Parador Monasterio de Santo Estevo, Orense, Galicia.
Photo : T. Guinhut.
Petite porcelaine bleue.
La Bibliothèque du meurtrier
versus La Bibliothèque Hespérus.
roman
XVIII & XIX
La Bibliothèque Hespérus
XVIII
Perplexes, nous devisions sous la coupole centrale, à l’intersection des allées étoilées de la bibliothèque, lorsqu’à notre grande surprise apparut un homme comme surgi de nulle part, soudain deus ex machina…
- Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ?
- Allan Maladeta lui-même.
Abasourdis, nous regardions l’individu vêtu d’un costume trois-pièces en laine peignée anthracite, une très courte barbe grise soigneusement taillée, un chapeau à la main, une bague étrange au doigt, probablement une intaille romaine.
Allan Maladeta lui-même, répéta-t-il un exhibant une carte d’identité parfaitement valide sous nos doigts incrédules, qui revient des Etats-Unis où il s’était retiré dans un monastère zen des Rocheuses. Pas d’ordinateur, pas de smartphone, pas de courrier, pas même de livres, le silence, les rayures du râteau dans le sable granitique, les rochers épars, l’ikebana et les haïkus.
- Comment êtes-vous entré ?
- Par la porte de la forêt.
- Comment, quelle porte ?
- Visiblement vous ne connaissez que celle dissimulée dans le salon, et confiée aux soins de Mathilde Bénédicte ; que voici. Je me trompe ?
- Non, non, balbutia-t-elle, je suis bien celle que vous avez engagée.
- Vous ne pouviez évidemment voir, cher Monsieur Bertrand Cominges, enquêteur de son état – car dès mon retour mon Fondé de pouvoir zurichois ne m’a rien caché, y compris des progrès de vos investigations – que le flanc rocheux et forestier dissimule de fort vitrages, qui de l’extérieur ne présentent qu’un trompe-l’œil de branchages, de houx et de feuillages. Regardez au bout de cette allée, ma véritable porte est bien là :
Son index manipula un je ne sais quoi à l’ombre d’un incunable, alors qu’un chuintement trahissait l’écartement de deux étagères, soudain illuminée par la lumière forestière.
Voici enfin le propriétaire de la Bibliothèque du meurtrier !
- Quoi ! C’est ainsi que vous l’appelez… Cependant, puisque vous ne vous êtes pas jeté sur moi pour me claquer les menottes aux poignets, je suppose que vous avez découvert « Le Mausolivres » et la confession de Zeldon, mon piètre demi-frère défunt, qui ne saura passer à la postérité qu’à la vertu d’une douzaine de meurtres de piteux bibliophiles. Et que vous avez scrupuleusement établi sa culpabilité.
- En effet.
- Regardez :
Aussitôt Allan Maladeta leva le doigt et me découvrit le sommet peint de la coupole, avec le dieu grec de l’étoile du soir, le Phosphoros porteur de lumière, et entouré d’un phylactère portant l’inscription « Bibliothèque Hespérus ».
- Comment ne l’aviez-vous pas vu ?
- Mais oui, renchérit Mathilde en se moquant de ma sagacité mise en défaut, malgré toute votre expertise, vous n’auriez pas su voir ce qui saute aux yeux !
J’en restai confondu.
Cette bibliothèque étant bien la vôtre ; vous en êtes bien le concepteur ? s’inquiéta Bénédicte…
Allan Malatesta hocha la tête et tendit le bras vers un volume passablement dépenaillé, un traité de perspective du XVI° siècle, dans l’encoignure duquel il actionna une manette de bois. Les deux étagères se déplièrent avec un doux chuintement, s’ouvrant sur un vaste bureau. Sans nul doute le bureau de travail du maître.
- Le tableau de Morphéor, son Elsa Véronèse en sa robe bleue ! s’écria Bénédicte. Je ne l’imaginais pas si grand. Etait-elle vraiment aussi belle ? Comme elle respire l’intelligence ! Et la modestie…
- C'est en achetant ce tableau qu'il a suscité la deuxième vie de mon personnage. Ainsi veille-t-elle sur mon travail, sur mes recherches en vue d’acquisitions nouvelles, sur mes écrits.
- Ecrivez-vous une nouvelle œuvre ? demanda Bénédicte, visiblement pleine d’espoir…
- Je ne veux plus écrire des tableaux de dépressifs suicidaires, d’alcooliques maladifs, de meurtriers invétérés, d’ambitieux politiques totalitaires, ou encore de délires scientifiques menaçants… Seulement plus que des histoires d’art et d’amour. Quoi d’autre sinon l’Eros néoplatonicien et la beauté des chairs ? Mais je n’oserais faire lire à qui que ce soit mon immature ébauche.
- Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
- C’est l’histoire de « Petite Porcelaine bleue »…
- On dirait un conte chinois…
- Il y a un peu de cela.
- Lisez-nous, Allan, votre manuscrit, l’exhorta Mathilde, que conforta mon acquiescement.
- Mais il est encore brouillon, inabouti…
- Allons, je suis sûre que vous saurez improviser !
- Soit. Aux risques et périls de mes auditeurs et surtout du malhabile écrivain :
XIX
Xiǎo Qīng Huā, Petite Porcelaine bleue.
La Puissance : celle du Président d’un empire financier. Je suis un homme minéral. Excessivement réservé, glacial, rigoureux jusqu’à la monomanie. Mon nom est à la fois secret et bien connu : Gustav Armfeld. Sans nul doute ergomaniaque, ou workaholic, comme l’on dit en anglais. Mon visage est beau disent certains – surtout ma chère grand-mère qui n’est bien sûr pas objective – taillé dans le bois poli d’un pin noir, a dit un jour une séductrice déçue, formule qui me laisse froid. Je suis sorti plus jeune diplômé des Hautes Etudes Commerciales, avec un double cursus anglais allemand, ainsi que d’Harvard Business School, sans compter un Master en Sciences économiques. Aussi ai-je pu reprendre à 25 ans le groupe familial EuroTradefunds qui végétait avec le concours de fondés de pouvoir bedonnants comme des larves et affligés de siestes interminables. Une régence mollassonne qui laissait se dégonfler l’entreprise en attendant ma majorité puis mes diplômes. Seule Yolanda Wachman, la secrétaire de confiance de la famille, a su résister, puis me seconder efficacement. Conquérir et conserver les compétences, sans merci pour les canards boiteux et les brebis paresseuses. Aujourd’hui, assurances, cryptomonnaies, édition, médias, satellites de communication, Intelligence Artificielle, immobilier, Fonds spéculatifs... Indubitablement du solide, du pérenne.
Mon bureau démesuré, au vingt-huitième étage, n’est meublé que de métal inoxydable et de bois noir. Les ordinateurs sont en acier gris brossé, les carnets de cuir sont ombreux, les stylos ténébreux. Derrière moi, les étagères noires ne sont garnies que de livres de marbre blancs. Parfois, plutôt que de rentrer dans ma villa muséale, je préfère dormir dans le lounge adjacent dont vous pouvez avec raison deviner la couleur immaculée de la couette et de l’oreiller. Alors que mes costumes, taillés sur mesure, semblent porter un deuil irréfragable. Je parle peu et net. Et vous saurez bientôt pourquoi je deviens ici prolixe. Même les rumeurs d’homosexualité et de misogynie monacale maladive me laissent de granit, quoiqu’elles prennent garde à ne pas m’approcher un instant. Je suis détesté comme monstre météorique du capitalisme et envié comme un cliché. Je ne bois que du thé noir ; mais mon ascétisme affectionne les crustacés et les forêts noires, ces pâtisseries bien connues.
- Mais où est donc cette « Petite Porcelaine bleue » ?
- Attendez.
Las des injonctions à me marier pour ne pas laisser s’éteindre la lignée familiale, injonctions répétées chaque jour par ma grand-mère désespérée, je ferme obstinément les yeux sur les croqueuses de diamants, les donzelles vaniteuses, les Madame Autorité, les courtisanes de luxe, les timides constipées, les filles de famille aux breloques de dentelles noires sur l’arrogante peau nue…
J’aime assez, avant de quitter l’immeuble, parcourir quelques étages. Leur silence, leur ombre, où les ordinateurs se refroidissent sur leurs secrets – auxquels je puis accéder depuis l’omniscience de mon bureau – ne sont ponctuées que de lueurs de sécurité. Comme si je sentais encore bruire le travail de centaines d’employés qui rejoignent le soir leurs amis, leurs familles, leurs enfants. Alors que j’étais encore un loup solitaire. Mais, étonnamment, ce vendredi soir, un ordinateur luisait encore dans le département édition. Intrigué, je m’approchais.
Son écran s’orne d’une silhouette de superhéroïne de manga aux cheveux étalés comme un vent tempêtueux, mais avec quelque chose de plus personnel, de plus pictural qu’accoutumé, quoique je ne prétende pas être un connaisseur en la matière. Elle porte une longue jupe d’azur plissée, un chemisier abondamment fleuri de bleuets. Elle dort sur ses avant-bras ; la nuque, découverte par la courbure de la position, est ravissante et pure, comme une porcelaine rare. Deux crayons noirs sont tombés de la finesse de sa main, qui repose alanguie sur un grand carnet couvert d’esquisses de déesses des cimes aux robes couvertes de phénix. Ses lunettes, accrochées sur le bout de son nez, remuent très légèrement au rythme de sa respiration. Ses yeux fendus d’asiatique sont obstinément fermés dans un visage reposé, pur et lisse. Prudemment, je me permets de prévenir son avant-bras du toucher de ma main pour la réveiller et ainsi lui permettre de quitter le bâtiment avant la clôture du week-end. Sans réaction aucune. Je n’ose la brusquer. Que faire ?
Saisi de je ne sais quelle impulsion, je glisse mes bras sous ses genoux, sous ses épaules, et l’emporte, intimant d’un regard Yolanda effarée de recueillir ses affaires, sac et cabas roses, carnet, smartphone et crayons… Spectral, je marche dans la pénombre vers l’ascenseur qui nous emporte vers notre vingt-huitième étage. Pourquoi ne ressens-je aucune répulsion en tenant ce corps contre moi ? Elle respire dans mes bras et contre ma poitrine sans crainte, comme si elle était la fille d’Hypnos. J’espère soudain que le battement de mes pas et le bourdonnement de mon muscle cardiaque ne vont pas la réveiller. Yolanda nous ouvre mon bureau, puis mon lounge. Elle comprend mon intention et ouvre le lit dont elle veille à la propreté absolue. Délicatement, j’y pose cette si légère jeune femme, dont j’ôte les chaussures, puis rabat la couette sur elle, tant il fait frais. Elle ne se pelotonne qu’un instant pour poursuivre son sommeil, alors que Yolanda dépose son butin à ses pieds et sur la table de nuit. Je ne reviens que pour calligraphier un message que je veux rassurant et hospitalier. Nous pouvons fermer les lieux et quitter l’immeuble.
Qu’ai-je fait ? Ai-je attenté à sa liberté ? Me suis-je trompé en étant ému ? Et si c’est pour risquer de me faire piéger par une hypocrite dévoreuse de fortune…
Château de Valencay, Indre. Photo : T. Guinhut.
Quelle est cette belle chambre ? Ce lit large et confortable, ce blanc, ce gris et ce noir autour de moi ? Un peu froid tout cela, sévère, mais rassurant tellement j’ai dormi comme une mésange en son nid. Qui m’a déposé ici alors que je dormais ? Dois-je avoir peur, très peur ? Non, toutes mes bricoles sont là, près de moi. Avec, sous mes lunettes, un mot manuscrit :
« Veuillez, Mademoiselle, accepter mon hospitalité. Nous n’allions pas vous laisser dormir comme une pierre et toute la nuit sur votre clavier, dans cet openspace qui fraîchissait dans la nuit du week-end. Aussi me suis-je permis de vous emporter dans mes bras. Cette chambre, cet impeccable lit, la salle de bains chaleureuse, sont à vous. Vous trouverez dans la cuisine adjacente tout ce qui est nécessaire à votre petit-déjeuner et à un agréable séjour. Je viendrai vous délivrer à neuf heures et serai votre serviteur pour vous reconduire dans votre chez vous. Respectueusement. Gustav Armfeld »
Qui est-ce ? Qui a commis cette séquestration ? Mais comment n’y ai-je pas pensé ? Mon Iphone ne me cache pas qu’il est notre grand patron, le boss, le cristal noir de la pyramide, le Président du groupe EuroTradefunds, que personne ou presque ne voit jamais, en tout état de cause pas moi, petite puce de porcelaine parmi des milliers de subordonnés. Un type que l’on dit froid comme un mur d’acier, un célibataire farouche et gynéphobe, qui ne rit jamais, laconique comme un pain brûlé, et cependant courtois.
Voyons ce petit déjeuner. Thé noir, cookies au chocolat noir, lait et crème, confiture de mûres, c’est gourmand, quoique pas très coloré. Après tout, un grand personnage tel que lui ne peut pas prendre le risque d’un rapt. Et puis, dans mon cabas, il y toujours ma bombe au poivre. Pif, un coup de poing sur le nez ; Paf, un autre dans l’estomac ; Pouf un genou bien appliqué dans les parties honteuses. Et voilà le bonhomme au tapis ! Après cette dégustation et une douche, au secours de laquelle je pioche dans une collection de shampoings, de déodorants masculins, d’une lotion après-rasage Lynx for man, je peux tranquillement dessiner dans mon carnet… Ne nous laissons pas intimider par cette immense calligraphie de jais qui emplit la moitié du mur ; regardons plutôt par les baies vitrées au-dessous desquelles pétille l’immense panorama des lumières urbaines.
Pourquoi ne pas griffonner un grand homme sombre portant dans ses bras une petite porcelaine bleue profondément endormie…
On frappe. Est-ce mon ravisseur ? Je ne peux pas dire autre chose que :
- Entrez, je vous prie.
Un costume plus sombre que le Styx apparait dans l’entrebaillement de la porte. À peine un filet d’argent sur la cravate.
- Avez-vous passé une bonne nuit, pris un bon petit-déjeuner ? J’espère ne pas vous avoir effrayé. Je suis tellement confus. Pardonnez mon invitation cavalière…
- Vous êtes ?
- Gustav Armfeld lui-même. Et vous : Xiǎo Qīng Huā, ou plutôt Petite Porcelaine bleue.
Il ne sait pas sourire, me dis-je en catimini. Saurais-je lui apprendre ?
- Vos proches, je l’espère, ne se sont pas inquiétés…
- Non, non… Ma mère a cru que j’étais allée dormir dans la cabane du jardin, comme je le fais parfois.
- Par ce froid ?
- Oh, il y a du bois et une petite cheminée. Et des duvets. En tous cas, merci pour ce sommeil au sommet de la pyramide du pouvoir, pour cette harmonie de thé, de gâteaux et de confitures, tous plus noirs les uns que les autres.
- Je vais vous reconduire chez vous. Sauf si vous voulez encore profiter de l’inspiration de l’espace pour dessiner.
- Pas la peine, le bus est en bas à ma disposition.
- N’y pensez pas un instant. Votre chevalier servant se doit d’assumer jusqu’au bout son indélicatesse de la veille au soir. Je ne le dirai pas deux fois.
- D’accord. Mais pensez qu’une chevalière se suffit à elle-même.
Il prend mon cabas, me conduisant au travers de son bureau grand comme un mausolée égyptien, dont les livres de marbre blanc me surveillent pompeusement, dont l’astrolabe d’acier luit dans la lumière d’hiver sous les paravents calligraphiés. Le noir et le blanc absolus règnent en maître. Est-il chromophobe ? Dans l’ascenseur, de sa voix profonde, il reprend :
- Rassurez-moi, vous n’allez pas me poursuivre pour séquestration ?
- Je ne sais pas encore, cher Monsieur Armfeld. Mais si vous m’offrez une demi-douzaine de nouvelles invitations en me laissant entrer de mon plein gré et sur mes deux jambes, je penserais à être indulgente. Je dessinerais votre bureau, mais en taisant le nom redouté du propriétaire.
- Rassurez-moi encore, si j’avais été un affreux kidnappeur, qu’auriez-vous fait ?
- Action, bombe au poivre. Pif, un coup de poing sur le nez ; Paf, un autre dans l’estomac ; Pouf un genou bien appliqué dans les parties honteuses. Et voilà le bonhomme au tapis !
Le sévère maître de la pyramide se met à rire.
- Petite porcelaine bleue, vous êtes douée ; vous m’avez fait rire. Il faut dire que tout le monde me parle les lèvres contrites.
- Peut-être parce que vous vivez avec un glaçon dans la gorge et une armure noire autour du corps ! Ô pardon, mille pardons, ma répartie m’échappe. Je ne veux pas vous froisser.
- Décidément, vous êtes une drôle d’oiselle bleue. Mais, je vous aime bien. Ma voiture est là. Montez.
- Votre véhicule est noir, y compris le cuir des sièges. Seriez-vous monomaniaque ?
- C’est une Porsche Phantom. Où habitez-vous ?
- En fait, j’aimerais que vous me déposiez au garage où mon scooter vient d’être réparé. Avenue Pimpet.
- Bien. Je lirai cet après-midi votre série à succès Blue Princess, que je suis allée prendre tout à l’heure au magasin.
- Je parie que ce sera le premier manga de votre vie. Vous allez trouver ça puéril.
- Qui sait ? Même si en effet je ne lis que des publications économiques et financières. Et – vous ne le direz à personne – des traités d’esthétique, de la poésie métaphysique, des haïkus.
- Oh là là, comme j’ai tout à apprendre…
- Nous voici à votre garage. J’attendrai, avant de partir, de constater que vous avez bien repris le guidon de votre scooter en état de vol.
- Comment vous remercier ?
- Invitez-moi à dîner. Oh, non, non, je ne veux pas que vous fassiez des frais.
- D’accord. Demain soir, à 20h ; je vous enverrai l’adresse. Mais ce sera modeste. Et délicieux je vous promets.
- Pour ce faire, il vous faut ma carte strictement privée. Confidentielle. La voici. À demain.
Quelques minutes plus tard, je vis partir Petite porcelaine bleue, emmitouflée dans son blouson aux jacinthes bleutées, sur son scooter rose, qui, sous son casque également rose, me fit un sourire espiègle et un signe de la main, comme si elle agitait un éventail de papier. La neige qui commençait à tomber effaçait sa disparition…
J’avais pris soin de prendre quelques autres mangas de notre département pour faire une comparaison avec Blue Princess. Aussi mon après-midi fut studieux à sa manière. Face à ma chère huile sur toile de Zao Wou Ki, je parcourus les pièces à conviction, puis les relus. C’était une histoire un brin féérique, heurtée au réalisme, parfois comique, contant les aventures sentimentales d’une jeune étudiante, que pas un seul garçon ne savait reconnaître dans sa dignité intérieure de princesse. Visiblement Petite porcelaine bleue savait viser son public. Je dois dire qu’à ma honte, le pyramidal masque de bronze d’EuroTradefunds crut s’identifier à l’héroïne. De surcroît son dessin avait quelque chose de plus délié, souple et raffiné que celui de ses concurrents, qui avaient le tort d’être rapidement systématiques, sans compter un sens rare de la psychologie.
J’accédai en trois clics à la base de données omnisciente : Petite porcelaine bleue – c’était bien son nom traduit du chinois – était diplômée de l’École Européenne Supérieure de l’Image d’Angoulême, de l’Ecole Autograf – deux ans à Paris et deux ans à Osaka – avec un Bachelor de Design Graphique option Illustration. Sa trilogie Blue Princess, achevée il y a peu, caracolait déjà parmi les sommets des ventes de notre département. Vingt-cinq ans, célibataire. À moins qu’elle ait un petit ami ; ou une petite amie… Décidément cette base de données est bien ignorante ! Ah, je reçois à l’instant un courriel avec l’adresse d’un minuscule restaurant chinois. Les rares commentaires sont élogieux. Mais je n’irai pas ; ôtons-nous cette Petite porcelaine bleue et son casque rose de la tête. Solitaire, je dégusterai plutôt des sushi aux algues noires et au riz sauvage en relisant l’Eloge de l’ombre de Tanizaki.
Le lendemain soir, j’ouvris, très exactement 20 heures, la porte du « Taiwan Delices ». J’eus un mouvement de recul, tant le rouge s’étalait sur le mur du fond. J’allais ressortir, quand Petite porcelaine bleue me retint par la manche :
- C’est bien ici Monsieur Armfeld.
Elle m’entraîna en zigzagant entre la promiscuité de la douzaine de tables populairement et bruyamment achalandées ; pour m’indiquer une encoignure près de la fenêtre. Comme sa main sur mon épaule me faisait fermement assoir, elle demanda :
- Pourquoi regardez-vous fixement cette banderole au-dessus du comptoir ? Non, non, il ne s’agit pas du rouge communiste, mais en Chine d’un symbole immémorial de prospérité.
- Me voici rassuré, balbutiai-je, en fixant les coquelicots de sa veste qui moulaient son petit corps de façon troublante. Je n’osais en même temps pas plus regarder ses grands yeux au travers de la lumière de ses lunettes.
- Ne soyez pas contrit ; je vais croire que, condescendant, vous vous forcez à descendre parmi le peuple des cols bleus.
- Non, non. Comment mon col blanc pourrait-il se passer d’eux ?
- Toujours du noir, n’est-ce pas. Des chaussures vernies à la cravate. Mais choisissez, la nappe de papier présente tous nos plats.
- Je pensai combien j’étais habitué aux nappes de coton immaculé, aux verres et aux décanteurs de cristal, à l’argenterie, aux jonquilles blanches dans un vase de Gallé. Les prix ridiculement bas me sidérèrent alors que mes voisins inconnus, coude à coude, engouffraient des pelletées revigorantes.
- Je prendrai comme vous, vos plats préférés.
- Je ne vous ferai pas l’injure du tofu puant, pourtant délicieux. Alors, nids d’hirondelle, canard laqué, vermicelle aux huitres, gâteau de lune, et thé aux perles, n’est-ce pas…
- Vous avez un si grand appétit ? Croyez-vous que je pourrais manger tout cela ?
- Taratata ! Si j’ai un estomac de passereau, votre grand corps d’aigle doit être affermi !
- Un grand aigle qui ne mange pas les petits oiseaux…
- Combien mesurez-vous ?
- Un mètre quatre-vingt-cinq. Et vous ?
- Ne respirez pas trop fort, ou mon mètre soixante va s’envoler…
- Xiǎo Qīng Huā, tes nids d’hirondelles sont servis. C’est ton boyfriend, ton amoureux, mon futur gendre, n’est-ce pas.
- Maman ! ne dis pas n’importe quoi. Monsieur Armeld est mon patron, le grand patron, le suprême patron, le pharaon en costume noir d’EuroTradefunds. Je ne suis qu’une petite subordonnée.
- Madame, mes respects, m’inclinai-je. C’était une dame dans un tablier violet presque plus grand qu’elle, une frimousse plissée tout sourire. Les plats suivants furent par ses soins apportés avec discrétion, tant elle paraissait impressionnée.
Je fis raconter ses études et sa vie à Petite porcelaine bleue. Elle ne parlait qu'un peu chinois avec sa mère. Prolixe, elle avait appris le japonais à Paris en cours du soir à l’Institut Guimet pendant ses deux premières années de l’Ecole Autograf, puis avait vécu dans un dortoir partagé avec ses condisciples d’Osaka. Postulant avec ses planches encrées et la maquette de son premier manga bien abouti, elle fut derechef engagée dans notre département édition. Visiblement, elle n’était pas née comme moi avec une cuillère d’argent dans la bouche. Sa mère s’était, toute jeune, jetée dans une jonque pourrie pour fuir le communisme. Et, confondue avec des réfugiés vietnamiens, elle avait été recueillie par la France. Son père, qu’elle n’avait pas connu, était un autre de ces boat-people, dont on ignorait jusqu’au nom. Et pour revenir à sa mère, à force de travail acharné et d’économies drastiques, de cuisinière dans un restaurant clandestin dans le XIII° arrondissement, elle était parvenue à se rendre propriétaire de son « Taiwan Delices ».
Regardez, voici Grondoudoux !
- Il a une oreille cassée, le pauvre…
- C’est un matou des rues. Il vient manger des restes et dormir dans ma cabane. Il n’y a que moi qui puisse le caresser. Et Maman, bien entendu.
- C’est un beau tigré. Plus précisément un Tabby marbré.
- Décidément vous savez tout ! Hop, le voici sur mes genoux. Il ronronne comme votre Porsche Phantom. Attention à vous : il est observateur, soyez-sûr d’être radiographié. Ah, tu me quittes déjà, scélérat ! Comment, il vient humer vos doigts ? Et vous savez le cajoler sous le menton ! D’un bond, le voici sur vos genoux ; non, non, il va couvrir de poils votre austère et parfait costume.
- Laissez-le faire. Je me suis fait un ami…
- Je n’aurais jamais cru cela… Etait-ce bien délicieux, comme promis ?
- Vous avez rempli avec succès votre part du contrat. Quand vous inviterai-je à mon tour ?
- Quand vous voudrez. À charge pour vous de me présenter votre dîner préféré. Mais, je n'exigerai pas une Tour d’Argent dans de la vaisselle d’or… Non, restez tout simple.
- C’est promis. Mais, je ne sais pas si je saurais faire comme il le faudrait. Et, dîtes-moi, hors les logiciels de l'open space, où dessinez-vous ?
- Dans la cabane du jardinet, derrière.
- Montrez-moi. Je suppose que Grondoudoux va nous accompagner. J’aimerais voir vos dessins, vos brouillons.
- Mais c’est tout fourbi ! Vous risquez les toiles d’araignées sur votre costume griffé. Bon, venez. Mais enfournez votre pardessus, il y fait froid comme chez les loups, les braises de la cheminée doivent être empoussiérées.
- Et vous dessinez là, vous écrivez, sans craindre que l’encre et vos doigts gèlent ? Sans avoir peur que l’humidité endommage vos œuvres ? Il vous faudrait un atelier digne de ce nom.
- J’ai des mitaines. Regardez, une plume de bambou, un pinceau, hop, et je vous dessine dans votre bureau-mausolée.
- C’est votre prochain manga ?
- Je ne sais pas encore. J’ai plein d’idées, mais ce sont des bribes, sans lien.
- Et cette chevelure de princesse dans la neige que vous jetiez sur le papier ?
- Oh, ce sont mes récits de la montagne au renard !
- Vous avez là tout un carton cadenassé par les toiles d’araignées. Des planches inédites ? Pourquoi n’est-ce pas encore devenu un manga que nous publierions ?
- Eh bien, je… C’est un ensemble que j’ai situé dans le Japon médiéval, à partir de la légende de la femme-renard séductrice. Mais, lorsqu’il y a quelques mois, j’ai transféré cette Kitsune dans le logiciel du bureau, une fois tout imprimé, j’ai trouvé que ce n’était pas assez original. D’un tel mythe, tellement de variantes ont été publiées. La poubelle a mangé les épreuves, sans retour.
- Peut-être avez-vous raison. Mais cela me semble dommage. En attendant, vous devriez revenir dans mon bureau, tant votre esquisse manque de matière. Merci Petite porcelaine bleue, pour cette visite enrichissante. Je dois partir…
- À bientôt.
En quittant « Taiwan Delices », je glissai une courbette à Madame la restauratrice toute intimidée, puis, sans me faire voir, quatre billets de cinquante euros soigneusement pliés en quatre dans la boite des pourboires, ce qui excédait outrageusement la note. Me glissant à mon tour entre ma couette et mon oreiller, tous les deux d’un blanc irréprochable, je regrettai, ayant laissé ses mangas au bureau, de n’avoir rien dans mes mains – ou sur mes murs – qui vienne de Petite porcelaine bleue…
Photo : T. Guinhut.
Quel homme étrange, me dis-je. Pourquoi fait-il mine de s’intéresser à ma petite personne ? Je ne suis qu’un caprice de son Ennui souverain. Et si je le dessinais ? De mémoire, et forcément en noir, sur un vélin blanc format grand aigle. Et la petite bleue, en forme de signature en couleurs dans un coin du bas… Ses traits ne sont pas faciles à saisir. Comme une vénérable écorce de pin noir dur et polie, mais avec la tendresse intérieure d’un dessert à la gelée de menthe. Ses mâchoires avaient l’air si serrées lorsqu’il m’écoutait entre chaque bouchée. Pourquoi donc n’y a-t-il aucune couleur dans son bureau présidentiel, dans la chambre et la salle de bain adjacente ? Est-il si mélancolique ? Il faut que je tente quelque chose…
Je connais le chemin. Allons-y : montée au vingt-huitième étage. Et s’il n’était pas là ? J’aurais l’air fine, avec mon cabas à dessin et ma petite boite. Je frappe… ou non... Allons-y.
- Entrez.
- Aïe, c’est une voix de dame, un peu rogue. Je vais être jetée comme une gamine inconsciente…
- Vous êtes Petite porcelaine bleue, n’est-ce pas ? Bien qu’aujourd’hui vêtue de pistache et d’émeraude. La dame est passablement âgée, en tailleur gris-souris, chignon serré par un tour de perles. Sa mère? Sa secrétaire ? Sa gouvernante ?
- Oui. Comment le savez-vous ?
- Je vous ai vue dormir dans des bras protecteurs. Et Monsieur Armfeld vous a confié à mon attention. Avancez. N’ayez crainte. Ce bureau est le mien ; une sorte d’antichambre grise avant celui où vous pouvez entrer. Vous venez pour dessiner, n’est-ce pas.
Interloquée, je me risquai à pas de belette :
- J’apporte aussi un tout petit quelque chose. C’est pour remplacer les cookies que j’ai mangés.
- Posez votre cadeau sur le bureau de Monsieur Armfeld. Installez-vous, étalez vos crayons, vos carnets. Notre Président sera là dans un moment.
- Merci Madame. Je ne veux pas déranger. Juste m’exercer sur ce tabouret.
- Appelez-moi Yolanda. Je vous laisse, travaillez bien.
Un peu angoissée, je prends possession du lieu qui m’est accessoirement et provisoirement dévolu. Je me résous à crayonner furieusement. La lumière d’un grand jour d’hiver asperge les baies ; d’un côté la vue sur la ville et la courbe de la Seine, de l’autre une terrasse avec un hélicoptère noir que surmonte l’avancée d’un nuage violacé. Certes j’avais noté les livres paradoxaux en marbre blanc. Mais s’élève également un grand Bouddha d’onyx, tandis que rêve une calligraphie d’un poème de Bashô. Plus loin, un Christ crucifié en ivoire. Des fauteuils de cuir perle, un bureau d’ébène grand comme une patinoire. Un ordinateur en acier fermé, des stylos Mont Blanc. Une mallette de cuir et un pardessus jetés sur un siège que je regarde comme un trône impérial, un piédestal d’inquisiteur, le centre vital d’EuroTradefunds. Car je me souviens de ce que m’a confié tout à l’heure Ada, ma voisine de clavier : il paraîtrait que le Maître de cet espace est d’une froideur barbare, d’une intransigeance aigue, que jamais un sourire ne déforme son faciès, que les femmes – hors Madame Yolanda visiblement – sont pour lui persona non grata. Où me suis-je fourrée ? Je ne peux réprimer un frisson. Pourtant il est avec moi si gentleman… Nonobstant, mes dessins prennent forme. Serait-ce l’ébauche d’un nouveau projet ?
- Vous avez choisi un tabouret inconfortable.
- Vous m’avez fait peur, Monsieur Armfeld !
- Tranquillisez-vous, Petite porcelaine bleue, je ne suis pas tout à fait le monstre qu’assure ma réputation. Et en l’occurrence, pas à votre encontre.
- À quoi dois-je ce privilège ?
- Vous êtes différente, Petite porcelaine bleue. Cela dit, ce tabouret de bronze aux pieds cannelés, dont vous aurez remarqué les petits chapiteaux corinthiens, est une antiquité romaine du premier siècle. Allons, ne sursautez pas. Il a supporté des esclaves, il peut bien soutenir une femme libre. Et vous n’êtes pas si lourde pour le menacer… Que m’avez-vous apporté là, dans cette boite oblongue et blanche, ceinte d’un ruban d’azur ?
- Des macarons. Pour remplacer les cookies que je vous ai mangés.
Il eut un bref mouvement de recul et de crispation en découvrant les objets du délit ; puis me regarda d’un air rasséréné.
- Six macarons : Pistache et Safran, Rose et Curaçao, Framboise et Violette… Pourquoi ne pas mettre un peu de couleur dans votre vie ? Je n’ai pas l’intention de vous empoisonner, au contraire…
Il ne répondit pas. Saisissant entre le pouce et l’index, avec circonspection, le macaron bleuté, il me regarda intensément, jusqu’à la racine de mon cerveau, pour le croquer soigneusement. Je me sentis baisser les yeux. Je détournai son attention :
- Puis-je voir votre bague ? La dessiner peut-être ?
La main tendue, il me laissa l’observer :
- C’est une intaille d’onyx. Vous y reconnaissez l’aigle romain. Vous me faites trop d’honneur en la dessinant ainsi.
- Oh, je ne suis pas sûre qu’ainsi je la fasse entrer dans l’Histoire de l’art. D’autant que ce n’est pas ici qu’un bureau, mais un véritable musée.
- Ce n’est rien. Je vous ferai peut-être voir beaucoup mieux.
- Si j’osais ? Puis-je également vous dessiner ?
- Tout ce que vous voudrez.
- Pourquoi êtes-vous si gentil avec moi ? Pourquoi me permettre d’exploiter votre image, votre vie, peut-être.
- Parce je ne suis qu’un amateur d’art, un faiseur d’argent qui, certes le fait ruisseler et bourgeonner sur la société, mais pas un créateur. Parce que vous êtes une créatrice.
- Le manga n’est-il pas un art mineur ?
- Mais vous êtes ma mangaka préférée.
- Tout de même fort loin de Rumiko Takahashi. Ou de Junji Ito. Et je n’ai ni leurs univers ni leurs styles. N’oubliez pas, je ne suis qu’une Petite porcelaine bleue.
- Qui va, si vous le voulez bien, se rendre à mon invitation culinaire.
- Moi ! M’exclamé-je en pointant un index hésitant sur ma poitrine menue. Habillée en gros collants de laine émeraude et ensemble assorti jupette-doudoune vert d’eau ?
- Qu’à cela ne tienne. Suivez-moi. Et laissez votre cabas à dessins sur cette étagère, entre deux livres de marbre. Vous reviendrez continuer votre travail demain matin.
- Mais…
- J’ai dit !
- Savez-vous, Monsieur Gustav Armfeld, que je suis un être libre ?
- Vous le deviendrez encore plus.
- Si vous le dites, Monsieur Grand Aigle… Mais il faudra tempérer votre caractère dominateur.
- Je suis à votre service. Descendons.
Le long de l’ascenseur, du vaste hall, de l’esplanade, où partout d’incrédules regards nous pistaient, nous étions silencieux. Je me demandais à quelle sauce j’allais être mangée, digérée, excrétée…
- Mais où est donc passé ce satané chauffeur ?
- Et si je vous emmenais sur mon scooter ?
- Il me regarda d’un air incrédule, abasourdi. Parut réfléchir un instant, puis :
- Chiche. Si vous jurez de me conduire sain et sauf. Rue Benjamin Constant, près de La Madeleine.
- Chapeautez ce casque. Chevauchez la licorne. Accrochez-vous à moi. Hop, roulez Messieurs-Dames…
Point trop rassuré, me voici en virée sur un scooter rose, derrière une sorcière habillée en nénuphar. Alors que le Fondé de pouvoir du département des Assurances me regarde partir avec des yeux qui lui tombent en gelée sur les talons. Je sens que les bavardages font faire frémir vingt-sept étages… Cette fois elle ne porte pas de chignon, mais sa chevelure noire ornée de rubans cyan me volète dans le visage, achevant de m’ensorceler de parfums.
Estomaqué, le portier doit prendre en charge un scooter rose un peu rouillé, deux casques en forme de fraise, alors que nous foulons un tapis d’orient. Deux maîtres d’hôtel un rien convulsés des globes oculaires en allant de l’une à l’autre de nos apparences, avancent nos chaises sous les lustres de cristal de Murano. Une table damassée de blanc nous sépare pour mieux nous rapprocher, alors que de loin en loin des couples compassés dégustent leurs confidences, peut-être ineptes, dans leurs assiettes en forme de quartier de lune.
- Vous êtes dans l’un de mes restaurants préférés : « De Gustibus disputandum ». Qu’aimeriez-vous ?
- Mais les prix de cette carte sont démesurés, astronomiques !
- Voulez-vous, Petite porcelaine bleue, que mon argent se fossilise dans les caissons souterrains d’une banque blindée ?
- Soit. En miroir de notre repas au « Taiwan Delices », je goûterai la même chose que vous. Je ne suis pas difficile. Il n’y a que l’ail et le wasabi que je haïsse.
- Je les déteste également. Pensons plutôt à ce que nous aimons. Huitres de Cancale sur un lit de caviar de Gironde, tortellini à l’encre de seiche et bar de ligne d’Oléron, nuage de crème d’Isigny aux figues noires du Péloponèse. Nous boirons de l’eau du Pays de Galles et du Puligny-Montrachet…
- Je n’ose lever les yeux sur mon commensal, dont le teint, sous la lumière tamisée des candélabres, et sous ses chevaux bruns coupés très courts, a quelque chose d’une suavité un peu fauve. Lorsque je lève enfin mes paupières, la douceur de son regard me coule instantanément au travers du corps. Certainement ce sont « les papillons dans le ventre » dont parlent les mangas adolescents et dont l’idiote que je suis ne veut rien croire… L’arrivée du premier plat fait heureusement diversion.
- Puis-je vous poser une question, Gustav ?
- Tout ce que vous voudrez. Et je vous remercie de prononcer mon prénom.
- Même vos numéros de cartes bancaires ?
- Vous êtes prête à prendre note ?
- Non, non, non, c’est une galéjade, je n’oserais jamais. Dites-moi plutôt. Pourquoi exclusivement du noir et blanc, y compris dans votre assiette ? Et pourquoi n’avez-vous pas un instant protesté face aux couleurs mêlées des plats au « Taiwan Delices » maternel ? En particulier le doré du canard laqué ? Et de mes macarons provocateurs ?
- Parce que c’était vous. Et pour la première partie de la question, laissez-moi du temps, si voulez bien.
J’ai alors l’impression qu’une bouchée a du mal à passer…
- N’avez-vous pas l’impression de vivre sur le plateau d’un jeu d’échec ? Oh, pardon, je ne veux pas vous…
- Comment trouvez-vous mon menu ?
- Que de saveurs pour moi inconnues ! J’adore. Et je vous pardonne volontiers le monochromisme.
- D’autant que vous pourrez encrer ces mets sur vos carnets.
- Je n’y manquerai pas.
Une fois le dessert englouti sous mon petit palais, me raccompagnant auprès de mon scooter, il m’annonce :
J’aurais le déplaisir de vous abandonner pendant quelques jours. Un voyage d’affaires à Londres. Nous nous enverrons des messages, des photographies de vos dessins, n’est-ce pas. Réservez-moi, lundi, votre soirée.
- Puis-je vous refuser quelque chose ?
(...)
Thierry Guinhut
La Bibliothèque du meurtrier versus Bibliothèque Hespérus : synospsi, sommaire & prologue
Photo : T. Guinhut.