Andrès Cota Hiriart : Rencontre avec des animaux extraordinaires,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2024, 328 p, 22 €.
Ernest Thomson Seton : Lobo le loup,
traduit de l'angalis (Etats-Unis)
par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2023, 144 p, 17,50 €.
Ernest Thomson Seton : Monarque le grizzly,
traduit par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2023, 144 p, 17,50 €.
John Lewis-Stempel : La Vie secrète des rapaces nocturnes,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Patrick Reumaux,
Klincksieck, 2024, 116 p, 21 €.
Depuis au moins les Grecs de l’Antiquité, sinon les compilateurs de tablettes cunéiformes mésopotamiennes, poètes, scientifiques et philosophes sont fascinés par les bêtes. Ainsi, par-delà les millénaires, le Mexicain Andrès Cota Hiriart est-il un successeur d’Aristote qui écrivit une Histoire des animaux en distinguant ceux qui ont du sang et ceux qui n’en ont pas. Notre écrivain et naturaliste choisit lui d’examiner les plus extraordinaires pour stupéfier son lecteur : babiroussa, basilic, charale, dragon de Komodo, tarsier, autant de bestioles pour le moins étranges. Ce sont les tribulations d’un naturaliste mexicain et planétaire dans la collection « Biophilia », qui compte également un loup, un grizzly et un mouflon parmi ces trophées, cette fois sous la plume d’Ernest Thomson Seton. Et quittant les clartés du jour, trouvons celles plus mystérieuses des rapaces nocturnes, aux bons soins d’une autre plume, celle de John Lewis-Stempel, qui sait également éclairer la lanterne de notre connaissance.
En un prélude autobiographique, Andrès Cota Hiriart, qui vit dans l’immense métropole de Mexico, conte comment il fut saisi par le virus de la collection. Mais uniquement d’être vivants, tortue, mille pattes, jusqu’à « Perro, le boa constrictor de trente kilos et de quatre mètres de long, avec qui j’ai partagé ma chambre pendant dix ans ». Ensuite ce furent les axolotls, capables de se métamorphoser en salamandre, qui retiennent cet enfant, lui-même en passe de se métamorphoser en biologiste scandalisé : « la créature la plus emblématique de nos zones humides était au bord de l’extinction à cause de désastres successifs ». L’on devine qu’il n’allait pas s’arrêter là, qu’il lui faudrait de plus grands espaces.
En effet, c’est à Bornéo que coexistent les orangs-outans - jusqu’à quand ? - et les « déforestations les plus intenses jamais enregistrées », soit une cause peut-être perdue. Une telle « lune de miel » avec sa jeune épouse est en quelque sorte une urgence. Entre temps, ses poches de pantalon cachent dans l’avion venu du Texas de petits « boas arc-en-ciel » et des bébés de « caméléons à quatre cornes », en une contrebande qui ne laisse pas de l’inquiéter aux contrôles de l’aéroport. Il assume d’être une sorte de « toxicomane », un « accro aux écailles ». Voire, en un paradoxe certainement hallucinant, d’aimer la férocité des crocodiles. Bientôt, révulsé par ses terrariums, il prend sa décision : « je n’ai jamais plus eu d’animaux enfermés ». Elargissant les découvertes, l’on saura comment survivre « face à une attaque d’anaconda dans la jungle », comment affronter aux îles Galapagos une otarie mâle, « un pinnipède aux dents pointues et violent sultan de son harem en pleine saison des amours ». Quant aux tarsiers des Célèbes, ce sont des primates carnivores aux oreilles proéminentes et aux yeux énormes, dont le dialogue est « fourni de cris métalliques presque ultrasoniques […] de vocalises ».
D’intenses accents lyriques parcourent le texte, comme lorsque vibre l’éloge paradoxal du scorpion empereur : « de la biomécanique dans toute sa splendeur […] Protagonistes durables de bestiaires médiévaux, d’images poétiques et de passages narratifs en rapport avec le malheur ». Connaissant bien le naturaliste en herbe, sa petite amie lui offre dans une boite à chaussures ce scorpion : « Cupidon sous la forme d’un arachnide ». L’attention est pour le moins délicate, sinon ambigüe. Le voyage planétaire à la recherche de ceux avec qui nous cohabitons sans guère de respect, quoique parfois violemment sauvages, est également un voyage à l’intérieur de la personnalité singulière, attachante d’Andrès Cota Hiriart.
La conclusion est un plaidoyer en faveur de la biodiversité, de l’écologisme global militant que le lecteur appréciera dans sa sincérité, dans sa nécessité, par exemple contre « l’invasion du plastique », mais aussi dans son inquiétant globalisme politique. Néanmoins, et par conséquent, dans la tradition des grands naturalistes, de Buffon à Darwin, Andrès Cota Hiriart est bien digne de figurer parmi la collection « Biophilia », dont le titre vient du livre de Edward O. Wilson, Biophilie, et déjà fameuse aux éditions Corti, à la couverture verte comme de juste, et au discret graphisme végétal ou animalier.
Ernest Thomson Seton est un conteur qui aime nommer affectueusement les animaux. Ainsi de son Lobo le loup, recueil en plusieurs volets Ce naturaliste américain, qui vécut de 1860 à 1946, fut un défenseur des Indiens et de la faune sauvage. Ses héros à pattes et à poils sont ceux du wilderness. Mais pas seulement des héros d’imagerie animalière. Bien avant le philosophe Gary Francione[1], il postule que les animaux puissent avoir des droits, moraux et légaux. Pour ce faire il propose avec Lobo le loup huit histoires « authentiques » de bêtes, dans lesquelles il s’agit de « leur héroïsme et de leur personnalité ». Hélas « la vie d’un animal sauvage a toujours une fin tragique ». Trois chiens ou loups, bien avant Croc Blanc de Jack London, font l’objet de portraits élogieux, alors qu’ils voisinent avec une corneille et une gélinotte huppée, avec un lapin, une renarde et un mustang. On le voit, ce ne sont pas forcément les amis les plus proches de l’homme qui font l’objet de l’amicale attention de l’auteur.
Lobo est un redoutable chef de meute, un grand loup tueur de bétail, un « ravageur gris », dont la tête est mise à prix à concurrence de 1000 dollars par les hommes. Pourtant, sa noblesse fait l’admiration du conteur : il déjoue toutes les ruses, méprise les pièges et les appâts empoisonnés savamment disposés par notre narrateur, qui finit par ressentir « quelque chose comme du remord » lorsqu’il parvient à signer la fin du « majestueux vieil hors-la-loi ».
« Tache d’argent » est une corneille dont les cris et les chants, ici posés sur une portée musicale, non seulement mettent en garde ses congénères, mais savent dire si le prédateur humain est armé ou non d’un fusil ! Plus étonnant encore, Ernest Thomson Seton « traduit du lapin » son histoire dans laquelle « Feuille de chou » reçoit de sa mère des leçons de vie. Quant au chien Bingo, s’il reçoit une éducation de notre conteur, ce n’est pas sans réciprocité : « Très peu de temps après, il entreprit la mienne », avoue-t-il… « Le Balafré » est un renard, dont la compagne est « Diablesse ». Face à ses renardeaux, elle a « ce regard caractéristique des mères, plein de fierté et d’amour ». Le mustang, un « vrai dandy », sacrifiera sa vie pour la liberté. « Collier roux », la gélinotte, dernier représentant de sa race en une vallée, perdra la vie et la liberté, elle aussi par le coup de grâce de la main humaine. Ces récits de chasseur sont en fait marqués par une immense compassion. Faut-il douter du règne de l’homme[2] ? C’est bien, en ses récits réalistes, une interrogation qui motive Ernest Thomson Seton, fort chagriné par l’agressivité criminelle envers les animaux, envers des espèces en voie de génocide…
Charles d’Orbigny : Dictionnaire universel d’histoire naturelle,
Atlas, Renard, Martinet & cie, 1849.
Photo : T. Guinhut.
Quoiqu’il ne soit pas réputé pour être le roi des animaux, à l’instar du lion des savanes et de Jean de La Fontaine, le grizzly est un « Monarque » pour Ernest Thomson Seton. D’abord chasseur, notre conteur fut scrupuleusement initié au pistage et à l’observation du gibier. L’alphabet des bois et des traces n’a presque plus de secrets pour lui, au point qu’il ait compris qu’une véritable connaissance du vivant ne peut se passer du déchiffrement des hiéroglyphes sur le sable, la boue et parmi les herbes.
Monarque le grizzly est un ouvrage en forme de diptyque. Ses deux volets s’attachent d’abord à la figure de Monarque, le grizzly géant de Tallac, fiévreusement convoité par le magnat William Randolph Hearst, puis à celle de Krag, le Mouflon du Kootenay, quant à lui soumis à l’obsession meurtrière de Scotty.
Dans les Rocheuses de l’ouest des Etats-Unis, le mont Tallac frôle les 3000 mètres d’altitude. En ces escarpements reculés et forestiers règne Monarque, un grizzly géant pour le moins peu commode. Mais ici, ce sont plusieurs de ses congénères qui sont synthétisés en un seul, au moyen de témoignages divers, de façon à lui donner une stature allégorique. De sa découverte à sa captivité, donc son désespoir, il est décrit, poursuivi, par un implacable chasseur. Ce dernier commence par tuer la « Vieille teintée », une ourse dont il capture les deux oursons. L’un d’entre eux, Jack, vendu, devient un féroce adulte, confronté à un taureau pour l’amusement du public, ce qui lui permet la fuite, « l’Indépendance » enfin : « la confrontation avec la réalité de la vie sauvage ne fit qu’affuter son intelligence ». Il n’est pas que végétarien, dévore les moutons au dépend des bergers. La bataille entre le grizzly et le teigneux berger est ponctuée de coups de feu, d’un incendie de forêt, et lorsque le premier parait écraser le second, le narrateur se fait pour le moins irénique : « Il était incapable d’imaginer que cette brute au poil hirsute obéissait à une impulsion innée pour le bien ». C’est lorsqu’avec ses compères il se met à dévorer force bœufs qu’il gagne son surnom : « Monarque » ! Fatalement, malgré sa stature presque fantastique, il sera « déchu », enchaîné…
Toujours dans les Rocheuses, mais canadiennes, en Colombie britannique, Krag est le « mouflon du Kootenay », ou « bighorn ». Mouflons et agneaux sont sans cesse menacés par le puma et par l’homme. « Courtes cornes » doit affronter le « bizutage » de ses pairs pour être admis. Et lorsque, grandissant, ses cornes s’allongent, « incurvées comme un sabre », il devient Krag, « bélier solitaire », dont « la joie d’exister », mais aussi « la beauté et la bravoure » s’épanouissent parmi les crêtes. Il n’a guère de mal à vaincre ses mâles rivaux, à devenir grâce à son intelligence et sa ruse le chef d’un prospère troupeau. Mais avec le têtu Scotty c’est une autre affaire, quoique ses trois lévriers russes chutent et meurent lors d’une poursuite montagneuse, car le fusil sait être redoutable, même contre un bélier dont les cornes balaient les loups. L’épitaphe prononcée par Scotty est paradoxale : « J’y rendrais bien la vie, si j’pouvais ». Ne demeure que la tête aux cornes imposantes, « suspendue sur le mur d’un palais »…
Méticuleusement, Ernest Thompson Seton poursuit ces deux destinées avec un infini respect. Parlant de la « sagesse » de ses animaux, il les anthropomorphise ; peut-être à l’excès. De chasseur et tueur, notre auteur s’est métamorphosé en protecteur des animaux et de la « wilderness » - soit la nature sauvage selon un anglicisme spécifique - menacée par l’inéluctabilité du « progrès économique ». Il renonce à la chasse et à la mort de la proie, pour préférer l’investigation, l’initiation, la connaissance du règne animal, afin de tirer parti de ses enseignements, de l’individualiser, et peut-être communiquer avec lui. La vie devient un trophée à soi-seul, il choisit l’animal dans son milieu, non la viande et le cadavre, non la fierté du mur orné par un faciès naturalisé, et pas plus la cage, le zoo.
Ernest Thompson Seton (1860-1945) était un artiste, naturaliste, écrivain, défenseur des Indiens et de leur mode de vie, engagé en faveur de la nature sauvage et de ses habitants originels. L’histoire naturelle au sens scientifique s’allie chez lui au sens de la narration, véritable « récit épique ». Son talent le place indubitablement dans la lignée d’un Jack London et en complicité avec un autre Américain des montagnes, John Muir[3], également publié dans cette collection « Biophilia ».
Lointaine, parmi d’autres continents, la faune exotique nous est difficilement accessible, à moins de voyages aériens et autres safaris, que l’on espère photographiques. Quoique tout près de nos demeures, de nombreux spécimens restent délicats à débusquer, car nocturnes, comme ces rapaces dont la « vie secrète » nous est révélée par le naturaliste anglais John Lewis-Stempel.
Alertés par les « hululements dans les bois », nous pensons au monde des spectres, alors qu’il ne s’agit que de la chouette hulotte. Elle est celle d’Athéna, donc de la sagesse, mais aussi le hibou doudou des enfants. Celle que l’on appelle « Vieille Brune », se réveille au crépuscule pour tuer dans l’ombre ses proies, ce à l’aide de l’acuité de son ouïe, de sa « vue mortellement perçante » de ses serres, puis de son bec. Les squelettes de ses victimes se retrouvent momifiés et emballés dans les « pelotes de régurgitation ».
Du grand-duc à la chevêche, ces nocturnes sont peints dans les grottes du paléolithique. De la Chine aux Apaches, de la Bible aux mythes celtiques, l’on prétend que la chouette annonce la mort, alimentant les superstitions, jusqu’à la prendre pour une femme fatale. Cependant, pour John Lewis-Stempel, quoique les corvidés soient plus intelligents, les chouettes « sont charismatiques et aucune ne l’est plus que la chouette neigeuse », soit le Harfang des neiges, visible au nord de l’Ecosse.
En ces pages délicatement illustrées par des portraits plumeux du naturaliste du XIX° siècle John Gould, et par des poèmes de Baudelaire et autres Anglais méconnus, l’ornithologue John Lewis-Stempel est un narrateur scientifique attentif à ses « strigidés » préférés, ainsi qu’à l’univers culturel qui les entoure, soit un redécouvreur d’espèces méconnues et cependant fort utiles, un délicieux guide dans la nuit rapace…
Même si boa constrictor, scorpion, otarie mâle, loup, grizzly et hibou grand-duc sont loin d’être nos amis, la faune sauvage mérite le respect de ses espèces et espaces. Certes pas au dépend de l’humanité. Pour rétorquer à Ernest Thompson Seton, la sagesse étant un concept humain, elle n’est guère animale, lorsqu’il faut parler d’instinct, quoique certaines espèces soient capables d’apprentissage. Il n’en reste pas moins, que malgré la nécessité de se nourrir en partie de viande pour les chasseurs cueilleurs que nous sommes anthropologiquement, le plaisir de tuer ne doit s’appliquer à aucun de nos congénères et voisins sur cette terre. Apprendre à connaître animaux extraordinaires et ordinaires doit être notre ordinaire.
François Walter : Catastrophes. Une histoire culturelle, XVI-XXI° siècle, Seuil, 2008, 384 p, 22 €.
Bernard Chambaz : La Terre en colère, Seuil, 2023, 264 p, 39,90 €.
Michael Farris Smith : Sauver cette terre,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Juliane Nivelt, Gallmeister, 2024, 304 p, 23,50 €.
Mary Robinette Kowal : Sur la lune, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Imbert,
Folio SF, 2024, 752 p, 11 €.
Peter Sloterdijk : Le Remord de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Payot, 2023, 128 p, 10 €.
Si l’on en croit les catastrophistes et autres grands culpabilisateurs, ne resteraient plus de cette terre qu’un océan stérile, des roches nues et polies par le vent des sphères, un fagot de branches desséchées échappées des cendres… Le réchauffement climatique, paranoïa aidant, d’origine forcément anthropique, parait une urgence nouvelle, alors que les colères de la terre, les catastrophes ont une longue histoire, tant du passé que de l’avenir, dont témoignent leurs représentations, historiques et esthétiques, décryptées par François Walter et Bernard Chambaz. Tandis qu’entre thriller et science-fiction un nombre pléthorique de romanciers s’empare de l’urgence tellurique, comme Michael Ferris Smith ou Mary Robinette Kowall, il ferait bon de garder raison, tout en convoquant la pensée précieuse d’un brillant philosophe, Peter Sloterdijk interrogeant le don de Prométhée en rapport avec la destruction ignée qui nous pendrait au nez et au bout de l’histoire cosmologique de la terre. Quoique nous ne partagions pas son alarmisme environnemental…
Notre temps n’est pas plus prodigue de catastrophes que le passé dont nous laissons les colères naturelles sous les cendres de l’oubli. François Walter nous rappelle non seulement qu’elles furent nombreuses, mais qu’elles sont perçues dans des contextes culturels variés et avec des explications souvent irrationnelles. Ne commençant qu’au XVI° siècle - ce qu’il fit également avec un ouvrage sur le territoire et le paysage européens[1] - notre essayiste omet le déluge et les pestes buboniques et noires qui balisèrent un millénaire de Moyen âge.
De longtemps les interprètes n’ont su que faire parler le ciel, pour reprendre le titre de Peter Sloterdijk[2]. De façon à imputer les catastrophes, naturelles ou non, à la colère des dieux, à la punition divine, dans la lignée du déluge et du feu de Sodome bibliques. Dans le cadre d’une « théologie de l’histoire », pour reprendre François Walter, les sociétés anciennes ne se pensent pas eut égard aux catastrophes en tant que telles. Dominent « le paradigme providentialiste » et la dimension spectaculaire destinée à avertir le croyant. Cependant, à partir du XVIII° siècle, les aléas naturels deviennent des questions scientifiques, ainsi lorsque l’invention du paratonnerre en 1749 par Franklin ne permet plus de considérer la foudre comme un attribut divin. La « désacralisation de l’univers » se poursuit à l’occasion du tremblement de terre de Lisbonne, en 1775, qui fit dix mille morts. Un tel événement devient un motif littéraire chez Voltaire écrivant un poème scandalisé, alors que Rousseau y voit surtout les conséquences d’une urbanisation pléthorique. Le « choc du choléra » au XIX° siècle, accentue la conviction de l’immoralité de la nature et la prégnance de l’idéologie naturaliste. La « civilisation prométhéenne » voit son écueil lors de l’apocalypse de la Première Guerre mondiale, lorsque les grandes catastrophes ne sont plus seulement d’origine naturelle, mais humaine. Le XX° siècle voit s’accentuer la réalité du mal absolu, entre nazisme et communisme. Or de « nouvelles cultures du risque » rendent nécessaires « protection, prévention, précaution », au risque des « pathologies de l’hyper-organisation », bien réelles. Aujourd’hui les nouveaux dangers planétaires, comme la prolifération nucléaire, s’augmentent des inquiétudes climatiques. Un tel « néo-catastrophisme », « chimère récente », ne peut manquer de « nouveaux prophètes » adhérant aux « mythes environnementalistes », soit une religiosité croissante. Où l’on voit que notre essayiste, avec la prudence de l’historien, fait preuve d’un judicieux scepticisme, argumenté de surcroit, appuyé par la raison scientifique, dénonçant une culture de la « fausse alerte écologique ».
Reste que les terrorismes, guerres et autre suicides collectifs sectaires, ont de beaux jours devant eux. Sans cesse, « L’histoire culturelle des risques » n’attend que son lot de chapitres à venir…
Rien d’étonnant à ce que les artistes s’emparent d’impressionnantes catastrophes pour offrir l’effroi esthétique à leurs représentations. Les peintres, du Moyen âge à notre contemporain, en témoignent grâce au concours de l’ouvrage intitulé La Terre en colère par Bernard Chambaz. Plutôt que le défilement chronologique, il a choisi un ordre thématique, du déluge et du « Passage de la mer Rouge » aux « Enfers et prophéties ». Car tous ces ordres et désordres du monde peuvent fasciner les peintres quels que soient leurs époques et leurs courants. À cet égard le choix d’une œuvre grandiose et romantique de l’anglais John Martin, Le Grand Jour de Sa colère, abondant en nuages de pierres et de feu au-dessus d’une maigre humanité effarée dans le noir, est fort parlant.
Inondations, tempêtes, orages, neige et petit âge glaciaire, volcans, tremblements de terre, plaies et sécheresses, épidémies, tour à tour ils balisent les chapitres, fournissant des motifs rêvés pour colorer la fresque, voire le vitrail, et soulever la toile jusqu’à l’effroi du sublime. La Bible fournit alors son charroi de pluies de quarante jours et de feu sodomite, alors que le paysage, peu à peu désacralisé, bouillonne des événements dont le compte défierait l’application de l’historien, édifiants, effrayants, voire à grand spectacle.
Les beautés plastiques sont ici légions, de Poussin à Turner, en passant par Rembrandt, sans oublier des artistes moins connus, comme ce Philippe-Jacques de Loutherbourg, dont une impressionnante Avalanche de glace dans les Alpes de 1803 illustre la couverture. Le siècle romantisme est captivé par les manifestations les plus sauvages de la nature, y compris destructrices. D’autres, plus contemporains, même si l’abstraction lyrique de Zao Wou-ki (Le vent pousse la mer) relève le niveau, laissent le lecteur sceptique, voire bougon, face aux pauvretés picturales d’un Philip Guston ou d’un Andy Warhol dont le pop art reste indigent. Fort heureusement le parcours historique se double d’un autre, géographique, des peintres italiens et flamands, jusqu’aux japonais, à l’instar d’Hokusai.
Bel ouvrage judicieusement illustré, avec le concours de notices enrichissantes, cette Terre en colère, dont l’anthropomorphisme, la personnification peuvent être discutables, mériterait un éloge sans mélange, si une introduction et un post-scriptum alarmistes n’abondaient en litanies et vaticinations sur « l’accélération des catastrophes climatiques » - malgré l’apparente prudence de ne pas devoir « céder au vertige de la collapsologie » - car « l’apocalypse a commencé » ! Le modeste critique, comptable du suivisme collectif et du cliché répandu à grands seaux et grands sots, ne se mettra pas en colère, quoiqu’il soit pour le moins agacé par le réchauffement des cerveaux…
Les romanciers usent et abusent du pouvoir fascinant de la peur. Depuis l’Apocalypse de Saint Jean et Le Dernier homme de Mary Shelley[3], c’est surtout la science-fiction qui nous abreuve de terre dévastée, de civilisation annihilée, d’humanité disparue, voire extradée vers quelque lune ou exoplanète. Prenons deux exemples, cependant dissemblables, parmi la production éditoriale récente : de Michael Farris Smith à une autre Mary, soit Mary Robinette Kowal.
Une météo catastrophique, des ouragans perpétuels, une fuite effrénée, voilà dans le roman de Michael Farris Smith, Sauver cette terre, qui met la Louisiane et le Mississipi sous tension. Et plus encore Jessie, une jeune femme traquée. Qui, dans ces bois sauvages, la poursuit, elle et son fils ? À pied, en voiture volée, qui plus est nantie d’un cadavre emballé vite dégagé, elle revient se réfugier chez son père Wade. Mais un certain Holt - le père de l’enfant - intègre « le Temple de la gloire et de la douleur », auprès d’« Elser, la dirigeante charismatique », qui vocifère contre les puissants de la société au moyen d’une religieuse logorrhée : « Les orages ne sont pas la faute de Dieu, mais leur faute à Eux ». Prophétesse, elle annonce une « fillette susceptible de nous sauver du climat ». Holt est bientôt traqué par les affidés d’Elser pour l’avoir trahie, pour une histoire de clefs qui semblent avoir une importance considérable. Quelque « assemblée de cul-bénis » qui ne recule pas devant le meurtre et la séquestration est à la recherche d’un endroit qu’elle appelle « l’Abîme »…
Une humanité en déshérence vivote et parcourt sans guère d’espoir une région dévastée par la crise climatique et économique. Peut-être le quatuor familial réuni en réchappera-t-il, alors que le tragique va crescendo jusqu’à la confrontation finale… Ce roman relève-t-il d’un catastrophisme excessif ? Aussi, au-delà du genre policier fort noir, du tableau de mœurs à la Faulkner, peut-être peut-on imaginer qu’il s’agit, en cet « œil du cyclone », d’une dystopie.
Malgré un rythme parfois erratique, la narration menée à un rythme haletant dès la première page, est bourrée de péripéties. Drame psychologique et apologue à méditer, le thriller impressionne, séduit, sachant jouer avec les peurs climatiques, sectaires et fanatiques, avec la fatalité du mal.
Bien entendu, l’on peut lire le roman de Michael Farris Smith, Sauver cette terre, comme une synecdoque, soit, en rhétorique, une partie pour le tout. Ce bout de territoire américain dévasté par l’apocalypse météorologique et la folie des hommes qui ne fait pas qu’en découler, car émanant d’abord d’eux-mêmes, n’est que le reflet de la planète entière. Une seule région des Etats-Unis d’Amérique serait le point nodal d’un désordre climatique dont l’origine humaine est à peine mentionnée. L’ordre climatique n’étant de toute évidence qu’une fiction en rien scientifique, le dérèglement n’étant qu’un diktat écologiste alors que la règle en telle occurrence n’a pas l’ombre d’une existence, entre feu du bigbang originel, glaciations et réchauffements irréguliers, sans compter la future extinction de notre étoile solaire.
Avec le vaisseau science-fictionnel de Mary Robinette Kowal, embarquons Sur la lune. Car le climat craque de partout, rendant la terre de moins en moins habitable. La fuite est-elle inexorable ? Tous pourront-ils en profiter ? Avant d’habiter Mars, la colonie lunaire est un préalable. « Echapper à la gravité terrestre » peut se lire dans les deux sens du mot. Tout cela sans compter un climat politique explosif, des émeutes, un « saboteur actif sur la lune », des inondations immenses, des « changements météorologiques postmétéore »...
Le roman d’aventure brasse large, entre destin tragique de l’humanité, famille aux implications diverses, élections américaines, famines et dettes, sentiments contrastés. « L’astronette » Nicole Wargin doit déjouer un projet d’attentat sur Mars, tandis que son mari, gouverneur du Kansas, prétend pouvoir siéger à Washington. Les qualités stylistiques de ce roman ne sont guère palpitantes, malgré le suspense indéniable ; il faut y voir avant tout un symptôme de l’état d’esprit de notre temps. Un scénario hollywoodien en quelque sorte pour souffler sur les braises de la grande peur…
Le feu, apocalyptique, foudre, volcan ou pyromanie humaine, parait être le plus vorace des ennemis. De la politique des terres brûlées aux fumées industrielles, mais en passant par le cru et le cuit - pour faire allusion à Claude Lévi-Strauss[4] - et la chaleur domestique, il est le legs de Prométhée, tant le mythe répond aux inquiétudes et aux initiatives humaines. En effet l’homme fut la plus nue et fragile des créatures, que le feu, cet « agent extracorporel », put rendre armé contre les bêtes sauvages, contre le froid, et bientôt maître de la métallurgie si utile à l’attaque et à la défense…
En une vaste perspective, le philosophe de la « sphérologie[5] », Peter Sloterdijk suppose Le Remord de Prométhée, non content d’être soumis au vautour qui lui dévore le foie aux Enfers pour avoir défié l’interdit des dieux, mais également de se sentir contrit d’avoir mis entre les mains humaines l’outil de sa propre perdition universelle, au travers de la multiplication des armes atomiques dénoncée par Gunther Anders[6]. « Du don du feu à la destruction mondiale par le feu », tel est le sous-titre de l’essai de notre philosophe. Cette pyrotechnie, dont Hanzelet Lorrain fit un livre au début du XVII° siècle[7] pour en expliciter les applications militaires et meurtrières, est bien la preuve que « toute l’histoire de l’humanité antérieure représente l’Histoire des applications du feu ».
Bientôt la force de l’esclave et de l’animal deviennent obsolètes grâce au charbon et la vapeur, au moteur à combustion, tous impensables sans le feu - l’électricité étant une variante du feu - qui cependant brûlent d’antédiluviennes forêts : « L’humanité moderne est un collectif d’incendiaires qui mettent le feu à des forêts et des tourbières souterraines ». Une catastrophe pour les partisans de la préservation de la ressource fossile conspuant les « illusions d’une infinité pyrotechnique virtuelle ». Il faudrait alors « que l’homme renonce au don du feu […] dans une mesure compatible avec le climat » et imagine un « pacifisme énergétique ». Malgré les piètres solutions éoliennes et solaires, n’oublie-t-on pas qu’une fois les réserves fossiles épuisées, bien que cela ne soit pas pour demain, le nucléaire nouvelle génération, en particulier le thorium, sans compter de probables nouvelles inventions, y compris inimaginées, viendra secourir toutes ces inquiétudes…
Pour revenir à l’histoire économique, l’on peut considérer la conséquence du feu industriel : « le marxisme voulait littéralement faire du prolétariat une classe prométhéenne ». Ce qui entraîna des « dictatures de fer ». Autre conséquence, les « particules excédentaires de Co2 dans l’atmosphère terrestre », causes du « changement climatique », si tant est que ce gaz soit réellement à effet de serre, tempérerons nous…
Ne prétend-on pas que le feu de la révolution industrielle serait responsable, non seulement de la pollution, mais encore de l’effrayant réchauffement climatique qui n’aurait d’autre fin que l’ignition de la planète entière ? Si la pollution a bien une origine humaine, hors celle bien naturelle des volcans et autres pétroles et substances toxiques d’origine tellurique et naturelle, ce réchauffement (1,5° en deux siècles) n’est que billevesées face aux vagues glacières, tièdes ou chaudes de l’Histoire et de la préhistoire[8]. La culpabilisation du capitalisme et de l’espèce humaine n’a d’autre but que d’assoir une domination comminatoire, une tyrannie régressive et antiscientifique.
À cet égard il faut reconnaître à Peter Sloterdijk une défiance justifiée à l’encontre de l’Etat, et surtout la connaissance de Frédéric Bastiat, économiste libéral du XIX° siècle, pour qui l’Etat ne doit jamais servir « entre tous les citoyens d’instrument d’oppression et de spoliation réciproques[9] ». De plus notre philosophe n’oublie pas de signaler combien ce don de Prométhée et son utilisation industrielle par le capitalisme ont permis la prospérité de la plus grande partie de l’humanité, « favorisant des degrés supérieurs de liberté, d’épanouissement et de détente » ; notant de surcroit « l’effet émancipateur de l’emploi des machines », non seulement pour les salariés, mais aussi pour « l’univers des femmes au foyer ». Et lorsqu’il prône une « helvétisation de la planète », en ce qu’elle corrigerait les méfaits des agglomérations gigantesques et de « la malignité de la Chine », ne s’agit-il pas d’une libéralisation de l’économie et de l’inventivité au service des bienfaits fournis à l’humaine condition ? Or à cet égard est-il judicieux d’imaginer de proclamer le « patrimoine des richesses minières de l’humanité », en un hyperétatisme inquiétant ? Encore une fois, les solutions futures, thorium et autres inventions possibles, ne sont pas envisagées… Contrairement à notre cher Peter Sloterdijk, nous sommes attentifs à l’essai fort judicieux de Michael Schellenberger : Apocalypse zéro. Pourquoi l’alarmisme environnemental nuit à l’humanité[10].
Une fois de plus, même si nous n’approuvons pas sa foi dans le réchauffement climatique d’origine anthropique - l’immodeste critique a la magnanimité de le lui pardonner - Peter Sloterdijk, qui cependant alerte du danger d’un « léninisme vert » et de son cortège de sabotages et autres agressions criminelles, nous livre un de ces essais qui offrent au lecteur la sensation et la conviction d’en sortir plus intelligent, voire « néoprométhéens ».
Pour reprendre François Walter, les catastrophes, qu’elles soient réalités ou prévisions oraculaires, sont toujours des représentations, religieuses, politiques. À fin de domination, spirituelle ou coercitive. La nature - mais il en est de même pour l’humanité - est en substance faite de catastrophes récurrentes, où vaincre et mourir, donc à surmonter. Nombre de mouvements politiques, théocratiques ou écologistes, tablent sur le fonds de commerce de la peur pour assoir leur influence, leurs profits et leur tyrannie ; sachons nous en méfier…
Depuis le beau platonicien, il semble qu’une avalanche, une décadence, puissent être observées, voire diagnostiquées. Pour qu’aujourd’hui n’en restent que le souvenir muséifié, les éclats, voire la parodie, jusqu’à sa disparition nimbée de mépris dans l’Art contemporain. L’idéale sérénité de la beauté, donc les Grecs assuraient l’universalité, n’a plus qu’un rire tragique, dont le masque est attaqué, délavé, arraché, par la laideur, la vulgarité, le consumérisme et l’égalitarisme. Comment s’est opérée cette catastrophe esthétique ? Comment touche-t-elle l’obsolescence de la peinture, la figure même de l’artiste, livrant une image inquiétante de notre temps ?
Suite à l’irruption du sublime, de l’esthétique des ruines, des pierres et du cosmos, de l’usage signifiant de la mode, des couleurs, puis de l’Art Brut, d’autres avatars de la beauté ont surgi, à l’instar du beau photographique. Cependant, malgré la propension à souiller les icones dans l’Art contemporain, le tapage de la mocheté et du mauvais goût, témoins d’une inversion des valeurs, qui sait s’il reste la possibilité d’un dandysme inédit… À cette dégradation de la beauté plastique, sans oublier celle du langage, faut-il accoupler celle morale, lorsque les idéaux de La République de Platon se changent en monstres politiques, utopie devenue dystopie…
L’essai de Thierry Guinhut, entre esthétique et philosophie politique, tente d’apporter des perspectives originales, s’appuyant sur une judicieuse bibliographie, consultant maints jalons de l’Histoire de l’art et de la pensée, au service d’une conscience de notre temps.
Minerva Pacifica, Museo Romano, Calahorra, La Rioja.
Photo : T. Guinhut.
Après une maîtrise en Histoire de l’Art Contemporain, Thierry Guinhut,
qui vit en Poitou, devient Agrégé de Lettres Modernes.
Critique littéraire, il a publié un roman, Voyages en archipel,
les récits du Recours aux monts du Cantal.
Photographe, son Marais poitevin fut couronné
par le Grand prix Hippolyte Bayard de Photographie 1991.
Après ses albums sur l’Ile de Ré, les Pyrénées et le Haut-Languedoc,
ce sont deux romans philosophiques :
La République des rêves(L'Harmattan, 2023),
ou la formation d'un artiste photographe parmi la société aquitaine,
IFailliteetuniversalité de la beauté, de Platon à l’Art contemporain
II L’irruption esthétique : japonisme et arts premiers
III L’Art contemporain est-il encore de l’art ?
IV De l’iconologie de Panofsky au Banquet de Gérard Garouste
V Décadence, obsolescence, effervescence de la peinture
VI L’image de l’artiste, de l’Antiquité à l’Art contemporain
VII Cosmos de littérature, de science et d’art
VIII Peintures et paysages sublimes
IX L’esthétique des ruines
X De la beauté cachée des pierres
XI Des théories du portrait au portrait comme fiction
XII Histoire esthétique et philosophique de la mode
XIII Du beau photographique
XIV Sens et valeurs des couleurs de l‘Occident
XV Éloge du noir et blanc ; ou le beau n’est-il que coloré ?
XVI De la beauté politique aux couleurs des monstres politiques
XVII Beau religieux et désacralisation versus théocratie
XVIII Art brut et beauté brutale
XIX Piss Christ, une icône souillée
XX Laideur, mocheté, mauvais goût
XXI De la vulgarité langagière au règne du langage
XXII Éloge du dandysme
Conclusion. Ou la mémoire de l'avenir
Sonnet des peintres
448 pages, 35 photographies couleur, 22 €.
Christian Babou, Abbaye de Flaran, Gers.
Photo : T. Guinhut.
I
Faillite et universalité de la beauté,
de Platon à l’art contemporain.
Il semble évident que la beauté puisse être celle des visages et des corps, de la nature, de l’œuvre d’art enfin. Qu’elle soit une parfaite utopie visible, épargnée, comme le pur regard d’une Aphrodite, y compris si sa joue fut brisée par le temps. Mais au-delà d’un modèle abstrait ou classique, n’y-a-t-il pas cent beautés variées, dépendantes des époques et des cultures, de la perception plus que de l’objet, voire contradictoires ? Pire, avec l’explosion planétaire de l’art contemporain, elle est conspuée, évacuée, niée. Est-ce à dire qu’il faille la rayer de notre vocabulaire, en décrier la prétention platonicienne et universaliste ? À moins que notre capacité à recevoir et conceptualiser le beau mérite d’être étendue, remodelée…
L’affaire paraissait entendue avec Platon : le beau, le bien et le vrai sont équivalents, l’en soi esthétique est en conséquence un en soi moral. En-deçà et au-delà de l’humain, comme les mathématiques, la beauté est aussi éternelle qu’universelle, reposant sur des critères inatttaquables : la complétude, la symétrie, la justesse des proportions, la clarté, la puissance du sublime et la délicatesse de l'expression. De même son pouvoir de persuasion est irrésistible : « Les hommes, ceux du moins qui sont beaux, ô Hippias, comme toutes les décorations, les peintures ou les sculptures, charment nos regards lorsqu’ils sont beaux […] Le beau est ce qui plait par l’ouïe et par la vue[1]. » Or la polysémie du terme est vaste : il s’agit aussi d’un avantage, d’une honnêteté, d’une distinction, d’une gloire… Il ne faut alors pas douter que le beau soit dans l’objet et non dans la perception. Beauté des corps, des discours et des actions, des âmes, confluent dans l’idéalité du beau en soi. Non sans compter la splendeur du cosmos, d’où vient tant étymologiquement que conceptuellement notre cosmétique moderne, et son au-delà des orbes célestes, tintant de la musique des sphères et résonant de transcendance, où l’impalpable essence du Beau, comme l’Être, ne peut être contemplée que par l’intellect, « ce pilote de l’âme[2] ». Bien sûr, plus bas en notre caverne, le beau s’oppose radicalement au laid, au difforme, au vil, au déshonorant.
Même si plus réaliste, Aristote dans sa Poétique confirme combien le beau est à l’image du vrai : l’artiste imitateur doit chercher le vraisemblable et non le monstrueux. La représentation, pour être belle, doit faire tendre son sujet vers son propre idéal, vers son tèlos réalisé : « Les auteurs de représentations représentent des hommes qui agissent ». L’artiste, peintre, poète ou dramaturge, procure du plaisir à l’amateur « en raison du fini de son exécution, de ses couleurs[3] ».
Au cours du Moyen Âge, le beau reste transcendantal, quoiqu’en cohérence avec le christianisme. De la beauté de la création divine à celle de l’homme et de la musique, proportio, integritas, claritas restent les critères indéfectibles que reconnaît Thomas d’Aquin : en cohérence avec un « ordre théologique de l’univers, une fois passée la crise des alentours de l’an Mil, l’esthétique devient philosophie de l’ordre cosmique[4] ». Cet humanisme de l’intemporel sera cependant infléchi par la mise en retrait du théologique et le regain du platonisme.
Lors de la Renaissance italienne, Leon Battista Alberti privilégie le beau, alors que « circonscription, composition et réception des lumières sont complémentaires en peinture », là « où les hommes représentés montreront avec force les mouvements d’âme qui les animent[5] ». L’inspiration néoplatonicienne et le culte du nombre d’or nourrissent de surcroit cette Renaissance. La lecture de Plotin est alors fondamentale, grâce auquel le monde des idées ne se sépare pas du visible. Cependant, chez ce dernier, l’objectivisme du beau se voit contré par sa dimension spirituelle : la forme ne suffit pas sans l’ascèse de l’œil intérieur qui voit « cette beauté de l’âme bonne ». Plotin ordonne : « ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste », afin de devenir « une lumière sans mesure […] Que tout être devienne d’abord divin et beau, s’il veut contempler le Beau et le Divin. […] En tous cas, le Beau est dans l’intelligible[6] ». Pour l’âme, la laideur, qui « la souille, la rend impure et y mélange de grands maux[7] », est l’exacte antithèse. Ce pourquoi Umberto Eco aura beau jeu de consacrer deux volumes encyclopédiques opposés, et cependant accolés, à l’Histoire de la beauté[8] et à l’Histoire de la laideur[9]. L’on retrouve encore une telle opposition à l’occasion d’un romancier allemand du XIX° siècle qui sut allier la tradition de l’esthétique classique et le romantisme, Adalbert Stifter : « rien, dans l’art, n’est absolument laid aussi longtemps que c’est une œuvre d’art, en d’autres termes, aussi longtemps que cela ne nie pas le divin mais aspire à l’exprimer[10] ». Ce qui pousse à penser que la perte de la foi en Dieu puisse entraîner une dégradation de l’art, condamné à se déjuger…
De même, dans la tradition du beau et du bien platonicien, Adam Smith, au XVIIIème siècle continue à faire l’éloge de « la beauté attachée au gouvernement civil du fait de son utilité », ce dans sa Théorie des sentiments moraux[11]. Le beau esthétique doit confluer en un beau politique.
De longtemps cette conception d’origine platonicienne perdure. En témoigne ce qui est probablement le premier essai d’esthétique en tant que tel, celui du Père Yves-Marie André, simplement intitulé Essai sur le beau, publié en1760. Il y différencie le beau visible et celui audible, selon deux des cinq sens qui lui permettent l’accès, tout en assurant qu’il est indépendant du sentiment. Est-il absolu ou relatif, « suprême, qui soit la règle & le modèle du beau subalterne que nous voyons ici-bas » ; dépend-il du caprice des hommes, de l’opinion & du goût » ? Voici sa réponse : « je dis qu’il y a un beau essentiel, & indépendant de toute intention, même divine, qu’il y a un beau naturel, & indépendant de l’opinion des hommes ; enfin qu’il y a une espèce de beau d’institution humaine, & qui est arbitraire jusqu’à un certain point ». En sus du beau sensible et du beau intelligible, il convient qu’il y a « un beau essentiel, & indépendant de toute institution, qui est la règle éternelle de la beauté visible des corps », s’appuyant sur « la régularité, l’ordre, la proportion, la symétrie », soit une « géométrie naturelle[12] », bien dans le fil du classicisme.
En 1841, Vicenzo Gioberti se montre plus prudent : « le Beau est un je ne sais quoi d’immatériel et d’objectif qui frappe l’esprit de l’homme et l’attire avec ses charmes», tout en concluant indéfectiblement : « le Beau est inséparable du bien et du vrai[13] ».
Sauf que l’on pourrait s’interroger : le beau est-il dans les choses, ou n’est-il qu’un sentiment moral ? Ce à quoi répond Emmanuel Kant, pour qui le seul attribut véritable du beau est le sentiment esthétique et non la propriété de l’objet observé. De plus, en rupture avec le platonisme, il affirme qu’il « n’y a et ni ne peut y avoir aucune science du beau et que le jugement de goût n’est pas déterminable par des principes[14] ».
Cependant les critères permettant de définir le beau, depuis essentiellement la statuaire grecque et ses Aphrodite, jusqu’à l’époque classique, restent la complétude, la symétrie, la justesse des proportions (depuis Vitruve), la mimesis et la sérénité. Ce que n’oublie pas de mentionner Hegel dans son Idée du beau : « ce qui caractérise avant tout l’idéal, c’est le calme et la félicité sereine », en particulier « la calme sérénité des personnages créés par les œuvres d’art de l’antiquité[15] ». Cependant Hegel, probablement lecteur d’Edmund Burke, a intégré une nouvelle dimension : l’« horreur délicieuse[16] » du sublime romantique. « Dans l’art romantique, le déchirement et la dissonance intérieurs sont plus accusés […] c’est souvent (pas toujours cependant) la laideur ou la non-beauté qui se substitue à la beauté sereine.[17] » Gageons qu’après que le sublime ait dévasté le beau, la beauté du laid s’impose, comme lorsque Baudelaire publie en 1857 Les Fleurs du mal et fait l’éloge paradoxal de sa « charogne ».
Mais à l’attaque de la beauté du laid s’est ajoutée une autre déconvenue : Voltaire, dans « Beau, beauté », son article du Dictionnaire philosophique, ouvre la boite de Pandore du relativisme, non sans se moquer du « to kalon » de Platon : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon : il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. » Il conclut en toute logique, et ce dans la tradition de Descartes, malgré le piquant d’une facile ironie, « que le beau est souvent très relatif[18] ».
C’est plus nettement à partir de Nietzche que s’ouvre définitivement la faille : car « rien, absolument rien ne nous garantit que le modèle de beauté soit l’homme. » En effet, selon son antiplatonisme, « Le beau en soi n’est qu’un mot, pas même un concept. […] le prédicat « beau » c’est la vanité de l’espèce ». Rien de plus relatif et arbitraire que cette idole dont voici le crépuscule définitif : « absolument rien ne nous garantit que ce soit justement l’homme qui constitue le modèle du beau[19] ».
Bientôt, aux côtés de la démultiplication du goût, l’anthropocentrisme et l’éthnocentrisme se liguent alors pour autoriser une déconstruction du concept de beauté, historiquement, religieusement et esthétiquement constitué, dans la perspective de Derrida. À moins que, selon Jean-Pierre Changeux, une « neuroesthétique[20] » permette à la beauté et à la laideur d’illuminer des aires neuronales différentes ; et surtout à la première de procurer des émotions plus paisibles, plus éclairées…
Avec l’impressionnisme des Nymphéas de Monet et a fortiori l’abstraction, une beauté informelle, exclusivement colorée, peut enfin apparaître, affranchie de toute injonction aristotélicienne à la représentation, assimilable par le plaisir visuel de l’émotion et du sentir, d’aires neuronales exquisément chatouillées, quoique non sans une possible élégance du goût, tant l’harmonie de la composition et des couleurs restent un critère flagrant, malgré l’assertion kantienne selon laquelle « la critique du goût est [...] simplement subjective[21] », de Vassily Kandinsky à Marc Rothko et Olivier Debré… Faut-il alors regretter que l’art moderne se soit souvent consacré au goût, voire au culte, de la laideur ?
[4] Umberto Eco : Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin, PUF, 1993, p 219.
[5] Leon Batista Alberti : De Pictura, Allia, 2019, p 44, 56.
[6] Plotin : Ennéades, I 6-9, Les Belles Lettres, 1924, p 105 et 106.
[7] Plotin : Ennéades, I, 6-5, Les Belles lettres, 1924, p 101.
[8] Umberto Eco : Histoire de la beauté, Flammarion, 2004.
[9] Umberto Eco : Histoire de la laideur, Flammarion, 2007.
[10] Adalbert Stifter : L’Arrière-saison, Gallimard, 2000, p 349.
[11] Adam Smith : Théorie des sentiments moraux, PUF, 2011, p 261.
[12] Père André : Essai sur le beau, J. H. Schneider, 1767, p 2, 3, 5.
[13] Vincent Gioberti : Essai sur le beau, Meline, Cans et Compagnie, 1843, p 9, 304.
[14]Emmanuel Kant : Critique de la faculté de juger, § 60, Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Gallimard, 1985, p 1146.
[15] Hegel : Esthétique, II, L’Idée du beau, Aubier, 1964, p 112.
[16] Burke : Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime du beau, Vrin, 2009, p 227.
[17]Hegel : Esthétique, II, L’Idée du beau, Aubier, 1964, p 113.
[18] Voltaire : Dictionnaire philosophique, Bry Ainé, 1856, tome II, p 49.
[19] Friedrich Nietzsche : Le Crépuscule des idoles, § 19, Œuvres III, La Pléiade, Gallimard, 2023, p 742.
[20] Jean-Pierre Changeux : Du vrai, du beau, du bien, une nouvelle approche neuronale, Odile Jacob, 2008, p 103.
[21] Emmanuel Kant : Critique de la faculté de juger, § 34, Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Gallimard, 1985, p 1063.
Parador de Tujillo, Extremadura.
Photo : T. Guinhut.
Conclusion.
Ou la mémoire de l'avenir.
Nous n’aurons jamais fait que gloser de la beauté, que l’honorer, la regretter, la relativiser, la conspuer, la ressusciter peut-être, voire, qui sait, écrire pour elle en beauté. Car malgré toutes les avanies que les temps modernes et contemporains lui ont faites, lui font et lui feront subir, elle reste un horizon de l’humanité. Universelle, depuis la sereine Aphrodite capitoline jusqu’à une éruption sublime du Vésuve, d’un masque nô japonais ou Ibo du Nigéria jusqu’au plus brut de l’Art Brut, voire au coin de la mocheté, à l’ironie de la laideur. Pour emprunter une opposition nietzschéenne et le sens des métaphores de Peter Sloterdijk, la thérapeutique apollinienne qui était celle de la beauté platonicienne est peut-être passée du côté obscur de la « thérapeutique dionysiaque »[1]. Sauf si l’érosion jusqu’à la disparition de la beauté confine à la disparition de sa dimension thérapeutique et cathartique, remplacée par le divertissement, ce qui se- rait un signe inquiétant au service du diagnostic afférent à notre civilisation.
D’autant que la dimension métaphysique échappe à notre perception esthétique, alors que le poète Yves Bonnefoy nous le rappelle : « L’art, ce serait ce qui profite du déni conceptuel de la finitude pour le plaisir - un plaisir qui souvent prend figure d’une souffrance - et non plus pour la connaissance. Il saurait que de la simple apparence peut naître une beauté qui aidera à voiler les terreurs du gouffre »[2].
Pour emprunter encore à Peter Sloterdijk, le crime per- pétré par l’art contemporain, le consumérisme vulgaire, le relativisme et l’égalitarisme, commis sur l’immémoriale beauté, vaut comme un temps du crime, lorsque l’« abandon de l’Être qui caractérise les univers de l’art était inéluctable »[3] qui aurait pour vertu paradoxale d’en valoriser les ruines, la disruption du sublime, l’assaut du moche, venus de son éclatement. En une catharsis peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que du pire voyeurisme, la beauté qui sera « convulsive, érotique-voilée, explosante fixe », venue d’André Breton[4], propose encore les traces, les indices, qui permettraient à l’enquêteur de retrouver la victime, voire de la rédimer. Ce au nom du droit naturel du dandy à la liberté et du droit intellectuel à la beauté, dans sa dimension peut-être universelle. Ce dans le cadre d’un universel qui ne soit pas uniformisateur, sans menacer la diversité culturelle qui compose l’humanité, mais également sans que les revendications identitaires le menacent.
Autre universel de l’humanité, la liberté politique. Car avec Philippe Nemo, nous pouvons penser le politique en termes de beauté et laideur, grâce à son lumineux essai : Esthétique de la liberté[5]. Au-delà de la prémisse selon la- quelle chez Platon, le vrai, le beau et le bien sont un, il montre que « la servitude enlaidit les existences humaines [et] que cela n’est pas seulement vrai de la certitude absolue instaurée par les totalitarismes, mais aussi de la demi-servitude instaurée par certaines sociétés réputées plus douces, les socialismes, qui sont nombreux dans le monde actuel ». En conséquence, seule une vie libre est créatrice de beautés et peut avoir un sens. Les vertus de justice, véracité, libéralité, esprit de paix, tolérance, prudence, tempérance, force, orientation positive des activités (en particulier l’innovation scientifique) fondent la beauté morale, donc politique, au sens où seule la participation de l’être libre leur per- met d’accéder à la beauté de l’œuvre d’art. Rappelons-nous qu’avec Jean Petitot, Philippe Nemo signa une belle Histoire du libéralisme en Europe[6], ce dernier participant d’une indispensable esthétique de la politique.
Nous savons bien hélas que la liberté n’est pas partout et en tout temps cet invariant du droit naturel dont nous réclamons l’éthique et l’esthétique. L’on y préfère trop souvent la servitude imposée et volontaire des théocraties ou des constructives totalitaires. L’espérance cependant de la beauté libre ne doit pas nous abandonner. Nous serons ainsi un dandy, non seulement de la beauté plastique, mais un dandy politique. Car à la rencontre nécessaire de ces deux disciplines complémentaires, esthétique et philosophie politique, l’art, qui selon Gilles Deleuze « n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou la sensation[7] », est un universel de l’humanité.
traduit de l’arabe (Syrie) par l’auteur et Donatien Grau,
Seghers, 2024, 144 p, 16 €.
Eros, fils d’Aphrodite, est un jeune dieu vigoureux chez les Grecs, alors que Cupidon, quoique cupide, soit chez les Romains, est un enfant, presque un bébé, qui donnera les amours et autres putti voletant parmi la peinture baroque. Ainsi, depuis l’Eros romain[1] et l’ère médiévale, la poésie érotique fait son lit. À l’occasion d’un séjour Au lit au Moyen Âge nous irons découvrir combien cette période, certes fondatrice de la poésie française, ne dédaigne pas de poursuivre la voie érotique de Tibulle et de Priape en ouvrant le bel ouvrage concocté par Marcel Béalu : son Anthologie de la poésie érotique, dont les vers courent du XV° siècle à nos jours. Et puisque les caprices des éditions Seghers nous conduisent vers une autre anthologie, cette fois contemporaine et consacrée à la Poésie du Louvre, également traité de belle manière par Adonis, découvrons combien et comment les mots des poètes partent à la conquête des plaisirs de la chair, du cœur et des yeux, dans une perspective à la fois historique et esthétique.
Le tiers de notre vie se passant à dormir, il faut bien un lit pour soulager notre fatigue, oublier nos soucis, rêver… Et se réchauffer, car, en notre Moyen-âge, le feu de cheminée n’était qu’une faible ressource, d’autant qu’il fallait l’éteindre pour la nuit, pour des raisons de sécurité. C’est un tel détail d’importance que l’on découvre grâce à l’essai de Chiara Frugoni : Au lit au Moyen Âge. « Comment et avec qui ? » s’interroge-t-elle en son sous-titre. L’on devine alors que désir, « propositions indécentes » et autres coquineries sont le lot du lit, jusqu’au « festival des sens », bien que l’Eglise aille se glisser entre les draps pour édicter des règles contre l’impudicité. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage roboratif, mené de main attentive par Chiara Frugoni, est également un festival d’enluminures, où le lit pour les pauvres ne vaut pas celui d’apparat et de réception sociale des riches, souvent chaudement couvert de rouge. Et malgré l’assaut des diables brunâtres, l’oreiller dévoile les nudités et les baisers délicieux…
Sans nul doute les traces de l’amour le plus tendre et de la fornication la plus franche ne sont pas seulement dans les romans et l’enluminure, mais dans la poésie. Ce que n’ignore pas la splendidement rose Anthologie de la poésie érotique de Marcel Béalu, qui commence au XV° siècle, pour se clore en notre contemporain, du moins, faut-il l’espérer, provisoirement, si les velléités de la censure et le manque d’appétit ne viennent pas faire le lit du désamour, autrement dit l’asexualité.
Les dames ne sont pas en reste au XV° siècle. Telle Clotilde de Surville
« Doucement s’esgarer layssoiz mes mains folastres
Sur le contour de tes aymables traicts,
Tandis que de mon seyn tes lèvres idolastres
En meyssonnoient les pudiques attraicts ».
Son époux Béranger avait bien de la chance !
Nombre de ces poèmes ont été publiés sous le manteau, de manière clandestine, voire sont restées dans le silence d’un manuscrit complice. Comme de Brantôme que nous oserons citer (tant pis pour les chastes de profession) :
« Et quant à l’autre, à voir sa douce mine,
Son embonpoint, son visage si bon,
Je crois qu’elle a belle motte et beau Con :
Elle aura donc mon vit pour contremine ».
Ode, sonnet, octosyllabes, alexandrins et rimes, tout ici fait usage, y compris l’épopée, certes parodique, comme La Pucelle d’Orléans de Voltaire, le néanmoins philosophe bien connu. L’on n’est pas surpris de trouver là Baudelaire et ses « promesses du visage », Théophile Gautier dont « le foutre jaillit comme par une pompe », « Verlaine, sa « luxure en songe » et sa célébration des « couilles de [son] amant, sœurs fières / À la riche peau de chagrin » et « le vit, [son] idole », où peut-être faut-il deviner les attributs de Rimbaud. Mais plutôt Mallarmé, « levant au nombril la baptiste ». Il s’agit de se faire plaisir, en un onanisme linguistique bien senti, mais aussi « d’offusquer le bourgeois », selon le mot de l’anthologiste.
L’on a beau être de la Pléiade, classique, romantique ou surréaliste, l’amour, ses douceurs et fureurs spermatiques et utérines sont toujours au rendez-vous, nonobstant les choix stylistiques.
Cinq siècles tard, à Clotilde de Surville répond Grisélidis Real qui, en 1965, commence avec ardeur :
« Par le grand lys noir de ton sexe
Et par la douceur veloutée
De ses mandarines jumelles
Dans la tiédeur de tes broussailles »
Toutes les gammes de l’éros se conjoignent en ce florilège : tendresse, obscénité viriloïde, grivoiserie, amoureuse séduction. Mais aussi bonheur, comme à l’occasion de cette femme de Lettres du XVII° siècle, Marie Catherine Desjardins, dite Madame de Villedieu, dont le sonnet, et son dernier tercet, soit la chute, suffisent à nous rendre rétrospectivement amoureux d’elle :
« Une douce langueur m’ôte le sentiment ;
Je meurs entre les bras de mon fidèle amant
Et c’est dans cette mort que je trouve la vie ».
L’on sait que ce sonnet fut jugé en son temps scandaleusement libertin, alors qu’une liaison passionnée l’attacha longtemps à Antoine de Boësset, sieur de Villedieu.
Avec modestie, Marcel Béalu (1908-1993), lui-même poète, n’a pas cru devoir y faire figurer ses propres productions. Aujourd’hui, c’est avec justice que l’éditeur adjoint quelques-uns de ses vers : « Ses jambes sont la prairie sous-marine / Une palourde noire y dort / Qui ne s’entrouvre que pour moi ».
Cette splendide et abondante anthologie, précédée par l’amusante liste d’un « petit glossaire de la langue érotique », n’est évidemment pas la seule du genre. Parue initialement en 1971 dans son édition originale, à l’époque de la libération sexuelle, la voici enrichie de plumes féminines, de surcroit illustrée avec une douce fantaisie épicée par Louise Bourgoin. Suave souvent, raide et mouillée parfois, elle mérite de figurer aux côtés de celle libertine et débridée de Pierre Perret[2], chanteur facétieux. Car, à toute époque, Eros est en enfer, ou au paradis des bibliothèques. Et puisque six siècles de poésie galante et gaillarde nous ont précédés et sont libérés, reste à souhaiter que son élégance et sa verdeur puissent rester préservées, continuées, renouvelées par nos descendants que la pruderie et l’obscurantisme n’auront pas opprimés…
Museo de Zamora, Castilla y Léon.
Photo : T. Guinhut.
Sensuelle encore, mais moins coquine, plus académique, est cette initiative anthologique, conviant cent poètes d’aujourd’hui parmi les salles du parisien musée du Louvre. La poésie est historienne est visuelle, cultivant l’ekphrasis, cette figure rhétorique venue de l’Antiquité, qui consiste à décrire une œuvre d’art. L’on sait combien Baudelaire était un habitué des lieux, dont il a tiré en partie le poème « Les phares ». Aussi le défi est après lui redoutable.
Classés non plus par ordre chronologique, mais alphabétique, d’Abd al Malik à Cynthia Zarin, traduits du hongrois, de l’anglais ou du chinois, ou simplement français, ils sont observateurs et volontiers lyriques, tant l’admiration ne peut leur manquer. Versets, vers libres, plus rarement poésie en prose, mais encore ces alexandrins qui n’ont rien de désuet, la variété est assurée, autant que les étages et les salles nombreuses du Louvre, autant que la prolifération des marbres, des bronzes, des huiles sur toiles et des pastels. Aussi les uns, comme Jacques Darras, font « une courte visite en dix tableaux », entre la Cour carrée, la pyramide de Pei et Camille Corot, alors que d’autres choisissent une œuvre, une seule, qui les bouleverse, à l’instar de Stefan Hertmans, un Néerlandais, pour qui
« Carpaccio parle en beauté de violence,
Et nous montre fragiles autant que des pensées ».
Au moyen de quatre « tablettes », ou strophes, Ali al-Attar reconstitue « le voyage du dieu sumérien », annonçant involontairement « Le Voyage à Cythère » de Watteau, qui devient un « piège photographique » pour Istvan Kemény. André Velter lui aussi est fasciné par l’Antiquité, en l’espèce des scribes d’Egypte et de Boétie : « il m’arrive de les tutoyer en tant que frères de calame ». En l’espèce chaque auteur découvre et parcourt « le musée de [sa] mémoire », selon les mots du Slovène Ales Steger. Amadou Lamine Sall affirme avec joie « Quand Dieu prend ses vacances il prend ses quartiers au Louvre », là où « la peinture tient la main de la sculpture, regard contre regard ». Gratitude et jubilation ne cessent guère d’animer nos versificateurs et prosateurs. Délicieusement émue, Dorothea Lasky chante :
« L’art qui n’est que pétales tombées
Laisse le temps qui est le sien aller de l’avant »
De toute évidence, le risque, probablement assumé, réside parmi la diversité, avec ses qualités et défauts, soit des prises de paroles inégales, tant la poésie contemporaine a un faible pour le prosaïsme. Ce pourquoi nous aurons la courtoisie de passer sous silence tous ceux qui ne nous ont pas persuadés de leur talent poétique, abusant par exemple de l’énumération, en cette initiative anthologique pourtant fort originale.
L’écrivain aime souvent à user d’un pseudonyme. Celui d’Ali Ahmad Said, né en 1930 en Syrie, dont il dut fuir les persécutions à cause de ses exigences politiques, ne doit rien au hasard. Adonis à tout de la mythologie grecque, de l’érotisme puisqu’il fut aimé par Vénus, de l’espace méditerranéen, sans compter son cosmopolitisme : n’a-t-il pas consacré une vaste ode à la ville de New-York[3], quoique par toujours indulgente envers ce nœud névralgique de la puissance américaine ? Mais son espace mental va plus loin encore, dans le temps et dans l’espace. En effet répondant à l’appel du Musée du Louvre, il s’engage parmi les œuvres venues du troisième millénaire avant notre ère et de Mésopotamie. Appelant au secours de sa langue inspirée les figures de Gilgamesh et d’Enkidu, il ne dédaigne ni l’Egyptienne Néfertiti, ni Alexandre le Grand, disciple d’Aristote et grand conquérant de la Grèce à l’Indus.
Le souffle des versets d’Adonis s’empare bellement du mythe de Gilgamesh - auquel Diane de Selliers a consacré une édition indépassable[4] - en une réécriture méditative et lyrique. La « robe sumérienne » d’une statue mésopotamienne entraîne le poète en une envolée métaphysique, car « la pierre est un alphabet ».
Construit en sept tableaux, ce recueil, bilingue arabe et français, fait parler le Louvre, « école cosmique » et « demeure à faire mourir la mort ». Car « la racine du sens est dans ses entrailles ». Anthropomorphisant le lieu qui abrite et unit « Ishtar, Isis et Vénus », le poète émeut son lecteur, interroge l’Histoire et le temps, la mortalité et la pérennité des civilisations, la pouvoir du mythe. N’est-ce pas la fonction essentielle de la poésie ?
Toute anthologie est un musée autant que tout musée est une anthologie, si l’on se reporte vers l’étymologie de ce dernier vocable, signifiant les plus belles fleurs. Bien que les musées d’art religieux ne soient guère propices à l’érotisme, à moins de considérer l’extase des saintes, les tentations de Saint-Antoine et autres Marie-Madeleine, les temples de l’art, comme ce Louvre célébré par les poètes, peuvent être prodigues de Vénus et autres trois Grâces. Les plus curieux cependant iront à la recherche des cabinets secrets, tel celui du Musée royal de Naples[5], où se cachent les « peintures, bronzes et statues érotiques » venues de l’Antiquité…
Graduel de Fontevraud, XIII°siècle, Bibliothèque de Poitiers, Vienne.
Photo T. Guinhut.
De l’Histoire de l’écriture
à la magie du codex et du livre,
en passant par le Don des Lettres :
Sylvia Ferrara, Yann Sordet, Sylvie Lefèvre,
Marion Uhlig & Thibaut Radomme, Neil Gaiman.
Silvia Ferrara : La Fabuleuse Histoire de l’invention de l’écriture,
traduit de l’italien par Jacques Dalarun, Seuil, 2021, 320 p, 22 €.
Sylvie Lefèvre : La Magie du codex, Les Belles Lettres, 2023, 296 p, 25,90 €.
Marion Uhlig, Thibaut Radomme & Brigitte Roux : Le Don des lettres,
Les Belles Lettres, 2023, 656 p, 59,90 €.
Yann Sordet : Histoire du livre et de l’édition, Albin Michel, 2021, 800 p, 32 €.
Neil Gaiman : L’Art compte, Au Diable vauvert, 2020,
traduit de l’anglais (Royaume Uni) par Patrick Marcel, 120 p, 15 €.
Tablettes d’argiles entassées ou brisées dans les sables, les bibliothèques cunéiformes nous ont révélé des catalogues des arbres et des minéraux, des traités médicaux ou destinés à l’exorciste, déjà des encyclopédies, jusqu’au Catalogue d’ouvrages de la bibliothèque du roi Assurbanipal[1]. Imaginée à la fin du IV° millénaire avant notre ère, l’écriture connut après la Mésopotamie maints avatars, égyptien, phénicien, grec et latin, pour être fixée sur des papyrus et circuler aisément. L’on sait qu’il fallut attendre Gutenberg, en 1454, pour que l’imprimerie commence de répande son papier encré au service des grandes œuvres de l’humanité. Il apparait, au travers des essais de Silvia Ferrara et de Yann Sordet, qu’écrire, confectionner et éditer des livres sont des étapes du savoir qui ont demandé des siècles et des siècles de constance et d’invention. Le « Don des lettres » concourt lors à la « Magie du codex », pour reprendre deux titres aux vertus bibliophiliques précieuses. Alors que le livresque passé est ainsi à notre service, le futur, nous rappelle Neil Gaiman, dépend de nos bibliothèques, et de lecteurs sachant lire en science et conscience.
Se livrant à une enquête érudite qui ne dédaigne pas la saine vulgarisation, Silvia Ferrara nous permet de voyager, tant dans le temps que dans l’espace, avec La Fabuleuse Histoire de l’invention de l’écriture, laquelle avait été précédée par une profuse enquête sur les empreintes, les signes, les traces graphiques, intitulée Avant l’écriture[2].
Quelque part auprès du jardin d’Eden mésopotamien ainsi que du fleuve nilotique, naissent aux alentours de l’an trois mille avant notre ère deux versions concurrentes, et qui cependant s’ignorent, de l’écriture : les cunéiformes et les hiéroglyphes. Mais au-delà de ces berceaux classiques, il faut aller explorer d’autres continents pour rencontrer les foyers chinois et mexicains, décrypter les graphies encore indéchiffrées de Chypre, de Crète et de l’Île de Pâques, témoignant de l’universalité de l’entreprise, malgré des formes dissemblables, figuratives, syllabiques ou alphabétiques. Ou encore les « quipus » incas, qui sont des cordelettes à nœuds, voire le syllabaire amérindien des Cherokee créé au XIX° siècle par un seul homme nommé Sequoyah. Icones, symboles, signes servent d’abord à « sceller des transactions », avant de composer de la poésie. Mais l’alphabet est « un système sophistiqué et supérieurement intelligent comme la philosophie et la démocratie ».
Loin de se contenter de ces écritures qui marquèrent la charnière entre préhistoire et Histoire, Silvia Ferrara s’intéresse de manière aussi bienvenue qu’originale à de curieux avatars, ces créateurs d’indéchiffrables qui ne cessent de jouer avec la perplexité d’un lecteur déçu et cependant fasciné : les médiévales « litterae ignotae » d’Hildegarde de Bingen, le Manuscrit Voynich, fleuri de plantes et de femmes nues au XV° siècle, et plus près de nous le Codex seraphinianus[3], la stupéfiante encyclopédie d’un monde impossible fantastiquement illustrée et aux élégants gribouillis.
Professeure de philologie mycénienne à l’Université de Bologne, Silvia Ferrara captive son lecteur au moyen d’un bel ouvrage un brin ludique, rigoureusement documenté, illustré, et d’une enquête aux révélations palpitantes : n’y a-t-il pas en cette aventure le plus grand bouleversement de l’humanité, tant il est à l’origine de son développement et de sa mémoire…
Quand donc est né ce livre au sens où nous l’entendons aujourd’hui, donc après le rouleau du volumen, les feuillets reliés du codex ? Mais au premier siècle avant Jésus Christ, nous dit une autre Silvia, cette fois Sylvie Lefèvre, en sa Magie du codex. Elle nous offre une manière particulièrement originale de découvrir ce miracle technologique dont on tourne les pages, avec une commodité que ne permettait pas le volumen. Ainsi s’intéresse-t-elle à la matérialité de l’objet et de sa représentation du Moyen âge à nos jours. Certes, pour le ravissement des yeux, cette médiéviste privilégie les reproductions de manuscrits médiévaux. Car lors le livre est d’abord saint, Bible, Evangiles. Mais aussi objet précieux et offrande tenue dans des mains respectueuses, ou texte en train de s’écrire sous les doigts des quatre évangélistes, de Saint Jérôme traduisant la Bible en latin au IV° siècle…
Il s’agit souvent de mise en abyme, car le livre est visible sur nombre de pages peintes : fermé, ouvert, feuilleté, il est « corps, folio, page, pli, cœur », pour reprendre le sous-titre de Sylvie Lefèvre. Et cœur parce que l’on connait au moins deux livre-cœurs. En particulier le Chansonnier de Jean de Monchenu vers 1475 : ouvert, ce sont deux cœurs, refermé, ils n’en font qu’un…
Aujourd’hui encore, et pour longtemps espérons-le, le codex est déploiement de pages, comme autant d’ailes d’un oiseau. En témoignent ces « placards » de lettres gothiques sur fond blanc, parmi le décor de personnages, d’animaux et d’architectures dans une édition incunable des œuvres d’Aristote en 1483. Lui répondent par-delà un demi millénaire les livres animés ou pop-up, dont sont friands les enfants et les collectionneurs ; lorsque leurs robustes feuillets se soulèvent en personnages debout, en architectures érigées. L’on devine que l’envol des cartes d’Alice au pays des merveilles, est propice à la « magie du pli » et à la troisième dimension. Le livre « illusionniste » fleurit au XIX° siècle, jouant avec les codes de l’affiche, avec les techniques de façonnage de découpage et d’impression de plus en plus virtuoses.
Manuel original, La Magie du codex ne laissera plus ignorer au lecteur ce que sont le tranchefile et le signet, la « main » de l’index… Accompagné de foisonnantes illustrations, cet ouvrage est un trésor historique, esthétique et bibliophilique.
Trésor peut-être encore plus rare, Le Don des lettres, dont la somptueuse couverture s’orne d’une Vierge à l’enfant sur fond noir, entourée d’une mandorle de branches grises où sont suspendues des lettres d’or, soit la Vierge à l’arbre sec de Peter Christus. Ceci pour annoncer l’abondance des « jeux de lettres », dans la littérature manuscrite médiévale. Car à la réserve des caractères extrême-orientaux, le livre est fait de lettres. Ne peut-on pas les considérer comme un don de Dieu ? En ce sens « le don des lettres » permet d’accéder à la Création, à l’instar du judaïsme pour lequel le nom de Dieu participe de la « théorie kabbalistique du langage[4] ». Or à cet égard le livre chrétien et médiéval accorde à la lettre une dignité considérable. En toute cohérence, les chapitres du Don des lettres sont comme il se doit ordonnés alphabétiquement, et s’achèvent par l’alpha et l’oméga du nom de Dieu et du Christ pantocrator.
Quand le B est de beauté, le L par exemple est autant celui de « liber », le livre, que celui du roi Louis, du lis, mais surtout « les trois composantes du poème placé sous nos yeux : les lettres, le langage et la loi ». L’on se doute que le M est bien plus que celui de Moïse, celui de Marie, Mère de Dieu…
Parfois, les lettres se suffisent à elles-mêmes. Comme lorsque le Pontifical de Jean de Venningen (vers 1462) trace à côté de « la formule rituelle de consécration d’une église », la figure de la croix « composée du mélange des alphabets latin et grec et copiés en deux couleurs ». La dimension symbolique n’empêche en rien celle du minimalisme esthétique, alors que tant de tableaux sur parchemin jubilent de détails et de couleurs, que ce soit parmi les psautiers, destinés à être chantés, ou parmi les initiales I et D, d’or sur fond d’azur, restées inexpliquées, pour illustrer une traduction des Héroïdes d’Ovide.
Mais au Moyen âge l’on peut être fort facétieux. En témoigne la Ballade de l’ABC, « qui se plait à vautrer l’alphabet dans le bas corporel », soit une strophe consacrée au mot « con »…
Les manuscrits enluminés regorgent de lettrines historiés ou nom, les lettres colorées courent autour des figures, accompagnant la sainte trinité, la Vierge, les anges, les saints et les animaux. Un détail exquis achèvera de nous convaincre de la beauté d’un tel ouvrage dont l’érudition stupéfie : les citations médiévales sont traduites en français moderne, en une seconde colonne de couleur bistre…
Il faut à l’écriture et au codex trouver la pérennité du livre, qui n’allait pas de soi, traverser des étapes préparatoires avant de trouver l’assomption que nous connaissons en nos librairies et nos rayons chargés de chefs d’œuvres et autres peccadilles lettrées. Yann Sordet, directeur de la Bibliothèque Mazarine, ne pouvait faire l’impasse, quoique bien plus brièvement que Silvia Ferrara, sur l’invention de l’écriture, avant de bondir en un prodigieux fleuve de succulente érudition, son Histoire du livre et de l’édition, jusqu’à la révolution numérique, celle qui donne un nouveau souffle au livre, à moins qu’elle ne l’essouffle.
Du volumen, ce rouleau antique de papyrus muni d’une étiquette (index ou titulus) dont le plus ancien conservé vient du IV siècle avant notre ère avec un poème orphique, nous passons au codex de l’ère chrétienne, cependant attesté au moins dès l’an 90 avec les Epigrammes du poète latin Martial). Entre temps la Renaissance carolingienne impose l’écriture ronde, que l’appelle « caroline ». Venue de Chine, la fabrication du papier s’impose au XIII° siècle en Europe. La typographie prend son essor avec la Renaissance humaniste, alors que l’invention des périodiques a lieu au XVII° siècle, avant les journaux que nous pratiquons encore. De manière concomitante, la librairie s’engage résolument dans la société de consommation culturelle. Jusqu’à son avatar numérisé, rien n’entrave la dimension symbolique du livre, qui fait vivre tant bien que mal l’auteur, l’éditeur et le libraire, enfin touche le modeste lecteur aussi bien que le collectionneur et le bibliothécaire.
Depuis la plus haute antiquité l’écriture comptable, à l’aide de jetons, bullae, et tablettes d’argile, croise l’écriture divinatoire : pattes d’oiseaux, écailles et omoplates gravées. Bientôt la forme du signe se dirige vers l’abstraction linguistique et l’intention calligraphique. La période médiévale est celles des scriptoria (VIe-VIIIe siècle) quand les savoirs se polarisent entre sacré et profane. Il faut en la Constantinople chrétienne confronter le texte avec l’iconoclasme. Du XII° au XV° siècle vient l’ère deslibrarii, où glose et index enrichissent le livre, surtout destiné au salut du croyant, non sans opérer des changements cruciaux : séparation des mots et des vers, des chapitres, apparition de l’image. À l’ère triomphante du gothique, l’on note la musique, l’on voit l’émergence de nouveaux professionnels, des commanditaires, fournisseurs, libraires et clientèles, en particulier au travers du livre d’heures : production de luxe aux côtés du livre ordinaire à l’usage des laïcs. Aussi l’on saura tout des encres et des enluminures, du papier et de la reliure, des bibliothèques médiévales où de lourds volumes sont parfois enchaînés.
Il y eut des précédents extrême-orientaux à l’invention deGutenberg, gravure sur bois et livrets xylographiques par exemple. Cependant, très vite, l’imprimerie devient européenne dès la fin du XV° siècle, avec plus de sept millions d’exemplaires incunables produits. L’on rencontre des humanistes imprimeurs, comme Alde Manuce[5] ou Josse Bade. Une nouvelle économie use déjà de prospectus et spécimens, de foires et catalogues, soit des outils de marchandisation. Evidemment le livre ne peut échapper au pouvoir politique. Outil de prestige, de législation, il se voit également soumis à la censure, d’autant que la Réforme protestante pèse de tout son poids, relevant le « défi de la traduction ». Via le « privilège du Roi », le contrôle de l’édition est un enjeu crucial, entre pouvoirs spirituels, séculiers et corporatifs, comme lorsque la mise à l’index permet d’interdire et d’excommunier, voire de livrer au feu[6].
Marci Tullii Ciceronis Epistolae familiares, 1493.
Biblioteca Juan Pablo Forner, Mérida, Extremadura.
Photo T. Guinhut.
Peu à peu l’identité visuelle du livre se vêt de page de titre, de marges, de formats divers, de créativité typographique et de singularités de mise en page. L’art de la lettre voit le triomphe du romain et l’expérience de l’italique, quand le livre scientifique se pare d’une « imagerie », qu’il s’agisse de médecine, de botanique et de sciences naturelles, de géographie ou d’astronomie
La librairie de l’âge classique n’échappe ni à la « police du livre », ni à la contrefaçon. Alors naissent la presse, la gazette, le « livre missionnaire », la pédagogie jésuite par le livre, la populaire Bibliothèque bleue et les almanachs. Avant que les péripéties éditoriales des Lumières défraient la chronique, au travers de l’Encyclopédie, entre 1752 et 1772, De l’esprit d’Helvétius, notoirement athée, en 1758, ou l’Emile de Rousseau en 1762, tous menacés, voire brûlés. La question de la liberté de la presse devient urgente, ainsi que celle de la reconnaissance de l’auteur et du statut des œuvres, tels que les défend Beaumarchais.
Yann Sordet s’interroge : « l’édition française à travers Révolution, Empire et Restauration : césure ou transition ? » La liberté d’imprimer fut brièvement totale avant le « code impérial de la librairie » et le système du brevet (1810). Un nouveau monde industriel, les mutations du papier, la dynamique des inventions, la mécanisation croissante de l’impression et de la composition, presse rotative et fin du caractère mobile font du XIX° siècle une explosion technique, mais aussi des consommations ; bientôt assises sur « le règne de l’image », de la lithographie, le renouveau de la gravure sur bois, puis la photographie qui vient bouleverser la presse. Le droit d’auteur se voit balisé par la convention de Berne (1886), et dans le cas des États-Unis par l’International Copyright Act (1891), non sans que la censure s’éclipse si facilement devant une liberté de la presse durement conquise. C’est aussi le siècle de la massification de l’alphabétisation.
La naissance des « maisons d’édition » jouxte l’apparition des grands entrepreneurs de l’imprimerie, ce qui entraîne parmi les métiers du livre et les organisations professionnelles l’irruption du syndicalisme ouvrier. Les libraires, bouquinistes et relieurs prolifèrent, quand la presse de masse invente le feuilleton, quand l’édition voit poindre la « révolution Charpentier » et les « livraisons et romans à quatre sous », puis les guides de voyage, comme le fameux « Baedeker ». Chez les Anglo-saxons, ce sont des « Penny bloods » et des « Pulp Magazines ». L’Instruction publique entraîne son lot de manuels, revues, dictionnaires et matériaux pédagogiques, sans compter la survenue de la littérature jeunesse, comme celle de la Comtesse de Ségur.
Quant au XX° siècle, il est le père d’une « production en voie de dématérialisation », au travers de la fin du plomb, via l’offset, la photocomposition et l’informatisation des procédés, jusqu’à la micro-informatique et l’auto-édition. Or le livre d’artiste et la reliure sont résiduels à l’âge des smartphones, quand mondialisation et flux de traductions échangent leurs pouvoirs dans des oligopoles de l’édition, comme « Galliflagrasseuil », manœuvrant les prix littéraires, sans totalement obérer le renouvellement des « indépendants et francs-tireurs » ; à moins de devoir annoncer la fin des éditeurs.
Outre la révolution de Gutenberg, celle de la culture de masse au XIX°, puis notre internetisation, des phénomènes et moments phares sont ici mis en relief : les titres à succès (long-sellers) comme L’Astrée d’Honoré d’Urfé ou L’Imitation de Jésus Christ de Thomas A Kempis dès le XVII° siècle, l’immensité de la production hollandaise aux XVII° et XVIII° siècles, l’Aréopagitica de John Milton, qui fut le premier et fort éloquent manifeste pour la liberté de la presse en 1644, la circulation des livres clandestins et libertins au XVIII° siècle, parmi bien d’autres exemples excitants et pertinents…
Il s’agit bien avec Yann Sordet de renouveler la recherche en considérant « l’archéologie de l’objet » et « la fabrication typographique ». Le volume manuscrit ou imprimé est marchandise et « ferment » de civilisation. En outre, du parchemin enluminé monastique à la démocratisation du poche, les formes qu’il emprunte sont également significatives des systèmes de pensée. Ce pourquoi, fidèle à sa démarche, il s’interroge en fin de volume sur les nécessités du droit d’auteur et celle de l’« open access », dans la tradition de Condorcet, pour qui, en 1777, « les privilèges de la propriété littéraire [sont] une gêne imposée à la liberté, une restriction mise aux droits des autres citoyens » ; au risque de léser l’auteur et de décourager son long travail…
Non seulement Directeur de la bibliothèque Mazarine, à Paris, mais aussi rédacteur en chef de la revue Histoire et civilisation du livre, Yann Sordet fait œuvre à la fois synthétique et sommitale, déroulant une poignée de millénaires d’innovations. Agrémenté de deux cahiers d’illustrations en couleurs, d’une bibliographie pointilleuse, de notes et d’un index généreux, l’ouvrage est à la fois un voyage temporel qui ne lâche pas son lecteur, un voyage géographique et technologique, une amitié entre connaissance et transmission, tant l’édition peut offrir au bibliophile l’alliance du savoir, du déploiement de l’imagination et celle de l’esthétique de l’objet livre. Quoiqu’à cet égard il faille regretter que l’éditeur de ce délicieux pavé, de cette forêt presque entièrement blanche et noire n’ait pas consenti à le relier avec des couvertures toilées, à l’instar de ses volumes précédents, intitulés Lieux de savoir[7]…
Sans nul doute, nous devons partager les éloges de Robert Darnton[8] en sa postface, louant la clarté « sans pédanterie » de cette somme érudite. Il vante également la table des matières détaillée, où l’on peut puiser de manière ponctuelle si l’on ne peut, hélas, se confier au flux d’une lecture continue. Il remarque « l’accélération progressives des révolutions », des plus anciennes écritures aux réseaux sociaux d’Internet où la lecture va des âneries communes aux pourquoi pas plus grands chefs-d’œuvre de la poésie ; ce qu’il juge plus important que « la révolution gutenbergienne ». Devant la marée du tout numérique, il constate avec soulagement une récente stagnation du livre sur écran et le retour en grâce l’imprimé : « Le codex est mort, vive le codex ! »
Notre essayiste aimé, Yann Sordet, pour le nommer encore, offre un précieux bagage historique et encyclopédique. Avec une rare clarté et un enthousiasme raisonné pour son sujet, il initie son lecteur à un monde enchanté, cependant sans cesse fait de main d’homme, au cours des millénaires. Il reste à imaginer un second tome pour le futur du livre et de l’édition, qui serait de l’ordre de la science-fiction et de l’Intelligence Artificielle, et qui, venu de l’an 5000 tomberait entre nos mains éblouies, peut-être inquiètes, tant on y aurait brûlé les livres, comme le font les pompiers de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury[9], sinon comme la sélection trop drastique de L’An 2440 de Louis-Baptiste Mercier[10], où les intelligences totalitaires les auraient effacés ; à moins que l’imagination humaine ne sorte vainqueur en créant des volumes inouïs. Car le livre reste un gage salvateur, à l’abri et en dépit d’un législateur attentif, voire enclin à une censure que les totalitarismes, politiques, religieux et groupusculaires aiment à pratiquer dans une guerre continue contre l’imaginaire et le savoir. Comme nous le rappelle Yan Sordet, le socle de la mémoire livresque joue sur l’étymologie du mot livre venu de liber en latin, qui est une écorce appelant l’écriture manuscrite, en appelant son corollaire, la liberté.
Car les bibliothèques « sont une affaire de liberté » affirme avec un aplomb nécessaire, dans L’Art compte, l’écrivain américain d’aujourd’hui, Neil Gaiman, spécialiste de romans fantastiques fort réussis, comme Le Dogue noir[11]. De plus il ne manque pas de nous prévenir : « notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination ». Ne dit-on pas que les cadres et ingénieurs de nouvelles technologies américains ont été des lecteurs adolescents de science-fiction ? A contrario il y a une forte corrélation « entre les enfants de dix et onze ans qui ne savaient pas lire » et « le nombre des détenus » dans les prisons du futur. Outre sa qualité de « drogue d’appel vers la lecture », la fiction « développe l’empathie ». Aussi fermer une bibliothèque « pour gagner de l’argent », c’est « voler l’avenir pour payer le présent ». Si nos jeunes gens, agenouillés sur les smartphones, lisent moins, ils auront moins de mots, moins d’intrigues, moins d’idées et d’ouverture vers autrui pour dire et construire le monde, pour le défendre contre les tyrannies. Or « les livres sont notre façon de communiquer avec les morts. Notre façon d’apprendre des leçons de ceux qui ne sont plus avec nous, la façon dont l’humanité elle-même s’est édifiée, a progressé, a rendu le savoir graduellement plus important ».
Né en 1960 en Angleterre, Neil Gaiman a écrit une trentaine de romans et bandes dessinées, dont Stardust, Coraline et La Mythologie Viking. Sa série de bande dessinée Sandman est un classique du roman graphique. American Gods fait s’affronter d’anciens dieux devenus superhéros de comics et les nouveaux dieux barbares du consumérisme et des technologies exponentielles. Quant à ce mince volume revigorant intitulé L’Art compte, illustré au trait et avec humour par Chris Ridell, il s’achève par un « Créez de l’art ! » et commence par un « Credo » : « Je crois qu’on peut opposer ses idées à d’autres qui déplaisent. Qu’on devrait être libre de discuter. D’expliquer, de clarifier, de débattre, de scandaliser, d’insulter, de fulminer, de moquer, de chanter, de dramatiser, de nier ». Ajoutons, de blasphémer. Voilà qui est aussi clair qu’indispensable face aux fanatiques au cerveau carbonisé par un seul livre, politiquement sacré et farci d’objurgations génocidaires, qu’il soit meinkampfesque, léninoïde ou coranesque. Lire Silvia Ferrara, Sylvie Lefèvre et ses honorables collègues médiévistes, Yan Sordet et Neil Gaiman nous propulse vers la possibilité de la Torah, vers Tite-Live et Shakespeare[12], Flaubert et Ayn Rand[13], Emily Dickinson[14] et Georg-Friedrich Hayek, par une concaténation qui est celle d’un monde ouvert à l’imagination, à la création, au pluralisme des idées contradictoires, à la prospérité intellectuelle ; à la dignité libérale enfin.
Et s’il était besoin de prouver que Neil Gaiman tient à sa liberté conceptuelle, allons apprécier à sa juste valeur un texte, illustré avec grâce par P. Craig Russell, un apologue sur le mal angélique, bien avant la naissance d’Adam, d’Eve : Le Premier meurtre[15], qui n’est pas celui de Caïn. Ecrit sous la forme d’une pièce radiophonique, d’abord intitulée Murder mysteries, le récit est au ciel, raconté par une sorte de sans domicile fixe qui prétend être un ange déchu. Car les anges aux ailes immenses peuvent être amants, jaloux, voire meurtriers. Il y aurait donc au royaume de Dieu, une naissance du mal[16], une essentialité du mal, trop humaine, et cependant livresque…
Thierry Guinhut
La partie sur Ferrara a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2021
Quelque part dans l’horizon du temps, une apocalypse est probable. Fantasme ou certitude cosmologique ? Elle peut être une métaphore, soit la pétrification du monde au moyen d’une théocratie, ou l’éradication de la population mondiale, telles que les met en scène le romancier Boualem Sansal. Dans le premier cas, Vivre. Le compte à rebours, un espoir se fait jour au travers d’une indispensable sélection au service d’une humanité nouvelle. Dans le second, 2084. La fin du monde fait la démonstration désespérée d’un totalitarisme définitif. Le troublant diptyque n’est pas sans poser de sérieuses questions politiques et éthiques…
L’on sait que vivre est éphémère ; et que chacun d’être nous est sous l’épée de Damoclès d’un compte à rebours. Nous projetons nos espérances de survie et de renouvellement dans les générations suivantes. Mais qu’en est-il s’il s’agit de l’humanité toute entière ? Ou presque. Car, dans le roman de Boualem Sansal, intitulé Vivre, le narrateur découvre à Paris un « J-780 » peint en rouge sur la vitre d’une fenêtre, alors qu’il est le sujet d’une vision grandiose : « il a vu un immense vaisseau de feu surgir de la nuit infinie et dans d’immenses mouvements de panique sauver de l’humanité ce qui pouvait l’être ». Etreint par l’angoisse autant que par la prescience de l’événement considérable, il rencontre l’Américain Jason, auteur du graffiti régulièrement mis à jour. Leur complicité reste longtemps solitaire, jusqu’à ce qu’un troisième larron, Samuel, soit interrogé par la radio de « l’église évangélique des Appelés du Septième Jour ». Lui aussi, juché parmi les Monts Ozark, reçut une vision apocalyptique, « L’entité ou la Voix off laissait entendre qu’il nous reviendrait de sélectionner ceux qui seraient sauvés ».
Cependant le vaisseau salvateur, appelé « Ouamuamua », d’un vocable hawaïen pour « éclaireuse, messagère », poursuit sa course vers la terre. Il est plus que temps d’écarter ceux dont la responsabilité pénale pèse sur la terre : « la Covid chinoise, la terreur islamique, les zizanies arabes, les bombes russes […] le béatisme des wokistes ». Ou encore, « les pédophiles », « les gauchistes », « les violeurs », etc. « Pas de religion », décide Paolo. En effet lorsque sont convoqués les porte-paroles, l’intolérance est de mise. L’imam brille par son sectarisme et son djihadisme, l’hindouiste par son nationalisme, le rabbin, bien moins vindicatif, est cependant exclusif ; alors que le catholique s’en tire mieux, d’autant que le Pape François est peut-être un Appelé. Mais au contraire de maints mystiques d’occasion, l’Entité n’a rien d’un dieu…
Pas de gouvernements non plus, qui voudront capter la catastrophe à leur avantage et se pousser du coude lors de la salvation suprême et du chaos, quoiqu’ils ne sachent qu’armer une troisième guerre mondiale qui carbonise la chair avant même l’irruption du trou noir cosmique et brûlant…
Aussi faut-il penser « le sauvetage de l’humanité et refondation sur des bases intellectuelles, morales et spirituelles supérieures ». Malgré la délicate question d’un « principe moral supérieur » et de la nécessité de réduire par élimination des populations aux cultures inégales, voire délétères, les critères retenus seront la probité et l’intelligence : « le vaisseau est réglé sur nos ondes cérébrales, les Appelés seuls pourront en prendre possession et le piloter, selon des programmes inscrits dans nos mémoires par l’Entité, et n’embarquerons que ceux que nous aurons choisis selon nos critères ». Faut-il, craindre la disparition des bibliothèques, d’internet, au dépend de la connaissance. Rassurons-nous, cette même Entité en tient lieu, au centuple…
Bientôt, au cours de ces deux ans de montée de l’imminence, ce sont soixante-douze Appelés confirmés de trente-sept nationalités différentes »,
Outre la dynamique du suspense qui nous rapproche d’une inévitable apocalypse et d’une salvation réussie, le roman n’oublie pas les coups portés par la satire contre une société déliquescente. La compagne de Paolo, lui-même agrégé de mathématiques, enseigne le français dans une « sous-banlieue », là où l’école est victime « de la dictature des sectateurs ». Les universitaires ne sont pas épargnés, si philosophes qu’ils soient. Ou encore lorsqu’il est question du rêve : « Aux Etats-Unis, il sert à gagner de l’argent, en France, à en perdre ». La preuve, « la bureaucratie nationale et européenne », « l’écologie est un luxe ruineux ». Surtout quand « la France est devenue, à l’insu du ministre de l’Education nationale ou avec sa bénédiction, la plus grande, la plus pensante et la plus sinistre école d’écologie punitive du monde ». Voilà qui est bien senti et fera sursauter la cohorte des bien-pensants, qui liront également avec suspicion : « notre pays a virtuellement disparu de la carte, avalé par l’Europe, l’Afrique, l’Algérie, la Chine, le Qatar ». Souvenons-nous à cet égard que Boualem Sansal est lui-même Algérien, né à Alger en 1949, donc aux premières loges de l’observatoire du grand remplacement, et « sous la coupe totalitaire de l’islam ».
L’on devine que les services de renseignement s’en mêlent, FBI en tête, car au-dessus de la raison d’Etat, règne « la raison cosmique », mais sans dommage aucun envers nos Appelés. Auxquels se joignent d’autres radieux protagonistes : Camille Mo ou Badan, « l’enfant quantique », usant d’une langue riche, complexe et inconnue venue d’ailleurs et « qui avait pouvoir sur les événements ». À J-30, les Appelés étaient liés « par un cordon ombilical télépathique », et fin prêt pour l’ascension, pour, à J-5, « le vol de lucioles au-dessus d’un volcan en flammes » qui signe la mort définitive de la terre…
Mais cette « Terre-neuve » serait-elle longtemps un « Paradis premier » ? En effet, composée d’hommes ne risquerait-elle pas de devenir également un enfer…
De chapitre en chapitre, la catastrophe ultime s’approche au moyen d’un décompte inéluctable, jusqu’au « Jour J ». L’immense monologue intérieur, interrogeant « la bascule fantastique », et les attendus de la science-fiction, est malgré le peu d’action, intensément dramatique et palpitant. Même si l’on peut parfois s’impatienter d’un léger manque de concision et d’un millénarisme outrecuidant, nous sommes en présence d’une œuvre impressionnante, d’un roman polémique et poétique, roman philosophique crucial enfin.
Castillo de Alarcón, Cuenca, Castilla La Mancha.
Photo : T. Guinhut.
Où se trouve « l’Abistan » ? Parmi des montagnes ocres, brunes et lointaines, des déserts, du vide, ou au-delà du temps ? Dans une fiction, celle de Boualem Sansal, ou trop près de notre réel ? Au carrefour de maintes influences, d’une allusion non voilée à un chef d’œuvre indépassable, l’écrivain algérien parvient pourtant, comme avec une insolente et délicieuse aisance, à imprimer sa marque, indélébile qui sait, sur la tradition déjà foisonnante du roman d’anti-utopie. En une contrée imprécisée, en un futur fort précis, l’an 2084, quoique hypothétique pour qui ferait profession d’anticipation, un homme dresse le tableau cotonneux et terrible d’une théocratie hallucinante qu’il est inutile de nommer tant elle est reconnaissable : impossible, ou probable ?
En son sanatorium isolé, Ati voit passer de nombreux blessés qui lui révèlent par bribes l’envers du décor : il y a bien des dissidents qui fuient vers les confins la tyrannie heureuse d’Abi, « Délégué » sur terre du dieu unique Yölah. Une « Grande Guerre sainte », y compris nucléaire, a pourtant purifié le monde entier. Mieux vaut cacher ces informations, ce doute sacrilège, car « les V ont des antennes ultrasensibles ».
Au tournant de la première partie, Ati, à peu près guéri, quoique déclaré « À surveiller », quitte son sanatorium. Le voyage de retour dure un an, au travers de territoires encore marqués par les destructions, où « la misère était pantagruélique », jusqu’à la capitale, Qodsabad. Là il retrouve un studio, un travail d’archivage, sans se sentir « la force et le courage d’être un incroyant engagé ». Pourtant, sa curiosité inapaisée trouve la force de visiter « le ghetto dit des Renégats ». Lieu dévasté, où pullulent les graffitis obscènes et blasphématoires, où les femmes débraillées peuvent être coquettes, monde inverse et choquant pour Ati et son ami Koa, qui en viennent à être taraudés par le doute… Ainsi, les péripéties alternent : entre celles dévolues à Ati et celles du vaste monde dominé par le grand Abi, idéalement immobile, où chacun vit dans des conditions misérables, et cependant secoué de convulsions programmées, comme lorsque le village originel d’Abi est redécouvert, au point de devenir lieu de pèlerinage et motif de récrire le livre saint. Mais à mi-chemin du roman, l’inquiétude des personnages, sans compter celle des lecteurs emportés par un sombre suspense, s’intensifie : seront-ils découverts lors de leur voyage initiatique vers le pyramidal siège de « l’Abigouv » ; Ati n’est-il qu’un « cobaye » ; seront-ils bientôt châtiés selon la loi terrible d’Abi ?
Par un étrange retournement de situation, Ati est introduit dans un contre-monde, celui du luxe, où l’abilang n’a plus cours, où une conspiration lui sera révélée, quoique cachant peut-être une autre conspiration. Comme à la fin du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley[1], l’intrépide héros, invité ou piégé sait-on, approchera les secrets et les rouages du pouvoir, non sans visiter « le vingtième siècle dans un musée ». Qui sait s’il saura passer la mythique « Frontière »…
C’est autant un conte d’aventure à demi légendaire qu’un essai de philosophie politique : « Dans un monde parfait, il n’y pas d’avenir, seulement le passé et ses légendes articulées dans un récit de commencement fantastique, pas d’évolution, aucune science ; il y a la Vérité, une et éternelle, et, toujours, à côté, est la Toute-Puissance qui veille sur elle ». Ou : « Le peuple serait donc une théorie, une de plus, contraire au principe d’humanité, toute entière cristallisée dans l’individu ». Ou bien : « La foi commençait par la peur et se poursuivait par la soumission ». Ou encore : « Le Système n’est jamais ébranlé par la révélation d’un fait gênant, mais renforcé par la récupération de ce fait ». Mieux, ou pire plutôt, le gouvernement suscite et entretient une opposition, de façon à souder le peuple dans sa guerre sainte aux nombreux martyrs et victimes.
Toute une géographie se dessine sous la précision borgésienne de Boualem Sansal. Outre les montagnes, gorges et immensités désertiques, la capitale oppose à ses ghettos où l’on ne pénètre que par contrebande, les quartiers gouvernementaux, en particulier « l’Abigouv », au centre duquel trône une pyramide démesurée, « avec sur les quatre versants de son pyramidion l’œil d’Abi couvant la ville, fouillant continûment le monde de ses rayons télépathiques ». Là également, Ati et Koa vont s’aventurer… Fantastique, zeste de science-fiction, atmosphère oppressante, réalisme parfois crû, tout concourt à la réussite d’un art difficile : celui de l’anti-utopie. Cependant, plutôt qu’une île d’Utopie, comme la conçut Thomas More[2], il s’agit là d’une contre-utopie continentale, voire planétaire.
L’allusion au 1984 d’Orwell[3] se précise lorsqu’au fronton du sanatorium est gravée cette date fondatrice. De plus, il s’agit expressément de parler l’ « Abilang », langue sacrée, comme il s’agissait de parler le novlangue, à l’exclusion de tout autre idiome. Les écrans muraux sont des « nadirs », auxquels s’ajoutent les confessions, neuf fois par jour, auprès des « Mockbis », soutenus par les « V », assurément télépathes. La guerre, pourtant passée sous silence, règne au-delà, quelque part, démentant la doxa selon laquelle le règne de Yölah est universel. Pour raccrocher le puzzle, nous apprenons, au détour d’un paragraphe, que l’Angsoc de Big Brother fut détruit par l’Abistan…
Il y a, inévitablement, un ministère de la « Santé morale », un autre « des Archives, des Livres sacrés et de la Mémoire sainte », des « Croyants Justiciers bénévoles ». Car il est à craindre qu’un jour ou l’autre, on se retrouve « au stade à prendre du nerf de bœuf et des pluies de pierres », parmi un « saint carnage ». Le spectacle est en effet, comme dans les jeux du cirque romain, ou dans les noces du sport et de la tyrannie parmi les pages de W ou le souvenir d’enfance de Georges Pérec[4], un couronnement du régime et un exutoire pour la population, dont les meilleurs doivent être les bourreaux.
Boualem Sansal a su non seulement créer un monde, mais aussi un langage, officiel et pervers : l’on porte le « burni » quand les femmes portent des « burniqabs », les mosquées sont des « mockbas », « Balis » est le contrepied diabolique de Yölah, l’abilang est souvent monosyllabique, évacuant la pensée, les renégats sont des « Regs », bien qu’ils se nomment eux-mêmes « Hors », ce qui viendrait de leur ancien dieu, Horus. Quant à leur emploi du mot « Bigaye », parfois gribouillé sur un poster d’Abi, il vient de « Big Eye », qui est sans nul doute un clin d’œil au regard omniprésent de Big Brother. Seul l’étrange Toz semble échapper à cette abjecte tyrannie, tout en conservant mains objets et connaissances de l’ancien monde, lui seul connait le « Démoc », une organisation secrète…
De même, l’écrivain a su écrire les versets, tirés des chapitres du « Livre d’Abi » (quoique tous les livres aient disparu) qui sont, de la manière la plus limpide, des récritures d’un modèle inspiré à un obscur et belliqueux prophète du VIIème siècle. Quoiqu’il faille se demander si assurément l’élève ne dépasse le maître en poésie : « Quand Yölah parle, il ne dit pas des mots, il crée des univers et ces univers sont des perles de lumière irradiantes autour de son cou ». Une mythologie et théologie nouvelles, quoiqu’à deux pas de leur modèle exécrable, gagnent en pittoresque et en intensité intellectuelle, puisque l’on peut lire la pyramide de « l’Abigouv », également appelée « Cité de Dieu », pour faire un sourire en coin à Saint-Augustin, de surcroit renforcée d’une muraille titanesque, comme une allusion à l’orgueil de la tour de Babel. Au contraire des sectateurs d’une religion aux aspirations totalitaires pas assez bien connues, Boualem Sansal a probablement lu Borges… Son magnifique 2084 est en effet la cristallisation d’une somme de mythes autant qu’une labyrinthique explosion d’ironies. Qui pourrait nous faire éclater de rire tant l’Abistan est fait d’une grotesque superbe, d’une féérie carcérale venue des Mille et une nuits, couronné par un gouvernement aux ramifications kafkaïennes, et tissé d’ubuesques complexités ; s’il ne fallait pas en pleurer des larmes d’abrutissement et de sang.
Algérien, né en 1949, Boualem Sansal[5] fut le contemporain des exactions du Groupe Islamique Armé dans les années 90, réprimées dans le sang. Fort critique envers le pouvoir algérien, en particulier de Boumédienne, il est parfois étrillé par la censure. Comme lorsque son roman Le Village de l’Allemand[6]osa un parallèle plus que judicieux entre nazisme et islamisme. Son essai, Gouverner au nom d’Allah[7], sous-titré « Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe », est une charge contre la théocratie aux mains des hommes. Sans cesse, y compris à l’occasion d’entretiens, il dénonce le totalitarisme religieux qui gangrène le Moyen-Orient, le pourtour méditerranéen et bien au-delà. Il va jusqu’à marquer à la culotte l’Occident qui selon lui a abandonné les Lumières : il est à craindre qu’il soit loin d’avoir tort en cette matière… De l’essai, en passant par ses récits, parfois en partie autobiographiques, jusqu’à l’apologue de 2084, Boualem Sansal défend les couleurs de l’humanisme avec autant de constance que d’envoûtant talent, dont nos romanciers hexagonaux, repliés sur la frilosité de leur blanc papier, feraient bien de prendre de la graine.
Car un tel roman a bien entendu une dimension pamphlétaire, y compris contre l’éducation, lorsqu’elle fait de vous un « avaleur de contes noirs et de légendes gamines, réciteur de versets abracadabrantesques, de slogans obtus et d’anathèmes insultants, et pour l’exercice physique, un parfait exécuteur de pogroms et de lynchages en tous genres ». En effet, selon Toz, maître de son musée de la vie humaine, « La religion, c’est vraiment le remède qui tue ». La seule erreur d’appréciation de Boualem Sansal réside en sa conviction que l’Abistan de 2084 vient « du dérèglement interne d’une religion ancienne », alors que cette dernière reste, ab ovo, une tyrannie fidèlement meurtrière[8].
Le sous-titre, « La fin du monde », était peut-être superflu, qu’importe. À moins qu’il faille plutôt y lire le début d’un monde, dans « le regard d’un homme qui, comme lui, avait fait la perturbante découverte que la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne acharnée du mensonge originel ». Souhaitons alors qu’un tel regard, « petite racine de liberté », se multiplie…
Si l’on ne doit guère prendre garde aux choix plus que discutables des Prix littéraires, on sera cependant ravi de constater que Prix du roman de l’Académie Française a au moins pour deux fois couronné des livres engagés, quoique chacun bien à leur manière, contre les totalitarismes : Les Bienveillantes de Jonathan Littell[9] et ce 2084. Ce dernier était en lice pour le Goncourt. On lui a pourtant préféré l’ambitieux et onirique Boussole de Mathias Enard[10], qui narre les errements d’un verbeux orientaliste un peu trop indulgent envers le Moyen-Orient et sa religion du Prophète ; ce qui en dit bien long sur le politiquement correct et la pusillanimité de notre classe médiatique déboussolée…
« Il est des musiques que l’on entend que dans la solitude, hors de l’enceinte sociale et de la surveillance policière. » C’est celle de ce récit de soumission et d’insoumission, ce conte philosophique, qu’il faudrait placer auprès de celui de Michel Houellebecq[11], d’un tel livre fantôme et cependant armé d’une forme satirique incommensurable contre une théocratie qu’il n’est nul besoin de nommer, tant son abomination sue par toutes les pages du roman de Boualem Sansal. Qui est en effet à la théocratie ce qu’Orwell est au nazi-communisme… Reste à se demander avec lui, touchés que nous sommes par « la rencontre explosive de la Liberté et de la Vérité » : « Comment convaincre les croyants qu’ils doivent cesser d’importuner la vie » ?
Le diptyque formé par Vivre et 2084 peut être lu comme une antithèse. Voulons-nous une tyrannie absolue et obscurantiste ? Laissons-nous alors soumettre par un islamiste théocratique - ce qui est un pléonasme - avant même 2084. À moins d’user de la volonté de vivre une humanité meilleure, sans en attendre à une fort hypothétique entité extraterrestre salvatrice…
Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, illustré par la peinture japonaise traditionnelle,
traduit du japonais par René Sieffert, trois volumes sous coffret,
Diane de Selliers, La petite collection, 2008, 1312 p, 155 €.
À la cour du Prince Genji, Gallimard, 2023, 208 p, 35 €.
Sei Shônagon : Notes de chevet. Illustrées par Hokusai,
traduit du japonais par André Beaujard,
Citadelles et Mazenod, 2020, 416 p, 79 €.
Jacqueline Pigeot : L’Âge d’or de la prose féminine au Japon,
Les Belles Lettres, 2017, 176 p, 27 €.
Kokin Waka Shü : Recueil de poèmes japonais hier et d’aujourd’hui,
traduit du japonais par Michel Vieillard-Baron, Les Belles Lettres, 2022, 520 p, 25 €.
Contes d’Ise, Contes de risée. Une parodie japonaise,
Les Belles Lettres, 2018, 528 p, 25,50 €.
Feuilles d’or tombées du temps, et cependant toujours intensément colorées, ce sont le premier roman psychologique au monde, les inaugurales notes de chevet, la première autobiographie, soit un trio de dames auteures, là où le X° et le XI° siècle japonais sont étonnamment fructueux et brillants. Voici peut-être la quintessence du Japon, sans oublier une contemporaine anthologie de poésie, et des contes, qui ont été repris sur le mode parodique au XVII° siècle. Tout ceci pour ravir la langue et les yeux du lecteur, qui se sent ainsi plus japonais que l’on aurait pu le croire...
Bien avant la rigueur classique de La Princesse de Clèves, écrit par Madame de Lafayette en 1674, le premier roman psychologique du monde fut composé par Murasaki Shikibu. Née aux environs de 973, elle écrivit patiemment Le Dit du Genji entre 1005 et 1013, pendant qu’elle était préceptrice au service de l’impératrice Fujiwara Akiko, qui fut son éditrice. Qui était-elle vraiment, puisque le nom sous lequel on la désigne se révèle être un surnom, celui de la jeune Murasaki, l’amour absolu du Prince Genji ? Sans nul doute un génie d’une finesse et d’une opiniâtreté incomparables…
Quant au Genji, surnommé « Le Radieux », il est celui qui vit des tourments amoureux et politiques nombreux parmi la cour impériale de Heian, l’actuelle Kyôto. Fils secondaire de l’Empereur et cependant aimé, il ne peut être que « Prince sujet ». Ses amours lui permettent d’explorer les secrets de l’univers féminin, non par avare esprit de conquête, mais dans une perspective autant morale qu’esthétique. Aussi raffiné que cultivé, le Genji façonne sa femme idéale en élevant une toute jeune fille, avec qui former un modèle d’amour profond que seule la mort saura briser. De multiples intrigues annexes et parallèles s’insinuent, dont la quête sentimentale de Kaoru, le fils du Prince Genji, alors que la vie tumultueuse de ce dernier traverse souffrance, exil et solitude, pour atteindre la reconquête du pouvoir, quoique la tristesse attende au bout du chemin. Des épisodes sont restés célèbres, comme ce moment où un chat jaillit de derrière les stores, révélant un instant la beauté de la « Princesse troisième », épouse du Genji, aux yeux stupéfaits du « Capitaine des Gardes des Portes », à l’occasion du livre XXXIV.
En mille trois-cents pages, dans la traduction de René Sieffert, dont cinq cent-vingt œuvres picturales du XII° au XVII° siècle le plus souvent inédites en Occident, comme le radieux « Rouleau des Jardins d’or », voire au Japon, un microcosme corseté de convenances et d’étiquette, soucieux de raffinements exquis, effraie et enchante l’esprit et les yeux du lecteur. L’immense récit en prose et roman-fleuve est parsemé de huit cents wakas, poèmes de trente et une syllabes, dont les minces anecdotes et les allusions à la nature sont les métaphores de sentiments inexprimables, billets doux et inquiets, délicatement codés. Ainsi « la dame à l’œillet » exprime-t-elle son inquiétude et sa confiance lorsqu’elle accepte de suivre le Prince impromptu :
« D’autres avant moi
en des temps lointains déjà
ont erré ainsi
par les routes de l’aurore
que je ne savais encore. »
Sano Midori, professeur à l’université Gakushûin, à Tokyo, enrichit cette édition du Genji monogatari d’une précieuse préface qui fait le point sur l’émergence de ce texte fondateur dans la littérature japonaise et met en relief sa vigueur séminale, son prestige, tant littéraire qu’artistique depuis des siècles. De même, Estelle Leggeri-Bauer présente les « Genji-e », soit les images qui fleurirent sur les paravents, les éventails, pages d’album et rouleaux, pour aboutir à une entreprise « insensée » et pourtant parachevée : illustrer l’entier du roman. Vagues marines, nuages, feuillages, oiseaux envahissent l’espace des jardins, tandis que l’or saupoudre l’atmosphère ; cependant l’on domine les intérieurs de habitations disposées selon une perspective axonométrique, ou plus simplement diagonale, de façon à découvrir les personnages en leurs étoffes soyeuses. De plus, résumés, arbres généalogiques, cartes et chronologies concourent à guider le voyageur en ce délicieux labyrinthe, qui est une civilisation à lui seul. Aussi un tel triptyque en son coffret est-il une rare splendeur bibliophilique à déguster des yeux et des doigts, du cœur et de l’esprit.
Rêvons à Dame Murasaki Shikibu, accroupie devant son écritoire, son encre et ses pinceaux, vêtue d’un ample et somptueux vêtement fleuri, ses longs cheveux d’encre y glissant jusqu’à ses talons, face au mono no aware, soit la « beauté poignante des choses fragiles », ou « tristesse inhérente à la beauté du monde ». Et nous aussi, près d’elle, devenons membres lettrés de ce quotidien où l’on pratique calligraphie, musique, peinture et poésie…
Les rouleaux tissés par le maître Itarô Yamaguchi apportent un éclairage précieux sur la vénération dont est gratifié le Dit du Genji. Un millénaire plus tard, ce tisserand qui est notre contemporain nous propose quatre rouleaux de brocard achevés tour à tour en 1986, puis jusqu'en 2009. Le premier choisit quelques chapitres tels que « La rivière au bambou ». Le second « Le pavillon », le troisième « Le Grillon-grelot » ou « Le brouillard du soir ». Le quatrième enfin préfère « L'impénétrable armoise » et « La flûte traversière ». S’ils sont exposés au musée Guimet, ils nous le sont également dans ce beau livre relié à la japonaise, intitulé À la Cour du prince Genji. Abondamment illustré, y compris de précieux détails qui nous permettent de visualiser l'infinie précaution et la délicatesse du travail de broderie, l’ouvrage éblouit autant qu’il émeut devant le dévouement à l'égard d'une dame Murasaki qui eût été touchée, ravie, si les dieux du temps lui avaient permis de franchir un millénaire. Elle mérite bien en effet que des doigts savants lui consacrent des décennies de vie, en un témoignage d’amour posthume, mais aussi une révérence considérable envers une œuvre clé de la littérature mondiale. L'on retrouve bien entendu l'écho des illustrations comprises dans les l'édition de Diane de Selliers.
Autre élément surprenant dans le cadre de cette entreprise, les métiers à tisser sont des Jacquards venus de Lyon, témoignages d’une coopération franco-japonaise séculaire. Ici, chaque tissage est expliqué avec des détails techniques abondants. L'on découvre alors les « effets dérivés du double étoffe », une « chaîne crème et une chaîne noire », une « lamelle de papier lié en sergé ». La contextualisation de l'œuvre originelle venue de la cour impériale à l’époque de Heian ne manque évidemment pas, répondant aux adaptations multiples du Dit du Gengi. Qui sont ici signalées, tant dans le cadre proprement littéraire que pictural, et bien entendu, dans le manga le plus récent. Au point que les lecteurs de ce genre si populaire puissent être parfois et heureusement conduits auprès du chef d’œuvre original...
Approximativement contemporaine de notre chère Murasaki Shikibu, voici Sei Shônagon. Rien à voir avec l'immense roman précédent. Des notes, ou plus exactement une liste, achevée vers l’an 1002. À l’occasion de précédentes traductions, le livre s’intitulait Les notes de l'oreiller[1], ce que semble confirmer l'anglais Pillow Book. C'est ici une édition complète, intitulée Notes de chevet, de surcroît illustrée par les estampes d'Hokusai, c'est-à-dire du XIX° siècle. Une dame une fois de plus, infiniment raffinée, nous confie ses préférences, ses détestations, ses choses vues, ses sentiments, ses délectations, qui deviennent bientôt celles du lecteur, quoiqu'il puisse imaginer en regard ses propres notes. Si l'art de la liste peut être quelque chose de très ennuyeux, aride, quoiqu’Umberto Eco ait su faire l'éloge de la liste[2], la délicatesse de l’écriture et la perspicacité du regard en font une rare conflagration de sensations et sentiments émotions, qui confine à nos poèmes en vers libres, ou en prose, pour rester dans des catégories européennes. Cependant, il s'agit d'un genre particulier au Japon, dont Sei Shônagon fut la créatrice : un genre littéraire dénommé Zouihitsu. C'est-à-dire au courant du pinceau, ou plus simplement soshi, notes, dont la caractéristique est de fournir des recueils d'impressions et dont la seule méthode est le caprice, la fantaisie, parfois l'humour. Les remarques sur la civilisation de l'époque, sur le bouddhisme et le shintoïsme côtoient des tableaux poétiques, de tristes moments, d'autres jubilatoires. Cette jolie liasse de papier est en fait « l’oreiller littéraire » de cette Dame d’honneur de l’Impératrice, dont les saillies vives et spirituelles étaient fort appréciées, mais aussi redoutées.
Certaines notes sont laconiques, sèches, comme sur les « Choses dont on néglige souvent la fin » : « Les devoirs d’un jour d’abstinence. Les affaires qui durent plusieurs jours. Une longue retraite au temple ».
Egalement brèves, d’autres sont élégiaques, à l’instar des « Choses qui font naître un doux souvenir du passé » : « Les objets qui servirent à la fête des poupées » ou « Un jour de pluie où l’on s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis aimé »...
En revanche toutes choses de beauté naturelles permettent des énumérations lyriques et volubiles, oiseaux, insectes, arbres... Herbes et rivières « égaient le cœur », tout en côtoyant les « choses qu'il valait mieux ne pas faire », voire « détestables ». À cet égard la satire n’hésite pas à pointer ces « Gens qui prennent des airs savants ».
Ce recueil, parfaitement singulier dans la littérature mondiale, témoigne de l'émergence de la sensibilité, féminine certes, mais pas seulement. Non loin parfois de la forme poétique du waka ou du haiku, le talent séducteur de Sei Shônagon embrasse le journal intime, la critique des mœurs et l’autoportrait...
Peu d'années auparavant, une autre dame, en quelque sorte complice de Murasaki Shikibu et de Sei Shônagon, avait écrit ses Mémoires d'une éphémère. C'est un texte plus rare, donc beaucoup moins connu, mais révélé par Jacqueline Pigeot dans son essai justement intitulé : L'Âge d'or de la prose féminine au Japon, X° XI° siècle. Elle en fut d’ailleurs la traductrice[3]. Cette dernière analyse cet étonnant phénomène, l'irruption d'un trio littéraire fondateur, inégalé. Maos dans le cas qui nous occupe, l'on ne connaît son auteure que par une sorte de pseudonyme. Soit la mère de Fujiwara no Michitsuna.
Ce récit autobiographique - 20 ans de vie, entre 954 et 974 - suit la tradition des nikkis, ou écrit daté. C'est-à-dire de documents authentiques. Mais notre auteure en fait quelque chose de beaucoup plus ample, malgré ce qu'elle l'appelle, l'insignifiance de sa vie. Pourtant, elle avait déjà une notoriété de poétesse. Il y a en effet plus de 200 wakas dans son ouvrage, alors que sa prose s’épanouit à la faveur des expériences. Cette conscience du moi précède de longtemps celle de l'autobiographie rousseauiste qui apparut en notre XVIII° siècle. Elle précède également le concept de pacte autobiographique tel que l’établit Philippe Lejeune[4]. Car dans son prologue elle oppose fiction littéraire et véracité de son récit en prose. Insérant des dialogues, des scènes observées, elle met l'accent sur sa vie individuelle. Si son récit commence lors de la demande en mariage de Kanaie, elle ne pratique ni le portrait, ni l'autoportrait, physique ou moral. Elle découvre autrui et se découvre une personnalité, un tempérament rêveur et évidemment un don aigu de l'observation. Elle n'hésite pas devant les confidences affectives, amoureuses, tout en maintenant prudemment les protagonistes dans l'anonymat, lors que les mouvements de la sensibilité sont sans cesse privilégiés. Elle conte son voyage dans un temple, son retour dans la capitale. Non sans noter les mouvements de la mémoire, de la réminiscence. Au point que l'on se demande s’il s’agit d’écrits au fil des jours ou d’un récit construit. Surgissent des faits minuscules, des regards qui se croisent, des nostalgies, une vie conjugale distanciée. Mais peu à peu, l'on comprend que cette femme est revenue de ses illusions. Malgré l'élégance, la distinction des manières de Kanaie, la séparation d’avec un homme volage, aux conquêtes nombreuses, est inévitable. Ce tableau des émotions conjugales n'est pas sans ambiguïté, tant la jeune fille semble en concurrence avec sa mère. Une scène surprend, lorsque le personnage de l'adjoint apporte un message, ce sont des images de femmes joliment peintes. Qui semblent des images érotiques. Est-ce une déclaration d'amour voilée ?
En son essai, Jacqueline Pigeot ne fait pas que rassembler trois femmes exceptionnelles, mais les entrelace au travers de la recherche des procédés d'écriture. Les façons dont interviennent la poésie, le monologue intérieur, la note de chevet, les lettres, les sensations intimistes, concourent au développement de la sensibilité. En ce sens, notre essayiste offre un manuel de littérature qui nous rend familiers d'un siècle lointain. Nous permettant d'apprécier sa teneur et ses raffinements, ainsi que par empathie et rebond d’aiguiser notre propre capacité poétique de lire le monde qui nous entoure.
En l'an 905, du moins de notre ère chrétienne, un empereur eût la délicieuse idée d’ordonner de compiler la poésie japonaise. Ainsi naquit la première anthologie de poèmes de l’archipel, en quelque sorte officielle. La prégnance des saisons et la puissance de l'amour sont ses sujets récurrents les plus aimés. Lisons par exemple un anonyme « Si sur le mont / Les feuilles d'arbres révèlent / Tant de nuances / C'est sans doute que s'y est posée, / Diaprée, la rosée d'automne ».
Narihira quant à lui fit jaillir ses plus profonds sentiments, en cinq de nos vers, car ce sont tous des wakas : « Je languis après vous / Que j'ai entraperçue / Mais n'ai pas vraiment vue : / Passerais-je en vain ce jour / Plongé dans d'amoureux pensers ? »
La mélancolie et le ton élégiaque sont souvent présents. Un autre anonyme écrivit ainsi : « En ce bas monde / Qu’y a-t-il de pérenne ? / Le gouffre d'hier / Dans la rivière Asuka / Est aujourd'hui filet d'eau ».
Une centaine d'auteurs, y compris féminins, un siècle et demi de création poétique. Cette traduction intégrale du Kokin waka shû, bien entendu munie de notes, d'un index, d'un répertoire des noms de poètes, est tout à fait incroyable. Émouvante surtout. Par-delà les siècles et les cultures, ces poètes sont nos confidents, nos amis chers.
Quelle belle idée, quelle trouvaille de la part du traducteur ! Que d'associer à ces Contes d’Ise, non seulement sa réécriture, mais aussi ce titre : Contes de risée. Soit un calembour délicieux. Là encore nous sommes au X° siècle, avec 125 récits, auxquels s'entrelacent des poèmes. Mais au début de l'époque d'Edo, c'est-à-dire au XVII° siècle, un hurluberlu ne manqua pas d’avoir l'idée cocasse d'en composer une version tout à fait parodique. Au départ, ces contes célèbrent l'amour. Et leur héros, Ariwara no Arihira était un séducteur que l’on prétendait insurpassé. Si populaires étaient ses contes que les voilà devenus de faux contes : jeux burlesques, grotesques mésaventures, comme celle d'un ivrogne tombé dans un trou. Un mendiant rêve de dévorer un poisson cuisiné à la dernière mode, un médecin lorgne les charmes de sa patiente plutôt que de s’occuper à la guérir... Tous ces fragments commencent par la formule « C'était-y pas plaisant ! », puis « Il était un drôle ». Ainsi « Un drôle dépérissait à vue d'œil »... Celui-ci est si crasseux des oreilles qu'il est devenu sourd, tout comme sa femme. Cet autre est consumé d'amour sans guère de succès. En ce sens, dit le poème, « C'est avec la farce / Qu’en nous tenant le bas-ventre / Nous pourrons bien rigoler ». Cette édition tout à fait encyclopédique est également illustrée, associant à la qualité du divertissement, celle du documentaire et du tableau de mœurs.
Depuis les sommets du raffinement, exceptionnellement atteint par le Dit du Genji et Les Notes de l'oreiller, en passant par l’autobiographie et l’anthologie poétique la plus suggestive, nous voici tombés avec les Contes de risée dans l'humour rafraichissant, à se taper les fesses de rire, parfois jusqu’au graveleux. Ainsi, depuis la Cour impériale jusqu'au monde des gueux, le Japon médiéval et son au-delà d’Edo nous sont accessibles, bien plus que dans un parfait exotisme. Mais en son âme, si tant est que ce mot ne soit pas une fiction.
traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 958 p, 29,50 €.
Reiner Stach : Kafka II Le temps de la connaissance,
traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 1232 p, 29,50 €.
Reiner Stach : Kafka III Les années de jeunesse,
traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 800 p, 29,50 €.
Plus indulgents, plus élogieux ont été les avocats littéraires de Franz Kafka que ceux, imaginaires certes, mais non improbables, absurdes au plus haut point, de son roman le plus emblématique : Le Procès. Il faut maintenant compter avec les talents de médecin légiste de Rainer Stach, qui, en son monumental triptyque, dissèque la psyché malheureuse de l’écrivain, sans oublier le développement de son œuvre. Nul doute que cet abondant biographe plaide avec ardeur la cause de l’écrivain, qui eut le rare privilège posthume de susciter par antonomase un emblématique adjectif : kafkaïen. Prenant sa source chez l’auteur du Château et de La Métamorphose, en passant par le cinéaste Orson Welles, il ne cesse de caractériser les incompréhensibles complexités administratives et psychologiques, dont les impérities et les oppressions sont légions au cours de l’Histoire du XX° siècle, mais aussi de notre infatigable présent politique.
Ne manquaient pas auparavant les biographies de Kafka, écrivain austro-hongrois de langue allemande et de religion juive, né le 3 juillet 1883 à Prague et mort le 3 juin 1924 à Kierling, par exemple celle de Claude David[1]. Mais à ce point de méticulosité, de richesse et d’empathie, jamais on avait œuvré comme Reiner Stach. Ce dernier, en un triptyque volumineux, soit une somme près de trois mille pages, s’est emparé de toutes les sources disponibles, de l’œuvre de son modèle, des sources et des témoignages les plus divers. Mais au-delà, il s’est glissé dans la peau de son personnage, au point de s’identifier à lui, de l’animer, pour confier à son lecteur une personnalité vivante. Certes le risque est ainsi de confiner à la fiction, à la biographie imaginaire, mais au bénéfice du lecteur, car il ne semble pas que Reiner Stach soit dénué du nécessaire scrupule. Face à une telle somme de près de trois mille pages, où le mot « échec » revient souvent, échec amoureux, échec littéraire, que le lecteur emporté suit avec un plaisir complice et inquiet, un seul bémol : il est étrange que le tome III, encore inédit en France, soit, bien que celui de la jeunesse de Franz, le dernier publié. Qu’importe après tout. Que la fluidité narrative, psychologique et métalittéraire s’appuie sur une prodigieuse documentation, souvent inédite, sur des notes et une bibliographie généreuses et fouillées, est une prouesse en soi ! Le roman biographique, la critique textuelle et la convocation de l’Histoire vont de pair pour composer une fresque qui force le respect.
Les facettes du personnage sont nombreuses, parfois difficilement conciliables. L’employé d’assurances modèle, malgré « le travail spectral du bureau » (selon ses propres termes), l’amoureux pusillanime, le jeune homme écrasé par la figure du père (« la voix sonore du père était omniprésente »), l’écrivain méticuleux et abondant, cependant le plus souvent inédit, grevé de titres inachevés, le malade de la tuberculose, le penseur plus ou moins distant avec le judaïsme et le sionisme, le romancier tragique et cependant capable de lire à ses auditeurs subjugués sa Métamorphose en riant…
Il faut compter avec l’incompatibilité entre les contraintes, la promiscuité de la vie quotidienne et l’ascèse de l’écriture : « c’était le voisinage immédiat de la vie active qui asséchait sa vie d’écrivain ». Sans oublier la répugnance pour « la poésie à programme dont Brod lui offrait le modèle » et pour le zèle des sionistes : « Il ne cherchait à convaincre ni à prouver quoi que ce soit, mais à représenter sous une forme pure ce qui s’imposait à lui ». Malgré ses « tentatives d’écritures le plus souvent ratées », selon l’aveu même de Kafka, il usa d’une lettre à Felice « où il avait déclaré sa passion pour la littérature à la femme qu’il aimait » ; déclaration bien ambigüe…
Au-delà du narrateur prenant et inquiétant, du diariste pointilleux et irrégulier, « plus personne ne doute que sont inscrites dans l’œuvre de Kafka des expériences qui devraient bientôt se révéler hautement symptomatiques de l’Histoire du XX° siècle ». Bien que notre auteur n’eût pu avoir connaissance de ces systèmes, face au communisme et au nazisme, La Colonie pénitentiaire, dont la machine à torturer jusqu’à la mort est un modèle, et bien entendu l’exécution absurde du Procès, font foi…
La conclusion de cette monumentale et attachante biographie est bouleversante : « Si Kafka avait eu par deux fois la chance d’en réchapper, d’abord à la tuberculose, aux camps ensuite, au terme de cette catastrophe civilisationnelle, il n’aurait plus rien reconnu. Son monde a cessé d’être. Seule sa langue vit ». De surcroit faut-il préciser que le monde enclos dans son œuvre, lui, est plus puissant, impressionnant que jamais…
Tout accusé a droit à un avocat, dit-on ; y compris celui du Procès indécidable de Kafka. Quoique Grégoire Samsa, dans sa métamorphose en « vermine » n’ait pas accès à ce droit fondamental, Joseph K…, celui qui ne connaîtra jamais ni son juge ni son crime, se retrouve malgré lui flanqué d’un avocat surprenant, malade qui plus est. Huld chez Franz Kafka, Maître Hastler chez Orson Welles, à quoi lui servent-ils, sinon à le précipiter un peu plus dans le labyrinthe de la justice, sans pouvoir échapper à l’infamie de la mort finale ? Justice injuste, avocat incompétent et intranscendant au point que K… renvoie son avocat. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement d’Hastler, alias Orson Welles lui-même…
Chez Kafka nous avons affaire à un avocat malade de la justice, véritable fantoche rapidement évacué. « Monsieur l’avocat est malade », annonce Léni. Il est donc a priori déconsidéré, incompétent, menacé lui aussi par on ne sait quel jugement de vie et de mort. Presque un double de K…, il ne reprend de la vigueur que pour rabrouer son client Block, et renseigner à plaisir notre accusé sur les rouages incompréhensible de la justice. La preuve : K… est obligé de jouer le rôle de son propre avocat devant le tribunal ; rôle qu’il interprète fort mal puisqu’au lieu d’une plaidoirie, il développe un réquisitoire contre les gardes qui ne lui vaudra aucune indulgence. Huld, qui n’a rien instruit ni plaidé, est au final remercié par K… qui va tenter de le remplacer par le peintre Tintorelli, bien introduit, dit-on dans les milieux judiciaires. Comme si l’art était plus porteur d’espoir que toute autre humaine plaidoirie. L’avocat n’a contribué en rien à la situation de l’ignorant accusé, à moins qu’il n’ait contribué à l’aggraver en l’enfonçant un peu plus dans le maquis semé d’épines de la justice.
Si dans un premier temps Maître Hastler parait n’être pas plus efficace que Huld, il prend vite chez Welles une dimension machiavélique pour devenir terriblement protéiforme. Telle une puissance cachée, il s’exprime, sur un immense lit baroque, par une étrange fumée. Il ne manque pas d’embrouiller K… avec les volutes de ses imprécisions sur la machine judicaire. Il cache chez lui une sommité du greffe, est assistée par une garde-malade plus séductrice encore que celle de Kafka et qui parait manipuler par sa sensualité et au bénéfice du Maître les accusés en leur comparution qui n’est qu’en sa présence. Il use d’un sadisme raffiné auprès du répugnant Bloch -ce pourquoi, qui sait, il est lui aussi en procès- et paraît prêt à ne faire qu’une bouchée de K… Pire encore, à lui on n’échappe pas. Si Huld a disparu dans la tempête du récit, Hastler réapparait comme un deus ex cinéma en repoussant l’ecclésiastique dans l’ombre : c’est lui qui prend en charge l’indécidable apologue des portes de la Loi. Ainsi l’avocat paraît instruire un procès à charge, peaufiner un réquisitoire en emprisonnant K… dans son écran d’épingle. Avant de le faire assassiner par ses acteurs…
Chez Kafka et chez Welles, à une justice devenue folle s’ajoute l’injustice du créateur absent ou marionnettiste. Et c’est justement l’avocat, seul membre de l’aréopage judicaire que K… puisse approcher, qui en est le témoin, voire le levier. Un avocat inutile, un avocat machiavélique et omniprésent, dans les deux cas la justice est désacralisée, bafouée, prise de folie totalitaire, par l’extinction d’un de ses membres indispensables et incapable ou par sa boursouflure despotique. Abandonné ou circonscrit par son défenseur, K… est toujours perdant au cours d’une parodie de procès. Le créateur Kafka fournit à son antihéros à la même initiale un anti-avocat, le livrant à la solitude, à l’angoisse du piège, à la mort sans au-delà. Kafka n’est pas même à l’image du Dieu de l’Ancien testament qui abandonna Job sans avocat, mais non sans Dieu. Chez Welles, le créateur et démiurge cinématographique se substitue à l’avocat. Le metteur en scène, l’auteur, devient le dieu manipulateur de sa créature, l’avocat perfectionnant la bombe à atomiser K… Si Dieu, chez l’écrivain, s’était absenté, avait abandonné un rejeton de son peuple sans nom (alors que le seul créateur possible était l’écrivain), chez Welles il s’est fait conjointement avocat, prêtre, artiste, seul créateur polymorphe ; d’où la mégalomanie superbe d’un tel avocat de l’art cinématographique.
Le rôle de l’avocat ? Voilà qui est à entendre dans les deux sens. A quoi sert l’avocat chez Kafka et Welles ? A presque rien et à presque tout. Chez Kafka, à ne pas être ; chez Welles à être plus qu’un acteur, mais le réalisateur lui-même, qui en vient à voler la vedette à sa créature, K… joué par Anthony Perkins, au cours d’une « psychose » supplémentaire, tué avant que les dernières paroles du film soient : « I played the advocate and I whrote and directed this film ; my name is Orson Welles ». Avec un tel avocat, seule la cause du film peut être gagnée devant la cour de justice de l’art.
Une hydre aux mille têtes incompréhensibles et totalitaires, où il n’y a pas de juge et dont chacun est un juge aussi grégaire et cruel qu’un cirque romain… C’est ainsi que dans Le Procès, écrit en 1914, qu’apparait la justice qui enserre K… jusqu’à une mort honteuse : « Comme un chien ! dit-il, et c’était comme si la honte devait lui survivre », ce sont les derniers mots. On a souvent dit que Kafka préfigurait l’univers totalitaire à venir ; K… étant la métaphore du Juif innocent de sa judéité et cependant cerné par l’antisémitisme. Mais dans quelle nouvelle mesure Welles, lecteur de Kafka, va-t-il, en 1963, traduire l’anticipation involontaire du roman ? Comme Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte, sous la plume de Borges[2], le futur du roman en change irrémédiablement sa lecture. Kafka est un visionnaire formidablement inquiétant, en dépit de ou grâce à son absence d’historicité ; Welles, adaptant le livre aux événements de son siècle est probablement un visionnaire plus exact, mais plus fermé. Quoique tous les deux, par la grâce de la fiction, nous proposent une œuvre ouverte, au sens d’Umberto Eco[3].
Kafka ne situant ni géographiquement ni temporellement son œuvre, dans une sorte d’anhistoricité métaphysique, au contact du réalisme le plus étroit et du fantastique le plus poreux, au contact du roman policier et de la prière, K … le justiciable est un personnage intemporel. Quant au tribunal omniprésent, il est de toutes les angoisses, de tous les régimes politiques. La dimension métaphysique du personnage n’empêche pas de le voir traqué, accablé par le dévoiement d’une justice républicaine ou impériale, digne de la pugnacité et du sens du détail de l’administration prussienne. Ce pourquoi l’on a dit, comme George Steiner dans Langage et silence[4], ou dans De la Bible à Kafka[5], que le romancier pressentait, dans l’étouffement de sa poitrine de tuberculeux, les exactions des dictatures à venir, voir des holocaustes inqualifiables. George Steiner soulignait que le mot employé à la première phrase de La Métamorphose, « vermine, Ungeziefer en allemand, est un trait de clairvoyance tragique, car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à gaz[6] ». L’antisémitisme sournois qui menaçait l’Europe du vivant de Kafka devait s’exprimer dans la sourde terreur de K… Prélude annonciateur de la montée des totalitarismes et de ce futur régime nazi qui allait balayer les libertés, brûler les livres et exterminer six millions de K…, parmi lesquels des familiers de l’écrivain. Ainsi, chaque lecteur peut observer in nucleo, dans Le Procès, la minutie des procès staliniens, les exécutions arbitraires hitlériennes ou maoïstes, les geôles castristes ou nord-coréennes… Kafka est d’autant plus impressionnant, même si l’on ne peut exclure le comique de son œuvre, nouant banalité et imprécision du cadre, depuis la séance du tribunal jusqu’à l’exécution, en passant par la scène du fouetteur, qu’il peut contenir et décrire tous ces régimes et toutes ces pulsions humaines et trop humaines réalisées. Sans avoir besoin d’aucune allusion politique précise, ni au présent, ni au futur ; Kafka n’écrit pas une anti-utopie à la façon d’Huxley ou d’Orwell. Pensons cependant combien l’arrestation matinale de K… ressemble à celles décrites par Soljenitsyne au seuil de L’Archipel du goulag[7]...
Un demi-siècle plus tard, Orson Welles peut se permettre de traduire avec plus d’exactitude l’aspect prémonitoire du roman. Outre une caméra baroque qui contribue à amplifier la vision du cauchemar (pensons à l’immense porte que K… peine à ouvrir), il déploie dans son film nombre d’allusions fort précises. La bureaucratie déshumanisée, l’ordinateur géant au-dessus de la multiplication des bureaux anonymes et standardisés appartiennent au taylorisme américain autant qu’ils figurent les administrations totalitaires -qu’on ne confondra pourtant pas. Si le maccarthisme est propice à la traque des individus, il est à relativiser face à la terreur stalinienne révélée par le rapport Kroutchev. Notons à cet égard que Welles filme ses extérieurs parmi les barres d’immeubles de Zagreb, en un pays communiste qui lui signifiera son renvoi. Les policiers paraissent autant venir des films noirs que de la Gestapo. Plus frappants encore, ces files de déportés haves et numérotés ne peuvent venir que d’Auschwitz... Enfin la scène finale, si différente de Kafka, projette un champignon atomique au-dessus de la mort de K…, allusion évidente à Hiroshima et Nagasaki, qui permirent d’achever une guerre et des populations. Mais Welles visionnaire ne décrit-il pas un passé, un présent, et non un futur ? Il donne à Kafka une légitimité politique supplémentaire à l’orée du siècle des totalitarismes, mais en visionnaire fermé, car orientant le spectateur vers des situations historiques déjà répertoriées.
Kafka et Welles proposent cependant tous deux des œuvre-univers. Chez le romancier, le procès qui accable K… se joue sur la scène de l’intemporel et de la confrontation entre intériorité et société ; tout en restant ouvert à toutes les interprétations métaphysiques et politiques, il est donc par là universel. Kafka est d’abord un visionnaire de la condition humaine, tel que le reconnait Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe[8]et tel qu’on le retrouve chez le cinéaste de Citizen Kane. C’est de plus un roman qui s’adresse autant aux religieux qui se heurtent à un Dieu incompréhensible qu’à ceux qui survivent après que le Dieu de Nietzsche soit mort et dès lors que les utopies de remplacement s’acharnent sur tant de K… du XXème siècle ; chez Welles, le télescopage des allusions historiques donne au film une dimension d’anti-utopie qui n’était guère présente dans le roman. L’œuvre du cinéaste est un condensé du siècle de l’automatisation et des totalitarismes, une œuvre-monstre par le travail de la fiction qui redistribue les réalités dans une conflagration visionnaire bien digne de la dimension mégalomane de l’auteur de Citizen Kane. L’indétermination du Procès de Kafka est redéterminée par les terreurs du siècle de Welles, tandis que par les arcanes de la Loi, tous deux invalident la loi religieuse autant que la loi séculière. Reste que l’artiste écrivain de Kafka sait se faire discret derrière le chuchotement terrible de sa plume, tandis que l’artiste filmique, Orson Welles lui-même, phagocyte la démiurgie : avocat de l’art, il en est aussi le juge après la mort de Dieu, condamnant le vulgus pecus : ce spectateur pris dans les rets de sa toile.
Quelle morale impavide faut-il tirer des personnages de l’avocat chez Kafka et Welles ? De ceux qui habitent l’uchronie et l’anti-utopie du pays du Procès ? Sinon qu’au-delà de l’injustice fondamentale, historique et génésique des délits et des peines chez l’humain, où la philosophie des Lumières n’a pas su pénétrer - ce qui reste une thèse peut-être trop pessimiste - la dimension métaphysique et historique de la faute d’être né l’arme de mort à la main et hors de la certitude de la transcendance condamne irrémédiablement l’homme kafkaïen que nous sommes tous.
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, L’Herne, 2023, 128 p, 14 €.
L’Herne Vladimir Nabokov, 2023,
sous la direction de Yannicke Chupin et Monica Manolescu, 272 p, 33 €.
Vladimir Nabokov : L’Extermination des tyrans,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard-Henri Durand, Julliard, 1977, 252 p.
Vladimir Nabokov : Brisure à Senestre,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard-Henri Durand, Julliard, 1978, 272 p.
Vladimir Nabokov : La Vénitienne et autres nouvelles,
traduit du russe et de l’anglais par Bernard Kreise et Gilles Barbedette,
Gallimard, 1991, 216 p.
Si l’expression « l’arbre qui cache la forêt » a bien un sens, nul doute qu’elle s’applique à Vladimir Nabokov (1899-1977). Entre scandale, censure, à l’encontre d’un volume confidentiel d’abord publié en anglais à Paris en 1955, chez un éditeur plus que suspect de pornographie sous le manteau - Maurice Girodias - puis devenu best-seller stratosphérique, tout conspire à faire de Lolita le roman emblématique de son auteur, auquel un Cahier de L’Herne rend justice en toute sa richesse et sa multiplicité. Et si l’on n’oublie pas de mentionner à la marge le nouvelliste, par exemple à l’occasion de La Vénitienne, le versant antitotalitaire de notre cher Nabokov, échappé du communisme puis du nazisme, visible dans une nouvelle L’Extermination des tyrans, et surtout dans un roman, Brisure à senestre, apologue cruel, dystopie universelle. Reste que l’art de celui qui sut écrire d’abord en russe, puis en anglais, est toujours l’ultime tremplin nabokovien…
Loin d’être une potiche, Véra Nabokov, son épouse aimée, était une collaboratrice intrépide et cultivée. En témoigne un journal tenu entre 1958 et 1959, intitulé L’Ouragan Lolita. Secrétaire, agent littéraire, chauffeur, voire garde du corps, elle observe et gère cette spectaculaire période de transition entre une relative obscurité et une météorique célébrité, avec pertinence, acuité, non sans humour.
Face aux polémiques, elle comprend parfaitement la nécessité du roman, pour la jaquette duquel son époux exigeait : « Pas de petite fille ». Ainsi réfute-t-elle l’épithète de « séductrice » pour cette Dolores de douze ans, dont le prénom signifie douleur : « J’aimerais pourtant que quelqu’un remarque la tendre description de l’impuissance de cette enfant, sa pathétique dépendance envers le monstrueux Humbert Humbert, et son courage déchirant tout du long, culminant dans ce mariage sordide mais essentiellement pur et sain ». L’on cherche matière à « immoralité », un « angle scandaleux ». Même si l’on demande à Vladimir d’écrire un article sur l’obscénité (« Non, merci »), un critique du New Republic accorde « enfin à V. la reconnaissance, méritée depuis trop longtemps, de sa vraie grandeur ». D’autres, plus perspicaces encore, parlent d’« œuvre d’art », d’« objet de beauté ». Lolita est tour à tour interdit au Canada, en France, traduit au Japon, en Israël. Bientôt la traduction française fait l’objet d’un éloge. Stanley Kubrick réalise aussitôt l’efficace film homonyme… Mais rien ne dépasse le brio narratif et stylistique, le blâme sévère des tares des prédateurs masculins, ses personnages féminins guère épargnés, les dérives criminelles, la satire des Etats-Unis, le voyage intracontinental, le lyrisme paradoxal…
Véra n’oublie pas leur fils, Dimitri, chanteur d’opéra, la chasse aux 2000 papillons, surtout les « azurés », parmi les Etats-Unis, de remettre à leur place des propriétaires de motels antisémites, de déplorer « le bétail maltraité » lors des rodéos. Les coulisses d’un pays jamais idéalisé, et celle du succès sont ici dévoilées avec largeur de vue, piquant et aménité.
Pourquoi n’avait-on pensé plus tôt à un Cahier de L’Herne ? C’est chose faite avec ampleur et brio, tout en mettant l’accent sur la liberté nabokovienne. Expert en jeu d’échecs et lépidoptères, il n’en défend pas moins « l’esprit de démocratie [qui] est la condition humaine la plus naturelle », mais aussi en son roman aux tableaux totalitaires, Brisure à Senestre, que l’on peut relire à l’occasion de l’invasion de l’Ukraine par une tyrannique Russie. Parmi les inédits, une pièce en vers russes, La Tragédie de Monsieur Morn, côtoie un poème inattendu consacré à Superman, quand des récits de rêves n’empêchent pas la détestation de la freudienne interprétation. L’on découvre combien Nabokov est exaspéré par les clichés, les modes et les facilités. Polyglotte, le français lui permit d’écrire Mademoiselle O et d’user du mot « nymphette » découvert dans un poème de Ronsard. Ainsi revient la triste héroïne dont le surnom devint un titre emblématique des oppressions contre les femmes et de leur indépendance, ce dont témoigne une Azar Nafisi, qui en organisa des lectures secrètes à Téhéran. Le roman est à la fois l’allégorie de la liberté créative de l’artiste, de la défense des femmes, ce dont se fait écho Vanessa Springora, l’auteure du Consentement, qui lui consacre un texte poignant et nuancé. Preuves s’il en était besoin de l’actualité sans cesse renouvelée de notre cher Vladimir Nabokov.
Un tel titre est un paradoxe, tant l’on sait qui sont les exterminateurs. Bien qu’avec la modestie du format de la nouvelle, L’Extermination des tyrans use de la littérature en guise de dissolvant à l’encontre non pas seulement d’une « solution diluée de mal », mais d’un « mal pur ». « Humble professeur de dessin », un narrateur affronte la montée d’un personnage qu’il connait dès l’enfance, « un fanatique grossier » jamais nommé, donc allégorique et intemporel, dont la « réussite démagogique » est irrésistible. Une tentative d’assassinat s’impose, non pas en tant que « héros civique », mais « au nom de mes propres conceptions du bien et de la vérité ». Ainsi, le récit, au moyen d’une sorte d’autobiographie fictive, n’est sans emprunter les termes de la philosophie politique libérale, comme lorsqu’il s’agit de pointer la passion « pour les formes extrêmes de société organisée ».
Cependant l’ironie pointe le bout de son nez, lorsque « Son Excellence », reçoit une femme « qui avait réussi à faire pousser un navet de quarante kilos », et qu’il ordonne de couler dans le bronze… Cette « négation incarnée d’un poète », permet néanmoins à son portraitiste, écrivain doué du génie de Nabokov lui-même, « d’exorciser [sa] servitude » : « Le rire me sauva. Ayant gravi tous les degrés de la haine et du désespoir, j’atteignis ces sommets d’où l’œil peut contempler le grotesque de très haut. Un éclat de rire tonitruant, venu du fond du cœur, me guérit ». Voilà pourquoi tous les dictateurs interdisent et cherchent à éradiquer le rire[1], cette « potion secrète contre les tyrans futurs, ces monstres tigroïdes, les bourreaux niais de l’homme ». Il est à craindre que, malgré cette utile libération, elle n’empêche pas le couperet sanglant de la main des théocrates obtus, des tyrans domestiques et publics, en un mot de la palanquée de pouvoirs totalitaires qui nous environnent.
Cette fois, c’est dans le cadre plus vaste d’un roman que le tropisme antitotalitaire de Vladimir Nabokov prend un entier développement. Brisure à Senestre est l’incontrôlable dystopie qui entraîne Adam Krug à sa perte, un universitaire spécialiste de Shakespeare. Il est sévèrement attristé par la mort de son épouse, et inquiet de surcroit pour son fils. Pire encore, le pays nommé « Padukgrad » dont il est citoyen se dote d'un régime totalitaire, sous la coupe d’un certain Paduk, fondateur de la doctrine de « l'ekwilisme », qui prône la normalité de tous les êtres humains. Non loin de L’Extermination des tyrans, Krug et Paduk furent condisciples à l’école, lorsque ce dernier, nettement asocial était méprisé ; ce qui peut permettre d’inférer de la doctrine qu’il met en place.
L’on devine que toute singularité est réprimée par les « nivelistes », que bien desamis de Krug sont arrêtés par la police. Pourtant le gouvernement engage Krug à faire l'éloge du pouvoir, ce qu’il refuse, malgré l’alléchante promesse : il sera « le président de l’université », choyé entre tous. Parviendra-t-il à s’enfuir du pays avec le concours du boutiquier Peter Quist ? Caractérisée par son sens de l’absurde et ses fonctionnaires zélés, la police ekwiliste met brusquement fin à ce rêve. De plus il apprend que son fils a été emmené dans un centre pour délinquants, entraîné dans une prétendue expérience lors de laquelle les « petites personnes » sont violentées par la libération des instincts de ses condisciples, cette fois ci jusqu’à la mort. Au désespoir, refusant de lire publiquement une apologie de l'ekwilisme, Krug croit pouvoir étrangler le fonctionnaire commis à la surveillance de son cachot. La constance de Paduk n’a pas de cesse : la vie de ses amis contre un discours, promet-il. Accepter serait pour Krug déchoir et se renier. Aussi lorsque ses amis, également arrêtés tentent de le convaincre de les sauver en présence de Paduk, Krug ne peut plus que sombrer dans la folie, rire, rire encore et tenter de se jeter sur Paduk. Après que « le côté droit de sa tête semble avoir pris feu », une seconde balle a raison lui. À moins, encore fois, que le rire ait raison du despote. Hélas, nous rappelle le narrateur écrivain : « je savais que l’immortalité que j’avais conférée à cette malheureuse créature humaine n’était qu’un sophisme fuyant, un jeu de mot ». La pirouette de la littérature en quelque sorte, à l’issu de ce condensé de nazisme et de communisme, aussi tragique que satirique…
Il y a dans le passé une Eurydice que l’on ne peut retrouver. A moins du rameau d’or de l’art ; que sait emprunter Vladimir Nabokov, en particulier dans La Vénitienne. C’est en effet l’exil qui a rejeté l’écrivain de son pays et de sa langue, depuis l’infâme conflagration bolchevique de 1917. Une douzaine de nouvelles venues des années vingt sont ici réunies sous le signe de la nostalgie et de la promesse de l’art, territoire perdu et œuvres magiques. Récits écrits dans la langue de Pouchkine, mais aussi premières proses en anglais, ce recueil est une aisée et cependant synthétique porte d’entrée dans l’œuvre du fabuleux, indépassable, auteur de Lolita.
Comme dans un conte enfantin, un « sylvain d’antan » vient visiter l’écrivain dans « Le lutin ». Ce messager d’une intime mémoire s’approche de son encrier pour lui susurrer : « C’est que nous sommes ton inspiration, Russie, ta beauté énigmatique, ton charme séculaire ». Ce fut en 1921 la toute première nouvelle publiée par celui qui signait Vladimir Sirine, emblématique déjà du versant élégiaque qui irrigue l’œuvre entière. Ainsi, immigrés et jeunes expatriés, à Berlin, à Zermatt, dans le sud de la France ou en Angleterre, peuplent, presque fantomatiques, ces nouvelles. Celui qui fut chassé du paradis russe poursuit à travers ses personnages, voire ses alter ego, une quête du bonheur dont son adolescence choyée fut l’archétype. L’éternel émigré tente d’en recréer les miettes par la double vertu d’or de la nostalgie et de l’écriture.
Dans une atmosphère postimpressionniste et postsymboliste propre aux écrits de jeunesse, les amours perdus et impossibles refont surface, ou explosent. Comme dans « Bruits », presque poème en prose (« l’oreille musicale de mon âme savait tout, comprenait tout »), évoquant un amour de jeunesse. Ou dans « Un coup d’aile » qui juxtapose en un subtil contrepoint le luxe d’un grand hôtel, la lumière des pistes de ski enneigées, l’éclat de l’héroïne et les ombres finalement triomphantes de la mort. Au cœur de l’aventure lyrique et tragique entre Isabelle et Kern, ce dernier est assailli par un ange : « Le bord d’une aile gigantesque le faucha comme une tempête duveteuse ». Peut-on frapper et ensanglanter un ange à la « fourrure moelleuse » ? Se vengera-t-il ? Le fantastique fait soudain irruption dans une réalité moins duveteuse…
Bientôt, d’autres thématiques, urbaines, voire politiques, irriguent la constellation du nouvelliste et futur romancier. Comme une sorte de prémonition du plus tardif roman Brisure à senestre, dans lequel le personnage de Krug subit l’oppression d’un uchronique régime totalitaire, « Ici on parle russe » conte l’emprisonnement dans une salle de bain d’un membre du Guépéou par des émigrés. Ce qui joue le rôle d’une revanche en même temps que d’un indéfectible poids à supporter. Symboliquement, les communistes, responsables de l’expulsion de l’Eden de Nabokov et de toute une diaspora, sont enfin châtiés.
Mais c’est surtout le territoire étrange et promis de l’art qui fascine ici. La peinture et la réalité se font concurrence dans la nouvelle-titre qui prend pour personnage central une « Vénitienne » de couleurs sur sa toile. « La jeune Romaine, dite Dorothée », peinte au XVI° siècle par Sebastiano del Piombo, fascine les « amoureux des Madones ». Cette jeune femme portraiturée, sosie d’une vivante, permet autant au personnage qu’à l’auteur de poursuivre non sans ironie leur quête de beauté, dont l’art est le lieu à la fois accessible et suprême. Passer tout vivant dans la sphère éternelle de l’œuvre est le vœu secret du protagoniste qui, à l’occasion de sa contemplation passionnée, devient « une partie vivante du tableau où tout prenait vie autour de lui ». Et si le restaurateur charmé ne se laisse lui pas prendre définitivement, le jeune homme impuissant devant la vie se sent « empêtré comme une mouche dans du miel », et se retrouve « peint dans une pose absurde à côté de la Vénitienne ». Bien sûr, comme dans tout récit fantastique, il y a une explication plausible à ce qui est par ailleurs histoire d’amour et drame conjugal, mais un petit citron venu du tableau reste l’invérifiable preuve de l’intrusion du surnaturel dans un quotidien réaliste.
Il s’agit bien cependant d’une profession de foi esthétique : « La contemplation de la beauté, qu’il s’agisse d’un coucher de soleil aux tonalités particulières, d’un visage lumineux ou d’une œuvre d’art, nous force à nous retourner inconsciemment sur notre propre passé, à nous confronter, à confronter notre âme à la beauté parfaite et inaccessible qui nous est dévoilée. » Il y a certes quelque chose de proustien dans cette formule. Nous rappelant combien l’amour pervers et forcené, cependant attendrissant, d’Humbert Humbert pour sa Lolita est la résultante d’une tentative pour retrouver le « vert paradis des amours enfantines », selon le vers de Baudelaire.
Augmenté de deux brefs essais sur la littérature (« Le rire et les rêves » et « Bois laqué »), ce recueil, brio d’écriture et de surprenantes images, prend encore plus de vigueur et de sens. L’auteur des études réunies dans Littératures[2], sait sans nul doute être son propre critique, se réfléchir dans le miroir de son art et en prolonger la diffraction. Nous laisserons alors à Nabokov le mot de la fin, que toute son écriture, jusqu’au solaire roman Ada ou l’ardeur[3], n’a jamais parjuré : « Car l’art sait bien qu’il n’y a rien de vulgaire et d’absurde qui ne puisse s’épanouir dans la beauté avec une lumière appropriée ».
C’est sans injustice que l’on retient de Vladimir Nabokov l’affriolante et désespérée nymphette de douze ans, dont le diminutif parait cacher, enjoliver sa douleur, et devint très vite par antonomase un nom commun, soit une lolita. Mais au risque d’une réelle injustice, ne restons pas aveugle devant l’antitotalitarisme d’un styliste infiniment raffiné, qui n’avait d’autre préoccupation, même si l’on pense à sa dilection pour les papillons et les échecs, que d’élever la littérature au rang suprême de l’art.
Muséum d'histoire naturelle, La Rochelle, Charente-maritime.
Photo : T. Guinhut.
Eloge d’Une autre Histoire du monde
& blâme de l’Histoire mondiale de la France.
Pierre Singaravélou, Fabrice Argounès, & Camille Faucourt :
Une autre histoire du monde, Gallimard / Mucem, 2023, 192 p, 26,50 €.
Histoire mondiale de la France,
sous la direction de Patrick Boucheron, Seuil, 2017, 800 p, 29 €.
Clio, Muse de l’Histoire était grecque. Comme le furent les premiers historiens, Hérodote, au V° siècle avant Jésus Christ, puis Mégasthène, Thucydide, et plus tard Diodore de Sicile… Pléthore à cet égard furent les Romains, puis nos Froissart (un chroniqueur médiéval), et autres Michelet, sans oublier les narrateurs de cette expansion européenne qui parait incarner le premier rôle parmi l’Histoire du monde. Si cette dernière proposition n’est pas fausse, il toutefois la nuancer, voire l’infirmer. Ailleurs c’est également écrit le livre des peuples, des inventions, des découvertes et des civilisations. Ce que confirme avec ampleur un ouvrage aussi bien documenté qu’illustré, intitulé Une autre histoire du monde. S’il est bon de remettre sur le métier l’écriture du passé, il n’est pas tout à fait certain qu’il faille offrir autant d’éloge à l’Histoire mondiale de la France, que commit Patrick Boucheron, et dont le décentrement souffre lui de bien des failles aussi bien historiennes qu’éthiques.
Laissons une perspective trop occidentale pour une ouverture digne de notre globe terrestre. Car maintes régions ont et vivent « une autre histoire du monde », pour reprendre le titre de ce bel ouvrage venu d’une exposition au Mucem de Marseille ; plus exactement, pour évacuer l’hideux acronyme, le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, qui, pour l’occasion, écarquille cent yeux vers d’autres continents, mers et océans.
C’est bien Clio qui ouvre le bal de cet opus, montrant aux nations les faits mémorables du règne de Napoléon, au travers du tableau allégorique d’Alexandre Véron-Bellecourt. L’on devine cependant que les sentiments des personnages représentant la Chine, la Russie, l’Arabie et les Incas, sont mitigés, voire franchement hostiles. Est-ce, dans l’esprit du peintre, pour nous signifier que ces derniers ont le tort de ne pas reconnaître les haut-faits civilisationnels de l’empereur, entre Code civil, conquêtes et victoires, ou pour prévenir de l’hubris napoléonien ?
Pas seulement sur les champs de bataille, pas seulement dans les cours impériales et présidentielles, c’est en effet dans les musées que s’écrit l’Histoire. Or ce Mucem n’échappe pas à cette volonté, parcourant l’Histoire du monde du XIIIe au XXIe siècle, et délaissant la directivité occidentale. À travers sculptures, peintures, textiles, cartes, objets archéologiques, manuscrits et arts décoratifs, cette exposition révèle la multiplicité des aventures, des expériences et des représentations africaines, asiatiques, amérindiennes et océaniennes, donc des mondialisations extra-européennes. L’on écrit l’Histoire sur des peaux de bison lakota, des bambous gravés kanak, des sarongs javanais, et autres récit de griot sénégalais, soit plus de 150 œuvres et objets issus de collections publiques et privées.
La cartographie se fait recensement nécessaire et instrument de pouvoir et d’orgueil. Pluralité des récits et pluralités des cartes vont d’une « chronique d’or » retrouvée en Mongolie, à la « carte de Tupaia », explorateur polynésien qui sut renseigner les voyages de Cook au XVIII° siècle. Mais aussi en passant par une « mappemonde Ch’on hado », ou « carte du monde sous le ciel », conçue au même siècle, mais sous des latitudes chinoises. Car, comme chacun d’entre nous est le nombril de l’univers, comme chaque civilisation se pense centrale et justifiée, la Chine ne prétendait-elle pas être « l’empire du milieu » ?
Rares manuscrits musulmans, « khipu » de cordelettes qui sont un langage sous le ciel andin, livre de magie batak venu de Sumatra, calendrier divinatoire du Danhomè africain et gravé sur une planche de bois, tambour royal du Mali permettant de communiquer, lequel orne - trop ? - sobrement la couverture, chronique andine et « Codex mexicanus », pirogues océaniennes et kimonos, rouleau japonais « de la diversité humaine », tout un monde coloré prend vie, pullulant de regards et de significations.
Ainsi une « planète métisse » emprunte d’étonnants accents culturels sous nos yeux ; également au regard des entreprises de colonisations et des démarches de décolonisation. Ainsi un artiste contemporain (Chéri Samba) peut imaginer une carte du monde à l’envers, les continents de l’hémisphère sud montant comme des bourgeons, des flammes. L’on a compris que l’entreprise se veut revendication politique, revanche. Il ne faudrait pas toutefois que l’affaire soit de l’ordre de l’anti-occidentalisme effréné et de la propagande éhontée.
Et encore moins du « vol de l’Histoire », tel que les Occidentaux l’ont commis, par exemple cette plaque du royaume d’Edo, partie du butin pris lors de la conquête de Bénin, par un Anglais, et qui se trouve au Musée du Quai Branly, donc indument.
Mais écrire l’Histoire, c’est aussi l’effacer, la réécrire, comme au moyen de l’encyclopédie soviétique, ou pire par le décret de cet empereur chinois qui condamna au feu les textes précédant sa dynastie. Loin d’être obscurantisme périmé, un tel travers fait judicieusement l’objet du dernier chapitre : « Réécritures contemporaines du passé ». S’il s’agit de se départir d’une glorification du colonialisme dans la ligne de l’hagiographie d’un Christophe Colomb, bien. Le roman national n’est plus gaulois, mais reste une fabrication de l’ordre de la fiction lorsque l’Inde modifie jusqu’aux manuels scolaires pour exalter l’hindouisme et le nationalisme, ou lorsque la Chine imagine, au moyen du même bourrage de crâne, que sa civilisation impériale est vieille de cinq millénaire, alors que le peuple chinois est une invention récente. De même les affiches cinématographiques exaltent les conquêtes turques au point de prétendre par la voix d’Erdogan que les Musulmans ont découvert l’Amérique avant Christophe Colomb ! Un semblable délire affectant également quelques pays africains. Toutes ces falsifications sont un versant contigu des autodafés et autres destruction des livres[1]. En ce sens, pour reprendre un titre de chapitre, « la multiplicité des explorations et des mondialisations » n’est pas un gage d’avancée perpétuelle des connaissances exactes et des libertés. Même si ce beau livre nécessaire semble en être le garant.
Science humaine, trop humaine… L’Histoire en effet n’a rien d’une science exacte, même si elle aussi a pour devoir de progresser vers la vérité. Or voir paraître une nouvelle vision de l’Histoire de France ne peut être que conceptuellement excitant, d’autant que visiblement, dès son titre, elle ne tombe pas dans les séductions délétères du protectionnisme et du nationalisme vieillots. Bien sain et on ne peut plus sensé est de montrer que tout territoire ne s’est pas construit sans être lieu de croisements et de circulations depuis des millénaires, et a fortiori depuis les derniers siècles. Sauf qu’aucune Histoire ne peut totalement échapper à l’idéologie, et il est à craindre que cette dernière mouture en regorge, entre Histoire diverse et Histoire identitaire. Il faudra donc se livrer conjointement et successivement à un éloge divers et à un blâme sévère de l’Histoire mondiale de la France, que Patrick Boucheron livre au seuil d’un nouveau monde, pour notre meilleur et, qui sait, pour notre pire.
« L’art du récit et l’exigence critique » ; ainsi Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, ouvre-t-il le bal du généreux et didactique volume qu’il a dirigé, aidé de quatre coordonnateurs et d’une centaine de contributeurs, tous plus historiens les uns que les autres. La lecture en est en effet fort agréable, fluide, informée, enrichissante, surprenante, sans jargon ni pompeuse érudition. Quant à l’exigence critique, car engagée, il faudra l’examiner avec doigté : « une conception pluraliste contre l’étrécissement identitaire ». En effet, se réclamant avec justesse de Michelet qui affirmait en 1831 « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France », il s’agit de rappeler ce qui devrait être une évidence : il n’y a pas de nation qui se soit construite sans que la plupart de la planète y ait défilé. Certes que cette « glorieuse patrie […] pilote du vaisseau de l’humanité », toujours selon Michelet, soit une prétentieuse hyperbole, nul n’en doute, mais il est ici question de ce en quoi la France n’est qu’un arbitraire espace nourri de mille irrigations de la planète-monde, quoique cristallisant une Histoire et une pensée unique, où le Christianisme et les Lumières ont joué des rôles décisifs.
Sinon un vide ratatiné sur soi, que serait la France sans les errantes populations celtes, les développements gallo-romains, les écrits des Grecs anciens, la démocratie athénienne, la Renaissance italienne, les Lumières venues d’Angleterre, Internet venu de Californie. Malgré les Capétiens, l’ordonnance linguistique de Villers-Cotterêt, le roi soleil Louis XIV, La « Déclaration des droits de l’homme et du citoyens » et le Général de Gaulle qui firent l’identité de la France, cette dernière n’est qu’un conglomérat d’influences méditerranéennes, européennes, mondiales enfin, d’où l’indiscutable bien-fondé de cette Histoire mondiale de la France. Il est en effet impossible de corseter l’historien de la francité dans un carcan strictement national qui serait une grande fiction. Ce serait comme interdire à Shakespeare d’avoir lu Plutarque et Ovide pour être le grand écrivain anglais que l’on sait. Au-delà de l’archétype nécessaire mais passablement fantasmatique de l’Etat-nation, l’on comprendra mieux la France en la connectant avec des dynamiques mondiales, en entendant combien nous sommes pétris de mondialisations successives.
À la manière de Roberts et Westad[2], commençons aux « prémices d’un bout du monde », (34 000 avant J-C) soit l’âge des migrations préhistoriques. Passons sur le ridicule titre de bal masqué (sans doute pour faire non-genré) : « L’homme se donne un visage de femme » à propos de la Dame de Brassempouy (23 000 avant J-C). Mais qui aura le ridicule de parler d’art français au sujet des grottes de Lascaux et de Chauvet, dont le langage « fonde un nouveau monde, quoique sur le territoire aujourd’hui pompeusement national » ? Le « vieux mythe des origines gauloises » a bien du plomb dans l’aile, même s’il est abusivement mis sur le même plan que « la fiction narrative d’une providentielle conquête romaine », qui fut loin d’être désastre civilisationnel.
Ce sont 146 dates qui ponctuent ce volume, de Cro-Magnon aux drapeaux de « Je suis Charlie » après les attentats de 2015. Elles sont classiques, comme la fondation phocéenne de Marseille en 600 avant Jésus Chtist, ou le choix de Paris comme capitale par les Francs en 511, ou encore l’Encyclopédie de 1751, et, de toute évidence 1789, en une étrange formule globaliste et piteuse à la mode : « Révolution globale qui inspire les patriotes de l’Europe entière ». Heureusement l’on prend soin de pertinemment noter l’influence de la révolution américaine, elle bien plus paisible et libérale. La Grande guerre de 1914 et le Front populaire de 1936 ne manquent pas à l’appel, quand celle de 39-45 n’est vue que sous l’angle de la « défaite nationale », de la France libre de 1940 et du Vel’ d’Hiv’ de 1942, alors la libération alliée semble en retrait. Les entrées finales de cette Histoire mondiale de la France sont croustillantes, en des sens bien différents : en Martinique, le chantre de la négritude, Aimé Césaire meurt en 2008, digne de tous les honneurs ; à New-York, en 2011, Dominique Strauss-Kahn se vit privé de sa porte vers l’élection présidentielle pour avoir eu l’indignité de se livrer à de rocambolesques frasques sexuelles. L’on se doute qu’un moindre recul relègue pourtant l’évènement dans les plus poussiéreuses poubelles de l’Histoire.
Ces dates sont surprenantes (des haches en jadéite italienne à Carnac en 4600 avant J-C), excitantes pour la curiosité intellectuelle (hors Alesia, les cités gauloises « se sont livrées à Rome en toute liberté » ou « Des gaulois au Sénat de Rome » en 48). Ce sont bien des « sociétés bigarrées », y compris lorsque les barbares peuvent être assimilés, avec un rien d’indulgence idéologique, à des « migrations germaniques »…
Qui parmi nous sait qu’une « première alliance franco-russe » se fit en 1051, lorsqu’Henri I se maria avec Anne de Kiev ? Que les Normands, non seulement conquirent l’Angleterre en 1066, mais aussi la Sicile en 1091 ? Que les foires de Champagne, en 1202, liaient des accords avec des marchands italiens, des banquiers vénitiens, ce pour « des sommes colossales » ? Que Paris devint « la nouvelle Athènes de l’Europe », en 1215, grâce à son université ? Qu’en 1247 la science hydraulique d’Al Andalus contribua à l’assèchement de l’étang languedocien de Montady en 1247 ?
Ajoutons à la peste noire de 1347, venue d’Asie, et qui emporta la moitié des habitants des villes, le bûcher du 14 février 1349, à Strasbourg, où périt un millier de Juifs pour avoir, dit-on, empoisonné les puits. Ajoutons à la vie du grand argentier et commerçant Jacques Cœur sa vaine tentative de reconquérir Constantinople en 1456.
Il est bon de dédorer le blason du Roi soleil, ce monarque absolu que fut Louis XIV, rayonnant depuis Versailles, « lorsqu’une France ceinturée par la frontière de fer de Vauban se découvre exsangue d’avoir été pressée fiscalement pour payer des guerres dont l’atrocité provoque dans toute l’Europe une profonde crise de conscience ». C’est l’époque où Colbert « fait aussi le choix d’un développement des Antilles par l’esclavage », où la révocation de l’Edit de Nantes chassa tant de Protestants utiles. Un tel soleil sent le roussi…
Lon s’étonnera de voir se suivre deux dates antinomiques : 1793 pour la fondation du Museum d’histoire naturelle et 1794 pour le tournant de la Terreur révolutionnaire, terreur qui n’est pas une exception française, car « les guerres révolutionnaires provoquent bien un tournant autoritaire dans toute l’Europe ». De même l’ère napoléonienne se divise entre l’unicité du Code civil en 1804, qui inspira bien des nations, et un empereur « succombant à la démesure » aux dépens de ses voisins et de sa propre démographie. Plus loin, la « révolution romantique est une forme de mondialisation culturelle ».
Mais l’Histoire est aussi climatique, lorsque 1816, « l’année sans été », suite à l’éruption d’un volcan indonésien, fut une année de famines et de troubles sociaux. Et pandémique, lorsque le choléra frappa en 1832 la France et l’Europe.
Autres contrastes et contradictions. Le ferment de libéralisme et de nationalisme de 1848 précède « la colonisation pénitentiaire » de la Guyane en 1852. Après 1860, date du traité de « libre-échange » avec le Royaume-Uni, la France exporte aux quatre coins du monde, quand le « génie français » s’enrichit de personnalités d’ascendance étrangère, Offenbach, Zola, Haussmann, Marie Curie… Pourtant, l’on forge le nouveau « récit national » en scandant « nos ancêtres les Gaulois ».
La lecture nuancée de la Commune de 1871, peut-être trop pindulgente, précède la conférence de 1882 de Renan qui professe en faveur d’une nation « spirituelle » et laïque, non plus soumise à une dynastie ou une « race », mais qui sait consentir au « désir de vivre ensemble ». Les origines coloniales de la francophonie coexistent avec la « mise en spectacle du génie national » lors de l’Exposition universelle de 1900.
La part belle est donnée au XX° siècle, quand Paris est le berceau des avant-gardes et le siège de conférences pour la paix et du Congrès panafricain en 1919, aux espoirs déçus. Alors que la journée de huit heures de travail est enfin actée, Gabrielle Chanel parfume le monde dès 1921. La nationalité française, pour laquelle l’accession est facilitée en 1927, est bientôt souillée : « si la persécution des Juifs de France est une affaire française, leur extermination est un élément d’une histoire européenne ».
L’universalisation des droits de l’homme en 1948 s’unit à la réinvention du féminisme avec le scandale du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949. Scandale autrement choquant avec la mort de Staline en 1953, car ressentie comme un deuil immense par les communistes viscéralement attachés à leur tyrannie. Une fois l’empire colonial évanoui, de nouveaux humanismes et antihumanismes tentent d’assoir leur légitimité, de l’Abbé Pierre en 1954, au tiers-mondisme de Franz Fanon, « arme de justification de la violence » anticoloniale, jusqu’à mai 68, complaisamment associé à l’antitotatalitarisme, si l’on se souvient de son courant maoïste. Autre complaisance, envers le désastreux socialisme d’Allende en 1973, dont la fin est abusivement qualifié d’« autre 11 septembre », même s’il n’y pas de raison de nier l’horreur de la répression de Pinochet, qui eut un grand retentissement dans l’hexagone. L’on ne sait s’il faut alors pardonner le penchant gauchiste de cette Histoire mondiale de la France, ou le tenir pour une grille de lecture sociologique rendant compte des aveuglements notre société…
Pêle-mêle, mais dans un divertissant chassé-croisé des événements, l’on croise la crise pétrolière de 1973, Giscard et les diamants de Bokassa en 1979, symbole d’une « Françafrique » délétère qui n’en finit pas de mourir, la rigueur de Mitterrand, en 1983, alors qu’il eût fallu dater de 1981 la plongée des déficits et la dette, ainsi que la croissance du chômage…
Autre bonne idée en l’éphéméride. Pour 1984, la mort de Michel Foucault[3], qui fit la généalogie de l’universalisme des pouvoirs, est à la fois celle d’un philosophe emblématique, et l’apparition d’une nouvelle mort : par le sida. Mais l’on reste dubitatif devant le non-dit qui consiste à édulcorer l’enthousiasme de ce dernier pour la révolution islamique iranienne…
Hélas, de plus en plus, à partir de 1989, quand nous aimons que Jessye Norman « drapée de tricolore » chantât la Marseillaise, l’opus (et surtout la tête de chapitre) devient imbuvable, imbibée d’anticapitalisme, alors que le modeste auteur de ces lignes voit dans notre crise sociale et de l’emploi d’abord la responsabilité des politiques socialistes et colbertistes. De plus le cliché du « printemps arabe » a vécu. La « politique arabe de la France » est dénoncée, fonctionnant « comme un trompe l’œil pour préserver des marchés et des débouchés », caressant dans le sens du poil bien des dictateurs, sauf en contribuant à éliminer un Kadhafi, pour l’heureux résultat que l’on sait.
En 1989, outre ce bicentenaire de la Révolution qui ne peut ignorer le génocide de la Terreur, une autre terreur se disloque, lorsque l’Union soviétique laisse s’ouvrir le mur de Berlin. L’horizon de la démocratie libérale se heurte cependant au 11 septembre 2001 et au terrorisme mondial, dont la France est hélas un point névralgique.
L’on constate que les dates choisies ne sont pas forcément canoniques, parfois insolites, dans le but de voir essaimer le regard du lecteur sur la France et sur le monde. En ce sens ce manuel d’une consultation si aisée est une mine de découvertes didactiques et curieuses, quoique parfois discutables, une mise en bouche goûteuse à l’ouverture d’esprit vers une Histoire aux cosmopolites ramifications. Ainsi le travail de l’historien hexagonal révèle des pans méconnus autant que l’intrication des peuples, des nations et des pensées. Au-delà de l’hagiographie périmée d’une seule nation, au-delà du glorieux ou désastreux collier de perles de hauts et bas faits royaux, l’historien se cherche, avec légitimité, de nouvelles approches ; comme lorsque l’on explore l’Histoire des odeurs[4] ou du coup de foudre[5]…
Chacun se piquera d’ajouter une ou l’autre date à cette éphéméride que l’on peut lire avec la constance du chronologiste ou avec la curiosité vagabonde de qui picore un moment phare de ci de là. 1913, par exemple, plutôt que consacrée à la niçoise promenade des Anglais et à son tourisme international (et pourquoi pas), eût pu mettre en valeur une explosion culturelle exceptionnelle et bien cosmopolite. Cette parisienne année-là, Proust publia Du côté de chez Swann, Stravinsky et les ballets russes donnèrent Le Sacre du printemps, le cubisme de Braque et Picasso étaient en plein essor… Ou encore 1976, lorsque le Président Giscard d’Estaing autorisa le regroupement familial des immigrés, décision apparemment humaniste dont les conséquences remplacistes n’ont pas fini de se faire sentir…
Il fallait certes dépoussiérer un peu plus le discours historique, même si assez peu nombreuses sont les vieilles lunes encore aujourd’hui attachées comme lierre au « roman national », dont le chantre patriotique fut Ernest Lavisse, auteur d’une Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution (1901) et d’une Histoire de la France contemporaine depuis la Révolution jusqu'à la paix de 1919 (1920-1922), mais aussi d’une Histoire de France, destinée aux écoles, en 1913. L’on sait qu’il est à l’origine d’une imagerie haute en couleurs vantant les exploits de nos rois et chevaliers, de nos empereurs et de notre République, statufiant l’héroïque Jeanne d’Arc et notre immense Napoléon (qui n’avait guère de pitié pour les millions d’hommes qu’il sacrifia) ; sans compter les clichés discutables, tels Charlemagne fondateur de l’école, ni omettre un penchant belliciste après la perte de l’Alsace et la Lorraine. Du fait historique, en passant par la légende, voire jusqu’à la plus fantaisiste fiction, Lavisse confine au vice (pardonnons le trop facile jeu de mot). L’Histoire est une épopée au service de l’amour propre de son pays, passant sous silence le génocide vendéen lors de la Terreur révolutionnaire, par exemple. Un Dimitri Casalis se vit confier la continuation de cette ode nationaliste, depuis 1939, à l’occasion de la réédition anniversaire de 2013[6] : l’on devine par exemple que les méfaits de l’OAS en Algérie sont pudiquement oubliés en ce pastiche… Il faut bien qu’un Patrick Boucheron pose sur la même étagère son Histoire mondiale de la France pour déconcerter les certitudes rassises, quoiqu’avec des tours bien discutables, en particulier d’éviter de parler de la guerre d’Algérie, en lui préférant le « quartier franco-algérien de Jérusalem » en 1962.
Outre le penchant idéologique gauchisant de l’opus, il n’en reste pas moins que cette Histoire mondiale de la France est sans cesse ponctuée de coups de griffes aux identitaires gaulois que serions restés depuis le XIX° siècle. Comme si l’on nous prenait pour des bœufs, des béotiens, des beaufs. Un peu de retenue dans l’ostracisme eût été plus noble. Sauf quelques cramés du bulbe cervical, il n’y a guère de monde pour s’exalter encore de la race française, du génie national à tous crins et du mépris des nations voisines. Il ne s’agit pourtant pas de battre sa coulpe et de se confire en lamentations sur l’avérée culpabilité française en Algérie, en esclavage, en guerres intra-européennes, de surenchérir sur le « complexe occidental », pour reprendre le titre d’Alexandre del Valle[7], alors qu’en matière de colonisation et d’esclavage la planète a connu bien pires engeances, en particulier islamiques, en temps et en quantité.
Des premières aux dernières pages « le métissage irréductible de ses identités » est un concept récurrent, un mantra, un diktat à marteler les têtes des mal-pensants, un anachronisme enfin, tant le phénomène, quoique parfaitement juste en soi, résonne comme une ode à l’immigration actuelle que l’on croit désavouée par xénophobie et repli sur soi, alors que le métissage, qui peut avec bonheur offrir de jolies gammes de chocolat, du noir au blanc, sans oublier au lait, n’est que le masque torve de l’imposition d’une tolérance à l’intolérable islamisation des sociétés. Certes, et loin de là, tous les contributeurs ne se vautrent pas dans ces errements, et ne s’excitent pas comme des puces sauteuses à l’idée d’une France joyeusement battue de migrations et d’invasions. Il faut alors rappeler que depuis le Haut Moyen-Âge, suite au relatif raz de marée barbare qui déferla sur la Gaule romaine, la population française resta grosso modo stable en sa reproduction jusqu’à la fin du XIX° siècle. C’est un phénomène assez récent que de voir les Polonais, Italiens, Portugais et Espagnols irriguer le sang français, quand à partir des années 1850 « la France devient un grand pays d’immigration ». Mais il faut aujourd’hui trier le bon grain parmi l’ivraie des ressortissants des colonies du Maghreb et d’Afrique, enfin des réfugiés de guerres moyen-orientales, des desperados économiques, sans compter le prosélytisme de remplacement islamique, dont la perfusion et la prolifique natalité risquent de poser d’intraitables incompatibilités sanguines…
Si ouverte, artificielle et fluctuante qu’elle soit, l’identité d’une nation n’est pas tout à fait à rayer des examens de la pensée, ce dont témoigne l’analyse de François Braudel en son essai L’Identité de la France[8]. En ce sens le travail de l’historien, en charge d’objectivité, consiste à « infliger une blessure narcissique à un pays attaché à un récit national tenu pour exceptionnel », pour reprendre les mots judicieux de Patrick Boucheron. Entre Terreur, campagnes militaires napoléoniennes et colonisation dispendieuse, prédatrice et meurtrière, même si elle eut ses penchants et effets bénéfiques (en particulier la presque suppression de l’esclavage), les zones putréfiées de l’Histoire de France sont nombreuses. Mais pas au point de méconnaître la dimension civilisatrice d’un pays de technique, d’art et de culture… Il n’en reste pas moins qu’exclusivement parler de la France, outre la gageure et la présomption, est forcément un malentendu, auquel n’échappe pas complètement cette Histoire mondiale de la France : entre Rhin et Pyrénées, si une Histoire particulière a marqué les mœurs et les esprits, elle est d’une importance pour le moins discutable face aux enjeux que sont ceux de la Civilisation, qui se tisse autant du « Qu’est-ce que les Lumières ? » de Kant que d’un kimono fleuri, des Variations Goldberg de Bach que de La Recherche du temps perdu de Proust, que de Pasteur, Flemming, Marie Curie, que de la constitution américaine et des gastronomies…
Un manichéisme sûr de sa superbe affecte pitoyablement cette Histoire mondiale de la France, alors qu’elle eût bien mieux mérité : « la régression identitaire d’un nationalisme dangereusement étriqué » d’un côté, vouée aux gémonies où pourrissent des ploucs populistes et incultes (entendez le Front National et consorts), et de l’autre les intellectuels éclairés du multiculturalisme dont s’enorgueillissent d’être cet aréopage d’historiens. Sauf que les deux camps, en leurs excès s’aveuglent, et qu’au mieux les érudits compères cornaqués par Patrick Boucheron sont les borgnes au royaume des aveugles. Ne fustige-t-il pas « les effets supposément destructeurs de l’immigration » ? Nous saurions l’approuver si l’Islam n’avait pas été inventé au VII° siècle pour déferler, conquérir, convertir, esclavagiser et décapiter bien au-delà du seul espace français. Car en la matière, il ne s’agit pas d’une Histoire mondiale de la France, mais d’une Histoire mondiale de l’Occident, de la planète et des libertés qui a pu influencer et enrichir des rivages lointains. En ce sens ce n’est pas le grotesque d’une critique nationaliste qui sied ici, mais la dignité d’une critique libérale.
Outre la question soigneusement tue de l’irruption islamique totalitaire, le principal grief que l’on puisse faire à l’encontre de cette Histoire mondiale de la France, est la quasi absence de la France comme langue culturelle, comme celle de Racine, de La Fontaine et de Proust, qui, en sus d’avoir été nourris par l’Antiquité gréco-romaine, ont été traduits en une myriade de langues, comme l’on joue Lully, Rameau, Berlioz, Debussy et Messiaen sur toute la planète, du moins planète éclairée.
L’on se doute que ce volume qui mérite autant l’éloge que le blâme fut encensé par Libération et Le Monde des livres (dont Patrick Boucheron est un contributeur) et descendu en flammes par Le Figaro littéraire. Polémiques symptomatiques tant chacun se rétracte sur son credo. L’inénarrable Eric Zemmour y accusa lourdement de « Dissoudre la France en 800 pages[9] », bien qu’il y pointât avec justesse la formule pro-islamiste de l’« illusion événementielle » que fut la victoire de Charles Martel sur les Sarrasins en 732. Le plus subtil Alain Finkielkraut y excava « Le tombeau de la France mondiale[10] ». Est-ce seulement parce qu’il regrette avec pertinence que de cette Histoire mondiale de la France disparaissent les écrivains, hors Sade « embastillé et universel », Balzac que l’on y juge dépourvu de cosmopolitisme, Malraux en sa « conscience universelle », Simone de Beauvoir qui bénéficie d’un brevet de féminisme ? Notre philosophe, d’une excellence parfois discutable[11], y voit avec effroi, et nous l’appuierons sur ce point, que l’on y préfère les footballeurs « black, blancs, beurs » de 1998, mais aussi l’aimable originaire d’Arménie Charles Aznavour, alors que sont évacués de ce distributeur de médailles de bien-pensance des dizaines d’écrivains, de philosophes, de peintres, de compositeurs de dimension mondiale. La sous-culture enterre avec une inqualifiable indignité la hauteur de la pensée et de l’esthétique…
L’Histoire est trop souvent l’imposition de la doxa d’un temps sur d’autres temps. Regardons en ce manuel hors normes ce cliché bien de notre aujourd’hui : par exemple la mention d’un « réchauffement climatique » en 12 000 avant J-C, d’un autre entre 1570 et 1620 (dans un paragraphe incompréhensible p 292 où « réchauffement » rime avec « abaissement de la température » !), mais pas de celui si bénéfique au Moyen-Âge, mais pas le moindre refroidissement à l’époque de Louis XIV…
Pire - est-ce possible ? - l’on décèle sans peine le message à la fois subliminal et martelé au pilon digne des ateliers du Creusot : en 719, près de Perpignan, le pillage d’une « troupe musulmane » (certes il n’est qu’un accident guerrier parmi d’autres), laisse à notre souvenir une tombe commune, qui recèle un « signe précurseur et insolite […] de notre bienveillance à l’égard du voisin ». En 1143, l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, fit réaliser la première traduction latine du Coran, que l’on devine encore perfectible. Cette curiosité occidentale, certes poussée par la nécessité de se défendre de l’hérétique ennemi sarrasin, dont la réciproque se fera bien des siècles attendre (car l’Arabe, sinon chrétien, n’imaginait pas devoir traduire la Bible) est alors vilipendée par l’historien dont par pudeur nous tairons le nom, parce l’on reprochait à Mahomet sa « vie détestable ». Quel scandale que de parler de « l’exécrable Mahomet » ! Voudrait-on qualifier de blasphème[12] la position du Vénérable ? Hors la question inévitable des rivalités entre deux systèmes religieux concurrents, dire que « Pierre le Vénérable échoue à réellement dialoguer avec l’Islam » est une de ses vérités qui cache un mensonge : nos historiens n’ont lu ni le Coran, ni les hadits, sinon avec des lunettes de plomb, pour ne pas y lire l’évidence : la nature totalitaire et meurtrière de ces textes[13].
Evidemment, la croisade de 1095 est le « signe du raidissement identitaire de la Chrétienté face aux Musulmans, aux Juifs et aux Grecs ». « Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises[14] ». Fallait-il laisser les Arabes, après avoir soumis les deux-tiers de la méditerranée par le fer, le sang et la conversion, détruire le Saint-Sépulcre et fermer la porte aux pèlerins ? Certes les Croisés n’étaient pas des anges face à Saladin - ils le prouvèrent en pratiquant de réels pogroms antijuifs et en pillant Constantinople -, mais se défendre serait « identitaire », donc équivalent à cette fachosphère sous-entendue, dont sont évidemment indemne ces bons Musulmans…
La traduction de Galland, en 1704, n’est sauvé du fauchage littéraire que parce qu’il s’agit des Mille et une nuits arabes, alors qu’elles sont bien plus cosmopolites, et parce qu’en 1712 Galland « n’a pas agi différemment des compilateurs arabes » lorsqu’il ajouta le conte d’Aladin au corpus. Oyez, oyez bonnes gens, comme la culture arabe est grande, comme la soumission à l’Islam est désirable ! Beurk et rebeurk ! Alors que les compilateurs arabes ont pillé et fait disparaître les manuscrits de ces Mille et une nuits d’origine perse, chinoise, égyptienne, voire grecque et si peu arabe[15] et que seul un Français les a ressuscités. Balzac, disions-nous, ne vaut pas un pet de lapin quand en son temps Claude Fauriel a établi en son Histoire de la poésie provençale, l’influence de la lyrique arabe, ce qui n’est d’ailleurs pas faux. Que pèsent alors Ronsard, Hugo, Baudelaire, devant quelques vers, certes charmants de la poésie d’al-Andalus[16] ? Tenez-vous le pour dit : ce que l’on appelait avec hauteur la civilisation française doit en vassale ployer le genou - et avec la plus grande contrition, puisque la France a eu l’impudence de détruire l’esclavagiste port barbaresque d’Alger en 1830 qui ravageait la Méditerranée - devant la musulmanie, dont on sait qu’elle nous apporta un rayonnement universel et dont elle consent encore à nous faire libéralement don !
Les derniers mots de cette Histoire mondiale de la France sont consacrés à « l’exaltation de la France plurielle ». De cet euphémisme, devons-nous conclure avec le modeste auteur de ces lignes critiques qu’il s’agit d’accueillir les hommes, les livres et les musiques venus du haïku japonais et des économistes libéraux anglo-saxons, venus des Mille et une nuits, du jazz afro-américain ? Absolument. La « France plurielle », au même titre qu’une planète plurielle, doit être une augmentation par les Lumières, non pas une éradication par la barbarie des mœurs et de la théocratie.
Il n’a pas échappé, même s’ils le taisent à-demi, aux auteurs réunis par Patrick Boucheron, qu’écrire l’Histoire, c’est donner une direction au futur, c’est en définitive à la manière d’historiens déconsidérés agiter la folle marotte d’une idéologie. Ainsi, sans aller jusqu’à les comparer à ces Attila, derrière lesquels l’herbe historienne ne repousse plus, des empereurs chinois brûlèrent tous les documents d’un passé inconvenant pour édifier et commencer avec eux un monde nouveau, ou Staline fit effacer de photographies compromettantes les dignitaires qui n’étaient plus censés avoir fondé son pouvoir. Effacer l’Histoire des Juifs était également le préalable indispensable au Reich de mille ans. Nous n’aurons pas la bassesse de succomber à la reductio ad hitlerum, qu’il serait indécent d’adresser aux talentueux auteurs réunis par Patrick Boucheron. Reste qu’un nouveau catéchisme du « métissage » sourd toutes trompettes glorieuses rugissantes de cette Histoire mondiale de la France. Nous ne nous en formaliserions pas un instant, au contraire, s’il ne s’agissait que de montrer de la France fut et reste un patchwork ouvert aux circulations de peuples, de sciences, de cultures, indispensables à son enrichissement, et d’en comprendre la nécessité. Il faut alors garder en tête les éloges que mérite cette Histoire mondiale de la France, que d’aucuns qualifieraient peut-être, d’une manière improprement expéditive, d’islamo-gauchisme. Mais ne pas omettre le blâme s’il s’agit en ces pages d’euphémiser, voire réclamer un métissage ouvert à des éléments humains et idéologiques contraires aux idéaux des Lumières et qui contreviendraient aux droits naturels et aux libertés individuelles, non au sens d’une réductrice identité française, la réponse à opposer est un « non » vigoureux. C’est seulement ainsi que notre futur fera Histoire, et non régression, suicide et pétrification. Si le futur nous réserve qu’il y ait encore des Historiens libres de leur calame, de leur plume ou de leur clavier, et si notre occidentale civilisation avait le malheur de disparaître en mortelle, comme se délita l’empire romain, qu’en diraient-ils ? Sinon qu’une barbarie de quatorze siècles aurait enfin achevé son dessein…
L’Histoire est le lieu d’une construction dont le lieu n’est pas formé par le temps homogène et vide, mais par le temps rempli d’à présent[17] », écrivait Walter Benjamin. En ce sens notre choix, notre lecture des événements du passé en dit autant sur ce dernier que sur les obsessions, les modes, les clichés et les tendances idéologiques de notre temps. Ils sont au diapason de la multiplicité mondiale. Au risque toutefois du relativisme, alors qu’il faille considérer les gains civilisationnels, et savoir si possible séparer le bien et le mal dans l’Histoire. Sachant également, au-delà des curiosités locales et chronologiques, s’orienter dans l’Histoire, comme le préconise Odd Arne Westad au seuil de son Histoire du monde : « J’ai cherché d’emblée à repérer, là où c’était possible, les éléments qui, par l’influence générale qu’ils exercèrent, eurent l’impact le plus large et le plus profond, plutôt que de me contenter d’aborder dans l’ordre, une fois de plus, les thèmes que la tradition juge importants[18]». Il ne s’agit donc pas d’infatuer les ego des historiens, des nationalistes et autres fondamentalistes religieux, voire des ennemis de l’anthropocène, mais de pointer ce qui fit pivot parmi les siècles, les millénaires et les continents au service de conséquences considérables, mais aussi des prospérités et des libertés humaines.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.