Cathédrale Saint-Pierre, Saintes, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Miscellanées littéraires :
Odile Massé, Richard Canal,
Mary Elizabeth Braddon,
William Chambers Morrow, James Morrow,
Sarai Walker, Andreï Guelassimov,
Nino Haratischwili & Sofronis Sofroniou.
Odile Massé : Forêt des mots, dessins de Paul Pignol,
L’Atelier contemporain, 2022, 160 p, 20 €.
Richard Canal : Cristalhambra, Mnémos, 2023, 304 p, 21,5 €.
Mary Elizabeth Braddon : La Bonne Lady Ducayne,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Jacques Finné, Corti, 2024, 80 p, 13,50 €.
William Chambers Morrow : Dans la pièce du fond,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Baptiste Dupin, Finitude, 2022, 192 p, 19 €.
James Morrow : Lazare attend,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sara Doke, Au diable vauvert, 2022, 496 p, 21 €.
Sarai Walker : Les Voleurs d’innocence,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janique Jouin de Laurens, Gallmeister, 2023, 624 p, 26,40 €.
Andreï Guelassimov : Purextase,
traduit du russe par Raphaëlle Pache, Editions des Syrtes, 2023, 344 p, 23 €.
Nino Haratischwili : Le Chat, le Général et la Corneille,
traduit de l’allemand par Rose Labourie, Belfond, 2021, 592 p, 24 €.
Sofronis Sofroniou : Fonte brute,
traduit du grec (Chypre) par Nicolas Pallier, Zulma, 2023, 368 p, 23,50 €.
Selon le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1776, les miscellanées sont « un recueil de différents ouvrages de science, de littérature, qui n’ont quelquefois aucun rapport entre eux ». En effet, ce seront là dix éclats de lumières jetés sur un autel littéraire, au moyen de minces articles – mais pas forcément consacrés à de minces livres – que leur format presque lilliputien ne permettait pas de voir publiés sur ce blog, mais qu’il fallait rédimer, pour les offrir à la curiosité du lecteur, voire à quelque secrète lectrice qui en serait charmée. Ils ont le plus souvent, et de loin en loin, été publiés dans Le Matricule des anges, au risque d’avoir été oubliés. Les voici peut-être rédimés. Et puisque qu’aucune cohérence ne les relie, nous adopterons une démarche centrifuge, en partant de quelque Française, Odile Massé, en passant par des Anglais et une Américaine, sans oublier deux homonymes anglo-saxons, une Macédonienne, jusqu’à deux lointains Russes et un Chypriote. L’intime et le soin du langage côtoient ici le Space opera de la science-fiction, le gothique sentimental joue avec le fantastique du plus bel aloi, voire le surnaturel théologique ; quand le conte familial tragique culbute les mariages un brin burlesques, les trépidants souvenirs d’un rappeur et les désastres de la guerre, ou encore les structures labyrinthiques et oniriques du récit…
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Odile Massé : Forêt des mots.
Quoique laconique, le titre dit assez l’intrication entre un espace et le langage, de plus la métaphore qui les unit : Forêt des mots. Une alternance de brèves proses et d’un vaste flux de vers libres compose ce qui est moins un recueil qu’un poème au long cours. Nous voici dans une forêt obscure dantesque mais sécularisée, dans laquelle s’aventurent des êtres parlants. Une tribu disparate avance dangereusement, frayant son chemin parmi les arbres à la manière de qui s’avance parmi les dangers du langage, « taraudant la moelle avec fureur ».
Le déroulé poétique parait puiser au fonds le plus ancien des littératures. En un conte mystérieux, l’on croise « la maison de l’ogre », les protagonistes sont « tourmentés par l’attente des loups ». Cependant le récit et son flux de paroles est intemporel ; il s’embrase par instants de lyrisme, il bruit de polémique et d’ironie, non sans véhiculer une ardente satire contre notre modernité.
Les paroles sont vivantes, « comme autant de lianes », les voix s’entremêlent, c’est « une mission d’enfer », tandis que le bavardage et l’urgence poétique parcourent les pages avec une intense vibration, dénonçant au passage les clichés et les attentats contre la langue, mais aussi son « leurre ». L’on croirait lire une fatrasie, une épopée de l’humanité à l’incertain destin. Parfois, dans la course et la rumeur langagière, des aphorismes signifiants pointent leur nez : « Qui n’a plus de mémoire n’a pas de devoirs ».
À la voix singulière d’Odile Massé sont associés les expressifs et dansants graphismes et sanguines arbustifs de Paul de Pignol qui illustrent cet ouvrage : le seul reproche que l’on puisse leur faire, c’est d’être trop peu nombreux.
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Richard Canal : Cristalhambra.
Space opéra, puissances politiques, ordre religieux, Richard Canal fait feu de tout bois pour alimenter sa science-fiction multi-planétaire, situé dans les sphères de Cristalhambra.
Parmi les huit « Quadrants », règne la Chancelière Farida Dontzen, dont l’univers est menacé par la chute de la planète « Déloria » sous les coups de l’énergie infinie des « mornes », non sans que les réseaux de la « Trame » soient également attaqués. Voilà le résultat de « l’essaimage de l’humanité à travers le vide intersidéral » et de la duplication des individus « dans l’Analog Word sous une forme solide, la personna ». De surcroit la mort prochaine de celui qui espérait l’immortalité, Kuniaki Toshigawa, maître du plus riche Quadrant, risque de faire s’écrouler la coexistence des puissances. À l’occasion de ce personnage, la culture japonaise est omniprésente. Cédant à la glace, « Cristalhambra, la ville vertige » est le reflet de cet équilibre menacé. Et qui sait si les âmes rejoindront la planète « Animamea » ? C’est l’enjeu d’un vaste conflit religieux, y compris avec les Templiers qui fomentent d’éliminer la Chancelière. Entre les adeptes de la « Congrégation du Retour » sur terre et les expansionnistes, le sort de l’empire est fort disputé. Un enfant, nommé Inti, va jouer un rôle prépondérant, car investi d’une mission par la ville…
Il y a plus de guerre que de paix dans cette monstrueuse épopée. L’orgueil et les dissensions économiques sont le signe qu’un tel roman est une métaphore de notre monde. En cinquante chapitres aux noms de personnages alternés et récurrents, la narration progresse jusqu’à l’épilogue avec la mécanique heurtée d’une horloge atomique. Peut-être Richard Canal, tant son imagination bouillonne, est-il le digne émule de Dan Simmons[1] dont la tétralogie d’Hypérion est probablement le plus ample et le plus subtil joyau de la science-fiction contemporaine…
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Mary Elizabeth Braddon : La Bonne Lady Ducayne.
Qui sait si nous sommes dans un roman à l’eau de rose ? Mais une eau peut-être teintée de pourpre, celle du sang. Car la Cendrillon du récit, la jeune londonienne Bella, doit se résoudre à devenir demoiselle de compagnie auprès de « la Bonne Lady Ducayne », pour contrer sa pauvreté et celle de sa mère, au péril de sa vie, quoiqu’elle n’en ait pas le moins du monde conscience.
Engagée par une fort vieille dame, « la rêveuse romantique » est derechef embarquée dans un voyage en Italie, qui lui « avait toujours paru utopique ». L’euphorie est au rendez-vous parmi les paysages méditerranéens. Mais le plaisir de Bella s’émousse : n’est-elle pas moins en forme ? Pendant que Lady Ducayne affecte une vieillesse indécente sous son « masque parcheminé », elle est assistée par le docteur Parravicini, qui la contemple en « artiste qui ressentait une immense fierté devant sa création ». Ce dernier panse également des piqures de moustiques « au sommet d’une veine » de la jeune fille, dont les prédécesseures ont vu leur santé décliner jusqu’à la mort. Les cauchemars et la mélancolie l’oppressent. Herbert Stafford, bien plus jeune médecin, qui avec stupéfaction reconnaît sur le bras blessé la marque d’une « saignée », saura-t-il veiller sur elle et sur son cœur ?
Auteure aussi originale que prolifique de roman policiers, Mary Elizabeth Braddon (1835-1915), aime cependant à flirter avec le conte, voire le fantastique, ce dans la tradition du courant gothique. C’est en effet, en 1896, soit un an avant le Dracula de Bram Stocker[2], dont elle était l’amie, une délicieuse variation sur le thème du vampirisme. Elle use d’une écriture vivante et colorée, d’un art du suspense consommé, non sans le sens de l’ironie, parfois ravageur. De ce côté de la Manche, une victorienne trop ignorée, en somme.
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William Chambers Morrow : Dans la pièce du fond.
Traduit par un homonyme du détective Dupin créé par Allan Edgar Poe, voici entre ce dernier, Lovecraft et Stephen King, un chaînon manquant à redécouvrir. William Chambers Morrow (1854-1923) est l’inventeur d’un genre oxymorique : le fantastique policier, auquel il excelle parmi dix nouvelles. Leurs titres sont tout un programme : « L’automate hanté », « L’ombre fatale », « L’étrangleur écarlate ». Parmi une telle compagnie, « La femme dans la pièce du fond », qui donne son titre au recueil, acquiert son poids de mystère morbide.
Notre nouvelliste aime les automates : l’un répète : « Je suis hanté » pour jouer un tour à son acquéreur, un riche et vieil alcoolique qui séquestre sa nièce ; l’autre est un maléfique pendu qui s’anime à l’heure dite dans une pendule. Son sosie, qui a « le meurtre sur le visage », prend le temps de boucler le cycle de la vengeance. Non loin de là, les phrénologues discernent dans le crâne d’un jeune garçon, qui se trouve être le narrateur, le profil d’un « meurtrier », quoique moins virtuose que cet « étrangleur » au bras serpentiforme. C’est en glissant le doigt jusqu’au cerveau d’une victime que la fille du chirurgien découvre son identité, voire la criminelle… Le détective nommé Rutan est à la recherche d’un homme monstrueux et d’une femme fascinante qui sera victime d’un énorme python. Le principe du mal est-il humain ou animal ?
Les récits scrupuleux montent en puissance jusqu’à une amé palpitante, une chute surprenante. Angoisse, tension, folie, tout accuse un crescendo redoutable, non sans ironie lorsque le narrateur joue avec le suspense et avec les nerfs de son lecteur.
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James Morrow : Lazare attend.
Venu des temps bibliques, Lazare, opportunément ressuscité par le Christ, s’offre une nouvelle résurrection sous le clavier impertinent de James Morrow. Prétendant que son histoire ancienne était un « tour de magie », le voici réincarné en « Larry » à New-York dans les années soixante. Un cinéma diffuse une pornographique « Salopmé » et autres « films bibliques à succès », il découvre Freud et les comics de super-héros.
Après un tel prologue, reprenant le fil de sa mémoire, il est forcé de fuir la Judée. Nouveau « Juif errant », il trouve refuge avec les deux Marie et Madeleine sur un bateau somptuaire égyptien, dont le timonier est un automate à tête de crocodile, qui use d’un « globe de vision ». Vaisseau spatial et temporel, « chevauchant frénétiquement le calendrier », il permet un voyage parmi des temps et des personnages hallucinants, entre Rome et Alexandrie, gladiateurs, thuriféraires d’Astarté, et une philosophe épicurienne, Celaeno, qui devient un moment l’épouse de Lazare, avec lequel elle met en œuvre une bibliothèque philosophique.
Nos « chrononautes » filent vers l’époque de Constantin, pour, à l’aide de stratagèmes messianiques et prédictions, contribuer à sa victoire contre Maxence, permettant au Christianisme de devenir religion officielle, puis vers le Concile de Nicée, ou, malgré la « folie meurtrière » ambiante, les « hérésies et hystéries », Lazare espère en une tolérance universelle.
Prolifique, l’Américain James Morrow déplie le surnaturel jusqu’en des proportions cosmiques et chronographiques démesurées. Il fait feu de péripéties rocambolesques, d’une culture encyclopédique pour développer une dystopie fantasque, ce dont témoignent ses titres : L’Arche de Darwin ou La Trilogie de Jéhovah. Avec une écriture riche et intelligente, il est le maître de la science-fiction historique et théologique.
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Sarai Walker : Les Voleurs d’innocence.
Un bouquet de jeunes filles… Elles sont six et portent des prénoms floraux. L’on sait pourtant que les fleurs sont mortelles. Car au sein de ces sœurs refermées sur elles-mêmes, une malédiction frappe la féminité. Malgré la prospérité qui comble cette famille américaine, au sortir de la deuxième Guerre mondiale, une chape de plomb sexuelle pèse sur les consciences.
Appelée « le gâteau de mariage », l’immense villa victorienne est sous l’égide du père, un immense industriel de l’armement, et de la mère, Belinda, douloureusement égarée, dont « le mariage en lui-même s’était révélé être la plus grande des indignités, à la façon qu’avait eu son mari de se servir de son corps pour son propre plaisir et de la tuer à petit feu avec cette grossesse ». Elle est viciée par l’odeur des roses, obsédée par des fantômes, des visions prémonitoires annonçant la mort de l’aînée, Aster, si elle commet son mariage ; puis après la conséquence sanglante de la nuit de noces, celle de la seconde, Rosalind, qui ne tient en rien compte de l’avertissement. Car, selon Iris, « notre lignée maternelle est un collier enroulé si serré autour de notre cou qu’on ne peut pas respirer ». Ce qu’illustre une comptine du village voisin : « Les sœurs Chapel : / d’abord elles sont mariées / Puis elles sont enterrées ». Hors de cette villa, en une frappante antithèse, le luxueux univers newyorkais semble permettre une vie rêvée avec un homme : « C’est quoi la vie sans amour ? », demande Zélie avant de succomber à son tour.
Les « voleurs d’innocence » du titre sont à n’en pas douter, mais avec une généralisation abusive, voire dommageable, les hommes : père aux armes meurtrières, « un nuage de pollution morale », maris sacrifiant leurs épouses sous la violence de leur sexualité. Daphne semble en passe d’y échapper car cultivant les amours saphiques ; pourtant elle préfère se noyer. Est-ce la pression sociale, le mythe de la famille heureuse avec des enfants, qui poussent Zélie à sauter le pas ?
Dans un cadre réaliste, le fantastique rôde autour de la maudite Belinda, des plus jeunes attendant le retour de l’esprit de leurs sœurs, alors que la tragédie fauche ses proies, sans pitié pour les plus enjouées, pour les plus douées, comme Calla écrivant des poèmes à la façon d’Emily Dickinson.
Seule la narratrice, Iris, sait échapper à la fatalité, à l’hécatombe. Elle devient l’allégorie de l’accession des femmes à la liberté et à la créativité, au travers de la découverte de l’expressionnisme abstrait, de la nécessité de peindre non plus les objets et les personnes, mais les sentiments. Puis de ses amours avec Lola. À cette occasion, le roman prend un nouvel envol, remarquable. Devenue célèbre, sous le nom de Sylvia Wrenn, elle pratique une peinture florale sexualisée, non sans faire penser à Georgia O’Keeffe, et rédige enfin ses souvenirs dans ses carnets.
Construit comme une tragédie grecque, où l’on lutte contre un implacable destin, le roman progresse au moyen de vastes tableaux vigoureux et sensibles, de détails signifiants, de portraits tendres, effrayants et affutés, d’un suspense récurrent. La mise en abyme de la création artistique n’est sa moindre qualité. Chronique sociale, conte gothique, apologue féministe : toutes ces dimensions irriguent le volume prenant de Sarai Walker, qui s’illustra avec (In)visible[3]. Au sein d’une trame policière, cet autre roman interroge les critères de beauté de notre société occidentale. Exagérément ronde, Prune est happée parmi la clandestine « Fondation Calliope » dont les femmes rejettent les diktats sociétaux. Quel prix chirurgical et mental payer pour devenir belle ? Une guérilla terroriste aura-t-elle raison des auteurs de violences contre les femmes ?
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Rumena Buzarovska : Mon cher mari.
C’est à un jeu de massacre tour à tour hilarant et amer que se livre l’écrivaine macédonienne Rumena Bužarovska. Son titre, Mon cher mari, est à lire par antiphrase, tant l’ironie est à fleur de récit.
Très vite, l’admiration, la passion se sont fanées. Là où la vie conjugale n’est pas semée de roses, mais d’épines, ils sont tous plus ou moins ridicules, comme le « poète », vaniteux bien entendu, menteurs, alcooliques, brutaux, usant sans vergogne de « l’adultère ». Sans oublier « le gynécologue qui peint des chattes », dont la prétention artistique agace Madame. Elles sont parfois poètes, peintres, en dépit des vexations subies. Le sens de l’observation, l’écriture piquante et enlevée assurent le lecteur d’un plaisir immédiat et durable. Ainsi le temps du romantisme a irrémédiablement laissé place à un réalisme cruel.
Cependant, moins qu’un recueil de nouvelles, il s’agit d’une fresque de société aux onze facettes. Et ne croyez pas qu’il ne s’agisse que d’un brûlot féministe : ces dames, bien que narratrices, subissent en creux les égratignures de la satire. Elles ne sont guère parfaites en effet, tant l’une brandit « la pelle au-dessus de [sa] tête » pour commettre l’irréparable à l’encontre d’un type abject, tant l’autre est aussi « méchante » que son fils, en vertu des « gènes » ; la dernière se couvre d’un symbolique « vomi » avec son amant de passage en pensant : « Boban, mon mari bien-aimé, l’amour de ma vie ». L’un des moindres mérites d’un tel ouvrage n’est pas le sens de la chute, surprenante, cinglante, humoristique, permettant une efficacité redoutable. Et il ne faut pas omettre la verve de la traductrice, Maria Bejanovska, qui sut aussi révéler le Serbe Milorad Pavić.
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Andreï Guelassimov : Purextase.
Le bruit du rap, la fureur de la guerre, le désordre russe, tout concourt à faire de ce roman un phénomène de génération. Si l’action parait se dérouler en 1996, ce sont toutes les années quatre-vingt-dix qui sont ici prises en écharpe, mais aussi, plus tard, en 2016, l’Allemagne de Dortmund, au moyen des souvenirs d’un célèbre rappeur. Qu’il s’appelle Pistoletto, Tolia ou Booster, selon ses divers pseudonymes et selon les trois parties successives du roman, le narrateur traverse le chaos postsoviétique à Rostov-sur-le-Don ou Moscou, ses violences, ses trafics. Il trimballe une vipère domestique, alors qu’il se veut « le dieu des piqures », entame une carrière de « vulgaire toxicomane », doit rembourser une « dette aux truands pour de l’herbe [qu’il avait] incendiée » ; bien entendu les flics déboulent. Le voilà ressassant des « conversations psychothérapeutiques » avec la doctoresse Natacha. Un « concert en prison » côtoie des liaisons amoureuses pas toujours reluisantes, comme lorsque la possessive Maïka écarte une nana canon : « Oublie. C’est pas ton niveau. Pour toi c’est à peu près… Comme le cosmos pour un cafard ». En somme, constate notre personnage, « Tout s’écroule dans ma vie ». Ne s’ingénie-t-il pas à faire « de sa vie le dernier cercle de l’enfer »…
Avec inventivité, non sans humour, il rapporte sans ambages le langage parlé des protagonistes, le rythme haletant des vies, des fantasmes et du son : « Tu es à côté de moi… C’est la plus purextase » !
La musique peut-elle donner un sens à la vie ? Certainement. Et si l’on n’est guère amateur de rap, l’on préfèrera certainement le rythme romanesque trépidant de ce picaresque opus. Car, né en Sibérie, à Irkoutsk, en 1965, Andreï Guelassimov, anime en son Purextase des personnages déglingués pour une fresque de société déjantée.
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Nino Haratischwili : Le Chat, le Général et la Corneille.
Plutôt qu’une fable, à laquelle peut faire penser le titre animalier, Le Chat, le Général et la Corneille est une épopée aux acteurs hauts en couleurs et en noirceurs. Le premier est le surnom de Sesili, actrice en devenir qui a fui la Géorgie pour l’Allemagne et parait être un alter ego de l’auteure. Le second, Alexander Orlov, est un oligarque russe richissime dont la fille s’est suicidé devant la monstruosité du monde, d’où sa froideur vengeresse. Onno Brenner, journaliste parmi les conflits les plus meurtriers, tient de son oiseau-totem la capacité d’annoncer le malheur.
Ces personnages alternés dessinent une fresque de de la Russie à la suite de la chute du communisme, alors que la guerre de Tchétchénie est le pivot de l’horreur. Nuit fatale, viol et assassinat de la jeune Nura, culpabilité de Malish qui pense n’avoir pas su la protéger, théâtre, tout cela s’avance inexorablement, s’imbrique, pour enchainer le lecteur dans une vertigineuse tragédie. Et l’on se doute qu’Onno Brenner aura fort à faire pour démêler vingt ans plus tard les responsabilités du Général. L’indépendance des femmes est tour à tour brisée, développée, selon les points de vue et les destinées ; l’étrange ressemblance de Nura et du Chat permettant à l’actrice de se voir proposer par Orlov un rôle traumatique : « Dans cette galaxie noire, poussiéreuse, sans fenêtre, elle voulait fouiller, explorer tous les abîmes, et, tel un phénix, renaître de ses cendres, plus vide que jamais ».
Hors le peu de concision et la tension trop mélodramatique (surtout à la fin), Nino Haratischwili est en son roman déjà historique une conteuse éprouvée, maniant avec sûreté un réalisme cru, un rare lyrisme, une acuité psychologique prenante.

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Sofronis Sofroniou : Fonte brute.
La métaphore du jeu d’échecs innerve le roman de Sofronis Sofroniou, onirique météore plus qu’étrange qui défie les bulles temporelles. Car, en ce Fonte brute, au voyage dans l’espace s’ajoute celui dans le temps, entre fantastique et science-fiction. Car une partie délicate s’engage, entre la vie et la mort, entre la mémoire et l’art.
Assassiné en 1948, à la soixantaine, le narrateur, un joueur d’échec new-yorkais, est projeté sur la planète « Petite Vie », retrouvant l’âge de vingt ans. Gagner dix ans de vie ne se fait pas sans contrepartie. Il lui incombe de se plier au « Mois du souvenir », de faire la preuve de ses facultés de réminiscence en confiant les précieuses données accumulées. Et surtout de recomposer une œuvre énorme, soit 4001, d’un certain Robert Krauss, dont le livre est un « océan de révélations intellectuelles ». D’autres comparses ont pour mission de reconstituer, qui une nouvelle de Tchekhov, qui un opuscule de Kant. Son travail se fera avec le concours de Bonadea, qui porte le même prénom qu’un personnage du roman recherché.
Un long parcours s’impose, labyrinthique, ponctué de stations fantomatiques et énigmatiques ; qui pourrait être borgésien s’il était plus laconique. Couloirs blafards, salles chirurgicales, pièces renouvelées où l’on se restaure et change de vêtements, immenses paysages, sollicitations érotiques diverses, « fulgurance mnésique » et « instabilité cognitive » s’accumulent en un cauchemardesque capharnaüm. Le carambolage des espaces temporels dispose un puzzle à l’inénarrable solution, tant le but annoncé, soit l’écrivain Robert Krauss, semble introuvable, oublié même : « Etions-nous livrés aux mains d’une caste déstructurée, ou bien existait-il un plan derrière tout ce qui nous arrivait ? »
La quête permet d’explorer les continents de cette planète, de rencontrer divers types humains, parfois menaçants, dans des atmosphères souvent kafkaïennes, de s’interroger sur le rétablissement ou l’éradication des souvenirs terrestres, enfin de « saper pour l’éternité les fondements de tout rationalisme ». Les épreuves initiatiques et symboliques se succèdent, comme lorsqu’il faut passer une cuve aquatique, voir Baxter « se faire aspirer l’intégralité du cerveau », être confronté aux cohortes des nombreux Hans acharnés à restaurer « le Mécanisme » : « un gigantesque mécanisme souterrain, conçu comme une tentative de reproduction de l’encéphale humain ». Cependant « la compréhension de l’univers et de l’existence » est l’enjeu de rivalités, de pillages : « une guerre est engagée au nom de la connaissance, de la préservation et de la survie de toute notre planète ».
Que le Chypriote Sofronis Sofroniou, né en 1976, ait étudié les neurosciences ne nous étonne guère, tant les facettes de la perception et le dédale des hypothèses interprétatives empreignent son onirique roman, qui fut d’ailleurs précédé par Les Géniteurs, non traduit.
Fulgurantes sont les premières pages. Aussi craint-on qu’au long cours les promesses ne soient pas tenues. Pourtant, malgré un rythme plus patient, une avalanche continue de péripéties, l’intérêt décroit, se ranime, tandis que le mystère reste intact. Ne serait-ce qu’à l’occasion d’allusions à la caverne de Platon, à Jules Verne, à L’Homme sans qualités de Robert Musil, à la Recherche de Marcel Proust. Ou encore lorsque les tas de vêtements deviennent ceux des camps d’extermination, dont le cinéaste Alfred Hitchcock aurait imaginé de tirer un film. Mais aussi à la mythologie grecque, jusqu’à une tragédie perdue de Sophocle « imprimée dans [l’] esprit du narrateur ». Récit testamentaire et postmoderne, au sens métalittéraire, cette recherche d’un écrivain mythique, butant sur des statues semblant « protégées du vieillissement », n’est pas sans rappeler celle d’Arcimboldo, dans 2666 du Chilien Roberto Bolaño[4], quoiqu’avec des moyens romanesques aussi différents qu’excitants.
Il n’y a pas de conclusion à de telles miscellanées. Pourrait-il y en avoir ? Le genre, si genre se peut imaginer en l’espèce désuète, mais soudain innovante, est toujours ouvert, poreux à de nouvelles découvertes, minimes, sinon, qui sait, capitales.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[3] Sarakh Walker : (In)visible, Gallimard 2017.
[4] Voir : Roberto Bolano ou l'artiste devant le mal : 2666
Cathédrale Saint-Pierre, Saintes, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.