui sont placés sous sa gouverne et il est complaisant à leur endroit. Les élèves, eux, ont peu de respect pour les maîtres, et pas davantage pour leurs pédagogues. On peut dire que généralement les jeunes conforment leurs gestes aux modèles des plus vieux et qu’ils rivalisent avec eux en paroles et en actions. De leur côté, les vieux sont racoleurs, ils se répandent en gentillesses et en amabilité auprès des jeunes, allant jusqu’à les imiter par crainte de paraître antipathiques et autoritaires.[7] »
Certes Platon utilise cet argument pour combattre « une liberté excessive », ce en quoi nous ne le suivront pas forcément, mais en arguant qu’il « est dès lors vraisemblable que la tyrannie ne puisse prendre forme à partir d’aucune autre constitution politique que la démocratie ». Il ne parle pas évidemment de démocratie libérale, mais d’une démocratie qui devient celle d’une majorité inculte et désordonnée, sinon délinquante, en d’autres termes, de l’ochlocratie, ou gouvernement par le bas peuple.
De même, le jeune peuple musulman, et dhimi céfran par la même occasion, saura tout de la culpabilité occidentale, en étudiant le vilain esclavagisme et la vilaine colonisation. Quant à l’esclavage enraciné en quatorze siècles d’Islam, ce serait hérésie que d’en faire mention, que de noter que les colonisations française et anglaise, malgré leurs déboires et exactions, ont eu le mérite d’à peu près éradiquer l’esclavage en leurs nouveaux territoires. Là encore il s’agit d’aller dans le sens des préjugés et des idéologies, de réécrire l’Histoire au goût du jeune public et des édiles de la rééducation historique. Comme toutes les tyrannies, le socialisme, et bientôt l’islamo-socialisme, efface des livres et des cerveaux des pans entiers de l’Histoire, de la Grèce antique aux sciences occidentales, en passant par les Lumières. Son idéologie tiers-mondiste et anticapitaliste voue aux gémonies la transmission d’une culture millénaire, prospective et capable de hiérarchies civilisationnelles[8], pour y substituer son tyrannique credo (houps, encore du latin !).
Le pire est-il à venir pour la rentrée des lycées 2019 ? Sous couvert de faire des économies (alors que le personnel administratif de l'Education Nationale est triple de celui de l'Allemagne, quand le nombre de professeurs - bien moins payés- par habitant est le même, l’on réduira les heures de matières fondamentales comme le Français, l’on rejettera d’autres dans l’accessoire, voire le mépris, en pratiquant le contrôle continu, et non l’examen anonyme moins suspect de manipulation, quoique consignes soient données de « bienveillance », donc de laxisme. Outre le risque d’enseignements sacrifiés, comme les langues anciennes et la musique, celui d’ « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » laisse craindre de post-marxistes orientations, quoique les intitulés mentionnent heureusement l’étude de libéraux comme Benjamin Constant et Tocqueville, laisse également craindre une coupable euphémisation de l’Islam, quoique que les intitulés mentionnent heureusement « la laïcité en Turquie : L’abolition du califat en 1924 par Mustapha Kemal » et « Sécularisme et dimension politique de la religion ». Tous les espoirs sont également permis du côté des « Humanités, littérature et philosophie », lorsque les programmes, ambitieux, font la part belle à l’Antiquité et aux Lumières… Même si l'on comprend très vite que le flou de l'épreuve terminale et la mansuétude des critères de notation risquent d'invalider un tant soit peu la chose.
Mais en forme de démenti, un « programme national » de Français définit « quatre œuvres intégrales ». Malgré l’honorable enrobage conceptuel et pédagogique, ne risque-t-on pas un choix d’œuvres à connotation idéologique marquée ? Pire, ne s’agit-il pas là d’une tyrannique imposition, réduisant la liberté de l’enseignant, l’infantilisant, comme s’il n’était pas capable de choisir les œuvres dignes d’être étudiées ? Pire, de surcroît, s’agit-il de formater des millions d’élèves qui se voient imposer jusqu’à la nausée la même œuvre, la même étude ? Sous l’uniforme qui est un fantasme trop répandu, se cache l’uniformité des cerveaux…
La pente se fait de plus en plus glissante en un temps où les candidats désertent le professorat, sous-payé, affligé par la violence verbale et physique en des quartiers où racaille côtoie islamisme. Les idéologies de l’« égalité des chances » et de l’écologisme gangrènent l’école, au dépend de l’élitisme et de l’émulation, au dépend des connaissances et recherches historiques et scientifiques. Qu’imagine-t-on pour y remédier? Le « rôle du professeur de français » est ainsi conçu pour la rentrée 2022, à l’occasion du recrutement de contractuels payés 936 € sur douze mois : « Rompre avec la posture magistrale, déconstruire la figure du professeur pour ne plus être au centre des activités de la classe. Il faut apprendre à créer des situations pédagogiques qui mettent les élèves en activité. Le cours idéal n’est pas celui où les élèves écoutent religieusement leur professeur mais où ils acquièrent le savoir ensemble et en quasi-autonomie ». Si nous voulons bien nuancer le « religieusement » avec la nécessité de l’esprit critique, quoique respectueux, nous nous refusons à nous laisser « déconstruire la figure », pour y préférer la dignité du savoir qui s’acquiert grâce à l’écoute, au travail, et non en une « quasi-autonomie » qui est le masque du bavardage puéril et vulgaire, du nivellement par l’ignorance et les préjugés, d’un égalitarisme délétère.
La déséducation est bien alors la propagation organisée de l’ignorance, mais aussi de l’inconscience des enjeux humains et de société. Refuser de transmettre la civilisation européenne et mondiale ne fera de nos enfants que des « déshérités » au mieux, que des loups aveugles au pire. « Là où l’éducation est en échec, n’est-il pas nécessaire que la barbarie finisse par resurgir ? » François-Xavier Bellamy rappelle alors que « l’homonymie du mot liber, qui veut dire en latin à la fois « libre » et « livre », n’a rien d’insignifiant.[9] » Dans le cadre d’une éducation libérale[10], c’est à dire généreuse en savoirs, ce sont tous ces livres qui rendent libres que nous voulons et devons transmettre, et non pas un seul livre qui est soumission. Livres d’Histoire, de littératures allemande et grecque, de philosophie politique, d’économie, pour rendre à nos sociétés et à nos jeunes les libertés créatrices en péril.
Après l’analyse, la parodie ; après la polémique, la satire. En ce domaine Patrice Jean est imbattable. Son roman cruellement mais justement titré Rééducation nationale campe un jeune professeur idéaliste, enthousiaste, et surtout d’un conformisme confondant, thuriféraire du pédagogisme de Philippe Meirieu.
Bruno Giboire a l’air d’emprunter son patronyme au « ciboire » religieux, mais pour s’y délecter des diktats de la pédagogie innovante. Il est professeur de Lettres au lycée André Malraux de Nantes. Où une querelle autour d’une statue khmère offerte par l’ancien ministre de Charles de Gaulle à ce même lycée va cristalliser les antagonismes politiques. Entre majorité protomarxiste prétendant lutter contre le fascisme et quelques ringards élitistes, la salle des « profs » aux personnages irrésistibles et bien reconnaissables et aux intrigues plus ou moins érotiques s’arme de discours revanchards, sans hésiter à instrumentaliser les élèves, les pousser à la grève. N’enseigne-t-on pas pour « lutter contre les inégalités » et « conscientiser » la jeunesse ?
L’un des sommets de ce roman mené avec allant et vigueur est la visite de l’Inspecteur qui approuve hautement les efforts du naïf pour être dans les clous, tout en lui intimant de « cesser ce scandale du travail à la maison ». Il faut des « savoir-faire » et des savoir-être » et non plus des savoirs car « tout est sur Internet ». Pour le susdit la littérature n’est pas plus importante que le rap, les tweets, les cracheurs de feu… « Je dirai que l’amour des Lettres entrave la transmission des savoirs […] Et je donnerais toute l’œuvre de Proust pour un inédit des Rolling Stones ». L’accablant personnage est à lui seul un massacre de civilisation ! Et même si l’expérience du modeste auteur de ces lignes, par ailleurs professeur de Lettres, ne peut témoigner directement de tels errements, le brûlot frappe juste. Le « lycée citoyen » armé de « développement durable » (l’on n'a ici oublié que la justice climatique) n’est pas une fiction.
Attendons-nous à trouver bien des errements en vogue, entre bribes d'écriture inclusive, néoféminisme antiphallique et autres délires du wokisme contemporain, ici brocardés d'importance. Ne ratons pas également de purs moments burlesques, où l’on décide d’administrer en cachette de « l’Ethico3000 » aux enseignants de la vieille école, sans le moindre effet sur leur comportement, alors que des volontaires de gauche se retrouvent attifés de « treillis de l’armée » et de « crânes rasés » !
Finalement le pauvre Bruno est pathétique, tant il ne vit que pour la « rééducation nationale idéologique » et n’a aucune personnalité propre, aucune culture au sens noble du terme : n’est-ce pas ce que l’institution lui demande ? Il saura peu à peu déchanter. Et même si la charge est forcée, comme l’exige l’exercice de la satire, mieux vaut en rire, s’il faut éviter d’en pleurer. Comme le disait le poète latin Horace, ou plus exactement quelqu’apocryphe du XVII° siècle : face au couple déséducation et rééducation, il convient de corriger les mœurs en riant, soit « Castigat ridendo mores ».
Globe terrestre, vide-greniers de la Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
La Chine, continent politique :
du Gène du garde rouge
aux Confessions d’un traître à la patrie,
en passant par Tienanmen.
Luo Ying : Le Gêne du garde rouge,
traduit du chinois par Shuang Xu et Martine de Clercq, Gallimard, 240 p, 20 €.
Diane Wei Liang : Les Amants de Tiananmen,
traduit de l’anglais par Elise Argaud, éditions de l’Aube, 368 pages, 23 €.
Li Chengpeng : Confessions d’un traître à la patrie,
traduit du chinois par Hervé Denès, Liana Lévi, 240 p, 19 €.
Au ridicule de la rouge propagande communiste, préférons les écrivains courageux, poètes et essayistes. Quoique dire la vérité en Chine soit une mission à peu près impossible. Que ce soit sur le passé ou sur le présent. Trois écrivains, s’armant de genres littéraires fort différents, tentent de forcer le bâillon de la censure. Luo Ying, afin de dresser un édifiant tableau du maoïsme fondateur, fait œuvre de poète, avec Le Gêne du garde rouge, quand Diane Wei Liang choisit le récit avec Les Amants de Tiananmen. Enfin, Li Chengpeng, avec ses Confessions d’un traître à la patrie, puise dans son infatigable activité de bloggeur, pour dénoncer le pêle-mêle de corruptions et d’exactions liberticides.
Existe-t-il un gêne du mal ? Luo Ying semble définitivement le penser. La Révolution culturelle chinoise des années Mao en est l'illustration et la preuve. Ce que nous pensions avoir compris en lisant Le Livre noir du communisme[1] et en y découvrant le trou rouge de ses quatre-vingts millions de morts chinois. Cependant la façon de mener sa démonstration fait du livre de Luo Ying une piqûre de rappel aussi efficace qu'incroyablement originale.
Ecrit entre Pékin et Los Angeles, entre octobre et novembre 2012, ce récit autobiographique prend la forme peu usitée d'un ensemble d'une centaine de poèmes d'à peu près égale longueur, soit une page et demie. Ce sont de longs vers libres, plus exactement ce que l'on appelle, avec le Claudel des Cinq grandes odes[2], mais aussi, conformément à bien des pages bibliques, des versets. A l'instar de nos poèmes historiques médiévaux (pensons à la Chanson de Roland [3]), Luo Ying retrouve un lointain atavisme épique pour chanter l'Histoire. Sauf que cette Histoire fait grincer des dents.
Ce sont des souvenirs d'enfance (Luo Ying est né en 1956) par petites touches, anecdotes, scènes d'horreurs quotidiennes et nationales. Il n'y a guère de page sans délire idéologique, sans vexation, torture ou cadavre, ce « butin de la Grande révolution »… La « dictature prolétarienne » n'est qu'un prétexte où s'engouffrent les pires pulsions violentes, les délinquants et les criminels. L'enthousiasme, les positions hiérarchiques acquises assurent l'impunité de tous ceux que le totalitarisme arme au service de la répression : « On nous faisait préférer l'herbe du socialisme aux blés du capitalisme ». On arrête son père, en tant que « contre-révolutionnaire », et cette tache déteint sur le fils qui tente de se dédouaner : « Au nom de la révolution nous avons brisé toutes les vitres de l'école primaire. » Quand involontairement briser « l'effigie en porcelaine du Président Mao » vaut à un élève quatre ans de prison. On coupe les cordes vocales au criminel politique avant de le fusiller...
Pourquoi écrire un tel livre ? Bien qu'il ne puisse être publié qu'en Occident, son auteur réclame « que la Chine purge totalement sa mémoire de son histoire pour que sa société progresse. » Loin de s'égarer dans les afféteries lyriques, dans un impossible esthétisme, le poète reste essentiellement factuel, sans indulgence pour les Chinois endoctrinés par le « marxisme léninisme » et leur bien aimé Mao ; sans indulgence également pour lui-même, dans la mesure où il a participé autant qu'il a subi cette litanie d'abjections. Pourtant, jeune « voleur de livre », au-delà d'un art bassement au service de l'idéologie, il trouve sa liberté et sa fierté dans cet implacable réquisitoire au ton glacial. Ce qui ne l'empêche pas, en ce récit-poème, et dans un recueil intitulé Lapins, lapins[4], d'être critique envers le matérialisme d'un capitalisme sans libertés politiques, où trop d'ex-révolutionnaires se sont reconvertis sans états d'âme. Lui-même aujourd'hui est un homme d'affaires talentueux, de surcroît passionné d’alpinisme.
La contre-épopée hallucinante se fait leçon d'Histoire et d'humilité. Luo Ying avoue en sa postface combien il a « été imprégné de son esprit de combat ». Il faut alors entendre en cet euphémisme la Révolution culturelle qui ne fut qu'une tyrannie anti-culturelle, conspuant la culture bourgeoise, les intellectuels et les lettrés, pour les remplacer par une propagande éhontée. S'il est « depuis toujours un garde rouge » (même s'il n'a « ni tué, ni mis le feu »), en une définitive imprégnation génétique, il reste contaminé. Comme la société chinoise, point à l'abri de retrouver le chemin de la rouge abjection. C'est nous dire que chacun d'entre nous est susceptible de choir en ce travers. Les circonstances aidant, qui sait si ne va pas se réveiller le « gène du garde rouge », ou noir, ou vert, qu'importe la couleur du mal, humain, trop humain...
Une fois de plus, la Chine ouvre les pages rouge-sang de son histoire. Pas par la voix officielle, bien sûr, mais par celle de ses dissidents, de ces écrivains qui ont pu témoigner en faisant sortir leurs manuscrits du pays, ou en s’exilant, comme Diane Wei Liang. Née en 1966, au début de la « Révolution culturelle », elle doit quitter la Chine en 1989, suite aux révoltes étudiantes de la Place Tiananmen de Pékin. Elle a la chance de partir étudier aux Etats-Unis où elle est pourvue d’une bourse. C’est cet itinéraire à travers l’histoire chinoise qu’elle raconte dans ce roman autobiographique. Fille d’intellectuels, elle est harcelée par les écoliers et les délinquants qui la traitent de « vilaine princesse capitaliste », bien qu’avec tout son enthousiasme enfantin elle aille ramasser des choux glacés pour toute nourriture collective. Après la mort de Mao, en 1976, elle put intégrer « une école privée d’élite », puis entra en 1986 en deuxième année de psychologie. C’est là qu’elle rencontre l’amour… Très vite, ils s’identifient aux amants d’Anna Karénine de Tolstoï, car il faudrait à Dong Yi divorcer, dans une Chine réfractaire à cette insulte à l’honneur. Ils se retrouveront dans la tourmente des 50 000 manifestants de Tiananmen, face aux « tyrans », jusqu’à ce que « le sang coule du ciel », jusqu’à ce que « 1000 contre-révolutionnaires » soient arrêtés et que leurs familles remboursent « le prix de la munition pour pouvoir emmener le corps ». Il ne s’agit peut-être pas là d’un roman inoubliable au sens stylistique et épique affirmé, mais cette révolution contre-révolutionnaire, bafouée, écrasée, reste un témoignage crucial et prenant sur les mentalités politiques d’une Chine qui est loin d’être un continent de libertés et plus près du totalitarisme en voie de perfection…
Hélas l’histoire de la tyrannie chinoise ne s’arrête pas là. Si le judicieux encouragement au capitalisme a propulsé la Chine au rang de la première puissance mondiale et permis à des centaines de millions de Chinois d’accéder à un niveau de vie meilleur, la chape de plomb du régime communiste et de ses nombreux affidés règne toujours sur l’empire du milieu. Il faut alors un courage surhumain pour aller à l’encontre de la censure, de l’arrestation toujours possible, de la prison, pour n’y échapper que par l’exil, si possible. Li Chengpeng est de ces héros du verbe, de ces hérauts de la liberté.
La satire qui veine les Confessions d’un traître à la patrie est aussi pleine d’amertume que d’humour. En une vingtaine de textes au ton vif, Li Chengpeng se livre à une charge sans concessions à l’encontre de la corruption et du mensonge communiste, tous deux omniprésents. Ce ne sont là qu’une mince partie d’un volume plus vaste réunissant les billets de son blog, qui fit un triomphe sur Weibo, un réseau social chinois, avec plus de six millions d’abonnés. Jusqu’à ce qu’il soit suspendu en 2014. Sans se décourager, notre web-journaliste, publie sa production en volume. La sanction ne tarde guère : le voilà interdit. Heureusement Taiwan permet sa reparution, cette fois sans l’ombre d’une censure. Quant à son auteur, interdit de se présenter à des élections locales, il convole avec la liberté en recevant le « German Best Bloggers Award », puis en étant invité parmi les frais gazons de Harvard Kennedy School, même s’il ne souhaite pas quitter son pays…
Tout commence par un tremblement de terre. Pourquoi un immeuble récent s’effondre-t-il, « effrité comme un biscuit », au milieu d’immeuble anciens intacts ? Soudain, la propagande communiste ne fait plus effet : « ce n’étaient pas les impérialistes qui étaient venus voler en douce les armatures métalliques des décombres ». Quand un « Inspecteur des travaux » est digne de confiance, des dizaines d’autres sont corrompus. Dénoncer cette impéritie nationale vaut alors à Li Chengpeng d’être lui-même dénoncé comme « traitre à la patrie », pour reprendre son titre-choc. Cependant, dit-il, « Pour moi, le patriotisme, c’est donner à chacun selon ses besoins et dépouiller les usurpateurs de leurs rapines. Alors, le pays pourra devenir florissant ». On passera sur l’illusion marxiste de la première partie de cette profession de foi pour retenir l’engagement en faveur de la probité.
Combien de fonctionnaires corrompus sont à l’origine des scandales du « lait frelaté », des scandales immobiliers et sanitaires, des vagues de pollutions aux métaux lourds, des tsunamis de suicide dans des usines, des « petits marchands illégaux » balayés parce qu’ils ne peuvent payer leur licence, des vies affligées par les traînées sulfureuses de la révolution ? Une mère qui fut membre d’une troupe d’opéra témoigne de ce qu’elle fut envoyée dans une aciérie, à fin de rééducation de classe. On devine ce que veut dire : « l’argent de l’état est utilisé pour soigner tous « les malades mentaux » du pays ».
Toutes ces tragédies, qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg rouge, sont cependant contées avec une ironie sagace, un humour proliférant : « Si l’on reste agenouillé trop longtemps, on oublie les avantages de la station debout ». Fonctionnaires, « gardes urbains », « barrage des Trois-Gorges » font partie du chapelet communiste des calamités offertes au « citoyen de quatre sous ». Là où les bulletins de vote « ne sont qu’une décoration », notre polémiste « se sert de son stylo comme d’une hallebarde du dragon vert »…
Mieux, pour Li Chengpeng, « le patriotisme, c’est ne jamais léser l’individu au nom de l’état ». En dernière analyse, la même conviction autobiographique et politique anime Luo Ying, dont Le Gêne du garde rouge doit être conjuré. Une fois de plus, les voix des écrivains, qu’il s’agisse d’user des genres les plus anciens, le vaste poème épique aux cent bras, la tradition romanesque avec Diane Wei Liang, ou les plus neufs, la chronique du bloggeur, secouent avec vigueur les chaînes avariées d’un communisme qui, s’il a sagement lâché prise en autorisant le développement capitaliste, n’a pas su se suicider au service du bien des patries et des individus, en accordant ce qui doit être complémentaire à la liberté économique : la liberté politique.
« Iä ! Iä ! Yog-Sothoth ! Ossadogowah ! » Oserez-vous prononcer cette invocation dans un cercle de pierres nocturnes ? Au risque infâme de rappeler les dieux anciens, Nyarbuthotep ou Chtulhu ; et leurs corps bulbeux, leurs tentacules infinies, leurs griffes immenses, leurs ailes gélatineuses… C’est avec une délicieuse imprudence que François Bon a osé les murmurer, en traduisant de nouveau une poignée de nouvelles du maître de l’effroi américain : Howard Philip Lovecraft. Chacun de ces titres annonce, avec une inquiète délectation, un flot de catastrophes, imminent et cosmique. Le maître du fantastique invente, voire déterre, un cycle légendaire dont n’avaient pas rêvé les prodigues mythologues que furent les anciens de la Grèce solaire.
La mythologie singulière de Lovecraft (1890-1937) postule « de Très Grands Anciens qui vivaient des éternités avant l’arrivée des hommes ». Parmi eux, « Chtulu le mort attend en rêvant ». Ce pourquoi, quand résonne L’Appel de Chtulhu, il est indéfectiblement entendu par l’héritier d’un professeur de langues sémitiques. Parmi des caisses de documents, un bas-relief attire son attention, orné d’une superposition des « images d’une pieuvre, d’un dragon et d’une caricature humaine ». Des manuscrits, la coïncidence des rêves, une statuette « répulsive » venue de « vieux et impies cycles de vie », une « orgie vaudoue » conduisent l’inspecteur Legrasse auprès d’un culte sanguinaire qui révère le retour du grand-prêtre Chtulhu, prêt à soumettre « la terre à sa domination ». Créatures lacustres informes et « Grand Noirs ailés » attendent un alignement des planètes pour que les rituels du « Necronomicon », ce livre de l’Arabe Abdul al-Hazred, réveillent « la ville cyclopéenne de pierres vertes, mouillées et visqueuses ». Qu’allons-nous voir jaillir d’une porte marine, sinon « une masse battante d’ailes membraneuses recouvrant le ciel de leur gibbosité », sinon « la titanesque Chose des étoiles »… Qui sait si, affreusement menacé, le narrateur pourra survivre à son manuscrit ?
Encore une fois, des « constructions inconnues et primordiales » balisent L’Abîme du temps. Une fois de plus, le narrateur vient de l’université de Miskatonic dans la ville d’Arkham, au plus ancestral du Massachussetts. De retour de l’Australie de l’ouest, il confie ses affres et tourments, en commençant par son amnésie et ses visions. De nouveaux « savoirs quasiment inconnus » vivent en celui qui avait « occupé [son] corps ». Ainsi, il confectionne une étrange machine qui lui est volée. Bientôt, il retrouve son ancienne personnalité de professeur d’économie. Quoique des rêves de voûtes et de bibliothèques monstrueuses le poursuivent. Jusqu’à ce que ses recherches psychologiques lui permettent d’appréhender le monde plus qu’antédiluvien de la « Grand’Race », où le savoir de tous les temps est immense, où les technologies sont incroyables. Il se rêve en grand « cône » muni de tentacules, étudiant « des chapitres de l’histoire humaine dont aucun savant d’aujourd’hui n’aurait soupçonné l’existence », conversant avec les esprits de maintes créatures de temps anciens ou à venir parmi les mille millénaires. Rien de ridicule en l’univers lovecraftien, plutôt d’oniriques, voire borgésiennes, potentialités de l’existence et des civilisations, parmi les archives du temps, parmi l’univers aux dimensions multiples. Au creux des ruines du désert, au fond de la bibliothèque aux « étuis de métal », la « terreur » des poulpes aura-t-elle le dernier mot ?
La Couleur tombée du ciel est celle d’une météorite. Là où elle tombée, et s’est dissoute, la végétation, affligée de couleurs étranges, s’agite, avant qu’il ne reste plus qu’une « lande foudroyée ». Les animaux s’effritent, la famille devient folle. Un « monstrueux blasphème » a pris possession des lieux. Une phosphorescence inconnue règne avant de disparaître dans « une frénésie cosmique »…
Tremblerons-nous lorsqu’il faudra poursuivre les pages de La Chose sur le seuil, après avoir lu l’incipit suivant : « Et c’est parfaitement vrai que j’ai mis six balles dans le crâne de mon meilleur ami » ? Nous laisserons au lecteur le soin d’avancer au-delà de ce seuil, de crainte qu’il abandonne sa personnalité au profit d’une héroïne sombrement manipulatrice…
Cruciaux, ces quatre récits bénéficient d’une nouvelle édition, en une traduction bienvenue. Mais pourquoi trois fois la même préface, passable au demeurant ? En revanche les postfaces sont plus éclairantes : on y apprend que L’Abîme du temps et les autres nouvelles sont des quasi-inédits, dans la mesure où François Bon traduit le dernier état des manuscrits, dont l’un fut découvert en 1994. Quoique les différences ne soient pas toujours considérables, sauf un supplément de vigueur, si l’on compare avec les traductions de Jacques Papy[1].
Un schéma récurrent, quoique avec bien des variations, comme orchestrales, innerve les récits de Lovecraft. Un homme hérite d’une vieille demeure, fouille des bibliothèques et des manuscrits passablement maudits, reçoit la commotion d’un appel, d’une disruption de personnalité, explore des ruines lointaines ou des fonds marins. De manière obsessionnelle, et l’éloignant du commun des mortels, sa quête l’amène au bord d’un autre univers, dont par des formules imprononçables il va soulever le vitrail, la porte, le gouffre… La glaciale menace de poulpes cosmiques, de batraciens en ambassade, de chauve-souris indescriptibles, de civilisations omniscientes, d’entités aux pouvoirs démesurés et immondes déferlent sur la forêt, la côte ou la ville… Seuls quelques courageux pionniers vont savoir résister aux sirènes gélatineuses, à leurs griffes virulentes, pour les repousser dans leur antre plus que préhistorique.
Plus loin dans la terreur que les vampires de Bram Stocker, que le monstre de Frankenstein, mais dans la tradition gothique d’Edgar Poe et d’Arthur Machen, le récit d’investigation de Lovecraft retient le lecteur en ses tenailles, grâce à la sûreté de sa narration, au suspense maîtrisé, à l’art de l’horrifique suggestion. Un narrateur d’abord ignorant, le cheminement presque policier d’une enquête, des témoignages effarants et lacunaires, une exploration hautement risquée sur le terrain amènent lentement et sûrement à un climax terrifiant, non sans que l’on demeure sur les berges dangereuses de l’incertitude : réalité incompréhensible et soudain frappée d’une indubitable évidence, ou autosuggestion, hallucination ? Délicieux onirisme qui est de l’ordre du fantastique le plus affirmé[2]. Les héros malheureux, voire suicidaires, n’ont sans doute fait que trop errer au fond des forêts primitives, au bord des flots originels, des déserts oppressants. Ou plutôt dans ces bibliothèques où ne moisit jamais le « Necronomicon », recueil fictif d’incantations et de magie noire, évoqué dans treize de ses œuvres, preuve fantasmatique de l’existence du mal radical dans la nature cosmique.
Au point qu’à bien des reprises l’on a publié ce prétendu manuscrit impie d’Abdul al-Hazred (lire : « all has read ») en compilant les diverses allusions éparses dans les contes de son créateur, quoiqu’il ait pris soin d’écrire lui-même une brève « Histoire du Necronomicon[3] ». Il est alors permis de lire l’œuvre entière de l’écrivain comme « un roman d’amour entre le Chercheur et la connaissance[4] ».
Toutes affaires cessantes, il faudrait alors poursuivre notre immersion lovecraftienne par son plus ample, initiatique et patient roman : Le Rôdeur devant le seuil. L’on sait qu’à sa mort, Lovecraft avait peu publié, que certains de ses textes étaient inachevés, en brouillon, sous forme de plan. C’est grâce à son ami et éditeur August Derleth que l’œuvre (parfois écrite en collaboration avec d’autres conteurs) put prendre son envol, être complétée, en un beau travail de réécriture fidèle et imaginative. Ainsi les contes les plus singuliers et caractéristiques du maître de Providence sont-ils réunis sous les couvertures aux illustrations splendides et hallucinantes de Virgil Finlay, aux éditions Christian Bourgois. Tels L’Ombre venue de l’espace, Le Masque de Cthulhu et La Trace de Cthulhu[5].
Dès 1969, Lovecraft fit l’objet d’une française consécration, grâce à son apparition au sein des Cahiers de l’Herne[6]. Où l’on saura tout sur les dieux anciens, de « Nyarlathotep », « Le Chaos rampant », jusqu’à « Chtulhu », « Celui qui viendra des Abysses d’Océan », en passant par « Tsathoggua », « La Chose batracienne ». Où l’on lira des inédits, des poèmes en anglais, des études aussi précises que vénérables consacrées au « royaume noir », à la « passion selon Satan », à ses illustrateurs. Entre fantastique et science-fiction (minoritaire en ses contes) un autel érudit est élevé au digne successeur du macabre Edgar Allan Poe et d’Ovide, créateur inspiré de nouvelles métamorphoses mythologiques ; métamorphoses douées d’une redoutable et lacunaire cohérence au service de nos peurs les plus terribles et les plus ravissantes. Au-delà des mythologies grecque ou aztèque, qui sont des créations collectives et immémoriales, Lovecraft est un formidable démiurge et mythologue, même s’il s’appuie sur des incubateurs et des sources diverses, d’Algernon Blackwood à John Dee, en passant par la tradition de l’occultisme.
Le grand et sombre Lovecraft était-il misogyne, raciste ? Peu d’héroïnes en ses récits, sinon la terrible Asenath de La Chose sur le seuil, captatrice infâme qui suce le cerveau de son époux. Est-ce une image du bref mariage de l’écrivain avec Sonia Greene ? Quant à ces créatures aux faciès batraciens et surgies de la mer, ces Indiens dansant en transe autour de délires vaudous sanguinaires, abattus et arrêtés par l’inflexibles policiers, faut-il y lire l’image métaphorique d’immigrés aux sangs pollués, de races inquiétantes à repousser, voire à éliminer ? À moins que notre auteur qui écrivit un jour à propos d’Hitler « I love the guy », bien qu’il ait par la suite conspué le nazisme, mérite que l’on soit plus prudent à son égard, et que l’interprétation se limite, en-deçà d’une surinterprétation dangereuse, à la figuration imagée du Mal et de son cortège de peurs. Ou aux métamorphoses de Phobos, ainsi que des potentialités les plus étranges de l’humanité et de l’univers…
Pourtant il imagine, dans L’Abîme du temps, que ses créatures bénéficient d’un système politique et économique peut-être révélateur : « une sorte de fascisme socialiste, aux ressources rationnellement distribuées, et le pouvoir dévolu à un petit aéropage gouvernant, élu par les votes de tous ceux capables de réussir certains tests d’éducation et de psychologie ». Il ne semble donc pas que, conformément à sa prolixe correspondance, Lovecraft soit un amateur du libéralisme.
Lovecraft aux Editions Mnémos.
Etonnamment, Chuchotements dans la nuitest un inédit, enfin animé en français par notre expert, François Bon. C’est l’un des récits lovecraftiens les plus audacieux. Certes la structure en est connue : un jeune chercheur en littérature et folklore, Wilmarth, se voit entretenir une étrange correspondance avec un propriétaire fermier du lointain Vermont, nommé Akely ; bientôt il lui rend visite. Entre temps il est question de créatures ailées « au corps de crustacé », d’un « grand crabe » au sang vert, d’une pierre noire couverte de hiéroglyphes à-demi effacés et venus du désormais inévitable Nécronomicon. Encore une fois, s’agit-il d’une santé mentale compromise ou d’une hideuse et fascinante réalité ? On finirait par y croire tant les personnages et l’écrivain sont doués d’ « un pouvoir de suggestion damnable ». Rarement Lovecraft a pénétré si loin, non seulement les territoires de l’horreur, là où « ces crêtes reculées sont de façon sûre l’avant-poste d’une colonie d’une effrayante espèce cosmique », mais surtout ceux de la science-fiction. Une fois dans la ferme maudite, l’on apprend que les créatures extraterrestres ont colonisé Pluton, récemment découverte, qu’elles se déplacent au-delà de la vitesse de la lumière prévue par Einstein ; enfin les cerveaux, en quelque sortes décapsulés, voyagent dans les espaces galactiques, ce à quoi est invité le narrateur. Tout cela côtoie les techniques d’enregistrements alors nouvelles, permettant aux « chuchotements », par ailleurs télépathes, d’être conservés, jusqu’à ce que l’effroi du narrateur le contraigne à abandonner les preuves amassées. Le virtuose et haletant récit, ponctué de descriptions paysagères somptueuses, de jeux de personnages dignes de la plus rare prestidigitation, s’achève par une chute aussi surprenante qu’irrésolue.
Le maître des dieux atroces, ainsi que son mythe de Chtulhu et autres créatures immondes, ont essaimé non seulement dans la littérature (Stephen King et Houellebecq[7] sont des inconditionnels), au cinéma (La Couleur tombée du ciel a été trois fois adaptée), mais parmi les jeux de rôles, les jeux vidéo, la musique métal et rock, la bande dessinée, par exemple Druillet, qui signa la couverture du cahier de L’Herne. Les tee-shirts post-gothiques affichent le nom fatal de l’écrivain, ainsi que le faciès tentaculaire plus ou moins réussi plastiquement des abominations venues de l’espace stellaire ou des eaux primordiales. Pour paraphraser la conclusion de son Epouvante et surnaturel en littérature[8], Howard Phillips Lovecraft est sans nul doute parvenu à transmuer des « thèmes sinistres » en un vénéneux bouquet de récits d’une « radieuse beauté ».
Dumont & Suger : Londres et les Anglais, Delagrave, 1908.
Photo : T. Guinhut.
Peter Ackroyd, biographe monumental
et romanesque de Londres : Londres, la biographie ;
William & Cie, Trois frères.
Peter Ackroyd : Londres, la biographie, Stock, 2003, 980 p, 30€.
Peter Ackroyd : William & Cie, Philippe Rey, 2006, 222 p, 18€.
Peter Ackroyd : Trois frères, 2006, Philippe Rey, 2015, 288 p, 19 €.
Traduits de l’anglais (Royaume-Uni) par Bernard Turle.
Londres est un personnage. Hautement polymorphe, sous les yeux de l’historien autant que du romancier anglais jusqu’aux ongles, né en 1949. D’une efficacité redoutable, son clavier est tout autant capable d’écrire sur la Tamise que les Tudor, sur Venise et la Grèce, sur Oscar Wilde et Frankenstein. Quoique ces derniers ouvrages ne soient pas tous encore traduits en français, il faut tenir son essai Londres, la biographie, pour son plus brillant opus. La description spatiale et temporelle, au travers du regard informé de Peter Ayckroyd, ne lui parait, au moyen de son indéniable et tourbillonnant talent, jamais épuisable ; au point qu’il lui soit nécessaire d’animer sa ville favorite avec de révélateurs personnages de fiction, qu’il s’agisse de William et Cie ou de ses Trois frères…
D’entrée, en Londres, la biographie, le sous-titre nous laisse entendre que la ville subit une personnification, qu’une vie lui est insufflée, qu’il ne suffira pas de la décrire, de faire œuvre d’historien, mais de donner à voir la croissance de son corps autant que de ses cellules mentales, de sa sensibilité. Pour nous offrir une telle somme, encyclopédique, truculente, attachante, Peter Ackroyd est un amoureux fou et de longue haleine, sans pour cela perdre la raison devant le changeant objet de sa passion. Au-delà du Londres de Paul Morand[1]et de ce roman londonien qu’est le Guignol’s Band de Céline[2], Peter Ackroyd les dépasse en ampleur sinon en agilité narrative.
Cependant, plonger -comme les plongeurs au-dessus de la Tamise de la couverture- entre deux pages de hasard, nous assure d’être emportés, plus puissamment encore que par le modeste fleuve anglais, dans un continent fluctuant d’informations, d’anecdotes, récits et tableaux pittoresques et sociologiques, parfois effarants : qu’il s’agisse de la cruauté populaire et de la prostitution à l’époque victorienne, ou de l’alliance du crime et de la mode, lors de la pendaison de cette Mrs Turner qui sous Jacques Ier fut condamnée à trépasser avec ses « manchettes et collerettes à l’amidon jaune, comme étamées, puisqu’elle inventa et fut la première à porter cet horrible accessoire ». Voilà un « assassinat considéré comme un des beaux-arts » que n’eût pas renié un Thomas de Quincey[3].
Et si l’on prend le parti de s’engager dans ce voyage au long cours avec la confiance du patient lecteur, nous suivrons Londres depuis les fossiles marins de son sol jusqu’au nouveau triomphalisme de son libéralisme économique, « alors que la ville abrite tant de déshérités et de S.D.F. » Même aujourd’hui, ces multiples quartiers hébergent des temps différents : une rue ouvre un monde à la Dickens, une autre les HLM des années soixante, une autre les lofts insolents d’ultramodernisme des Docklands… Hélas, « Londres a toujours été laid ». La ville est sans cesse démolie, reconstruite, que ce soit à cause du « grand incendie », du blitz ou de « l’âge d’or du promoteur immobilier ».
Le chroniqueur se double d’un critique littéraire, appelant à son secours Shakespeare, Dickens, Wordsworth ou Thackeray, mais aussi gastronomique, nous entraînant dans les beuveries des pubs, parmi les fumets de la cuisine cockney… Une autre façon d’entrer dans le livre est à cet égard précieuse : se confier à l’énorme index couronnant ce modèle d’édition, nanti de deux cahiers d’illustrations. Où l’on ira s’ébahir devant « La Tamise gelée », ce « smog » aujourd’hui disparu, ou « La Complainte du bouseux », ramasseur de purin et autres déjections condamné par l’invention des « machines balayeuses », par le progrès enfin…
Des sociologies étonnantes s’ouvrent à nos yeux. Comme lorsque « la tradition voulait que les femmes vendent les biens périssables, comme les fruits et le lait, alors que les hommes, d’ordinaire, vendaient des articles manufacturés et durables ». Tandis que jusqu’au XVIIème siècle, on trouve « de nombreuses sorcières qui font fréquemment beaucoup de mal en semant la grêle et la tempête ». Plus près de nous, aux XIXème et XXème siècle, l’auteur note la prégnance de « phobies globales face à l’immigration ». On doute à cet égard que la méfiance envers d’aujourd’hui envers le radicalisme islamiste du « Londonistan », ne soit qu’une irrationnelle phobie. Mais, notons-le, Peter Ackroyd achève cette somme en l’an 2000, au crépuscule d’un siècle, et à l’aube d’un autre, dont les démons ne seront probablement guère les mêmes. Car, dit-il, « Londres a été l’asile d’anges et de démons qui cherchaient à dominer le monde ».
Autre sociologie : loin de privilégier le seul financier de la City et de la gigantesque tour de « Canary Warf », ou la Victorienne à crinoline, Ackroyd nous offre l’amitié du petit peuple, « dormeurs » du métro fuyant les raids aériens, enfants errants ou criminels, chétifs ramoneurs suffoqués et estropiés, « chiffonnières » et émeutiers… La « cité visionnaire » inaugure des luxes et des modes, quand parmi les strates de son sol et sous-sol se rencontrent « le sarcophage d’une dame romaine du IVème siècle », jusqu’à des « ruines de logements du XVIIIème siècle : « le palimpseste des siècles est tellement concentré qu’on y lit d’un coup d’œil toute la densité historique de Londres ».
Londres cache également folies et faussaires. Car la ville capitale est le cadre de William et Cie, roman d’amour contrarié et de supercherie littéraire… Tous les ingrédients du polar cultivé postmoderne y sont. Charles et Mary Lamb, couple d’écrivains du XIX°, parfaitement authentifié par l’histoire des lettres, se voient concurrencer par un jeune bouquiniste : William Ireland, qui parvient à se faire un nom en découvrant et commentant des documents shakespeariens, dont une pièce inédite de la main du maître ! Nombre de spécialistes viennent authentifier les graphies et les œuvres ; le bouquiniste père profite de l’aubaine. Le souffle littéraire et théâtral emporte dans sa tourmente les esprits des protagonistes : « Là était la preuve que l’on pouvait échapper à la prison que nous sommes pour nous même. » Au point que Mary, de santé délicate, dangereusement émue par William, apprenant la vérité sur le faussaire, tuera sa mère à coup de fourchette… Satire des milieux shakespeariens et lettrés anglais, roman d’émotion, d’action et d’enquête, William et Cie, s’il manque peut-être de vivacité et de couleur dans l’écriture, est d’une lecture plus qu’agréable. Non sans rappeler un autre opus plus considérable d’Ackroyd, sa vie romancée du poète romantique Chatterton[4], auteur de faux poèmes médiévaux et qui se suicida à dix-huit ans.
Raconter Londres est une fois de plus bien séduisant, cette fois à travers le prisme de Trois frères, tous nés un 8 mai, date hautement symbolique, après la seconde guerre mondiale. Venus d'un milieu prolétarien, deux parmi eux vont gravir les échelons de la réussite sociale. L'aîné, Harry, franchit la plus petite porte du journalisme, jusqu'à succéder au propriétaire du journal, non sans jouir d’un mariage doré, cependant vicié. Le cadet, Daniel, après Cambridge, devient un critique littéraire dont la dent s'aiguise à plaisir sur les mauvais livres. Son essai sur les écrivains de Londres est d'ailleurs une sorte de mise en abyme du roman, et un clin d’œil au Londres de son père romancier et essayiste. Seul le dernier né, Sam, préfère la modestie, l'amitié des clochards et des moniales, quoique peut-être dans le cadre d'une vision mystique, avant d'être le factotum d'un impitoyable entrepreneur.
Cette narration alternée ne serait rien s'il ne s'agissait d'une triple satire : des mondes de la presse, universitaire (dont on se demande si l'auteur se l'applique à lui-même) et enfin de l'immobilier et de la politique, aux liens frauduleux, où la corruption règne en maître. Ce qui permet aux frères et à leur mère retrouvée de croiser leurs destinées, car, en cette vie londonienne, « les éléments les plus hétéroclites s'y heurtent ». La maîtrise du narrateur virtuose, qui noue avec virtuosité les fils du drame, va jusqu'à infliger des morts un brin théâtrales, qui tombent presque trop à propos pour achever les carrières de deux d'entre eux. Forcément, ceux qui ont réussi leur carrière paient ainsi leur réussite, l’autre étant en quelque sorte absous, malgré son emploi peu moral chez le méchant mafieux de l’immobilier. Le roman échappe de peu au manichéisme simplet, grâce au penchant pour l’ironie de son auteur.
Néanmoins, en digne successeur de Dickens, Peter Ackroyd sait jeter des portraits caractéristiques, des mises en scènes aussi brève qu'efficaces, entre crime et amour familial contrarié. Pimentant son numéro de prestidigitateur de personnages d'une intrigue au suspense haletant.
Peter Ackroyd confirme sa réputation de talentueux polygraphe, après d’exhaustives et fort élégantes biographies, qu’il s’agisse de Dickens, T.S. Eliot, Chaucer, Poe et Shakespeare. Mais aussi des romans parfois inégaux, entre divertissements mâtinés de thriller, comme ce William et Cie et ces Trois Frères. On se souviendra avec bonheur de ses reconstructions postmodernes de l’Histoire, qu’il s’agisse de faire revivre le poète Chatterton, d’envoyer Un puritain au paradis[5] de la Nouvelle Angleterre, ou d’imaginer, dans Le Dossier Platon[6], le philosophe revenir troubler les esprits en l’an 3700. Longtemps son Londres, reviendra habiter, hanter nos esprits… Devant la réussite de ce monumental roman-ville, on se prend à rêver à un tel livre sur Paris.
Au secours, l’Etat est devenu fou. Une grêle de lois s'abat sur la France. Mais c’est pour notre bien. « Dès lors, on ne fit pas seulement des lois pour tous, on en fit souvent contre un seul ; et plus la République était corrompue, plus les lois se multipliaient[1] », disait déjà l’historien Tacite au second siècle de notre ère. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on. Loi sur le renseignement, interdiction des propos racistes, antisémites, islamophobes et xénophobes, sécurité sociale obligatoire, tiers-payant généralisé : l’ombre d’un totalitarisme soviétoïde et national-socialistoïde s’étend sur la France. Ainsi le Renseignement, cette vaste oreille le couteau de la censure entre les dents, censé nous protéger du terrorisme, devient une grande cause de Sécurité sociale. La lecture de L'Esprit des lois de Montesquieu serait-elle salutaire ?
Un Persan de Montesquieu serait aujourd'hui stupéfait par la France. Les lois coercitives bourgeonnent à plaisir. Un problème, et hop une taxe, une contrainte et une interdiction. Interdire les mannequins trop maigres sur les podiums de la mode, interdire les distributeurs de boissons sucrées, interdire le portable au volant, obliger au contrôle technique tous les deux ans, interdire de fumer en présence d’un mineur en son habitacle, interdiction des marques sur les paquets de cigarettes, interdiction du cannabis, interdiction des bâches publicitaires sur les monuments historiques en réfection, limiter le nombre de stagiaires en entreprise, imposer 153 taxes diverses à ces mêmes entreprises. Pendant ce temps les réels délits contre les biens et les personnes, les crimes, ne sont pas poursuivis, ou avec de dommageables retards. Ainsi, pour reprendre Montesquieu, « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires[2]».
La loi santé, sous couvert de rembourser sans peine les Français lors de leurs consultations et soins, ne vise qu’à étatiser au dernier degré la médecine, contrôler (c’est déjà fait) leurs tarifs, salarier comme des fonctionnaires captifs les médecins, afin que rien n’échappe à l’emprise totalitaire socialo-communiste, conjointement avec l’étau d’une Sécurité sociale obligatoire, aux dépens d’une liberté de choisir son thérapeute, de s’assurer auprès des organismes privés et concurrentiels de son choix, comme cela se pratique dans la plupart des pays européens, et qui est d’ailleurs en contradiction flagrante avec les lois européennes sur le respect de la concurrence.
Mieux et pire, les lois sur le renseignement et la « lutte contre les propos racistes, antisémites et xénophobes » vont la main dans la main, dans leur impeccable et perfide collaboration.
Photo : T. Guinhut.
Qu’il faille permettre à l’Etat de traquer le terrorisme, soit. Entre internet, les réseaux sociaux et les messages privés, il est loin d’être impossible que se cachent des informations permettant d’arrêter des criminels, d’empêcher que se produisent des attentats terroristes. Il serait idiot, voire suicidaire, de se priver de ces sources pour assurer notre sécurité, qui est aussi notre première liberté. Mais à la condition expresse que tout contenu sans rapport direct et avéré avec ces imputations soit effacé des grandes mémoires du Renseignement. Que les lois sur le Renseignement ne puissent être en aucun cas utilisées pour une autre fin au service d’un despotisme larvaire et à venir. Sans compter que le 13 avril dernier, seuls 35 députés étaient là pour débattre d’un projet de loi à la merci des thuriféraires les plus activistes d’un gouvernement attentatoire aux libertés. Bientôt, il sera parfaitement légal, d’écouter et épier, micros et caméras cachées, chacun d’entre nous, sans requérir l’autorisation d’un Juge. Outre que notre confiance en la justice est déjà sérieusement écornée, celle que nous pourrions avoir envers d’anonymes larbins zélés de la police étatique reste de l’ordre de la plus saine méfiance scandalisée. Notons par ailleurs que cette loi s’adresserait non seulement aux actes terroristes, donc aux propos dits terroristes, mais serait également dédié au service des intérêts économiques de la France. Disons-le tout net, de façon à ce que chacun, jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat, l’entende j’ai bien envie d’acheter israélien, allemand et américain (malgré la NSA), chilien, plutôt que qatari, voire français ! L’espionnage en ligne d’une prolifique police politique serait donc acté ! Rassurons-nous néanmoins, il n’est pas sûr que ces espions sachent lire notre prose, puisqu’ils ont désappris de lire L’Esprit des lois de Montesquieu, avec un projet de loi de plus qui n’en a plus (d’esprit, pour mettre les points sur les i). Le ridicule ne dégonfle pas l’outrecuidance étatique et socialiste, d’autant qu’une telle surveillance gonflée de milliards de données, même soigneusement filtrées par des logiciels intelligents, n’a statistiquement guère de chance de trouver l’aiguille terroriste dissimulé par la taqiya dans les camions de foin de l’Islam, religion de paix et d’amour que l’on sait.
Qu’il faille réprimer les actes antijuifs, antimusulmans, anti tout ce que l’on voudra lorsqu’il s’agit de dégradations, d’atteintes à la propriété, de coups et blessures, personne n’en doute. Que la courtoisie la plus élémentaire et la plus humaniste nous invite à respecter l’humanité d’autrui quelque soit sa couleur de peau, sa religion, son origine géographique, soit. Quant à réprimer « tout propos haineux », voilà qui devient plus délicat. Il est certes désagréable d’en être la victime. Mais voilà qui n’entraîne aucune lésion physique sur les personnes et les biens. Outre que les vices (ici la colère) ne sont pas des crimes, à partir de quel degré de vocabulaire, vulgaire ou raffiné, le législateur va-t-il sévir, engorgeant les tribunaux qui ont bien d’autres chefs d’accusation à fouetter ? Une insulte aussi grossière que stupide sur Facebook, une généralisation abusive (« les … sont tous des … »), une argumentation raisonnée, discutable, faillible, assise sur des faits, des textes, contrevenant aux préjugés, au politiquement correct ? La critique d’une religion, voire la citation de ses versets ordonnant le meurtre et la crucifixion de tous ceux qui ne partagent pas un tel entre soi totalitaire, sera-t-il un « propos » haineux, islamophobe ?
Oh la vilaine blague et insulte raciste, alors que les scientifiques savent pertinemment que les races humaines n’existent pas, si nous entendons ce qu’il ne faut pas entendre, que les noirs et les musulmans représentent 70 % des locataires des maisons d’arrêt françaises, que je n’aime pas le chocolat blanc, qu’un arrière-natif de l’Afrique ou de la Creuse a omis d’utiliser son gel douche…
Quant au racisme anti-blanc, quand à la christianophobie : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir » ! disait le Tartuffe. La tartufferie va jusqu’à taxer d’actes de « déséquilibrés » les crimes judéophobes, les dégradations de cimetières, les profanations et les incendies d’églises. Surtout ne pas dire qu’il s’agit d’une guerre de religion, surtout ne pas désigner le coupable, par niaiserie tiersmondiste, par peur d’une religion intrusive et totalitaire, par islamophobie rentrée enfin.
Bientôt notre Etat Monsieur Propre, combattant d’une main le terrorisme islamiste sur notre sol et hors-sol, aura achevé, au moyen de son autre main, de financer, via nos collectivités locales, conjointement avec les Qatar et autres nids salafistes nourris aux pétrodollars, la construction du double des 2000 mosquées déjà construites et actives, aura contribué aux rets étroits d’un Islam « de » France, aura définitivement fermé les yeux et les oreilles sur les poches de charia exponentielles qui mitent notre territoire et les libertés.
Photo : T. Guinhut.
Faudra-t-il alors condamner la lecture de Montesquieu, qui, en son fleuron des Lumières, en son Esprit des lois, affirme « que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne, et le gouvernement despotique à la mahométane » ? Que « la religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée[3] » ?
Haïr, ou, plus simplement, ne pas aimer, refuser, quelque irrationnel et mal élevé que ce soit, reste-t-il de l’ordre de la liberté d’expression ou de l’injure caractérisée ? Il faudra au législateur, aux associations dénonciatrices, au juge, à l’Etat in fine, bien du zèle collabo, bien du discernement sémantique et philosophique pour trancher. Ne doutons pas que leur compétence éclairée sera sans faille, aussi efficace que la gestion de l’économie et du chômage par notre bel et bon, saint et vénéré Etat, tel qu’il se perfectionne depuis trois décennies pour le bien de ses citoyens choyés. Encore une fois, notre Etat oublie d’entendre Montesquieu, lui qui stipule « qu’il ne faut pas décider par les principes des lois civiles les choses qui appartiennent au droit des gens[4] ».
Un gigantesque magnétophone contre xénophobie et antisémitisme, un gigantesque Observatoire contre l’islamophobie étendent leurs filets sur les langues, sur les sites internet, les messages de nos smartphones, les propos de comptoir, bientôt les titres de nos bibliothèques publiques et privées… Nous nous aimerons tous la langue ligotée. Nous nous entrelécherons tous les papilles avec des propos aimants. Gare aux langues et aux claviers récalcitrants ! Ce sera législatif, financé (100 millions d’euros pris au fond de nos poches contribuables à merci), répressif. Et pédagogique, vous dis-je ! Comme lorsque les programmes du collège à venir ne stipulent parmi l’étude des religions qu’une seule obligatoire, l’Islam, quand le Christianisme ne doit guère mettre en avant ses réalisations morales, intellectuelles et artistiques ; n’ordonnent que l’étude de l’esclavage (européen bien sûr) et de la colonisation (forcément abjecte) aux dépens des Lumières optionnelles…
Pédagogique, vous dis-je ! Comme un conte de bonne maman à l’usage des citoyens : « Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ! – C’est pour mieux écouter, mon enfant. – Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ! – C’est pour mieux voir, mon enfant. –Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents ! –C’est pour te manger ![5]» Et en disant ces mots, le méchant Etat se jeta sur le petit citoyen, et le mangea.
La cause est entendue. Taisons nous donc. Les grandes oreilles de l’Etat-Dumbo nous écoutent. Big ear is watching you, aurait chuchoté Orwell, réécrit par Edward Snowden[6]. Vous ne m’avez pas entendu. Je n’ai rien dit. D’ailleurs « je » n’existe plus. « Dire » n’existe plus. « Rien » n’est même plus une chose. Les lois n'ont plus d'esprit. Seul reste le silence des tombes profanées. Mais remboursées par la Sécurité sociale en faillite…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.