Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle
anthologie et traduction par Jacques Darras,
Poésie Gallimard, 2018, 560 p, 9,90 €.
Il y a belle lurette qu’avec mépris l’on ne considère plus le Moyen Âge, conspué au XIX° pour sa barbarie et son obscurantisme. Trois somptueuses parutions viennent une fois de plus invalider ce préjugé flétri. Ce sont d’une part deux essais brillants et généreux de Jean-Claude Schmitt, Les Images médiévales et Les Rythmes au Moyen Âge, et d’autre part une étonnante anthologie, choisie et traduite par Jacques Darras, qui, Du cloître à la place publique, présente les poètes médiévaux du nord de la France aux XII° et XIII° siècles. Voilà qui rythme la langue d’oïl de vers, entre verve amoureuse, facétieuses « fatrasies » et religieux Miserere. Ainsi les arts du temps, rythme et musique, ceux de l’espace, image et figure, ceux de la poésie, entre sacré et profane, si prégnants pendant la vaste ère médiévale, ère savante et raffinée, résonnent, comme depuis leur floraison originelle, jusqu’à notre aujourd’hui.
Au contraire de son contemporain, du moins à peu près, l’Islam pour ne pas le nommer, le Moyen Âge occidental aime et cultive les images. Bien plus étonnamment, puisque l’Ancien Testament venu du judaïsme, lui-même aniconique, n’imagine pas le visage de Yahvé, elles s’emparent du corpus qui va de la Genèse à la résurrection du Christ. De longtemps, le christianisme met en œuvre « le paradoxe d’un monothéisme iconophile ».
Si le point nodal et bouillonnant de l’essai de Jean-Claude Schmitt est médiéval, il brasse infiniment plus large puis qu’il part du geste pictural inaugural : cette main d’argile sur la paroi de la grotte Cosquer, pérenne depuis 28 000 ans avant Jésus-Christ. Il étend son expertise au-delà de la (trop ?) fameuse pipe qui n’en est pas une de Magritte. La représentation est en tout état de cause au cœur de la dynamique de l’humanité. Reste à l’historien d’en restituer les formes, les fonctions et les effets au cours du temps. De façon à considérer qu’au-delà de leur valeur esthétique, réside pour l’homme médiéval une dimension de l’image bien plus prégnante, celle de l’honneur du souverain et surtout la gloire de Dieu, soit le modèle divin. La figuration, la matérialité et la corporéité fondent ainsi « l’image en chrétienté », a contrario de l’idolâtrie, à laquelle crut répondre l’iconoclasme byzantin.
En conséquence, au-delà de la mimesis antique, « la présentification de l’absence », celle de Dieu, et la représentation de l’au-delà sont des constantes. « Mobiliser le divin » est la priorité. L’imitation s’éclipse au profit de la figuration, c’est-à-dire de la « figura des théologiens ». Mais au cours d’un millénaire, jusqu’à la veille de la Renaissance, styles et thématiques évoluent. Emaux, miniatures des manuscrits, Bibles historiées, retables, s’ils ne connaissent guère ce qui sera la perspective renaissante, voient le réalisme les métamorphoser, du paysage au portrait. Mais à l’idée d’une évolution historique linéaire, Jean-Claude Schmitt préfère avec raison « la métaphore géologique des nappes de charriages », lors que des chevauchements s’observent sans cesse.
Il faut alors étudier le tabernacle de Moïse, dans un manuscrit du XV° siècle, riche de fleurs et d’animaux colorés, à la fois célébration de la Création et « moralisation des espèces ». Ou encore le calendrier du Bréviaire de Belleville, lui enluminé au XIV° siècle par Jean Pucelle, dont les figures typologiques confirment les concordances de l’Ancien et du Nouveau Testament et rivalisent de motifs historiés, de lettrines, d’allégories et de rinceaux, entre vices et vertus. De plus étudier le geste rituel du signe de croix montre combien les techniques du corps ont à voir avec l’effet de la présence divine et avec le sensible.
Pour approcher les prémices de la Renaissance, « le portrait et la mort » inscrivent la figure dans le plan de Dieu, alors que peu à peu, celui qui est représenté s’individualise dans la dimension pas seulement eschatologique de la dévotion, mais sociale, si l’on pense plus particulièrement à L’Homme au turban rouge de Jan Van Eyck, en 1443.
En fait, le « mythe incarnationnel », dès lors que le Dieu s’est fait homme, explique cette prévalence de la figure et du corps, de l’image enfin dans l’art occidental. Si « le corps est la prison de l’âme », il est également utilisé à des fins symboliques. Pensons à la main créatrice de Dieu, à la bénédiction, aux plaies du Christ. Plus étonnante peut-être est « l’exception corporelle de Marie » : n’est-elle pas la seule, parmi l’humanité, dès après sa mort, ou plus exactement de sa « dormition », à bénéficier de l’assomption, y compris de son corps ? Ce dont regorgent les enluminures des psautiers et autres livres d’heures.
L’on ne s’étonnera pas que fidèle à l’esprit de la collection « Bibliothèque illustrée des histoires », ces Images médiévales regorgent non seulement de fine érudition, mais d’enluminures, d’évangéliaires d’ivoire, de gravures, entre Jean Fouquet et Marin Schongauer, de retables et d’annonciations peints par Robert Campin et Carlo Crivelli. Mais aussi, étonnamment, à l’occasion du dernier chapitre, « Le corps de la Vierge », de photographies. Car, humaine et cependant digne d’assomption, elle reste une figure révérée tant par les peintres médiévaux que la « Romaria fluvial » de Bélem, au Brésil, lorsque cinq cents bateaux portent des peintures, des ex-voto, rejouant pour la foule l’apparition originelle de la statue de la Vierge, grâce à son dédoublement à l’aide d’une réplique. Comme quoi une « question bien médiévale » reste pérenne. La vénération populaire ne peut se passer d’images…
Comme aujourd’hui, où rythmes scolaires et de travail sont les balises de notre temps quotidien et une pierre de touche politique, rythmes sociaux et rythmes esthétiques se conjuguent au Moyen Âge, entre 500 et 1500 ; c’est la thèse de Jean-Claude Schmitt, historien bourrée de délicieuse et communicative érudition. Mais en ce millénaire médiéval, comme Dieu rythma en six jours et un jour de repos la création du monde, l’espace et l’humanité médiévaux sont rythmés dans une perspective holistique et religieuse. Lié « au langage et à la musique », le rythmus latin est le reflet et l’expression du divin. Aussi la musique, « art du nombre et des proportions », conjugue mesure, tempo, rubato, accents, répétitions. Ainsi les porches sculptés et leurs voussures regorgent de figures selon les quatre évangélistes, les douze apôtres, les animaux de la création…
Un peu comme le Décaméron de Boccace composé au XIV° siècle, Jean-Claude Schmitt divise son livre en six « journées ». À l’épilogue, au septième jour, notre essayiste se repose enfin, en digne et néanmoins modeste démiurge. Dès lors, la première journée commence, étrangement, peut-être maladroitement, à rebrousse temps, par s’intéresser à la séquence XIX°-XXI° siècle, en pointant du doigt Baudelaire et Walter Benjamin[1], impressionnés par les passages et la foule rythmant « Paris capitale du XIX° siècle ». Il s’agit d’utiliser les outils conceptuels d’aujourd’hui pour lire le Moyen Âge : l’historien se posant les questions de son temps, il ne s’agit pas de recourir à l’anachronisme, mais à la prudence : « derrière l’apparente continuité du vocabulaire, se cachent généralement de profonds bouleversements des contenus », donc des rythmes sociétaux et spirituels dont il faut retrouver les figures et le sens.
L’évolution de la langue latine a permis la création du vers rythmique aux dépens du vers métrique de Virgile. Or « la poésie savante ou populaire est toujours chantée », et la musique d’église est « par-dessus tout vocale ». Danse et art oratoire participent de cette conception musicale du rythmus. L’on s’appuie alors sur le De musica de Saint Augustin, pour lequel il s’agit de donner « le plaisir qui consiste à découvrir dans les mouvements les nombres et à s’élever par eux à une vérité supérieure aux réalités sensibles ». Le plain-chant résonne sous les voûtes des églises, enlevant l’âme vers le divin. De Pérotin à Guillaume de Machaut, l’art vocal gagne en complexité, en raffinement, sans perdre sa pureté.
Bientôt, au rythme s’ajoute la rime, le verbe « rimer » apparaissant en 1120, dans un « Bestiaire moralisé ». Ainsi naissent « chansons de gestes, de saints et de croisade », mais également la fameuse « Ballade des pendus » de François Villon.
Quant aux manuscrits enluminés, où l’on « orne la maison de Dieu », ils « font entendre une musique des formes et des couleurs ». Leurs alternances chromatiques répondent à celles des vitraux, comme lors de l’enchaînement du bleu et du rouge.
« Rythmes du corps et du monde », ensuite, où marcher et danser sont ritualisés et symbolique, comme aux pieds du pèlerin, La danse, associée à la luxure, a ses « danseurs maudits. Elle est pourtant sculptée parmi les églises, présente au Paradis de Dante[2], lorsqu’elle est une « métaphore du mouvement des âmes qui exultent ». Des manuscrits figurent la « carole du dieu Amour », une ronde de jeunes gens. Quand les nombres « régissent la musique et l’univers », la danse, même laïque, à quelque chose d’une dimension cosmique.
À son tour, la main a ses rythmes, y compris de l’écriture et de la lecture, lorsque le rouleau (volumen) est remplacé par le livre (codex), dont les folios se tournent l’un après l’autre. L’invention de la minuscule caroline, de l’espace entre les mots, tout concourt à une nouvelle dynamique dans le scriptorium aux manuscrits, à une nouvelle lecture, dansante et aérée. Quant au rythme de travail du scribe et copiste, il a pu être étudié grâce aux variations de l’intensité de l’encrage. Au-dessus de la page, la voix, du lecteur, ou du prédicateur, résonne selon des variations, des intensités et des musicalités propres…
Entre macrocosme et microcosme, les jours et les nuits, les phases de la lune, les saisons et les heures du soleil, les révolutions des planètes, l’activité humaine emprunte une dimension cosmique, dans un cosmos que la savante Hildegarde de Bingen, au XII° siècle, pense comme un œuf. Les rythmes du cœur qui bat, de la bombance et du jeune, du sexe et de la génération font de la vie quotidienne un reflet de celle de l’univers. La règle du temps monastique répond aux « correspondances entre les saisons, l’histoire sainte et l’année liturgique », auxquelles les cloches des églises offrent un équivalent musical. Quant aux « rythmes imaginaires », ce sont ceux des processions célestes, des élus et des damnés parmi les Jugements derniers des tympans de nos abbatiales et cathédrales, comme lorsque la merveilleuse Hildegarde de Bingen commente la « Symphonie de l’harmonie céleste », dans son Liber scivias, somptueusement enluminé.
L’on marche également. Diverses processions, divers travaux quotidiens, mais aussi et surtout les pas du pèlerinage, vers Saint-Jacques de Compostelle par exemple, insèrent la marche dans un rythme universel qui prépare l’accès au divin. Un guide du pèlerin, en allemand, Sankt Jakobs Straße, fut rédigé en vers rimés. Cependant, lors des voyages laïques, le « temps du Roi » vient à se substituer au « temps de l’Eglise ».
Les narrations ont bien sûr leurs rythmes, d’après les « six âges du monde selon Saint Augustin ». Dans les chroniques universelles, l’Histoire du monde s’écrit depuis sa création, passant du spirituel au temporel. Autre narration, celle immensément célèbre de la Tapisserie de Bayeux (vers 1080) : il s’agir alors de « broder les rythmes » de la guerre et de la chevalerie.
Reste, au sixième jour de la création schmittienne, le « temps du salariat » et celui du dimanche, religieux et festif. Un « Christ du dimanche », peint dans l’église Sainte-Marie de Biella au XV° siècle, montre que « les travaux effectués le dimanche prolongent les souffrances endurées par le Christ durant sa passion ». Une autre fresque, célébrissime et symbolique, celle de l’« Allégorie du Bon et du Mauvais Gouvernement » de Lorenzetti à Sienne (1337-1339), montre les travaux et les jours, les danses et les musiques ; elle est rythmée « à la manière d’un travelling cinématographique ». Il faut hélas compter, en bien d’autres fresques, avec les « danses macabres » : « Vous qui en cette image / Voyez danser les divers états / Pensez que la nature humaine/ N’est rien que viande pour les vers ». Comme les savants médiévaux, nous voici, lecteurs et contemplateurs, pris dans le rythme du savoir… Où l’on terminera sur « l’arythmie », par exemple dans La Nef des fous, qu’il s’agisse de celle écrite en vers et gravée, de Sebastian Brant, ou de celle peinte de Jérôme Bosh…
Ouvrage savant sans conteste, d’une lecture allègre, ce livre nous étonne, nous ravit. Il a toutes les qualités, rédactionnelles, historiques, esthétiques ; et s’il a un défaut (qui dans son savoir n’est pas à la merci d’une lacune, d’une erreur ?), il aura échappé à la maigre sagacité du critique. Au gré de son ingénieux angle de lecture, il n’est rien moins qu’une belle et attrayante encyclopédie du Moyen-Âge, ce dans la perspective d’une « histoire transversale ». Sachant qu’un jeu du XI° siècle, nommé « rhythmomachia », était un musical « combat de nombres », nous le paraphrasons en disant que l’essai de Jean-Claude Schmitt est un roboratif combat d’érudition.
Une fois de plus cette collection aussi prestigieuse que source de bonheur, « La Bibliothèque illustrée des Histoires », nous propose, à un prix somme toute encore modeste, un livre avec jaquette, reliure toilée, cahiers cousus, intelligemment et brillement illustré, de sculptures et peintures, et surtout de manuscrit historiés, comme le Psautier d’Elisabeth de Thuringe. À la lisière de l’Histoire, de la théologie et de l’histoire de l’art, il faudra le religieusement disposer, soit au rayon Histoire des bibliothèques, soit à celui de l’esthétique (pourquoi pas ?) de façon à ce qu’il côtoie un frère en sa collection ; nous avons nommé Faces. Une histoire du visage d’Hans Belting[3].
Le rythme des arcades du cloître inspire les rimes du Miserere, le plus long poème (une centaine de pages) de ce recueil : Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle. Il faut alors se demander, avec un brin de stupéfaction, pourquoi l’on n’avait jamais réunis de tels textes, rares, et de surcroît trop rarement traduits de l’ancien français, cette langue d’oïl médiévale, dont on lit quelques douzains bilingues dans la préface. Jacques Darras fait ici œuvre essentielle, curieuse, piquante, en embrassant onze poètes en cette anthologie. Il ne faut pas omettre qu’il en imite le rythme en nous offrant, aussi souvent qu’il est possible, des octosyllabes, tentant de respecter au plus près la prosodie originelle.
Ce sont œuvres d’illustres inconnus, d’anonymes, natifs d’Artois et de Picardie : Philippe de Rémi écrit Les Oiseuses, Jacques d’Amiens L’Art d’aimer, Richard de Fournival, Le Bestiaire d’amour, Adam de la Halle (par ailleurs dramaturge) donne Les Congés (un testament versifié), Hélinand de Froidmont Les Vers de la Mort...
Ne négligeons surtout pas les Fatrasies d’Arras, qui sont d’une plume anonyme ; mais d’une verte plume. Ne chantent-elles pas les joies de la scatologie : « Un pet à deux culs / S’était bien vêtu / Pour enseigner grammaire ». La satire enjouée et crue pointe le bout de nez camus. Garez vos oreilles, prudes lecteurs, car on trouve les « couilles d’un papillon » et le « vit d’un limaçon », ainsi que « Des chattes dénudées [qui] De désir brûlaient ». Mais aussi « un flan de néant », « un ours emplumé », et en bonne compagnie : « Une femme bavassière / Etait coutumière de montrer son con ». L’on devait bien s’amuser en la bonne ville commerçante d’Arras lorsqu’une société littéraire couronnait chaque mois un poète…
Cependant Richard de Fournival, en son Bestiaire d’amour, est plus galant, quoiqu’en prose, animalisant les comportements amoureux dans une approche par instant médicale, selon une tradition qui perdure jusqu’à Ursin[4] au XVI° siècle. Discrètement dédié à une « très douce et belle amie », cet écrit est « peinture et parole ». Chaque animal est allégorie, du loup à l’aspic, en passant par la sirène. Quant au singe, il « confirme qu’on doit comparer l’homme nu à celui qui n’aime pas, et le vêtu à celui qui aime ». Le bestiaire est galant, imaginé, ce qui ne l’empêche en rien d’être moral et philosophique.
Pourtant, à la différence des seigneurs et autres trouvères de la langue d’oc, nos enjoués versificateurs ne se contentent pas d’amour courtois. Car L’Art d’aimer, de Jacques d’Amiens, très très librement inspiré de l’Ars amandi du poète latin Ovide, propose des stratégies de séduction charmantes, pleines d’expérience, sensées, ou bourrues, passablement farcesques, voire brutales et misogynes. L’initial « quelle sagesse il faut pour conquérir » se trouve confirmé par l’enseignement d’une réaliste stratégie : « Par mon conseil je te louerai / D’être courtois, ne faire aucune / Vilénie envers ton amie ». Mais gare à pucelle ou dame qui résisterait à « l’expert en ribauderie ». En effet, « Cependant m’est advenu / Qu’aucune fois j’ai frappé / Mon amie ou grand soufflet lui infligeai / Par les tresses l’ai traînée / Ou l’ai accolé trop durement / Tout de gré, sciemment / Pour la raison d’« un petit manquement ».
Après avoir aimé, ou mal aimé, il faut songer à mourir, ce pourquoi Adam de la Halle prend un élégiaque congé joliment rendu par le traducteur :
« Puisque mon congé je viens prendre
Je dois premièrement descendre
À ceux que je quitte à plus vif regret ;
Je veux mon temps mieux dépenser,
Nature n’est plus en moi si tendre
À faire chansons ni lais,
Le temps raccourcit mes années (…) »
Il faut alors, en « ce monde d’amer marécage », entonner le Miserere, par la voix du mystérieux Reclus de Molliens, probablement venue de quelque cloître : « Il est en grande maladie / L’homme qui a dégoût de sa viande ». Mélancolie, sagesse, satire des pécheurs, des orgueilleux, des gourmands et des hypocrites font de ce long poème, un prêche imagé, une théologie à hauteur d’homme et humble devant Dieu. Ne reste plus qu’à chanter, en écho aux précédentes danses macabres, et par la bouche depuis longtemps éteinte d’Hélinand de Froimont, Les Vers de la Mort :
« Mort à chacun paie son tribut,
Mort fait à tous mesure droite,
Mort pèse tout selon son poids,
Mort venge chacun de ses injures,
Mort met l’orgueil en pourriture ».
Et pour répondre aux illustrations des Rythmes au Moyen Âge, un cahier de seize enluminures se cache au centre de l’ouvrage. Sur fond or, l’on y découvre le coq, le loup, la sirène ou le dragon, du Bestiaire d’amour, tiré du Chansonnier d’Arras. Si l’on regrette que ce cahier soit bien mince (mais néanmoins précieux dans une collection de poche) on se consolera aisément en accordant Jacques Darras qu’il a bien mérité de son ambition, déclarée en sa préface : « lier d’un fil d’or ou âme » ces textes divers dans une anthologie que la bibliothèque universelle recueille comme si elle avait existé de toute éternité, ou du moins depuis le siècle de Dante. Rendant contemporain ce beau fatras poétique médiéval, il a gardé, pour notre plus grand plaisir des mots savoureux et disparus, comme « les maux que tu as ramonchelés », ce dernier venant du vieux picard.
Comme au travers des vitraux des cathédrales de Chartres et de Leon, le Moyen Âge, s’éclaire et s’illumine grâce à ces trois ouvrages encyclopédiques et poétiques. Certes, il ne manque pas de vastes poèmes et romans, d’essais nécessaires parmi nos bibliothèques : ceux de Dante, de Pétrarque et de Boccace, ainsi que les ouvrages d’historiens, de Georges Duby[5] ou de Régine Pernoud, qui rendit justice à La femme au temps des cathédrales[6], mais aussi à une femme exceptionnelle, l’une des deux docteures de l’Eglise (avec Sainte-Thérèse d’Avila) : nous avons déjà nommé Hidegarde de Bingen[7], moniale et botaniste, encyclopédiste et compositrice de musiques vocales mystiques et enchanteresses.
Le Procès de la chair. Essai contre les nouveaux puritains,
Grasset, 2022, 256 p, 20 €.
Qui sommes-nous sinon une chair ? Faut-il la cacher ou l’exalter ? La faire jouir ou la faire souffrir ? Alors peut-être la pornographie peut-elle venir à notre secours… Une femme-marchandise et vendue, telle est celle dont traite le pornographe, si l’on en croit l’étymologie, venue du grec. Elle est, au temps de Socrate, une esclave, alors que la courtisane est libre d’accorder ou non ses faveurs, sans être soumises aux conventions restrictives propres aux femmes mariées. L’on sait que le philosophe désira Théodote : « Nous emportons le désir de toucher ce que nous avons contemplé, nous en allons mordus au cœur, poursuivis par le regret ; et tout cela fait que nous sommes les esclaves et elle la souveraine[1] ». Cependant, relevant le défi de sa beauté, il sut s’en délivrer par la force de la parole. N’empêche que les commentateurs n’eurent de cesse de se scandaliser de la présence de Socrate dans la maison d’une courtisane. Ainsi le philosophe serait censé ne pas céder au désir, ainsi la philosophie n’aurait rien à voir avec la sensualité. Qu’il soit ensuite stoïcien puis chrétien, il ne saurait avoir quelque commerce avec la pornographie. Pourtant au XVIII° siècle, les Lumières sont aussi celles du réveil de la chair considérée comme un bien et non un péché mortel de luxure. Colas Duflo, dans sa Philosophie des pornographes, réhabilite ces auteurs licencieux, qui ne mettent pas que le feu aux sens, mais également à l’esprit. Il est toutefois à craindre que le puritanisme soit loin d’avoir dit son dernier mot. David Haziza montre combien aujourd’hui est réactivé « le procès de la chair », dans son Essai contre les nouveaux puritains. Peut-on encore aujourd’hui célébrer la fougue du désir, l’éclat soyeux des chairs, les cris des jouissances…
Voilà qui, au rebours des préjugés, ne devrait pas nous surprendre : « l’intrication du récit pornographique et de la discussion philosophique ». C’est en effet l’objet de l’essai de Colas Duflo, Philosophie des pornographes, ce qui est un oxymore bien signifiant. Car pléthore de récits fort lestes, agrémentés de conversations osées, tant dans le domaine charnel qu’intellectuel paraissent au cours du XVIII° siècle des Lumières. Ces dernières ne résident pas seulement dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, ni dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, ni dans l’athéisme exposé par Helvétius dans son De l’esprit. Mais dans un corpus dont une bonne partie acquit il y a peu la dignité d’un coffret de la collection de La Pléiade, sous le titre des Romanciers libertins du XVIII° siècle[2]. De plus une collection heureusement sortie de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale[3] sut défricher le terrain. Pourtant lors de cette ère encore imprégnée par la monarchie absolue, par la religiosité catholique, ces œuvres ne pouvaient être publiées que sous le manteau, tant elles étaient pourchassées, voire brûlées, leurs auteurs menacés, tant le contenu débordait de « vit » et de « foutre », de religieuses séduites et converties au plaisir, de dames intensément voluptueuses. Le pire peut-être était que l’on ne s’y contentait pas de libertinage, d’ébats galants et luxurieux, mais qu’une abondante et rigoureuse argumentation encourageait aux réjouissances sensuelles, aux bonheurs charnels, sans l’ombre d’une culpabilité héritée du christianisme ainsi rendue obsolète.
C’est sur ce corpus que s’appuie Colas Duflo, s’intéressant à « l’intrication du récit pornographique et de la discussion philosophique ». Contre les préjugés, Sophie, allégorie de la sagesse, est, sous des masques le plus souvent masculins, le personnage essentiel. Toutefois, s’il n’y a guère de livre licencieux écrit par des femmes, nombre de personnages féminins sont mis en avant pour défendre leur condition, leur goût du plaisir, tel que dans Thérèse philosophe (1748). Ainsi qu’une certaine Clairval, une Laïs, une Rosette, et autre courtisanes devenues « narratrices philosophes ». Les limites cependant de cette philosophie du plaisir sont parfois vite atteintes, comme lorsque dans Thérèse philosophe le Père Dirrag introduit le prétendu « cordon de Saint-François » dans le vase naturel d’une jeune religieuse bernée : certes Eradice atteint un bonheur qu’elle croit mystique, mais nous devons appeler la chose un viol, sauf si la donzelle a la sagesse de s’en réjouir en toute connaissance de cause. L’hypocrisie des religieux nourrit alors la fresque anticléricale que l’on peut attribuer au Marquis Boyer d’Argens. Au point qu’ailleurs, dans Le Portier du Chartreux,l’on ne craigne pas de recourir au blasphème. Mais au bordel des moines, une femme peut prétendre être plus heureuse que dans la société de son temps !
Ce plaisir est censé être naturel, nécessaire. En ce sens, avec ces auteurs indiscrets, sûrs d’eux, et cependant voilés par des pseudonymes ou l’anonymat, il se dresse vaillamment contre les interdits de l’Eglise. La licence érotique devient le double obligé de la religion naturelle, du spinozisme, du déisme, du matérialisme, de l’athéisme enfin.
Genre encore méprisé, le roman est de plus ici érotique, cochon disent les détracteurs. La dissertation alors « peut être présentée comme un moyen - qui ne trompe personne - pour racheter le récit licencieux ». Oserons-nous affirmer que les Belles Lettres y gagnent infiniment ? Bien entendu, cher lecteur…
Voici un « portier de la subversion », Dom Bougre, personnage éponyme du roman de Gervaise de Latouche : Histoire de Dom B., portier des Chartreux, écrite par lui-même (1761). Au moyen de maints récits emboités, la multiplicité des expériences sexuelles varie selon le point de vue masculin de Saturnin ou féminin de Suzon et Monique, s’agissant de faire partager de chaleureux et humides emboitements jusqu’à l’acmé du plaisir.
L’homosexualité - le mot « bougre » en témoignant - voire l’inceste, n’échappent pas à ce projet de libérations des mœurs sexuelles. Alors que la sodomie peut être alors punie du bûcher, quoique la peine ne soit plus appliquée, « l’éloge paradoxal du cul des novices » ne manque pas de sel. Deux nonnes découvrent également comment se donner du plaisir en toute bonne conscience émerveillée. Ces messieurs séduisent à tour de bras, les courtisanes rivalisent de séductions et d’aventures indubitablement luxurieuses, le péché capital étant devenu un devoir capital. Sous le mode des confessions édifiantes, ces récits et ces argumentations ont en fait une dimension didactique, éducative in fine. Y compris si les titres sont explicites : L’Almanach de Priapre ou L’Art de foutre, tel qu’une bibliothèque de curiosa doit s’orner.
D’une plus subtile manière, Diderot fait parler ses « bijoux », entendez la bouche du bas, dans la cadre d’un conte oriental. Publié de manière anonyme en 1748, Les Bijoux indiscrets a tout d’une parodie des Mille et une nuits. Le sultan du Congo, qui ne cache qu’à peine Paris, use de l’anneau pour indiscrètement révéler les aventures et intrigues des femmes de la cour. La satire et la galanterie font bon ménage. Au-delà des mensonges sociaux, les sexes parlent. Aussi grivois que raffiné, le roman vise à faire advenir la vérité humaine et naturelle.
Mais à la fin du XVIII° siècle, lorsque Sade continue cette tradition de la pornographie philosophique, ne va-t-il pas jusqu’à défier jusqu’aux ultimes barrières du bien et du mal ? Sa défense du plaisir tyrannique - jusqu’à la torture - au prix de la souffrance féminine est bien le signe de ce que Colas Duflo appelle avec justesse « la perversion des Lumières ».
Nous savions Colas Duflo connaisseur des Aventures de Sophie, soit celles de la philosophie dans le roman du XVIIIe siècle[4]. Nous le découvrons aujourd’hui en dix-septièmiste, alors qu’il vient d’étudier Les Aventures de Télémaque de Fénelon dans une perspective cette fois politique[2]. En dix-huitièmiste encore, avec un angle plus que pertinent, c’est avec la sagesse de l’essayiste qu’il réhabilite la juste portée philosophique de cet ensemble de romans que l’on ne lit que d’une main, mais avec deux cerveaux, celui de la chair et celui de l’esprit. Même manquant en sa rédaction parfois de concision, sa rigueur intellectuelle mérite nos éloges complices.
Photo : T. Guinhut.
Si les érotomanes philosophes des Lumières prônaient la déculpabilisation morale de la chair, en une avancée notable des libertés, il est à craindre que notre nouveau siècle réhabilite le « procès de la chair », pour reprendre le titre de David Haziza.
Après la morale sévère du XIX° siècle, il fallut attendre la libération sexuelle des années soixante. Nous pensons parvenir à un sommet de liberté, confortée par les moyens de contraception moderne. Il va falloir déchanter : « « chacun croit plus que jamais, procureur et juré, échapper à sa propre chair par son zèle à la condamner ».
Jeune philosophe né en 1989, David Haziza se livre à une fulgurante critique de l’annulation du désir, en un monde asexué, car« tout est devenu effroyablement salubre ». Où est passée la jouissance des corps, des sens et des esprits ? crie-t-il… Le réquisitoire contre le retour d’une morale asséchant notre présent se double d’un plaidoyer en faveur du plaisir et du rire, sans oublier cent sorcières, artistes, kabbalistes, et autres génies du mal qui enrichirent le passé. Le polémiste affute son ardeur lorsqu’il voit la vraie vie menacée d’effacement, le désir sacrifié, sous prétexte de la difficulté à le dompter. Le corps même semble annihilé tant il doit être lisse, quoique vieillissement et mort ne l’épargnent pas, ce qui pourtant en fait la condition des êtres intégralement vivants, terribles et sublimes à la fois. Notre essayiste ose à cet égard une comparaison surprenante, mais pas tout à fait impropre : l’élevage industriel lui aussi désanimalise autant qu’il déshumanise, quand l’utopie végane prétend sauver une planète fantasmée en coupant l’homme de ses racines animales et naturelles.
Et lorsqu’il s’agit d’éradiquer la violence l’on préfère l’ignorer, la celer, plutôt que de l’affronter, l’assumer. Ainsi le fantasme d’une vie niaise et sans conflits, notre « mièvrerie non-violente » nous déshumanisent. Sans compter qu’elle nous laisse sans défense contre ceux dont la violence est l’arme constante, ajouterons-nous, qu’il s’agisse des islamistes, des post-communistes et autres terroristes écologistes. Ainsi, note notre essayiste, « c’est toujours en barbarie que finit la mièvrerie ».
Cancel culture[6] et politiquement correct sont les fers armés d’un nouveau puritanisme. Où la liberté s’évapore avec la condamnation du sexe et de l’érotisme, auxquels il faut préférer l’indifférenciation sexuelle, la transexualité neutre et inclusive, la théorie du genre au dépend de la vérité corporelle. En effet, la « théorie butlerienne[7] et ce qui en a découlé, c’est tout d’abord un dispositif sémantique, novlangue ou anti-langue, qui, contrairement au « newspeak » orwellien, ne nous fabrique pas, chaque année, « de moins en moins de mots », mais de plus en plus : cisgenré, assignation sexuelle, bicatégorisation, gender-neutral, non-binaire ». L’on a ici l’impression qu’il s’agit ici de catégoriser à outrance, d’enfermer et de séparer, au dépend de la fluidité des rencontres… Notons toutefois qu’entre pouvoirs et libertés Judith Butler définit le sexe comme l'ensemble des caractéristiques physiques spécifiques à un sujet, tandis que le genre constitue leur interprétation culturelle. Ce qui est loin d’être faux, moins les excès de qui voudrait croire que n’existent plus les chromosomes ni le patrimoine génétique pour se métamorphoser d’un corps féminin à un corps masculin ou vice versa.
Nous voici de plus lobotomisés par les écrans qui nous abreuvent de séries romanesques aux amours d’un romantisme niais ainsi que d’une pléthorique pornographie salace. Tout ce que nous ne vivons plus, si nous l’avons jamais vécu. Ne reste plus qu’une « conception notariale » du consentement amoureux. Comme si se voilaient le risque et le charme du désir… L’on devine par ailleurs que le voile islamique révulse notre essayiste, surtout quand en prime la veule soumission de l’Occident s’en mêle, comme lorsqu’un Premier Ministre Italien, en 2016 crut bon de faire couvrir les nudités antiques lors de la visite d’un Président iranien ! Cela dit le miroir n’en-il pas la façon dont les viragos féministes de la Cancel culture réclament de cacher l’érotisme d’un tableau de Titien… Aujourd’hui l’on peut réclamer « la liberté de se voiler » face au regard d’un homme. Qu’un féminisme captif de l’islam ne soit plus un humanisme semble hélas une évidence : « le féminisme contemporain - et quoiqu’il prétende le contraire - est sourd aux cultures féminines ».
En son Procès de la chair, David Haziza rejette tout autant les camps politiques de droite et de gauche. Lorsque le féminisme devient affreusement normatif, il leur préfère les sorcières, en passant par celle de Michelet, et les déesses, en pensant à Aphrodite. Tout comme il préfère à la transsexualité une séculaire subversion androgyne. Au devenir machine et à sa « solitude », à la « mièvrerie technologique », il préfère le mythique et le sacré : « l’univers doit nous rester un lieu de légendes ». Antimoderne, l’essayiste prétend néanmoins réconcilier notre temps avec une vie désirante. Partant en son incipit de la peinture de Botticelli intitulée La Calomnie, sa Vérité, « Vénus décharnée » devient l’allégorie maîtresse de son essai. Non sans convoquer bien des artistes et autres auteurs aimés et contemporains, de Georges Bataille à Philip Roth, d’André Breton à Romain Gary, en passant par François Rabelais, René Char, Camille Paglia[8], sans oublier le Talmud et Zarathoustra. Le tout au service d’une « révolution de la chair ». La chose est peut-être un peu trop tout feu tout flamme, excessive parfois, néanmoins originale, bourrée d’allusions et d’exemples pertinents, roborative, finalement revigorante.
Nous pardonnerons à l’essayiste des formules à l’emporte-pièce : « L’Amérique ne connut les tueries de masse qu’après Peace and Love », corrélation historique n’étant pas causalité. Il y a cependant bien d’autre moments qui font mouche : « Le Noir était jadis le visage du péché ; c’est désormais le Blanc. La femme ; aujourd’hui c’est l’homme ».
La défense d’Eros sous les doigts de David Haziza ne s’arrête pas là. N’a-t-il pas associé à sa nouvelle traduction du Cantique des Cantiques, ce poème amoureux qui compte parmi les plus belles pages de la Bible, un essai[9] ? À la fois sacré, lyrique et érotique, tel est Eros, qu’il soit grec ou hébreu…
Il est curieux que l’humanité oscille sans cesse entre deux pôles : d’une part les délices du désir et de la chair, malgré les conséquences parfois décevantes voire désastreuses, comme les ruptures, les jalousies, les maladies vénériennes et autres sidas ; d’autre part la pulsion puritaine, s’appuyant non seulement sur ces dernières conséquences, mais également sur l’incapacité du savoir jouir. Un autre versant du puritanisme, non négligeable, n’est-il pas cette pulsion de pouvoir qui entraîne irrésistiblement les uns et les autres à tyranniser autrui, leurs voisins, leurs femmes et maris, à tyranniser ceux qui sauraient jouir plus que ceux qui ne le savent pas ? Ainsi ceux qui n’aiment pas la chair lui préfèrent la mort, qu’elle soit physique ou morale, avec la seule satisfaction de l’infliger à autrui et de se punir soi-même. Si les Lumières du XVIII° siècle, hors le Marquis de Sade bien entendu, ont signé le réveil d’Eros, ne l’éteignons pas aujourd’hui ; et demain.
Biblioteca del Parador Monasterio de Corias, Cangas de Narcea, Asturias.
Photo : T. Guinhut.
La Bibliothèque du meurtrier,
versus Bibliothèque Hespérus.
Synopsis, Sommaire,
Prologue.
Grâce à une sagacité hors-pair, une douzaine de meurtres inexpliqués et sans lien apparent trouvent leur déraison d’être dans la Bibliothèque du meurtrier. Mais avant de lever le voile sur l’auteur de ces crimes savants, il faudra découvrir le musée du bibliophile aux trésors incroyables. Et surtout lire les récits étonnants qui composent le puzzle de ses fantasmes et mènent, parmi le labyrinthe, à son ultime cache. Qui sait si un détective opiniâtre et une bibliothécaire dangereusement recluse permettront d’opposer au mortel mausolée le soin de l’amour…
Biblioteca del Parador Monasterio de Corias, Cangas de Narcea, Asturias.
Photo : T. Guinhut.
Prologue.
Est-il possible qu’une bibliothèque universelle, donc vertueuse, soit le siège, le repaire, d’un génie du mal ? Quoiqu’il ne s’agisse guère d’un roman policier, l’acmé de l’élucidation était sur le point de révéler ses secrets, du moins sa première strate. Après deux mois d’une enquête filandreuse, erratique, plus que décevante pour un Juge d’instruction appliqué autant que d’âge mûr, j’étais enfin maître de l’indice qui allait nous livrer notre meurtrier en série, ce monstrueux cliché des fantasmes et du réel. Il était six heures moins vingt minutes dans ces bois de conifères, humides et brouillardeux, où votre narrateur, Bertrand Comminges pour vous servir, se caillait consciencieusement les fesses contre un granit sévère. Dans dix-neuf minutes et quelques secondes, nous allions pouvoir donner l’assaut à ce vaste chalet, aussi fantomatique qu’un bunker gothique dans la brume, fenêtres sourdes et vue isolée sur la nuit des Alpes.
Voilà un homme qui était le chaînon manquant entre une douzaine de meurtres inexpliqués, d’abord sans le moindre lien apparent. Ni le sexe, encore moins le sex-appeal, ni l’âge, ni l’origine géographique, ni le milieu social, ne nous avaient jusque là permis d’imaginer la moindre cohérence. D’autant que le mode opératoire était à chaque fois différent, sans ce moindre point commun qui attise et oriente l’odorat de l’enquêteur : une prostituée trop mûre égorgée dans un caniveau désert, un empoisonné au cyanure dans son verre à dents, une jetée ligotée du haut d’une falaise de craie normande, un écrasé par un bulldozer de chantier, une chômeuse révolvérisée au volant de sa voiture, un matraqué sur la nuque, une empalée sur un piolet, un pendu sénescent qui n’avait pu se pendre seul, une noyée olympique dans un étang minime, un mort de faim et de soif attaché devant un buffet garni moisi, une flèche de compétition dans le thorax d’une jeune banquière, un psychanalyste célèbre étouffé par du papier mâché.
- Allons, me moquait alors le Procureur Général de sa voix grasseyante de lessiveuse au savon de Marseille, ces meurtres aussi jolis que salopards n’avaient que le point commun d’être irrésolus, d’être sans point commun.
- Pouvez-vous croire que douze meurtriers différents puissent ne laisser la moindre trace de leur ADN ?
- Hasard… Nos criminels deviennent de plus en plus soigneux, avertis qu’ils sont par nos polars, nos films, nos séries consacrées à la police scientifique.
- A croire qu’il opérait avec un masque chirurgical et des gants blancs.
- Penseriez-vous à une sorte de club des parfaits meurtriers ?
- Il est plus facile d’être parfaitement rationnel seul.
- Vous l’avez dit : aucune signature ne lie ces cas isolés dans le temps et dans l’espace.
- Laissez-moi poursuivre, Jossard…
- Allons Bertrand, cher Juge Comminges, par amour de l’art spéculatif, je vais vous laisser continuer. Et pour les séductions de l’esthétique policière que vous me faites miroiter. A l’ouvrage ! Mais je vous donne quinze jours ; et vous me livrez vos conclusions idéales pas plus tard qu’hier…
Je crus bien avoir abusé de son indulgence. Jusqu’au douzième jour où je réalisais que deux victimes étaient des bibliomanes forcenés. Que nos douze victimes avaient tous une abondante et démente bibliothèque. D’abord, la chose déboucha sur une impasse. Quoi de commun en effet entre un collectionneur de livres anciens, un autre de poches, une autre de romans sentimentaux à deux balles, une autre encore… la liste en serait aussi fastidieuse que vaine, pensions-nous.
De guerre lasse, et faute d’autre perspective consolante, je me résolus pourtant à dresser jour et nuit les catalogues de ces douze bibliothèques si disparates. Me voilà chu papivore et gratte-papier, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à me sentir enquêteur fantôme, inspecteur en papier mâché… Rêvant à juste raison -mais je ne le savais pas encore- que s’il y avait là meurtrier en série, la seule distribution aléatoire ne pouvait satisfaire aussi bien le pur obsessionnel que l’adroit logicien. Un fil d’or devait surgir pour relier tous ces livres et nous guider vers l’auteur de cette création aberrante : un agrégat mortuaire. Il fallait bien qu’un jour la qualité conceptuelle de sa prestation soit reconnue par les annales de la police, qu’elle entre dans la splendeur des grands rendez-vous judicaires de l’Histoire. Un meurtrier en série ne peut se satisfaire de l’inconnaissance de son œuvre. Notre seul point commun visible, quoique peut-être aléatoire, devait être exploité jusqu’à ses plus extrêmes limites. Si, au bout du compte, il n’y avait rien à en déduire, c’est qu’il ne s’agissait que de douze meurtres isolés qu’il fallait reprendre un à un, par douze équipes indépendantes. Par haine de l’art criminel et par amour de l’art judiciaire, je ne pouvais me résoudre à cette piètre perspective. Sans retard aucun, il me fallait me mettre au travail, brasser les poussières du papier, du carton et du cuir, lister, rayon par rayon, colonne par colonne, douze bibliothèques souvent surprenantes, plus souvent encore fastidieuses, parfois franchement répugnantes.
Le psychanalyste avait réuni cinq mille et quelques éditions, en une douzaine de langues, des œuvres et leurs critiques, de Sigmund Freud et de Jacques Lacan. Sans compter leurs suiveurs, prophètes, prosélytes, fondés de pouvoir et trésoriers… Jamais je n’aurais cru imaginer qu’un tel montage fictionnel eût pu générer tant de postulats anti-scientifiques, tant de gloses révérencieuses, tant de commentaires jargonneux et autres pitoyables calembours.
L’homme du chantier avait trois mille deux cent treize volumes pornographiques, du type sex-shop contemporain, sur des étagères de récup tachées de ciment. Je les parcouru le nez pincé, tachés qu’ils étaient d’auréoles suspectes, impressions couleurs sur papelure-chiotte ou papier glacé de corps marrons emmêlés, pénétrés, aspergés, ou textes pseudo-orientaux pour harems en folie, illustrés à la hâte de graphismes priapiques et de grottes humides, évidemment sans nom d’auteur, sauf quelques évidents noms bateaux ou pseudonymes abracadabrantesques. Pauvre de moi ! Je ne pus m’empêcher, après quelques frénétiques manipulations de mon sexe soudain turgescent, de polluer l’un d’eux (blonde odalisque, cuisses félines, toutes lèvres ouvertes, soupirs et halètements crescendo) de mon exigeante et brûlante semence. On constatera combien le vocabulaire de ces opuscules torchonesques avaient pollué ma langue…
La jeune fléchée consommait des centaines d’imprimés sportifs. La pauvreté du vocabulaire y était stupéfiante. Malgré les envolées lyriques, olympiques et nationalistes. On aurait pu tout savoir de la boxe dans les années quarante, du cyclisme des grands Tour, si les numéros des journaux n’étaient pas lacunaires, si les couvertures n’étaient pas insolées, déchirées…
Le pendu n’aimait que les poches. Ils étaient classés par numéros, du 1 au 500, sur des étagères briques et planches brinquebalantes. Il manquait parfois un numéro, signalé par un fantôme de carton. Il devait passer ses loisirs à se pendre après les soldeurs et les brocantes pour tenter de mettre dans sa poche les numéros manquants. Certes, il y avait là-dedans de grands titres, mais les lisait-il ?
La chômeuse était fan des romans sentimentaux en séries (Harlequin, Delly et autres Barbara Catland) sûrement ramassés dans les dépôt-ventes et les Secours catholiques. Cela ne méritait pas d’autre commentaire de ma part, je n’étais pas historien des fausses mœurs.
Le violoncelliste cyanuré entassait évidemment, dans un bordel putrescent, neuf mille bouquins sur la musique classique, dont trois mille répétitions de sa thèse invendue sur la folie de Schumann. Bien des volumes eussent mérité la révérence d’un érudit. Las, le degré d’humidité qui régnait dans cette cave qui devait servir d’obsessionnelle salle de violoncelle, avait rendu dangereux la manipulation de ces éponges déreliées.
La prostituée aimait les livres de médecine et de chirurgie, si possibles anciens, avec un goût prononcé pour les organes génitaux, leurs aberrations, leurs maladies vénériennes. Des tomes épars d’ouvrages savants avaient dépecé des collections qui ne seraient plus jamais complètes au profit de cette fixation auto-génitale, d’autant que les pages consacrées aux organes mâles avaient été sauvagement castrées, vengeance pitoyable…
Le mort de faim avait amassé, sans surprise, les opuscules culinaires, comme dans une choucroute aux mille garnitures. Sept-cent cinquante manuels de cuisine en une dizaine de langues, de bœuf et d’agneau, dirait le calembouriste, aux photos colorisées technicolor…
L’empalée était fan des récits d’escalades et d’expéditions montagnardes. Au point qu’il fallût escalader sa bibliothèque solidement fixée au mur pour en découvrir les rayonnages supérieurs.
Celle que la marée avait fouaillée dans la craie de sa falaise goûtait les aventures maritimes, exclusivement si l’on y parlait de naufrages. C’était peut-être là la plus belle et plus rare collection, même s’il n’y avait, fait notable, que quarante-sept volumes.
La noyée olympique ne se sentait gâtée que par les livres pour enfants. Mais où un collectionneur aurait imaginé un bel et curieux édifice d’enfantina, ce n’était que ramassis de vide-grenier, de Martine à la ferme, de Picsou et Mickey Parade, au mieux de Comtesse de Ségur. Seuls un sociologue en mal de thèse aurait pu s’y intéresser à défaut.
Enfin, le matraqué choyait les reliures mosaïquées, qu’importe le genre et le sujet que leurs pages parcouraient. Il y avait bien là quelques auteurs d’un certain renom, mais la plupart, Gyp, Boylesves, Estaunié, Willy ou Rod, méritaient très probablement le juste oubli où le jugement placide du temps les avaient plongés.
Aucune de ces bibliothèques n’était totalement satisfaisante pour l’esprit, ni réellement belle et complète, ni réellement intelligente, bruissante et apaisée… Médiocres, ou parfois simplement curieuses, obsessionnelles toujours. De plus, il n’y avait que rarement de rapport entre les livres amassés et le mode opératoire criminel : seuls la noyée, l’empalée et le mort de faim avait vus leur mort couronner leur passion.
Jusqu’à ce que sur mon écran l’évidence me morde les yeux. Chaque bibliothèque, luxueuse ou pourrave, possédait un livre d’Allan Maladeta, auteur fameusement inexistant dans n’importe quel catalogue au monde, ni même dans aucun fichier d’identité, si l’on exceptait quelques vieillards cacochymes, deux ou trois enfants et un diplomate américain qui visiblement avait toutes les excellentes et vertueuses raisons pour ne qu’on ne se donne même pas la peine de le déranger un instant : pur homonyme. Il ne me restait, exalté, frénétique et rouge d’impatience, qu’à me jeter à corps perdu dans la lecture de ses œuvres-clef…
Hélas, je déchantai bientôt. Ce n’étaient que pastiches, habiles certes, mais sans grandeur aucune, des genres dont ses victimes avaient été friandes. Il avait fallu que cet Allan Maladeta paie douze imprimeurs aux mentions évidemment fantaisistes et invérifiables pour réaliser des volumes d’aspects si différents… Même la reliure mosaïquée aux fers dorés signalant avec gloire le nom cet auteur dont l’immortalité était plus que compromise ne renfermait qu’un très mince recueil de poésies laconiques et post-symbolistes d’une médiocrité sans nom, tant les poncifs y étaient creux. Je crus un moment qu’aucun de ces douze livres n’allait me livrer le moindre indice tant leur pagination était à chaque fois réduite, tant les marges vides étaient grandes, tant les textes aux interlignes généreux et à la typographie confortable étaient avares de détails qui auraient pu être personnels. Le pasticheur talentueux restait parfaitement transparent. Quoique peu courageux ; certainement il avait dévoué son énergie d’auteur ailleurs que dans ces douze cailloux blancs pour jeu de piste excitant…
Certainement le bougre avait dû disposer dans ce rébus un indice, un nouveau point commun. Cette fois, je ne mis pas longtemps à le débusquer. Chaque faux livre d’Allan Maladeta mentionnait et décrivait partiellement un chalet et son environnement alpestre… Et ce fut justement le recueil intitulé Poésies fugitives, celui dont l’ennui était le plus soporifique qui m’en donna la clef, grâce à un sonnet pitoyable : « Le chalet d’Hauterive », dont je dois me résoudre à citer les médiocres alexandrins : « Situé sur le flanc sud du pic des Grands Rapaces / Le chalet imposant mire ses volets bleus ».
Je ne tardais pas, grâce à Google Earth, à le repérer, au-dessus d’Evian, puis, sur place, à vérifier l’authenticité des « volets bleus ». Quant au Allan en question, s’il n’existe encore dans aucune bibliographie, il existait bel et bien, ou plutôt mal, dans l’état civil, sous le nom de Serge Hourgade. Rentier, selon toute apparence, payant correctement ses impôts locaux à Hauterive-sur-Monts. Hélas sa nationalité suisse s’avéra bientôt aussi lacunaire que le trou d’un gruyère…
Voilà qui excita Jossard comme un troupeau de puces :
- Foncez, mon petit Comminges, courez, volez ! Je vous envie, vous savez. Si ma santé me le permettait, j’irais avec vous fouler la gelée blanche auprès du repaire du loup…
Je savais trop bien que seule son addiction aux cocktails trop colorés et sirupeux, aux repas pantagruéliques et profonds comme la nuit l’empêchait d’avoir ma vélocité et la volonté nécessaire…
Sous de rouges cirrus qui étranglaient le crépuscule et au moment exact où la lumière du soleil levant frappa la neige du plus sommet environnant, je donnai le signal de l’assaut. Aussitôt l’habitation cernée, assiégée, un homme posté à chaque fenêtre à chaque porte, on sonna. Dans un silence sépulcral… Un expert en serrurerie ouvrit en quelques minutes, désamorça le signal d’alarme qui hurlait à arracher l’aube de son lit. Le vaste chalet était vide de tout habitant, sans la moindre bibliothèque. M’étais-je lourdement trompé ? Où donc m’étais-je lourdement trompé ? L’intérieur, parfaitement anodin, quoique un poil luxueux, de ce luxe impersonnel qui sent le décorateur payé au mètre, l’habitant qui n’habite pas, sauf peut-être la cuisine, le truc régulièrement déserté, sauf par une entreprise de nettoyage.
À quoi pouvait servir une maison sans bibliothèque ? Surtout celle de l’Allan Maladeta que je croyais si bien connaître… Il y avait bien un écran plasma, assez vaste, et quelques dizaines de dévédés sur les rayonnages d’une étagère, mais aucun n’était un film d’Allan Maladeta. Des classiques, des comédies, des films d’actions. Devais-je tous les visionner ? J’en emportai quelques uns dans ma chambre d’hôtel, histoire d’unir les soucis de l’enquête et le repos du divertissement. Aucun n’était rien d’autre que ce que les boitiers promettaient.
Quand, un soir, totalement désœuvré, désemparé, y compris par mon collègue de la Scientifique qui n’avait trouvé - un comble ! - que les empreintes de l’équipe de nettoyage qui se révéla avoir été commandée par un mail non archivé et payée par une enveloppe de liquide déposée sans laisser le moindre souvenir, croyant sortir par ennui un boitier intitulé La Caverne (sûrement un de ces films grotesques où les araignées géantes sortent de leur nid pour menacer l’humanité, me disais-je) je sentis sous mes doigts un mince volume relié de vélin blanc -visiblement une édition austère et séparée de Platon- en même temps que j’eus la surprise d’entendre un étrange déclic. Un chuintement musical s’ensuivit, en même temps que l’étagère se mettait toute entière à glisser, comme sur un rail invisible que le sol aurait celé, découvrant enfin l’escalier intérieur que les mesures du chalet ne m’avaient pas laissé subodorer.
Bien sûr, m’exclamai-je avec une certaine déception policière, mais aussi l’excitation sans nombre du bibliophile que j’étais déjà devenu, il s’agissait en sous-sol, comme un coffre-fort suisse, d’une autre bibliothèque ! Facettes nombreuses d’étagères comblées de cuirs colorés, de vergés et de cartonnages, visiblement bien plus précieuse et démentiellement plus nombreuse que celles que j’avais appris à connaître parmi le premier cercle des victimes. Je restai un moment interdit dans l’entrée de ce qui promettait d’être un autre labyrinthe, une autre et décourageante énigme, une bibliothèque aux salles successives et dont la surface excédait certainement celle du chalet qui la surmontait. « Fichus bouquins », m’exclamai-je entre mes dents serrés. Mais il s’agissait cette fois d’un somptueux labyrinthe de livres, et qui me séduisait malgré moi. Fallait-il que je me tape encore un catalogue, pire et plus exponentiel encore que les précédents ?
Effleurant le dos de cuir sang de pigeon d’une reliure dont les fers dorés disaient qu’il s’agissait du Songe de Polyphile, je me sentis couler au-dedans de la gorge et de l’œsophage, dans le battement de mon sang, une émotion nouvelle. Oui, là étaient la chaleur et la vie de l’humanité, son élan vers le savoir encyclopédique et la figuration par la fiction. Pourquoi fallait-il que la quête d’un meurtrier, que la bibliothèque d’un meurtrier me les aient révélés ?
Quand je crus entendre comme un soupir lointain… Avançant parmi les rayonnages - couloirs de maroquins, alcôves de chagrins, tournants de vélins - j’entrai dans une chambrette. Sur un lit aux draps blancs, une femme aux traits hâves gisait, blême parmi ses cheveux blonds cendrés, ses lèvres exsangues murmurant à mon approche un faible et pathétique :
- Qui que vous soyez, aidez moi…
Elle tendit une main longiligne et gantée de blanc que j’eus le temps de saisir avant qu’elle retombe.
- De quoi avez-vous besoin ? Demandai-je un peu stupidement.
- Tarte aux fraises. Charlotte aux framboises. Clafoutis aux cerises…
Il me sembla que cette énumération tenait plus du délire que de la boutade pour salon de thé gourmand. Soudain, je compris : elle mourait de faim, la pauvrette. Frénétiquement, je pianotai le numéro des Secours sur mon portable.
Gros bêta, je lui tins patiemment la main, palpant son pouls aux performances bien modestes, en attendant l’arrivée d’une paresseuse ambulance. Dire que j’avais passé une semaine à tourner comme un écureuil dans son tambour, parmi ce maudit chalet à la banalité trompeuse, sans imaginer un instant la présence de cette bibliothèque emboîtée, dans laquelle ce satané Maladeta avait enfermé (depuis combien de temps déjà ?) cette prisonnière émaciée…
Je me souvins que j’avais toujours un jus de fruit exotique dans mon sac-bandoulière. L’assurant de mon identité et qualité, je courus le lui chercher, le lui versait par petites goulées sur la langue ; ce dont elle parut ébahie d’une reconnaissance qui me rendit puérilement heureux, bien que peu sûr qu’il s’agît du soin première urgence adéquat…
- Plus tard. Je raconterai… Merci. Merci. Lisez, surtout lisez… Elle retomba sur son oreiller épuisée par cet effort surhumain ; cependant plus sereine. L’ambulance ululait en effet.
- On l’emporta. Avec les précautions requises. Avec une perfusion de je ne sais quoi. Du glucose peut-être. Je fus frappé, au dernier instant de son évacuation, par l’intensité bleutée de ses yeux immenses dans la maigreur…
Un peu égaré, pour le moins déstabilisé par la soudaine découverte d’une victime d’un nouveau genre, j’appelai les collègues de la Scientifique pour qu’ils couvrent cette bibliothèque, dont je n’avais pas encore mesuré le nombre de salles, couloirs, alcôves et escaliers bibliophages, de leurs chasses aux empreintes et autres traces exploitables. La chambrette de ma squelettique trouvaille était monacale. Un lit une place, un petit bureau de bois, une chaise du même type Ikéa de base, deux portes, l’une pour une salle de bain, l’autre pour une cuisinette équipée, avec placard, frigo et congélateur pleins d’emballages de nourritures vides : viandes et gâteaux, légumes et plats cuisinés désespérément absents. Le tortionnaire lui avait-il offert tant de nourritures pour qu’elles s’épuisent avant la mort par inanition, si le contre la montre de l’enquêteur inconscient du compte à rebours ne la délivrait pas ? Ou l’avait-il laissée dès le premier instant en compagnie de tant d’emballages sadiquement vides ?
Quand je réalisai que j’avais encore à la main le volume que m’avaient confié les gants de lin blanc de ma famélique bibliothécaire aux yeux de fantasme bleu. Un mince in-8 relié plein maroquin gris nu. Au dos des Didots d’or… Tudieu ! L’auteur… Allan Maladeta en personne ! Et le titre : L’Artiste en maigreur. Satané ironiste, ce malade, ce dingobouquins !
Pendant que mes confrères baladaient leurs petites lumières bleues, leurs houppettes à poudres révélatrices, en vain, semblait-il, je refusais les nombreux fauteuils club au cuir sensuel et coloré qui étaient disposés comme d’incompréhensibles pièces d’échec dans une douzaine de parties de la bibliothèque. Je cherchai un coin tranquille : dans une sorte d’alcôve, uniquement ornée de centaines de reliures de vélin blanc aux dos incompréhensiblement griffonnés, je me confiais à un fauteuil solitaire qui me tendait opportunément ses bras blancs. Précautionneux, respirant la proximité d’une lecture probablement fétide, malgré le soin d’un beau papier verger aux nuances crémeuses, j’ouvris L’Artiste en maigreur d’Allan Maladeta :
traduit du japonais par Anthony Prezman, Glénat, 2004, 6 tomes.
Junji Ito : Spirale, traduit du japonais par Jacques Lalloz,
Delcourt/Tonkam, 2021, 664 p, 29 €.
Tetsuya Tsutsui : Poison City,
traduit du japonais par David Le Quéré, KI-OON, 2004, 2 tomes.
Dans la préface de son Anthologie du fantastique, Roger Caillois listait les catégories d’un tel genre romanesque, parmi lesquelles il pointait « la chambre, l’appartement, l’étage, la maison, la rue effacée de l’espace ». Ce ne sont pas seulement des occidentaux, Jean Ray ou Richard Matheson, qui en sont les écrivains les plus angoissants, mais un mangaka : Kazuo Umezu, dont L’Ecole emportée, efface cette dernière non seulement de l’espace, mais du temps. Si « le fantastique suppose la solidité du monde réel, mais pour mieux la ravager[1] », pour reprendre Roger Caillois, il faut admettre que les pouvoirs des mangas sont à cet égard vertigineux. L’un des successeurs de Kazuo Umezu en témoigne, Junji Ito, avec sa monstrueuse Spirale. Horrifiques, ils peuvent être également les témoins et les affabulateurs d’une autre horreur, la dystopie, comme à l’occasion de Tetsuya Tsutsui, qui en 2014 infecta l’archipel nippon au moyen de son Poison City. Certainement leurs peurs, leurs combats, ont quelque chose à dire, non seulement à notre psyché, mais à notre alarmant contemporain. Toutefois leur créativité ne saurait résumer à eux seuls la richesse époustouflante de l’univers manga, dont l’étymologie signifie « image dérisoire ». En ce sens Hokusaï sut achever en 1834 les quinze rouleaux son encyclopédie visuelle, intitulée La Manga[2], dont les qualités d’observation frôlent le grotesque et le fantastique. Ainsi est-il l’ancêtre de nos mangakas les plus fous, les plus nécessaire, comme Poison City, un opus au service de la cité, au sens politique du terme, virulent plaidoyer pour la liberté d’expression.
En 1972, l’école était emportée. Il ne reste qu’un cratère de l'école primaire Yamato. Parents, police, voisins, aucun n’a saura pas plus. Ou presque. Car la mère de Shô ne croit pas un instant à la mort inéluctable de tous les enfants. Cependant, nous suivons Shô, une dizaine d’années, qui devient, d’un gamin irrespectueux envers sa mère, le héros d’une épopée.
Dans une zone inconnue, déserte, loin, bien loin du Japon, une incompréhensible explosion a transporté l’école, ses bâtiments, sa cour, ses professeurs, ses élèves. Autour de l’enceinte, seul ondule un sable noirci. L’on devine que le désarroi, la panique gagnent toutes les classes. Un eenfant se jette du haut du toit, les autres appellent une maman perdue. Comment survivre alors qu’il ne reste que d’éphémères réserves ? Comment, une fois les professeurs suicidés ou devenus fous, une société peut-elle se défendre, s’organiser ? Car il s’agit de lutter contre des ennemis terribles. Le cantinier d’abord, qui n’hésite pas à confisquer la nourriture et tuer ceux qui s’en approchent. Groupes rivaux parmi les élèves, puis un monstre, immense chenille aux dents cruelles sortie du désert, peste qui décime ses victimes, champignons vénéneux, guerres intestines et cannibalisme, rien ne nous est épargné…
Où sont les 862 disparus ? Sinon dans un futur fort lointain… Un seul enfant reviendra du futur, pour transmettre à sa mère le journal tenu par Shô.
Quel est le sens de tout cela ? N’est-ce qu’un divertissement horrifique ou une métaphore du traumatisme de la Seconde guerre mondiale, et plus particulièrement de Nagasaki et d’Hiroshima ? Ne serait-ce que lorsque de courageuses troupes enfantines se sacrifient et parviennent à vaincre le cantinier, à vaincre les monstres, explorer le no man’s land, à la recherche de nourriture. À moins qu’il s’agit d’un reflet exacerbé d’une société japonaise corsetée, aux rapports humains très formels, où l’obéissance, les hiérarchies, les conventions, l’éducation, ne laissent guère de place aux individus. Aussi faut-il voir comment la cocotte-minute éclate lorsque l’école est emportée…
Certes six volumes font long feu. La nécessité de renouveler les péripéties, toutes plus effrayantes et meurtrières les unes que les autres, a peu à peu quelque chose d’artificiel. L’on aurait pu économiser un ou deux tomes, concision qui aurait permis plus d’efficacité. Néanmoins les réelles trouvailles ne manquent pas. Comme lorsque la mère apparemment folle entend au téléphone la voix de son fils depuis un futur irrattrapable, parvient à lui glisser par la béance secrète d’une fenêtre de chambre d’hôtel un couteau qui lui permet de s’affranchir d’un professeur étrangleur, puis des médicaments contre la peste par le biais du corps d’une momie. Le fantastique trouve ici son acmé.
La mort récurrente et gore de nombre d’élèves, que ce soit petites classes et grandes, filles et garçons, n’est pas sans faire penser à cette vogue des jeux d’élimination des concurrents, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un vainqueur, dont Battle Royale[3] est l’un des mangas, décliné en roman, film, les plus représentatifs.
Par ailleurs la dimension politique est étonnante. Les dissensions, les exactions, les trépas sanglants fomentent la barbarie. En guise de résistance, et sous la direction de Chô, les enfants fondent un gouvernement démocratique, qui nomme ses ministres chargés de veiller aux nécessités urgentes. L’un d’entre eux utilise la bibliothèque pour identifier la peste, faire croître les végétaux… De plus « le bouc émissaire » est bien présent, fondateur d’un sacrifice et d’un ordre à venir, tel que le théorise le philosophe René Girard[4].
Si Kazuo Umezu est considéré comme le fondateur du manga d’horreur, dans une perspective fantastique et sociétale, une seconde génération est représentée par Junji Ito, dans une perspective cette fois plus psychique. Entre 1898 et 1999, date de la publication originale, un mouvement spiraloïde emportait Kurouzu, banale petite ville isolée entre mer et montagnes. Et si le dessin du premier n’a rien d’extraordinaire, sinon son efficacité narrative, celui du second est beaucoup plus imaginatif, faisant honneur à sa thématique, plastique, symbolique et polymorphe.
Rien ne prédisposait Kirié Goshima, banale lycéenne, à devenir l’héroïne et la narratrice de cette aventure aux dimensions obsessionnelles. La jeune fille devient amoureuse de son camaradeShuichi. Cependant la voilà surprise de constater combien le père de ce dernier se comporte étrangement, accroupi devant un mur d’où sourd une excroissance curieuse. Fossile d’ammonite ou limaçon végétal ? Enfermé dans une pièce qui conserve une collection en nombre croissant d’objets en forme de spirale, rouleaux d’encens, kimonos ornés, coquillages, il consacre des heures entières à les scruter avec une attention passionnée. Shuichi lui-même aimerait fuir cette ville, dont la forme, la mer, sont « comme une spirale infernale qui nous entraînerait peu à peu vers les ténèbres ». De même, le père de Kirié, céramiste, devient un « artiste de la spirale ».
À partir du moment où la langue du père de Shuichi se déploie comme un poulpe spiralé, entraînant sa mort, enroulé dans une cuve, le motif se multiplie dans la ville, enfermée dans sa malédiction spiraloïde. Sa mère sombre dans la folie, tailladant ses empreintes digitales. La cicatrice sur le front de la charmeuse Kurotami prend la forme d’une spirale croissante et maléfique, alors qu’elle tente de séduire Shuichi, le seul qui lui résiste. Les cas se multiplient, toujours plus terrifiants, dévorants, et plus rien ne semble pouvoir juguler cette métamorphose gore généralisée : chevelures bouclées démesurées puis étrangleuses, « limaç’hommes », colonne de moustiques, papillons, maelstrom, chaos, labyrinthe, cyclone, ruines, galaxie enfin… Les déclinaisons monstrueuses du mal prolifèrent, jusqu’aux cordons ombilicaux et aux fœtus, jusqu’au cannibalisme, en une hallucination généralisée ou un cancer viral, autant physiologique que cosmique, selon que l’on choisisse l’explication surnaturelle ou réaliste, s’il est possible. La conclusion d’ailleurs - « N’était-ce qu’un mauvais rêve ? » - est particulièrement caractéristique du genre fantastique.
La métamorphose des paysages, des corps, jusqu’à la monstruosité, jusqu’à des morts atroces, est le reflet de celle des psychés individuelles et collectives, en une métaphore du mal inhérent à la nature, à l’humanité. Conjointement, la vigueur et la souplesse du graphisme permettent au motif de se multiplier en variations d’abord discrètes, puis proliférantes, de gangréner les cases, d’exploser les pages.
Hors le plaisir trouble de la fantaisie horrifique, du développement narratif et plastique, il est difficile de privilégier une interprétation. S’agit-il d’une métaphore des radiations d’Hiroshima ? De la menace récurrente des cyclones, typhons et tremblements de terre affectant l’archipel ? De l’exutoire d’une société corsetée ? D’une métaphore de la démence ? La postface d’un « écrivain et ancien diplomate », Masaru Satô, atteint cependant les sommets du ridicule, arguant d’une lecture marxiste du phénomène, accusant les inégalités et le néolibéralisme, associant la spirale au « capital » ! Une telle spirale idéologique hélas obsessionnelle contamine même le Japon…
Reste que Spirale est exceptionnel à plus d’un titre : quelques pages couleurs, des cahiers cousus, une reliure cartonnée, une jaquette soignée. Le manga avec un vernis bibliophilique. Ce qui laisse espérer que Gyo[5], du même Junji Ito, développe un autre apogée de son talent. Comment en douter lorsque requins et poissons attaquent l’homme en dégageant une odeur abominable, et bientôt le Japon entier…
Photo : T. Guinhut.
Quel poison afflige la cité pour qu’une « pulsion cannibale » pousse des gens ordinaires à dévorer des cadavres ? Le « syndrome de la louve » se répand parmi les pages de Dark Walker, de Mikio Hibino. Le couple de jeunes héros, immunisés contre le syndrome à cause de leur participation à des essais cliniques parviendra-t-il à juguler le phénomène ? Il s’agit d’une mise en abyme puisque au moyen de l’artifice du manga dans le manga, Tetsuya Tsutsui fit en 2014 voler une nauséabonde atmosphère, mais d’origine strictement humaine. Avec Poison City, puisque nous sommes en 2019, une pointe d'anticipation permet l’irruption soudaine de la dystopie. Car à la veille des Jeux olympiques d’été de l’an 2020, dont la tenue doit être impeccable, doit un être un gage de sécurité et une vitrine de prestige, un meurtre se produit, qui semble imité d’un manga intitulé Innocence et traitant des enfants battus et assassinés, dans lequel de jeunes adolescents commettent un meurtre au sac plastique (l’on apprend ensuite que la relation de cause à effet est tout à fait fictive et provient d’une manipulation). Le gouvernement décide alors de mettre en œuvre un comité de surveillance et de censure, à l’encontre des contenus violents dans les arts, jeux vidéo et littérature, suspectés d’être particulièrement nocifs pour la jeunesse : la « loi pour une littérature saine ». Pour réagir à une telle vague de puritanisme officiel, réprimant également les rébellions contre l’autorité, Mikio Hibino, jeune mangaka de 32 ans, conçoit et publie une œuvre horrifique, aussi crument réaliste qu’immorale et dérangeante : Dark Walker. La censure du comité d’assainissement, qui apparait d’abord en détruisant la statue d’un « enfant qui urine » sous prétexte de pornographie infantile, ne tarde pas à s’abattre sur lui. Sauf que l’Etat est loin d’être le seul responsable. La vigilance citoyenne, et ses mouvements autoproclamés, veille, dénonce, pointe la production de Mikio Hibino.
Non seulement Mikio Hibino, mais Tadamine Hida, responsable éditorial au « Weekly Young Junk », dont l’obésité goulue pallie le stress du travail, sont visés. En vertu d’une loi en faveur de l'assainissement de la culture, les plaintes s’accumulent sur le dos de ses mangas. En une sorte d’antithèse, voici Shingo Matsumoto, qui fut un mangaka couvert de succès. Cependant, à cause d’Innocence qui contribua à susciter la loi contre les contenus violents, il dut participer à un « séminaire de rééducation », donc subir une réforme de la personnalité. Il ne peut plus créer, pire il doit se contenter de vivoter sous pseudonyme, décalquant des photographies de manière correcte, adaptant ainsi sans risques les mangas d’autrui pour l’animation.
Au-dessus d’eux, plane Osamu Furudera. Cet ancien Ministre de l'Éducation, de la Culture, des Sports, de la Science et de la Technologie, dirige le comité d’évaluation des œuvres. Car, pour lui, la jeunesse est pervertie par le débordement de violence et de sexualité qui affecte les arts. Il est convaincu que la représentation d’un crime génère un crime réel de la part d’êtres influençables. S’il règne en maître absolu sur les avis des membres de son comité, qui ne tient compte que des visuels violents et érotique et en rien du propos narratif et argumentatif, une blessure secrète l’empêche de jouir pleinement de son pouvoir de censure : ne hait-il pas autant les mangas depuis que, cinq ans plus tôt, son fils a quitté l'Université pour devenir mangaka !
Deux comparses enrichissent le propos. Membre du comité, le dramaturge et romancier Yukiwo Toda est plus nuancé. Quoique tentant de veiller à éviter les excès de la censure, il démissionne, tant il est dégoûté par ses pairs. Son allusion à Guy Montag, le personnage rebelle de la fameuse dystopie Fahrenheit 451 de Ray Bradbury[6] est à cet égard parlante. En outre il découvre combien les médias truquent les informations en fonctions de leurs intérêts partisans et financiers. Directeur éditorial américain, Alfred Brun aimerait quant à lui traduire Dark Walker en anglais et ainsi le publier. Il n’ignore pas l’agressivité de la censure japonaise, tant son oncle Harvey Gaines a été détruit par le « Comic Code Authority ». L’on devine ici le souvenir du « comic-bashing » mené par ce même « Comic Code Authority », un lobby américain issu du macarthysme, qui n’aimait rien tant qu’accuser la bande dessinée d’une influence délétère sur les jeunes gens et se livrer à des autodafés. Ce qui nous vaut un retour en arrière fort pertinent. Pensons également que notre auteur a vu, en 2009, son Manhole[7] parmi la liste des œuvres nocives pour les mineurs. Ce pour « incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes » par l'agence pour l'enfance et l'avenir du département de Nagsaku. Remarquions avec l’éditeur américain des enfants engagés par leur instituteur pour collecter les ouvrages nocifs destinés à être détruits.
En ce sens, mêlant habilement plusieurs trames et niveaux narratifs, l’excellent Poison City se révèle être un vigoureux réquisitoire contre les comités de censure autant qu’un plaidoyer chaleureux en faveur de la liberté d’expression[8], tout en avertissant des risques d’autocensure parmi les artistes et au premier chef les mangakas, tels que Shingo Matsumoto qui admet que l’on ne peut pas « nous laisser dessiner n’importe quoi », qui n’est plus qu’un « encreur » servile. Dans un tel climat, « avec un tel état d’esprit, on ne peut plus rien raconter », s’indigne notre mangaka fictif. Car, pour revenir à Poison City, selon le réquisitoire des censeurs et bien entendu censeuses, lorsque que rien ne permet d’affirmer que le personnage est un adulte, tout peut passer pour une mise en cause des mineurs, pour une incitation à la sexualité, et lorsqu’une cigarette apparaît elle encourage le tabagisme. Cerise sur le gâteau, selon l’auteur repenti d’Innocence, « on ne devrait jamais réaliser de manga avec l’intention d’offenser ou de déplaire […] Toute forme d’expression s’accompagne du risque d’offenser quelqu’un quelque part dans le monde » ! Notre mangaka Tetsuya Tsutsui serait-il en train d’anticiper sur les délires du wokisme et de la Cancel, culture[9] ?
Il faut lire et relire Poison City, ce manga particulièrement brillant. Avant que les artistes, écrivains et créateurs soient tous soumis à une rééducation psychologique et chirurgicale. Comme Mikio Hibino…
L’on se doute que les mangakas, pléthoriques, aussi omnivores que leurs lecteurs affamés sinon atteints par l’addiction, adaptent mille romans divers. En particulier pour rester dans l’horrifique, le maître américain Lovecraft[10]. Or tous les genres sont phagocytés par le manga. Il est historique en narrant la vie de la reine française Marie-Antoinette, ou celle des empereurs nippons. Les contes traditionnels de l’archipel y pullulent en maintes réécritures. Bien entendu, ne serait-ce que pour servir un fidèle public adolescent, les romances de collégiens, collégiennes, étudiants, font flores. Et si l’on désire plus épicé, les mangas érotiques, intensément pornographiques, ne sont pas en reste. Souvent ils sont affublés de disgracieux et hypocrites floutages pudibonds à l’endroit des organes sexuels. D’autres, dépourvus de censure, du moins à cet égard, mais réservés aux majeurs, permettent de ne rien ignorer, en des exhibitions où s’exacerbent les désirs, les amours, les orgasmes, les exploits, les circonstances curieuses, insolites, improbables, jusqu’au sadisme, voire la pédophilie, en une fête scabreuse de l’imagination et du fantasme, où les qualités plastiques du graphisme sont parfois stupéfiantes. Dans une société où trop de jeunes gens hésitent à rencontrer l’autre sexe, un tel exutoire est sans aucun doute nécessaire. Et malgré l’apparente emprise masculine sur l’industrie créative du manga, il existe quelques mangakas féminins, en particulier Hiromu Arakawadont le Fullmetal Alchemist[11] mérite plus qu’un détour,où il est étonnamment question d’un alchimiste d’Etat et de transmutation humaine.
Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.
Photo : T. Guinhut.
Onirocritique grecque et Mondes invisibles.
Ou l'interprétation des rêves d’Artémidore à Foucault,
en passant par Avicenne, Freud
& Walter Benjamin.
Artémidore : La Clef des songes,
traduit du grec par André-Jean Festugières, Vrin, 1975, 300 p, 37 €.
L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault,
édité par Christophe Chandezon et Julien Dubouchet,
Les Belles Lettres, 2023, 462 p, 55 €.
Walter Benjamin : Rêves, Le Promeneur, 2009,
traduit de l’allemand par Christophe David, 168 p, 21,50 €.
Mondes invisibles, Cahier dirigé par Sylvain Ledda,
L’Herne, 2023, 280 p, 33 €.
Contrairement à l’expression commune qui attribue le sommeil aux bras de Morphée, ce n’est pas lui qui en est le dieu, mais Hypnos. En une grotte somptueuse et douillette, il dort. S’il s’éveille, ce n’est que pour envoyer au service du dormeur l’un de ses trois aides empressés : Morphée, « imitateur de l’homme et de ses traits[1] », qui se métamorphose en toute personne rencontrée par le rêveur, Phantasos, dispensateur de rêves agréables, Phobétor enfin, chargé de brassées de cauchemars. Tout un monde invisible aux cinq sens diurnes s’anime alors, bien que nous sachions que seule une infime partie de notre univers onirique accède à la surprise du réveil. Or ce domaine nébuleux n’est pas loin des mondes invisibles stimulés par le désir, l’imagination et l’urgence de la transcendance qui agitent l’esprit humain. Ainsi affleure la postulation de l’au-delà, de l’esprit des morts, des dieux mêmes.
L’étymologie du rêve est incertaine. Il viendrait du gallo-romain « esver », soit vagabonder, ou « raver », soit délirer. Voir en songe pendant le sommeil, ou se laisser aller à la rêverie pendant le jour, sont les deux facettes du mystère onirique ; la première cependant restant la plus fascinante, soumise depuis la plus haute Antiquité à une foule d’interprétations, d’Artémidore à Freud, plus fantaisistes les unes que les autres, oraculaires ou sexuelles. Prenons néanmoins pour guide le célèbre incipit d’Aurélia, de Gérard de Nerval : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible[2] ». Ainsi se nouent les relations entre l’onirocritique grecque et les « Mondes invisibles » déployé par un Cahier de L’Herne. Fatras fumeux ou marques indélébiles d’un esprit humain qui interrogèrent également la sagacité d’Avicenne, de Freud, de Walter Benjamin et que les neurosciences ont bien du mal à démêler.
Le philosophe grec du V° siècle, Synesius de Cyrène ponctuait son « Eloge de la calvitie[3] » avec bien des arguments : elle est le signe de la raison et de la sagesse, le chauve ne pouvait au combat être saisi par les cheveux… En revanche, Artémidore interprète avec autorité le rêve de calvitie, qui, selon lui, signifie perdre tout ce qui concerne l’ornement de l’existence. Où l’on voit bien que la recherche de la vérité onirique est tirée par les cheveux !
Entre oniromancie et onirocritique il y a loin. La première est de l’ordre de la divination, ce dont l’Antiquité grecque et romaine est friande. La seconde se veut un peu plus rationnelle. C’est la voie qu’emprunte ce fort volume collectif, sous la direction de Christophe Chandezon et Julien Dubouchet : L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault. Le point de départ est un étrange opuscule : Oneirokritika ou Traité d’interprétation des songes, d’Artémidore de Daldis, écrivain et philosophe syrien d'expression grecque du II° siècle. C’est le seul traité antique d’interprétation des rêves qui soit intégralement conservé.
Ancêtre tout aussi talentueux et extravagant que Freud et praticien de la divination, Artémidore cependant prend le soin de différencier faux devins et autres nécromanciens de ceux véridiques, qui savent interroger les oiseaux, les astres et les prodiges. Il fait appel à un classement des espèces, à une zoologie et une botanique oniriques, où l’olivier est féminin, le chêne masculin, ce que Cristiana Franco appelle « une caractérisation genrée du symbole onirique ». L’on est stupéfait et amusé à la fois de découvrir par exemple que « la hyène signifie une femme qui fait l’homme ou une envoûteuse, ou bien un homme qui est un sodomite innocent ».
Le songe est un enjeu de la « culture agonistique » antique, soit la culture athlétique ; la réussite sportive rêvée devenant une métaphore de l’accomplissement, y compris en cette occasion la mort. Se nourrir, faire le marché, les plaisirs de la table pullulent dans les songes, signifiant la crainte de la famine, ou le désir d’ascension sociale, lorsqu’éclate la somptuosité gastronomique. Ce qui n’est pas sans permettre un tableau de l’alimentation romaine. De même l’on rêve d’accéder à la richesse, à la magistrature, de participer au gouvernement de la cité. Plus haut encore, ce sont les « mondes divins » qui sollicitent le rêveur Sa secrète activité psychique lui permet de communiquer avec les puissances supérieures, dont l’omniscience est un modèle à atteindre. Au-delà de la stricte clé des songes, l’on se rend compte qu’Artémidore déploie tout un panorama de la société de son temps, de ses mœurs et de ses pratiques religieuses.
Si une poignée d’interprétations artémidoriennes paraissent douées d’une certaine logique, d’autres surprennent pour le moins : « la crucifixion signifiant gloire et abondance de biens - gloire parce que le crucifié est très haut placé, abondance de biens parce qu’il sert de nourriture à beaucoup de rapaces » !
Sa réputation a franchi l’espace et le temps. Traduit en arabe, vers le milieu du IX° siècle, il témoigne de la faveur de l’oniromancie dans l’Islam, le prophète ayant beaucoup rêvé alors que « le rêve du croyant continuerait à représenter d’authentiques messages venus d’en haut ». En conséquence la traduction est édulcorée, voire censurée, tant le paganisme d’Artémidore est flagrant.
Lors de la Renaissance, il est redécouvert, publié par Alde Manuce dans son texte grec, en 1518. S’ensuivent de nombreuses éditions, bilingues latin-grec, puis en français, prisées par les médecins. L’aura scientifique de la chose fut ternie par les méfiances papales et luthériennes à l’égard de la divination, puis par une conception de science préférant les faits aux signes. Pourtant à partir de 1715, en Allemagne, l’on compila d’abondantes clefs des songes, en particulier prémonitoires ; ce dont s’inspira le célèbre et controversé charlatan Cagliostro. Par la suite, Gotthilf Heinrich Schubert publia un traité récusant « le réductionnisme physiologique des Lumières » en faveur d’un « langage onirique particulier, une symbolique du rêve ». Le romantisme coexiste avec un catholicisme qui prétend « donner des songes une explication raisonnable et morale ». Freud, lui, préféra chercher des clefs dans le passé des rêveurs, de manière un peu plus rationnelle.
Enfin, Michel Foucault[4] vient privilégier « une interprétation sociologique d’Artémidore[5] ». Lorsque l’histoire des sciences n’est plus entendue comme histoire du vrai, sonne l’heure de Subjectivité et vérité. C’est dans ce volume de cours, qu’il commente notre oniriste grec, le rêve étant à cet égard un point charnière et d’interrogation. Car, sujet conscient, nous sommes aussi sujet rêveur : « l’onirocritique ancienne, c’est cela : une manière de vivre, une manière de vivre en tant que, pendant au moins une partie de ses nuits, on est un sujet rêveur ». L’on devine que l’auteur de L’Histoire de la sexualité, y traque les rêves à contenu sexuel, de façon à lire chez Artémidore « les distributions et les hiérarchies morales des actes sexuels dont il parle [et la] signification économique et politique[6] ». L’on sait que cette morale ne réprouve à peu près que ce qui est subi de la part d’un inférieur. De plus bien des rêves interprétés par Artémidore portent sur des relations incestueuses, rêves qui ont des significations négatives, « à l’exception de l’inceste entre mère et fils qui annonce des profits matériels et symboliques[7] » ! Sachons que notre interprète antique réprouve les actes sexuels avec les dieux, les animaux, les cadavres, entre deux femmes, tous hors-nature… Ainsi pour Michel Foucault rapports sexuels et rapports sociaux ne sont pas dissociables.
Au travers du statut des rêves, la pléiade de chercheurs ici convoqués, historiens, anthropologues et philologues, s’intéresse non seulement à la culture gréco-romaine, à sa conception du monde et des dieux, mais à des univers aussi différents que l’Islam médiéval ou l’Allemagne des Lumières, du romantisme, jusqu’à notre contemporain. Le volume, profus, est impressionnant de précisions, de perspectives…
Loin d’être absurde, selon Sigmund Freud, le rêve serait un processus de réalisation du désir. Dans son Interprétation des rêves, en 1899, il postule que rêver est en fait la mise au jour du refoulé, donc de l’inconscient. S’il prétend n’y pas confier une clef des songes, quoique n’oubliant pas de se référer à Artémidore, il insiste sur la dimension œdipéenne, sur l’impact d’une sexualité récurrente.
Une fois de plus s’agit-il de vouloir donner à toute force un sens à ce qui n’en aurait guère ? Certes, nous avons tous des rêves érotiques parfois exquis, des cauchemars où nous tombons d’une falaise, où nous devons repasser un examen scolaire, universitaire, où nous avons déjà plus ou moins brillamment réussi, de voler au-dessus des terres et des mers avec une aisance absolue. Dans ce dernier cas, par exemple, ce « sont des rêves d’érection, parce que le phénomène remarquable de l’érection, qui n’a cessé de préoccuper l’imagination humaine, doit lui apparaître comme la suppression de la pesanteur (cf. les phallus ailés des Anciens) ». Voilà qui est un peu tiré par le phallus…
Néanmoins, malgré son peu de scientificité, sinon psychanalytique, Freud ne fait preuve de guère de superstition : « Le rêve révèle le passé. Car c’est dans le passé qu’il a toutes ses racines. Certes, l’antique croyance aux rêves prophétiques n’est pas fausse en tous points. Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé par le désir indestructible, à l’image du passé[8] ». Le père de la psychanalyse n’avait pu voir émerger les neurosciences…
Ces deux volets complémentaires auraient pu être rassemblés par Walter Benjamin lui-même en un tel volume, si les convulsions politiques de son temps lui avaient permis de garder la vie. Ainsi édité par Burkhardt Lindner, probablement répond-il à un vœu secret de l’auteur de ces récits de rêves, recueillis chronologiquement et complétés par diverses bribes qui ressortissent à l’interprétation. Rêveur, il note scrupuleusement la découverte de « fétiches et sanctuaires mexicains », sa visite nocturne dans le cabinet de travail de Goethe, dans un musée. Mais aussi des images plus cauchemardesques, comme ce fantôme dans une cage d’escalier « qui me paralysa en me jetant un sort ». Ou encore : « je me suicidai avec un fusil », ce que d’aucun qualifierait imprudemment de rêve prémonitoire, puisqu’il se suicida lorsqu’il craignit d’être renvoyé à la frontière française, à Port-Bou, donc livré aux Nazis.
L’auteur de Paris capitale du XIX° siècle[9], tente de se changer en théoricien, tâtonnant à la recherche de la clef des songes : « dans la langue du rêve, le sens est caché à la manière d’une figure dans un dessin-devinette ». L’on pourrait craindre que Walter Benjamin, qui rédigea sa thèse dans le cadre de l’idéalisme romantique allemand[10], ait une conception de l’onirisme encore largement dépendante du romantisme, mais aussi du surréalisme dont il est le contemporain. Cependant le voilà plus réaliste. « Le rêve n’ouvre plus sur un lointain bleu. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal ». Quant au cauchemar, ne vient-il pas « d’une nécessité d’apaiser l’horreur devant la mort - qui est certaine - en évoquant une horreur encore plus profonde devant des choses, qui, elles, sont incertaines et nous seront peut-être épargnées[11] »… Mais si l’on trouve ça et là quelques perles, le recueil, où rôdent Proust, Freud et Bergson, se ressent d’être un rabibochage de fragments, liés de près ou de loin à la thématique du rêve ; bien fidèle cependant à la technique benjamienne, soit la prise de notes infinie, en vue d’ouvrages rarement achevés, entre Paris et Baudelaire[12].
Si l’on sait que les progrès de l’imagerie médicale ont permis de mieux comprendre les mécanismes neurophysiologiques à l’œuvre durant les rêves, invalidant Artémidore et Freud, l’on est loin d’avoir trouvé la clef des songes. Lors de la phase de sommeil paradoxal, quatre zones cervicales s’activent : régions visuo-spatiales, situées à l’arrière du cerveau, cortex moteur, hippocampe, lié à la mémoire autobiographique, amygdale et cortex cingulaire. Ce sont là des centres émotionnels profonds, plus actifs durant le sommeil paradoxal qu’à l’état de veille. Pendant ce temps le cortex préfontal, siège des idées rationnelles, des prises de décision, est endormi. À quoi servirait le rêve nocturne ? Ce mécanisme de rangement favoriserait la mémorisation, la gestion des émotions, l’oubli des plus stressantes, mais aussi la créativité. Une auto-thérapie en quelque sorte.
Philosophe et médecin persan du XI° siècle, Avicenne prétendait connaître la « cause du rêve et de sa vérité ». En une minuscule poignée de pages, il professe : « Le rêve vient de ce que la faculté de l’imagination reste seule, qu’elle se libère de l’influence de l’action des sens ». L’interprétation se fait, dit-il, « le plus souvent par conjecture », sans en dire plus. Il relie néanmoins la disposition onirique aux « mondes invisibles », car « un homme doué d’une âme très subtile […] peut percevoir en état d’éveil ce qu’elle verrait en rêve[13] ».
Ainsi, les songes et leurs significations rejoignent les champs de l’excentricité et de la superstition qui confluent dans les mondes invisibles, prétendument révélés par le spiritisme, l’occultisme et autres billevesées. Pourtant tant de penseurs, d’écrivains, d’artistes ont cédé à de tels mirages. Comment l’expliquer ? Il faudra rien moins qu’un Cahier de L’Herne pour rêver une réponse tangible…
Préférer l’irrationnel au rationnel, l’invisible au visible, quelle folie ! Pourtant, nombreux sont les penseurs, les écrivains, à fantasmer, sinon à percevoir, le paranormal et l’au-delà. Partons, avec Sylvain Ledda, directeur et préfacier de ces Mondes invisibles, un insolite Cahier de L’Herne, collection habituée aux études monographiques sur des auteurs, à la découverte d’une culture à contre-courant. Pourquoi le sceptique peut-il néanmoins s’intéresser à une telle myriade de fantaisies occultes ? Car des Lumières au XX° siècle, spiritisme, au-delà, occultisme, affolent les consciences et les Lettres.
La suggestive formule de Gérard de Nerval, au début d’Aurélia, en 1855, est encore une fois le sésame de cet ouvrage : « les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Il faut alors choisir la voie de l’initiation, ou subir la folie, comme le poète. Son siècle, positivisme et scientiste, a son envers, celui des songes, des spiritualités venues de Dante et de Swedenborg, de l’hermétisme et de la mystique, irrigués par l’orphisme ou l’Apocalypse de Jean. Victor Hugo fait tourner les tables du spiritisme et entend parler les morts : Dante ou Napoléon empruntent le style emphatique de l’auteur des Contemplations, dont les vers chuchotent avec les défunts, via l’hypnagogie. L’on devine qu’à cette sincère passion s’associe un charlatanisme éhonté. La photographie n’échappe pas aux trucages fantomatiques. Toute la première partie de notre ouvrage embrasse la vogue surabondante des manifestations spirites.
Au XX° siècle, la pérennité du fantastique est patente avec Le Matin des magiciens de Louis Pauwels[14], qui fit en 1960 grand bruit. Le retour du religieux et le goût de l’occultisme s’acoquine avec des sectes, des fins idéologiques dangereuses. Aujourd’hui Internet, le darkweb, permettraient-il aux défunts communiquer avec leurs proches ?
Les scientifiques lorgnent les régions occultes, en témoignent l’alchimie et le vitalisme qui ont fait long feu, sans compter les fantaisistes, comme Messmer, qui prétendit au magnétisme animal, à la circulation de l’énergie vitale. L’astrologie fascine depuis les Anciens, mais elle figure dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avec l’objectivité historique requise, dénonçant les superstitions.
Des Lumières aux romantiques, des plus rigoureux scientifiques aux illuminés du XIX° siècle, ce Cahier de L’Herne brasse large. Du symbolisme et de la magie dans la partie centrale du volume aux mystères individuels et collectifs qui referment le triptyque, le frisson de l’initié voisine avec l’analyse de la fiction.
Le cabinet de curiosité de l’esprit humain s’enrichit des vertigineux mystères de l’univers. Si ce Cahier ne nous convainc pas de confier sa vie aux mondes invisibles, il nous guide vers les capacités imaginatives de maints esprits, écrivains et poètes, pas si inactuelles. D’autant que les grandes peurs, d’antan et d’aujourd’hui, climatiques, sanitaires ou nées des conflits, peuvent ranimer le recours à l’occultisme et à l’ésotérisme. Le regain d’intérêt, cette fois féministe, pour les sorcières[15] n’en est-il pas la preuve…
Historiens, sociologues, anthropologues, philosophes et chercheurs en littérature, les auteurs de ce cahier ne sont en rien des crédules. Leur champ d’investigation, entre 1750 et 1960, est couvert au moyen d’une démarche descriptive et analytique, montrant combien ces terrains oniriques ont infusé la création littéraire et artistique. Ainsi, des inédits, des raretés émaillent ce Cahier : Dom Calmet et ses Raisonnements sur les vampires, Joséphin Péladan maître de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix.
Si nous avons négligé la nocturne sobriété de la couverture, détrompons-nous : elle cache un motif invisible que seul un QRcode permet de découvrir et que nous laisserons à la disposition de la curiosité du lecteur et du rêveur. Ne doutons pas que ce Cahier de l’Herne entretienne quelque rapport étroit avec l’un de ses prédécesseurs intitulé Romantisme noir[16]. Car à la charnière du XVIII° et du XIX° siècle bien des auteurs cultivèrent l’effroi et le cauchemar, entre roman gothique anglais[17] et morbidité baudelairienne.
Quoiqu’au risque de castrer le songe de sa dimension impénétrable, voire plus banale et moins prestigieuse qu’il n’y paraissait, peut-être le rêve réécrit est-il plus parlant, tel celui du « Christ mort », sous la plume Jean-Paul Richter, ce romantique échevelé, originellement publié dans le roman Sibenkäs[18] en 1795, soit près d’un siècle avant la nietzschéenne mort de Dieu. Voilà qui impressionna fort en son temps, au point que Madame de Staël, dans son essai De l’Allemagne[19], paru en 1813, le traduisit in extenso. En voici le moment crucial : « Le Christ poursuivit : J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils et j’ai volé avec les Voies Lactées à travers les solitudes célestes ; mais il n’y a point de Dieu[20] ». Heureusement, de ce cauchemar, le narrateur se réveille rasséréné. Une telle scène fut-elle rêvée par Jean-Paul Richter et brillamment réécrite au réveil, ou ne relève-t-elle que de la fiction romanesque ? Car mieux encore, il faut compter avec les écrivains, romanciers et poètes pour agrémenter leurs fictions. En effet, inventé par leur soin scrupuleux, le rêve est probablement plus sensé, plus révélateur de notre psyché et de la psychologie de leurs personnages, comme celui d’Aschenbach, dans La Mort à Venise[21], de Thomas Mann. Ce dernier lui faisait en effet rêver de son bel apollinien Tadzio sous les traits d’un dangereux Dionysos, avertisseur de son illusion et de son désir pas seulement éthéré.
Sol LeWitt : Dessin mural nº 831 (Formes géométriques), 1997.
Museo Guggenheim, Bilbao, Bizkaia.
Photo : T. Guinhut.
Histoire et actualité du Discours philosophique
par Michel Foucault.
Avec un détour par Gilles Deleuze.
Michel Foucault :Le Discours philosophique,
édition établie sous la responsabilité de François Ewald,
par Orazio Irrera et Daniele Lorenzini,
EHESS Gallimard Seuil, 2023, 320 p, 24 €.
Gilles Deleuze / Felix Guattari : Qu’est-ce que la philosophie ?
Les éditions de Minuit, 1991, 208 p, 16 €.
Comment peut-on avoir rédigé avec soin une telle investigation philosophique, au long cours de deux abondantes centaines pages de surcroit, et la laisser dormir, l’oublier, l’occulter ? Pourtant les portes de l’édition n’étaient pas en 1966 fermées à Michel Foucault[1], après le succès de son livre mythique : Les Mots et les choses, paru cette année-là. Aussi c’est un demi-siècle plus tard, de manière posthume, que parait ce texte mis au net, qui doit être considéré comme un opus à part entière, au contraire peut-être des cours disséminés par cette collection, sous l’égide de l’EHESS, de Gallimard et du Seuil. A-t-il la même et puissante nécessité que cet autre inédit paru il y a peu, Les Aveux de la chair[2]si nécessaire en tant qu’il apparut comme l’ultime essai parmi la tétralogie formant son Histoire de la sexualité ? Si Michel Foucault en étudie le « discours », n’est-ce pas en quelque sorte déjà répondre à la question, certes classique, formulée par Gilles Deleuze en 1991 : Qu’est-ce que la philosophie ? Cette discipline qui crée les concepts n’est-elle que l’aporie d’un discours ?
En rédigeant cette étude appliquée, pendant l’été 1966, peut-être au service des cours qu’il allait donner à l’université de Tunis, Michel Foucault semble offrir un titre qui aurait une intention définitive, un traité en somme : Le Discours philosophique. S’agirait-il d’un trait d’union qui part des Mots et les Choses pour rejoindre L’Archéologie du savoir[3], dont il éclaire les perspectives…
Depuis l’Antiquité, le philosophe pratique l’art du diagnostic. Il est le « médecin et l’exégète», « médecin de la culture », quoique sans remède ni guérison. À peine peut-il imaginer de découvrir l’au-delà de la caverne. Voici « cet étrange discours dérisoire qui constitue la philosophie en cette activité de diagnostic où il faut aujourd’hui se reconnaître», et dont les contenus intéressent moins Michel Foucault que les manières de dire notre appartenance au discours sur le moi et le sur monde. En ce sens la philosophie semble « s’écarter de la voie royale qui était la sienne quand il s’agissait de fonder ou d’achever le savoir, d’énoncer l’être ou l’homme[4] ».
Malgré sa subjectivité assumée, le philosophe cherche à atteindre la vérité, si peu assurée qu’elle soit : « Il n’y a pas de vérité philosophique - qu’elle ait trait au monde, à Dieu, à la nature, à l’être, à la philosophe elle-même - si elle ne dit en même temps et dans le mouvement qui la déploie, à quelles conditions et comment elle s’est ouverte pour devenir accessible au philosophe qui la formule ». Pourtant, plus loin, Michel Foucault postule « la vérité philosophique, cachée par essence [qui] peut cependant venir à la lumière et animer le discours d’un philosophe[5] ». Plus loin encore, il propose avec prudence : « la vérité ne nous vient pas toujours et continûment sous la forme de l’évidence, mais sous celle de l’imagination[6] ». Ce qui nous rappelle ces cours au Collège de France, en 1980 et 1981, réunis sous le titre : Subjectivité et vérité[7].
Bien que le discours philosophique se situe dans le temps de son énonciation, il est tout différent du langage quotidien. Egalement de la littérature qui invente son propre présent, surtout à partir du XVII° siècle, lorsque Cervantès met en scène ses récits et dispose « un nouveau régime de fiction », ce à l’occasion de son Don Quichotte. Tout différent également du discours scientifique, qui instaure une vérité universelle ne dépendant ni du présent ni du lieu de son apparition, en particulier lorsque Galilée, encore au XVII° siècle, met en place « un nouveau régime du discours scientifique». À la même époque, Descartes, philosophe du dévoilement, « a secoué une obédience séculaire à la théologie[8] ». Une connaissance rationnelle de la nature est ainsi concomitante avec la possibilité de philosopher sans Dieu, de dire réellement Je pense. Ce qui explique « le fait que la philosophie occidentale n’ait pas cessé, depuis maintenant trois siècles, d’être destruction et fin de la métaphysique ».
Conjurant la métaphysique par « la constitution d’une nouvelle ontologie, qui a pour fin de constituer une théorie générale de l’objet[9] », Kant interroge les conditions de possibilité de l’accession à la vérité, de façon à constituer un logos du monde sous la forme de l’encyclopédie.
En une nouvelle mutation, plus brutale, l’indispensable Nietzsche déconstruit le discours classique de la philosophie. En conséquence, plutôt que philosophie pure - s’il en est - Foucault montre combien tout est figure discursive, inscrite dans son historicité. Or les figures du discours nietzschéen, nihilisme, éternel retour du même, antiplatonisme, viennent subvertir les modalités de la pensée. Soit la disparition de tous les objets de la philosophie, en particulier « toute la métaphysique occidentale selon les catégories du bien et du mal, de l’apparence et de la réalité, de l’être et de la vérité ». En contrepartie, la discipline philosophique s’adjuge la possibilité de s’agréger la philologie, l’Histoire, la psychologie, l’anthropologie, les sciences. L’auteur de Par-delà le bien et le mal n’écrit plus de traité, mais des aphorismes, il est également le poète d’Ainsi parlait Zarathoustra, le politique, multipliant les formes et les intentions discursives. Mais « la décomposition du discours philosophique le laisse sans protection ni défense contre la folie[10] ». Est-ce une conséquence intellectuelle ou plus exactement celle de la syphilis ?
Ainsi donc, penser après Nietzsche serait-il une gageure ? Positivisme, phénoménologie, structuralisme, marxisme, tous semblent n’en guère tenir compte. Reste, du moins pour Michel Foucault, à se déclarer archiviste, dans le cadre d’une discipline qui est celle de « l’archive-discours comme système des contraintes du langage et de l’histoire[11] », dans le cadre de son archéologie du savoir. Régression vers le passé ?
Cependant, avec Nietzsche, philosophe critique, il s’agit impérativement de diagnostiquer le monde et l’événement qui le porte, de mettre en lumière le visible et le vécu, l’instant décisif, voire un temps plus large : « la tâche critique de la philosophie […] est alors une prise de conscience de ce qui demeure inapparent sous tous les visages les plus manifestes du monde[12] ».
Ce faisant, la philosophie perd-elle sa voie royale, lorsqu’était impératif de forger le savoir, de dire l’être ? Mais ne retrouve-t-elle pas une vocation présente chez les Grecs : distinguer et interpréter les signes, voire ouvrir la boite de Pandore du mal ? En quelque sorte un devin, un oracle delphique, un médecin de l’âme, un exégète, à la semblance d’un Héraclite, d’un Anaximandre qui sont les oreilles de la parole du dieu, quoiqu’à la suite de Nietzsche, Dieu soit mort. Ce qui n’est pas sans expliquer le glissement vers l’Histoire de la sexualité.
Le penseur du pouvoir, de Surveiller et punir[13] par exemple, n’est toutefois ici qu’en gestation, tant il exerce sa perspicacité en historisant le discours philosophique pour le mettre néanmoins au service du présent. S’il prend en écharpe les mouvements de l'humanisme, du marxisme, de l'existentialisme, il valorise le Kant de « Qu'est-ce que les Lumières ? », qui garde son actualité[14]. Tout en faisant de Nietzsche le pivot d’une rupture majeure, lorsque ce dernier dénie la capacité de la philosophie d’accéder à des vérités éternelles, universelles, ce qui, dirons-nous, est peut-être la brèche du relativisme[15]. De même sa capacité à réparer l'homme se voit invalidée par Nietzsche ; ce qui recueille un assentiment prudent de la part de Foucault, pour qui la philosophie s’est dispersée, parmi les arts, dans des discours a priori non philosophiques, sans pourtant perdre pertinence et dignité.
Comme Max Brod désobéissant à Kafka - dont l’œuvre est « un rhizome, un terrier[16] », selon Gilles Deleuze - en ne détruisant pas ses manuscrits, les ayant-droits et éditeurs ont fort bien fait de désobéir à Michel Foucault qui prétendait ne pas vouloir de publication posthume. Arguons cependant qu’il n’a en rien brûlé ses papiers abondants, et que, loin de démériter de l’œuvre foucaldienne, Le Discours philosophique, malgré quelque propension à se répéter qui explique peut-être un prudent oubli dans un tiroir, en est un indispensable chaînon manquant, d’ailleurs éclairé par de nombreuses et précieuses notes, sous les doigts d’Orazio Irrera et Daniele Lorenzini. D’autant que dans L’Ordre du discours, une hypothèse d’importance est émise : « je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers[17] ». La chose est d’autant plus vraie dans les sociétés théocratiques et totalitaires, peut-être moins avérée dans les sociétés libérales, et d’autant plus à l’ère d’Internet, même si des surveillances étatiques et groupusculaires peuvent s’embusquer[18]…
Faut-il alors se demander si, parcourant l’Antiquité et le Moyen âge, la tétralogie de l’Histoire de la sexualité est toujours de la philosophie ? La propension à « l’archéologie du savoir » entraîne l’essayiste dans le champ de l’historien, non sans cependant débusquer les pouvoirs, sociétaux et religieux, qui vont jusqu’à investiguer, contrôler, du moins le tenter, les corps et les esprits.
Un quart de siècle plus tard, Gille Deleuze offrait son Qu’est-ce que la philosophie ? Certes à son compère Felix Guattari qu’il prétendait en être le co-auteur, mais à des lecteurs avisés, dont nous espérons rejoindre le cénacle.
Créer des concepts. Telle est, au-delà de la conception traditionnelle qui consiste à œuvrer pour une vie bonne, la fonction de la philosophie : « La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas, ne communique pas, bien qu’elle ait à créer des concepts pour ces actions ou passions ». Elle a sa langue, son vocabulaire et sa syntaxe, « atteignant au sublime ou à une grande beauté[19] ». Rivalisant ainsi avec la réflexion des scientifiques ou des artistes, avec de nouvelles disciplines comme la psychanalyse ou le linguistique, avec en outre les pauvretés avilissantes du marketing et de la publicité, dont les acteurs se prétendent des concepteurs, et, ajouterons-nous, de la propagande religieuse et politique. Ainsi le mot même est galvaudé, tant tout un chacun prétend disposer d’une philosophie commerciale, associative, événementielle.
En ce sens, Gilles Deleuze établit une hiérarchisation bienvenue : « Si les trois âges du concept sont l’encyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu du troisième ». Une « géophilosophie », originaire de la Grèce antique, fonde le chemin historique de la pensée, dans une réelle filiation : « En effet c’est l’utopie qui fait la jonction de la philosophie avec son époque, capitalisme européen, mais déjà aussi cité grecque[20] ». Ce que confirme par ailleurs la lecture de Karl Popper, lorsque dans La Société ouverte et ses ennemis[21], la filiation utopique et totalitaire va de Platon à Marx, en passant par Hegel. Il faut à cet égard ajouter que Gilles Deleuze, auteur de Capitalisme et schizophrénie[22], partage avec nombre d’intellectuels de son temps un tropisme anticapitalisme discutable.
Quand la science opère par observations et fonctions, quand l’art opère par percepts et affects, tout en entrant en résonnance avec ces derniers, la philosophie tente de mettre de l’ordre dans ce chaos qu’est le monde, forgeant en l’occurrence « les Chaoïdes » : « L’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou sensation, si bien qu’il constitue un chaosmos, comme dit Joyce, un chaos composé - non pas prévu ni préconçu. L’art transforme la variabilité chaotique en vérité chaoïde[23] ». Ne pourrait-on en dire autant de la philosophie ?
Dans le cadre de la tradition nietzschéenne, Foucault et Deleuze sont des opposants au platonisme. Pour eux deux, l’événement humain s’inscrit dans l’immanence. Le second n’a-t-il pas écrit un essai sur le premier ? Depuis L’Archéologie du savoir, il découvre en son mentor « un nouvel archiviste » ; depuis Surveiller et punir c’est « un nouveau cartographe[24] » de l’espace judiciaire. D’où la topologie qui permet de penser autrement, alors que la dimension temporelle déploie les strates ou formations historiques. Le tout dans le cadre du visible et de l'énonçable, qui permettent le savoir. Ce dernier se décompose en, d’une part, « les stratégies ou le non-stratifié », soit la pensée du dehors, c’est-à-dire le Pouvoir, et, d’autre part « les plissements, ou le dedans de la pensée[25] », c’est-à-dire la subjectivation.
Déplions le pertinent classement analytique établit par Gilles Deleuze : « Le principe général de Foucault est : tout forme un composé de rapports de forces », y compris les enjeux sociétaux à l’œuvre dans le cadre de notre histoire des sexualités. En sa dernière partie « Sur la mort de l'homme et le surhomme », il prétend que l’homme « chargé des animaux », des roches », et de « l’être du langage » n’est plus ni Dieu ni l’homme, mais « l’avènement d’une nouvelle forme[26] », sans nous dire laquelle, à venir peut-être, en une conclusion ouverte à la sagacité du malheureux lecteur. Telle est bien l’aporie.
Par ailleurs, n’est-il pas paradoxal que le critique des pouvoirs soit lui-même, à l’instar de son contemporain le sociologue Pierre Bourdieu, devenu une figure du pouvoir intellectuel ? Songeons combien les universitaires, combien ses thuriféraires ont fait de Michel Foucault, en font encore, peut-être à son corps défendant, une constante référence, voire une icône…
Il en est de la même farine aporétique à la dernière page des Mots et les choses, avec cette trop célèbre dernière phrase : « Si une nouvelle « épistémê » venait à naître, par l'effet d'un nouveau changement dans les dispositions du savoir, alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ». L’on sait en effet que l’homme est mortel, que les civilisations sont mortelles, que l’espèce humaine l’est au regard des temps géologiques ; certes. D’une telle aporie, pourrait-on imaginer si et quel nouvel homme surgirait ? Celui de l’anthropocène et de sa sortie, ou des technologies heureuses ? Celui de la tolérance universelle ?
Bret Easton Ellis :Les Eclats,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina,
Robert Laffont, 2023, 616 p, 26 €.
Bret Easton Ellis :American Psycho,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Defossé,
Salvy, 1992, 520 p ; Robert Laffont, 2023, 23 €.
Bret Easton Ellis :White,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina,
Robert Laffont, 2019, 312 p, 21,50 €.
Faut-il lire Bret Easton Ellis ? Faut-il le détester, l’apprécier, au risque de s’identifier ; à moins d’y voir une satire étalée parmi de longues - trop longues ? - fresques… Pour reprendre son premier titre, ces livres valent-ils « moins que zéro » ? Il faut plutôt pencher vers le sens abyssal, sans fond -peut-être dans les deux sens du terme -, voire le réquisitoire, de son scandaleux et controversé roman, American Psycho. Avec son dernier opus, ce sont les « éclats » d’une jeunesse dorée qui se brisent sur le cauchemar américain. Peut-être son recueil aux séquences autobiographiques, intitulé White, comme pour se blanchir de toute culpabilité, nous permettra-t-il d’éclairer une abondante et bavarde production, dont on a retenu la prégnance d’une adolescente paranoïa, d’un tableau de mœurs pour le moins grinçant. La « torpeur esthétique » de ses personnages n’aura pas raison du mal…
L’on sait que la carrière littéraire de Bret Easton Ellis commença fort jeune, avec Moins que zéro[1], dont un extrait choisi au hasard donne le ton : « Quand je suis parti, il ne restait pas grand-chose dans ma chambre, seulement quelques livres, le poste de télé, la chaîne hi-fi, le matelas, le poster d'Elvis Costello, dont le regard traversait toujours la fenêtre ; le carton à chaussures contenant les photos de Blair dans le cabinet de toilette. Il y avait aussi un poster de la Californie que j'avais punaisé au mur. L'une des punaises était tombée, c'était un vieux poster déchiré au milieu, il penchait, il était mal fixé au mur. Ce soir-là je suis allé en voiture à Topanga Canyon et je me suis garé à côté de vieux manèges de foire désaffectés, remisés dans le silence et le vide d'une vallée. J'entendais le vent mugir dans les canyons. La roue Ferris était légèrement inclinée. Un coyote a hurlé. Des tentes claquaient dans le vent chaud. Il était temps de rentrer. Mon séjour chez moi touchait à son terme ». Ce roman, parcourus de jeunes gens « pétés à l’acide », traînant une existence aussi dorée que vide, est évoqué, au cours des pages de Les Eclats : « il y avait des scènes, mais pas de récit à proprement parler, simplement cette qualité de torpeur et de dérive que j’essayais de perfectionner ». Cependant un projet littéraire semble surgir, se donnant les « moyens de l’embellir, le peindre plus sombre, lui donner une vibration plus sinistre, accentuer le mal ».
La perplexité laisse le lecteur pantois en abordant la lecture de Les Eclats. Il s’agit bien d’un narrateur interne, narrateur personnage de surcroit, qui s’appelle Bret, comme son auteur. La dimension autobiographique parait sans ambigüité. Pourtant, la toute dernière page se fend d’un communiqué laconique : « Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, les événements et les incidents, sont le produit de l’imagination de l’auteur. À l’exception de l’auteur lui-même, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou mortes est pure coïncidence et n’a pas la moindre réalité ». « Incidents » est à cet égard un euphémisme, tant les travaux d’un meurtrier en série aux perversités sans noms, voire le meurtre de Robert par le narrateur, sont éclatants, même s’il parait arguer qu’il s’agisse de légitime défense. La jeunesse de ces adolescents de dix-sept ans, choyés par la vie, vole bien en « éclats », sous les yeux et les manipulations du romancier, quarante ans plus tard, usant ainsi de l’autofiction. Rappelons-nous que Lunar Park[2]était également une vraie fausse autobiographie…
Car nous voici de retour à Los Angeles, en 1981. Bret, comme ses condisciples, porte fièrement l’âge de dix-sept ans. Immature bien entendu, il est cependant déjà rivé à l’écriture hésitante de Moins que zéro. Le lycée privé de Buckley, où il accède à la classe terminale, est un microcosme d’enfants gâtés. En compagnie du couple Thom et Susan, avec Debbie, sa petite amie qui est « la fille la plus sexy de Buckley », quoique ses appétences homosexuelles soient fort actives, il passe bien moins de temps à étudier qu’à s’adonner avec constance aux alcools, aux drogues, aux sexe, et aux intrigues. Comme autant de pseudo-rites de passage à l’âge adulte.
Les parents, richissimes, travaillant parmi et dans les marges du cinéma et du showbiz hollywoodiens, leur laissent la jouissance de vastes villas, de Mercédès de luxe et autres Porches. Tout est fêtes, fêtes vides, infiniment superficielles, piscines bleutées au-dessus des canyons, « cigarettes aux clous de girofle », valium, herbe, coke, addictions sans retour. Tout est marques, de chemises, chaussures et lunettes de soleil, comme ce « sac à dos Gucci » qui ne le quitte pas, marques de luxe énumérées avec constance, en autant de marqueurs sociaux, de convenances et de clichés. Tous sont « cool », et « OK, mec », avec un vocabulaire plus que restreint. Sans oublier les chansons, les groupes rock et pop dont aucun titre ne nous est épargné, les films souvent d’horreur, parmi lesquels se détache Shining, de Stanley Kubrick, d’après Stephen King. Les célébrités et autres acteurs de cinéma passent parfois parmi des réceptions d’un ennui sans fond. Sans qu’aucun élément réellement culturel ne soit imaginé, pas même le plus pitoyable engagement politique. Tout est enfin « torpeur esthétique », un concept récurrent : « Notre monde, à ce moment-là, était encore une distraction ». Même si l’on devine que la « lubricité adolescente » taraude le narrateur ; que « s’inoculer le souvenir de cette baise unique et sauver sa vie pathétique et lui donner un sens » serait la seule dimension métaphysique possible. Cependant la crudité sexuelle, sans lyrisme aucun, y compris lorsqu’il cède au désir du père de sa petite amie Debby, ne permet guère cette évasion.
Reste à jouer le rôle convenable de l’hétérosexuel charmant et sociable, cacher son âpre solitude, ses fantasmes et ses peurs obsessionnelles. À personne, pas même sa petite amie, qui lui sert de vitrine de respectabilité, il ne fait lire son manuscrit en gestation.
Il faut soudain compter avec l’arrivée d’un nouvel élève : Robert Mallory, beau plus encore que les membres de cette coterie : « la beauté de Robert allait tout altérer autour de nous ». De surcroit fort mystérieux, il cache bien des secrets. Aurait-il passé quelques temps dans un établissement psychiatrique ? Serait-il, selon les présomptions et les recoupements de Bret, lié au « Trawler » (soit le chalutier), ce tueur en série de jeunes étudiants qui sévit dans la Californie du bonheur ?
D’autant qu’à Buckley, la statue du « Griffon » est profanée par le sang. Des filles, un garçon disparaissent ; leurs corps sont retrouvés atrocement mutilés selon un rituel fétichiste. Voici venir « l’idée d’une mort hideuse qui pourrait venir nous arracher au dôme doré de l’adolescence sous lequel nous résidions ». Matt, qui fut une relation sexuelle de Bret, décidément gay, même s’il tient à le cacher, est à son tour la victime du « Trawler ». Selon les messages de ce dernier, les « altérations » infligées à son corps signent le sacrifice au « Dieu »…
Terrorisé, obsédé par le soupçon, Bret suit Robert, subrepticement croit-il, entame une inéluctable descente aux enfers psychologique, affrontant un monstre au-dessus de ses forces. Paranoïa, expertise criminologique ? Une cassette lui parvient, propulsant les voix de l’agonie et du criminel, insupportable moment d’anthologie, qui lui permet de se sentir traqué.
Au cours de son recueil d’essais, White, Bret Easton Ellis résume en quelque sorte la problématique de ce roman : « Je grandissais au pied des collines de Sherman Oaks, mais juste au-dessous s’étendait la zone grisâtre du dysfonctionnement extrême. Je l’ai perçu à un âge très précoce et je m’en suis détourné en comprenant une chose : j’étais seul. » Dans Les Éclats le personnage est en effet seul devant le Mal extrême. Il n’est pas même secouru par une morale qui viendrait chapeauter les événements et le roman. S’il parait un moment être le héros qui aurait éliminé le « Trawler », le faux semblant s’évanouit bientôt, le public se détourne de lui, la vacuité de sa lutte ne masque peut-être qu’un crime, dont le désir et la jalousie seraient les mobiles…
Parmi une mer de pages écrites avec platitude, le suspense est longuement entretenu, par éclats justement. La concision n’aurait pas nui, même si cela reste tout du long entraînant et si, après une centaine de pages, la narration devient plus dynamique, plus angoissante, jusqu’à l’acmé du couteau de boucher s’activant entre Debbie, Robert et Bret, lors des derniers chapitres. D’autant que le lecteur ne peut manquer d’être harponné dès la première phrase : « Je me suis rendu compte, il y a bien des années, qu'un livre, un roman, est un rêve qui exige d'être écrit exactement comme vous tomberiez amoureux : il devient impossible de lui résister, vous ne pouvez rien y faire, vous finissez par céder et succomber, même si votre instinct vous somme de lui tourner le dos et de filer car ce pourrait être, au bout du compte, un jeu dangereux - quelqu'un pourrait être blessé. »
Ainsi le romancier tresse avec une réelle maîtrise plusieurs fils narratifs, celui psychologique, celui social, celui du thriller. Tout en laissant imaginer au lecteur que l’ascension paranoïaque, de plus en plus hystérique, réduit de plus en plus la fiabilité du jeune narrateur persuadé que Robert est le « Trawler », ce tueur en série qui défraie la chronique. Même si nous subodorons que Robert est lié d’une manière indéfinissable au tueur, la fin ouverte, que d’aucuns diront décevante, semble moins un morceau de réalisme qu’une coupe du cerveau démantibulé du narrateur personnage, doué comme pas deux pour encanailler son lecteur dans les affres de la folie, à la manière peut-être du Jack Torrance de Shining.
Ce roman-fleuve semble fusionner les thématiques de Moins que zéro et d’American Psycho, dans lequel le narrateur, assassin à la perceuse de son état, confie ses techniques et ses jouissances. Mais, au-delà de ses motifs préférés, Bret Easton Ellis, s’illustre au moyen d’une métafiction virtuose, lorsqu’il fait de son premier roman une mise en abyme. À moins de soupçonner qu’il s’agisse également d’une satire sociale, tant ce monde est saisi dans une superficialité continue, que seule peut bousculer le cliché du tueur en série, tant les personnages semblent dévaler du haut de leur belle jeunesse vers un âge adulte vite flétri, comme Terry, producteur à succès cependant détruit par sa prédation sexuelle, comme sa fille Debbie « menacée de devenir une Liz avinée dans cinq ans ».
Il semble toutefois qu’au contraire de bien de ses personnages, malgré de probables doses d’alcool et de drogues, Bret Easton Ellis s’en soit sorti. Peut-être parce qu’écrivain. L’approche de la soixantaine venue, l’on n’est qu’à demi convaincu que la maturité l’ait saisi, tant l’adolescence lui parait le pivot narratif et natif de sa version de l’homo americanus.
Parfois aussi insupportable que les sévices des Cent-vingt journées de Sodome, du Marquis de Sade, American psycho relève d’un topos de la littérature policière tel que dans L’Etrange cas du Docteur Jekykll et de Mister Hyde, de Stevenson ; soit la double face, pour faire allusion à un autre personnage des fameux comics de la série Batman. Car Patrick Bateman, cet anti-Batman, est au service du mal comme le second est au service du bien. Le flamboyant « golden boy » est le jour un parfait jeune financier, quoique empreint d’un narcissisme aigu, associé à un mépris d’autrui peu amène ; tandis qu’à l’occasion de la nuit il se révèle en psychopathe clinicien de la torture.
Aussi est-il logique qu’une allusion à l’Enfer de Dante[3] inaugure l’ouvrage : « Abandonne tout espoir, toi qui pénètres ici, peut-on lire barbouillé en lettres de sang au flanc de la Chemical Bank ». Et qu’une autre inscription le referme : « Sans issue ». L’homme au « pardessus Armani » peut incidemment débiter une déclaration d’intention politique sensée dans une soirée sans la moindre hauteur intellectuelle. Toutefois ce qui l’occupe, c’est le luxe de son appartement, la litanie des marques, en particulier vestimentaires, les jugements à l’emporte-pièce et cyniques sur autrui. Soirées interminables, entre alcools, restaurants, défonce, boites de nuit. Rivalités et propos creux. Le snobisme de l’argent et non le snobisme de la culture.
Il faut attendre une centaine de pages pour que s’infiltrent les pulsions sanglantes, d’abord allusives, puis décrites avec un luxe de détail, tel que l’énucléation et le meurtre gratuit d’un clochard noir (p 173) ne semble accuser que le fossé social. Pas la moindre culpabilité, pas la moindre empathie, alors que cette dernière se complait dans un éloge argumenté des chansons du groupe Genesis dont il déguste « la qualité lyrique ». Mais bientôt l’on réalise qu’en Patrick Bateman il n’y a pas d’autre motivation que le goût de la torture et de l’assassinat, pour remplir un vide du sens, mieux que le piètre orgasme sexuel poursuivi avec quelques admiratrices, prostituées et conquêtes hasardeuses…
C’est avec un art plus subtil qu’il n’y paraît que le romancier nous permet de pénétrer l’esprit de son narrateur, de son Bateman totalement dérangé, halluciné, perclus d’obsessions et de drogues, adonné au culte de son propre corps, entre gymnastique, manucure et produit de beautés, sans cesse assailli par ses sursauts de violence, qu’il parvient cependant à dissimuler auprès de ses collègues, petites amies et autres comparses. Il est profondément misogyne, homophobe, antisémite, xénophobe, et nous en oublions. Il achète des animaux pour les dépecer vivants, pratique le « canicide », avant d’user du matériel le plus incisif et le plus sophistiqué sur ces victimes diverses et surtout féminines. Pour donner un exemple que les yeux pudiques ne liront pas : « Mon casier de vestiaire contient trois vagins découpés sur le corps de différentes femmes attaquées la semaine dernière ». Mais la complexité du spécimen humain, et cependant inhumain, échappe à la caricature. D’où vient qu’il incarne à ce point le mal ? Atavisme génétique, aires neuronales déglinguées, traumatismes ? Le romancier sait nous laisser pour le moins perplexe : « Le mal, est-ce une chose que l’on est ? Ou bien est-ce une chose que l’on fait ? Ma douleur est constante, aigüe, je n’ai plus d’espoir en un monde meilleur. En réalité je veux que ma douleur rejaillisse sur les autres », médite-t-il. Il n’y a pas de fin particulière. Ni catharsis, ni morale.
En en recueil de huit chapitres, White affirme par son titre sa condition d’homme blanc américain, non sans un air assumé de provocation. Mais aussi son innocence implicite, a contrario de nombre de ses personnages, en particulier le Patrick Bateman d’American Psycho, avec lesquels on ne le confondra pas. Publié en 2019, alors qu’il est un peu plus qu’un post-adolescent - il est né en 1964 - il se prétend l’analyste du « post-sexe » et du « post-empire », selon les titres de deux de ses chapitres.
Excédé par la colère des agresseurs rôdant parmi les réseaux sociaux, par ceux nombreux qui ne peuvent qu’avoir raison et de ce fait clouent au pilori de leur vindicte qui ne leur ressemble pas, Bret Easton Ellis préfère se dire avec toute la nuance et la ruse de la prose. Rétrospectif, ce regard sur son métier d’écrivain commence par la brève autobiographie d’un enfant, d’un adolescent qui dévore les romans et les films d’horreur, sans filtre parental », alors qu’il vivait « à l’apogée de l’empire », que « le culte de la victimisation n’avait pas encore exercé sa fascination ». Le recul critique est évident, de façon à ce que le lecteur hésite à se demander si l’auteur ne frise pas le genre de l’essai ; plus exactement du pamphlet au service de l’écriture et de la liberté d’expression.
En pleine conscience de la nécessité de son travail, il s’affirme comme « satiriste de ma génération pour son matérialisme, et sa passivité qui, dans Moins que zéro, flirtait avec l’amoralisme avant de s’y perdre ». Suite aux attentats du 11 septembre 2001, le post-empire a vu poindre l’irruption d’une perversion de « la poursuite du rêve américain : isolement, aliénation, corruption, le vide consumériste sous l'emprise de la technologie et de la culture d'entreprise ».
Il revient sur son anti-héros, qui contribua sans borne à sa réputation sulfureuse, Patrick Bateman, ce yuppie new-yorkais dont les nuits étaient occupées à découper des femmes : « Un personnage, devenu à son insu une métaphore filée des gens qui travaillent à Wall Street - un symbole durable de la corruption - ou quiconque dont la façade parfaite cache un côté sale, plus sauvage ». Au-delà de l’allégorie américaine certainement abusive, il est le révélateur de l’éthique littéraire de son auteur : « Bateman n'était pas nécessairement un narrateur fiable et il était peut-être en fait un fantôme, une idée, un résumé des valeurs de cette décennie particulière, filtré à travers ma propre sensibilité littéraire : riche, très bien habillé, invraisemblablement soigné et beau, dépourvu de moralité, totalement isolé et rempli de rage, un mannequin, jeune, désorienté, espérant que quelqu'un, n'importe qui, le sauve de lui-même ». Sauf que, pas même Jean, sa délicieuse et intelligence secrétaire, personne ne sera à même de le rédimer.
Bret Easton Ellis ne fait pas plaisir à tout le monde, lorsqu’il propose son analyse du phénomène Trump et surtout du phénomène anti-Trump : « Chaque fois que j'entendais certaine personnes péter les plombs au sujet de Trump, ma première réaction était toujours : vous avez besoin d'être sous sédatif, vous avez besoin de voir un psy, vous avez besoin d'en finir avec "le grand méchant homme" qui vous aide à concevoir votre vie comme un processus de victimisation ». Ainsi l’art de l’écrivain ne peut se satisfaire d’une sous culture du j’aime et du je déteste, venue à la fois des réseaux sociaux et de la diabolisation idéologique, préférant l’usage de la nuance, de la contradiction et du pas de côté. Ce dont nous lui sommes gré.
Peut-on imaginer que ce dernier opus, efficacement intitulé Les Eclats, soit une réussite ? Au sens où il unirait les qualités de ce que l’on appelle aux Etats-Unis le « Collège Novel » - à l’instar du Maître des illusions, de Donna Tartt[4] - et de la tradition horrifique, venue du roman gothique[5]… Finalement, au dépend de ses gros romans longuement étirés, Bret Easton Ellis fait preuve dans White de plus de sagesse qu’attendu. Exploitant la fibre de la peur, la ferveur de l’acuité psychologique et sociale, il devient un moraliste de notre temps, non sans dresser des portraits, qui, sous la plume concise de La Bruyère, auraient pu devenir des Caractères. Si ces personnages sont totalement dépourvus de conscience politique, ce n’est pas le cas d’un romancier que l’on aurait pu croire superficiel, exhibitionniste et racoleur. Ne termine-t-il pas en dénonçant les « groupes de pensée » dont la « rage infantile » jure à toute force de réduire à néant le jugement de ceux qui préfèrent Donald Trump[6] aux idéologues démocrates : « Et, à la fin, vous perdez la tête et, avec elle, votre liberté ».
Col de La Pierre Saint-Martin, Arette, Pyrénées-Atlantiques.
Photo : T. Guinhut.
LE PASSAGE DES SIERRAS
& autres récits pyrénéens et espagnols.
I
Un Etat libre en Pyrénées
Pourtant ce fut un drôle d'été. Ou, au lieu de megaver de montagne, la montagne me fut trop souvent retirée.Ou j'usais des camps d'adolescents qui m'embauchaient comme animateur pour atteindre et vivre des lieux... J'aimais cette activité de compagnie, de jeuxetde randonnées, où je pouvais de plus espérer de féminines rencontres parmi les autres moniteurs et monitrices. Maisceci serait une autre histoire,d'autreshistoires...Aprèsquelques bribes de vies diverses, j'allais retourner dans les Pyrénées !
Un train denuit nousdéversa,massefluctuantebousculée de bagages, surles quaisde lagarede Pau.Puis,unbus,exagérémentmatinal,dans lequel, absorbéparla cohorte des adolescents bavards,par un réveil général vaseux, etpar le soupçon d'éclatsmontagneux pâlesautravers des massesbrisées dutemps couvert, je ne faisais guère attentionau groupedes autres animateurs, particulièrement discret et gris me semblait-il. Les balancements nauséeux du busnoushissaient rapidesdanslesbrouillardsde monsouveniret d'une route estivale et verte dans le blanc sale du sans jour. Plus haut, après les panneaux etles murs des Eaux-Bonnes, puis au-dessus de larges lacets, de forêts lourdes d'humidité, l'on y vitquelque chose. C'étaient des bâtiments de crépi etd'ardoise, comme une caserne égarée pour soldats de zinc, jetés sur un étroit pré mal foutu, au surplomb d'un torrent invisible, entre deux versants noirs de rochers et de bois, une cuvette étranglée sous un ciel gonflé, gris bourgeonneux, obstrué d'en haut, sur les côtés et d'en bas.Quant à la route, elle n'abordait cesite bruyant de vapeurs d'eaux que parle rejet de l'extrémité d'une épingle à cheveux, à regret de devoir le desservir. Mais c'était tout de même la montagne, son souffle, sa puissance, sa liberté d'itinéraires et de moi possibles, et moi, inconscient que j'étais, j'exultais.
Nous étions là pour trois semaines, autant dire une libérale abondance de journées de marche, de campements et de cabanes, de vallées et de sentiers, de mers de nuages et de neiges estivales ; à toutes crêtes. Je brûlais d’initier ces jeunes gens à la montagne, de faire gémir le cuir neuf de mes lourdes chaussures, de hisser mon sac à dos neuf au crochet des refuges, de faire sonner la pointe vierge de mon nouveau piolet. Un équipement qui, soit dit en passant, avait laissé mon portefeuille aussi plat que l'anorexie d'une plaine d'en bas. Il faudrait bien ces trois semaines de joyeux travail pour le regonfler un peu. Et, puisque nous étions aux Eaux-Bonnes, ce séjour ne pouvait être que simple et clair, sûrement je me bonifie rais en coulant des jours limpides et vifs... Mais au rêveur un destin passablement contraire allait s'imposer.
Cette journée inaugurale se passa dans la petite euphorie fébrile de l’installation, des bagages défaits, des déjeuners et dîners, du moins avec les adolescents, car dans une apparente libéralité on ne leur attribuait pas d’animateur fixe. Les comportements bon enfant promettaient des jours heureux, animaient des groupes prolixes et joyeux sur les bancs de la maigre esplanade au-dessus du chaos fermé de brouillards. Quelques moments d’apparente clarté me permirent de descendre avec une poignée d’adolescents dans un pré qui trouait les bois autour d’un instant de torrent calme. Quelques demi-siestes où refaire le monde, jeux d’indiens pour les plus gamins, barrages et baignades allaient pouvoir fleurir…
Autour de la barbe discrète, et jusque-là silencieuse, voire fuyante, du Directeur, la réunion vespérale du programme d'animation s'ouvrit :
Ce furent d'abord, adressées à lui-même plus qu'aux cinq ou six animateurs falots que nous étions, de malhabiles et banales phrases de bienvenue ou résonnaient plus souvent qu'à leur tour l'adjectif « pédagogique » et les expressions, apparemmentanodinesdans untel contexte : « collectivité », «vie communautaire »... Je me foutais royalement de ces oiseux préambules et n'écoutais que d'une oreille, attendant leplat derésistance, le programme des réjouissances, les projets de randonnées1 de refuges et de camping qui nous éloigneraient de ce lieumisérable et nousconduiraient vers lesvéritésde la montagne.
Je n'avais plus qu'un quart d'oreille pour ses balbutiements - visiblement l'aisance oratoiren'était pas son fort - quand ilparut, haussant le ton, vouloir galvaniser ses troupes :
- Comme vous le savez, c'est inspirés par le Front de Recherches Pédagogiques des Jeunesses Communistes Révolutionnaires que nous ouvrons la session d'août de ce camp.
Il respira,satisfait,tournant salanguedans sa bouchecommedansun moulin à sirop, pendant qu'en un instant je me remémorai que cette colonie de vacances émanait du plus banal ministère qui soit, celui des Affaires Sociales, même sous un gouvernement assez paisiblement de droite alors...
Il reprit, plus incisif :
- Donc, ce sera à vous d'instaurer avec moi, ici en Pyrénées, un Etat libre. Dans lequel aucun adolescent, aucun apprenant au collectivisme, ne sera soumis à un chef, dans lequel aucune activité ne sera obligatoire et s'inscrira seulement dans un forum journalier et libertaire. Ici, sur une enclave pyrénéenne, un mode de vie communiste est enfin installé pour le bonheur de tous et en dissidence avec l'infâme gouvernement bourgeois français...
J'en restai bouche bée ...
Il poursuivit en présentant ses acolytes, assis en ordre à sa droite et à sa gauche, son « amie », pâle, les cheveux, nez, menton très courts, le regard effacé, qui faisait fonction d'intendante et d'infirmière, visiblement plus soumise qu’une brebis - à moinsque mégèremaniaquedans leprivé -, ensuite D, lui-même Directeur.Puis B, casque de cheveux frisés, gros doigts, traits depassionaria assagie, et deuxoutrois figures sianonymeset que j'oseraisa peine nommer, de C à E, F, et peut-être G. Il ne restait au groupe que deux inconnus : mon voisin et moi. A nous somma de dire qui nous étions, bien que le contrat d'engagement dont il avait eu le double eût dusuffisamment le renseigner, et ce que nous pensions, pédagogiquement et politiquement. En une bête provocation post-adolescente, riant, je lançai :
- Oh, moi, tout ça m'indiffère un peu. Ce sont les montagnes etle développement des adolescents qui m’intéressent. Pour le reste, je suis un libéral tempéré.
D.s'était étranglé d'un cride rage rentré... Il se reprit et poussa son attaque :
- Maisc'est incroyable ! D'où sort-il celui-là ? Du musée de l'Histoire ? Tu es donc un valet du capitalisme ? Un suppôt de la tyrannie droitière ? Un capo scout des places boursières ? Un aristo décadent ? Un étrangleur du peuple des travailleurs ? Réponds !
- Je n'aurais pas cru possible la violence de tels clichés, de cette lèvre inférieure gonflée, tordue par la bave du mépris...
- Non, rien de tout ça, tentai-je de me maladroitement défendre. Jene tiens qu'à ma liberté d'entreprendre et de penser...
- Peuh, sembla-t-il s’affaisser, déçu, fatigué. Là, dans un râle, il prétendit à l’adresse de ses comparses prudemment silencieux :
- Il ne peut pas savoir ce que c’est… Liberté !
- C’est ma liberté que de penser autrement que vous, rétorquai-je, légèrement excédé.
Je crus avoir couru tout droit à l'orage, à la rupture... D. ne fitque rentrer la tête dans les épaules etaffecter un air deméditation supérieure :
- De l'autre côté les libéraux aussi défendent la vieille momie de Franco. Ondit qu'elleest gravementmalade. Qu'elle vabientôt crever. Que la pourriture de sa vie ne lui vient plus que par des tuyaux... L'Espagne fasciste est prête à s'écrouler, mûre enfin pour la revanche populaire. Qu'il passe l'arme à gauche et c'est la révolution. Qui balaiera du même coup son fils incestueux, ce roi pantin de Juan Carlos...
- Et pourquoi pas Juan Carlos ? C'est peut-être ce qui pourrait arriver de mieux à l'Espagne. 11 y abien des monarchies constitutionnelles, comme en Suède.
Là,jele provoquai.C'était sûrementune erreur. Maisil s'était tassé sur lui-même :
- Peuh... La monarchie. Une image fossile de l'oppression, une figurine de plomb àabattre. Hélas, il y a encoredesgenset despeuplespourne pasconnaîtrela véritéde l'Histoire.Quepeuton faire pour eux ? Sinon malgré eux ? En attendant, qu'on le veuille au non, entreFranceet Espagne,entreGiscardet Franco,c'est ici une enclave, un Etat libre en Pyrénées !
- Commel'Andorre...
Que n'avais-je pas dit là ! Je lui avais redonne du poil de la bête. Il éclata en vitupérations baveuses sur sa barbe :
-LesAndorrains !Des marchands.Des outres à figues sèches.Des fils de contrebandiers entre deux frontières qui détaxent et détroussent en vendant du Pernod et des cigares à bas prix pour dévaloriser ceux du peuple cubain etsans souci pour la santé publique ! Des égoïstes sans la moindre culture politique qui bétonnent leur vallée pour mieuxyratisserlespochesdes touristes sans conscienceinternationale. Un furoncle de marchands à la jointure de deux impérialismes !
Ils'arrêtad'un coup, hébété, comme vide. Il parcourut d'un regard morne ses troupes mutiques, ses acolytes pétrifiés qui semblaient ne rien regarder, évitantdefaireparaitrelamoindreexpression,sinonla soumission. Il se tourna alors vers mon voisin, un dénommé H... du moins, moi, Paul Duchêne, je n'avais pas retenu son patronyme - et lui demanda de prendre la parole :
- Oh, répondit-il avec hésitation, je suis un peu dérouté. Je ne m'attendais pas à ça... Je ne suis pas un communiste... Je ne fais pas de politique... Je ne sais pas trop ce que vous voulez... Je suis là pour apprendre la vie en communautéaux adolescentset favoriserleursactivités.Jevais voir.Laissez-moi le temps...
- Bien. Nous verrons, sembla sesatisfaire D. Quant à toi, m'asséna-t-il dans son dernier sursaut d'énergie de la soirée, ce n'est que par égard pour toncamarade que je te laisse la possibilité de rentrer dans le rang. Dès demain matin, si tu veux, tu peux faire tes bagages, ça vaudrait mieux pour toiet pour la communauté !
Et sans transition, ils passèrent a des conciliabules sur l'organisation matérielle du camp, les transports et l'intendance, à des propositions d'ateliers qui paraissaient réglées et connues depuis toujours,bien que farcies avec des « si on », comme s'il s'agissait d'inédites et géniales trouvailles aux vertus pédagogiques initiatiques. De tout cela, je n'entendais guère. C'étaient des échanges à voixbasse et qui ne m'étaient visiblement pas adressés. L'onneparla pas un instant de montagnes. Où sont les montagnes, me criais-je en moi-même, pour me sauver avec le vert deleurs herbages et l'acuitéde leurs roches, oùsont la paix menaçante des névés et la boursouflure des orages que les crêtes font résonner ?
La réunion fut closesanscérémonie. Le traditionnel goûter dusoirentre adultes n’avait vu passer que quelques croutes de pain et de fromage, méprisées à la fin des repas.
J'allai me coucher dans les affres de l'indécision. Partir ? Sans montagnes et sans argent, que ferais-je? Je craignais plus quetout de mevoir revenir comme un chien battuchez mes parents, en août, dans une lointaine ville de plaine etde replaine. Rester ? Ma conscience politique comme il disait, n'était guère aiguisée, maisjemevoyaismaljouerleur jeu de militants obsessionnels, tristes et revanchards,leur fiction dangereuse.Carje sentais bien que D. avait, sinon le pouvoir de virer manu militari, au moins celui de m'emmerder jusqu'à la lie.
Pic de Cézy, Vallée d'Ossau, Pyrénées-Atlantiques.
Photo : T. Guinhut.
Sur lacarte, au-dessus dutorrent du Valentin aunom charmant, la « Cola » était située aulieu-dit « d'Asperta », bastion en devers de la route et en travers de la gorge, nom que j'étais prêt à changer en Desperta, en Désespoir... Jem'endormisje ne sais comment. Meréveillai à la lueur dubrouillardqui obscurcissait la fenêtre et le plafond si peu montagneux. À masurprise, dès le café-tartines, fut négligemment acceptée maproposition d'emmener ungroupe d'adolescents enthousiastes édifier un barrage,un fort et unjardin zen plus bas dans le torrent, ce qui nous prit toute la journée, seulement coupée par unrepas frusteetbourratif. Enfin la veillée chansonnettes, passacommeune fleur, au bonplaisir desadolescentsetdumien,sans intervention aucune de D.
Il n'yeut pasderéunion du soir. Ce que j'avais craint m'accordait un sursis.Etait-ce,pourleDirecteurD.,la patienced'avantl'attaque ?Ou étais-je quantité si négligeablepour me laisserdans lejus de pluie menaçante et ne pas plus s'en préoccuper ? Je medisais lâchement qu'un orage évité étaittoujoursçadegagné et qu'enfaisantle mort, letemps allait jouer en mafaveur. Mais surtout, curieusement,je n'y pensais pas plus que ça, dans une capacité de distance, d'insouciance qui m'étonne encore aujourd'hui. J'aimais mieuxrire et bavarderavec les adolescents. Projeteravec eux desbalades sur les cartes que je leur apprenais à lire.
Le lendemain donc, après que j'eus commencé avec les adolescents la construction d'une cabanedansunhêtreécrouléau-dessusde notre torrentavec barrage et jardin zen, j'attendaisavec une poignée d'entreeux le repas de midi, surl'esplanade, jouant avec une craie et cailloux à déplacerpour former lepremier uneligne dans un carre aux huit triangles... D. mejaillit dessus :
- Qu'est-ce que tu fais ? Ce jeu débile. Quel est ton objectif ?
- Je necomprenais rien. Je balbutiai. Alors que les gamins, discrètement choqués, s'écartaient.
- Tout animateur digne de ce nom doit soumettre toute action à un objectif. Es-tu si ignare que tu ne connais pas la pédagogie par objectifs ? La socialisation et l'apprentissage d'une technique collective !
Et, derechef, il éloigna sa barbe frêle et sa silhouette hésitante...
Encoreun mauvais coup pourmoi, me dis-je. Qu'est-ce que c'était que ces billevesées ? Alors que la passionaria languide aux cheveux noirs crépus, au nez camus, continuait placidement son atelier macramé, sestortillages de ficelles et cordages pour exécuter desplendides créaturesartisanales, dignes des plus tristes salles des fêtes soviétiques, suspensoirs àpots defleurs, panier ventral pendouillant et autrehamacs et dessusdetable,chefs-d'œuvre de l'ingéniositéhumainecomme j' en avais vu dans une exposition de l'association France-URSS, clichés extenués d'art populaire pour propagande. Elle devait surement habiller la chose de concepts prétentieux tels que « découverte de l'artisanat populaire traditionnel » ou « initiation à la création manuelle »... Comme ceux qui derrière moi passaient leurs journées aux sports, ping-pong, volley et foot dans le seul pré plat, ces « éducations a la motricité et à l'esprit d'équipe », que je prenais plutôt pour enrégimentement, agitation fonctionnelle, empêchage de pensée singulière…
Aussitôt le dessert avalé, un ciel plus clair se levant soudain, j'embauchai un animateur pâle et timide autant que sa syntaxe, une tête aussi blanche qu'un poireau grêle, c'est tout ce que j'ai pu retenir de lui, puis une douzained'adolescents,pour unebalade d'après-midi.Par laroute,par des sentes qui en coupent les lacets, nous montâmes à Gourette, laide station de ciment, goudronet téleskis,pour accéder au sentier du lacd'Anglas. Lac quenous n'aurions pas le temps d'atteindre... Le petit bois de Saxe dépasse, le torrent franchi, nous étions lancés en pleine montagne, vallée torturée par les géologies du calcaire, mais point par l'homme encore. Même si nous eûmes le temps de nous étonnerdevant l'effilementde l'arête de Pène Sarriere, un défi de laroche au ciel un instant bleu, à l'équilibre, je sentais trop que j'étais au bout d'une laisse, celle du temps imparti par la rancune de la caserne ou l'on aimait tant les mots d'ordre et les injonctions, et où, je m'en rendais compte peu à peu, l'on ne faisait rien en fait.
Il n'yeutpas plus de réunion ce soir-là. Les bruits de randonnées à programmerrestaientremis à cause d'une incertaine météo. Ou à cause de la flemme, de la léthargie grisedes esprits, du ressentiment assagi...
Je restais deux ou trois jours à trainasser dans l'oubli de la hiérarchie absente, sous le ciel couvert ou pluvieux, à jouer à notre cabane de torrent ou à suivre les adolescents aux bistrots et boutiques des Eaux-Bonnes,pendant que le Directeur D emmenait tour àtour desgroupes« en ville », en camionnette, àLaruns, pour les faire participer auprojet d'intendance, excursionsauxquelles je n'étais pas convié, et dont je ne souhaitais pas être.
Il fallait bien occuper pourtant des jours franchement pluvieux. Je ne pouvais les faire jouer à l'Indien sous le wighwam defougères détrempées. IIfallait bien s'abriter del'averse dégoulinante dansl'abri delacasernedetôle etde ciment. Usant d'une de mes passions d'alors,je lançai dans la cantine un atelier d'initiation à l'art abstrait. Qui marcha assez bien. Entrainant àbarbouiller del’abstraction lyrique et de l'expressionnismeabstrait une douzaine de gamins. Les œuvrettes nous parurent assez variées, colorées et réussies pour qu'on en scotche les feuilles sur le mur qu'ainsi chamarré j’appelai pompeusement « Galerie d'Art » sur un panonceau de carton. Les adolescents virent cette appellation comme le couronnement de leur fierté et attendaient de pied ferme l'arrivée des autres.
QuandD. entra, de retour de son escapade qui, prétendument, était destinée à chercher des lieux de camping, en fureur, et m'apostropha, quoique sans me regarder dans les yeux :
- Quoi ! "Galerie d'Art"? Tu veux faire le lit du système capitaliste, de l'art pour l’élite financière, de l'appropriation privée de l'art par des privilégiés au lieu de le rendre à tous ? Offrir aux mains rapaces de l'argent et de la spéculation desmotifsdécoratifset vides de sens ? Non ! C'est à l'Etatcommuniste et collectiviste de permettre àl'art prolétarien d'être produit par tous et utile àtous...
Il sortit aussi rapidement qu'il avait surgi, comme s'il ne voulait pas se laisser le temps d'entendre ma réponse. Peut-être me serais-je tu. Pour ne pas plusirriterson ire,étrangepuisqu'ellene se portaitplus vers moi que par intermittences, aussitôtretirée. Etait-ce incontrôlé ? Pensait-il ainsi mieux me blesser ?Oumieux m'épargner? Quant au sujet de discorde, un de plus, je pensais à part moique l'on savaitàquel art officiel, à quel médiocre stéréotype la mainmise de l'Etat mène... Une fois de plus les ados s'étaient éclipses. Il n'en restait qu'un ou deux pour décrocher avec moi les œuvrettes que nous voulions protéger de la destruction, de la censure...
Mamémoire, de cette semi-privation de montagne (elle était là et je n'allais pas à elle), decette saynète socialeobligée, n'afinalementguère retenu. Des journées vides restent vides. Ma chance, peut-être, face à detels obtus idéologues, heureusement dénués du pouvoir de nuire plus avant, était de les presque instantanément effacer par une incroyable et gamine faculté d'oubli, de considérer la montagne, même depuis la prison des fenêtres au-delà de la médiocre esplanade, d'examiner ses troncs, sesfalaises, ses ciels bouchés et sespluies. Sans compter ses innombrables, toujourschangeants, ballets de vapeurs,averses,brumes et brouillards qui balayaient comme vanité le théâtre minable de notre colonie, même jeune, même communiste, même révolutionnaire. Finalement, D. et sa troupe, du moinsl 'espérais-je, n'avaient pas assez de poigne pour châtier plus violemment mes dissidenceset risquerainsi de transgresserles lois du ministère et de l'Etat qui les payait.
Déjà, une semaine était largement passée. Sans qu'il se soit rien passé. Il n'y avaiteu ni expulsion du gris purgatoire de D. ni haute montagne. D.continuait de passer parfois prèsdemoisans paraîtremevoir.Pourquoisi menaçant,si intransigeant, n'usait-il plus de son maigre pouvoir de roquet ? Etait-ce au fond un craintif, ou, retors, guettait-il l'occasion de me prendre réellement en faute et me tomber dessus ? Cependant, tout animateur ayant droit à une journée de congé par semaine, la chose futvite réglée : il suffisait de s'inscrire sur un tableau après une informelle concertation avec ses pairs. La perspective de marcher enfin seul le lendemain dans et sur la montagne me faisait vibrer comme une comète... Jusque-là, promener sa viande molleautour du casernement des animateurs et ados, qui avaient déjà des habitudes de grand-père,refaisant les mêmes maigres trajets sans couper le cordon du camp, ne m'avait laissé qu'un goût de gris dans la bouche, sans le secret affolement du désir.
J'espérais une radieuse aurore pour cejour de liberté. Hélas, la pluie avait pris en otage la montagne. Elle tenait aux branches comme par des menotteset ses lourds nuagesencapuchonnaientlesfalaisescomme des bures d'ascètes castrés.
Je n'allais pas m'avouer vaincu. J'engloutis le petit déjeuner en chaussures de montagne avant de voir l'œil étrange de D. considérer mon départ sous une pluie battante, sonore, tenace, qui me dégoulinait déjà du nez au menton et du menton au cou. J'avais vu de pires départs qui s'étaient ouverts sur l'éclaircie, du moins sur le silence des écharpes de brumes entrouvertes. Ou sur une magique neige estivale.
Par Gourette, plus laide encore sous le déluge qu'elle salissait, je montais, par prairieset sous-bois,faisantl'inventaire desflaques, rigoles, boues et rochers glissants, mousses aqueuses et feuillesspongieuses, écoutant la galopade ininterrompuedes gouttes sur ma capuche, faisant gicler terre eteau dans lasoupedusentier.Endeuxheures, j'arrivai à la cabane de Bouy dont l'alpage courbe aurait dû largement dominer la vallée du Valentin et la microbienne colonie tout en se laissant survoler par les arêtes calcaires du Ger et les aiguilles des Quintettes au nom si musical, fabuleux. J'avais cru pouvoir entendre en la montagne un aérien et joyeux quintette de Haydn. Alors queje ne pouvais percevoir que le néant des gris, la collante et monocorde sonorité de la pluie universelle. Trois heures durant, a demi-abrite contre la cabane fermée, je restais à scruter l'attente d'un miracle qui ne vint pas. Je connaissais jusqu'à l'intime la mâche de la pluie, le fumet de la forêt, le crépitement des gouttes dans la pelouse. Touchant le grain particulier d'une roche mouillée, il n'y avait plus de mes sens que la vue qui restait frustrée. Même si l’expérience de transporter en marchant et autour de soi comme une grotte de brume ou n'apparaissaient que les premiers troncs, les seuls objets proches, semblait fort limitée, cette aventure me prenait toujours d'une sorte de joie de sanglier au tr avers de la gorge. Je préférais le goût rauque de cette goulée de montagne sur mes tartines à la cantine de la caserne.
Dans l’abri précaire de l’encoignure de la cabane d’altitude, je prêtai soudain attention à la froideur croissante de la pluie, à son évanescence lourde, à ses virevoltants duvets : il neigeait ! C’était ténu, le sol blanchissait à peine, par plaques. Il aurait fallu pouvoir bivouaquer là, trouver au matin la vue dégagée sur un cirque fluorescent de montagnes enneigées…
Je dus redescendre, rejoignant Les Eaux Bonnes par un sentier forestier adjacent, forant le nuage comme un geai. Dans la brumeuse et mobile cellule heureusement individuelle qui m'avait été allouée pour la route,je sentais l'animal, le cuir de chamois rebelle, le jus d'écorce et de bouillasse, le sperme en puissance, l’intellect d'homme libre...
Quoiqu’il en eût vu bien d’autres, le Beau se sentit soudain bouleversé, voire outragé, saccagé, lorsqu’à deux reprises des arts venus d’ailleurs, Japon, puis Afrique noire, firent irruption dans le champ occidental. S’agissait-il d’art d’ailleurs ? Sans compter l’Amérique centrale des Aztèques, ou encore l’Australie des Aborigènes. Il nous faut alors se confronter au japonisme, se mirer dans les masques africains et ceux des Indiens de la Colombie Britannique, tels que les révéla Claude Lévi-Strauss, ceux relevant de ce que l’on appelle aujourd’hui les arts premiers. Ainsi est-il nécessaire d’envisager une « anthropologie de l’art », pour reprendre le titre de Muriel van Vliet. La face de la beauté en est-elle changée ?
De Platon à Hegel, en passant par Boileau, la cause était largement partagée. L’art devait imiter la nature, figurer l’universalité du beau, ce en rassemblant la Grèce antique et le christianisme, enclins à entretenir la plasticité du dessin et la lumière des couleurs. Corps, paysages, allégories ne devaient convaincre et persuader que par le sésame du beau universel, même si Hume et Kant y ajoutaient la subjectivité d’où découle ce qui plait. Hegel allait jusqu’à voir dans le déroulement chronologique de la création artistique un progrès, dans le cadre d’une téléologie.
Mais à la fin du XIX° siècle, l’irruption des estampes japonaises, d’Hokusai, Utamaro et Hiroshige, change la donne, ouvre le regard, bouscule les peintres, comme Monet. Le japonisme bat son plein, jusque dans la décoration. Car en 1868 commence l’ère Meiji, soit la sortie du Japon de son isolement insulaire et son ouverture commerciale au monde occidental. À cette occasion déferle en Europe un univers insolite, exotique et fascinant. Un Français, Philippe Burty, critique d’art et collectionneur, invente dans les années 1870 le néologisme aujourd’hui consacré : « japonisme ». Les échanges commerciaux, les expositions universelles de Paris, Londres et Vienne, la revue de Samuel Bing, Le Japon artistique, fondée en 1888, tout concourt à faire l’art extrême-oriental une référence choyée. L’on découvre la perspective diagonale qui ôte les toits des demeures, les paravents paysagers, les éventails peints, les céramiques aux opalescences profondes. Les artistes européens et particulièrement français ne peuvent manquer d’être étonnés, chamboulés, influencés. Impressionnistes, Nabis, symbolistes, Art nouveau, tous succombent à cette séduction, empruntant, intégrant et revisitant thèmes et motifs. Ainsi Siegfried Wichmann, en son volume aux quatre cents pages et mille cent illustrations, nous montre comment Van Gogh, Degas et Toulouse Lautrec, mais aussi le Viennois Gustav Klimt, sans oublier Emile Gallé et ses vases, se sont nourris, certes sans que cette influence les assèche, de l’art vivifiant d’une civilisation qui ne doit rien à l’Occident.
Savamment fleuris, les kimonos exercent toujours un pouvoir de fascination calme. Ce dont témoigne, au Musée Guimet, la première exposition hors du Japon des plus belles pièces textiles de la collection de la célèbre maison Matsuzakaya, fondée en 1611. Depuis l’époque d’Edo (1603-1868) jusqu’à nos jours, ce vêtement qui est une œuvre d’art à soi seule et d’autant plus qu’il est porté avec le plus grand soin n’en est pas moins sujet aux évolutions séculaires, alors que leurs réinterprétations sont légion dans la mode japonaise et française contemporaine. Sous un titre laconique et suffisant, Kimono[1], un ouvrage délicieux répertorie ces prétextes aux déclinaisons florales colorées, parfois sur fond d’or et de pourpre, sans omettre des coiffeuses et des peignes ornés qui leurs sont associés.
Porté à l’origine comme un vêtement de dessous par l’aristocratie, avant d’être adopté par la classe des samouraïs comme vêtement extérieur, le kimono est progressivement devenu un vêtement usuel pour l’ensemble de la population japonaise. À partir de l’ère Meiji, les élégantes françaises en font un vêtement d’intérieur, participant du japonisme ambiant, qui essaime chez des créateurs de mode comme Paul Poiret (1879-1944) ou Madeleine Vionnet (1876-1975). Aujourd’hui, Kenzo Takada, Yohji Yamamoto ou Junko Koshino aiment à rappeler son influence, alors que chez nous Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou John Galliano s’en inspirent, réinterprétant les codes structurels du kimono, nonobstant la forme originelle en T, l’honorant d’une place de choix sur la scène artistique. Si l’exquis raffinement du kimono emprunte ses motifs à la nature, il permet à la culture japonaise d’offrir à l’universalité du beau une déclinaison qui témoigne des infinies capacités de l’esprit humain - et de ses doigts textiles - au service de ce qui nous transcende dans l’immanence.
En conséquence le périmètre et la nature du beau n’en peuvent être qu’élargis, métamorphosés. Non que la beauté venue du Phédon de Platon[2] et des statues de Praxitèle soit invalidée. Mais à la source grecque s’ajoute un monde plastique où la subtilité du dessin et la richesse des couleurs peuvent dire combien les paysages du mont Fuji sont beaux, combien les chevelures lisses et noires des dames et geishas glissant sur leurs kimonos aux fleurs palpitantes sont émouvantes et mystérieuses. Une allusive poétique fait frissonner des efflorescences esthétiques, dont l’origine insulaire et lointaine n’empêche en rien qu’elle soit digne de l’universel.
Des masques de bois, que l’on disait nègres sans y voir malice, plongèrent ensuite quelques artistes dans une stupéfaction profonde, tel au premier chef un Pablo Picasso. Ses scandaleuses Demoiselles d’Avignon, peintes en 1913, en portent la trace, ses peintures précubistes, aux traits accusés, anguleux, bruns et noirâtres, presque expressionnistes, volontairement laides, si l’on pardonne ce jugement esthétique, y font sans ambigüité allusion. Ce qui était fétiches et invocations rituelles accède alors à la dignité de l’art occidental, au travers d’un vocabulaire plastique permettant d’élargir le champ pictural. Et même si Pablo Picasso revint ensuite à un néoclassicisme graphique, il n’est pas interdit de penser que la vitalité barbare de l’art nègre continua d’irriguer ses productions, du cri de Guernica aux plus tardives déchirures affectant ses figures picturales.
Un catalogue édité à l'occasion de l'exposition à Paris, au Musée Dapper, de mai à septembre 1992, permet de balayer l’immense patrimoine de la sculpture de l'Afrique noire, sous la direction éclairée d’Ezio Bassani. Ce grand héritage ne peut plus échapper à notre sagacité.
Quoiqu’iconiques, ce serait réducteur de ne penser qu’aux masques, tant l’Afrique regorges de figurines, statuettes, objets divers, sans compter les aires géographiques et culturelles spécifiques si nombreuses. L’on connait des civilisations archaïques, celles des Nok au V° siècle avant Jésus Christ et au centre du Nigéria, ou des Ifè, au XII° siècle, une cité yoruba du sud-ouest du Nigéria, dont les terres cuites et les bronzes sont fort curieux ; ces derniers représentant des têtes royales. L’ancien royaume du Bénin, lui, ornait de scènes quotidiennes et de la vie de cour, aux XVI° et XVII° siècles, des plaques de bronze.
Cependant pour nombre d’objets, nous ne connaissons guère le fonctionnalisme ou le symbolisme qui les justifiait. Fétiches, exorcismes, danses sacrales, rituels… Faute d’une culture écrite, d’une mémoire orale, le sens premier se dérobe, ne laissant pour le regard occidental et contemporain, en un ethnocentrisme discutable, que la dimension esthétique, peut-être improprement accolée à l’objet ; sauf si l’ethnologue, tel Michel Leiris peut en recueillir auprès des indigènes les modalités.
Art du Pacifique. Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Reste que les qualités esthétiques peuvent être difficilement niées. Venu du Nigéria, un masque représentant « l’oni obalufon », frappe par sa rondeur, son équilibre des traits, sa plasticité délicate, sa sérénité méditative. Même si la dimension psychologique ne semble qu’allusive, tant l’on peut deviner qu’il s’agit moins d’individualisme que d’atavisme collectif.
Une caractéristique semble l’emporter : l’hiératisme. Figures d’ancêtres, matérialisation de l’au-delà, offrandes magiques, anthropomorphisme mythique au service d’un reliquaire, tous sont stylisés. Les identifier comme œuvre d’art est-il une erreur d’appréciation ? Dans la mesure où l’art est un concept plutôt occidental - mais aussi extrême oriental -, où la muséification n’est pas ici de mise, oui. En revanche, si l’on considère combien « elles sont le résultat d’un acte conscient de leur créateur ; qu’elles transcendent donc le cadre fonctionnel, religieux ou social[3] », non. Reste à séparer, peut-être arbitrairement, les objets relevant de l’artisanat, les concrétions brouillonnes et propitiatoires, et les œuvres à proprement parler d’art. Quoique le document ethnographique puisse être à cheval sur ces deux catégories.
Une « figure de reliquaire Kota » du Gabon, un « appui-tête » de bois, venu du « maître des chevelures en cascade » au Zaïre, des cavaliers « djenné » du Mali en terre cuite, une tête de reine « ifé » presque bouddhique, un masque déjà cubiste de Bamana au Mali, un autre « ngbaka » du Zaïre, un autre encore « punu » du Gabon, sans compter des cimiers de danse « bamana » du Mali et de simples cuillères « edo » du Nigéria coiffées de figurines zoomorphes… Tous exsudent le raffinement plastique, la sûreté de la représentation stylisée, la noblesse formelle. Donc l’insolite dignité du beau.
C’est approximativement au moment de l’irruption du japonisme que nait une discipline nouvelle : l’anthropologie de l’art, ce qui est également le titre d’un essai de Muriel van Vliet. Le concept vitalise les études qui abordent l’art au travers du prisme de la diversité des cultures, incluant « d’autres formes telles que le langage, le rituel, la technique et la science ». Or les fonctions culturelles ne sont pas toujours esthétiques, soit de par la volonté des créateurs pour qui l’art n’a pas à cet égard de sens, soit au regard des utilisateurs et des spectateurs.
Sortis des cabinets de curiosité, des fonds ethnologiques, issus des vols et des pillages d’un Malraux ou constatés par Michel Leiris à l’occasion de son récit L’Afrique fantôme[4], les artefacts orientaux et les masques africains accèdent la consécration muséale occidentale, voire à la nécessité de rendre aux pays originaires les pièces indument conservées, même si leur conversation en d’africaines contrées peut poser des problèmes de sécurité. Ces objets sont-ils indument muséifiées ? Car, associant à un masque africain le concept occidental d’art, la consécration muséale et la dignité esthétique ne seraient-elles pas de l’ordre du faux sens, voire du contresens ? Toutes ces questions sont posées par le synthétique et intelligent ouvrage de Muriel van Vielt, dont la progression est aussi claire que rigoureuse : L’Anthropologie de l’art.
L’émergence de sciences humaines comme la sociologie et la psychologie, la science du langage et l’histoire de l’art, et a fortiori l’ethnologie, lors du XIX° siècle, favorise de nouvelles lectures du phénomène artistique. Au siècle suivant, Aby Warburg étudie danse, rituels et photographie, captivé par la « survivance de motifs, malgré les changements de cultures », ce dont témoigne entre 1921 et 1926 les planches de son Atlas Mnémosyne[5], qui se veulent poser les fondements d’une grammaire figurative générale.
À sa suite, l’auteur de La Pensée mythique[6], Ernst Cassirer, opère le tournant « permettant de passer du transcendantalisme kantien à l’anthropologie de la culture ». Dans la foulée, Michel Foucault parlant à cet égard d’« épistémai », l’on peut s’aventurer sur le terrain de la pluralité des universaux. Dans le même temps, Erwin Panofsky[7], au moyen de son iconologie, fonde une histoire de l’art comme une discipline des sciences humaines nantie d’une ampleur philosophique informée. Ainsi, entre Warburg, Cassirer, Panofsky, l’art n’est plus seulement le lieu d’un beau chef-d’œuvre, mais il est étudié en congruence avec les rituels, les récits mythiques, les sciences de son temps. Sans compter les arts appliqués, dans le sillage de Gottfried Semper, voire l’art de vivre…
André Leroi-Gourhan examine les peintures préhistoriques, Michel Leiris les « objet-fées » africains, tous artefacts qui interrogent les créateurs, surréalistes ou non, à l’instar d’André Masson clignant de l’œil vers la préhistoire. Conjointement, l’on se souvient de Walter Benjamin et de sa réflexion sur « la ruine de l’aura » à l’occasion de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique[8]. De surcroit l’on accorde à l’art bien plus que son identité esthétique en lui reconnaissant une dimension sociale, économique, politique. D’autant qu’en 1947 Adorno et Horkheimer publient conjointement Kulturindustrie, arguant que « la fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas seulement une dépravation de la culture, mais aussi une intellectualisation forcée du divertissement[9] ». A contrario, Muriel van Vielt se demande : « Quel est le risque de l’esthétisation des objets relevant de l’ethnologie ? ». L’interrogation résonne au croisement des excès tant du colonialisme que du décolonialisme[10].
Et pas seulement dans le cadre d’une perception visuelle, Claude Lévi-Strauss s’attache aux masques de la Colombie britannique et de l’Alaska, mais dans la perspective des homologies avec les mythes. Plus récemment, l’approche morphologique de Philippe Descola[11] s’ajoute à toutes ces démarches permettant d’inscrire l’art comme facteur de culture. Ce dernier opposant conception naturaliste du monde (celle des paysages et portraits occidentaux) et visions animistes, totémistes et analogistes.
Mais d’où vient-il qu’étudiés par Claude Lévi-Strauss, les masques, dont les yeux protubérants sont clairvoyants, nous paraissent bien moins esthétisants que ceux de l’Afrique noire ? Ne doutons pas que leur fonction magique soit prépondérante, que « presque tous ces masques sont des mécaniques à la fois naïves et véhémentes[12] ». Leur universalité viendrait moins de la beauté que du fonds tribal et mythique de l’humanité.
Si l’on désire compléter la réflexion anthropologique jusqu’à des considérations contemporaines, voire un brin polémiques, consultons un Cahier d’anthropologie sociale, soit un numéro intitulé L’Art en transfert, sous la direction Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini. Car dans notre monde interconnecté, globalisé, les objets et les pratiques, les normes et les modèles, toutes les valeurs artistiques enfin, peuvent traverser les frontières nationales et culturelles. L’on s’approprie sans cesse ce qui vient non seulement du passé, mais d’ailleurs nombreux, au-delà même des phénomènes de métissage, de créolisation et d’hybridation. En ce volume, sont évoquées pêle-mêle les démarches de collectionneurs d’art africain en Afrique, aussi bien que de curieux artistes contemporains intégrant d’anciens rituels à des installations vidéo, la résistance d’immigrés à intégrer des modèles ambiants ou imposés par le pays d’accueil, ou encore la constance de sculpteurs inuit à les négocier. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de stéréotypes autochtones, de critères esthétiques occidentalo-centrés, d’authenticité et de droits d’auteur.
En revanche, l’on peut admettre que, maîtrisant les langues, les écritures romanesques, poétiques et argumentatives, les pratiques artistiques occidentales, les anciens colonisés et autres exogènes retournent ces savoirs contre ceux qui crurent inculquer un modèle. Ainsi s’émancipent-ils d’un contrôle politique ou culturel ; ainsi leur appropriation est un gage, non seulement de multiplicité, mais de liberté. Matérielle, intellectuelle, politique et esthétique, l’appropriation permet d’augmenter son identité plurielle, au contraire de ceux, qui, dans une démarche régressive, essentialiste, abusivement décoloniale, dénoncent l’appropriation culturelle, comme si le beau et le soi n’avaient qu’une couleur, qu’une nation, qu’une tribu. Les avant-gardes n’ont-elles pas profité de bien des appropriations ? Au tour des appropriés d’en faire leur miel…
N’oublions pas que l’esthétique est « la saisie de la prégnance du sens », pour reprendre la conclusion de Muriel van Vliet. En conséquence, l’art n’est plus à ranger dans le seul camp du beau, mais de l’agir sur la perception et sur le monde. Conjointement, il est également un artefact des sociétés et des mentalités, et bien entendu du politique. La tribu l’affirme en garant du mythe collectif, le prince en usait comme instrument de sa gloire, l’empire comme vitrine de sa grandeur, les totalitarismes comme outil de propagande obligée. Aujourd’hui la démocratie oligarchique l’affiche en apparence de liberté, d’autant que les mouvements de pressions, y compris écologistes, s’insinuent jusque dans les galeries et les musées. Beauté ou laideur politique ?
Museo de la Catedral de Jaca, Huesca, Aragon.
Photo : Y. Guinhut.
Peter Sloterdijk, philosophe du gris politique
& du retour des réflexes primitifs.
Suivi par Le Projet Schelling.
Peter Sloterdijk : Gris. Une théorie politique des couleurs,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Payot, 2023, 336 p, 26 €.
Peter Sloterdijk : Réflexes primitifs,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Payot, 2021, 192 p, 8,20 €.
Peter Sloterdijk : Le projet Schelling,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Piranha, 2019, 240 p, 18 €.
Couleur sinon oubliée, du moins coincée entre le noir et le blanc, sans la vigueur qui aurait permis à Michel Pastoureau[1] de lui consacrer un titre, parmi ses Vert, Bleu, Jaune, Rouge, il habite une zone grise. Même si cet historien consacre quelques mots à son heure de gloire, au XV° siècle, lorsqu’en vogue, grâce aux succès des teinturiers, il devient « symbole d’espérance[2] », et permet d’inventer la peinture en grisaille ; quoiqu’il ne s’agisse que d’un bref intermède. Pourtant le philosophe allemand Peter Sloterdijk[3] tourne la sphère lumineuse de sa lecture vers le gris, bassement politique. En effet, politiquement, il a quelque chose de la poussière et de la cendre des totalitarismes, des costumes compassés de nos impersonnalités dirigeantes, cependant lourdes de conséquences. Et s’il parait signifier la neutralité, voire l’indifférence, le gris est celui de Cézanne et de Kafka, des tempêtes naturelles et des drapeaux spectraux. Deviendrait-il menaçant au point de voir le retour des « réflexes primitifs », d’une crise psychopolitique ? Moins spectrale parait la sexualité. Aussi faut à notre philosophe un autre type d’enquête, jusqu’à un genre littéraire à demi-inédit, car au roman épistolaire s’ajoute l’innovation de l’échange de courriels entre des universitaires ; ce qui confère à ce Projet Schelling une aura, bientôt intime et passablement parodique…
À l’aboutissement d’un prologue d’abord un tantinet confus, mêlant les souvenirs de la baleine blanche de Melville, le blanc de la royauté et « la vision induite par la photographie en noir et blanc au milieu du XIX° siècle », voici venir ce que l’absence de Dieu a décoloré, car « le blanc a cessé d’être la somme du beau », voici venir enfin « l’en grisé », couleur déterminante de notre temps. Cependant si la République a évolué au cours de l’Histoire pour y inclure la dimension démocratique et libérale, bleu blanc rouge en France et étoilée aux Etats-Unis, en contrepartie ne risque-t-elle pas, de par le poids croissant de l’étatisme, de perdre et salir ses couleurs : « Aucune politique des pigments n’arrachera le gris à sa léthargie, dût-elle se parer de cocardes néo-verts ou vieux-rouge. Au-delà du plaisir et du déplaisir, le gris donne à voir à nos contemporains l’omnicolore incolore de la liberté aliénée ». L’on a compris que le vieux rouge est postmarxiste, que le néo-vert est écologiste. Le propos sera donc autant analytique et historique, mais surtout polémique, dénonçant les oppressions du présent.
Quelque part au fond de la caverne, il doit faire bien gris, s’il s’agit de celle de Platon, dans La République, ce dialogue sur la justice, là où seulement des ombres sont visibles par ceux que la lumière des idées n’atteint pas. Or ce que présupposent les temps modernes n’est rien moins que la sortie de cette platonicienne caverne. Plus loin le « crépuscule de Hegel » est celui d’un penseur qui commande en 1821 de « vénérer l’Etat comme un être divin-terrestre[4] » ! En ce cas nous n’en serions au mieux que l’ombre, au risque d’être déporté plutôt que porté, si l’on nous pardonne le jeu de mots. Reste alors « la somme des descentes des mondes pensés vers les macérations des réalités quotidiennes ». Ainsi la philosophie hégélienne fut mise en application jusqu’au plus gris de sa nature absolutiste par « des simulateurs idéologiques, jusqu’à Lénine, Staline et Mao Zedong », sans oublier, ajoutons-nous, leur inspirateur, Marx[5] tel qu’en lui-même. L’œuvre « splendidement inutilisable » de Sartre précède « la brume de Heidegger », dont l’être et le temps sont un « gris né du gris », un non-lieu mélancolique, avorton du brun nazi, prélude métaphysique cherchant « un abri post-politique dans l’insignifiant ». La satire est féroce, néanmoins réaliste. Autant dire que la généalogie de la philosophie occidentale n’est pas heureuse, que les placentas dont elle accouche tour à tour risquent d’être monstrueux. Il peut cependant paraître étonnant que Peter Sloterdijk ne fasse pas allusion à un expert en la matière, Karl Popper, dont La Société ouverte et ses ennemis[6]fonde cette analyse, de Platon à Hegel, en passant par Marx, tous précurseurs des totalitarismes.
Une digression sur « les corridors de Kafka » s’impose, tant le cafard de La Métamorphose ne peut être que caparaçonné d’un gris sourd, tant il ne reste, « de son errance dans les locaux des instances administratives, que le gris imperturbable des couloirs », ce pour faire allusion au Procès[7].
L’histoire politique fut marquée par les « éminences grises », comme le Père Joseph en retrait de Richelieu, ou Talleyrand, « maître discret de ses supérieurs » et plus marquant que les rois au Congrès de Vienne en 1814 et 1815. Depuis, avec moins de discrétion dissimulatrice, « les drapeaux gris battent devant nous ».
Alors que l’on fait mine de ne pas voir le rouge de ceux nazis, en préférant remarquer leurs chemises brunes, alors que le rouge soviétique envahissait l’Europe de l’est, une vaste « zone grise » s’installait en République prétendument Démocratique Allemande. Entre la Stasi, cette police politique tristement célèbre, et le brouillard industriel, s’établit pour des décennies « l’imprégnation socioatmosphérique d’un collectif emmuré ». Les formules sloterdijkiennes sont lourdes de sens. Ce qui est particulièrement probant à l’occasion de cette autre formule : « le gris est-allemand est sans la moindre équivoque un effet de post-rouge obtenu de manière endogène ». Quant au fascisme de Mussolini, qui avait Lénine pour idole, « il était la forme de déception du bolchevisme ». Dans tous les cas, l’Etat est kidnappé par « une secte portant les habits d’un parti qui constitue la forme suprême de la criminalité organisée ». Soviétisme et fascisme sont ramenés à leur équivalence, les deux totalitarismes du XX° siècle et leurs divers rejetons socialistes sont rétablis dans leur généalogie, en dépit des mythes euphorisants, des légendes et des atermoiements…
Les années 2000, habituées au « gris Merkel » et au vert-de-gris écologiste en Allemagne et en notre outre-Rhin, ne soulèvent pas l’enthousiasme de notre philosophe : « Si une Renaissance anarchique ne vient pas briser la tendance, ou si une puissante brise libérale ne se lève pas, l’avenir appartient à une politique de décrets écobureaucratique qui prescrira à un Etat aussi incompétent que dépassé par les exigences la voie vers sa ménopause post-démocratique ». L’alarmant diagnostic est aussi sévère que juste.
Une critique également réaliste s’adresse également aux partis politiques, « dépôts pour des affects politisables comme l’espoir, l’angoisse ou la vexation », soit des banques de la colère, comme il l’analysait avec alacrité dans Colère et temps[8]. Partis prêts à s’emparer de cet Etat qui dépasse en absolutisme les anciennes monarchies absolues, tant il règne sur la fiscalité, l’économie, les informations personnelles, la redistribution…
Les religions ont de toute évidence leurs « zones grises ». Le Père de l’Eglise des alentours de l’an 200, Tertullien, prétendait dans « La toilette des femmes » que ces dernières devaient « adopter une esthétique du sac et de la cendre quasiment prémusulmane ». N’écrit-il pas : « quel légitime honneur peut-il revenir à des vêtements du mélange adultère des couleurs[9] ? » Rassurons-nous, il n’a guère été suivi. Mais l’invention du Purgatoire n’est-elle pas une autre zone grise, celle d’un long rachat, intermédiaire entre l’Enfer et le Paradis ? Si la lumière parfaite n’est pas de ce monde, son auteur nous a cependant fourni le nuancier coloré de la nature, et chargé les peintres de son imitation.
En revanche, « le réalisme littéraire et photographique des premiers temps sont pratiquement des phénomènes jumeaux ». De surcroit lors d’une époque où l’on s’habillait souvent de noir. Les nuances étagées des gris dans la photographie n’auraient-elles pas influencé une vision du monde ? D’autant que jusqu’au milieu du XX° siècle le cinéma lui emboita le pas dans une même colorimétrie, qui permettait encore et provisoirement un avantage à la peinture, quoiqu’à cet égard Manet et Cézanne ne furent guère pétulants… Le retour à la couleur grâce à Kodak puis Iphone ne risque-t-il pas de dénuer une part de la vérité au réel ? Ce à quoi Peter Sloterdijk répond : « La définition de la technique comme inflation de sa magie devenue quotidienne affecte la fonction de vérité du mot et de l’image ». Peut-être est-ce trop nostalgique, trop dans la tradition de ces détracteurs de la technique que sont Heidegger ou Ortega y Gasset[10], quoique ce dernier soit plus prudent. Il s’agirait toutefois chez notre philosophe d’un « bruissement gris sur les fréquences d’absence de sens libératrice ».
Ne dénigrons pas trop le gris, puisqu’il est également celui « qui t’émeut », celui des tempêtes et du Nord, des mers et des montagnes. Il y a bien des « manifestations, touchantes d’un point de vue littéraire et sensoriel, de cette éloquente non-couleur ». Une éclipse de soleil transmise par le romancier Stifter, qui dans La Forêt de Bavière essuie une grisaille neigeuse[11], une tempête océanique par Michelet, mais aussi la cendre de La Route de Cormac McCarthy, voilà qui permet de passer du romantisme à l’activation incendiaire de la guerre froide, à l’hiver nucléaire qui s’en suit et à la déshumanisation dans le Mal. Nos peurs virent au gris. Mais notre philosophe n’est pas dupe : « Aux enchères de la terreur, la compétition des vendeurs est ouverte ».
L’on n’échappe pas à Nietzsche, amateur de « sublime gris d’altitude », dans les Alpes de Sils-Maria, là où jaillit l’inspiration de Zarathoustra, là où « la philosophie vraie est une maïeutique de la roche ». Que reste-t-il après la nietzschéenne mort de Dieu ? « Là où Dieu a subitement disparu, s’ouvrent des failles dans lesquelles ont afflué des vérités totalitaires de substitution, l’Union soviétique athéiste en premier lieu, le « Troisième Reich » zoothéiste en deuxième ». Voilà qui a le mérite d’être clair.
Si l’on découvre que l’indifférence est une constante de notre modernité, il faut alors considérer « une mystique grise, une éthique grise », une « subjectivité grise », y compris un « rap mystique » d’une telle couleur ; le tout venu de « la décomposition des essors religieux ». Quoique l’on puisse avancer que l’essor créatif, qu’il soit scientifique ou artistique puisse y remédier, même si ce dernier est moins accessible aux foules, auxquelles il est plus aisé de se tourner vers les mouvements grégaires des partis de protestation et d’exaltation, aussi bien religieux que politiques. Ne reste au mieux que la médiocrité, ce « gris par démission »…
Loin de n’être qu’un déroulé colorimétrique et symbolique, voire qu’un ouvrage d’Histoire de l’art cézannien, l’essai de Peter Sloterdijk occupe le terrain du gris comme métaphore existentielle et surtout politique. S’il peut sembler passablement abscons au lecteur non prévenu, touche à tout et virevoltant, il est au moyen de la pyrotechnie de ses néologismes expressifs, de ses métaphores éclairantes, une subtile machine de guerre de la pensée ; contre les pesanteurs, les étatismes, les doxas, les habitudes et paresses philosophiques : « cette thèse selon laquelle seule la pensée du gris fait le philosophe pourrait bien agir comme la hache qui fend la glace du consensus ». Ainsi les amoureux de la liberté se distingueront des déterministes et des constructivistes de tous bords.
Museo de la Catedral de Jaca, Huesca, Aragon.
Photo : T. Guinhut.
La régression vers les espaces désinhibisés du moi trouve son pamphlet dans l’essai intitulé Réflexes primitifs. Ce sont de nos jours des flots de haine, de diffamations, d’envie, de dénonciations qui occupent l’espace public et médiatique. Entre populismes et Cancel culture, l’on s’en donne à cœur amer. Là encore, la psychopolitique, selon le néologisme cher à Peter Sloterdijk, trouve un champ d’investigation privilégié. Encore une fois la caverne platonicienne est une allégorie pour notre temps de l’ignorance et de l’erreur. Le cynisme règne aussi bien chez les dominants que parmi la plèbe. Une histoire des trompeurs et de « ceux qui veulent être trompés » doit être dressée, qu’il s’agisse de la papauté ou de la propagande militariste, comme à l’occasion de la Première Guerre mondiale, ou encore du « plus haut sommet que le cynisme ait jamais atteint dans l’histoire du monde » : Lénine. S’en suivit « le héros synthétique du XX° siècle : le duce, le generalissimo, le strongman, le Führer ». Rassurons-nous, d’autres, portés par les masses des perdants colériques, attendent leur heure.
Les relations entre domination et mensonge se voient aujourd’hui envenimées par quatre facteurs : les réseaux internet, la lutte contre le terrorisme, le politiquement correct et son cortège de Cancel culture[12]venus de minorités hypersensibles et d’une « police inquisitoriale du langage », enfin « le déchaînement de flots de réfugiés ». À cet égard Peter Sloterdijk se montre réaliste : « Les formulations du droit d’asile occidental contiennent manifestement des éléments tels que le stress provoqué par le réel franchit le seuil du faisable ». En l’occurrence, la moraline médiatique prend le pas sur la vérité, une « tendance phobocratique » se généralise, une « vague d’obscurantisme cynique », surtout venue des pays musulmans et de Russie, se répand comme du goudron…
Comme en réflexologie, lorsque quelque terroriste parait menacer tout un chacun, « la surchauffe du climat des débats […] indique une tendance à la déculturation ». Une frénésie qui pousse à mordre prend le pas sur la haute culture de l’argumentation et de la nuance. L’on doute que, si notre philosophe exprime ses réserves quant à l’immigration de populations peu accréditées auprès de l’instance des libertés, de la tolérance et de la sécurité, la volée de langue de bois médiatique ne l’épargne pas, voire la reductio ad hitlerum.
Philosopher c’est observer le langage, ses évolutions, ses apparitions. Car « les errances morales et politiques commencent pratiquement toujours par des délabrements linguistiques ». De plus les médias « sont moins des moyens d’information que des porteurs d’infections », détruisant ainsi la faculté de juger sereinement. Un exemple nous en est fourni à l’occasion d’un texte de notre auteur : Règles pour le parc humain[13]. Il s’agissait d’une méditation prudente sur des « perspectives de la technologie génétique, au moyen de laquelle la relation pourrait s’établir entre patrimoine héréditaire et éducation ». Qu’avait-il commis là ! Une véritable « inquisition » et « réduction bouffonne » parcourut la presse pour s’effacer bientôt, suite à d’autres événements bruyants. La « formation de médiologue » avait buté sur « la violence de la paraphrase ».
De manière concomitante, nos sociétés, via leurs médias et leurs journalistes, sont faites chaque jour « de la sensation et de l’inquiétude produites par des signaux de stress, ainsi que de leurs contrepoisons : la distraction et le divertissement comme signaux de fin d’alerte ». Ainsi pensé, voilà qui nous permet de prendre nos distances, d’affiner notre esprit critique, d’être fidèles au Lumières de Kant.
L’essai, quoique plus circonstanciel que Gris (par exemple sur le Brexit, sur l’agrégat européen péchant par bureaucratisme et économisme et sur le 11 septembre), demeure, n’en doutons pas, brillant. Pourtant quelques pages auraient méritées d’être amendées. L’allégation selon laquelle Donald Trump aurait été élu grâce à des manipulations russes fut invalidée lorsqu’il s’avéra que c’était une grande fiction clintonienne et démocrate ; mais notre philosophe écrit en 2018.
Reste le rappel selon lequel 99% de attaques terroristes du XX° siècle sont le fait des Etats : « que l’on doive depuis toujours bien plus protéger les hommes de leurs protecteurs enflés aux dimensions d’un Léviathan semble toujours une idée neuve ». Or, au-delà de nos familiers, au-delà de l’Etat, du sur-Etat européen, nous risquons de voir affleurer une structure politique supérieure, qui ne suffirait pas de la liberté des échanges, mais une « société mondiale (alias plenum des Etats) qui exclut de manière systémique les individus ».
Il s’avère que le philosophe ne peut se contenter d’être « apolitique », mais aux souffrances causées par les circonstances historiques et leurs acteurs zélés, il lui convient d’user du « luxe de leur traitement dans le langage ». Luxe nécessaire, indispensable, peut-être salvateur.
Alors que la couverture du volume Gris manque autant d’imagination que de goût, en une triste austérité, exclusivement typographique, peu de gris, rouge et noir, celle du Projet Schelling fait preuve d’humour graphique : une fente vaginale couronnée d’un ressort clitoridien est au second regard un carnet vu de profil aux pages courbes. Ou comment exprimer à la fois le projet d’écriture et la thématique sexuelle. Quant au philosophe de l’idéalisme allemand, Schelling, il « doit être considéré comme l’auteur du féminisme logique ». N’observait-il pas scrupuleusement le cycle menstruel de sa seconde épouse, Pauline ? « Il avait préempté son bas-ventre comme sujet pour la philosophie de la nature » !
C’est au travers de l’art épistolaire que se déploie ce roman, genre insolite et surprenant sous les doigts de Peter Sloterdijk. Et si le roman épistolaire a connu un réel engouement aux XVIII° et XIX° siècles, avec Richardson, Rousseau et Goethe, l’échange se fait non plus au moyen de lettres confiées au facteur en perte de vitesse, mais grâce au courriel, modernité technologique oblige. Ce serait s’aimer de manière virtuelle, copuler par internet, échanger les hormones et la pensée par les ondes... Plus précisément le projet consiste « à savoir apprendre dans cette vie ce qui est érotiquement possible sur terre ».
Si le propos parait un peu éparpillé, il prend son envol avec des personnages féminins, dont l’une n’épargne pas les machos : « Ces types guettent ton extase et s’assoient dessus avec leur ego. Ils s’imaginent qu’ils pourraient mettre à terre le monde féminin avec leur argument principal et turgescent ». Si philosophe que l’on soit, l’on en est pas moins doué d’humour. Comme lorsqu’un ethnologue qualifie l’extension du port du voile de « vulvisation du visage féminin ».
Chacun des correspondants se montre prodigue de sa confession intellectuelle et érotique, mâtinée de récits plus ou moins affriolants, comme lorsqu’il s’agit de « Mira la mythique bougresse » aux copulations indiennes et tantriques un tant soit peu ridicules et péremptoires, tous tentant de libérer « le saint-sépulcre de la sexualité », essentiellement féminine, tous tentant de percer le mystère de « l’orgasmogenèse ». L’on se doute que la dimension du roman philosophique, non sans parodie du colloque universitaire, entre « paléogynécologie » et « potlatch narratif », ne fait pas défaut.
Esthétique, Histoire, théologie, sciences politiques, médiologie, érotisme, sphère presque omnisciente des connaissances, rien ne rebute notre philosophe, tout excite sa verve analytique et polémique devant les vices du passé et de notre temps, voire du futur, s’il est loisible de se faire prévisionniste. Trop peu lu et commenté de ce côté-ci du Rhin, Peter Sloterdik a non seulement l’éminente qualité d’un philosophe réellement libéral issu de l’Auflärung de Kant, avec une curiosité critique presque infaillible pour ce que notre temps compte d’avancées et de reculs, mais de plus son écriture fait mouche, animée par le démon de la métaphore, par le génie des néologismes. Rendons hommage à la beauté rhétorique contribuant à celle de la pensée.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.