Julien Bogousslavsky : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres,
Ides et Calendes, 2020, 364 p, 45 €.
Vous est-il arrivé de perdre, aux tréfonds de votre bibliothèque, un livre ? Surtout s’il est minuscule, nain négligeable aux contraire d’immenses volumes que l’on ne risque pas d’égarer tant ils s’imposent. Or les « minuscules », voire microscopiques, craignent d’être écrasés parmi les lourds in folio, les immenses in plano. C’est ainsi que la Fondation Martin Bodmer puise parmi son inépuisable fonds une généreuse poignée de volumes, dont le caractère curieux passe d’abord par la taille. Certes la classification de Dewey se rit d’un tel critère certes peu scientifique, mais dont les contraintes bousculent la cohérence des rayonnages. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’une occasion de découvertes étonnantes en une exposition époustouflante, et un catalogue charmant. Si les choix de ce Géants et nains s’orientent plus volontiers vers le livre ancien, voire médiéval et incunable, rien n’empêche de les compléter au moyen de plus modernes, voire presque contemporains, volumes qui marquèrent l’histoire de la littérature et des arts, avec le secours d’un livre d’art : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres.
Ni géant ni nain, cet élégant livre cartonné « de l’extrême » tient parfaitement dans la main. Son illustration de couverture stupéfie : le livre infime posé sur un somptueux volume est moins haut que l’épaisseur de la reliure de maroquin rouge à la dentelle qui le supporte avec une infinie patience - et autant de précaution - comme un lilliputien enfançon sur l’épaule d’un Titan. En son bouquet de pages coexistent les époques et les démesures : « micro-livre versus format gigantesque », comme le note le préfacier (et Directeur de la Fondation Martin Bodmer) Jacques Berchtold qui appuie son argumentaire bibliophilique sur la phrase inaugurale attribué au clerc du XII° siècle Bernard de Chartres : « Lorsque nous risquons de nous enorgueillir de notre intelligence, rappelons-nous que nous ne sommes que des nains juchés sur des épaules de géants ».
Si l’on ne présente pas ici le plus grand livre du monde conservé à la British Library londonienne, l’Atlas Klencke de 1660 (1,75 m X 1,90 m), l’in-plano « atlantico » frôle le mètre de haut : il s’agit des Pitture a fresco del Campo Santo da Pisa, par Carlo Lasinio, publié à Florence en 1812. Son manteau de maroquin rouge rehaussé d’or révèle une fois ouvert de suaves eaux fortes coloriées. À l’autre extrémité du spectre, il faut veiller avec une attention plus que redoublée à l’infinitésimal « microbe » : The Lord’s Prayer, publié à Munich en 1952, mesurant à peine cinq millimètres. Pour lire ce « Notre père » en sept langues, mieux vaut s’emparer d’un microscope. La prouesse technique et le record établi sont un peu vains, même si Dieu gît dans les détails. Cette tendance cependant n’a rien de récent puisque Pline l’Ancien rapporte un bref passage d’une œuvre aujourd’hui perdue de Cicéron, selon lequel l’Iliade d’Homère, prodige « de l’acuité visuelle », « fut écrite sur parchemin et enfermée dans une noix[1] ».
Il n’en reste pas moins que la petitesse favorisa dès l’époque médiévale - et surtout protestante ensuite - la lecture individuelle, la commodité de dissimuler sa pratique, y compris lorsqu’à l’époque moderne des éditions clandestines, des erotica publiés sous le manteau, des libelles politiques devaient pouvoir échapper à la vigilance de la douane et de la police…
Quant à la grande taille, elle a quelque chose d’ostentatoire, de royal, cependant fort adaptée aux cartes géographiques, comme l’Atlas Blaeau de 1662, en onze in-folio pesant chacun 6,5 kilos.
Les choix étaient forcément cornéliens. Or Nicolas Ducimetière (par ailleurs auteur d’un magnifique opus sur la poésie du XVI° siècle[2]), commissaire d’exposition et auteur des notices, a su ranger ses joyaux en dix rubriques, à chaque fois partagées entre géants et nains, quoique ces derniers soient souvent raisonnables, des in-12 ou in-16 que la main cacherait presque. Ce sont de prime abord les « Scriptoria » médiévaux et antiques via l’humanisme, ouvrages souvent massifs, « indéplaçables ». Les « Spiritualités » essaiment avec une Bible, un Coran, une Bhagavadgita. Quittons ces hauteurs pour aller « De la Cour à la ville », avec Le Sacre de Louis XV et La Fontaine, même si l’on se demande si une Divine comédie de Dante[3] (sur lequel la Fondation prépare une exposition) n’eût pas mieux été à sa place dans le précédent poste. L’on voyage aux profondeurs des pyramides en 1801, avec Alexandre le Grand raconté dans une édition Elzevier de 1633 par Quinte-Curce ; malgré la petitesse de ce dernier volume, une carte dépliante en détaille les expéditions, de la Grèce à l’Indus, en passant par l’Egypte. Et, puisque la Fondation Bodmer est sise à Genève, l’on aimerait feuilleter ces Souvenirs de la Suisse en cent vues délicatement colorées, dans un format à l’italienne. La « Musique » requiert de grands ouvrages, si chantée à plusieurs voix, ou plus discrets s’il s’agit de psaumes. À lui seul, Giambattista Bodoni (1740-1813) est un « géant ». Imprimeur italien et typographe de génie, il travaillait avec une longue circonspection, anoblissant sur le papier Homère ou Boileau. L’on devine que les « Combats », guerriers et politiques ne sont pas en reste, livres d’artistes immenses (William Blake) et célébrations officielles s’opposent aux résistances têtues de Victor Hugo à l’encontre de celui qu’il nommait Napoléon le petit. Quant aux « Sciences et techniques », elles aiment les in-folio pour illustrer les révolutions célestes dans l’Astronomicim Caesarum d’Apianus en 1540, ou encore les oiseaux d’Amérique mis en couleurs par John Gould en 1835. Mis à part les autographes qui ferment notre volume, ce sont enfin les « Modernités » qui s’invitent, entre les grandes folies de Salvador Dali, les inventions de Michel Butor où le livre devient sculpture, poème calligraphié entre des branches…
Hors l’esprit de curiosité, ces cinquante et un volumes forment un panorama des civilisations, depuis la piété de l’enluminure médiévale jusqu’à cet Hamlet que Salvador Dali rend définitivement fou, en passant par les borgésiennes architectures des Prisons de Piranèse. Des livres qui ont marqué l’Histoire, parfois pour le pire, brillent par le poids de leur sang : Le Petit livre rouge de l’infâme tyran totalitaire Mao Tse-Toung, en sa première édition en français de 1966, évidemment édité à Pékin, à fins de propagande par millions d’exemplaires, nanti de sa couverture de plastique rouge étoilée ; mais avec l’épigraphe du Ministre de la défense Lin Biao qui disparut lors des éditions suivantes, le bonhomme ayant été limogé, effacé, atomisé dans un commode accident d’avion. Quoiqu’il entraînât le suicide de quelques imitateurs de son héros, bien moins dangereux est le roman épistolaire, Les Souffrances du jeune Werther, que Goethe[4] lança en 1786.
Etrangement, l’on apprend que la bibliographie concernant les petits formats est abondante, tant sont nombreux les « minusculistes » anglo-saxons et russes, alors que les géants sont privés d’un tel honneur. Il y a là sans doute un opprobre à rédimer.
Ainsi ce Géants et nains est aussi divertissant, coloré, stupéfiant, que judicieusement didactique, abordant des questions de typographie, de reliure et d’illustration, parmi leurs évolutions et leurs créativités, sans oublier les imprimeurs légendaires, Aldo Manuzio[5], Cazin, Furmin-Didot... Sous le masque (pour faire allusion à une autre production de la Fondation[6]) du sensationnel et du m’as-tu vu, se cache une profonde initiation à l’histoire culturelle et esthétique.
Massimo Listri : Les Plus belles bibliothèques du monde, Taschen, 2018.
Concilii Tridentini, Parissi, Nic Pepingua, 1644.
La Fontaine : Contes, Imprimerie de Balzac, 1826.
Photo : T. Guinhut.
C’est le dialogue entre l’esthétique picturale et celle éditoriale qui permet au cœur du XIX° siècle l’apparition de livres singulier. Un peintre, un écrivain, et les voilà conjuguant leurs imaginaires, irriguant les mots avec le dessin, les phrases avec le graphisme, le poème avec la couleur. En ce sens Julien Bogousslavsky ordonne un beau livre qui est une somme, en un format in-quarto, ce qui est un classique pour les livres d’art : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres.
Là sont les géants de la peinture, du dessin et de la littérature, romantiques, impressionnistes, puis surréalistes, de 1830 à 1930. Si la poésie est à l’honneur, le roman et la critique d’art répondent présent. Transposer les livres en images, c’est entrechoquer, sensuellement entrelacer deux langages, au point que « l’illustrateur devient l’auteur », selon le mot du préfacier, Jean-Yves Tadié. Eugène Delacroix, déclencheur de cet ouvrage, devient en 1828 un magicien du fantastique lorsqu’il crée un Méphistophélès tel que Goethe n’osait l’imaginer face à l’urgence de son Faust. Ce « faux livre illustré », selon Julien Bogousslavsky, ne trouva que partiellement son inspiration dans le chef-d’œuvre de Goethe. Ses lithographies lui vinrent également d’une représentation théâtrale de la tradition anglaise du mythe qu’inaugura le dramaturge élisabéthain Marlowe.
Ce ne sont plus des graveurs professionnels qui reproduisent les œuvres de peintres, mais ces derniers qui œuvrent directement au service du texte intimement perçu et exprimé par le trait, comme le fit Gustave Doré en magnifiant les Contes de Perrault, voire par la couleur. Car l’introduction en France des estampes vivement colorées d’Utagawa Hiroshige fit beaucoup pour stimuler l’art du livre illustré.
Avec le soin d’une impressionnante érudition, Julien Bogousslavsky prend en écharpe un siècle de mutations artistiques, de Charles Baudelaire nanti d’un frontispice de Félicien Rops jusqu’à Paul Klee et Vassili Kandinsky s’illustrant évidemment eux-mêmes. Mais il s’agit également de volumes traitant de critique d’art, comme celui d’Emile Zola faisant l’éloge d’Edouard Manet, publié en 1867, ou L’Art moderne de Joris Karl Huysmans en 1883, ou encore Les Impressionnistes de Félix Fénéon en 1886. L’on devine qu’en notre volume sourcilleux sont toujours montrées et détaillées les éditions originales. Quoique nanti de graphismes modestes au moyen de bois gravés d’Edouard Manet, les vers du Prélude à l’après-midi d’un faune reçoivent le don d’une subtile correspondance, au sens baudelairien sans nul doute.
Mais à partir de 1900, ce sont les fastueux débuts des « grands illustrés ». Paul Verlaine est sublimé avec le Parallèlement caressé par le crayonnage en rose et en noir de Pierre Bonnard, d’autant que les lithographies sont intégrées dans le texte. Paul Gauguin dessine son carnet breton sous forme de bande dessinée, intitulé Avant et après, qui devient un « livre d’artiste » en 1903. Mais l’un des sommets de la bibliophile est ici, sans guère de contestation possible, La Prose du Transsibérien, lorsque Blaise Cendrars associe en 1913 la vitesse métaphorique de son poème en prose avec la danse des couleurs de Sonia Delaunay,dans un rarissime rouleau. Poésie cubiste et dadaïsme jouent les iconoclastes, avec Max Jacob et Pablo Picasso, la reliure (reproduite sur la couverture de notre volume) vient exploser les codes en vêtant de somptueux symboles colorés des textes aussi surréalistes que Clair de terre d’André Breton. Alors que la « fulgurance surréaliste » associe André Breton, Paul Eluard et Salvador Dali, là où palpitent amour et érotisme. Particulièrement remarquable est le quintette de ces romans sans texte que réunit Max Ernst dans ses collages, sous le titre d’Une Semaine de bonté.
L’ouvrage de Julien Bogousslavsky est une ruche : des chapitres comme « Médecine et art », « Paradis et enfers artificiels », « Les avant-gardes », « Dans le rire sardonique de la guerre », « En passant par la Suisse », projettent le lecteur vers des univers bourdonnants, dont il pourra faire son miel avec délectation. Ainsi une période de créativité intense se déroule pour notre plus grand bonheur visuel, intellectuel et bibliophilique.
Dans une mise en abyme que nous espérons stimulante, nous aimons ici les livres, les livres sur les livres, mais aussi les photographier, en une invitation, non seulement à la lecture, mais à la bibliophilie. Consolons-nous si nous pensons que ces ouvrages anciens et rares ne sont disponibles que le temps d’une exposition, et inaccessibles à nos modestes bibliothèques personnelles, ne serait-ce que par leur coût parfois astronomique ; ils sont en ces catalogues pertinemment documentés et somptueusement illustrés. Affaire de culture, de goût, de quêtes et de trouvailles, des livres curieux, étonnants sont cependant à la portée de nos minces budgets. Qui sait si, en furetant, une reliure romantique habille un texte de Lamartine ou de Byron, si un Voltaire a gardé pour un amateur sa cape en veau blond des Lumières…
Philippe Sollers : Dictionnaire amoureux de Venise,
Plon, L’Abeille, 2021, 496 p, 12 €.
Andrea Zanzotto : Venise, peut-être,
traduit de l’italien par Jacques Demarcq et Martin Rueff,
Nous, 2021, 144 p, 16 €.
Martine Delerm & Philippe Delerm : Fragments vénitiens,
Seuil, 2021, non paginé, 29 €.
En forme de poisson depuis le ciel, Venise est un mirage de beauté réalisé, ville de mer, de canaux et de miroirs, de palais gothiques et d’églises baroques, de coupoles et de piazzas. Belle même dans sa décadence, dans ses ocres crépis pourris. Choyée par les écrivains, du Président de Brosses à Philippe Sollers, en passant par Giacomo Casanova ou Thomas Mann, Venise ne cesse de fasciner, d’interroger. Au travers d’une anthologie, retrouvons-là sous la plume des écrivains, et parmi le Dictionnaire amoureux de Philippe Sollers. Mais au-delà de ces strates historiques, fantasmatiques et esthétiques, un grand poète italien contemporain, Andrea Zanzotto, dans Venise, peut-être, vient confronter l’imagerie vénitienne à son présent, parfois plus grinçant, tandis que Martine Delerm préfère l'ocre des détails vénitiens.
Plutôt que de s’aventurer - au risque de s’égarer - dans une pléthorique bibliothèque consacrée à Venise, tant d’historiens que d’écrivains, voici une précieuse anthologie. Certes, elle ne s’ordonne ni par ordre chronologique, ni alphabétique, ni genre littéraire et l’on ne sait quelle pensée, faute de préface, a présidé à l’ordonnancement de ces Histoires de Venise, dont les textes ont été réunis par Sébastien Lapaque. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un efficace passe-partout afin de découvrir le passé et l’imaginaire de la ville.
Rétablissons si possible un cheminement chronologique où le poète Joachim du Bellay a la primeur en moqueur patenté, faisant allusion aux noces du Doge avec la mer : « Mais ce que l’on en doit le meilleur estimer, / C’est quand ces vieux cocus vont épouser la mer, / Dont ils sont les maris et le Turc l’adultère ». Honoré de Balzac, d’ailleurs, nous promet le « trésor » des Doges, dans sa nouvelle Facino Cane. Les poètes comme Théophile Gautier célèbrent avec jubilation une « Venise [qui] pour le bal s’habille. / De paillettes tout étoilé, / Scintille, fourmille et babille / le carnaval bariolé ». Ou bien Alfred de Musset qui chante le crépuscule : « Dans Venise la rouge, / Pas un bateau qui bouge, / Pas un pêcheur dans l’eau, / Pas un falot » ; alors que lui répond non sans ironie son amante George Sand qui observe goulument les types d’hommes vénitiens. Le romancier Italo Svevo préfère quant à lui l’éloge de la gondole et de sa lenteur.
Pour notre bonheur nous n’échappons pas à la mélancolie sublime de La Mort à Venise de Thomas Mann, dans laquelle Aschenbach meurt pour être resté trop longtemps dans la ville empestée de choléra, afin de contempler le bel adolescent Tadzio. Ni au personnage d’Henry James qui mange des glaces au café Florian face à Saint Marc et « son hérissement de broderies », dans Les Papiers de Jeffrey Aspern. Quoique Marcel Proust, dans La Fugitive, soit peut-être ici notre préféré, aimanté par « l’Ange d’or du campanile », non sans explorer la Venise « des humbles campi, des petits rii abandonnés » ; c’est ainsi qu’il magnifiait ce « haut-lieu de la religion de la beauté ». En donnant un pluriel à Venises, Paul Morand sait que « les canaux de Venise sont noirs comme de l’encre ; c’est l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Proust ». Il va du « péristyle d’un théâtre ferroviaire mussolinien » au « défilé triomphal sur le Grand Canal », bien que moins glorieux y soient les prostituées et les « pédérastes ». Et si avec l’arrivée nocturne d’Yves Bonnefoy la mer y est noire, l’eau est d’un « vert d’absinthe ». Laissons le dernier mot, un rien hyperbolique, à Michel Butor, qui découvre là « une histoire du monde en abrégé ».
La richesse de l’Histoire, l’énigme de la beauté, la splendeur de l’art et la mélancolie d’une ville menacée par le temps n’en finissent pas d’émouvoir et d’inspirer les écrivains, comme une nécessité de trouver à la vie un sens précieux devant le temps.
Une autre mosaïque littéraire, cette fois sous la plume unique d’Alberto Toso Fei, saura ravir celui qui lit l’Italien : Veneziaenigma. À la recherche de l’essence de Venise, ce sont là treize siècles de chroniques, de mystères, de curiosités, entre Histoire et mythe, « tesselle après tesselle ». En une cartographie divisée en six promenades documentées, les six quartiers de la ville livrent leurs entrées évidentes et secrètes, leurs signes et leurs allégories. Les statues, églises et palais de l’Histoire côtoient les traditions populaires, les contes et légendes témoignent ainsi de l'ancienne splendeur et de la puissance de la Sérénissime. Elégamment mis en page, le volume est de plus judicieusement illustré de photographies en noir et blanc, non pour décliner les clichés grandioses, mais éclairer des détails curieux, des points de vues étranges, des ombres et des lumières architecturales intrigantes. Avec tant de canaux et d’âmes lumineux et ténébreux, il n’est pas étonnant de trouver un « pont du diable », un « hôpital des putains », une gueule de pierre destinée aux dénonciations secrètes[1] », une « dame en noir », le « vampire du Rio Morto », ce parmi les strates historiques, politiques et économiques de l’édification d’une ville en songe, d’une utopie…
Canale grande e Basilica di Santa Maria della Salute, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
Romancier controversé, successivement maoïste et pape des revues Tel Quel et L’Infini, Philippe Sollers[2] est un lyrique invétéré, un fidèle enthousiaste de la cité des Doges. De page en page, au gré d’une érudition ailée, il n’a de cesse de convier le lecteur dans ses enthousiasmes et ses enchantements. Forcément fidèle au principe de la collection « Le dictionnaire amoureux » - qui parcourut des sujets aussi divers que la Bretagne, le rugby ou Mozart - il se joue de l’ordre alphabétique avec brio, du musée de « l’Academia » au quai des « Zattere ».
L’on s’en serait douté, les écrivains licencieux ont ici une place privilégiée : le politique Arétin, redoutable pamphlétaire, Baffo, « homme d’Etat et poète pornographique », Casanova, séducteur impénitent, qui s’échappa de la prison des « Plombs » au-dessus du Palais ducal. Sensible à la « liberté et à la licence » qui règnent ici, Charles de Brosses fait un éloge appuyé des architectures de Palladio, des courtisanes et des religieuses qui chantent les œuvres du prêtre roux : Vivaldi ; et peut-être plus de Claudio Monteverdi : « Place à la splendeur », ajoute notre essayiste. Des souvenirs plus désastreux surgissent, comme celui de Bonaparte qui, expéditif tyran, fit en 1797 détruire l’Arsenal et livra Venise à l’Autriche, d’où la décadence politique et économique qui s’en suivit…
Célébrés sont les peintres : Bellini, qui « peint comme il prie », à la fois « des Vénus nues et des Assomptions volantes », Tintoret à San Rocco, Tiepolo aux fresques lumineuses et dansantes, Canaletto et ses vedute, la « souveraineté » de Titien, les architectures presque abstraites et le « soir d’or » de Turner… Mais aussi, passage obligé, les églises et pardessus tout l’octogone baroque à coupole de la Salute, les palais, comme la Ca d’Oro, « fruit du gothique fleuri oriental », la basilique Saint-Marc et le Campanile. Indubitablement le guide touristique est autant didactique que poétique.
Comme s’identifiant aux écrivains qui ont été éblouis par Venise, Philippe Sollers vibre avec Chateaubriand, avec Da Ponte librettiste de Mozart, avec le dramaturge Goldoni, qui a sa statue dans le quartier San Marco, Goethe l’européen… L’on y croise Hemingway et son colonel amoureux d’une jeune comtesse et pratiquant des caresses intimes dans une gondole. Henry James est lui, hélas, traité à la va-vite. Les ombres de Nietzsche, écrivant les aphorismes lumineux d’Aurore, et de Wagner mourant s’opposent. « Au fond, deux visions de Venise, s’affrontent presque constamment. L’une bonapartiste et germano-autrichienne (thèse de l’effondrement inéluctable), et l’autre, éblouie, française (paradis et résurrection, Proust, Manet, Monet) ». C’est un peu réducteur, schématique, mais parlant.
Notre panégyriste n’ignore pas que, ville de l’imprimerie florissante, Venise abrita, autour de l’an 1500, le célèbre imprimeur humaniste Alde Manuce[3], qui fit tant pour le rebond des lettres grecques et latines.
Loin de se complaire dans le passé, Philippe Sollers fait un éloge vigoureux de la cantatrice Cecilia Bartoli. Ce qui ne l’empêche de jeter un œil caustique sur le carnaval d’aujourd’hui : « faux, parodique et grimaçant », « du bruit, de la laideur, des masques empilés sur des masques ». Egalement sur Régis Debray, celui qui « se dévoue pour cracher sur Venise[4] », ou encore « un frustré de la politique et de l’Histoire, un grand blessé du plaisir, de la littérature et de l’art ». Le blâme n’y va pas de main morte, y compris lorsque le pesant Heidegger fait une halte dans la Sérénissime sur le chemin de la Grèce, en ratant notre ville préférée...
Philippe Sollers aime les énumérations, celles des bateaux, aux origines cosmopolites, les chroniques historiques et biographiques, les citations abondantes (y compris les autocitations), de strophes entières de Byron par exemple. Faut-il lui pardonner de consacrer à lui-même une notice, entre Sartre et Stendhal ? C’est ainsi qu’il mêle le genre du commentaire subjectif, voire sentimental, avec celui de l’anthologie.
Avis aux esprits lourds, aux insensibles, au panurgisme touristique, à la menace d’une « Exposition universelle » : « Être là est un art », affirme à bon droit Philippe Sollers. Et même si ce livre est marqué d’un rien d’autosatisfaction, voire de narcissisme en sa « chambre » d’écrivain avec vue vénitienne, il est écrit comme au rythme d’un incessant poème en prose, il est à picorer au hasard des lettres et des lieux, des écrivains, des peintres et des musiciens, de l’irremplaçable Claudio Monteverdi, baroque « chant du phénix », jusqu’à Stravinski et ses cantiques modernistes. Venise est en somme une ville posée sur un miroir dont l’autre nom devrait être en toute évidence et magnificence : l’art.
Il est bon de renouveler son regard grâce à la plume incisive d’un poète vénitien qui collabora en 1976 avec Fellini à l’occasion de son Casanova : Andrea Zanzotto (1921-2011). L’auteur de la forêt de métaphores intitulée La Galatée au bois[5], qu’il publia en 1978, est natif de Pieve di Soligo, qu’il ne quitta guère. Pour être ancré au nord de la Vénétie, aux pieds des premières montagnes des Dolomites, il n’en est pas moins attentif à la précieuse Sérénissime, où se déclinent splendeur précieuse et décadence morbide. Elle n’est pas qu’un miracle de l’Histoire, une ambition esthétique accomplie dans l’écrin de sa lagune, mais elle est ancrée dans sa région, entre la plaine populeuse, ses « tours infernales de l’industrie », et les crêtes où s’affrontèrent l’Autriche et l’Italie pendant la Première guerre mondiale, puis les fascistes, nazis et partisans pendant la Seconde. Elles sont également pour Zanzotto, qui lui-même participa à la Résistance antifasciste, l’écho du Mont Ventoux escaladé par Pétrarque au XIV° siècle.
La topographie vénitienne urbaine repose sur sa boue, sur les pieux que l’on y planta pour faire surgir palais et ruelles, canaux et églises, « servant de base et de socle à l’épanouissement des monuments » : tout l’or de l’art. Il est cependant aujourd’hui nécessaire de « se laver de la faute de se sentir dans un des centres mondiaux de l’aliénation touristique ». Pourtant, même à l’occasion du carnaval, moment d’utopie luxueuse et sensuelle, qui fait également preuve de contre-culture, « tout n’est pas muséifié ». Ressurgissent à cette occasion le compositeur d’opéra Vivaldi, le dramaturge Goldoni, le poète licencieux Baffo. Reste à percevoir combien parmi la lagune, « La nacre la plus pure se fond dans les irisations équivoques des rejets industriels ». La ville est un palimpseste auquel prédispose l’écriture stratifiée d’Andrea Zanzotto.
C’est hélas une « Vénétie qui s’en va », dont le territoire est « mangé par la lèpre », dont les dialectes tombent en désuétude. La dimension élégiaque est prégnante. D’autant qu’il est bien difficile de se loger dans ce qui fut « un monde pictural prodigieux », où le bâti devient exponentiel : « Il s’est produit une damnation de cette mémoire territoriale millénaire », face aux paysages éternels des peintures de Giorgione et de Titien. Or « la poésie est concernée par cette prolifération de contradictions à laquelle s’est réduite notre réalité la plus concrète ».
Plus au sud, vibrent les « collines Euganéennes » dont les paysages sont également surchargés de mémoire, « concrétions ou archipels de lieux » chantés depuis l’Antiquité, refuge de la poésie lyrique occitane et de Pétrarque, puis romantique avec Ugo Foscolo. Ainsi les lieux sont des rêves, ce que souligne le « peut-être » du titre. Le reportage topographique devient défilé d’images mentales.
Hélas encore « le visage ancien des villes se trouve presque partout défiguré, les campagnes sont infiltrées par une espèce de tissu urbain effiloché qui prolifère avec ses constructions amorphes ». Nostalgique et toutefois curieux de comprendre ce qui évolue et déborde la signification, tel est l’écrivain, qu’il évoque Nino, un ami vigneron, ou le mariage de la ville aquatique avec la mer.
Ce recueil de proses intensément poétiques, voire férocement réalistes, égrène des textes parus entre 1964 et 2006. On ne le lira pas comme un prospectus régionaliste usé de clichés, un dépliant touristique tapageur, mais en emblème contrasté auquel ne manquent pas les images - au sens métaphorique du terme - en fait une méditation lyrique et inquiète sur les destins des espaces.
Plutôt que de vastes panoramas, Martine Delerm & Philippe Delerm ont choisi leurs Fragments vénitiens. L’on ne cherchera pas en cet album à l’italienne les grands canaux et palais prestigieux, les musées et les églises, tout ce qui fait la gloire touristique de la Sérénissime. L’écrivain, au moyen d’une dizaine de petites proses comme autant de chapitres, et surtout la photographe (une affaire de famille donc) vont puiser parmi l’infinie palette de détails offerts à qui sait regarder hors des avenues du cliché cartepostalesque. Ce sont surtout les ocres, des pierres et des crépis, ce dont témoigne la couverture. « L’effritement », « les dégradations sublimées », telles sont les émouvantes marques du temps de la lagune et de sa ville historique. Philippe Delerm ponctue l’ouvrage avec une douzaine de petits poèmes en prose, célébrant le rouge du marché aux poissons, « la lumière qui tournoie », un « contrejour sur le miroitement », et « des couleurs encerclées d’eau ». Aux murs, arcades et graffitis répondent les reflets mobiles dans les canaux, alors que les ombres découpent une intensité lumineuse frappante. Une chaine, une affiche, des linges, des volets verts, des mousses, des boites aux lettres et des lettrages, et surtout une acuité réelle du regard de la photographe, que l’on devine, avisée, avoir longtemps été à l’affut. Une paix délicieuse se dégage de ce bel ouvrage.
« Une république fameuse, longtemps puissante, remarquable par la singularité de son origine, de son site et de ses institutions, a disparu de nos jours, sous nos yeux, en un moment[6] » ; ainsi Pierre Daru, à l’orée du XIX° siècle, inaugurait sa monumentale Histoire de la république de Venise en neuf volumes. Elle ressuscite cependant sans cesse au moyen de la grâce de son architecture marmoréenne, ocre et aquatique. À la fois un mirage vivant d’eau et de ciel et un rêve minéral, Venise est la cristallisation de l’art dans le temps, sinon éternel du moins solide, éclairée par les reflets mouvants des bateaux colorés, des palais et de leurs fenêtres à arcades, de leurs portes mystérieuses donnant sur une eau obscure, dont les reflets mouvants capturent des blasons picturaux.
traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martinèz Valls,
Christian Bourgois, 2016, 112 p, 14 €.
César Aira : Le Magicien,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Michel Lafon,
Christian Bourgois, 2016, 154 p, 15 €.
César Aira : Prins,
traduits de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot,
Christian Bourgois, 2019, 176 p, 15 €.
César Aira : Esquisses musicales, Le Tilleul,
traduits de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot,
Christian Bourgois, 2021, 120 p, 15 € chacun.
Grâce baroque et virtuosité postmoderne sont les jouets favoris de César Aira.Quel adolescent n’a pas rêvé de ramener un trésor introuvable du fond des mers ? De dissoudre les pires créatures qui menacent l’humanité ? Retrouvons alors l’imaginaire bondissant de nos treize ans, mais pour l’associer à notre esprit critique d’âge mûr, en liant les derniers romans d’un Argentin facétieux. Car fantômes et super-héros, magicien et petite filles, s’amusent à nous piéger parmi l’œuvre de César Aira, qui est tout entière un Congrès de littérature, aussi fantaisiste que sérieux. Depuis Les Fantômes, jusqu’à son Anniversaire, écrit à l’occasion de son demi-siècle, alors qu’il dépasse aujourd'hui les quatre-vingts ans, l’écrivain austral est sans conteste un Magicien de la littérature, un burlesque grave, voire un parodiste patenté du postmodernisme. N'aime-t-il pas les artistes paradoxaux de Prins et des Esquisses musicales, mais aussi les nostalgies autobiographiques ?
Un écrivain argentin, certainement un double de son auteur, est invité au Venezuela à un « congrès de littérature ». Ce qui n’intéressera guère cette sorte de potache un rien flemmard. Tout juste consent-il à assister à la création d’une de ces pièces, « une saleté » autour du mythe d’Adam et Eve, ce qui ressortit à une sorte de mise en abyme de l’œuvre, non seulement de l’écrivain, mais du héros, bien plus passionné par son premier exploit (résoudre l’énigme du « fil de Macuto » et retirer de la mer un trésor fabuleux) et son entreprise scientifique science-fictionnelle et loufoque. Il s’agit pour lui de jouer au « savant fou », d’utiliser son invention, une « guêpe génétiquement bricolée » pour aller prélever l’ADN d’un « génie », rien moins que l’écrivain mexicain Carlos Fuentes[1], ce qui devrait permettre de générer nombre de clones de ce dernier. Las, l’entreprise, déjà parodique, tourne au burlesque à grand spectacle : c’est la cravate de l’auteur de Terra nostra qui fait l’objet d’un prélèvement et génère des larves de soie « titanesques » qui s’écroulent en avalanche sur la ville et la menacent d’apocalypse. Bien sûr, notre héros saura, grâce à son « « Exoscope », parer au pire et susciter une fois de plus l’admiration générale, y compris d’une jeune étudiante…
L’utilisation des lieux communs des comics (larves géantes et superpouvoirs) ne va pas sans une constante ironie, qui est celle du postmodernisme. L’on sait combien l’anti-héros qu’est au fond de lui le narrateur se projette dans le fantasme consolateur. Au-delà de sa propre invitation à ce « congrès de littérature », apparaissent nombre de lieux communs caressés par un personnage, voire un écrivain, de surcroit encore petit garçon dans l’âme, qui rêve de résoudre les plus grandes énigmes des romans d’aventure et de science-fiction. Fantasmes également de l’écrivain d’âge bien mûr qui se voit adulé par la foule et embrassé par une jeune étudiante pulpeuse. Les ficelles de la littérature fantasmatique et consolatrice sont alors exhibées à plaisir : « Ceci n’arriverait jamais dans la vie réelle ; c’est l’émanation d’une imagination fébrile, dans ce cas la mienne, et revient vers elle comme la métaphore de ma vie intime ». Au point que commentant son entreprise de clonage d’un « homme supérieur », il précise son esthétique littéraire : « Sous ma loupe intérieure, dans son anamorphose rhétorique, chaque pensée prend la forme d’un clone, une identité surdéterminée ». Il faut en effet lire César Aira en deux étages -au moins-, celui d’une narration aux divertissantes péripéties à ne pas prendre trop au sérieux, et celui d’une méta-littérature qui a plus que conscience d’emprunter à divers codes du roman, du feuilleton populaire, et des œuvres savantes, tout en jouant sur les deux tableaux pour le plus grand plaisir du lecteur lambada autant que du spécialiste gourmand. Ainsi le mythe populaire entre tous du jardin d’Eden est révélateur d’une telle lecture : « Au fond, les noces d’Adam et Eve étaient le mythe de la contiguïté absolue, le sexe précédé et rendu possible par le clonage ». De même, écrire pour César Aira, c’est un peu cloner, avec la part de risque et d’improbable nécessaire : « rien d’autre que de la duplication de cellules de style ».
Décidément, César Aira aime beaucoup les congrès. Pour s’y sentir au mieux parmi ses confrères, ou pour s’en moquer, s’en distancier pour le moins. Après Le Congrès de littérature, c’est à un « symposium d’illusionnistes » qu’est invité le héros autant qu’anti-héros dont le seul nom est Le Magicien. N’en doutons pas d’ailleurs, littérature et déballage d'illusions, c’est du pareil au même.
Hélas notre Magicien, bien que le plus réellement du monde doté de pouvoirs surnaturels, car il peut « annuler à sa guise les lois du monde physique », a le plus grand mal avec le quotidien : la preuve, trouver ne serait-ce que le programme du congrès est une gageure ! Pire, il ne sait et ne saura jamais quand est programmé son « numéro », en une sorte de redite kafkaïenne infinie. L’inquiétude « pousse comme une plante transparente, jusqu’au moindre recoin de son esprit ». Pourtant notre Magicien se « méfie des écrivains qui embellissent les choses. Pour [lui] le réalisme est une condition sine qua non ». On admirera l’auto-ironie de César Aira en écrivain distancié et moqué par sa propre œuvre. Sans négliger la satire, lorsque l’on apprend que ce congrès est organisé par l’Etat et divers sponsors, capables de « faire entrer la magie dans le domaine de la Culture », selon l’aveu du Ministre qui avoue que « tout le monde vole » et que « la vraie magie, on la trouve dans les finances, pas au fond des chapeaux hauts-de-forme » ! Mieux encore, les imprimeurs du programme qui n’arrive jamais sont également éditeurs, mais « pirates ». Ils ne visent que la « quantité » et proposent à notre pauvre égaré d’écrire un livre : « Il vous vient une idée pour écrire un livre, vous dites « abracadabra », et le livre est écrit ». Vertige existentiel, satire de notre temps et rires ne sont jamais loin l’un de l’autre.
La métaphore du congrès n’est pas inopérante dans le cas du roman Les Fantômes[2]. Un immeuble en construction réunit en effet les copropriétaires en visite d’inspection des travaux et en veine de projets - sinon de fantasmes - en termes de décoration. Le réalisme bouillonnant se fendille bientôt, grâce à « la légère absurdité de toute chose ». Il ne devient plus qu’une « touche de réalisme puéril et familial ». En effet, la famille Vinas, en cet immeuble en devenir, voit des fantômes, et tout particulièrement la fille, Patri, qui s’acoquine avec eux. Etranges fantômes en vérité, qui sont peut-être « un fiasco total en matière de virilité ». Leur sourire mystérieux est « une espèce de fatalité qui surgissait du fond d’elle-même, de son scepticisme ». En fait, cet immeuble est « la ville mentale, comme celle de Dublin pour Joyce ». Ce qui montre bien que, aussi aimable, rusée, prête à basculer dans le fantastique qu’elle soit, l’écriture de César Aira n’est jamais au service d’une narration innocente, mais sans cesse animée d’une dimension métalittéraire…
Bien qu’Argentin, bien que situant la plupart de ses récits en Argentine, entre Coronel Pringels dont il est natif et le quartier de Fores à Buenos Aires, hors quelques exception au Venezuela et au Panama pour Le Congrès de littérature et Le Magicien, l’œuvre de César Aira n’a rien du provincialisme. Il s’agit plutôt de détecter et de mettre en scène des fantaisies troublantes, des fantasmes universels, pour jouer sur son titre Los Fantasmas, traduit en français par Les Fantômes.
Œuvre argentine encore, lorsqu’Un Episode dans la vie du peintre voyageur[3]vient du XIXème siècle. Ce dernier, en quelque sorte un roman historique, conte la quête d’un peintre, Johan Moritz Rugendas, portraitiste de la nature, qui parvient à acquérir « l’aspect de ses choses qu’on ne voit jamais, comme les organes de la reproduction vus de l’intérieur ». Il s’agit ici d’un art, l’écriture, qui joue à approcher un autre art : « On se fracasse contre les mots, et sans le savoir, on est passé de l’autre côté, dans le corps à corps avec la pensée d’autrui. Il arrive la même chose à un peintre, mutatis mutandis, avec le monde visible. Elle arrivait au peintre voyageur. Ce que disait le monde était le monde ».
L’art divertissant et spéculatif de César Aira, n’aimant rien tant que jouer et surjouer avec des arts plus populaires, comme la magie, la telenovela, les arcanes des sous-littératures, que ce soient les comics, les romans d’aventure désuets, la science-fiction puérile, décorative aux effets spectaculaires, les récits d’horreur grandiloquents, le conte et la fantasy (dont J’étais une petite fille de sept ans[4]est le plus engagé dans le merveilleux) fait preuve d’une qualité éminemment postmoderne. Son mépris de la logique rationnelle a volontairement quelque chose d’aimablement puéril, son goût pour un fantastique échevelé n’est pas sans parenté avec le surréalisme. Une synthèse encyclopédique et parodique des littératures, non sans la toute personnelle touche d’humour, est bien la réalisation du vœu formulé dans ce qui est à la lisière fantomatique du récit et de l’essai : Anniversaire[5], cet objet qui est peut-être le centre caché de l’œuvre de l’argentin, lui qui, plus léger que Borges, en est néanmoins une sorte de neveu spirituel…
Qu’est-ce que Prins ? Le patronyme du narrateur-personnage, probablement. De toute évidence le titre d’un roman époustouflant, plein de tiroirs, chausse-trappes et miroirs, tour à tours sombres et chatoyants. Une construction baroque préside à la demeure du narrateur, « devenue un long roman crypté », mais aussi celle du romancier et de la structure polyédrique du récit.
Quoique le romancier gothique, double ironique de l’auteur, ait fait fortune, du moins si, au-dessus de ces assistants zélés, il est le véritable auteur de ses livres, il décide soudain de cesser d’écrire, lassé par la mécanique convenue de ce qui est devenu un « sous-genre ». À quel projet essentiel se consacrer ? Pourquoi pas l’opium ? Il faut aller le quérir dans un quartier malfamé, « Hong-Kong », dans une boutique obscure appelée « L’Antiquité », le payer une fortune en liquide pour un bloc énorme, dont la consommation ultime permettrait au gérant, nommé « L’Huissier », de recouvrer la clef de son local. Là seulement, notre ambigu héros peut échanger « le noir gothique contre le blanc de l’opium », s’évader « dans les mondes nébuleux de la transcendance » et s’isoler « dans un œuf de prétendu taoïsme, transformé en lama de pierre ».
Outre Estella, l’épouse richissime du narrateur, deux Alicia radicalement différentes s’opposent. L’une est une jeune étudiante timide, ingénieure passionnée, que le narrateur emmène dans les greniers gothiques de l’université où il cache ses ateliers vides et les cadavres de ses parents, ce au prix de la terreur de la malheureuse. L’autre est une femme mûre plus fruste qui, « nue comme un cobra », est sa sexuelle amante. L’on ne sait laquelle est fantasme, laquelle est réalité, si toutefois cette dernière a droit d’exercer son empire.
Bientôt désœuvrés, les scribes » fomentent dans les rues une terreur gothique et délinquante ; par concaténation, tous les personnages sont « prisonniers d’une fantasmagorie ». Le mal glisse de la panoplie romanesque manipulée par le narrateur vers les pouvoirs de l’opium, ses images mentales et ses « torrents de mondes », puis se déverse sur « les rails de bronze de la réalité », en un pandémonium du fantastique.
Le tourbillon d’images et de situations que manigance le narrateur prend une nouvelle dimension lorsque l’on apprend qu’il est l’auteur du Châteaud’Otrante de Walpole, des Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe, du Moine de Lewis… En d’autres termes les classiques de ce roman gothique[6] qui sut éclore à la charnière des XVIII° et XIX° siècles. Comme le Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte sous la plume de Jorge Luis Borges, il s’inscrit dans une réfraction postmoderne. Entre réalisme de façade, vite craquelé, et « terreur littéraire » en expansion, il est un virtuose du réalisme magique.
Mais en épilogue à ce roman sans fin réelle, sinon ouverte, une apostille donne la clef du titre : Arturo Prins est l’architecte de style gothique d’un bâtiment inachevé de la faculté d’ingénierie de Buenos Aires. Reste au lecteur à parachever l’étonnante création romanesque selon les guides laissés par le romancier, les prestiges du fantasme, de la drogue, de la peur… Plus que jamais, l’écriture de l’Argentin César Aira est translucide et riche, intelligente et d’une fantaisie vertigineuse, non sans faire penser un peu à celle de l’Espagnol Vila-Matas[7].
Il est bien curieux qu’Esquisses musicales démente son titre en nous parlant d’abord d’un peintre, que l’on n’a jamais vu peindre, et qui semble n’avoir aucun tableau à son actif. Ce qui n’empêche pas que l’on lui commande la décoration de la salle de réception de l’hôtel de ville de Coronel Pringles, « gigantesque piano démembré en ciment ». La vanité de l’art officiel ne peut être mieux exposée.
Faute d’être un réel peintre, l’homme est un artiste de la vie, qui vit « pour la beauté ». Dilettante après une carrière commerciale, solitaire après la mort de son épouse avec qui il aimait danser au « Mélody », où brillaient chaque samedi soir « Les esquisses musicales », il collectionne des sensations, comme les « traits jaunes » du soleil dans le ruisseau. Finalement il a choisi, « au lieu de perdre sa liberté en cherchant la perfection dans l’art, [de] chercher la liberté et laisser l’art se débrouiller tout seul ». En une démarche platonicienne, il prétend que « les objets qui peuplent ce monde ont d’abord été dans le ciel des idées ». En ce sens « l’Idée du péronisme » qui préside à la commande qui lui est faite, ne peut se réaliser que dans l’idéalité du possible, ce qui induit une subtile satire politique.
Rêveur impénitent, le peintre potentiel mène une vie philosophique d’anachorète, se construisant une commode cabane auprès du ruisseau, recevant quelque amicale visite, observant le ballet des poissons, comme un moine zen. Même le bombardement qui signale la fin du péronisme et soulève quelques arbres, ne l’affecte guère.
Laissant planer la possibilité d’une œuvre plus conceptuelle que réelle, une « peinture en blanc », et « les absolus couvés par l’art », le personnage choyé par César Aira ménage un clin d’œil à la fois tendre et parodique à tout un pan de l’art contemporain, qui préfère la disparition de l’art à son accomplissement.
Lorsque tout un petit monde d’ennui vacille dans le village de Coronel Pringles, une vieille dame poète publie dans un journal l’éloge d’un arbre consolateur, ce qui entraîne quelques lecteurs à se promener en quête de son feuillage ignoré. Voici en quelque sorte le fil qui relie Esquisses musicales et Le Tilleul, cette fois plus précisément autobiographique. Car l’enfant que fut César Aira est fasciné par ce « Tilleul monstre », hélas « abattu lors d’un acte irrationnel de haine politique » entre péronistes et antipéronistes.
Faut-il faire totalement confiance à la vérité de la démarche autobiographique -loin des Confessions de Jean-Jacques Rousseau - de César Aira ? Il s’appuie en effet sur les « souvenirs douteux de [sa] prime enfance ». Et ce « grand arbre thérapeutique », dont son irascible père, électricien, « punaise de sacristie », puis péroniste, tirait des infusions, permet de « sublimer le manque de vie réelle ». Les souvenirs s’entremêlent de digressions, comme lorsqu’une machine à écrire entraîne des questions sur l’espace entre les mots. Une vie pauvre, une seule pièce dans un immense hôtel désaffecté, une « énorme cuisinière Volcan », une mère bavarde, voilà tout l’univers étroit du petit César, cependant environné par les aléas de la vie politique argentine, entre populisme péroniste et révolution. Mais lorsque l’on écoute à la radio une pièce de Federico Garcia Lorca, le père ose proférer : « L’écrivain a besoin de vivre à l’envers ». Est-ce le déclencheur de la carrière d’écrivain de notre César Aira ? C’est à cet égard que le passé devient rempli de possibilités : « coffre-fort inviolable où tous mes secrets étaient à l’abri ». Ne reste qu’à espérer lire comment la chrysalide enfantine est devenue l’’écrivain adulte. Ce qui ne saurait tarder, tant les éditions Christian Bourgois ont pour projet de publier toute l’œuvre, si pléthorique soit-elle…
Maniant les mots en illusionniste, doué d’une capacité évocatoire fabuleuse, César Aira joue avec les labyrinthes de la littérature, en poète qui réussit le paradoxe d’unir la clarté de l’écriture avec les prestiges du réalisme magique.
Né en 1949, ce narrateur fantaisiste, voire frivole, cependant nanti de plus de tiroirs secrets qu’un illusionniste prodige, sait aussi le langage de la critique et de l’analyse, à l’occasion de la poésie d’Alejandra Pizarnik[8], ou de son Diccionario de los autores latinoamericanos[9]. Avec plus de 110 volumes publiés, souvent assez brefs - accordons-lui cette élégance - mais surtout un sens de l’étrangeté prodigieux et malicieux hors du commun, César Aira est un grand oublié de ce côté-ci de l’Atlantique, malgré bien des traductions. Arturo Bolano le reconnaissait comme un excentrique d’exception : ne nous en étonnons pas si nous comparons leurs écritures, apparemment d’une limpide simplicité, quoique ouvrant soudain sur des abîmes de perplexité, des vertiges de l’imagination. Voilà bien en César Aira un « congrès de littérature » à soi seul, un « magicien » du récit, qui se demande, lors de l’Anniversaire de ses cinquante ans, comment prendre un nouveau départ, et imagine d’écrire en une seule nuit son œuvre entière, voire son « Encyclopédie générale qui contiendrait tout ». Moins par immodestie, que par jeu, et en réponse humoristique à l’angoisse d’exister pour ne bientôt plus exister. Sauf dans le paradis de nos bibliothèques, dont Prins - l'on pardonnera le facile jeu de mot - est un Prince parmi les plus singuliers…
Zette Cazalas : Kunstschrank, Cabinet de curiosité,
Musée d'Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Inventer la nature :
des origines du monde à l’extinction des espèces
en passant par Anatomica.
Sous la direction de Laura Bossi :
Les Origines du monde. L’invention de la nature au XIX° siècle,
Gallimard Musée d’Orsay, 2020, 384 p, 45 €.
Johanna Ebenstein :
Anatomica. L’art exquis et dérangeant de l’anatomie humaine,
Seuil, 2020, 272 p, 29 €.
Diego Vecchio : L’Extinction des espèces,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon,
Bernard Grasset, 2021, 224 p, 20 €.
Si la nature existe de manière immémoriale, et ce depuis la genèse et le Big bang, c’est au dix-neuvième siècle qu’elle fut inventée. C’est le pari surprenant de Laura Bossi et de ses collaborateurs, dans le cadre d’une exposition et d’un livre somptueux : Les Origines du monde. Aux nomenclatures et classements, s’ajoutent l’exposition et la représentation, en passant par les livres et les tableaux. Or représenter la nature à fin de connaissance, c’est aussi pratiquer la dissection pour cataloguer la nature humaine, soit celle du corps. C’est alors, grâce à l’album Anatomica, que l’on découvre qu’il s’agit autant de science que d’art. À ces ouvrages documentaires, il sera permis d’ajouter un roman de Diego Vecchio intitulé L’Extinction des espèces, histoire passablement fantaisiste d’un musée d’histoire naturelle du XIX° siècle, dont le titre, lui aussi en écho avec Charles Darwin qui révolutionna la discipline et jusqu'à la métaphysique, résonne comme un signal d’alarme, néanmoins parodique.
Non, la nature n’a pas attendu le XIX° siècle et son scientisme, son positivisme, pour inventer et inventorier la nature. L’Antiquité elle-même, avec les Animaux d’Aristote et la gigantesque Histoire naturelle (dont il ne nous reste qu’un millier de pages !) de Pline L’Ancien, n’a cessé de nommer et décrire les bêtes et les plantes. Les herbiers et descriptions zoologiques ont concouru de virtuosité lors de la Renaissance ; et le XVIII° siècle a vu le triomphe de l’Histoire naturelle de Buffon, des minéraux aux oiseaux.
Historienne des sciences, Laura Bossi, maîtresse d’œuvre des Origines du monde, n’ignore en rien ces prémices. En outre, avec le concours d’une trentaine de spécialistes, elle met l’accent avec justesse sur une furia de découvertes et de représentations qui fleurissent au XIX° siècle jusqu’à la borne de la Première guerre mondiale, non sans revenir en arrière, depuis un « Prologue au paradis terrestre ». Si « l’Histoire de l’art est le miroir des idées », il s’agit bien au XIX° du « siècle de la genèse de la modernité scientifique ». Ainsi en cette exposition du Musée d’Orsay (en partenariat avec le Museum national d’histoire naturelle) les œuvres d’art se font les alliées des scientifiques, mettant au jour la pléthorique diversité du monde et la multiplicité des espèces, tant végétales qu’animales. Minérales également avec la montée des connaissances géologiques, mais aussi concernant les fossiles, révélant des créatures disparues, dont les dinosaures. L’inimaginable antiquité de la terre se révèle. L’homme lui-même voit son historique bouleversée : préhistoriques, ils sont déjà des artistes. Mieux encore - ou pire pour les tenant d’une lecture littérale des sept jours de la Genèse -, les perspectives de Darwin placent cet homme parmi le flux patiemment orchestré de l’origine et de la succession des espèces.
L’on devine que les artistes sont également bouleversés par ces recherches, ces révélations. Tant du point de vue thématique qu’esthétique, leurs tableaux, gravures et sculptures bouillonnent de formes et de vies nouvellement aperçues. Ainsi ce somptueux livre catalogue balaie généreusement l’histoire de l’Art, non sans effleurer avec pertinence la littérature et la philosophie, jusqu’au cinéma, car le XIX° siècle peut être pensé comme s’achevant à l’orée de la Première Guerre mondiale.
Entre le paradis terrestre et L’Evolution des espèces, un immense chemin est défriché. « Déchu de sa transcendance », il n’en reste pas moins à l’homme la tâche confiée à Adam : nommer les créatures du jardin, ce qui restera le souci des scientifiques attachés au recensement du monde et à en comprendre le fonctionnement. Au-delà du désordre pittoresque du cabinet de curiosité baroque, le XIX° siècle va préférer la rigueur.
Neptune est découverte par Urbain Le Verrier, le vaccin contre la rage et la pasteurisation par Louis Pasteur, l’anatomie comparée par Georges Cuvier, la chimie organique par Wöhler et Liebig, mille et une innovations concourent au progrès. Mais aucune n’a autant de retentissement sur la métaphysique et la destinée humaine que celle de Darwin en 1859 : « Il est le pivot de son siècle ». Dieu n’est plus l’origine des espèces ni de nos comportements ; créatures, nous sommes le fruit du hasard et des adaptations aux contraintes de l’environnement. Voici ce qu’écrit des lois de la nature , en conclusion de son ouvrage fouillé, Charles Darwin: « Ces lois, prises dans le sens le plus large sont : la loi de croissance et de reproduction ; la loi d’hérédité qu’implique presque la loi de reproduction ; la loi de variabilité, résultant de l’action directe et indirecte des conditions d’existence, de l’usage et du défaut d’usage ; la loi de la multiplication des espèces en raison assez élevée pour amener la lutte pour l’existence, qui a pour conséquence la sélection naturelle, laquelle détermine la divergence des caractère, et l’extinction des formes moins perfectionnées. Le résultat direct de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la production d’animaux supérieurs[1] ». Ces derniers mots pourraient assurer une nouvelle espèce d’anti-darwiniens : les antispécistes[2]…
Si le darwinisme a pu être caricaturé, y compris dans les journaux humoristiques contemporains, puis par la sociobiologie par exemple, il fut et est toujours combattu par des résistances et des pouvoirs religieux qui refusent l’ascendance simiesque et son enseignement en privilégiant le créationnisme. Ce qui ne l’empêcha pas d’inspirer les œuvres littéraires et peintes, tous les arts en fait. En ce sens, un peintre comme Gabriel von Max propose en 1894 le portrait d’un couple de « Pithecantropus alalus ».
L’ouvrage est balisé au moyen de moments clefs, incontournables. Ainsi « Le grand tour du rhinocéros Clara », morte à Londres en 1758, stupéfie les foules. Les expéditions australes embarquent des « artistes voyageurs », ce dont se fait l’écho le roman de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, qui, quoique science-fictionnel, peut passer pour « le premier traité d’océanographie ». L’invention des dinosaures et de l’homme préhistorique laissent leurs traces dans les romans de Rosny Ainé. L’on s’amusera à chercher la réponse à la question : « Pourquoi le paon est-il si beau ? ». Et voilà que ces multiples beautés de la nature sont contrecarrées par « la face sombre de l’évolution. Dégénérescence, régression et extinction »…
La peinture animalière et botanique est soudain prolifique, avec Audubon et Gould, le paysage est un acteur à part entière sous le pinceau de Turner et de Carus, l’on fantasme avec Böcklin et Moreau sur les hybrides homme-animal, comme les centaures et les sirènes. Quant au symbolisme et à l’Art nouveau, ils sont fascinés par l’origine de la vie, en goûtant les formes unicellulaires et les animaux marins, sur les toiles de Redon. C’est jusqu’au célèbre sexe féminin peint par Courbet en 1866, sous le titre L’origine du monde, que la nature est célébrée sous l’espèce de son origine sexuelle, voire animale et velue. Jusqu’encore à la peinture abstraite, de Kupka, voire de Kandinsky, qui tente de figurer les origines cosmiques et chimiques du monde…
Célébrée par Ernst Haeckel, philosophe naturaliste allemand de la seconde moitié du XIX° siècle, la nature est artiste. Elle a ses radiolaires, ses méduses et ses coraux, qui sont autant de géométries parfaites, de lumineuses beautés, qu’il a rendues avec une séduisante splendeur avec le concours d’un lithographe, Adolf Giltsch, dans le recueil de planches en couleurs Formes artistiques de la nature. Il n’en reste pas moins que cette beauté, qui semble l’axe du monde, trouve sa contradiction dans la sauvagerie naturelle, brutale ; sans compter une autre sauvagerie, celle de l’homme, qui, outre ses guerres mondiales et ses génocides, semble condamner la planète à assister impuissante à l’amaigrissement, voire l’extinction des espèces.
En conséquence, veillons à tout ce que la nature a d’extraordinaire, du gigantesque au microscopique, et qui fait bouillir la créativité scientifique et artistique : fleurs exotiques, bêtes curieuses, mais aussi ces primates, singes imprévisibles, austères et aimables, comme ceux de la magnifique couverture, qui nous regardent en ancêtres et en cousins, d’autant plus qu’ils s’appellent « Abélard et Héloïse »…
Interrogeons-nous avec Laura Bossi : « Face aux nouvelles utopies - un transhumanisme qui rêve de réaliser un surhomme à l’aide de la technologie, de la bio-ingénierie et de l’intelligence artificielle, ou un écologisme antihumaniste qui renierait la civilisation pour la défense d’une Nature idéalisée - c’est une sagesse qu’il nous faut appeler de nos vœux. Saurons-nous repenser notre relation à la nature, notre berceau ? Saurons-nous préserver sa diversité, et peut-être retrouver l’émerveillement que sa beauté a suscité auprès des artistes et des poètes du passé ? »
Non sans oublier les originaux généreusement exposés au Musée d’Orsay (mais aussi en nos musées de province), ouvrons sans cesse avec bonheur les pages somptueusement illustrées, nanties de commentaires rigoureux et diserts, de ce luxueux codex inventoriant Les Origines du monde avec un goût aussi savant qu’esthétique.
Linné : Abrégé du Système de la nature, Matheron & cie, 1802.
Charles Darwin :
L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, Reinwald, 1880.
Photo : T. Guinhut.
Amateurs de viande rouge et d’os à moelle, carnivores de l’image, vous voici confiés à un festin anatomique. Car nous sommes avant tout viande rouge et os blanc : ainsi va la nature, cette fois humaine, qui, de facto, a son corps. Au-delà de son apparence, il n’est qu’une anatomie. Si c’est lors de la Renaissance, au XVI° siècle, qu’en dépit de son interdiction par l’Eglise, la dissection devint possible, quoique les prémices de son illustration viennent du XIV°, c’est au XIX° que les progrès de l’investigation corporelle et de sa représentation furent les plus éblouissants. À moins d’être effrayé, par ces dévoilements de l’enveloppe charnelle ouverte sur ses obscènes organes, l’on ne peut qu’être impressionné par l’exactitude croissance des gravures et des tableaux consacrés à cette science, mais aussi par sa dimension esthétique, où domine, on l’aura deviné, le rouge.
Joanna Ebenstein a concocté pour nous une étonnante anthologie des illustrations révélant les parties et les fonctionnements de notre corps, intitulée laconiquement Anatomica. Cette chercheuses et commissaire d’exposition n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’elle a publié un Traité illustré de la mort[3]. Cependant c’est ici, paradoxalement, d’un pont entre la vie et la mort dont il est question. Il a bien fallu ouvrir, dépiauter et dépecer des corps pour pouvoir réaliser ces images, alors qu’elles en révèlent les mystères, les organes, tous ceux qui nous permettent de bouger, de penser et de créer, d’enfanter. L’on ne s’étonnera pas qu’une partie de cet ouvrage encyclopédiquement documenté, soit consacré à la « procréation ». Ainsi les organes sexuels, la gestation de la femme enceinte, l’accouchement et le fœtus sont en quelque sorte à la source des autres parties de ce volume : « Le corps de pied en cap », « l’intérieur dévoilé », « Haut et bas du corps ».
Curiosité morbide et investigation scientifique sont au service de l’émerveillement devant la machine charnelle complexe que nous sommes autour de notre squelette, et en sa boite, si l’on pense au crâne abritant le cerveau. La contemplation peut prendre le pas sur la nomenclature, tant l’esthétique de ces gravures et peintures l’emporte sur ce que serait l’observation directe. Ce sont des médecins, mais aussi des dessinateurs, graveurs et peintres : de Vésale au XVI° siècle, avec son De humani corporis fabrica de 1543, à l’atlas de l’Anatomia Universa réalisé par Paolo Mascagni et publié entre 1823 et 1832.
Notons qu’au-delà de l’Europe, les Chinois ont longtemps œuvré en liant les parties du corps avec des représentations célestes imaginaires, comme dans Le Miroir d’or de la médecine, une compilation commandée par l’Empereur de Chine en 1742. Ne doutons pas qu’ils rattraperont bientôt le coche d’une science plus exacte.
Les artistes n’ont pas échappé à cet attrait pour nos viandes et viscères : Léonard de Vinci, Michel ou Raphaël disséquaient ; alors que Géricault se rendait à la morgue pour peindre des natures mortes anatomiques au service de son Radeau de la Méduse, à l’époque romantique. Quoique le corps ne soit plus guère envisagé comme le chef d’œuvre de Dieu, il peut être l’inspiration des chefs-d’œuvre, pas seulement consacrés à Vénus et Apollon, mais à notre condition anatomique, entre memento mori, nécessité médicale et chirurgicale, et émerveillement devant la nature et la main qui la magnifie.
Musée livresque, cet Anatomica met en scène la pulsion scopique autant que l’application scientifique et le soin esthétique. Même l’œil est l’objet de l’attention la plus fine, étrange bulbe cosmique dans une lithographie d’Ernst Friedrich Wenzel en 1874, alors que Bertillon, en 1893, publie un « Tableau des nuances de l’iris humain », de façon à contribuer à l’identification anthropométrique, en particulier des criminels.
Un roman cette fois, de Diego Vecchio (un Argentin né en 1969) intitulé L’Extinction des espèces, reprend ces questions muséales, mais de manière bien décalée. Grâce au legs de la fortune de Sir James Smithson (1765-1829) à l’Etat fédéral américain, Zacharias Spears est chargé de la conservation des espèces naturelles et de la constitution d’un musée. Par milliers, les spécimens affluent, en particulier à l’occasion de missions d’exploration, dont la plus célèbre aux Etats-Unis est celle de Lewis et Clark, entre 1804 et 1806, ce qui contribue à faire du Smithsonian Museum, où trône une météorite, l’un des plus prestigieux au monde.
D’abord consacré à cette transmission des collections et à la gestion financière préalable à la constitution d’un lieu digne de les accueillir, mettant en scène le personnage de Zacharias Spears, chirurgien vétéran de la guerre de Sécession, particulièrement zélé, le roman quitte un moment sa narration pour embrasser en quelques pages épiques l’histoire géologique depuis l’origine de la terre jusqu’à nos jours, au travers de millions d’années, et justifier son titre, L’Extinction des espèces. En effet de millénaires en millénaires, des espèces apparaissent, d’autres chassent les précédentes, en un jeu perpétuel entre les plus faibles et les prédateurs.
Ce qui aurait pu n’être qu’une chronique historique exacte et réaliste devient sous le clavier de Diego Vecchio, une parodie fantastique des discours scientifiques, une affabulation fantasque. Car la vision de la théorie de l’évolution de son personnage est pour le moins personnelle. Quelle est donc l’espèce qui aurait survécu à l’explosion d’une météorite, le crustacé muant en mammifère ? Mais l’écureuil pardi ! Et Américain qui plus est. En conséquence « la chauve-souris est un écureuil caché sous une cape qui n’a pas réussi à masquer ses problème de calvitie ».
Ainsi entendu, l’homme, « animal le plus parfait », est le descendant de cet écureuil originel : « Homo sciurus ». Zacharias Spears, conservateur à l’éthique plus que discutable, n’hésite pas à falsifier les faits et les trouvailles, faisant passer deux récentes enfantines momies venues du canyon du Colorado pour des représentants de tribus les plus primitives. Voilà qui contribue au succès de l’entreprise, alors que les visiteurs éberlués affluent. Pour deux cents, le voyage parmi les côtes, les montagnes et les déserts, parmi le temps géologique, vaut l’investissement ! Il faut cependant lutter contre la concurrence de nouveaux musées, acquérir des fossiles hors de prix, des contrefaçons bientôt déjouées. C’est pourquoi Spears se voit destitué. Alors qu’en un ironique contrepoint la conservatrice d’un musée d’art se plaint du peu de crédit dont elle jouit par comparaison et de « la desquamation de la Vénus du Titien », faute d’entretien. La satire des faux savants, des conflits de préséance, de la vanité humaine et de l’enflure nationaliste est corrosive.
L’extinction des espèces est également celle des directeurs de musées et de la valse des modes scientifiques. Zacharias Spears évincé, Benjamin Bloom le remplace, lui piqué par « le venin de l’ethnologie ». À leur tour, les Indiens sont des « fossiles vivants ». Le roman glisse vers l’exposé des mœurs des « Wakoas », y compris leurs pratiques sexuelles, de la langue des « Kiataw » ou des « Dixies », des croyances et des divinités premières. Une fois de plus la muséologie évolue pour se muer en itinéraires thématiques : « Scènes d’amour dans les marais », ou « Au fond des mers, les oubliés de l’Arche de Noé ». Ainsi les musées eux aussi participent à « la lutte pour l’existence ».
Une aphoristique définition ne manque pas de concourir à cet apologue parodique : « Les musées ont des tentacules qui s’allongent et se déploient sur des milliers de miles à la ronde pour atteindre de leurs ventouses un fétiche fabriqué à l’autre bout du monde, après quoi ils se contractent et se replient dans un parallélépipède de verre ». Pire, « il y aurait bientôt plus de musées que de visiteurs », jusqu’au « Musée pervers polymorphe à Ogden ». De surcroît l’on découvre, en ce qui devient peu à peu un essai au parcours en étoile, la taxonomie des visiteurs, qui ont un comportement de « fourmi » ou de « paon ».
En ce roman, il semble s’agir de la rencontre improbable de l’encyclopédisme vain des anti-héros de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, et du fantastique cosmique de Jorge Luis Borges[4], sans oublier l’esprit fantaisiste d’un autre Argentin, Cesar Aira[5]…
Rempart fragile face à l’extinction des espèces, le musée est l’honneur de l’humanité. À moins qu’elle soit la responsable et coupable d’un nouveau cycle d’extinctions. C’est à cet égard que devant la raréfaction de certains oiseaux et insectes de nos campagnes, voire la disparition annoncée des grands singes, des scientifiques parlent de sixième extinction[6], la seule qui ne soit plus d’origine naturelle, générant l’ère de l’anthropocène. L’ingéniosité humaine, plutôt que les diktats des écologistes politiques, parviendra-t-elle à inverser le processus ? Rien à cet égard ne devrait lui être impossible…
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez,
Mnémos, 2020, 610 p, 35 €.
Ursula Le Guin : La Main gauche de la nuit,
traduit par Jean Baillache, Robert Laffont, 2022, 336 p, 22,90 €.
Ursula Le Guin : Les Dépossédés,
traduit par Henry-Luc Planchat, Robert Laffont, 2022, 400 p, 23,90 €.
Ursula Le Guin : Le Langage de la nuit. Essai sur la science-fiction et la fantasy,
traduit par Francis Guévremont, Aux Forges de Vulcain, 2016, 160 p, 12 €.
Ursula Le Guin de l'autre côté des mots,
Actu SF, 2021, 432 p, 30 €.
Si la fantasy, ainsi nommée en 1949, est un genre littéraire qui aime à recréer un passé mythique et un monde médiéval agrémentés de merveilleux et de magie, Ursula Le Guin, en est une des plus prodigieuses représentantes, quoique décalée. Au-delà La Source au bout du monde de William Morris, du Seigneur des anneaux de Tolkien, du Monde de Narnia de C. S. Lewis, d’Harry Potter de J. K. Rowling, elle tire avec brio son épingle du jeu. Ce qui ne l’empêche en rien d’être une soprano brillante de la science-fiction. Polymorphe et polygraphe, telle est l’impressionnante Ursula Le Guin (1929-2018), brassant la science-fiction avec La Main gauche de la nuit, où règne la « précognition sur commande » ; mais aussi l’utopie et la dystopie avec Les Dépossédés. Probablement La Vallée de l’éternel retour est un roman plus proche de la fantasy, sans la puérile niaiserie qui peut saturer le genre d’elfes, dragons et autres magiciens. Non content de son talent de romancière, elle sait également se faire essayiste, théorisant son art dans Le Langage de la nuit, au langage plus rationnel que celui des rêves obscurs.
Le roman commence lors d’une pérégrination familiale dans La Vallée de l’éternel retour, soit un paysage vallonné, paisible, où l’on croise villages et communautés accueillants du peuple Kesh, essentiellement constitué d’agriculteurs, sans industrie, même si progressivement apparaissent de ci de là électricité et informatique, traces enfouies d’une autoroute et pollution résiduelle. Cette société traditionnelle et utopique tient le partage pour parfait système. Peu à peu l’on devine que cela ressemble à la vallée de Napa (censée signifier l’endroit où l’on reviendra toujours, d’où le titre), en Californie, mais après un cataclysme qui l’inonda et en fit une île. Nous voilà projetés un demi-millénaire dans l’avenir, dans un espace un brin science-fictionnel, quoiqu’il ne soit guère technologique. Plus loin, dans les champs de lave, vit le peuple « Dayao », qui est l’opposé du précédent : le gouvernement monarchique du « Condor » est particulièrement autoritaire, le patriarcat est rigoureux, les castes compartimentées et l’on aime les guerres de conquêtes ; l’anti-utopie contribuant au manichéisme, quoique cependant utile à la démonstration.
À notre étonnement, le fil romanesque se fend, pour se disperser en un fleuve de nouvelles, de poèmes, de biographies, de récits, comme les « quatre contes romantiques », d’« Œuvres théâtrales », comme « L’homme qui hurle, la femme rousse et les ours », dignes d’une culture animiste et chamaniste. Néanmoins, outre le récit autobiographique de « Roche Qui Raconte », une femme Kesh, le personnage récurrent de Pandora est une sorte de guide parmi les arcanes de cette riche société : ainsi elle « converse avec l’archiviste de la bibliothèque de la loge du Madrone à Wakwaha-na » ; où les livres sont copiés, circulent et « sont mortels ». Là, si règne l’absence de censure, l’on s’interroge : « Dans un Etat, et même une démocratie, où le pouvoir est hiérarchique, comment pouvez-vous empêcher le stockage de données de devenir une source supplémentaire de pouvoir pour les puissants – un piston de plus dans la grande machine ? » Elle écrit également des poèmes : « Noble la Tour bâtie avec les pierres de la Volonté / sur le rocher de la Loi : éternelle cette habitation ».
Les plages documentaires pullulent. L’on découvre les « animaux de l’Obsidienne » ou « de l’argile bleue », l’on prend connaissance des structures de la parenté (un peu comme chez Lévi-Strauss[1]), des « lois interdisant l’inceste », des « pratiques médicales » ; mais aussi des « loges, sociétés, arts ». Parmi le volume souvent illustré s’étalent des partitions, des cartes géographiques. Les instruments de musique sont décrits, la « littérature orale et écrite » est transmise, jusqu’à des tableaux de « l’alphabet » et de « la syntaxe kesh ».
Cette édition, par rapport à celle parue chez Actes Sud en 1994, est enrichie d’une cinquantaine de pages, dont une belle « méditation kesh », lorsque l’on vient s’assoir dans « La Neuvième maison », celle « de la paix de l’esprit ». Au-delà du fameux cycle de Terremer, ce roman, que l’on peut lire de manière linéaire comme en libre arborescence, témoigne d’un art achevé. À la lisière de l’écoféminisme, de l’ethnofiction et de l’anthropologie que son père enseigna, l’œuvre d’Ursula Le Guin fait dialoguer les genres romanesques et celui de l’encyclopédie, répondant à une vocation borgésienne. Jusque dans ses plus infimes détails, elle sait efficacement construire un monde, certes imaginaire, mais qui peut être lu comme celui de nos démons et de nos aspirations, qui n'atteint jamais la complétude.
« La Vérité est affaire d’imagination », commence Ursula Le Guin dans La Main gauche de la nuit. Surprenant paradoxe, qui ne peut que contrarier les lois de notre monde pour proposer celui, plus qu’alternatif, de « Gethen », la planète glacée, également appelée « Nivose ». Là où les gouvernements ne sont guère soucieux d’adhérer à l’organisation interplanétaire et interstellaire qui est censée fluidifier et unifier les échanges commerciaux. La mission diplomatique du terrien du futur, Genly Aï, appelé « L’Envoyé », semble bien compromise.
Assistant à une procession immense au cours de laquelle le roi scelle la dernière arche d’un gigantesque pont, il observe une étonnante société où l’humanité suivit un curieux destin génétique. Androgynes sont les habitants, recourant à telle ou telle caractéristique sexuelle au gré des circonstances, en une sorte d’identité de genre fluctuante, ce qui fait d’Ursula Le Guin un précurseur de tels questionnements individuels et sociétaux. Le plus souvent asexués, c’est à la suite de cette période de « soma » qu'une mensuelle « poussée hormonale » ou « kemma » fait apparaître un sexe, ou l’autre.
Outre cette étrangeté sexuelle, le temps historique, « l’échiquier politique », les relations humaines, tout est pour Genly hors normes, alors que sa perpétuelle virilité passe pour une monstruosité, que son étrangeté passe pour une dangerosité dont les pouvoirs locaux se méfient. Cependant, à ses yeux, le « Palais d’Erhenrang » est « le produit de nombreux siècles de paranoïa délirante ». La disgrâce de son mentor, Estraven, le met dans une situation pour le moins inconfortable, face à un roi bougon, qui ne veut pas entendre parler de collaboration. Il ne lui reste qu’à traverser la planète vers les « citadelles »… Pour quelle destinée notre narrateur-personnage retrouvera-t-il Estraven le proscrit ?
En un roman d’aventure et d’amitié trépidant, par-delà les conditions humaines, roman à la fois politique et sociologique, le style d’Ursula Le Guin, du moins au travers de cette traduction, est étonnamment coloré, d’une efficacité narrative et conceptuelle redoutable, au service d’une réflexion ouverte sur les différences sexuelles, morales et civilisationnelles.
Autres proscrits, ceux de la planète Urras, envoyés vers sa lune Anarres, dans Les Dépossédés. Grâce au Docteur Shevek, physicien de son état, l’on voyage alternativement d’Anaress, où l’on vit selon un libertaire communisme, à Urras, où règne le capitalisme. Croit-on que le monde lunaire soit une parfaite utopie ? L’on risque d’être à cet égard déçu, ne serait-ce que parce qu’Ursula Le Guin qualifie son roman d’ « utopie ambiguë ». En effet, les velléités de prise de parole singulière du jeune Sherek sont remises en place au moyen d’un « Arrête d’égotiser ! ». On lui préfère « un récit commun, chacun parlant à son tour ». Pourtant, sans le savoir, il reprenait le paradoxe d’Achille et la tortue, venu de Zénon d’Elée.
Depuis cent soixante-dix ans le monde parfait d’Anaress méprise celui d’Urras, où les classes possédantes sont des oppresseurs, quoique qu’ils ne sachent rien de son évolution. L’idéologie égalitaire est visiblement inspirée de l’anarchisme de Kropotkine, Murray Bookchin et Paul Goodmann. Alors que le physicien Sherek travaille à développer une théorie temporelle générale, dont nous découvrons quelques aspects, le roman joue avec les retours en arrière. Outre l’enfance du chercheur, c’est le passé presque mythique d’Anaress qui est enseigné, mettant en scène une femme charismatique, Odo, qui fut à la tête d’une sédition ouvrière et anarcho-syndicaliste, et donna son nom à la révolution « odonienne », emprisonnée, exilée avant de pouvoir donner vie à la société « anarrestie ».
Quoique cette société ne soit pas censée comporter la moindre institution autoritaire et coercitive, l’on découvre comment une tyrannie s’installe insensiblement en l’éthique anarchiste[2]. Nonseulement l’existence y est rude, les ressources sont chiches étant donné l’aride climat, mais encore le mensonge règne quant aux réalités politiques et économiques d’Urras, l’ennemie ignorée. Un organisme prévaut : « Coordination de la Production et de la Distribution ». La vie est communautaire, l’ambition individuelle est laminée par un sourd conformisme intellectuel et comportemental : « vous devez travailler avec les autres, vous devez accepter la loi de la majorité. Mais toute loi est une tyrannie. Le devoir de l’individu est de n’accepter aucune loi, d’être le créateur de ses propres actes, d’être responsable. Ce n’est que s’il agit ainsi que la société pourra vivre, changer, s’adapter et survivre ». C’est ainsi que Sherek défend son droit à quitter son monde sclérosé. En cette société qui le désapprouve sans empêcher son transfert, un esprit d’élite comme Sherek a du mal à se déployer, contraint qu’il est par l’égalitarisme, car « il n’avait pas eu d’égaux », alors que sur Urras, « au pays de l’inégalité, il les rencontrait enfin » !
Grâce au voyage inédit de Sherek, qui a pour ambition de partager et de mettre à l’épreuve ses théories physiques, la société d’Urras est un perpétuel sujet d’étonnement, même s’il est un peu trop balisé par les autorités. Capitaliste et en conséquence extrêmement brillante, elle n’en exclut pas moins les femmes : « elles ne sont pas douées pour la réflexion abstraite […] ce que les femmes appellent penser, elles le font avec leur utérus ». Sur une planète qui cependant réunit différents Etats, des plus ou moins libres aux plus totalitaires, la prospérité est cependant générale. Et, ô surprise, « l’attrait et l’obligation du profit étaient de toute évidence un succédané de l’initiative beaucoup plus efficace qu’on le lui avait fait croire ».
L’on retrouve dans Les Dépossédés ce qui contribue grandement à l’intérêt de La Vallée de l’éternel retour, soit la dimension encyclopédique : histoire de la planète et de son satellite anarchiste, systèmes politiques et économiques, jusqu’à l’urbanisme, sans choir dans un manichéisme qui eût été dommageable et eût nui à la dimension narrative et dramatique. Et enfin spéculation sur le temps, les années lumières, et surtout sur la liberté. Le didactisme n’empêche en rien la vivacité et la profondeur morale des personnages, en particulier de l’attachant héros.
Photo T. Guinhut.
Le Langage de la nuit est celui des rêves et de l’imaginaire. Aussi, en ses « Essais sur la science-fiction et la fantasy » et autres conférences réalisées entre 1973 et 1977, selon le sous-titre, notre auteure a soin de réhabiliter la littérature fantastique et merveilleuse, autant de par les développements de leurs mythes que par sa réception chez les enfants. Car d’abord lectrice avant de devenir écrivaine, elle n’en n’oublie pas ses premières émotions, ses premiers emballements, face aux récits de Lord Dunsany par exemple. En ce sens ce recueil d’essais présente une dimension autobiographique bienvenue.
Ecrire, pour Ursula Le Guin, c’est continuer « à inventer des mythes ». Inventer aussi des îles, des archipels, comme ceux de la trilogie de Terremer[3], quoiqu’ils naissent sans plan préparatoire, au dur et à mesure de l’écriture de nouvelles, puis des romans. Au fil des voyages d’un jeune magicien, nommé Ged, se dessine son itinéraire initiatique, parmi dragons, sorciers et « haute-prêtresse du temple des Innommables », donc son expérience créatrice, à l’image du Prospéro de La Tempête de Shakespeare. Ainsi l’auteure confie son processus de création, permettant à la fantasy, qui n’a pas d’âge et s’adresse autant aux enfants qu’aux adultes qui n’ont pas perdu leur capacité d’imagination, d’effectuer un voyage psychique et moral. Car il s’agit d’affronter notre part d’ombre, comme dans le conte d’Andersen[4] : « L’ombre est l’autre face de notre psyché, le frère sinistre de notre pensée consciente. C’est Caïn, Caliban, le monstre de Frankenstein, Mr Hyde », dit-elle. De même, la conscience des contraintes et de la philosophie du genre est-elle réelle chez notre auteure : « Presque toutes les grandes œuvres de la fantasy se construisent sur la base d’une dialectique morale très forte, le plus souvent sous la forme d’un combat entre les ténèbres et la lumière ». Mais ici le mal et le bien ont quelque chose d’inextricable. En dépit d’une « méfiance profondément puritaine par rapport à la fantasy », cette dernière « s’approche de la poésie, du mysticisme et de la folie, beaucoup plus que ne le fait la fiction naturaliste ». Le plaidoyer trouve sa justification et son acmé dans les qualités des aventures et des univers mis en œuvre par la romancière.
L’on ne s’étonnera pas que notre auteure s’intéresse à « la situation déplorable des femmes » dans ce genre littéraire a priori masculin qu’est la science-fiction, où « le mâle alpha trône au sommet ». De même le statut social du peuple n’y dépasse guère celui de la masse, les autres planètes étant de plus le plus souvent des colonies à exploiter. L’autre culturel ou racial est un alien dangereux à éliminer, faute de ce qu’elle souhaite être un « idéalisme humain ». Certes, ces remarques datent de 1975, et les choses ont passablement évolué à cet égard, grâce à des œuvres d’importance, plus somptueusement complexes, comme Hypérion de Dan Simmons, ne serait-ce que parce que Meina Gladstone y est la « Présidente de l’Hégémonie[5] ».
Confiant au lecteur l’origine et les réseaux de son imagination, Ursula Le Guin avance, en citant Virginia Woolf : « je crois que tous les romans commencent par un personnage ». En effet, ils ne sont pas pour elle des espaces doctrinaux, des modules théoriques. C’est d’ailleurs ce qui rend si humain et si empathiques les romans de notre auteure. Quelque soit le monde dans lequel elle nous entraîne, elle s’écarte en cela de nombre d’œuvres science-fictionnelles où les personnages sont bien moins marquants que l’espace et les vaisseaux. Il y a pourtant de rares exceptions, comme dans Nous de Zamiatine[6], qu’elle sait remarquable, de par son héros qui tente d’échapper à sa destinée de numéro dans une société affreusement dystopique. Au-delà des stéréotypes et des archétypes, une petite « Madame Brown », venue de Virginia Woolf, doit pouvoir vivre en science-fiction. Jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par une intelligence artificielle capable d’émotions ? Cependant, au secours d’un personnage qui traverse un espace et un temps science-fictionnel, rien ne remplace pour l’écrivain, qui doit l’animer en un temps et des espaces, une vaste culture, de vastes lectures, de Shelley à Wells, de Marx à Kropotkine, ce géographe russe et libertaire, tous auteurs qui sont le creuset de la créativité et de la cohérence de la romancière…
Plus personnelle encore, Ursula Le Guin rapporte en confidence la visuelle impulsion qui accoucha de La Main gauche de la nuit : « deux petites figures, fort lointaines, perdues dans un immense désert de glace et de neige ». De là déboulèrent « tous les réagencements de la sexualité humaine, toutes les thématiques de trahisons, de solitude et de froid ». Deux titres nocturnes, romanesque et essayiste, se croisent…
Nous rencontrons, en Ursula Le Guin, une rare praticienne et théoricienne de ces genres jumeaux et frères ennemis que sont la fantasy et la science-fiction. La première nait en ce pays des chevaliers et des elfes, dont les références originaires sont La Source au bout du monde de William Morris[7] et Le Seigneur des anneaux de Tolkien, aux personnages plus complexes qu’il n’y parait. La science-fiction embrasse Frankenstein de Mary Shelley[8], les robots de Karel Capek[9]et Philip K. Dick, dans une expansion bientôt intergalactique. Or notre romancière et essayiste sait penser son art aux deux ambitieuses plumes : « Le but de l’art n’est pas de se détacher complètement des émotions, des sensations, du corps, pour s’envoler dans l’éther de la pure signification, ni de se fermer à la pensée pour se vautrer dans une irrationalité et une amoralité insensées ». Elle est ainsi indubitablement une créatrice de mythologies modernes.
C'est bien ce que confirme l'encyclopédique et enchanteur volume Ursula Le Guin. De l'autre côté des mots. De nombreuses entrées thématiques permettent d'explorer un univers décidément étendu, labyrinthique. Ecriture féministe, poésie et musique, questions de traduction ou réécriture de l'Enéide, l'on frétille d'intelligence parmi les essais de divers auteurs informés et les entretiens avec la grande dame. Réalisme, utopie, les catégories romanesques se fracassent et se caressent. Reste une question surprenante : « Ursula Le Guin est-elle la grand-mère d'Harry Potter ? »
Si nous lisons de la fantasy et de la science-fiction, c’est probablement parce que notre monde n’est pas satisfaisant, et qu’en d’autres mondes serait le meilleur ; à moins que cela soit par peur d’y voir les reflets du pire en de monstrueux mondes en lutte les uns contre les autres. Il n’en reste pas moins que chez Ursula Le Guin, la frontière est ténue, voire poreuse ente fantasy et science-fiction, tant, par exemple, les contes s’intercalent dans le récit, parmi les pages de La Main gauche de la nuit. Plutôt que de se complaire aux pays des elfes et des vaisseaux spatiaux, elle choisit avec brio de construire des modèles et des contre-modèles sociétaux qui s’inscrivent entre utopie et dystopie, interrogeant nos capacités, nos abîmes et nos avenirs politiques.
Abbaye de Saint-Benoît, Vienne. Photo : T. Guinhut.
De la photographie réaliste et street art
à la photographie platonicienne :
Raymond Depardon, Magnum, Joel Meyerowitz
et Robert Adams.
Raymond Depardon : La Solitude heureuse du voyageur
précédé de Notes, Afrique(s), Le Tour du monde en 14 jours,
Coffret 3 volumes, Points, 2017, 24,30 €.
Stephen McLaren : Magnum et la street photography,
Actes Sud, 2021, 386 p, 45 €.
Joel Meyerowitz : Rétrospection, Textuel, 2018, 352 p, 59 €.
Robert Adams : Essais sur le beau en photographie,
Fanlac, 1996, 144 p, 120 F.
Michel Poivert : La Photographie contemporaine,
Flammarion, 2018, 264 p, 29,90 €.
L’on ne peut photographier que le réel. Sauf si au bout du compte l’on se livre aux trucages les plus surréalistes pour le subvertir. Et tout en sacrifiant au réalisme, l’on peut néanmoins s’attacher aux métaphores, voire à la plus pure esthétique. Quoique parcourant implicitement toute l’histoire de la photographie depuis 1839, cette problématique esthétique peut être synthétisée au travers d’un trio de photographes contemporains, de Raymond Depardon à Joel Meyerowitz, jusqu’à Robert Adams, mais aussi en passant par ceux de de la street photography, cheval de bataille de l’agence Magnum. Le paysage, souvent urbain, est leur inlassable objet d’étude, même si cet objet d’étude peut parfois les entrainer à en représenter le drame humain, voire son essence, peut-être platonicienne.
Arpenteur du réel, Raymond Depardon l’est certainement. Il emporte avec lui sa Solitude heureuse du voyageur, en s’appliquant à traverser l’Afrique(s), jusqu’à déborder Jules Verne au moyen d’un Tour du monde en 14 jours. À ce triptyque réuni dans un seyant coffret pour des livres de poche, qui acquièrent ainsi une sorte de noblesse esthétique, il eût peut-être fallu joindre son parcours parmi la France…
Sobrement intitulé Notes, le premier recueil (ou plus exactement portfolio ?) d’abord publié en 1979, est noirci par des guerriers en armes, parmi les plus sales zones de conflit, entre Beyrouth et l’Afghanistan, où celui qui deviendra le Commandant Massoud est son jeune guide. Là c’est le photoreporter né en 1942 qui pointe l’arme inoffensive et scopique de son appareil photo, enregistrant les convulsions du monde et de l’humanité, pour les enfermer dans la boite du témoignage, de la dénonciation, du souvenir et de la méditation. L’homme est alors un rebelle autant qu’un animal politique brutal, résistant alors contre l’invasion soviétique et le communisme. On sait ce qu’il en est advenu : la montée en puissance de l’Islam radical et un jeu de dominos de guerres… « Mon premier livre fondateur », juge Raymond Depardon, marqué par ces jours de danger, de risque, de fuite, par l’adrénaline de la photographie juste et parlante lorsque les armes obsèdent l’objectif. « Je vois des balles traçantes », commente-t-il. Si l’image ne les montre pas, la photographie n’est pas en reste pour exhiber les réalités du territoire, de la guerre et des hommes, d’autant que l’on n’y voit guère de femmes. Il y a quelque chose du « charognard », du « voyeur » dans le photographe de terrain au service de l’information et des médias.
Plus paisible est La Solitude heureuse du voyageur. Paysages parfois ruraux et surtout urbains sont les sources d’inspiration de Raymond Depardon, mais le plus souvent animé par la présence humaine, ou, sinon, par ses traces. Si quelques chambres d’hôtel sont vides, mais d’un autre vide que celui des déserts du Niger et de Bolivie, les rues et les sentiers de montagne sont animées, soit par des passants à New-York ou en Ethiopie, soit par des voitures, comme la Trabant symbolique en Ex-RDA. La dimension graphique du noir et blanc est judicieusement soulignée par un velouté dramatique des nuances, mais aussi par un perpétuel cadre noir, « entre la douleur du cadrage et le bonheur de la lumière », comme il le dit dans un pertinent entretien avec le critique Jean-François Chevrier, inséré au centre du volume. Dans la perspective plus rigoureuse du géomètre, Raymond Depardon colora cependant la France[1] au moyen de calmes vues plus proches du sociologique que du touristique.
L’Afrique(s) de Raymond Depardon se dit à la fois au singulier et au pluriel, non seulement pour des raisons géographiques, mais aussi parce qu’écartelée(s) entre violence et tendresse. Rien d’idéalisé, rien de pittoresque. La nudité du paysage et des peaux exhibent la sécheresse et la maigreur. Le visage d’une femme portant une charge sur la tête ruisselle de sueur : un cliché efface le cliché. Journal de voyage erratique, entre Angola et Ethiopie, Afrique(s) est à la fois photographique et textuel, alternant images et constats, non sans émotion et empathie, voire notations intimes. Le noir et blanc, excellemment imprimé avec un contraste et un brillant impeccables, devient ainsi sculptural. Il s’agit de figurer le réel avec objectivité, quoique avec une dimension symbolique : chacun de ceux qui sont devenus des personnages acquièrent une dignité humaine et portent une conscience, voire une réclamation, une indignation devant le tribunal de l’humanité. Lorsqu’il visite une prison à Kigali, Rwanda, où sont parqués en attente de jugement des auteurs du génocide, Raymond Depardon confirme sa vocation de photographe engagé.
Après cinq mois africains, seulement quatorze jours ont été dévolus au Tour du monde. Le défi photographique va de Paris à Paris, ce sont sept escales, sept villes : Washington, Los Angeles, Honolulu, Tokyo, Hô Chiminh-Ville, Singapour, Le Cap. Tourisme à la va-vite ou empreintes singulières et symboliques ? Si bon photographe soit-on, l’on n’échappe guère en de telles conditions, ou contraintes délibérées, à l’instantané plus ou moins vain. Le mémorial aux 58 000 victimes de la guerre du Vietnam, les étoiles de Sunset Boulevard, les halls et chambres d’hôtel… Raymond Depardon s’est-il condamné au cliché, quoique toujours soigné ? Autre cliché, puisque nous sommes en 2008, le calcul final de « compensation en CO2 » d’un tel voyage. Un poil de culpabilisation ne nuit pas devant l’urgence climatique idéologique[2].
Partenaire de nombreuses aventures, Raymond Depardon, parcourant New-York en 1981, ne peut échapper à ce mouvement de la Street Photography, qui est magnifié par un album, somptueux et fourmillant de découvertes. C’est en fouillant dans les archives de l’agence Magnum que le commentateur et photographe Stephen McLaren a ouvert pour nous une boite aux trésors d’images, tant en noir et blanc qu’en couleurs. Fondée en 1947, Magnum se veut sensible à un monde lourd de conflits et surarmé. Aux côtés du photojournalisme et des terrains de guerre, s’ajoute une nouvelle quête urbaine de l’image que permet la miniaturisation de l’appareil, en particulier le Leica. À la suite d’Henri Cartier-Bresson, considéré comme le créateur de cette déferlante de photographie de rue, ils sont trente à traquer l’incongru, « l’instant décisif », au travers du monde, de l’Angleterre au Japon, des Etats-Unis à la France, de l’Inde au Maroc.
Comme sur la couverture de ce volume, par les soins de Christopher Anderson, la lumière est essentielle, quelques reflets rougeoyants suffisant à relever un espace de trottoir autrement insignifiant, le rouge étant sa couleur récurrente. Mais en une démarche empathique, « l’esprit de la rue » va également s’allumer de silhouettes insolites, de visages surprenants, associant réalisme obligé et pointe surréaliste. Jusqu’à Gueorgui Pinkhassov qui conjugue photographie et poésie : « La poésie advient lorsqu’il y a métaphore. Elle n’est pas programmable : elle apparaît au passage et soudain la rime est là ».
Bonansa, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut
Au-delà du reportage de commande, parfois ici présent, l’observateur indiscret, et cependant furtif, capte les instantanées d’une ville avec un appétit renouvelé pour la vie intime et sociale, pour les comportements inaperçus, les poses insolites. Pour ce faire le noir et blanc a longtemps été prôné par Magnum, le pensant synonyme d’authenticité, à moins qu’il s’agisse de conservatisme ; alors que des photographes étaient taxés de « vulgarité » (selon Henri Cartier-Bresson) et de facilité commerciale lorsqu’ils utilisaient la couleur. Pourtant Harry Gruyaert, David Alan Harvey, Bruce Davidson, ou l’Iranienne Newsha Tavakolian, surent lui offrir ses lettres de noblesse en dopant leurs images de signaux esthétiques.
Est-ce à dire que saisir au vol un instantané urbain interdit la beauté ? L’évidence réaliste d’Elliott Erwitt, dont le noir et blanc saisit ses personnages non sans humour, capte miraculeusement le visage grave d’un enfant au travers d’un véhicule dont la vitre est marqué d’un impact étoilé qui masque l’œil. L’esthétique compositionnelle permet l’irruption d’une émotion métaphysique. Cependant Léonard Freed professe : « Tout ce qu’on voit dans la cadre doit être essentiel. La perfection, ici, n’est pas de mise. Cela tuerait tout ». Entre réalisme du quotidien et expressionnisme frappant, entre engagement documentaire, voire social et politique, et esthétisme graphique et coloriste, les photographes construisent, croisent et créent, souvent à leur insu, une beauté inédite à qui sait regarder ces clichés.
Alternée avec des traversées thématiques, « Temps libre », « En chemin » (au sens des transports), « Faire son marché », et des « Regards sur Paris », Londres, New-York et Tokyo, cette généreuse énumération des photographes de Magnum est non seulement une aventure collective de plus d’un demi-siècle, marquée par maintes personnalités fortement individualisées, mais aussi une découverte planétaire, où les rues de la Street Photography débouchent sur des bouillonnements plastiques sans cesse renouvelés et un humanisme judicieux. N’oublions pas, avec Henri Cartier-Bresson, que « la réussite dépend de l’étendue de sa propre culture générale, des valeurs que l’on porte en soi, de sa clarté d’esprit et de sa vivacité ». Et si à cet égard il n’y a pas de culture générale sans bibliothèque photographique, ne doutons pas que ce beau livre y contribue.
Comment le réaliste Joel Meyerowitz, né en 1938, est-il devenu platonicien ? C’est implicitement qu’il répond à la problématique, car publiant son album il l’appelle Rétrospection, commençant par ces plus récentes images, jusqu’aux plus anciennes. Mais plus exactement, pour reprendre le titre original : Where I Find Myself. Il affirme en quelque sorte avoir commencé par observer et reproduire le réel, jusqu’à, sans le quitter, en goûter la quintessence. De 1962 à 2016, il est allé photographier « dans la rue », pour aboutir enfin à la plus haute visibilité de l’objet.
Du regard de son Leica, et sur les traces du photographe Robert Frank dont l’œuvre magistrale reste Les Américains[3],il fouille d’abord les artères et les recoins de New-York. La ville est un théâtre pour l’image, cocasse parfois, grandiose, dramatique… En couleurs, plus souvent en noir et blanc, les portraits saisis au vol abondent. Mais la couleur, « plus complète », a sa préférence, surtout lorsqu’il juxtapose dans une double page deux vues de la même scène, en noir et en couleurs. Qu’il s’agisse des Etats Unis « au temps du Vietnam », ou de l’Europe, une telle quête de scènes marquantes donne évidemment lieu à des résultats surprenants, sinon inégaux, des « incidents farfelus », comme la rencontre de la promenade d’un singe et d’un bébé.
Se détachant de l’influence de Robert Frank et d’Henri Cartier-Bresson, il transcende l’espace au moyen d’une chambre photographique sur trépied. Capter des instants de lumière exceptionnelle, la grâce soudaine d’un paysage de bord de route ou d’une piscine de bord de mer au crépuscule, ou pointer une figure, une attitude, c’est, dit-il, voir « le moment atteindre son point d’élucidation, l’incontestable apogée de l’instant ». Comparant les arts et les techniques, il ose avec justesse : « La photographie de rue, c’est du jazz. La chambre, du fait de sa lenteur, est plus classique, plus méditative ». Dès lors les portraits deviennent plus pensés, profondément empathiques. Par la suite, ciel, mer et lumières vaporeuses glissent vers une abstraction épurée. Jusqu’à figurer poétiquement les quatre éléments.
« Être artiste est affaire de conscience ». Or il est paradoxal de magnifiquement fixer et d’éprouver une jouissance esthétique devant une belle catastrophe meurtrière. L’effondrement des tours du World Trade Center est une « scène de crime », témoignant de la mort cruelle, de l’abjection terroriste. Cependant Joel Meyerowitz en offre une scénographie grandiose digne d’un Crépuscule des dieux wagnérien. L’immense ruine fumeuse est un corps écorché. Témoignage bien sûr d’un événement lourd d’arrière-plans civilisationnels et barbares, et prolixe en conséquences pour l’Histoire, catharsis (ou purgation des passions) certainement.
Joel Meyerowitz.
Autre concept venu des grecs : l’essence des choses. D’après Platon, il y a deux aspects des étants, l’essence proprement dite, telle qu’elle s’offre au pur regard des esprits et se laisse concevoir par la seule cogitatio, et la réalité sensible qui n’en est que l’ombre et l’image. C’est ce que dit Socrate des choses dans le Phédon : « Or les unes, tu peux les percevoir à la fois par le toucher, la vue, et tous les autres sens ; mais les autres, celles qui restent mêmes qu’elles-mêmes, absolument impossible de les saisir autrement que par l’acte de raisonnement propre à la pensée ; car elles sont invisibles, les réalités de ce genre[4] ».
Offrir au pur regard de l’esprit l’essence de l’objet, « le beau en soi[5] », c’est à quoi, dans une démarche platonicienne, s’attache Joel Meyerowitz, à partir de 2012, lorsqu’il pose devant une vulgaire bâche brune, et discrètement soutenue par un bout de bois, une feuille automnale que la lumière dore. Ou de vieux tubes en laiton, des flasques d’étain rouillé, des boites de fer-blanc, voire un crâne, qui deviennent les personnages d’un « Teatrino ». La brute matérialité de l’objet devient, par la vertu de la photographie et de l’art, pure intellection et parfaite esthétique. Et s’il fallait livrer le symbolisme mis en scène par Joel Meyerowitz, n’a-t-il pas pris soin de retrouver une « nature morte » de 1964, qui n’était qu’un « test », pour en relever les clés ? « Les objets sont : Photo de moi enfant, Toupie (jouet, joie), Graines (jeunesse, fertilité), Bulle de verre (bouteille / impermanence), Baromètre / horloge / boussole (trouver ma voie), Fruits séchés (vieillesse), Fleurs (fragilité), Montre (mesure du temps) ».
Ainsi l’intelligente discrétion des textes, associée à des reproductions d’une qualité splendide, concourt à un album essentiel pour comprendre l’histoire de la photographie et en apprécier la théorie et la plastique esthétiques.
Robert Adams, que l'on ne confondra pas avec Ansel Adams (1902-1984), autre photographe américain et grand lyrique des majestueux paysages naturels des Rocheuses américaines, nous offre un bouquet de six Essais sur le beau en photographie, parmi lesquels Vérité et paysage, La Beauté en photographie, Photographier le mal et Réconciliations géographiques, titres qui reflètent un cheminement autant plastique que théorique.
Né en 1937, Robert Adams fit en 1975 partie de la fameuse exposition New Topographics qui permit de reconnaître une génération de photographes attentifs aux paysages altérés par l'homme. Parmi ses images, ce sont arbres brisés comme des crayons, déboisements, nature rayée et empoussiérée par les aménagements périurbains, décharges en plein déserts, graphisme routiers, branches comme dessinées, ombres portées sur l’habitat pavillonnaire, contrastes époustouflants entre les traces humaines et les grands espaces américains... Cependant, toujours, il cherche à donner une qualité intemporelle à ses images. Ce qui passe souvent par un minimalisme proche de l'anorexie. Non sans « Beauté », mot qui n'est plus « obsolète, convenant aux urnes funéraires », mais « le but véritable de l'art », le « synonyme de la cohérence et de la structure sous-jacentes à la vie », formules que l’on ferait bien de méditer à une époque où, trop souvent, l’art contemporain[6] fait mine de décrier la beauté[7], par incapacité peut-être…
Pour Robert Adams, chaque photographie doit être, au-delà de la banalité du prétendu reflet objectif de la réalité vraie, une « métaphore, apte à suggérer des ressemblances entre ce qui est connu et ce qui l'est à peine ». Une photo de paysage se doit d'être à la fois « géographique, autobiographique et métaphorique ». « Quel degré de proximité une photo devrait-elle entretenir avec les apparences, y compris dans la description d'un miracle ? » se demande-t-il. De même, il interroge les contradictions et leurs résolutions dans le mystère photographique: dévastation par une tornade et sensation d'ordre, de paix, dans une seule image de Franck Gohlke : « l'affirmation d'un sens au cœur de l'apocalypse ». On le voit, la quête de Robert Adams est autant celle de l'artiste esthète que celle du sage.
Sans rien d'une mystique trop appuyée, ni idéologiquement engagée, voici un des plus fins et beaux essais jamais écrits sur la photographie, tout simplement. Faut-il se demander si Robert Adams, à la recherche de l'image soignée, idéale et signifiante, jusque dans le quotidien pourtant parfois trivial, naturel et artificiel de l'immense continent américain, est l’acmé de la photographe platonicienne aux côtés de Joel Meyerowitz ?
Toute photographie est tiraillée entre le réalisme, d’occasion ou assumé, et une quête de cette essence qui n’est peut-être qu’une fiction, un désir de transcendance tentant de pallier à nos manques. Sans nul doute pourrons-nous le vérifier jusque lorsque nous jouons avec nos smartphones, entre l’instant aussitôt détruit de Snapchat et le fantasme d’immortalité de nos corps reproduits au cours d’un instant de notre fugacité. Entre temps et espace la photographie est cet art paradoxal qui voudrait les contenir et les dépasser. Qui voudrait être présence et acte, témoignage et engagement, refus ou grâce de l’esthétique. De ce débat d’art témoigne La Photographie contemporaine réunie par Michel Poivert, pérégrination en images, aussi soigneusement commentée qu’illustrée. Une centaine d’artistes sont réunis en cet indispensable volume documentaire et pensant, balayant le spectre depuis le photojournalisme jusqu’aux plus insolites défis contre l’institution de l’art comme concept historique, en passant par les curiosités esthétiques les plus insolites, par l’anecdotique et le dérisoire, sans omettre le militantisme, la narration suggérée et la rêverie. On ne fera pas l’économie d’une réflexion éthique lorsque la photographie est réanimée, truquée, détournée par le numérique. Quelle vérité parle-t-elle au travers d’une image capturée par la vitre et vitrine du photographe, amateur, professionnel, artiste dans l’âme, si cette dernière existe, si elle est capturable par le médium…
traduit de l’allemand et commenté par Jean Bollack,
Les Belles Lettres, 2021, 150 p, 29 €.
Rainer Maria Rilke : Les Elégies de Duino,
traduit de l’allemand par Rainer Biemel (Jean Rounault),
Allia, 2015, 80 p, 6,50 €.
Rainer Maria Rilke : Les Poésies d’amour,
choisies, traduites de l’allemand et présentées par Sybille Muller,
Circé, 2015, 144 p, 12 €.
« Qui est celui qui émeut l’abîme/ Par de si douces notes et par la cithare ornée ?[1] » Non seulement Ovide[2], dans ses Métamorphoses, mais Ange Politien, dans sa Fable d’Orphée de 1480, chantèrent le mythe du poète charmant les animaux et dieux des enfers pour y perdre l’ombre de son Eurydice. Or malgré son titre, Rainer Maria Rilke (1875-1926) n’est pas un aède mythologique, un récitant du mythe en ses Sonnets à Orphée. Si ce recueil, aux côtés des Elégies de Duino, également inspirées au-dessus des bouillonnantes eaux de l’Adriatique, est l’un des phares du poète allemand, il est le pur arbre qui cache la forêt des vers, qu’il sera permis de le lire en écharpe, grâce à une anthologie intitulée Les Poésies d’amour, choisies dans l’œuvre entière. Quoique l’esthétique rilkéenne se déprenne de la subjectivité pour accéder à une poétique essentielle.
La mythologie gréco-romaine est une constante inspiration pour le versificateur, qu’il soit venu de Ronsard et de la Pléiade, néo-classique ou parnassien. Outre l’imagerie édifiante, la dimension morale et philosophique accroit les pouvoir du dire poétique, sans devoir tomber dans la redite, dans le clinquant cliché. Rainer Maria Rilke le sait, se nourrissant également des dieux de l’Antiquité et des métamorphoses ovidiennes. Ainsi, dans « La naissance de Vénus », née de l’écume marine, « Surgit enfin dans l’aube obscure du corps / comme un vent du matin, le premier souffle[3] ». Ce souffle est à la fois érotisme et poétique. Or il n’est pas de poète sans le secours d’Orphée, qui à la fois assure la beauté persuasive de son chant, et tente de conjurer « le spectre de l’éphémère », de retenir ce qui est fugitif, en particulier l’Eurydice de l’amour. Il faut alors cristalliser ce qui est disparu ; et pour Rainer Maria Rilke, affectueusement et symboliquement, une jeune fille et danseuse, Wera Ouckama Knoop, fauchée à dix-neuf ans par la mort, telle qu’il la révèle en son avant-dernier sonnet :
« Ô viens et va ! Toi, une enfant presque, complète
pour un instant la figure de la danse,
fais-en la pure constellation de l’une de ces danses,
où, éphémères, nous l’emportons
sur l’ordonnance confuse de la nature. Car entièrement
auditive, elle ne s’est mue que lorsque Orphée chantait.
Encore toi, tu étais mue par cet autrefois,
et légèrement intriguée quand un arbre songea
longuement, avant d’aller avec toi, en suivant l’écoute.
Encore tu savais sur tes pas l’endroit où la
lyre sonna en s’élevant - le centre inouï.
Pour lui tu as tâté les pas les plus beaux
et espéré qu’une fois tu tournerai ta démarche et ta face
du côté de la fête vive de l’ami. »
Ecrits en peu de jours de février 1922, dans la tour de Muzot, où subsistait un orphique dessin daté d’environ 1500, et selon le flot soudain d’une inspiration rare et lacunaire, torrentielle, Les Sonnets à Orphée ont eu le bonheur de susciter plusieurs traductions françaises. Nous goûtions celle d’Armel Guerne, voici celle de Jean Bollack. Dès le quatrain inaugural le premier chantait ainsi : « Là s’élançait un arbre. O pur surpassement ! / Oh ! mais quel arbre dans l’oreille au chant d’Orphée ! / Et tout s’est tu. Cependant jusqu’en ce mutisme / nait un nouveau commencement, signe et métamorphose.[4] » Le second traduit de manière peut-être moins fluide et musicale, mais au plus près de la syntaxe et de la polysémie du sens originel allemand : « Un arbre s’éleva alors. Ô la pure surélévation ! / Ô Orphée qui chante ! Ô arbre haut dans l’oreille ! / Et tout était silence. Mais même dans ce silencement / Se produisit un nouveau commencement, une métamorphose. »
Accession à la parole poétique et à sa légitimité (parfois mise en doute) face à la mort, Les Sonnets à Orphée sont habités par la vie et les métamorphoses, comme celle de Daphné, changée sous l’œil chargé de désir d’Apollon en ce qui devient le laurier du poète. Sous l’œil vigilant d’Orphée, révélateur du visible et de l’au-delà, voici un bouillonnement de fruits et de jardins, de danse et de mort. L’arbre est l’allégorie de la poésie à la suite de laquelle se développe une esthétique du chant. La vie des sens et celle de l’esprit aspirent à l’harmonie. Saveurs et jouissance se heurtent autant à la valeur des mots qu’à la perspective de la mort. À la méditation sur les origines s’ajoute l’évocation des tombeaux de l’Antiquité d’où s’échappe « un essaim de papillons », le tout confronté au monde moderne, dont le machinisme est conspué.
Lors de la deuxième partie, le poète est miroir et créateur du monde :
« Vois les fleurs, elles fidèles au terrestre,
Auxquelles, du bord du destin, nous prêtons un destin, -
mais qui le sait ! Quand elles regrettent de se flétrir,
c’est à nous d’être leur regret. »
Une licorne, une anémone, une rose permettent de méditer sur l’art, sur la recherche de la connaissance et de la perfection. Encore des jardins, des fruits (« Dansez l’orange »), une fontaine romaine, « masque de marbre posé sur le visage / fluide de l’eau », tentent de résister à la caducité des choses, alors que l’affirmation ultime du poète, « Je suis », se pare d’une confiance inaltérable et apollinienne, celle du « splendide superflu / de notre être-là. »
La dimension élégiaque (au sens de la plainte au sujet d’une personne disparue) s’inscrit dans une mythopoétique, dont l’aède Orphée, tant cultivé par la littérature et la peinture symbolistes, est le passeur : « Rien que le chant, au-dessus du pays, / Qui consacre et qui célèbre. » Malgré les ménades qui l’ont tué par jalousie, « Aucune d’entre elles n’était là, pour te détruire ta tête et la lyre » ; ainsi « nous sommes à présent les écoutants, et une bouche de la nature ». L’on se doute cependant que l’allusion mythologique aspire à une métaphysique et une poétique universelles :
« Respirer, toi, le poème invisible !
Incessamment autour de l’être
propre, l’espace du monde en pur échange. Contrepoids,
où j’adviens dans l’événement rythmique.
Unique vague, dont je suis
la mer progressive ;
toi ; la plus économe de toutes les mers possibles, -
gain d’espace.
Combien de ces endroits dans les espaces étaient déjà
intimement en moi. Plusieurs des vents,
c’est comme s’ils étaient mon fils.
Toi, l’air, me reconnais-tu, rempli encore de lieux autrefois miens ?
Toi, une fois l’écorce lisse,
la rondeur et la feuille de mes mots.
Dans la forme stable, équilibrée, contrainte du sonnet, aux vers rimés et cependant inégaux, séculaire depuis au moins Pétrarque en passant par Shakespeare, Rainer Maria Rilke s’offre paradoxalement une liberté de bouleverser sa syntaxe en désarticuler les phrases au cours de vers et des quatrains, d’ordonner ses thématiques, de les faire progresser de manière dynamique, comme dans le flux des variations pianistiques, et de les juxtaposer comme dans une mosaïque romaine, orphique justement. Il renouvelle le genre littéraire et musical des tombeaux en favorisant, aux dépens de la plainte, l’éloge de la fonction poétique et de son messager : « Dans l’espace de louange seulement, la plainte peut / aller ». Au limites de la langue, le message n’est alors « dicible seulement pour qui crie dans son chant / Audible seulement par ce qui est divin ». L’inatteignable être de la langue est caressé par la formulation poétique : « Mais n’existe-t-il pas à la fin un lieu, où ce qui serait / la langue des poissons serait parlée sans eux ? »
Cette édition bilingue et soignée bénéficie, outre la traduction au plus près du lexique et de la syntaxe rilkéens par Jean Bollack - qui par ailleurs ne craignit pas la difficulté de Paul Celan[5]- de commentaires philologiques, stylistiques et thématiques éclairants, non sans dégager la lecture de ces sonnets de toute tentation théologique. En l’espèce, Jean Bollack montre comment se fait un passage entre « deux mondes langagiers », langue ordinaire et langue poétique, au cours duquel un « paysage cathartique » permet d’accéder à un monde clair, ordonné par la langue rilkéenne. L’audace démiurgique du poème est en effet également linguistique, en sa cristallinité qui reste à décrypter indéfiniment, au cours patiente et aimante d’une initiation. C’est ainsi que l’audace démiurgique du poème est également linguistique, en sa cristallinité qui reste à décrypter. D’autant que le poète parvient à créer sa propre langue, dont la riche plasticité fascine, voire effraie, tant elle est aussi pure que la « bouche d’une fontaine ».
Photo : T. Guinhut.
Le poète comparait ainsi ses deux œuvres sommitales : « la petite voile couleur de rouille des Sonnets et la gigantesque voilure blanche des Elégies ». La surprise est d’abord un brin décevante, lorsqu’ouvrant cette plaquette des Elégies de Duino fournie par les éditions Allia, l’on constate qu’elles sont devenues prose. Où sont donc les vers libres qui naquirent sous la plume de Rainer Maria Rilke ? Il est vrai que cette traduction de Rainer Biemel, de son nom réel Jean Rounault, datant de 1949, les questions de droit n’ont plus à embarrasser l’éditeur. Elle est cependant aussi fluide que possible, face aux obscurités redoutables du teste rilkéen. Et judicieusement habillée sur sa couverture par une encre impressionnante de Victor Hugo. Quoique là encore la traduction d’Armel Guerne[6] soit fort recommandable.
« Qui donc, si je criais, parmi les hiérarchies des anges, m’entendrait ? » Ce premier vers lui fut dicté dans le vent de l’Adriatique, sur les rochers de Duino, après de longues années vides d’inspiration. Aussitôt la première élégie fut écrite, un jour de janvier 1912. Peu après, la seconde fut composée, suivi de quelques fragments. Il fallut, au travers d’un long silence et de quelques compositions partielles, attendre 1922, à Muzot dans le Valais suisse, pour que les dix soient accomplies, conjointement aux cinquante-cinq Sonnets à Orphée.
Au-dessus de nos modestes destinées, la vie et la mort ne s’opposent pas, là où les anges (guère au sens chrétien) sont chez eux : « Tout ange est terrible », dit la seconde élégie. Développement existentiel de l’être, accession à la douleur et à la mort, vertigineuses sont les interrogations métaphysiques brassées par ces élégies torrentielles. La fragilité humaine est sur la corde raide entre l’animal et l’ange qui serait son parfait accomplissement, tandis que les « amants » sont sa réalité privilégiée, sensible et cependant inquiète : « les amants pourraient, s’ils le comprenaient, dans l’air nocturne parler étrangement ». Ne reste, face au tragique de la condition humaine, qu’à s’élever vers la mort, vers l’éternité, comme l’enfant « dans l’intervalle qui sépare le monde et le jouet », comme les saltimbanques, dont la pyramide des corps est un pont entre la terre et le ciel. Seule est réellement positive la vie du héros, dont « l’ascension est existence ».
C’est à partir de la septième élégie que les vers s’allègent, découvrant l’allégresse face à la nature et au cosmos, s’offrant à une « vie ouverte », consentant à la force de la destinée, peut-être en un rappel de l’éternel retour nietzschéen. La dixième et ultime, au-delà d’un « morceau taillé de la douleur première », se veut transfigurer la mort : « Et nous qui pensons à la montée du bonheur, nous éprouverions ce mouvement du cœur qui nous bouleverse presque quand une chose heureuse tombe ». Ainsi la boucle se referme, en écho à la première élégie où « la beauté n’est que le premier degré du terrible ». Un lyrisme souverain et universel a trouvé son assomption.
Imperceptible est la fine membrane qui sépare érotisme et sentiments. Le poète allemand Rainer Maria Rilke en est bien conscient, lorsque ses vers oscillent entre une « cueilleuse de roses [qui] saisit le bourgeon dru du membre de vie » et « les pétales de paroles douces ». De 1896 à 1925, les mots de l’amour n’ont cessé de nourrir les vers de celui qui sut écrite les didactiques Lettres à un jeune poète. Ainsi le choix d’une soixantaine de poèmes opéré par Sybille Muller a le mérite de donner à lire une autre perspective que celle des recueils tutélaires, entre Les Elégies de Duino et les Sonnets à Orphée, ces grandes odes à l’amour métaphysique.
Qui sont, parmi ces Poésies d’amour, les aimées de Rainer Maria Rilke ? Klara Westhoff, Lulu Albert-Lazard, Baladine Klossowska, Lou-Andreas-Salomé, Marina Tsvétaïeva, dont seules ces deux dernières sont nommées ; « femmes de chair, femmes de papier », pour reprendre les mots de Sybille Muller, car elles sont également lointaines dans l’espace et le temps, comme Marina qu’il ne rencontra jamais, ou Louise Labé, Elizabeth Barrett Browning… Le poète dandy est un séducteur, un Don Juan, « un dragon qui attend endormi dans le vallon de la pudeur », alors que ses vers s’élèvent dans les sphères d’une métaphysique éthérée ; pourtant il n’y dédaigne pas un instant la sensualité. À qui dit-il : « toi seule, tu renais sans cesse » ?
Il ne s’agit guère, même ainsi chronologiquement ordonné, d’un journal amoureux. Mais des éclats de la sensibilité et de l’intellect : le substrat biographique est transmué en nécessité poétique. Etoiles, amantes, roses et fontaines émaillent le discours lyrique, comme autant d’images récurrentes et séminales. Parfois, la mythologie voile avec éclat le désir, comme avec « Léda », où « quand dans sa détresse il entra dans le cygne / le dieu s’effraya presque de le trouver si beau ».
C’est en 1915 que furent créés les « Sept poèmes », pure expression d’un éros exigeant et cependant raffiné. Le poète se fait « colonne en extase anéantie », et réclame harmonieusement son dû de bonheur partagé avec l’aimée :
« Flatte-moi, que j’aille alors vers le dôme :
pour projeter dans tes nuits douces,
avec la force de fusées aveuglant ton sein,
plus d’émotion que je ne suis moi-même. »
À l’aveu d’humilité devant la jouissance s’ajoute une projection de la parole poétique offerte à la complémentaire amante :
« Oh, nous sommes multiples, de mon corps
un nouvel arbre élève sa couronne foisonnante
et se dresse vers toi : car vois-tu, qu’est-il
sans l’été qui règne au-dedans de ton sein. »
Lors de la rencontre avec Lou Andréas-Salomé, dont la « non-présence même garde [la] chaleur », elle est une plus mûre initiatrice, l’équivalent de Diotime pour Platon, voire de Diotima pour Hölderlin ; c’est elle alors qui est le don, et qui insuffle l’apollinien don de poésie :
« Dans nos cœurs que nous gardons ouverts
passe le dieu aux pieds ailés,
c’est lui, tu le sais, qui prend les poètes. »
Cependant, crise et séparation, solitude et absence, sont aussi des leitmotivs à l’adresse de la « Bien-Aimée par avance perdue ». Peu avant sa mort, en juin 1926, une dernière « Elégie » s’adresse, comme dans une élection spirituelle, à Marina Tsvétaïeva, où il faut être « prodigues de louanges ». L’éloge s’adresse tout autant à la puissance de l’aile poétique qui emporte, comme sur les terrasses du château de Duino, l’altitude de l’inspiration.
Une traduction musicale et sensible nait sous les doigts de Sibylle Muller lorsqu’elle écrit (en cette édition nécessairement bilingue) au final d’ « Eros » :
« Soudaine est l’étreinte des divins.
une vie fut changée, un destin enfanté.
Et tout au-dedans pleure une source. »
Alors que Philippe Jaccottet, pourtant redoutable concurrent, proposait plus abruptement :
C’est une idée tout à fait judicieuse qu’ont eu là Sibylle Muller et les éditions Circé ; même si nous aurions souhaité pour ce volume une couverture moins minimaliste. Réunir une telle anthologie, comme Maria Kodama le fit, avec plus d’arrière-pensées, pour Jorge Luis Borges[8], donne à voir un parcours intimiste, sans violation aucune des ardeurs charnelles et des sentiments de Rilke. Rarement comme avec l’auteur des Elégies de Duino, le prosateur des Cahiers de Malte Lauris Bridge, l’épistolier nombreux, qui culminait avec les Lettres à un jeune poète, la poésie venue des bouillonnements de l’amour, où « ces baisers ont un jour été des mots », s’exprime avec un tel lyrisme éclairé pour enfanter tant de bourgeons de sensibilité ; et de sens orphique : « ta façon de fuir m’appartient… Est-ce qu’elle disparaîtra dans ma mort ? » Non ! Elle est pour nous dans le poème.
traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, 2020, 576 p, 24 €.
Jean-Louis Poirier :
Ainsi parlent les dieux. Comment les Grecs et les Romains pensaient leurs mythes,
Les Belles Lettres, 2021, 216 p, 21 €.
Pierre Bouretz : La Raison ou les dieux, Gallimard, 2021, 606 p, 30 €.
Peter Sloterdijk : Faire parler le ciel. De la théopoésie,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Payot, 2021, 400 p, 24 €.
Et si les hommes avaient précédé l’orbe brillante des dieux ? Au lieu d’une genèse originelle descendue de l’omnisciente délibération d’un créateur biblique ou venu de la cosmogonie d’Hésiode, il devrait être évident que l’inventeur du geste divin est sa créature, qui a soin de la faire parler et de l’agiter comme une marionnette colorée en un ciel de gloire. Pour déplier comment l’animal humain devint un « Chasseur céleste », Roberto Calasso ne semble guère observer une démarche scientifique, plutôt mythique comme le conte, et pourtant… Plus près encore des textes antiques, Jean-Louis Poirier lit pour nous comment les Grecs et les Romains faisaient voleter les récits pour faire « parler les dieux », quand Pierre Bouretz s’avise de les faire philosopher. Plus largement et de manière plus caustique, le philosophe allemand Peter Sloterdijk pointe les procédés littéraires et rhétoriques qui sous-tendent les discours du ciel, aussi intéressés qu’enthousiastes.
Au commencement était la chasse. Celle des animaux se pourchassant sans cesse les uns les autres, puis, les imitant, celle des hominidés devenus à leur tours prédateurs, quoique ne sachant pas si le gibier était viande ou démon, aïeux ou dieux. C’est ainsi que l’être humain, selon Roberto Calasso, devint l’acteur et le rédacteur de son Chasseur céleste, du nom d’une constellation entre Sirius et Orion, en ce ciel où s’incarnent les mythes.
Animaux et humains formaient une vaste communauté. Ainsi le centaure Chiron, mi-homme mi-bête, put enseigner la sagesse, en particulier à Achille. Chamans sibériens, « Souverain des Animaux », peintres du paléolithique, tous vivent en un monde où communiquent les forces de la nature. C’est en quelque sorte « le divin avant les dieux ». Eros est un « chasseur prodigieux », Actéon un chasseur puni pour avoir voulu dévisager Artémis, les nymphes une troupe de chasseresses, Orion quant à lui chassé par Artémis et par erreur fut transporté avec son chien Sirius dans la voûte du ciel. Ainsi la trace de ces prédateurs divins essaime parmi les mythes que l’essayiste relit pour nous, comme celui de Céphale et Procris, celui de la Toison d’or, en d’éloquentes réécritures et au cours d’une perspective originale dépliant la filiation des dieux.
À son tour l’homme chasse l’animal. « Le passage à la prédation fut un saut éthogrammatique ». L’imitation et la métamorphose trouvent leur écho parmi celles d’Ovide, poète du « chasseur amoureux », pour qui « il convient que les dieux existent » ; également parmi l’ultérieure démarche scientifique, vers laquelle l’essayiste ose des percées un brin acrobatiques. Par ailleurs, dans la Bible, l’on observe un passage entre les créatures se nourrissant « de la verdure des plantes » au début de la Genèse, puis la possibilité offerte par Dieu à Noé de se nourrir de « tout ce qui se meut et vit ». L’évolution parait plus rapide. Et c’est bien après la fin de la « théologie du sacrifice » que se posera la question de la justice envers les animaux[1]. Mais à l’occasion de l’élevage et de l’agriculture une autre rupture se produit, alors que bientôt une autre chasse court à la poursuite des célestes. C’est alors à la philosophie de relever le défi pour comprendre « les dieux du cosmos », dont les Grecs cherchaient la source chez les Egyptiens.
Le récit aux multiples bras, dont certains sont passablement sinueux, voire erratiques, s’achève sur les mystères d’Eleusis, qui « ne firent jamais partie d’une religion d’Etat ». S’ils ne furent pas défaits par un Christianisme peu tolérant, ils se virent éradiqués par les invasions barbares du V° siècle après Jésus Christ. Les temps du mythe s’achèvent alors pour effacer les proies du « chasseur céleste » et y substituer un dieu céleste. « L’immense histoire de sapiens » est celle du détachement de la matrice animale et de ses dieux pour accéder à la philosophie.
Elégamment assis sur la crête des genres du récit et de l’essai, voire de la prose poétique, entre anthropologie et mythologie, le livre touffu, palpitant d’érudition, de Roberto Calosso puise aux racines des mythes, depuis Zeus descendant parmi les hommes de la terre en s’unissant à Niobé jusqu’à l’imaginaire de « l’âme plus vieille que le corps » chez Platon, qui se demande si le divin imprègne les lois des hommes. L’écrivain brasse de nombreuses allusions aux auteurs de l’Antiquité, entre Homère, Hérodote et Plotin, mais aussi à des esprits aussi divers qu’Henry James et Alan Turing, lançant des sondes jusque vers les Upanisad, vers Beatrix Potter habillant les animaux, ou vers Baudelaire auquel il a consacré un essai[2].
Malgré notre incrédulité, les dieux des Grecs nous persuadent encore, leurs mythes nous font non seulement rêver mais penser. Voilà comment l’entend Jean-Louis Poirier dans son essai tant tourné vers le merveilleux que vers l’intelligible : Ainsi parlent les dieux. L’on y découvre une généalogie des dieux et leur descendance au travers d’autant de chapitres. L’essayiste part en quête des interprétations, « sédimentées depuis longtemps », d’une mythologie cependant toujours vivante dans l’esprit. Puisque « les peuples font leurs mythes comme nous faisons nos rêves », il nous faut en recouvrir l’origine. D’où viennent-ils ? Comment les comprendre, en extraire une vérité théologique, philosophique ? Depuis Hésiode jusqu’à Jamblique, dix siècles de pensée descendent du ciel et des tréfonds des mythes.
Si les épicuriens dédaignent les mythes, ils bénéficient de la « sympathie stoïcienne », par exemple au travers De la Nature des dieux de Cicéron. Au contraire, ce que l’on appelle « l’évhémérisme » est un ensemble d’approches qui considèrent que les récits fabuleux n’ont rien de divin, qu’ils ne sont que d’origine humaine. Evhémère en effet raconte dans L’Inscription sacrée un voyage dans une île merveilleuse où les dieux sont des hommes. De même Palaephatos, dans Sur les choses incroyables, s’appliquait à trouver aux mythes des explications rationnelles et réalistes.
Cette mythologie perdue au magasin des antiquités n’est-elle que « la catastrophe d’une civilisation qui s’effondre », comme l’observe en sa conclusion Jean-Louis Poirier ? Aussi la vérité perdue du divin, autrefois façonnée par des initiations et des mystères, qui sont des « mythologies dissidentes », et malgré les rationalistes, malgré les récusations chrétiennes, mérite d’être « retrouvée », « rallumée », pour y lire les mythes d’origines, à dimension cosmologique, les « fictions mythiques » et allégoriques, comme celles de la caverne ou de l’androgyne chez Platon, dont ensuite Plotin distille la vérité philosophique, par exemple en analysant la naissance d’Eros venu de Poros et Penia, l’abondance et le manque, qui sont ainsi les ressorts de l’amour. Des néoplatoniciens aux gnostiques, tous ces mythes, qui avaient des fonctions d’une théologie naturelle, civile ou morale, conservent leur vitalité allégorique et philosophique. Voilà comment, s’appuyant sur une réjouissante érudition, de Narcisse à Macrobe jusqu’à l’universalisme de Tatien, Jean-Louis Poirier rend au métal poussiéreux des mythes leur intacte lumière, comme lorsque Plotin et Marcile Ficin pensèrent une métaphysique de la lumière qui était censée ouvrir la voie du Christianisme.
Dans une démarche voisine, Pierre Bouretz à la fois s’interroge et pose la nécessité d’une association : « La Raison ou les dieux ». Car la première et les seconds ne sont peut-être pas aussi antinomiques que l’on voudrait nous le faire accroire. Il s’intéresse à l’antiquité tardive, plus précisément à la période hellénistique, lorsqu’au IV° siècle débattaient avec vigueur deux platoniciens, Porphyre (234-310) et Jamblique (250-330). Plus exactement des néoplatoniciens, quoique l’essayiste récuse ce terme tant ils sont parmi la « chaîne d’or » qui découle de Platon, à la suite de Plotin (205-270) et de Proclus (412-485), qui raisonnaient abondamment sans qu’ils s’empêchent de visiter les temples d’Isis avec ferveur. Car la philosophie n’est pas ennemie de la théologie païenne, comme lorsque que Plutarque (46-125) rédigea un Traité d’Isis et d’Osiris. Chercher l’inspiration parmi les voix des dieux n’est pas contradictoire avec l’aspiration des « artisans de la raison ». Pierre Bouretz avait d’ailleurs montré une telle association à l’occasion d’un précédent essai, dont le titre paraissait un oxymore : Lumières du Moyen Âge[3], lorsque l’on était philosophe en accord avec le Christianisme, le Judaïsme, voire l’Islam. Il en ressort que philosopher n’est en rien un brevet d’athéisme. Thomas d’Aquin, quoique par la suite sanctifié, le montra suffisamment. Et revenant à nos néoplatoniciens, l’on aura la preuve que le monothéisme n’est pas plus un prérequis philosophique tant ils étaient polythéistes. D’autant que ces philosophes ne se contentaient pas de leur ancrage grec, mais de leur fascination pour les cultes à mystères et en regardant vers l’Orient, vers les « sagesses barbares », faisant se rencontrer Hermès Trismégiste et Zoroastre, alors qu’ils se savaient menacés par la montée du Christianisme. N’oublions pas que ce courant néoplatonicien bénéficia d’une belle renaissance, à la Renaissance justement, sous la gouverne d’un Marcile Ficin par exemple. De surcroit l’idéalisme allemand, celui de Schelling, au XIX° siècle, lui dut une fière chandelle.
Pierre Bouretz tend à prouver, au rebours de préjugés bien accrochés, que la pensée grecque ne s’est pas envasée dans les bras nilotiques du néoplatonisme, et qu’a contrario elle n’a pas faibli face à Saint Augustin, en dépit de la fermeture de l’Ecole d’Athènes par Justinien en 529. C’est plus la ruine des temples que l’agonie de leur vivacité intrinsèque qui a cassé les jambes de ce néoplatonisme.
La « théurgie » antique s’accommodait de rituels et de pratiques étonnantes, tentant de contraindre les dieux à la volonté de l’officiant, jouant avec les noms, mobilisant la magie. L’on espérait ainsi opérer dans le cadre d’un rapport direct avec le divin. Alors que Porphyre à la suite de Lucrèce prétend au lointain des dieux que la terre humaine ne concerne pas, Jamblique justifie le « culte sacré » par la proximité, la communauté de l’humain et du divin. Là encore il s’agit de parler aux dieux et de les faire parler.
Catedral de Roda de Isabena, Huesca, Aragon.
Photo : T. Guinhut.
À moins que tout cela ne soit que procédés rhétoriques et littéraires empruntant la bouche de dieux de fiction, donc des personnifications et des prosopopées des forces de la nature utilisées par des apprentis thaumaturges avides de pouvoir. Stratégies de communication et de manipulation, tels apparaissent, prospèrent et s’érodent les religions, selon la brillante analyse de Peter Sloterdijk, dans Faire parler le ciel. Ce dans une plus vaste perspective que nos précédents essayistes, puisqu’il prend en écharpe une Histoire qui va de l’Antiquité grecque à notre contemporain.
Au commencement était la poétique et la rhétorique, d’ailleurs théorisées par Aristote. « Deus ex machina, deus ex cathedra », les dieux bouillonnent dans les mythes et donnent leur représentation au théâtre d’Eschyle ou de Sophocle. Les scénographes athéniens avaient agencé une machine appelée « theologeion », une grue tournant autour de la scène, dont la plateforme abritait un comédien masqué figurant le dieu ou la déesse, autorité suprême permettant la résolution du nœud théâtral autant que des grandes énigmes de l’existence. Dans le Judaïsme, l’arche d’alliance et sa Torah aux cinq livres jouent un rôle voisin, alors que l’apparition de Jésus, « le Dieu parlant en soi », puis le « tombeau vide » consécutif à la résurrection, en est la réactivation. Ce dernier bénéficia des « évangélistes qui devinrent ses poètes ».
Cependant, avec Platon, « le divin s’est détaché du mythe, de l’épopée et du théâtre », soit une « sécession » entre la philosophie et la poésie. Il n’est pas impossible que ce détachement de la « société de corruption de l’Olympe », au-delà de laquelle Dieu doit être bon et parfait, soit l’un des prémices de « l’agonie des dieux » qui sera célébrée par Nietzsche. Sans compter qu’un acteur devient à l’occasion du Christianisme prégnant : le mal, le diable !
Ainsi, des épopées d’Homère aux « dieux poétisant » jusqu’aux mosaïques tables de la Loi, sans omettre les divinités égyptiennes, les dieux ont la langue fort bavarde : le « phénomène des dieux parlants »est de l’ordre d’une « théopoétique » (entendons poétique en son sens étymologique de création). Le ciel n’est en rien vide, il déborde de discours, dont le filet de mots protège, menace et régente l’humanité : « En lui, on pouvait penser le monstrueux, l’ouvert et l’ample en même temps que le protecteur et le domestique, dans un symbole d’intégrité cosmique et morale. » Voilà en quoi notre philosophe traite de l’art oratoire qui fit et défit les panthéons depuis l’Antiquité, du besoin anxieux d’injonctions et de textes religieux, tant narratifs, qu’explicatifs, argumentatifs et injonctifs. Ce sont en effet des productions littéraires à analyser en tant que telles, une « théopoésie [qui] ne quitte à aucun moment le domaine de l’inventé, du construit, de l’exacerbé », reflétant nos désirs et nos peurs, notre besoin de compréhension et de législation qui se sont sédimentés siècles après siècles. Ce qui est dit avec l’art stylistique ébouriffant que l’on connait à notre Peter Sloterdijk préféré : « De la même manière que se sont tout récemment formés sur les océans de gigantesques tourbillons de déchets en plastique dont la dégradation biologique prendra des siècles, sinon des millénaires, de gigantesques tourbillons composés de résidus de dieux pourraient apparaître sur les océans de l’âme, même si on les remarque plus rarement. Leur épuration et leur recyclage ne sont réglés ni sous l’angle théologique, ni du point de vue ethnologique, psychologique ou esthétique, ni sur le plan de l’histoire culturelle. »
La satire se glisse avec un malin plaisir dans l’essai, lorsqu’il s’agit du « front orageux » des guerres sous les bannières de la foi catholique et protestante ou des « virtuoses religieux et leurs excès ». « L’avalanche du masochisme ontologique » conduit à l’abandon à la souveraineté de l’autre absolu et à devenir la « marionnette de la volonté divine », ce que l’on constate chez les terroristes islamiques. De même c’est avec réalisme et cynisme que le philosophe perce à jour les martyrs, « apprentis sorciers qui ne reviennent pas de leur voyage dans l’au-delà » et les théologiens, « dramaturges qui traitent de la grammaire des fables ». Plus scientifiquement, « la sensibilité à la transcendance serait la dot de cerveaux androïdes » que leurs préprogrammations innées connecteraient à des « agences de l’au-delà », que l’on tenterait de corrompre par le culte.
« Faire parler le ciel », en tant que lecture théologique du divin, est un ressort qui réside bien plus au royaume de la représentation poétique qu’en celui de la connaissance philosophique. L’éventail religieux est agité par des opérations poétiques où les pouvoirs de la vision, de l’imagination et de la rédaction sont à l’œuvre, exactement comme dans le mouvement d’un souffle d’inspiration emportant le poète comme le prophète.
L’on se doute que les religions monothéistes, Judaïsme, Christianisme et Islam, sont toutes aussi « théopoétiques » que les autres. Toutes sont des machines fictionnelles, soit « des poésies secondes niant catégoriquement être des poésies ». Avec la Divine comédie de Dante[4], en particulier sa troisième partie sur le Paradis, « la poésie obtenait un droit d’entrée dans l’au-delà » par l’entremise du genre merveilleux. La tradition évangélique « dévoile la constitution théopsychiatrique du Christianisme comme celle d’une épidémie programmée de sentiment de culpabilité ». Quant à la fabrique du Coran, l’ange Gabriel qui parlait à l’oreille de Mohammed, « il ne semble exister aucune différence notable entre inspiration et compilation », tant il pratique l’emprunt aux textes bibliques, toit en fomentant une religion éthiquement fort différente, voire antagoniste, en pratiquant, comme nombre de ses concurrentes, des « extinctions théocidaires », même si bien des dieux disparaissent d’eux-mêmes, faute de locuteurs. L’on goûte alors des formules plus que piquantes : « dès qu’un dieu renonce à la médiation de voyantes sous l’emprise de la drogue ou à celle de prophètes aux lobes pariétaux hyperactifs », vient le temps de la Révélation.
L’on ne peut écarter, malgré des velléités judicieuses de « pilotage moral », que « les religions sont des systèmes de persuasions et des écoles d’obéissance qui donnent à l’esprit enfantin des indications sur ce qui est juste, mais ne sont plus dignes de l’esprit majeur qui réfléchit par lui-même ». De telles analyses, déjà classiques, mais dites avec une saine vigueur, sont alors joliment suractives. La critique de l’infaillibilité des fictions permet de montrer combien leurs certitudes peuvent être ubuesques, encerclant par exemple « les organes génitaux des croyants […] dans un anneau d’avertissements dissuasifs ».
« Crépuscule des dieux et sociophanie », soit « aube postrévolutionnaire du lien social », montrent que les Chrétiens deviennent une minorité, alors que l’utopie marxiste fomente une autre religion, ou « le passage de la religion au stade de la parodie ». Ces dieux, « stockés dans des conteneurs lexicaux », tendent à se taire ou à voir leurs nécessités transiter et transiger vers des formes politiques ou culturelles, qu’il s’agisse du peuple ou de la société, concepts qui pourraient paraitre manquer d’incarnation, à moins que ce manque ait pour conséquence une liberté… Or un nouveau theologeion apparait : « la presse ».
Déclinant l’offre théopoéthique, notre philosophe découvre pour nous la poésie de l’éloge, de la patience, de l’exagération, toutes stratégies, néanmoins sincères, cependant au service des dogmes et de leurs servants. Ces « virtuoses religieux » peuvent être à la source d’œuvres sacrées magnifiques, dont la dimension spirituelle et transcendante est à l’honneur de l’humanité. Bientôt le kérygme (ou partage de l'essentiel de la foi chrétienne) se change en propagande, lançant des « offensives de l’offre ». Mais leurs excès comprirent « le travail de la persuasion armée » ; ce plus encore dans l’Islam, « religion au pouvoir » dont les conquêtes se firent moins par la diffusion de la foi que par le fil du sabre. Bien au-delà du concept de « militia Christi » théorisé par Tertullien, la théopoétique devient théopolitique ; le drame islamique, enivré de ses succès, « propageait la terreur sur la base de la traduction de versets sacrés dans les effets des armes ». S’il faut le dire plus nettement, « il incarne l’unique variante du monothéisme à avoir été créée comme un mouvement élitaire déterminé à employer la violence », usant sans partage de la soumission, qui est le sens du mot « Islam » ainsi que de « sexisme cru ». « On ne plaisante pas avec la fiction », ironise Peter Sloterdijk.
Comme le conclue notre philosophe, en son dernier chapitre intitulé « Liberté religieuse », l’on peut espérer imaginer que libérées de leurs fonctions sociales et politiques, les religions pourraient se consacrer à l’interprétation de l’existence dans un contexte universel, en concurrence, voire en congruence avec la philosophie et les arts.
Même si parfois Peter Sloterdijk, immense philosophe des « Sphères[5] », jongle avec les concepts et les métaphores comme un cracheur de langue de feu, un prosateur pyrotechnique recyclant non sans humour les concepts dans un sabir outrageusement contemporain, dont certains esprits chagrins oseraient s’irriter (à l’occasion du « cloud solaire » par exemple ou du « pressing transcendant » du purgatoire), il sait avec un brio fou faire pétiller notre esprit, décapant la couche de poussière accumulée sur la pensée et ouvrant des perspective inédites à l’intellect gourmand de critiques avisées, autant abyssales que stratosphériques, de notre monde comme il va et ne va pas religieusement.
Il est évident que Roberto Calasso, Jean-Louis Poirier et Pierre Bouretz d’une part et Peter Sloterdijk d’autre part ne font pas parler les dieux de la même manière. Les essayistes recueillent et revitalisent leur parole incluse dans les mythes, quand le philosophe montre combien ces fictions religieuses sont les porte-voix des volontés de pouvoir de l’humanité. Si les religions pensent poétiquement le monde, elles le pensent un peu trop souvent politiquement. Lorsque des religions meurent, tombent en désuétude, elles deviennent des mythologies. Ne reste plus qu’à souhaiter que les religions marxistes puis écologistes rejoignent les cieux fictionnels d’où elles n’auraient jamais dû descendre tant elles sont également des amplificateurs de discours appelant à la prise de pouvoir.
Philippe Jaccottet : Le Denier livre de Madrigaux,
Gallimard, 2021, 48 p, 9 €.
Philippe Jaccottet : La Clarté Notre-Dame,
Gallimard, 2021, 48 p, 10 €.
La disparition de l’homme est encore l’apparition du poème. D’abord parce que le 24 février dernier Philippe Jaccottet a rejoint la tombe, ensuite parce que deux recueils posthumes viennent nous enchanter, et surtout parce que la poésie garde sans cesse, à chaque fois qu’une page ouvre, son « cahier de verdure », et le pouvoir de vivre dans ses mots. De La Clarté Notre-Dame au Dernier livre des madrigaux, l’écriture conserve sa finesse translucide, non sans ombres orphiques.
Inactuelle, intemporelle, la poésie de Philippe Jaccottet trouve refuge dans la lecture, et son corollaire la traduction, dans la musique et dans une nature qui ne se range sous aucun drapeau, qu’il soit romantique ou écologiste. De modestes éblouissements, comme des aquarelles verbales, parcourent le Cahier de verdure ou Le Verger, ce depuis son premier recueil d’importance, L’Effraie, paru en 1953.
La conscience de l’impuissance de la littérature n’empêche pas son développement, comme celui d’un enfant destiné à grandir. Pourtant, dès son Requiem de 1947, dont il condamnait l’emphase et qu’il consentit néanmoins à voir publier en appendice du volume de La Pléiade[1], face à des photographies de maquisards abattus par les Nazis, il n’a pu que pleurer ceux qui n’ont pu atteindre la maturité, fauchés par la violence du monde, par les balles du totalitarisme.
Reste en dépit du mal une « lumière terrestre » à célébrer. Ainsi La Clarté Notre-Dame confronte une délicieuse promenade et l’évocation d’un journaliste emprisonné à Damas qui entend les cris des torturés : « J’ai pensé aussitôt que je ne pourrais jamais chasser cette scène de mon esprit, et qu’elle était de nature à saper tout ce que j’avais pu et pourrais encore essayer d’édifier à la gloire de cette lumière terrestre que j’avais eu la chance, indue, sûrement indue, de recevoir en partage ». L’écriture est alors une conjuration, un exorcisme, comme celle exercée par la « clarté » de l’école de Notre-Dame, cette esthétique musicale de la fin du XI° siècle, dans laquelle s’illustrèrent les voix religieuses et transcendantes et résonantes du « Viderunt omnes » de Perotin.
Si l’on ne sait dans quelle mesure Philippe Jaccottet fait allusion à cette dernière musique, c’est de toute évidence plus explicitement qu’il titre un recueil Le Dernier livre de Madrigaux, nommant en outre Monteverdi (1567-1643) en ces vers. Il fut en effet le génial madrigaliste qui inventa le « stilo concitato » (agité) en ces neuf livres de madrigaux, dont le célèbre « Combat de Tancrède et Clorinde », sans omettre les opéras, en particulier Orfeo, auquel notre poète fait écho, en évoquant l’inéluctable disparition d’Eurydice :
« On croirait, quand il chante, qu’il appelle une ombre
qu’il aurait entrevue un jour dans une forêt
et qu’il faudrait fût-ce au prix de son âme, retenir :
c’est par urgence que sa voix prend feu ».
Tout prodige de la lyre est en effet un Orphée qui poursuit l’ombre de son Eurydice que les enfers retiennent. L’on devine également les reflets mouvants des lectures qui accompagnèrent longtemps Philippe Jaccottet : Ovide, Dante, mais surtout Hölderlin, révéré à la fin de La Clarté Notre-Dame…
Une voix orphique chante « la lampe » des « cerisiers blancs », puis « le chariot » des étoiles. Le vin offert « À la beauté du monde » se voit couplé « À la douleur du monde ». Rêvant autour des jeunes filles de Dante et de Cavalcanti, il voit ses « mains tachées par l’âge », alors que menacent de sombres barques.
C’est alors qu’une mince trentaine de poèmes devient aussi vaste que les mythes et que le ciel aux constellations éparses. Le royaume des ombres est traversé en empruntant les traces d’Orphée, d’Ulysse et Pénélope, qui retisse « le tissu bleu du ciel » ; les saisons sont chargées de lumière, ce thème récurrent depuis des décennies. Tout cela illuminé par une intense musicalité, par l’afflux des couleurs : « vert cru, rose angélique et bleu d’iris ». Peut-être faut-il lire en cette esthétique une conception platonicienne : « Il est une beauté que les yeux et les mains touchent / et qui fait faire au cœur un premier degré dans le chant ». Elle s’élève dans le feu diurne des moissons, mais aussi dans l’immensité des nocturnes constellations. Elle est quelque sorte une transcendance sans dieu : « comme si / le Cygne insaisissable entrait enfin dans notre chambre / et qu’il nous eût frôlé de son regard ou de ses plumes… ».
Il ne s’agit pas cependant d’une écriture néo-classique, mais plutôt d’effluves baroques, comme lorsque celui qui pourrait être Eros apparait en un « archer noir aux trop froides flèches ». C’est à la recherche de la beauté, la beauté poignante d’une écriture : « Mais la lumière de ma vie, oiseaux cruels, / laissez-la-moi pour éclairer novembre ».
Clocher de Saint-André, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Aux vers libres du Dernier livre de Madrigaux, répondent, comme en un miroir biaisé, les proses de La Clarté Notre-Dame, écrites entre 2015 et 2020. Lors d’une promenade, une mince cloche des vêpres « à la Clarté Notre-Dame », éveille l’affut des sens et de l’intellect. Quel est ce signal précieux de l’existence qu’il faut « garder vivant comme un oiseau dans la paume de la main », en une rare synesthésie ? Est-ce « figurer le silence », une « sorte de parole » ?
Se remémorant son Requiem de 1946, c’est en son « grand âge » que « si peu de signes du monde » l’atteignent encore, comme une évidence dont il faudrait tirer, qui sait, une résolution salvatrice. Les souvenirs affluent, depuis les montagnes de Sils-Maria et la chambre de Rainer Maria Rilke à Soglio. Nature et poésie vont la main dans la main ; cependant, bien que cette cloche soit venue d’un couvent, elle est « sans résonnance religieuse ». Reste ce qui légitime l’éphémère existence : « beauté surnaturelle », « joie ». Quoiqu’en un mouvement pendulaire ces dernières soient toujours menacées par les « plus bas cercles de l’enfer ». De surcroit viendrait-on à composer le plus beau poème « pour écran à la mort […] rien n’y ferait »…
Poétiques, ces proses crépusculaires le sont sans nul doute, malgré la méfiance envers les comparaisons, les métaphores, « le recours au « comme », l’outil presque trop empressé et quelquefois machinal des poètes ». La difficile cristallisation de l’émotion au moyen des mots et de la syntaxe, sans aucune grandiloquence, trouve une fragile acmé face à une désolante métaphysique.
Si le premier recueil vient des années quatre-vingts, son jumeau est un nouveau-né. Voilà bien une volonté délibérée de la part du poète de les livrer au dernier soir de sa vie, voire de manière posthume, en guise de mélancolique et testamentaire poétique, à tout le moins une quintessence en héritage, soit « des essaims d’anges très frêles ».
Le moins que l’on puisse est que le sentiment de finitude inéluctable traverse l’œuvre entière, comme l’ombre des orages empêche la lumière du jour, dès le recueil L’Effraie[3], en quelque sorte inaugural :
« Sois tranquille, cela viendra!
Tu te rapproches, tu brûles!
Car le mot qui sera à la fin du poème, plus que le premier sera proche de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.
Ne crois pas qu'elle aille s'endormir sous des branches ou reprendre souffle pendant que tu écris.
Même quand tu bois à la bouche qui étanche la pire soif, la douce bouche avec ses cris doux, même quand tu serres avec force le nœud de vos quatre bras pour être bien immobiles dans la brûlante obscurité de vos cheveux elle vient,
Dieu sait par quels détours, vers vous deux, de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille, elle vient : d'un à l'autre mot tu es plus vieux ».
Repensons à ce bouquet de textes critiques consacrés à la poésie française du XX° siècle, L’Entretien des muses[2]: « Jamais un livre de poèmes n'aura été pour moi objet de connaissance pure : plutôt une porte ouverte, ou entrouverte, quelquefois trop vite refermée sur plus de réalité. Tout simplement, je n'ai commencé d'écrire des chroniques que pour avoir été attiré, éclairé, nourri, par certaines œuvres ; pour m'être attristé ou indigné de les voir méconnues ; pour avoir espéré leur gagner quelques lecteurs. Aussi s'agissait-il moins, pour moi, de bâtir une œuvre critique à leur propos, que d'essayer d'ouvrir un chemin dans leur direction ; en souhaitant que ce chemin, une fois l'œuvre atteinte, fût oublié ». Or, au-delà de cette ascèse qui sait se disposer au service d’autrui, ce « plus de réalité », si il a son plus grâce la parole poétique, ne peut plus se satisfaire, malgré la nostalgie qu’elle en a, des mythes orphiques, des consolations de l’au-delà. Ainsi écrivait-il dans cet incisif recueil, À la lumière d’hiver[4]:
« Longuement autrefois j’ai regardé ces barques des tombeaux
pareilles à la corne de la lune.
Aujourd’hui je ne crois plus que l’âme en ait l’usage,
ni d’aucun baume, ni d’aucune carte des Enfers ».
Repensons également à la façon dont en 1990 Philippe Jaccottet évoque, dans les proses poétiques de son Cahier de verdure[5], les pivoines : « Non qu’elles soient farouches, ou moqueuses, ou coquettes ! Elles ne veulent pas qu’on parle à leur place. Ni qu’on les couvre d’éloges, ou les compare à tout et à rien. (…) Elles habitent un autre monde en même temps que celui d’ici ; c’est pourquoi justement elles vous échappent, vous obsèdent. Comme une porte qui serait à la fois, inexplicablement, entrouverte et verrouillée ». Et, ajouterons-nous, comme celle du « blason vert et blanc » d’un petit verger de cognassiers en fleurs. Au-delà de la dévoration du temps et de la contingence, il y a une nécessité inhérente à la condition de l’homme dans le monde : « j’en viens à me demander si la chose « la plus belle », ressentie instinctivement comme telle, n’est pas la chose la plus proche du secret de ce monde, la traduction la plus fidèle du message qu’on croirait parfois lancé dans l’air jusqu’à nous ; ou, si l’on veut, l’ouverture la plus juste sur ce qui ne peut être saisi autrement, sur cette sorte d’espace où l’on ne peut entrer mais qu’elle dévoile un instant ». Est-ce un écho du mythe de l’âge d’or ? De l’idylle et de la pastorale qui ont marqué l’histoire littéraire ? Ou plus exactement la responsabilité de toujours qui incombe au poète de dire l’ineffable beauté…
Peu après Yves Bonnefoy[6], décédé en 2016, un autre grand confiant en la tradition de la poésie nous quitte discrètement, alors qu’il semble avoir choisi pour ultimes recueils de livrer avec ceux-ci la clef labile de son esthétique, et ainsi entrouvrir une porte vers la clarté inquiète de son œuvre entière. « Ainsi ma vie, si près de s’achever, se découvrirait-elle enfin comme une apparence de sens », conclue-t-il dans La Clarté Notre-Dame, tout en observant un conditionnel. Né en 1925 en Suisse romande, vivant le plus souvent à Grignan dans la Drôme, à l’ombre séculaire de Madame de Sévigné, il avait traversé presque un siècle, dont les convulsions l’ont paradoxalement amené à l’essentiel. Il fut un traducteur scrupuleux et sensible, rien moins que du grec l’Odyssée d’Homère, en vers libres, de l’allemand L’Homme sans qualités de Robert Musil, ou La Mort à Venise de Thomas Mann, de l’italien Giuseppe Ungaretti, du russe Ossip Mandelstam[7]… Savait-il que pour bon nombre d’entre nous ses recueils ne nous quitteraient pas, qu’ils auraient un nid secret dans nos bibliothèques, qu’ils sauraient témoigner de la beauté métaphysiquement menacée du monde sensible ?
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer,
Monsieur Toussaint Louverture, « Les grands animaux », 2021, 480 p, 12 €.
S’il existait des Victoires de l’édition, comme il en existe pour la musique, en particulier classique - cela va de soit -, nous prendrions résolument le risque de les décerner à Monsieur Toussaint Louverture. Tirant son étendard du libérateur d’une île caraïbe, qui la débarrassa de l’esclavage, une maison d’édition frappe par sa fantaisie, son ambition, son soin attaché aux maquettes et aux reliures, soin trop souvent absent d’officines patentées. Il a beau publier un titre programmatique, Tu ne désireras pas, nous désirons ardemment les livres de Monsieur Toussaint Louverture, dont Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey pourrait être une autre formule de la sérendipité de son entreprise. Qu’il publie des romans monstres, scandinave ou letton, américains et déjantés, ou encore des romans graphiques, nos pupilles et papilles glissent sur les couvertures illustrées et mordorées, voire merveilleusement luxueuses, à tout le moins purement graphiques en sa collection de poches, même si certains titres peuvent paraitre plus négligeables, avec la furieuse envie de les dévorer lentement.
Non, il ne s’agit ni d’un manuel bouddhiste ni d’une leçon d’ataraxie antique. Quoique… Car le romancier américain Jonathan Miles (né en 1971) commande : Tu ne désireras pas. Ainsi serait assurée la tranquillité de l’âme, tant le désir entraîne son insatisfaction et son éternel retour lancinant. Il s’agit plutôt de savoir combien ce même désir chevillé au corps entraîne de consommation et surtout de déchets. D’où des personnages triant le gaspillage contemporain, faisant profession de récupération, et d’autres, leurs contre-miroirs, qui ne cessent d’en vouloir toujours plus, et sont donc des fauteurs de restes et d’ordures, là où sociologie du présent et archéologie future se croisent.
Investissant un appartement vide en plein New York, Micah et Talmage sont des squatteurs qui vivent d’un peu d’amour et de « déchétarisme », mode de vie entre recyclage et écologisme, le second avalant « de pleines fourchetées d’idéologie » auprès de la première, « végan stricte », qui eut une enfance autarcique à la Robinson et « un rêve d’Eden » - ce qui est l’un des plus beaux récits d’aventure et d’éducation du roman.
Autour d’eux, Elwin, linguiste et « médecin légiste des langues mortes », dépouille une biche tuée par sa voiture et en récupère la chair dont il nourrit son obésité. Il est censé contribuer à prévenir du danger d’un dépotoir nucléaire, délivrer un message destiné à résister à l’entropie jusqu’à la fin des temps ; alors que son père est délabré par la maladie d’Alzheimer. Un « garde-meuble » encombré devient le « mausolée » d’une victime du 11 septembre, sous les yeux de Sara, sa veuve, flanquée d’Alexis, une adolescente dévorée d’angoisses et obsédée par les punaises, dont le bébé risque de finir à la poubelle, à moins qu’il soit une espérance…
Par chapitres alternés, l’on passe du « squat d’apocalypse » aux vieilles créances impayées et rachetées par Dave en vue d’un bénéfice fabuleux : « des Lazare financiers que l’on faisait lever de leur tombe ». Face au site de déchets nucléaires, Elwin épilogue sur la disparition des bibliothèques de l’Antiquité : « On a juste des tombes et des tas d’ordures », tant en récitant les derniers vers d’ « Ozymandias » de Shelley : « Autour de la ruine / De ce colossal débris, sans bornes et nus / Les sables solitaires et unis s’étendent au loin[1] ».
La fresque sociale est certes une satire de la société de consommation, néanmoins peu manichéenne ; mais les psychologies individuelles y sont passées au scalpel, le pathétique omniprésent suscite la pitié, mais aussi le rire lors de scènes épiques et picaresques, et l’on craint de finir son existaence dans un broyeur à ordures puant. Là où chaque forme de déchet est la métaphore d’une personnalité, d’une vie, une amère philosophie morale exsude de cette somme qui va croissant en beautés : que reste-t-il de nous sinon nos épaves ?
En dépit d’un vocabulaire courant, voire vulgaire, le roman s’honore de bien des métaphores qui jaillissent dès l’incipit. Ce qui ne s’épuise guère en cours de lecture, tellement l’on croise de belles bricoles : « un lustre pendouillant du plafond en ruines tel le corps desséché d’un alpiniste étranglé par sa corde de rappel ». Que faire de ce « capharnaüm du connu et de l’inconnu », sinon un roman ?
Tu ne désireras pas fait partie de ces romans ambitieux comme savent parfois en produire les Etats Unis d’Amérique. Il a su agréger son polyèdre de récits autour d’un concept générateur, soit la relation entre le désir et le déchet, comme le firent les plus grands : William Gaddis[2] autour des « reconnaissances », et, à une plus modeste hauteur, les « corrections » d’un autre Jonathan, Franzen[3] cette fois. En un volume somptueusement vêtu par son éditeur esthète, il faut fouiller les débris dérisoires et splendides d’une civilisation, où sans nul doute, l’on trouvera, en sa plus noble expression, la littérature.
Selon l’argumentaire facétieux de l’éditeur, « Les grands animaux » est une collection de poches « qui rassure Monsieur Toussaint Louverture, dans laquelle sont publiés des livres cultes, des grands romans et des chefs-d’œuvre de façon suffisamment belle pour que vous ayez envie de les voler, mais suffisamment accessible pour que vous n’ayez pas à le faire ». Au sein de ces poches en forme de discrets bijoux, les ouvrages s’abritent sous une jaquette qui est « du Pop’Set riviera Blue de 170 grammes sur laquelle a coulé la plus limpide des dorures ». La chose est aussi joliment dite pour les papiers et la police, à chaque fois soumises à variation ; ce qui autorise de lire tous les colophons comme de véritables poèmes.
La fantaisie de Monsieur Toussaint Louverture ne lui a pas permis d’ignorer un classique de la littérature britannique, soit un roman de fantasy animalière : Watership down de Richard Adams[4]. Les lapins aussi ont droit aussi à leur Iliade et à leur Enéide. Car ces gracieux mammifères, menacés par les activités humaines, doivent fuir leur garenne natale, à la recherche d’une nouvelle Rome pour installer une colonie. C’est, à travers la campagne anglaise, le déploiement d'une aventure épique jalonnée de nombreux obstacles et péripéties, sans oublier plusieurs rencontres qui vont changer la manière de voir le monde de ces agiles quadrupèdes. Ces actives peluches - et néanmoins sauvages -, aux oreilles sensitives, ont leur langage, leur mythologie, organisent leur société et leurs mœurs, en une étonnante métaphore de l’humanité, à la fois poétique et satirique : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », disait Jean de La Fontaine. Ce que Richard Adams n’a point oublié en son apologue passablement humoristique, et plus sérieux qu’il n’y parait.
Semblant dès son titre promettre de répondre à bien des questions existentielles, voici La Rivière pourquoi, signée David James Duncan. La chose pourrait paraître aussi anodine qu’une histoire de pêcheurs à la mouche du côté des monts de l’Oregon, quoique solidement trempée par l’humour. Or l’on n’échappera pas, et c’est heureux, aux allusions plus ou moins philosophiques qui tissent le récit : « Pêcher ? Pêcher quoi ? – Le bonheur, la consolation, la façon de comprendre la mort de quelqu’un comme Abe, le pourquoi de la Tamanawis, la beauté d’une Eddy […] la tradition éternelle qui, avec le soufi Attar[5], proclame que « Du dos du poisson à la lune, / chaque atome est témoin de son existence ».
Né d’un paternel, pêcheur à la mouche impénitent et écrivain volontiers ampoulé, surnommé « H20 », et d’une mère « cow girl » de la pêche au ver, simplement appelée « Ma », Gus Orviston, héritant des qualités et travers de ses deux parents, nous raconte sa vie qui, à peu de choses près, se résume à son irréfragable passion pour la pêche. Parmi des torrents bouillonnants, des gorges sauvages, des rapides et des cascades, le gugusse est à la recherche d’un graal, la rivière parfaite qui répondrait à ses désirs et rédimerait ses alternances de désespoir et d’euphorie.
Que Gus Orviston, prodige de la pêche s’il en est, rencontre « adorable pêcheuse », perchée dans un arbre au-dessus de l’eau, un cadavre ou un chien philosophe nommé « Descartes », il mêle registre épique et burlesque. Oscillant entre désespoir et euphorie, enchainant prise de truite de mer ou de torrent, saumon aux couleurs rosées, il satisfait autant les inconditionnels de l’ichtyologie que les amateurs de récit enlevé, poudré de satire et d’enthousiasme, non sans autodérision. Car le saumon est ici un Moby Dick au petit pied. Au-delà des aventures aquatiques, La Rivière pourquoi se veut un hymne lyrique à la beauté de l’existence et à la liberté dans le cadre d’une nature sauvage. Le roman d’apprentissage associe le souci de l’écologie et un mysticisme un tant soit peu allumé : « Alors, j’ai su que la ligne de lumière ne menait pas à un royaume mais à un être, que la lumière et l’hameçon étaient à lui et qu’ils n’étaient faits que d’amour ».
Né en 1952 à Portland, dans l’Oregon, David James Duncan s’est fait un nom avec ses deux romans à succès The River Why (1983), d’abord traduit sous le titre La vie selon Gus Orviston en 1999, et The Brothers K[6] en 1992, qui ne sont pourtant guère kafkaïens. Les bottes de pêche aux pieds, la canne à la main, il n’en pas moins l’esprit affuté par la lecture d’écrivains et philosophes spiritualistes, d’Hermann Hesse à Gandhi. L’on se doute qu’il a bien des affinités avec le « nature writing » américain, de Thoreau[7] à Gary Snyder et Jim Harrisson, quoiqu’il ne dédaigne pas Ken Kensey.
Visiblement « la grande idée » de son roman pansu a rencontré ces lecteurs, au point qu’il bénéficie chez notre Monsieur Toussaint Louverture d’un triptyque éditorial : sa première édition, courante et bleutée, soignée à l’habitude, son poche et son luxueux écrin orné d’un cœur arbustif et doré (soit l’ « édition Wakonda », déjà épuisée). Les huit cents pages buissonnantes du deuxième roman de L'Américain Ken Kesey (1935-2001) se parent d’un titre à la fois modeste et hyperbolique, qui pourrait être chez notre éditeur une devise : Et quelquefois j'ai comme une grande idée.
C’est un drôle de loustic psychédélique que ce Ken Kesey, pratiquant l’écriture excitée par diverses substances hallucinogènes. Son premier roman, Vol au-dessus d'un nid de coucou[8], avait été remarqué pour son traitement psychiatrique halluciné, avant de se payer un trouble succès, dopé qu’il fut par le film de Milos Forman qui s’ensuivit et dans lequel l’acteur Jack Nicholson est joliment horrifique.
Nous sommes encore une fois dans l'Oregon, sur la côte pacifique des Etats-Unis, mais à « Wakonda », où pullulent et jaillissent des sapins géants, nous dédaignant du haut de leur cent mètres. Il faut bien en abattre pour vivre, mais les bûcherons se mettent en grève, avec le secours de leur syndicat dirigé par Jonathan Bailey Draeger. Sauf que dans le clan des Stamper, une famille un peu tête de cochon, l’on préfère braver le syndicat, suspendre un bras arraché devant sa maison en guise de déclaration de guerre, augmenter l’abattage et la production de grumes qui descendent la rivière en direction des scieries. Pérennisant le mythe du colon américain, le trentenaire et « illettré » Hank Stamper use de sa force physique à l’envie lorsqu’il lui vient l’idée d’appeler à la rescousse son demi-frère, Leland ou Lee, qui à vingt-quatre ans, revient de New York où il vivait avec sa mère. Ce dernier est à l’antithèse de Hank, car étudiant chétif, de surcroit nourri de rancune : n’aurait-il pas en tête quelque plan vengeur ? La confrontation aura lieu sous les yeux du patriarche octogénaire déclinant, Henry, focalisant le conflit des bûcherons sur ces deux acteurs bien opposés. Le duel entre la brute et le subtil jeunot ne sera pas aussi manichéen qu’on pourrait l’imaginer. Le premier est un franc gros bras, le second plus pervers qu’il n’y parait. Le suspense se double du trouble comportement de Viv, l’épouse de Hank, jolie à souhait. L’on n’oubliera pas maints personnages secondaires gravés avec autant d’acuité, alors que les retours au passé familial construisent le soubassement de la fresque, que s’échangent les voix au moyen de dialogues entrecroisés et animés, sans compter les italiques du monologue intérieur, en une polyphonie qui double la narration, comme si nous étions sur la scène d’un théâtre antique, alors que les rugissements des eaux et des vents jouent le rôle du chœur. Le combat final est un morceau d’anthologie : « mon frère et moi sommes finalement, totalement, éperdument tombés dans les bras l’un de l’autre pour notre première, dernière et si longuement attendue danse de la Haine, de la Peine et de l’Amour ». Le conflit familial et social est devenu un chant épique, parmi une nature plus puissante que l’humanité : « Tout est vanité et poursuite du vent »…
Photo : T. Guinhut.
Sans vouloir ni pouvoir être exhaustifs, rendons justice à quelque titres phares de Monsieur Toussaint Louverture, que nous avons d’ailleurs déjà chroniqués dans les pages du Matricule des anges et sur celles de ce blog. Par exemple, Mariam Petrosyan avec La Maison dans laquelle, Jan Kjaerstad avec Le Séducteur, ou encore Vilnius poker, de Ricardas Gavelis, quoique nous omettions ici, Personne ne gagne, de Jack Black[9], ou Kairo de Steve Tesich[10]. Et tous ceux que notre appétit de lecture n’a pas eu la force de dévorer…
Où se trouve cette « Maison », dont Mariam Petrosyan ne précise pas « laquelle » ? Mystère. L’on sait bientôt qu’à dix-huit ans il faut la quitter, toujours à son plus grand regret. Mais au lecteur il faudra une patiente persévérance, au long cours de quelques centaines de pages, pour comprendre qu’il s’agit d’un « internat pour enfants handicapés », ou bien inadaptés, rejetés, parmi lesquels on distingue les « Roulants » et les autres. Elle est parfois surnommée la « Maison Grise » des « enfants-chiendents ». L’on pourrait croire que cette prison délicieusement consentie n’est que masculine, ignorante du sexe opposé, alors que les filles ne sont que des ombres de la bibliothèque, habitant un autre étage, plus lointain que la stratosphère ; quand, au milieu du livre, « la Nouvelle Loi » permet soudain de visiter les uns, les unes et les autres, de découvrir « Rousse », « Sirène », « Chimère », « Aiguille »...
L’on vit par dortoirs, par confréries, d’où l’on exclut l’un, où l’on accueille les autres. Là règnent des conventions, des rituels, des interdits, des conflits et des complicités. Les clans se surveillent, s’affrontent, chapeautés par des mâles dominants. Même si l’on n’y est jamais seul, en un chaud collectivisme, en une lourde et menaçante promiscuité, chacun peut se ménager des moments d’intériorité, sous ses couvertures, dans un coin de la cour, voire dans la punition de la « Cage ». Pour ses habitants, la « Maison » est l’espace d’une « enfance sauvage et libre », où ils peignent les murs, font de la musique, écrivent des poèmes, participent, en l’apothéose de la dernière nuit, à une « Nuit des Contes »[11]…
Le Norvégien Jan Kjaerstad saute allègrement par-dessus la convention de la chronologie, écrivant en son Séducteur. À la manière d’une constellation, l’histoire de Jonas tourne autour de son point nodal : la mort de son épouse. Que l’on se rassure, il ne s’agit pas d’un énième policier, gonflant dangereusement les rayons d’un genre avide de clichés ; de plus la fin nous laissera au même plan cinématographique, non résolu. Outre le cadavre sanglant de l’épouse, c’est leur rencontre, lorsqu’enfants, leurs bicyclettes se heurtent, qui fait le « moyeu du récit », le lien entre école et maturité, et de la roue de l’existence. Le tableau familial est le biais par lequel passe une satire de la Norvège toute entière, aux nouveaux riches incultes et péremptoires, clinquants et affreusement conventionnels. Heureusement, l’enfance et l’adolescence du héros, racontées par facettes au moyen d’un narrateur omniscient, parfois critique, toujours mystérieux, sont entourées par divers initiateurs. Sa sœur dont l’exposé didactique exhibe son sexe à sa vue, son ami Gabriel aux bavardages infinis à bord d’un bateau qui faillit heurter un ferry, sa complice Néfertiti grâce à laquelle Jonas joue Duke Ellington à l’harmonica et « se transforma psychologiquement en homme du grenier». De plus, autour de Jonas, de multiples figures de l’artiste éclairent sa mémoire et son espace : Ole Bull, le musicien virtuose du XIX° siècle, voyageant jusqu’au sommet des pyramides, le sculpteur Gustav Vigeland dont l’imagination gothique est « débridée », ou la peintre Dagny M., étrange et fascinante[12]...
Venu des tréfonds de l’Europe, voici un opus sombre, inquiétant, monstrueux. En un mot : fascinant : Vilnius poker, de Ricardas Gavelis. Il émane d’ « au-delà des barbelés » du goulag, ravivant le passé de la Lituanie, entre chape de plomb soviétique et indépendance rêvée. En autant de parties, quatre voix effectuent cette descente aux Enfers littéraire, se débattent à la recherche d’une liberté impossible : Vytautas, l’ex-prisonnier, au sexe de « bête couvert de cicatrices », Martynas, auteur d’un « Extrait des marmoires », la blonde Stefania, enfin la « Vox canina » d’un étrange chien philosophe.
Vytautas Vargalys, qui est peut-être le double de son auteur, n’est-il qu’un narrateur paranoïaque ? Dans un immense et labyrinthique monologue intérieur, seulement parfois coupé de dialogues, il exhibe sa personnalité trouble, ses errances dans Vilnius, la capitale lituanienne, sa brève passion pour une « Circé des carrefours ». Epié, pense-t-il, par une « organisation fantomatique », il se fait embaucher par la bibliothèque, parmi les « informaticiens sans ordinateurs », chargés d’un catalogue absurde et inaccessible, mais pour « mener [son] enquête clandestine ». Qui sont-ils ? Tous ceux qui, au cours de l’Histoire, ont incendié des livres. Ils ont pour « but de kanuk’er les gens, de les priver de leur cerveau et de leur résolution ». À moins qu’ils soient l’allégorie du communisme qui vampirise la Lituanie, « des suppôts de Satan -tous ces Staline, Hitler, Pol Pot »… Au cours de cette quête des entités malfaisantes menacent la raison de Vytautas, seule la jeune, séduisante - et presque nabokovienne - Lolita parait lumineuse (il aime « le jazz de ses paroles »), si elle n’est pas un leurre dangereux. Elle participe à la tension érotique, parfois obscène, en aimant ceux qui sont marqués « par les glyphes du malheur ». En effet, l’anti-héros ne poursuivra son errance que jusqu’à son arrestation, sa disparition, probablement dans les « caves du KGB [13]».
Emil Ferris : Moi ce que j'aime c'est les monstres.
Si soucieux de qualité graphique, un tel éditeur ne pouvait omettre le roman graphique. En effet, « Moi ce que j’aime, c’est les monstres »[14], en plus, cela va sans dire, des livres de Monsieur Toussaint Louverture. Roman familial et maelström de hachures et de couleurs, les monstres d’Emil Ferris envahissent la psyché d’une petite fille tourmentée. L’abondance du noir et blanc griffé, des bleuâtres, des rouges sanglants et du violacé, intrigue, inquiète. Les prestiges dangereux, dépressifs, du fantastique et de la peur saisissent l’imagination du lecteur, vigoureusement sollicitée. Car le cocktail détonnant Chicago, vampires, Allemagne nazie, déferle sur l’existence de la petite Karen Reyes, qui n’a que dix ans. La vulnérable héroïne, affublée d’un imperméable de détective, se rêve en loup garou pour transcender la violence familiale et urbaine. Sa belle voisine, Anka Silverberg, prétendument suicidée d’une balle dans le cœur, se révèle une revenante des camps nazis, ce qui donne lieu aux plages d’un récit emboité. Un monstruit pandémonium s'abat alors sur Chicago, prête à courir à feu et à sang, à l’occasion du meurtre de Martin Luther King, autant que dans le psychisme torturé du miroir déformant de la jeune narratrice. Elle lit des magazines d’horreur, dessine sans cesse, entre dans les tableaux de l’Art Institute, enquête au sujet d’Anka, côtoie le cancer de sa mère, rencontre des « filles-serrures »… Sous ses canines protubérantes imaginaires elle pense achever la « vie de non-morts » des vampires. En ce combat entre le bien et le mal qui l’assaille, sa quête lui permet-elle, au travers des peintres du musée, de trouver Victor, son frère monstrueux perdu ?
L’ouvrage, prétendant être en partie autobiographique, est sans nul doute fantastique, car menacé par le pire de notre monde et du surnaturel, magnifié par des crayons virtuoses. Les allusions à des œuvres d’art, à la littérature, fourmillent, sans compter la religion, le satanisme, Dracula et Frankenstein… Onirique et cauchemardesque, caricatural, parodique, souvent tendre, morbide et psychologique, voire psychanalytique, le baroque opus, que l’on se concentre sur les textes ou sur les images, inséparables, n’ennuie pas un instant, nous emportant dans un maelstrom visuel et intellectuel proliférant. Lors, nous pensons à l’expressionnisme allemand, à M le Maudit de Fritz Lang, par exemple. Art Spiegelman, l’auteur de Maus[15] (cette bande dessinée où des chats nazis persécutent des souris juives) ne tarit pas d’éloges sur les monstres trop humains qui sont les excroissances vénéneuses du cerveau d’Emil Ferris. La romancière et graphiste, née à Chicago en 1962, fut mère célibataire, longuement handicapée par un virus, consacra cinq années à son œuvre, sans se préoccuper des standards de la bande dessinée, bousculant l’espace des pages. Tel est l’univers unique de ce surgeon du romantisme noir et du gothique anglais surgi du stylo-bille de Dame Emil Ferris.
Nous n’aurons pas ici exploré tout le catalogue, encore en ébullition, de Monsieur Toussaint Louverture, seulement jeté des coups de sonde, aux hasards concertés de nos lectures. Ce qui gisait, oublié au tréfonds d’autres maisons d’éditions françaises, ignorés parmi les champs de pépites des éditeurs étrangers, méconnus et lointains, brille là d’un éclat noir et d’un pétillement d’arc-en-ciel vigoureusement esthétique. Certes l’esprit chagrin regretterait qu’un tel éditeur ne prenne guère le risque de découvrir des inédits, des auteurs imberbes ou chenus que l’édition traditionnelle ne sait que dédaigner, mais qui saurait lui tenir rigueur de ne pas y risquer sa chemise ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.