Vladimir Sorokine : Le Lard bleu, traduit par Bernard Kreise, L’Olivier, 2007, 420 p, 23 €.
Vladimir Sorokine : Telluria, traduit par Anne Coldefy-Faucard,
Actes Sud, 2017, 352 p, 22,50 €.
Un lard bleu aux vertus magiques, une secte glacée complètement frappée, une drogue tellurique dans un futur ludique et effrayant, tels sont les jouets burlesques de Vladimir Sorokine. Né en 1955, il fait partie de cette génération russe totalement loufoque dont les titres disent assez l’imaginaire hors-norme : pensons à La Mitrailleuse d’argile[1] et Minotaure.com[2] de Viktor Pelevine… Sortie depuis peu de la tyrannie soviétique, elle s’en donne à cœur joie en ridiculisant la Russie, son Histoire et son présent, sans compter son futur. En effet, Le Lard bleu n’est pas un roman gastronomique, mais de science-fiction addictive. Quant à La Glace, il ne s’agit pas d’une fraîche friandise, mais d’un marteau à enfoncer une conversion dans le crane. Mais il est probable que le couronnement de ses nombreux romans, inclassables, entre Rabelais et Orwell, soit Telluria, terrible anti-utopie pour centaures politiques…
Nous sommes en 2068, dans un laboratoire sibérien, où l’on parle une sorte d’argot mi-russe, mi-chinois, et qui fabrique une matière étrange, à la fois source d’énergie et drogue : « le lard bleu ». Ce sont les corps clonés de « sept objets : Tolstoï-4, Tchekov-3, Nabokov-7, Pasternak-1, Dostoïevski-2, Akhmatova-2 et Platonov-3 » qui permettent la production. On savait déjà que les plus grands écrivains et poètes sont producteurs d’énergie, mais à ce point… Volé, le produit est transporté par la grâce d’une machine à remonter le temps en 1954, date à laquelle Staline, Khrouchtchev, et Hitler retrouvant leurs pairs « après l’attaque atomique conjointe germano-soviétique contre l’Angleterre », s’entrecroisent et s’entretuent dans une délirante histoire mêlant sexe et politique. Soljenitsyne revient des « camps d’amour », on mange de la fondue cannibale, les dirigeants soviétiques copulent entre eux, Hitler se sert de son « narval teuton » pour sodomiser Vesta, la fille de Staline, le cerveau de ce dernier piqué au « lard bleu » envahit l’univers…
Doit-on prendre au sérieux le jeu de massacre auquel se livre Sorokine au détriment des grands de la littérature et des figures de l’histoire ? Le mariage contre-nature ou consanguin entre les totalitarismes nazi et communistes est d’une ironie féroce. Le lecteur russe en est friand, à moins qu’il s’en choque avec autant de pudibonderie sexuelle que politique.
Entre nazisme, communisme et Russie, un marteau de glace éveille les cœurs au service d’une secte glacée. Cependant, plutôt que glacé, ce roman, titré lapidairement La Glace, est d’une brûlante intensité. Ne dit-on pas que le métal gelé brûle les doigts ? Le marteau glacé signe l’agonie, ou une nouvelle naissance. C’est ici entrer dans la rhétorique d’une secte abominable qui, plutôt de « la philosophie à coup de marteau » -pour reprendre une formule de Nietzsche[3]- fait la preuve de sa religion à coup de glace en frappant le sternum des nouveaux adeptes.
La société russe postsoviétique, sous les yeux imaginatifs de Sorokine, est en pleine déliquescence. Ses citoyens découvrent une consommation aussi branchée que déréglée, sans les repères d’une démocratie libérale qui leur enseignerait les libertés et la justice. Ses jeunes personnages sont sans passé, boules de flipper au milieu des alcools, des drogues, des trafics mafieux, des règlements de compte, des portables et de la prostitution. Les voilà assez déboussolés pour pouvoir être détournés et aiguillés par la soudaine certitude, l’emprise totale d’une secte structurée, farouchement déterminée. Aussi, parmi les rues de Moscou une série d’enlèvements déconcerte la population. Il s’agit d’exterminer l'humanité corrompue par le sexe et la violence, et de sélectionner une assemblée d'élus. Les victimes, ligotées, sont frappées en pleine cage thoracique par un marteau de glace. Seuls les « élus » survivent. Tout sacré codifié effacé, ces initiés sont perméables à la conviction d’une communauté qui leur parle la « langue du cœur ». Cette glace aux pouvoirs étranges est achetée à coup de liasses de dollars, par une « société par actions Terre-Mère-Humide ».
On sent le verbiage, les formules à trente tonnes exsudant le bon sentiment mysticopolitique. Sorokine excelle à nous faire vivre l’angoisse des nouveaux recrutés autant que la paix en béton armé des recruteurs. Son analyse du mécanisme des sectes est imparable. Mais pourquoi nous infliger la répétition de cette barbare cérémonie d’initiation à chaque fois qu’apparaît un nouvel adepte ? Nous avions compris. S’agit-il de la structure répétitive des contes, destinée à envoûter le lecteur, à instiller un suspense, à glisser dans la spirale d’un abîme ou d’une révélation… On s’ennuie. On devine que ces nouveaux sectateurs vont, une fois passé l’étonnement, se laisser fléchir, se rencontrer ; pour quelle aventure, quelle tragédie, quelle apothéose ?
Enfin, dans une deuxième partie, une jeune fille raconte son histoire. Martelée par les Allemands en 1943, elle rejoint une cérémonie d’initiation parmi les Nazis des Alpes autrichiennes. Les élus, tous « blonds aux yeux bleus », sont végétariens au point de ne manger que des fruits crus, car le reste « transgresse le Cosmos ». Ils ont leur cosmogonie, leur météorite de glace tombée en Sibérie est exploitée pour fabriquer les marteaux à éveiller les cœurs. Ils rêvent du moment parfait où « des ondes d’amour sublimes » uniront les vingt trois milles élus vierges et nus, où « la faute sera alors corrigée : le monde de la Terre disparaîtra, il se dissoudra dans la Lumière ». Et « nous redeviendrons des rayons de la Lumière Originelle »…
Ils s’arrangent tout autant du nazisme que du communisme, utilisant les prisonniers des camps, assassinant à tour de bras. Les autres, « quatre-vingt-dix neuf pour cent de la totalité de ceux qu’on martelait » sont des « cadavres vivants » des machines vides, leur amour terrestre est le « mal suprême »… Bien sûr, ils prétendent : « Nous ne sommes pas une secte totalitaire. Nous sommes simplement des gens libres ». Leur certitude, leur fraternel amour ravagent l’humanité : « des millions de cadavres se penchent pieusement au-dessus des feuilles de papier mort ». Car les livres sont également condamnés. Jusqu’à ce que le progrès économique et scientifique permette la diffusion du « Système de remise en forme » avec une « glace de synthèse » qui n’a plus rien de sanglant.
L'on peut lire ce roman comme un policier, un récit fantastique ou comme une percutante satire des sectes à l’idéologie glaciale : la parodie burlesque de la rhétorique des maîtres en « langage primordial », en « sérénité triomphante», est aussi saine que riche d’enseignements, finalement dissuasive… Il est évident que ce Marteau de glace est une dangereuse métaphore des théocraties et des totalitarismes.
Quelque part dans les prochaines décennies du XXI° siècle, et au-delà de la Russie, c’est la moitié de la planète qui est entrée en déliquescence dans Telluria. De l’Atlantique au Pacifique, la décomposition est flagrante parmi les royaumes et républiques infestées par l’orthodoxie religieuse et par le communisme en Moscovie (un « théocratocommunoféodalisme »). Plus loin, le stalinisme est devenu un gigantesque parc de loisirs. Quelque part dans l’Altaï, la république de « Tellurie » abrite le « tellure », un étrange métal objet de toutes les convoitises : ses propriétés hallucinogènes procurent à qui le possède rien moins que le « Bonheur ». Ailleurs, la Californie est devenue indépendante, l’Islam wahhabite a envahi l’Europe terrorisée avant d’en être éjecté par une nouvelle reconquista.
Génétiquement bouleversée, l’humanité se partage entre minuscules « petits » et géants « grands », qui entourent ceux des hommes qui ont gardé la taille usuelle. Clones et monstres pullulent, comme ces femmes louves au phallus disproportionné, sans compter des robots et des chimères génétiques, comme des pénis vivants…
L’immense fresque postmoderne et carnavalesque agglomère les caractéristiques les plus contemporaines de nos sociétés, les débris de nos civilisations pulvérisées, les anticipations de la science-fiction et le retour des artefacts mythologiques, comme les centaures. À la lisière d’une fantasy satirisée, le monde est revenu à une sorte d’âge médiéval, où, réserves de gaz et de pétrole étant épuisées, l’on circule à cheval ou grâce à un alcool de pommes de terre, à moins que l’on ait les moyens, comme Viktor Olegovith, d’user d’ailes motorisées.
Une écriture bouillonnante, satirique, ogresque, rabelaisienne, anime sans cesse Telluria. Elle passe sans hésitation du lexique familier, vulgaire et branché, au plus sophistiqué et spécialisé, du réalisme au merveilleux, de l’élégance linguistique à la pauvreté la plus crasse, des versets à l’épopée, du prêche religieux à la gouaille délinquante, de la facétie à l’ésotérisme délirant ; non sans une dose d’intertextualité où l’on devine l’ombre de Gogol ou d’Orwell. Car chacun des cinquante chapitres, à la lisière de la nouvelle, voire du poème en prose, offre sa langue, sa couleur, son rythme, ses personnages. L’un des plus frappant, parmi bien d’autres, est le chapitre quarante-deux, empreint de pastiche médiéval : « Toujours avoir Centaurus le seing porté ». L’on dit qu’en russe il s’agit d’un genre littéraire : « le skaz ». Le récit agrège le journal intime et la scène théâtrale, le dialogue et le poème versifié, le monologue intérieur joycien et la harangue politique. L’énumération idéologique et des populations s’embrase en logorrhée, quand, plus loin, se détache l’apparente rigueur de l’article encyclopédique. C’est monstrueusement cultivé est empreint d’un brio postmoderne que les détracteurs qualifieraient de m’as-tu vu. C’est farcesque, surexcitant et fatiguant. On a peine à tisser une histoire, tant les anecdotes, les violences, les narrateurs, les surprises s’entrechoquent. Les personnages donnent le tournis : ce sont tour à tour un junkie qui fait profession de journalisme, un pédophile avéré, un président français de la république de Tellurie nommé Jean-François Trocard, une ouvrière amoureuse, une « secrétaire du Comité municipal », un « Apothicaire, enflure silencieuse et suante, dans la tête duquel pointait un clou de tellure », « Magnus le Célère », chaussé de bottes de sept lieux lui permettant de parcourir la « nouvelle république de Languedoc »… À peine s’est-on attaché à l’un d’eux, l’on est contraint de le quitter sans espoir de retour.
Seul le motif du « tellure », cet hybride du LSD et du soma conçu par Huxley dans Le Meilleur des mondes, qui gorge ses consommateurs d’hallucinations et de fantasmes, en particulier de la possibilité de retrouver le passé et les disparus pour échapper à l’immense désordre du monde, peut être lu comme un fil directeur discontinu et sinueux. Il faut, dans le crâne des assoiffés de « Bonheur », planter des clous de « tellure », au risque d’en trépasser, en écho au marteau de La Glace. Les impétrants sont traités par des quidams ou des chirurgiens spécialistes qui acquièrent ce faisant une aura mystique et se réunissent dans un ordre qui n’est pas sans faire penser à celui des Templiers. Car le « tellure », connu dès les zoroastriens, interdit par l’ONU, puis rétabli en sa république par « la légion ailée normande des Frelons bleus », est une monnaie de luxe, une clef psychique, une hostie sacrée, une extase religieuse, un « état euphorique persistant », « repoussant les limites de l’humain », « plongeant son divin scalpel dans des millions de cerveau », « étincelant comme la parure des anges »…
Mais l’intérêt est ailleurs : comme dans un immense shaker, Sorokine secoue, mélange, explose les régimes politiques, démocratie utopique, totalitarisme poststalinien, ploutocratie mafieuse, théocratie chrétienne orthodoxe, Islam fou, ochlocratie vulgaire ; la collection folle et bigarrée des tyrannies fait feu de tout bois pour écharper et conspuer le cynisme des pouvoirs. Même si l’on reste sceptique devant une trace de nostalgie pour le bon vieux temps largement fantasmé des bons prêtes, des soigneux artisans, des preux chevaliers et des rois intègres qui auraient peuplé une société médiévale et traditionnelle. Fantastique et picaresque, anachronisme et anti-utopie s’en donnent à cœur joie sous le clavier démesuré, devenu fou, du burlesque et savant Sorokine, affuté satiriste des potentialités inquiétantes de notre temps, autant que clown savant du divertissement à grand spectacle. En ce sens, Telluria, mieux que Le Lard bleu ou La glace, auxquels il se réfère implicitement par des leitmotivs (drogue, marteau et clou) est peut-être, en dépit d’une lecture rendue exigeante par son caractère de mosaïque heurtée par un tremblement de terre compositionnel et thématique, le plus stimulant de ses romans.
Les pires -et rarement les meilleures- potentialités de l’humanité se précipitent dans ce bouillon de cultures des science-fictions les plus échevelées, tandis que les allégories que sont le lard bleu, la glace ou le tellure en signent les aspirations les plus désastreuses : drogues physiques et psychologiques au sein de chaos politiques hauts en couleurs et de totalitarismes délirants. Cependant, ici l’on n’a exploré qu’un trio de romans sorokiniens. Pléthorique, bavard à l’excès, le romancier russe, ingénieur et illustrateur de surcroît, né en 1955 à Moscou, accole à La Glace, La Voie de Bro[4], puis 23000[5], de façon à façonner la trilogie de « La confrérie de la Lumière primordiale ». D’autres romans, comme La Tourmente[6], ou des pièces de théâtre, s’ajoutent au palmarès de l’intempestif Vladimir Sorokine. Le régime de Vladimir Poutine l’a poursuivi en justice pour pornographie, des militants poutiniens ont déchiré ses livres au-dessus d’un siège de toilettes géantes, alors qu’il eût mieux valu en rire et saluer la liberté délirante, sinon toujours convaincante, de telles anti-utopies baroques et rabelaisiennes. Voici donc un fleuron de la courageuse et parfois décevante collection « Exofictions », qui met en avant les plus hors-normes des sciencefictionneurs contemporains, mais ausssi l’indispensable et fondateur Zamiatine de Nous[7]. Pourquoi d’ailleurs nos romanciers, comme l’Espagnol Jorge Carrion[8], ou l’Américain Dan Simmons[9]postulent-ils volontiers un futur chaotique, sombre ? Il faut pourtant espérer qu’avoir confiance en l’ingéniosité et les qualités politiques de l’humanité ne sera pas un vain exercice rhétorique.
Thierry Guinhut
La partie sur La Glace a été publiée dans Le Matricule des anges, juin 2005
Saint-Clément-des-Baleines, Île de Ré, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Sens et culture des valeurs,
entre sociologie et relativisme :
de Nathalie Heinich à Raymond Boudon.
Nathalie Heinich : Des valeurs. Une approche sociologique,
Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 416 p, 25 €.
Raymond Boudon : Le Juste et le vrai. Etude sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance,
Hachette Pluriel, 2009, 576 p, 12 €.
Dans quel bateau embarquer? Vers quelles valeurs nous diriger ? Reste à se former une opinion, une conviction, élogieuse ou dépréciative, appuyée sur le juste et le vrai, sur la beauté, la créativité et l'universalité... Or, si la lumière est une valeur, y compris au sens des Lumières, nous ne la connaissons qu’opposée à l’ombre, à l’obscurantisme. Le beau, opposé au laid et au kitsch, la paix à la guerre, la solidarité à l’égoïsme, la sécurité à la délinquance, la tolérance au fanatisme… Voilà qui pourrait être clair. Pourtant nos politiques nous bassinent en assénant leurs « valeurs » ! Sans qu’ils les nomment la plupart du temps, sans bien sûr qu’ils les définissent, sans qu’ils en détaillent les sources, les mécanismes et les enjeux. À cet égard, il faut à Nathalie Heinich se livrer à ce travail patient, méticuleux, qui consiste en une approche sociologique Des valeurs. Quoiqu’il faille arrimer à son entreprise celle de Raymond Boudon qui, avec une rare perspicacité, se fait le critique de ce trop prégnant relativisme qui affecte dangereusement nos valeurs.
Selon l’essayiste informée Nathalie Heinich, notre société connait une « inflation d’opinions », d’une part à cause de la généralisation d’Internet et de ses réseaux sociaux, et d’autre part à cause de l’affaiblissement des institutions. Ce qui entraîne « une fragilisation des références partagées, des critères, des modalités de jugement ». Aussi une sociologie axiologique, afférente aux valeurs, est-elle d’autant plus nécessaire. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de confondre valeur et prix. Ni de penser qu’elles ne sont que « droitières », sacrées ou masques idéologiques des dominants. Au-delà d’une fictionnelle réflexion métaphysique, ou d’une réductrice vision marxiste, la sociologie s’intéresse aux acteurs et aux usages des valeurs qui sont « des représentations collectives et agissantes ». Le sociologue réclame alors la neutralité axiologique et analytique pour se livrer à son travail, qu’il s’agisse de s’intéresser au discours du philosophe affuté comme du vulgus pecus : il se présente « dans l’arène des valeurs non en tant que prophète ou professeur de morale, mais en tant que chercheur en sciences sociales ». C’est bien le projet de Nathalie Heinich, qui se penche sur notre rapport aux valeurs : pourquoi et comment accordons-nous de la valeur ? Une « grammaire axiologique » se met en place.
La « mesure » et l’ « attachement » signent le jugement de valeur : on note, on étoile, on médaille, un film, un vin, un disque. On éprouve des émotions qui relèvent de la psychophysiologie, mais plus pour un bien que pour une valeur. La « valuation » (selon James Dewey) passe par des opinions et des expertises pour émettre un jugement, d’où la valorisation. On opine par socialisation, distinction culturelle et dans une perspective identitaire. On opinait moins si l’on était une fille, on doit opiner si l’on est critique professionnel, ce en quoi l’autorité conforte les valeurs comme les valeurs confortent l’autorité. Faut-il alors se demander si l’opinion est à la hauteur de la conviction, plus rationnelle, plus fondée sur des arguments ? Il semble à cet égard que l’on confond trop souvent persuasion et conviction…
Cependant, au feu nourri des opinions, « la tolérance est une valeur en hausse », selon Jean-Claude Kaufmann. « Il n’est donc plus permis de donner son opinion pour tenter de l’imposer comme règle commune ». Ce à quoi il faut rétorquer qu’hélas une marée théocratique s’inscrit en faux face à ce beau principe. Il faut lire d’ailleurs cette dernière phrase du modeste auteur de ces lignes comme une dérogation de plus à la neutralité sociologique. À cette dernière, il est bien difficile de se tenir : « le problème structurel de la neutralité », selon Norbert Elias, n’est pas près de se résoudre, devant l’abondance des « idéaux sociopolitiques préconçus ».
Ainsi sondages et pétitions induisent des courants d’opinions, dont « le nombre fait la valeur », quand l’élitisme concourt mieux -ou devrait mieux concourir- à des causes scientifiques ou morales. À moins que « l’opinion publique » ait remplacé la religion, voire la science[1]…
Savons-nous, que de neuf mois à un an, un enfant commence à élaborer des jugements de valeurs (il préférera son doudou à la Joconde), que ces derniers ont leur siège dans le « cortex préfrontal ventro-médian » ? C’est à partir de ces prémisses que nous pouvons différencier « valeur-grandeur, valeur-objet et valeur-principe ».
Ethiques sont les valeurs depuis Aristote ; la philosophie morale précède la sociologie morale, qui s’intéresse à leur essence sociale, au risque d’être une « morale dissimulée ». Il s’agirait alors d’assumer combien il existe de bonnes valeurs et pourquoi. Historiens, anthropologues, philosophes ont alors à charge de nous indiquer si par exemple telle ou telle civilisation est meilleure[2], donc quels choix éthiques, religieux, politiques sont à mettre en œuvre, et au nom de quelles valeurs, travail auquel ne se risque guère les sociologues, qui préfèrent la nomenclature et la généalogie. Ainsi se détachent, selon Schwarz et Bilsky, dix valeurs : « l’autonomie, la stimulation, l’hédonisme, la réussite, le pouvoir, la sécurité, la conformité, la tradition, la bienveillance, l’universalisme ». Ce à quoi bien des auteurs ajoutent l’authenticité, l’éducation, la culture, la créativité, la fonctionnalité, la rareté, l’ancienneté, la beauté, l’empathie, la solidarité et la négociation, entraînant le « polythéisme » des valeurs (selon Max Weber). D’autres sont ambigües : l’individualisme est-il une valeur ou une anti-valeur ?
D’autres encore peuvent s’entredéchirer : lorsque l’esthétique heurte l’éthique par ses transgressions, l’artiste risque la désapprobation, voire la censure, elle-même devenue une anti-valeur. Ainsi des « conflits de registres » explosent lors d’objets-frontières », comme ceux décriés de l’art contemporain, qu’il s’agisse d’emballer le Pont Neuf pour Christo ou de valoriser un graffiti pornographique ou scatologique, ou encore, pour Irina Ionesco, de photographier sa fillette dénudée, alors qu’aujourd’hui celle-ci demande la destruction des œuvres au bénéfice du respect de la vie privée.
Les exemples convoqués par Nathalie Heinich sont nombreux parmi les faiseurs de valeurs : critiques gastronomiques, cinématographiques, littéraires. À chaque fois des connaissances sont nécessaires si l’on veut évaluer, particulièrement dans le domaine esthétique. Quoique dans celui plus précis de l’art contemporain, la beauté[3]soit devenue un repoussoir. Comme s’il fallait nier que cette valeur contraire à la justice joue un rôle prépondérant parmi nos sociétés, qu’il s’agisse des relations privées, professionnelles ou de l’arène politique.
En effet, plusieurs fois, sujet oblige, Nathalie Heinich revient sur l’une de ses premières amours : l’art contemporain[4]. La question de sa valeur est en effet préoccupante, entre prix exorbitants pour un Jeff Koons, chute des cours possibles, et critères de jugements soumis à la versatilité du goût et de la critique. Ou encore l’art brut, « singularité » méprisée, peu à peu élevée au rang le plus noble[5]. L’expert artistique, non loin de « l’arène judiciaire », doit étayer son choix, qu’il s’agit d’achat d’œuvres, de bourses, d’expositions… Là encore, les valeurs « ne sont pas le produit du libre choix des individus, mais fortement contraintes par des institutions, des régulations, des cadres cognitifs, juridiques, administratifs, relationnels… », donc -faut-il le déplorer ?- dépendantes de contextes sociaux. Reste que l’art est un sanctuaire des valeurs, non seulement économique, mais également affective, éthique, esthétique, intellectuelle…
Outre sa neutralité face à cette science sociale (laissons à d’autres que le sociologue la responsabilité des jugements de valeur), Nathalie Heinich ne se départit guère de sa rigueur et de sa clarté. La lecture de son essai en est aussi aisée que commode, grâce aux encarts récurrents qui présentent tel concept, tel sociologue, s’interrogent sur la réception des « seins nus », sur « hygiène et authenticité », sur « la recherche de l’absolu ». L’un d’eux prend un tour aimablement personnel, lorsqu’il s’agit de l’« histoire de mon vieux sac à main »… Le sommaire détaillé permet de se pencher sur telle ou telle question soulevée. Enfin table des « encadrés » et un index des noms complètent efficacement le manuel de sciences humaines, au service d’une éthique souhaitable : elle conclue en effet avec « Penser le partage et penser la dispute ».
L'on pourrait s’étonner que notre sociologue informée sans nul doute, ne fasse qu’assez peu allusion -au contraire de Pierre Bourdieu- à Raymond Boudon. Pourtant n’a-t-il pas consacré pas moins de trois livres aux questions qui nous occupent : Le Juste et le vrai. Etude sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance[6],Le Sens des valeurs[7], Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?[8]En ce sens, si l’on aurait pu espérer que Nathalie Heinich s’intéresse avec plus de vigueur au relativisme, quoique son propos ne soit pas de sortir de la neutralité de son examen des faits et démarches axiologiques, on reste déçu de ne la voir que l’effleurer. Certes elle termine avec prudence en accolant « En finir avec l’universalisme » et « En finir avec le relativisme ». Elle affirme néanmoins avec une judicieuse conviction : « le constat de la relativité effective des valeurs n’implique nullement le relativisme, qui postule l’absence de toute objectivité, de toute universalité, et, partant, de toute nécessité des jugements de valeur ». C’est un peu court, même si cela vaut pour une perspective ouverte à la fin du volume.
Raymond Boudon, lui (mais aussi Laurence Hansen-Love[9]) s’attache à rogner les ailes vaseuses du relativisme : « Non seulement les valeurs ne sont pas des illusions, mais elles peuvent être objectives[10] », affirme-t-il, tout en égratignant avec vigueur ceux pour qui elles couvrent des phénomènes de domination. Cet objectivisme est tempéré par Nathalie Heinich qui craint « un glissement subreptice de la subjectivité à l’illusion ». Cependant, dans le monde moral autant que scientifique, il faut aller au-delà des arguties et paresses intellectuelles postmodernes qui consistent à propager des idées selon lesquelles le bien moral et la vérité sont des conventions passagères et subjectives. Ainsi la connaissance scientifique vaut bien plus qu’une archaïque ignorance, qu’un mythe ou une foi religieuse. Parler vrai et agir justement restent des nécessités et des objectifs atteignables.
Reste donc, une fois examinées avec Nathalie Heinich les mécanismes des valeurs, à affronter avec Raymond Boudon les points de fracture du relativisme. La culture nazie, la culture communiste[11], la culture islamique valent-elles la culture des Lumières ? La réprobation de l’esclavage ou de l’excision n’elle qu’un effet de goût personnel, conjoncturel ou sociétal ? « La thèse qui consisterait à réduire ces jugements à un symptôme de la domination de la culture occidentale n’est pas plus sérieuse que celle qui consisterait à affirmer que l’influence des représentations du monde véhiculées par la science occidentale cache un effet de domination[12] ». Répondre par l’affirmative à de telles billevesées serait opérer une désastreuse confusion et lacération des valeurs : collectivisme contre individualisme, tyrannie contre liberté, pensée obligée et ignorance contre pluralisme des connaissances, mort contre vie.
De même Raymond Boudon applique sa critique du relativisme au monde de l’art : « n’est-ce pas jeter l’enfant avec l’eau du bain que de tirer du discrédit dans lequel est justement tombée l’esthétique de type platonicien l’idée que la valeur de l’œuvre d’art relève de l’opinion ou de la convention ? » Plus loin, il s’appuie sur un exemple parlant : « À la différence des paysages de Friedrich, les formes géométriques et les couleurs franches de Mondrian ne réussissent pas, malgré ses prétentions, à faire passer le message spirituel qu’il prétend exprimer. Elles ont une valeur surtout décorative. Ce qu’ont fort bien perçu les couturiers et les architectes d’intérieur[13]».
Les valeurs déclinent-elles, comme le postule l’antienne ? Là encore Raymond Boudon s’inscrit en faux contre le préjugé. En effet « l’autorité rationnelle est désormais plus facilement acceptée que l’autorité charismatique ou l’autorité traditionnelle. Ce glissement traduit l’affirmation d’une valeur : celle de la dignité de l’individu[14] ». On pourrait cependant rétorquer à notre sociologue qu’il fait peut-être trop confiance aux capacités de rationalité de nos contemporains… Pour ne pas léser cette valeur suprême issue du droit naturel et des Lumières, nous avons nommé la dignité de l’individu, nos politiques ont fort à faire pour libérer nos libertés. Or, la gauche met traditionnellement en avant l’égalité et la justice sociale, ces tromperies avérées[15], la droite l’autorité, le trio travail, famille et patrie, quoique ces derniers aient été spécieusement confisquées par un gouvernement de nauséabonde mémoire. Mieux vaut alors, quand la République affiche à son fronton « Liberté, égalité, fraternité », préférer qu’elle affirme : « Liberté, justice, prospérité », étant entendu que cette dernière ne peut découler que la connaissance.
Jorge Carrion : Ceux du futur, traduit de l’espagnol
par Pierre Ducrozet, Seuil, 240 p, 20 €.
Les destinées post-apocalyptiques, que notre temps ne permet pas de rendre totalement improbables, nous hantent. On ne sait quelle catastrophe a rendu cendreux le monde de La Route de l’Américain Cormac McCarthy[1] : un père et son enfant subissent une errance tragique dans un espace dévasté. Avec l’Espagnol Jorge Carrion, une certitude : cette catastrophe fut nucléaire et embrasa en 2035 une planète que nul ne peut plus fouler. Il faut une bonne dose de présomption pour s’attaquer à ce thème rebattu. Mais à cet après de la disparition de l’humanité, parmi cette science-fiction brillante aux perspectives politiques considérables, l’écrivain espagnol ajoute la difficulté d’animer avec intelligence un huis clos perpétuel.
Nous sommes à Pékin, du moins ce qu’il en reste, dans un de ces bunkers issus de la tyrannie de Mao, et conçus pour résister et rester indemne de longues années. Cela fait treize ans et demi qu’une « communauté » d’une dizaine d’êtres humains se discipline en cette prison obligatoirement consentie : « Le drame et l’absurde : notre vie ici ». Jusqu’à ce que, dans un avenir prévisible, les réserves d’énergie et de nourriture s’épuisent avant une mort que l’on sait inévitable. Cette microsociété est nantie d’une « Loi », un « Pacte », qui est une constitution miniature, administrée par Chang.
Il faut alors animer un récit statique, pourtant destiné à ne rien voir se passer qui bouleverserait la donne ; et Jorge Carrion sait peu à peu y réussir, menaçant d’bord de nous ennuyer, puis galvanisant notre intérêt. Anthony, devenu fou furieux, est enfermé dans le sous-sol, s’échappe, étouffe Kaury, puis est abattu. Et tandis que le narrateur, Marcelo, un Argentin, se sent peu à peu vieillir, il conçoit à l’égard de la fille de Chang, Thei, née aux premiers jours de leur réclusion, un émoi esthétique et érotique, impossible et virulent, qui contribue à donner une intensité palpable au récit. La jalousie envers « Carl le panoptique », un initiateur plus chanceux de la fraîche jeune fille, s’exacerbe. Intrusives, les caméras révèlent les sexualités du groupe, en écho à une télé-réalité sans spectateur, ou presque. Les prémisses d’une tyrannie communautaire s’exacerbent, lorsqu’un personnage répète : « C’est notre chance de donner une forme à l’utopie »…
Plus intéressant encore, le passé ressurgit peu à peu, en guise d’explication à la catastrophe, surgie d’une guerre nucléaire d’abord impulsée par la Chine. À la pratique des « jeux vidéo de guerre en réseau », s’ajoute la mode du « facing » (ou rajeunissement facial), mode aussi séduisante que ravageuse, car on ressuscitait et multipliait les visages de César, Napoléon ou Hitler, « entourés de centaines de milliers de partisans » prêts à en découdre. Un peu à la manière de Ballard[2], la « réanimation historique » devint un phénomène culturel et belliqueux allant en s’amplifiant, ce dont témoignèrent les politiques des « Ministères de la Fiction ». Ainsi « l’art doit passer de la contemplation à l’action ». En conséquence les reconstitutions d’événements marquants du passé entrainèrent des attentats « terroristes », des « assassinats d’hommes d’Etat », prétendant rendre la justice au-delà des frontières du temps et de l’Histoire. Ainsi cette dernière devenait renaissance et révision, celles des causes et des tyrans les plus délirants, y compris d’ « éco-terroristes », adeptes de la « bionostalgie », jusqu’à une « guérilla armée d’envergure internationale ».
En sus de cette audacieuse anticipation, le visionnaire Jorge Carrion imagine des « lecteurs génétiques » et des « réseaux vivants d’intelligence artificielle : des millions de bactéries connectées, capables de jouer aux échecs ». Quant à la série filmique Labyrinthes, il s’agit d’une invention fascinante, dans laquelle « un groupe de naufragés, prisonniers ou survivants, […] devaient s’adapter à leur nouvelle vie à l’intérieur d’une structure formée de tunnels métalliques ». Mieux encore, « chacun des labyrinthes des dix saisons faisait en réalité partie d’une maquette, une sorte de fourmilière artificielle dans laquelle cohabitaient sans jamais se croiser des dizaines, des centaines, des milliers de communautés humaines microscopiques ». Il devient évident qu’une mise en abyme du roman en son entier, porté par une écriture vibrionnante, est à l’œuvre.
Que reste-t-il de nos sites Internet ? Au mieux, ils sont « figés dans une réalité qui n’existe plus », lisibles, mais plus immobiles que les pages des livres, en fait menacés d’extinction définitive. Au bunker, des rites et savoirs sont gardés vivants : la pratique du jeu d’échecs et la mémoire de parties légendaires. À notre narrateur Marcelo, qui fut rapporteur pour l’ONU sur les « Stratégies de Récupération de la Mémoire Historique », là où il faut peut-être lire une satire de l’omniprésence du devoir de mémoire et de son instrumentalisation, il ne reste qu’un dictionnaire, lu par le narrateur avec la plus grande application, à la recherche d’ « utopie » : trouver et retrouver les mots, n’est-ce pas recréer le monde ? Relatant passés et présent, il devient alors « un écrivain sans lecteurs ». Il lui faut cependant raconter à Thei cette « guerre sans historiens » qui précéda leur réclusion. Cette esquisse d’une nouvelle génération « parviendra-t-elle à s’échapper un jour de cette fête de la mort ? »
Nous avions découvert Jorge Carrion, né à Tarragone en 1976, avec la traduction de son essai, Librairies. Itinéraires d’une passion[3]. Un talent étrangement différent et judicieusement science-fictionnel l’habite ici. Au point que l’on comprenne combien la science-fiction puisse être non seulement un outil de lecture des potentialités de notre temps et de nos mœurs, mais encore une expérimentale analyse politique considérable. Si l’on songe que Ceux du futur, traduisant improprement Los Huérfanos (« Les Orphelins ») du titre original, n’est que le volet central d’une tétralogie romanesque, Las Huellas, ou « Les Empreintes », plus exactement selon son auteur « la tétralogie d’un nouveau siècle », qui comprend également Los Muertos, Los Turistas et Los Difuntos[4](une nouvelle illustrée), un appétit de lecture nous chatouille vivement entre les oreilles. On lira également avec une curiosité virale son essai Teleshakespeare, qui s’intéresse aux séries télévisuelles, qui font souvent preuve de plus d’imagination et de pénétration que nos romans, en tant qu’elles véhiculent une intention tant neuropsychologique que géopolitique (pensons à cet égard à Real Humans). D’autant qu’une secrète connivence relie essai et roman de celui qui est peut-être un auteur majeur, celle d’une magnétique culture des mots, des livres, des séries et des sites internet, douloureusement fragile. Une dose d’action, bien des doses éblouissantes d’intelligence pour Ceux du futur : le film qui pourrait en être tiré aurait-il, ô gageure, ces dernières qualités ?
Thierry Guinhut
À partir d’un article -ici augmenté- publié dans Le Matricule des anges, mars 2017.
Jeff Koons : "Tulips", Musée Guggenheim, architecte Frank Gehry, Bilbao.
Photo : T. Guinhut.
Une somptueuse architecture mémorielle
par le Russe Alexeï Makouchinski :
Un Bateau pour l’Argentine.
Suivi par Au pied de la pyramide.
Alexeï Makouchinski : Un bateau pour l’Argentine,
traduit du russe par Luba Jurgenson, Louison éditions, 316 p, 25 €.
Alexeï Makouchinski : Au pied de la pyramide,
traduit du russe par Catherine Brémeau,
L'Harmatan, 2021, 128 p, 14 €.
Porte-t-il bien son titre ? Car bien que ce roman semble se diriger vers l’Amérique latine, c’est d'abord au moyen d’un regard rétrospectif qu’il se tourne vers une Russie originelle, improprement devenue Union Soviétique. Grâce à une prose somptueuse, Alexeï Makouchinski nous embarque moins dans Un Bateau pour l’Argentine que dans une fresque mémorielle haute en couleur. En quinze chapitres concentriques, un narrateur, Alexeï Makouchinski en personne, amène son personnage extraordinaire, lui parfaitement fictionnel, Alexandre Vosco, à déplier son histoire d’exilé russe et d’architecte brillant. Histoire qui balaie le XXème siècle, par le truchement de son fils, un Vosco bien moins talentueux. Mais c’est à Vladimir Grave, croisé en 1950 sur un bateau voguant vers l’Argentine, que revient le triste honneur d’évoquer l’enfer stalinien.
Le navire narratif nous embarque dans les années quatre-vingts. C’est alors que le « vent ferroviaire de l’imagination » emporte le jeune narrateur, depuis le Moscou de 1988, alors que s’entrouvre le rideau de fer, vers la France. Son « roman de formation » commence dans un Paris « branché », entre les comics et la mode, dont Viviana Vosco est férue. Grâce à elle, le narrateur rencontre Alexandre Vosco, alias Voskoboïnikoff, célèbrissime architecte, qui fut l’ami de confrères comme Jean Balladur et Mies van der Rohe. La conversation entre ces deux générations roule sur une enfance balte, une amitié avec Vladimir Grave parmi les dunes marines, tout cela avant 1917, puis sur les retrouvailles de Vosco et de Grave en 1950 sur le bateau-titre. La brève rencontre est suivie par la mort de Vosco. Plus tard, notre narrateur entreprend de ranimer le temps, de sauver la destinée de cet architecte de l’oubli, même si bien des livres sont consacrés à son immense travail, dont une « bibliothèque pyramidale construite en Espagne », ou encore un musée d’art contemporain à Osaka, « en forme d’œuf posé sur le côté »…
Il faudra s’acoquiner avec le fils, Pierre Vosco, grand bourgeois et mycologue à ses heures, et l’entretenir à Munich, où vit notre narrateur, pour que la figure de l’architecte légendaire reprenne vie. Toutes ses années de jeunesse, de guerres entre Russes blancs, Lettons et Russes rouges sur le front balte, de formation intellectuelle, de tâcheron sans succès, défilent, jusqu’à ce que les années cinquante lui offrent une seconde jeunesse, un succès bientôt international pour ses travaux.
Il s’agit pour lui d’ « architecture intégrale ». Il fréquente alors Nervi et Le Corbusier ; ce dernier n’étant pas épargné : « des cages calculées selon le nombre d’or dans lesquelles le courageux Suisse s’apprêtait à enfermer l’humanité ». Au-delà des « casernes cartésiennes », Alexandre Vosco préfère se vouer à une « architecture qui réponde de la diversité du monde », plutôt qu’à la « cité idéale » des « architectes gauchistes » : « Je haïssais l’utopie et luttais contre, j’en connaissais trop bien le prix ». Ainsi la fiction intègre-t-elle de réelles personnalités de l’histoire de l’art, comme Jean Balladur, dont on visite les pyramides de La Grande Motte. Ainsi la fiction n’est pas sans emprunter une dimension politique engagée, entre art et politique.
Une foule d’histoires émaille ce roman vibrionnant, comme celle de la mère de Pierre Vosco, qui assassina un officier nazi sur les quais de la Seine, une « valise remplie de pierres et de branches », venues d’Argentine, un « fol-en-Christ », une beauté juive anonyme épousée par Grave et morte pendant le blocus de Leningrad, les héros et les péripéties cruelles des guerres baltes pour se libérer des Bolcheviques…
Ce « bateau pour l’Argentine », outre les retrouvailles avec Grave, est également le tournant d’une vie pour notre personnage. Etourdi de déceptions professionnelles et sentimentales, il prend en partant une décision qui changera le cours de son existence, prélude de la montée vers la gloire. En ce sens, le titre, qui paraît longtemps trompeur, se justifie. C’est sur le bateau également que se produit une métalepse, pour emprunter le mot de Genette[1] : le narrateur devient un moment Alexandre Vosco, au travers des pages de son autobiographie partielle et retrouvée par notre auteur-narrateur. C’est ensuite en Argentine qu’il construisit le pont qui le propulsa vers la célébrité. Là ou Maria, sa future épouse, devient également narratrice d’un moment…
Si Alexandre Vosco a pu fuir la Russie soviétique, Vladimir Grave a dû attendre la seconde guerre mondiale pour définitivement s’extirper du régime stalinien et de son « vampire moustachu ». Ce furent « trente-trois ans en enfer », et une odyssée hallucinante, jusqu’en 1941, lorsque prisonnier des Allemands, il est reconnu comme faisant partie des minorités allemandes, donc libéré, puis réquisitionné comme ingénieur pour l’Organisation Todt, aux abords d’un camp de concentration, avant de fuir Berlin en ruines... Pour parvenir à enfin réussir sa vie d’ingénieur en Argentine.
D’où une recherche du temps perdu (aux phrases parfois proustiennes) exaucée par le narrateur, fouillant, outre la Russie et Paris, Munich et la Finlande, Buenos Aires et les plaines argentines, la guerre et la paix, la tyrannie et la solitude, l’échec et la réussite, la sordide réalité et la hauteur de l’art. La structure mémorielle labyrinthique n’enlève rien alors à la clarté du récit. Récit qui s’empare des archives de la « tour » (comparée à celle de Montaigne) et des secrets des réussites architecturales du personnage central, à tel point que dans cette ode à l’art de l’architecte -dans laquelle certaines pages ressortissent à l’essai d’esthétique-, dans cette « architecture intégrale » romanesque, dont l’art de Vosco est la métaphore, ce dernier en devienne une création mythique.
Publié avec soin par les éditions Louison (reliure toilée, cahiers cousus, signet), l’on devine qu’à ce roman la traductrice, Luba Jurgenson, a mis toute sa passion, elle qui fut de la magnifique entreprise de l’adaptation française des Récits de la Kolyma[2]. Les notes, souvent historiques et linguistiques, sont aussi abondantes que précises, malgré le « Wanderjahre », traduit improprement par « déplacements », alors qu’il s’agit de goethéennes années de voyage.
Pas seulement romancier, Alexeï Makouchinski réunit une petite poignée d'essais et récits dans un plus bref volume : Au Pied de la pyramide. Il ne s'est pourtant pas transporté parmi les sables de l'Egypte ; car ses quatre textes sont avant tout européens. La pyramide de Cestius à Rome réveille moins des souvenirs archéologiques que poétiques, en la personne de Thomas Hardy évoquant Keats et Shelley. Aussi en vient-il à lui-même composer un poème en forme d'hommage, une brève et belle élégie : « La fenêtre par où Keats / regardait, mourant La Piazza /di Spagna. Personne ne / sait ce qu'il en est ». Appel du passé encore avec « Le Titanic et l'océan », car cet océan qui « existe encore » lui évoque le poète russe Alexander Blok. Et plus encore Khodassévitch dont les vers chantent malgré l'océan, la révolution et les catastrophes. En ce sens, « son âme ne se fond pas avec la musique de la révolution. C'est ce qui rend possible cette acuité de la conscience éthique, en général assez rare en poésie ». Réflexion si judicieuse quand tant de poètes ont été communistes, staliniens. « Le singe » est également un poème de Khodassévitch que notre auteur s'essaie à commenter. Le dernier et le plus long récit, « Trois jours à Elets », conte une tentative presque utopique : la fondation d'une république dans une ville russe en 1918. L'on se doute que la tentative avorte sous les coups de la guerre bolchevique, barbarie sans mélange. La densité de l'écriture sonne comme un résumé du despotisme récurrent qui mine la Russie...
Roman d’enquête biographique, historique et politique, publié en Russie en 2014, Un Bateau pour l’Argentine séduit par son écriture somptueuse, ses allusions aux romans d’éducation de Goethe, à maints poètes pas seulement Russes, par sa qualité de traité esthétique. Il emporte par sa narration claire, réaliste et fouillée, stupéfait le lecteur par ses univers géographiques et historiques emboités, par ses contrastes immenses entre la vie parisienne et munichoise et les morts des guerres du dernier siècle. On ne s’étonne pas qu’Alexeï Makouchinski, né en 1950 à Moscou, ait été traducteur de l’allemand et de l’anglais. Depuis 1992, il vit en Allemagne où il enseigne à l’Institut des études slaves de l’université de Mayence. Trois romans ont jaillis de son clavier : Max, en 1998, La Ville dans la vallée, en 2013, et Un Bateau pour l’Argentine, seul traduit à ce jour (du moins, provisoirement, espère-t-on). Avec lui, mémoire et Histoire dialoguent, tant avec séduction qu’avec puissance, dans le cadre d’un objet romanesque et esthétique qui se forme et s’enrichit sous nos yeux au fur et à mesure d’une lecture enchantée.
La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Jo Walton, du roman de fantasy
au choix existentiel :
Morwenna et Mes Vrais enfants.
Jo Walton : Morwenna, traduit de l’anglais (Pays de Galles),
par Luc Carissimo, Denoël, 2014, 350 pages, 21,50 €.
Jo Walton : Mes Vrais enfants, traduits de l’anglais (Pays de Galles)
par Florence Dolisi, Denoël, 300 p, 22 €.
Les genres romanesques de la Galloise Jo Walton ont plusieurs vies. Avec une déconcertante facilité, elle oscille de la fantasy pour jeunes filles au réalisme pour femmes à la croisée de la maturité, sans que rien n’empêche d’ailleurs un lecteur masculin de s’y faufiler avec bonheur. Mieux, si possible, elle aborde, avec les baguettes magiques de son imaginaire, le genre plus spéculatif de l’uchronie. De Morwenna à Mes Vrais enfants, jusqu’à la trilogie du Subtil changement, elle fait feu de toute prose, à la lisière de la poésie autant qu’à celle de l’interrogation existentielle et politique.
Chez Tolkien et ses suiveurs, la fantasy est un genre bien balisé. Elfes, mages et chevaliers, royaumes en guerre parcourus par la quête d’un héros… A part pour les mordus infatigables du genre, qui lui pardonnent tout, nombre de constructions d’univers et de péripéties sont un peu répétitives, le surnaturel et la magie sont les démiurges obligés, les sociétés peu ou prou médiévales sont fortement régressives, sans compter les topos du merveilleux et de l’épique et leurs ficelles narratives un peu lourdes. L’écrivaine Jo Walton (né en 1964 au Pays de Galles) est plus subtile.
L’héroïne de Morwena est une jeune fille tout ce qu’il y a de plus réaliste ; enfin presque. Car Morwenna Phelps, qui a perdu sa jumelle, dans un accident qui l’a laissée handicapée d’une jambe, est envoyée par son père dans le pensionnat privé très chic d’Arlinghurst. Amitiés et inimitiés pour une adolescente méprisée, solitaire et brillante, font et défont les intrigues du roman d’initiation, au service de l’identification des jeunes lectrices. Mieux, entre l’école et son milieu familial souvent sclérosé, quoique son père soit plus ouvert, il lui reste la dévoration passionnée des livres de science-fiction et de fantasy, et la bibliothèque locale. Là elle intègre un club de lecture, où la fascine Wim, bel adolescent un peu sulfureux, qui aurait mis, selon la rumeur, une jeune fille enceinte. Cependant l’insolite s’installe peu à peu : la certitude des fées et des gnomes qui habitent discrètement les campagnes, la croyance effrénée dans les pouvoirs de magie noire de sa mère, le soupçon que les trois sœurs de son père soient également sorcières, des lettres étranges, une photo brulée, la « magie de Karass ». Tout cela conflue en une acmé surnaturelle et un choix existentiel final… Voilà qui entraîne le récit vers les hésitations du fantastique, plutôt que vers les certitudes du merveilleux.
A la lisère du folklore gallois et de l’analyse psychologique de la différence, ce roman de Jo Walton, bien que publié dans la collection « Lunes d’encre » (traditionnellement science-fictionnelle), se joue de tous les genres, de toutes les cloisons romanesques, usant non sans subtilité du journal intime pour inventorier les convulsions de l’adolescence. Mais aussi de la satire de la société scolaire, jusqu’à la plus folle féérie. Seule l’énumération des lectures de Morwenna, (Delany, Le Guin ou Silverberg…) faite de réserves et d’enthousiasmes, manque d’épaisseur, même si, après tout, il s’agit bien, modestement, du palmarès critique d’une toute jeune fille boulimique de livres.
Couverte de prix littéraires anglo-saxons et spécialisés (dont le Hugo et le Nebula), cette plongée dans l’univers d’une adolescente brimée, curieuse et imaginative est d’un charme fou, en dépit de la modestie de ses prétentions. Il n’y a en effet pas forcément besoin de grandes sagas, de grands univers science-fictionnels pour que le lecteur prenne en amitié cette attachante et magique personnalité en formation…
Qui sait si nous avons plusieurs vies… Ce serait alors au croisement d’une autre Histoire, parmi celles qui font Mes vrais enfants, bien plus conventionnel roman parmi ses premières pages, quoique en apparence. Car en 1949, dans une Angleterre cernée de privations, la jeune Patty choisit et ne choisit pas d’épouser Mark. Deux biographies et sexualités alternatives alternent à partir du septième chapitre. L’une commence par des grossesses douloureuses, des enfants, parfois mort-nés, un mari abject, quoique philosophe, et plus tard se révélant homosexuel ; ce qui découragerait toute femme de se marier. L’autre, alors qu’elle enseigne à Cambridge, s’emballe grâce à un voyage à Rome, un autre à Florence où « elle tombe follement amoureuse de l’art de la Renaissance». Elle publie un guide sur la ville, puis sur Venise et Rome, tout en devenant amoureuse d’une femme, Bee, amour heureusement réciproque. Cette bifurcation aux deux branches narratives est-elle l’effet de la « confusion » de la vieille Patty, dont la mémoire déraille dès les premières pages, en 2015 ? Ce qui permet de lire l’entreprise romanesque comme un rembobinage des souvenirs reconstitués et reconstruits selon une double logique, une vaste et bifide analepse temporelle…
La comparaison avec Le Choix de Sophie de William Styron[1], faite par bien des critiques, est assez artificielle. Certes le romancier américain y superposait deux romans d’éducation, mais d’un jeune homme nommé Stingo et d’une femme, Sophie, rescapée des camps de la mort nazis, à la porte desquels elle avait dû choisir de sacrifier l’un de ses enfants… L’immense parabole sur le mal et la culpabilité s’oppose alors à la décision, sinon au coup de dés, prise par Patty au seuil d’une médiocre ou d’une vie meilleure…
Les deux hypothèses romanesques postulées dans Mes vrais enfants restent dans le cadre du réalisme. Ces vies sont alors judicieusement représentatives de l’évolution des mœurs, en particulier de la liberté féminine ; ce qui n’est pas sans inscrire ce roman dans une perspective féministe, alors que le couple formé par Patty et Bee conçoit des enfants, grâce à l’amical concours d’un camarade.
Outre le féminisme, car l’une des Patty, que séparent deux univers parallèles, donne des « cours de littérature féministe », se dessine toute une dimension engagée : d’une part contre la prolifération nucléaire, et ses bombardements qui entraînent morts lointaines et maints cancers de la thyroïde, et d’autre part en faveur de la nécessité de persister à propager l’humanité : « un monde sans ses enfants n’était même pas concevable », ce qui donne tout son sens au titre, même si les deux autobiographies fictives et alternatives ne nous disent guère lesquels sont les « vrais », ceux des guerres nucléaires ou ceux d’un humaniste progrès ; à moins qu’il s’agisse des lecteurs de Jo Walton mis en demeure d’opter en faveur des progrès de la civilisation.
Jo Walton a un talent indubitablement divers. De la fantasy pour adolescente rêveuse et passionnée dans Morwenna, aux tranches de vies servies en guise d’avertissement face aux décisions matrimoniales et existentielles. Parfaitement construit, voire virtuose au point que les deux vies se croisent par des allusions ténues, même si l’écriture n’est pas toujours inventive, même si le dernier quart du volume pêche un peu au moyen d’une rapide et factuelle succession de péripéties sans âme, la double fresque qu’est Mes vrais enfants ouvre à chaque porte du retable laïc un impressionnant tableau de société. Ici, choisir sa vie implique bien des conséquences, pas seulement individuelles, mais aussi historiques. En effetce roman devient également uchronie lorsque, dans l’une de ses vies, la France se dote en 1968 d’un gouvernement communiste, lorsque ce sont les Soviétiques qui conquièrent la lune, lorsque Bobby Kennedy devient Président des Etats-Unis et qu’éclate la guerre nucléaire est-ouest. Ce qui n’est pas sans rappeler une autre réalisation de Jo Walton : la trilogie du Subtil changement dont une hitlérienne uchronie est le moteur[2]…
Thierry Guinhut
Article publiés -ici augmentés- dans Le Matricule des anges, mai 2014 et mars 2017
[1] William Styron : Le Choix de Sophie, Galimard, 1981.
Rue Emile Faguet, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
De l’humiliation électorale,
avec le secours de la Grève des électeurs
et de la Suppression des partis politiques,
selon Octave Mirbeau, Simone Weil,
Friedrich Nietzsche & Friedrich A. Hayek.
Octave Mirbeau : La Grève des électeurs,
Allia, 48 p, 3,10 €.
Simone Weil : Note sur la suppression générale des partis politiques,
Allia, 48 p, 3,10 €.
En ce dimanche festif, que la ville est joliment pavoisée de rouge, de rose et de bleu ! Pourtant ce rouge tant aimé, couleur du luxe et de la vie, de la passion chaleureuse, vire à l’étranglement du sang, ce rose est vomitif, ces bleus sont délavés, méchamment bleuâtres. De quinquennat en quinquennat, le pire est l’ennemi du pire. Qu’est-il arrivé à nos affiches électorales pour qu’elles arborent tant de trognes menaçantes, de visages torves ou benêts ? D’où vient que j’éprouve à les voir, à les lire, si je n’en attrape pas une purulence oculaire, un sentiment d’humiliation, jusqu’à l’insidieuse tentation de la révocation de mon droit de vote. Ne me reste que le secours de La Grève des électeurs d’Octave Mirbeau, La Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil et une pincée de pensée politique nietzschéenne, sans oublier celle du libéralisme d'Hayek.
Ils ne sont que menaces. L’un veut mettre au pas les médias qui prônent de libéralisme, l’autre interdire les licenciements, l’autre punir les exilés fiscaux[1] qui fuient notre enfer imposable, ou vaporiser la City et Wall Street, l’autre encore spolier les meilleurs contribuables jusqu’à 75% de leur revenu, sans compter les tempêtes d’abusives Taxes sur la Valeur Ajoutée, Contribution Sociale Généralisée, Impôt sur la Fortune et autres babioles taxatoires par centaines. Ou, si l’on préfère, il s’agit de flageller la libre entreprise qui ne l’est plus guère à coup de normes, de textes et de principes de précaution, de folle climatologie, de planifier l’économie au moyen d’un Etat instratège, de châtrer la spéculation, d’imposer le protectionnisme, de sanctifier les sévices publics. Aucune préoccupation des Français n’échappe à leur hargne, à leur redistribution jetée par les fenêtres, à leur démagogie électoraliste.
Ils ne sont que déni et angélisme mou. Négationnisme pour les trotskistes et communistes envers la responsabilité meurtrière et totalitaire du communisme[2] dans l’histoire, sans compter que certains nient que Cuba soit une dictature, que faillite et famine du Venezuela soit l’acmé du socialisme, et s’acoquinent avec des activistes islamistes, en ayant des yeux de Chimène envers l’Islam totalitaire. L’autre ne s’appuie à peu près que sur la haine du Président sortant et affiche un angélisme mou, tous caracolent dans la joie du grand soir, de la grande distribution des miracles et de l’utopie tyrannique, sans voir le mur de la dette à laquelle ils ont inconsidérément contribué monter en tsunami sur nos têtes ; sauf peut-être celui qu’une trop confiante inexpérience contraindrait à une ombre de réalisme…
Ils ne sont que chaînes autour des poignets des entrepreneurs, de l’emploi et des richesses à construire. Parce qu’aucun ne propose la flexisécurité à la danoise pour simplifier et libérer l’emploi, ne s’attaque (ou du bout des lèvres pour l’un) au maquis des 3000 pages du Code du travail, aux effets de seuil dans les entreprises, à la coûteuse prolifération des collectivités et des élus (ou lors d’une audacieuse lucidité pour l’autre), aux privilèges des trop jeunes retraités de quelques entreprises publiques, parce qu’aucun (ou avec trop de pusillanimité) ne compte inscrire dans la marbre de la constitution la règle d’or de l’absence de tout déficit et de toute dette dans le budget de la France et des collectivités locales, ainsi qu’un raisonnable plafond de 20% de prélèvements obligatoires infligés aux individus et aux entreprises ; parce que personne ne veut réformer et moraliser l’Etat providence et ses tuyaux percés… Parce que trop peu proposent la baisse des charges sociales et la tolérance zéro envers la délinquance et aucun (ou à peine) en l’associant à cette nécessaire légalisation des drogues (certes plus ou moins létales) qui couperait l’herbe sous le pied des mafias et fournirait une Taxe à la Valeur Ajoutée assumée par leurs consommateurs.
Ils ne sont que liberticides. Entendons la harangue éraillée du béat qui exige d’encadrer par la loi les montants des loyers, du charismatique à l’écharpe rouge qui fait rêver les médias et bêler le troupeau en clamant qu’on ne réindustrialisera le pays qu’avec une volonté planificatrice, quand la mégère patriotique pourtant apparemment du bord opposé exige un état stratège qui planifiera la reconquête de nos usines à coups de barrières douanières et de délocalisations interdites[3]. L’autre, aux lunettes alternativement rouges et vertes, nous promet une bureaucratie écologique pléthorique. Quant aux sortants, un peu plus expérimentés, peut-être légèrement moins hallucinés, sinon plus réalistes, les voilà rivalisant de taxes, en ne pensant qu’en partie à réduire le maelstrom du budget de l’Etat, le flot des subventions, la marée du fonctionnariat des collectivités nationales et locales, l’inondation de la dette et la noyade du pays, couper dans le gras des régimes spéciaux de retraites, du népotisme et des émoluments et réserves parlementaires de nos élus…
Ainsi, faute de réformes économiques et sociales, perdurent notre appétence et dépendance envers la démocratie non libérale du socialisme de gauche et de droite, sans compter les ébréchures portées au corps de la liberté d’expression[4]. Ainsi, faute de gestion sévère de la délinquance et de la marée islamique à l’assaut des quartiers, perdure la déliquescence de la sécurité et de la République[5]…
En 1888, dans Le Figaro, Octave Mirbeau, qui dénonça le populisme de Boulanger et la politique coloniale de gauche Jules Ferry, plus connu comme le romancier acide, coruscant et passablement sadique du Jardin des supplices, publiait un bref pamphlet : La Grève des électeurs. Il s’étonnait qu’« après les innombrables expériences, les scandales journaliers », il reste encore « un seul électeur, cet animal irrationnel ». Il demeurait stupéfait que l’on « s’imagine […] faire acte de citoyen libre ». Ainsi, « il faut, que par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité » ; et encore notre Mirbeau ne parlait pas là, quoiqu’il le sous-entendît, de la magistrature suprême de la République ! L’ironie cruelle va jusqu’à faire bêler l’électeur : « plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois ». La fronde culminait avec : « Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel ». Ce texte acrimonieux autant que salubre, que l’on ne verrait aujourd’hui affiché par aucun journal, cependant publié en un format commode par les éditions Allia, mériterait-il d’être glissé, en guise de bulletin, dans les poubellesques urnes de la République…
Sans compter qu'il faudrait y joindre la Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil. C'est avec justesse qu'elle affirme : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l'unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration. S'il ne l'est pas en fait, c'est seulement parce que ceux qui l'entourent ne le sont pas moins que lui. Le bien seul est une fin. Tout ce qui appartient au domaine des faits est de l'ordre des moyens. Mais la pensée collective est incapable de s'élever au-dessus du domaine des faits. C'est une pensée animale. Elle n'a la notion du bien que juste assez pour commettre l'erreur de prendre tel ou tel moyen pour un bien absolu. Il en est ainsi des partis ».
À moins que le malheureux élu, contraint par le réel, soit plus raisonnable que le promette sa suintante démagogie. À moins que le courageux élu applique ses meilleures réformes de façon à diviser le chômage par deux, comme le fit Margaret Thatcher en son temps et Donald Trump plus récemment. Sinon le monstre politique, émanation directe de la soif de justice et de prospérité populaires, sans compter sa jalousie affreusement égalitaire, nous dévorera de ses crocs répugnants, de ses grèves, manifestations et guérillas urbaines. Parce que l’innovation, l’ouverture à la mondialisation des savoirs, des technologies et des libertés ne sont guère à l’ordre du jour, sans compter le refus sans concession indispensable des prosélytismes liberticides qu’ils soient politiques, protectionnistes ou religieux… Parce qu’ils sont tous étatisto-socialistes, semi-incultes à des degrés divers, parce qu’aucun ne connait vraiment le sens des Lumières. Et surtout du libéralisme honni, ce qu’en leur Front Socialiste National[6] ils appellent le mondialisme ultralibéral, qui l’est souvent trop peu. Huant sa confiance dans les libertés de pensée et d’entreprendre, ils nous prennent pour des déficients intellectuels, des gobeurs de panacées en béton. Pourtant nous ne pouvons que vérifier l’actualité de ce qu’Hayek, en 1945, constatait dans son chapitre intitulé « Les totalitaires parmi nous » : « un rapprochement toujours plus grand entre les conceptions économiques de la gauche et de la droite, leur opposition commune au libéralisme[7] ».
Aussi, sans vouloir cautionner un instant quelque dictature que ce soit, faut-il penser avec Nietzsche[8] - et peut-être avec résignation - combien la messe électorale est une mascarade : « Le parlementarisme, c’est-à-dire la permission publique de choisir entre cinq opinions politiques fondamentales, flatte le grand nombre de ceux qui aimeraient paraître indépendants et individuels et combattre pour leurs opinions. Mais, à la fin, il est indifférent qu’une seule opinion soit imposée au troupeau ou que cinq opinions lui soient permises – quiconque s’écarte des cinq opinions fondamentales aura toujours contre lui le troupeau tout entier[9] ». Plus encore que Tocqueville qui avertissait contre la « tyrannie de la majorité », Nietzsche, critique politique délicieusement redoutable, notaità propos du « droit de suffrage universel », en toute actualité : « Une loi qui détermine que c'est la majorité qui décide en dernière instance du bien de tous ne peut pas être édifiée sur une base acquise précisément par cette loi ; il faut nécessairement une base plus large et cette base c'est l'unanimité de tous les suffrages. Le suffrage universel ne peut pas être seulement l'expression de la volonté d'une majorité : il faut que le pays tout entier le désire. C'est pourquoi la contradiction d'une petite minorité suffit déjà à le rendre impraticable : et la non-participation à un vote est précisément une de ces contradictions qui renverse tout le système électoral.[10] »
Le bon gouvernement est-il inatteignable ? Il semblerait qu’oui ; particulièrement en France. Devant l’impéritie de nos élites depuis 1981, droite et gauche confondues, pourtant démocratiquement élues, ne sommes-nous pas en droit de vouloir révoquer notre droit de vote ? Car la résistible montée du Front et Rassemblement National, la survie des partis d’extrême-gauche et communistes, qui partagent avec les premiers le goût rance du protectionnisme et du social-étatisme, sans omettre l'arasement des partis de gouvernement, Parti Socialiste et Républicains, phagocytés par un macro-président, lors des successives échéances électorales, ne sont que la conséquence des échecs de ces derniers face au chômage socialiste et à l'immigration de l’Islam politique (ce qui est un pléonasme). L'abstention aidant, l'électorat récuse ceux qui ont échoué pour promouvoir celui qui n'a jamais gouverné, qui ne fera guère mieux, voire pire, économiquement, et propose une rétractation culturelle, puisque nationaliste. Personne n'incarnant alors un salutaire changement, nos bulletins de vote ne sont plus que des enveloppes vides.
Entendons-nous, il ne s’agit en rien d’exiger la suppression de ce droit par quelque corps exécutif ou législatif qu’il soit, mais de le récuser à titre personnel, au titre de la liberté. Il suffit de constater combien d’entre nous l’ont dans les faits rejeté comme un chiffon sale dont on n’a plus l’usage. Les taux d’abstention considérables au cours des scrutins successifs, ces bulletins blancs, nuls, tagués, ces enveloppes vides (métaphore parfaite de la vacuité de ce droit) nous enseignent à quel point le désintérêt du prétendu citoyen, de l’anonyme courbé sous la ponction et l’incompétence étatiques, laminent la confiance dans cet instrument et symbole trop vénéré de la démocratie ; qui n’est guère une démocratie libérale.
À quoi sert en effet d’aller voter quand la prétendue alternance entre la gauche et la droite ne parvient qu’à pérenniser un modèle aberrant de contrôle étatique socialiste et colbertiste sur la législation du travail, sur l’économie et le marché, dont la « main invisible » smithienne est menottée ? A quoi bon prétendre choisir, armé de la monnaie dévaluée du bulletin de vote, quand à peu de différences près, chaque couleur, du bleu dur au rouge, en passant par de si peu diverses nuances de bleuté et de rose, continue à rendre obèse un peuple de fonctionnaires de l’état et des collectivités locales, à perpétuer une protection sociale démesurément coûteuse et cependant bancale, à perfuser des services publics défaillants, à fabriquer une pauvreté exponentielle…
Car pour nourrir ce peuple cependant mécontent, hors quelques privilégiés syndiqués, hors l’oligarchie au pouvoir qui s’octroie des émoluments indus et se rend trop souvent coupable d’abus de biens sociaux et autres emplois fictifs, il faut multiplier les Impôts sur la Fortune immobilière, les taxes confiscatoires, donc faire fuir la richesse, décourager l’initiative, déconsidérer le mérite et la réussite. C’est alors que le besoin exploite les capacités (pour retourner la célèbre formule de Marx) au point de conduire tout un chacun aux tréfonds de l’enfer fiscal, de la dépendance, de l’assistanat et de la médiocrité. La liberté perd alors de plus en plus de terrain devant la tyrannie de l’égalité, de l’Etat-nounou et rééducateur.
Ce qui, avec un sursaut péremptoire, n’empêche pas nos rhéteurs de reprendre des accents maurrassiens : de gauche à droite et de droite à gauche les financiers sans visage sont conspués. Alors que l’accroissement de la dette est exclusivement de la responsabilité des Etats, de ceux qui ont élu les mauvais gouvernements, de ceux qu’un système vérolé engraisse encore, on accuse les banques, les riches, alors que l’on apprend aux pauvres à exploiter les riches, alors que l’on se presse de toutes parts pour occuper les bancs douillets et privilégiés du Conseil des ministres, du Parlement et de pléthore de hauts fonctionnaires forcément colbertistes, keynésiens et marxistes, les fauteuils veloutés des communes, départements et régions, histoire de distribuer avec une générosité népotique et clientéliste la manne financière des impôts locaux et de cet emprunt si complice avec la dette.
De même la pensée libérale est conspuée par d’infaillibles idéologues, par d’incultes édiles, du sommet de l’état au plus bas des conversations de comptoir et de salle des professeurs, ces piètres intellectuels qui manquent à leur devoir de connaissance et d’impartialité. Le simple bon sens serait alors de regarder les Etats qui s’en tirent mieux que nous, qui voient leur balance commerciale être excédentaire, leur taux de chômage s’écrouler. Que ne nous en inspirons-nous pas ! Le libéralisme économique, de la flat tax au retrait de l’Etat, n’est pas ici examiné dans son efficacité, encore moins dans la noblesse de sa pensée qu’ont illustré de nombreux philosophes, de Montesquieu à Tocqueville, d’Aron à Bastiat, d’Hayek à Léo Strauss. Cessons enfin ces ponctions sur l’activité et leurs cortèges de commissions et subventions d’autant plus contreproductives qu’elles exigent un nombreux personnel pour percevoir, gérer et redistribuer, donc gaspiller. L’anticapitalisme, sinon de connivence, semble être la règle de Bercy comme de nos aboyeurs publics.
Pouvons-nous alors voter quand la tyrannie, l’incurie et l’inculture se disputent les honneurs de figurer parmi les listes électorales, quelque-soit le spectre politique ? Quand la démocratie parvient à désavouer ses libertés d’entreprendre et d’expression, au point d’être amputé de l’adjectif qui doit irrévocablement l’accompagner : « libérale ». Sans compter l’inefficacité totale d’un vote individuel, devant la marée de la majorité qui accable l’individu, aggravée par le peu de différences que forment l’addition de tous les partis affamés de pouvoir et de solutions étatiques désespérantes… Pouvons-nous voter quand le peuple libre et créateur de richesse n’est pas entendu, quand le peuple des profiteurs et de la rancœur est surentendu, quand on préfère renflouer les entreprises dépassées et anti-compétitives plutôt que d’aplanir la naissance de celles de demain, quand on érige une forteresse de normes, de taxes, d’impôts et d’organisme étatiques pour cadenasser les initiatives entrepreneuriales, et ainsi l’appauvrir, quand populisme et démagogie plutôt que pédagogie réclament le protectionnisme contre l’ouverture stimulante à la mondialisation… Ainsi est permise enfin l’ochlocratie, cette dégénérescence de la démocratie, ce gouvernement de la populace et des médiocres selon les Grecs…
Devrais-je voter pour la révocation de mon droit de vote ? Ne devrais-je voter que pour le moins pire, l’un peu plus réaliste ? Je devrais alors me sentir humilié jusqu’au moindre neurone de mes doigts de pied… A moins qu’il me reste encore la force, l’indépendance, la liberté et la dignité qui, entre autres joyeusetés, me poussent à ce trop doux pamphlet ! Vaudrait-il mieux alors un despotisme éclairé ? Gare à l’utopie. Reste que la démocratie, le moins mauvais système après tous les autres dit-on, peut engendrer des monstres : voter en masse pour une tyrannie brune, verte ou rouge, ou bientôt revoter pour la servitude volontaire du socialisme, du jacobinisme et de leur centralisme bureaucratique. Faut-il alors renvoyer sa carte d'électeur au Conseil constitutionnel ? Faut-il révoquer un droit, une liberté, pour garder, faute de bon gouvernement, la dignité de sa liberté intérieure ? Il est à craindre que nous ne saurons guère, au fond du labyrinthe étatiste auquel chacun tient trop de façon à arracher des lambeaux d’aides sociales, de prébendes et autre subventions, sans voir qu’il s’agit là des prémisses de la tyrannie, envoyer le pacifique Thésée de la raison libérale pour se débarrasser de son minotaure, là où devrait souffler un vent salutaire de liberté ?
Au pays des « houyhnhnms », de Jonathan Swift, ces créatures sont des chevaux dotés de parole et de raison, quand les « yahous » sont des bipèdes simiesques stupides. L’auteur des Voyages de Gulliver sut intervertir l’humanité et la bestialité. Ainsi Aux Etats-Unis d’Afrique, Abdourahman A. Waberi intervertit les civilisations : sur le continent africain, richesse et développement attirent des hordes d’immigrés venus d’Europe, d’Amérique et du Japon. L’ironie de la situation serait un peu facile en l’apologue s’il n’était servi par un style affuté, expressif, et par une étonnante hauteur de la pensée. Nous avions eu le tort de ne pas remarquer la première édition[1] de ce roman plus que singulier, brillant ; il n’est que temps de réparer cette injuste cécité.
En ce monde au sommet de la civilisation, la topographie africaine, où l’Africain vit « sur cette terre comme un être supérieur », est hallucinante. Entre la ville-lumière d’Asmara, où grouillent les prostitués blanches, et « la colline d’Haile Wade », temple de l’industrie du cinéma », les mœurs occidentales sont singées pour le meilleur (peu) et pour le pire (beaucoup). Le « professeur Garba Huntingabwe » qui préconise de « se débarrasser des sous-développés, est une parodie, certes excessive, de Samuel Huntington, l’auteur du Choc des civilisations[2]. En cet espace de la splendeur économique, on boit du « Neguscafé » et des « cafés Sarr Mbock », on va chez « McDiop »…
Cependant la topographie euraméricaine vaut son pesant de pauvreté. Savez-vous (à moins d’être mal renseigné) que Zurich est couverte de favelas, qu’un conflit entre Français et Anglais secoue le Canada, au point que les casques bleus bangladeshis doivent intervenir ? Qu’à Toulouse, une « guerre ethnique » oppose Occitans et Parisiens ?
Devant une déferlante migratoire, qui introduit « le tiers-monde dans l’anus des Etats-Unis d’Afrique », « la crème de la diplomatie internationale […] est censée décider du sort de millions de réfugiés caucasiens » qui « propagent leur natalité galopante » et « leur religions rétrogrades comme le judaïsme, le protestantisme ou le catholicisme ». Quand « les golden boys de Tananarive sont à des années-lumière de la misère blanche de notre charpentier helvète », l’on en vient à l’évidence : « les Etats-Unis d’Afrique ne peuvent accueillir toute la misère du monde ». La charge satirique contre notre égoïsme occidental est à son comble. D’ « Asmara, capitale fédérale » à Paris, en passant par « l’atelier » de l’artiste, avant le « retour à Asmara », la pérégrination est planétaire.
Outre Yacouba, un Helvète qui eut pour nom de « Maximilien Geoffroy de Saint-Hilaire », qui a fui son pays où l’on « se zigouille allègrement », et trouve une mort sordide sur un trottoir, il faut nécessairement un personnage emblématique pour animer cette fiction : ce sera Maya, une jeune fille qui a eu le malheur de venir au monde dans un trou de Normandie, ravagée par « la guerre contre les Bretons », et le bonheur d’être tôt adoptée par une famille érythréenne, riche comme il se doit. Son enfance est alors narrée d’un pinceau lyrique, malgré l’agonie de sa mère et le chagrin de son père, « Docteur Papa », médecin humanitaire qui porte « sur ses épaules toute la misère de Manhattan ».
Peu à peu se détache le roman de formation de Maya, artiste et sculptrice sous le nom de Malaïka, qui est aimé par l’artiste-photographe Adama Traoré, dont la lettre d’amour affiche un lyrisme dans la veine de Léopold Sédar Senghor et Saint John Perse.
N’empêche qu’elle se sent obligée de comprendre, au point de se lancer dans la quête de ses origines, jusqu’à retrouver sans amour sa mère. Lorsqu’elle aborde la France, la description de l’unique aéroport parisien, glacial, miteux, aux agents « bourrés d’oisiveté et de vinasse », puis de la miséreuse place Vendôme, vaut son pesant de littérature. Les femmes ont « un foulard sur la tête », la langue française est « monotone, dépourvue d’accent et de génie », bien sûr « sans académie ni panthéon ». Si nous avons besoin de nous rassurer sur ce point, il suffit de voir ce qu’en fait notre ami Abdourahman A. Waberi. Pire cependant, « les autochtones consomment des surdoses d’identité à s’en éclater la cervelle » et sont « dressés et éduqués pour s’entredétester » !
Avec Aux Etats-Unis d’Afrique, Abdourahman A. Waberi n’a pas démérité de son ambition : « rien de plus jouissif qu’un renversement de la situation politique, rien de plus jouissif qu’un grand rire nègre et rabelaisien pour dire le monde tel qu’il boite[3] ». Il a en effet su donner voix à une uchronie renversante, qui dit notre orgueil et notre fragilité, autant qu’elle dit l’orgueil et la fragilité de l’autre. Pensons que les écrivains, nommés « Kafka, Faulkner et Borges » séjournèrent dans des universités africaines ! Les clichés qui collent aux basques des pays sont renversés. C’est ainsi que la brillante Afrique, glorieuse de son panafricanisme, se lance dans la « chasse aux immigrés », grâce à une police « aux pectoraux gonflés d’orgueil et de préjugés » qui ne recule pas un instant devant l’assassinat.
Sans nul doute, l’inversion des situations géopolitique nous interroge : que penserions et ferions-nous si tel était le cas ? Il n’est pas sûr que l’auteur veuille seulement nous culpabiliser, nous Occidentaux, et nous rassurer, nous Africains ; seulement inviter la main noire et la main blanche à se tendre l’un vers l’autre, en un humanisme vertueux, quoique naïf. Loin de tomber dans le facile manichéisme, dans la sentencieuse diabolisation des égoïsmes de l’Occident, son ironie diablement facétieuse s’adresse en fait aux deux camps. Car les tares européennes ne sont que le reflet de celles d’outre-Méditerranée. Car il s’agit d’une « Afrique repue, grasse, rotant d’aise et d’ennui ».
Comment se fait-il que l’Afrique n’ait pas su se développer comme le postule cette fiction ? Ainsi « l’antique contrée d’Erythrée, dirigée depuis des siècles, par une lignée de puritains musulmans profondément marqués par le rigorisme des Mourides du Sénégal, a su prospérer en alliant le sens des affaires et les vertus de la démocratie parlementaire ». Tiens donc ! N’y-a-t-il pas contradiction des termes ? Cet Islam, qui stigmatise ici les « païens des îles de la Baltique qui pratiquaient le cannibalisme », cette « domination masculine que les religions ont contribué à perpétuer », ne s’est guère montré capable de telles prouesses, et l’on devrait escompter qu’en l’accueillant on bénéficierait des largesses de sa tyrannie théocratique ? De plus ce n’est pas qu’un effet du renversement opéré que de signaler les « ports esclavagistes […] du Nord-Est africain béni par la Providence », ce qui est une réalité historique -et l’on ne peut penser que notre romancier l’ignore.
Aussi ce serait (si l’on pardonne l’image un peu brusque) se mettre le doigt dans l’œil jusqu’au talon d’Achille, que ne voir en ce roman qu’une charge contre le Nord pourri de luxe et de suffisance. Ne s’agit-il pas de renvoyer le compliment à une Afrique bouffie de culpabilisation de l’autre, de prétention moralisatrice, d’orgueil culturel et de pulsion conquérante ? La petite Maya est bien sûr en bute au racisme : on la stigmatise en « Face de lait, Lait caillé ». En outre, cette peau blanche donne lieu à des clichés érotiques, qui sont l’envers de ceux associées aux femmes noires : « Lourde tantôt de senteurs de lait et de sperme, tantôt de poudre et de fourrure, tantôt de remugles d’ail et d’ortie ». Ainsi pas le moindre afrocentrisme dans la pensée d’Abdourahman A. Waberi ; plutôt un humanisme critique sans angélisme : l’aiguillon du lettré s’adresse à toute l’humanité que nous sommes. De surcroît, comble de l’ironie, la famille de Traoré est de celles des « colonisateurs […] qui pressèrent le jus de l’Europe et de l’Amérique du Nord dès 1596 » !
Malgré son incontestable brio, Abdourahman A. Waberi se fait faute d’oublier deux faits importants pour aller jusqu’au bout de sa démonstration. Un : il ne fait pas mention de quartiers et de zones de non-droit où les immigrants mettent en place un communautarisme exclusif. Deux : qu’il s’agisse de judaïsme, de christianisme ou d’athéisme, voire de confucianisme ou de shintoïsme, les Occidentaux, même si leur religion a pu chapeauter une fort discutable colonisation, ne s’appuient pas sur une idéologie aussi théocratique et conquérante que l’Islam pour coloniser les autres continents…
Découvrir soudain Abdourahman A. Waberi, né en 1965 à Djibouti, laisse à penser qu’en ses autres livres se cachent des richesses à déguster, comme Moisson de cranes[4], dédié au génocide rwandais. Quant à La Divine Chanson[5], elle est le dernier volet d’une trilogie consacrée à son pays natal, entre réalisme, rythmes de jazz venus de Gil Scott-Heron[6], et lyrisme digne des contes… Sans nul doute, il va jusqu’au bout de son éthique : « où se fait la jonction entre le privé et le politique, entre l’histoire individuelle et la grande Histoire ? Tu connais la réponse, Maya. Tu dis sans hésitation : dans l’art et dans la littérature ». Le militantisme de l’auteur réside en un vaste cosmopolitisme littéraire de récits et de traductions, en un « nomadisme fertilisant », ouverts au monde à pacifier et parfaire.
Disons-le sans ambages : le talent d’Abdourahman A. Waberi est stupéfiant : ne fait-il pas allusion à des livres imaginaires, comme celui sur « l’immigration en provenance d’Alaska », publié au Rwanda ? Ne cite-t-il pas René Caillié découvrant Tombouctou en 1828 ? Ne brosse-t-il pas un tableau satirique de l’art contemporain, tout en exaltant le travail plastique de Maya ? Son clavier toujours imagé a mille voix et registres, à la lisière du conte de fée des savanes, du poème enfiévré à l’apologue cruel, et jusqu’aux marges de l’essai érudit sur la nature et les destinées des civilisations[7]. Un exemple de plus : le réalisme magique imagine le retour du prophète biblique Enoch et du jeune prophète Mohammed : « de quoi alimenter les braises imaginaires pour des siècles, du côté de Vatican ou de Médine, et susciter des flux migratoires ». Tout cela virevoltant avec la plume légère de l’ironie, la griffe profonde du satiriste des mœurs et des temps. L’apologue et l’uchronie, dans le sillage de Swift, de Voltaire ou d’Orwell, font le fil romanesque le plus à même de tailler dans l’obscurantisme et de filer vers les Lumières, du moins de la pensée.
Dictionnaire Nietzsche, sous la direction de Dorian Astor,
Robert Laffont, 2017, 1024 p, 32 €.
Jeté au-dessus de Sils-Maria et des Alpes suisses, l’arc-en-ciel nietzschéen « est une corde, entre bête et surhomme tendue, une corde sur un abîme[1]». Il faut alors dresser un pont pour accéder à la complexité de l’œuvre, ce qu’a tenté, non sans titanesque talent, Dorian Astor, en son Dictionnaire Nietzsche aux généreuses quatre cents entrées. Il y a par ailleurs des philosophes que l’ampleur de l’œuvre devrait condamner à l’inéluctable nécessité de l’encyclopédique essai, pour synthétiser leur abondance et mieux les effeuiller : Platon, Aristote, Hegel… Cependant, la difficulté de réduire celui qui n’a guère commis de traité, n’a pas cédé à la volonté de système, s’est complu dans l’aphorisme fulgurant et les paraboles, répond à une autre nécessité : le dictionnaire doit réduire avec clarté et sans la trahir une œuvre, sans compter la personnalité et la postérité philosophique, protéiforme. Pari tenu pour le Dictionnaire Nietzsche, qui paraît sans peine être un bonheur de bout en bout. Malgré de vastes trahisons, de ceux - que l’opus n’oublie pas un instant - qui l’ont pillé, réduit à des formules, des mots d’ordre idéologiques, et celles, plus modestes et pardonnables, d’un dictionnaire parfois un tantinet oublieux. Et cependant considérablement précieux.
Aux éléments biographiques, parents, amis, s’ajoutent les lieux nietzschéens, de Naumburg, son lieu de naissance, en 1844, en passant par les villes d’études ou d’enseignement (Bâle), y compris les villégiatures qui ponctuèrent son errance, marines comme Nice, ou montagnardes comme Sils-Maria, en Engadine, où il conçut l’éclair de Zarathoustra. Quoique les dix ans de folie et de prostration mentale, jusqu’à sa mort en 1900, ne soient guère abordées (rien à « Folie », par exemple).
Les artistes et philosophes côtoyés, qu’ils s’agissent de rapports livresques, comme Platon, Montaigne, Goethe ou Schopenhauer, ou vivants comme Liszt et Wagner, répondent évidemment présents dans ce dictionnaire. C’est alors que les notices consacrées à la musique sont à ne pas négliger pour mieux connaître le jeune philosophe en vogue qui partagea une fascination réciproque avec Wagner, avant de le renier dans Le Cas Wagner, lui reprochant une lourdeur allemande, une complaisance suspecte, maladive, et trop chrétienne à l’encontre du vouloir vivre, à l’occasion de Tristan[2] ou Parsifal. Il lui préférera la vigueur méditerranéenne de la Carmen de Bizet, qui bénéficie également d’une notice. Cependant Nietzsche, très bon pianiste, fut également compositeur : bien que ses œuvres musicales n’aient guère été jugées dignes de survivre, elles ont été enregistrées, dont un bel Hymne à la vie, sur un poème de Lou-Andreas Salomé, son éphémère amour.
Inévitablement les œuvres sont contextualisées, résumés, analysées, sans omettre des citations pertinentes. La Naissance de la tragédie révéla soudain que la Grèce antique n’était pas seulement apollinienne, mais dionysiaque. Aurore, Le Voyageur et son ombre, Le Gai savoir, Par-delà le bien et le mal, et Humain trop humain, marquent la grande période des livres à aphorismes plus ou moins étendus, là où le Dictionnaire Nietzsche devient plus que nécessaire pour débrouiller les lignes de force de la pensée ; quand, d’une manière un peu plus linéaire, La Généalogie de la morale ausculte les racines historiques et surtout morales du Judaïsme et du Christianisme, ces revanches des faibles sur les forts. Ecce homo surgit enfin à la lisière du délire où Nietzsche va bientôt signer « Dionysos » ou « Le crucifié ».
Traducteurs, exégètes et commentateurs sont légion. Henri Albert fut le premier grand passeur en français, Colli et Montinari furent les maîtres d’œuvres italiens de la splendide édition critique des œuvres complètes, publiées dans la langue de Stendhal aux éditions Gallimard. Bien sûr le trio Foucault[3], Deleuze, et Derrida[4] (que l’on ne suivra pas lorsqu’il affirma qu’en Nietzsche « tous les énoncés […] sont à la fois possibles […] et nécessairement contradictoires[5]») s’y taille une place enviable, quand celle d’Heidegger ne s’impose que parce que « nombre de ses commentateurs estiment que la fécondité de ses méditations l’est surtout en ce qui concerne tout ce que nous pouvons apprendre à cette occasion à propos, non pas de Nietzsche, mais de Heidegger ». Ce pourquoi nous risquons de devoir nous abstenir des verbosités de l’ontologue pronazi de la Forêt Noire, qui, même s’il partage avec le philosophe le rejet du platonisme et l’athéisme, est « le plus infidèle lecteur de Nietzsche ».
La part belle est heureusement offerte aux concepts. Ils sont tous là, de « Dieu est mort » à l’ « Eternel retour » (associé à l’amor fati), du « Danger » (car la philosophie est un danger) à la « Pitié », qui ne sert qu’à propager la souffrance, d’ « Esclaves, Morale d’esclaves » au « Cynisme », de la « Grande politique » et de l’ « Etat », à l’« Egoïsme » (« Il faut réhabiliter l’égoïsme », ou encore « l’altruisme n’est que l’autre nom de l’égoïsme des faibles »). Ainsi l’on comprendra mieux comment Nietzsche est d’abord un philosophe moraliste et critique, comment est judicieux le célèbre « renversement des valeurs », comment le Christianisme est un platonisme pour le peuple…
Sur l’ « Education », retenons le bel aphorisme 443 d’Aurore : « Peu à peu, la lumière s’est faite en moi sur le défaut le plus répandu de notre formation et de notre éducation : personne n’apprend, personne n’aspire, personne n’enseigne – à supporter la solitude[6] ». Une telle stimulante pensée ne peut évidemment faire le lit d’aucun totalitarisme et collectivisme que ce soit…
Quant au libéralisme[7], il n’a pas guère bonne presse auprès de l’auteur du Gai savoir, même s’il n’est pas sûr qu’il ait eu les moyen de le réellement comprendre, s’il n’a lu ni Locke, ni Adam Smith, ni Benjamin Constant, ni Tocqueville, en effet ici absents.
De longtemps les polémiques autour du renom de Nietzsche, qui philosopha à coup de marteau, ne s’éteindront pas. En effet, il est hélas facile, trop facile, en accolant quelques concepts, de paraître dérouler un enchainement pronazi : « homme supérieur », « surhomme », « volonté de puissance », « armer les forts contre les faibles ». Mais ce serait céder à une lecture vulgaire et sans nuance. Ainsi « l’homme supérieur », loin d’être une brute nationaliste, est à chercher du côté de l’esprit, en qui il reconnut Renan et Wagner, Byron et Stendhal.
Fort heureusement ce dictionnaire, où l’on pourra lire de A à W, comme butiner au hasard, ou harponner une entrée précise, saisir les renvois et rebondir, ne laisse pas l’ombre d’un doute sur les trahisons qui encerclèrent la postérité de Nietzsche. En commençant par sa sœur Elisabeth, mariée à Forster, un antisémite notoire, et qui fabriqua, au moyen de colles et de ciseaux malveillants, taillant et tripotant parmi les fragments d’une œuvre encore en gestation -qui sont aujourd’hui les Fragments posthumes- une Volonté de puissance, qui « n’existe pas » pour reprendre le titre de Montinari[8]. On sait en effet qu’il s’agissait d’un titre éventuel parmi d’autres, de surcroît vite abandonné par l’ermite de Sils-Maria. À tel point que ce bricolage put bien étonnamment devenir un bréviaire nazi qu’il n’est même pas, alors que les guerriers aryens emportaient dans leur sac Also sprach Zarathustra, personnage qui devait d’ailleurs se retourner comme un beau diable alors qu’il était engagé en une telle collaboration…
Reste que notre Nietzsche préféré ne peut rester indemne de tout blâme. Si nous ne le savions déjà, nous apprendrons que l’ « antiféminisme » de l’auteur du Gai savoir était d’une lourdeur inqualifiable, que son bellicisme est outrageant : « Toute philosophie qui place plus haut la paix que la guerre relève de la faiblesse comme maladie ». Ceci au cœur de l’article « Guerre », et nous doutons qu’il ne s’agisse que de joute philosophique guerrière au sens de la métaphore, bien qu’il fût brièvement infirmier sur le front franco-prussien et donc en connût les horreurs. En outre, sa perception de l’ « Islam », en dépit d’une érudition par ailleurs monumentale, est pour le moins lacunaire et de « seconde main » : comme Voltaire il adoucit cette religion pour l’opposer au Christianisme honni, tout en reconnaissant que celle de Mahomet produit une « race de seigneurs, guerrière, altière et conquérante », celle de « la merveilleuse civilisation maure ». Là encore Nietzsche aura bien du mal à recevoir notre assentiment à l’égard de cette « civilisation », si tant est, malgré sa calligraphie et son architecture, qu’elle mérite ce nom tant elle est originellement fondée sur la guerre, le pillage, l’esclavage, la sujétion des femmes et l’écrêtement des libertés… On nous permettra cette lecture critique du philosophe de Sils-Maria, quand les auteurs savent respecter la neutralité, comme il sied en un dictionnaire.
Il ne s’agira en rien de trahisons, mais parmi les oublis, il est curieux de noter qu’au cours d’une notice sur Peter Sloterdijk, justifiée par son écriture également métaphorique et leur rapport au ressentiment, son ouvrage, Le penseur sur scène. Le matérialisme de Nietzsche ne soit cité qu’en bibliographie finale, et pas le moins du monde analysé. En effet, au-delà de ce qui, entre Apollon et Dionysos, fait civilisation, seul le cynisme, pour Sloterdijk, permet une aventure féconde de la pensée : « Nietzsche a développé deux registres de la vérité plus que tous les autres : le coup de dent de la vérité et le chant de la vérité[9] ».
Certes, l’art est difficile et la critique facile, selon l’adage, mais il faut se résoudre, devant l’ambition et la beauté de l’ouvrage, à regretter, avec un brin de pédantisme, que ce dictionnaire commencé au A d’ « Affirmation » s’achève au W de Willamowitz-Morllendorf, professeur de philologie, contemporain fort polémiste à l’encontre de la méthode de La Naissance de la tragédie. Puisque nous trouvons Thucydide, pourquoi pas Xénophon, voire Zénon, et mieux encore Zoroastre, ce mage fondateur d’une doctrine opposant le Bien et le Mal, qui permit à Nietzsche de nommer avec liberté son fameux héros-philosophe. Certes la notice consacrée à Ainsi parlait Zarathoustra, en fait mention, mais sur cinq maigres lignes.
Quoique l’entrée « Antisémitisme » montre à la perfection combien Nietzsche est vigoureusement anti-antisémite, citations à l’appui, il est dommage que le livre de Jean-Pierre Faye[10], dont c’est précisément le propos, au point qu’il parle d’un « Nietzsche contre Hitler », ne soit mentionné, étant donné son titre, qu’à l’article « Guerre », et non pas à la précédente entrée. Autre auteur absent de ce dictionnaire, Ernst Bertram, dont l’ « essai de mythologie», quoiqu’il tentât faire de Nietzsche un Chrétien qui s’ignore, « un masque de Dieu », conclut-il, reste pour le moins curieux, lors qu’il voulut élever un monument à un grand homme de légende et une figure « prométhéenne[11]».
Fallait-il également une entrée à « Syphilis » ? Thèses et incertitudes médicales s’affrontent vainement pour déterminer les causes de la folie lorsque le malheureux auteur d’Ecce homo se jette au cou d’un cheval à Turin, puis passe les dix dernières années de sa vie dans un état quasi végétatif…
Mais quel outil précieux que ce Dictionnaire Nietzsche ! N’est-ce qu’un outil pour spécialiste ? Non, un vade mecum, un compagnon de pensée, dont la richesse déborde la fonction documentaire, une brassée d’éclair sur nos destins et notre temps. En un tel panier de savoirs, la clarté ne se dément guère, les citations sont profuses et précisément référencées. Assisté par une équipe d’une trentaine de collaborateurs, tous plus agrégés et docteurs de philosophie les uns que les autres, Dorian Astor, dont on connait son essai Nietzsche. La détresse du présent[12], a réalisé un énorme et louable travail qu’aucune bibliothèque nietzschéenne ne pourra prétendre ignorer. Et combien a-t-il eu raison de poser à l’épigraphe de son avant-propos une citation du Voyageur et son ombre : selon laquelle, en l'aphorisme 11, « Les mots et les concepts nous induisent continuellement à penser les choses plus simples qu’elles ne sont […] Il y a, cachée dans la langue, une mythologie philosophique qui perce et reperce à tout moment, si prudent que l’on puisse être par ailleurs ». Et de savoir, comme Socrate, qu’il ne sait rien (ou presque), car « toute apparence d’une trop grande familiarité avec Nietzsche est illusoire ». Avec le philosophe du Gai savoir et en la compagnie de Dorian Astor, nous sommes « À la fête des moissons de l’esprit[13]»…
traduit de l’allemand par Nicolas Weill, Gallimard,
Bibliothèque illustrée des Histoires, 432 p, 35 €.
Cacher, punir, annihiler le visage équivaut à un mépris de l’identité, à une négation de l’individu. À l’encontre d’un tel meurtre symbolique, la culture européenne, à travers ses mœurs et ses images, a eu soin de le fixer, d’en interroger les formes, le sens et l’émotion, en particulier à travers le dessin, la peinture, la science, puis la photographie, le cinéma. Cependant, pour le critique d’art et anthropologue Hans Belting, cette quête des traits d’autrui et de soi n’aboutit qu’à dérober sa vérité, qu’à un masque. À travers une exploration multipiste et cultivée, saura-t-il nous livrer la clef de l’intimité et de la fonction de ces « faces » qui pullulent dans l’histoire de l’art et des médias, ou nous dissoudre dans l’aporie de la représentation ?
Au commencement était l’autre. Seule la découverte de son propre reflet, rendue visible par le mythe de Narcisse a pu faire toucher à celui qui regarde son propre dessin. Bientôt l’on prend conscience que le visage remplit plusieurs fonctions : « de signe identitaire, de vecteur d’expression et enfin de d’espace de représentation », annonce Hans Belting.
La typologie des visages évolue-t-elle d’époque en époque ? De l’icône christique des primitifs italiens, en passant par le réalisme psychologique de Dürer, jusqu’à la déconstruction de l’art contemporain, les images de nos musées en témoignent à leur façon. Dans son livre, Hans Belting prévient : « le visage est conçu comme le point de fuite de toutes les images qui, soumises au flux ininterrompu du temps, achoppent sur son caractère irreprésentable ». Plus tard, le cinéma également fait son entrée, avec un plan de Persona d’Ingmar Bergman, cependant en frontispice, pour signifier « la possibilité de s’approcher du visage humain [qui] est l’originalité première et la qualité distinctive du cinéma ». Mais aussi la vanité de l’apparence, de son ombre. Car l’image « ne retient pas la vie ».
Les masques tribaux et cérémoniels sont la « voie » des mythes, selon Lévi-Strauss[1], quand le maquillage, antique et moderne, est la voie de la séduction : ce qu’associe le visage aux yeux fermés et le masque baoulé de Côte d’Ivoire, dans la photographie de Man Ray en 1926, « Noire et blanche », étonnante collusion temporelle et de civilisations. Dans le théâtre antique, le masque, iconique de la Tragédie ou de la Comédie, sert de porte-voix à l’acteur, ombre de son personnage. Outre la « Sainte face » du Christ et le Saint-suaire de Turin (étonnamment absents en cet essai), qui relèvent à la fois de la présence, de la mort et de l’au-delà, il s’agit d’examiner notre ultime portrait, moule mortuaire ou crâne, objets cultuels ou mémoriels. Il y a donc une fonction cathartique à l’œuvre dans tous ces faux visages, originellement iconiques, cependant symboliquement vrais.
La cour et la diplomatie, y compris portraiturées, sont « une société de masques », renvoyant à l’hypocrisie. Au XVIII° siècle, le visage devient plus social encore, lorsqu’il est signifiant à la manière de Lavater, dont la physiognomonie prétend lire les caractères, les vertus et les vices. Ensuite, la phrénologie, prétendue « science du crâne », malgré l’apparente caution de celui de Schiller, n’est pas plus signifiante. Darwin étudie pourtant « l’expression des émotions ». Bizarrement, Hans Belting oublie Cesare Lombroso, aux thèses racialistes fumeuses, qui dans son travail de criminologue, prétendait distinguer une héréditaire criminalité au moyen de l’apparence physique. Le visage devient un type, social ou racial, de plus avec les photographes allemands du début du XX° siècle, se prêtant à toutes les illusions, à tous les déterminismes, à tous les masques idéologiques.
La deuxième partie de l’essai s’intéresse à la représentation, lorsque la civilisation occidentale s’est séparée des masques pour accéder au portrait, en particulier avec Jan Van Eyck au XV° siècle, passant « du visage sacré au visage-sujet », de façon à accéder à la ressemblance, là où l’autoportrait prend de plus en plus d’importance. Les certitudes du réalisme imitatif se brisent jusqu’à la rage hurlée de l’effacement chez Francis Bacon. Ce dernier se heurte à la lisière du blasphème envers la face humaine, faite dit-on à la semblance de Dieu, surtout s’il s’agit d’un de ses papes, enlaçant le cri existentiel contemporain à la philosophie de l’absurde. Aujourd’hui la photographie « rivalise avec la peinture en adoptant le format géant de toiles de musées ». Sans parler de la mode hypercontemporaine du selfie (que l’auteur n’aborde pas). Cependant, malgré l’intériorité des productions de Rembrandt et la multiplication du réflexe photographique, la même difficulté résiste toujours : « appréhender un moi inexprimable en rendant le visage visible ».
« Consommation médiatique », ainsi s’ouvre la troisième partie. Production et reproduction, frénétiquement, s’emparent de notre société de masse et de communication. Jusqu’à l’écœurement des clichés (au double sens révélateur) : une « société faciale » (dixit Thomas Macho) déferle au service de la « société du spectacle » chère à Guy Debord. En particulier grâce à l’imprimé, la photographie, le cinéma, puis au « temps réel » de la télévision et de la vidéo. Ce qu’au-delà des journaux et des films, illustre avec tant de force les faciès des dictateurs, affichés au fronton de la gloire éternelle, adulés par les foules, puis lacérés et abattus lorsque la révolte prend feu. Songeons au destin particulièrement iconique et ironique du portrait de Mao, conçu à des fins de culte de la personnalité et de propagande totalitaire en Chine, à la fois « icône d’Etat et idole pop » ludique, trop ludique, par Andy Warhol… Il s’agissait pour ce dernier d’élire « the most important figure » du siècle, à l’exclusion hypocrite d’Hitler, jusqu’à en faire un « wallpaper », un papier-peint. Après avoir, dit-on, dénoncé le consumérisme capitaliste, dénonçait-il le tyran chinois ou faisait-il du despote un objet de consommation désirable pour les foules ? Question que n’aborde pas Hans Belting.
Les identités se cristallisent et s’échangent lorsqu’un artiste envisage de représenter moins son visage que celui qui lui est intérieur. Ainsi la plasticienne Nusra Latif Qureshi superpose sur un ruban de neuf mètres une vingtaine de photos de son passeport, un profil moghol enluminé et un autre de la Renaissance vénitienne : elle est Pakistanaise et exposa lors de la Biennale de Venise. Hans Belting y voit avec justesse un « palimpseste », où se croisent histoire du visage et Histoire de l’art, ce pourquoi il a choisi d’en orner la couverture de son volume, non sans pertinence.
Une plasticienne contemporaine est centrale -et avec raison- en cet essai : c’est l’Américaine Cindy Sherman, dont les multiples figures historiques photographiques cachent et révèlent son propre visage, grimé, surmaquillé, augmenté : « elle utilise des prothèses, des faux nez, ou des joues postiches ». Elle se métamorphose en femme de Rubens ou en Bacchus du Caravage, y compris en couverture d'Artstudio. Comme un écho des jeux de rôles, des chirurgies esthétiques, un pied de nez aux technologies de reconnaissance faciale.
En guise de conclusion provisoire, Hans Belting invoque les « cyberfaces », ces « masques numériques » de la « postphotographie » et de la « technofiction », qui sont « culture des surfaces plutôt que des corps ». Virtuel, le visage peut devenir « un assemblage de traits physionomiques multiples », au moyen par exemple du morphing. Imaginons alors un portrait puzzle de la naissance à la mort, un accéléré mosaïqué, ou une projection du désir qui ferait de notre visage une fiction, qui donc nous permettrait d’assister au retour du masque, qui consiste « à laisser tomber le monde de l’empirie et à ébaucher un univers imaginaire au-delà de l’espace physique et des limites corporelles établies ». De plus, en jouant sur les identités virtuelles, aussi bien mensongères qu’idéalisées, un peu comme sur Facebook, la face humaine devient moins révélatrice d’une peau sur les os que d’une polymorphe identité mentale. Là où le technofantasme peut s’exercer, les faciès de l’art n’ont pas fini de se métamorphoser.
Etonnante à cet égard est cette « cyberutopie », lorsqu’un artiste russe, Konstantin Khudiakov, exhibe en 2004 un « mur d’icônes », intitulé Deisis, agrégeant Christ et saints, faits de photomontages numériques repeints, donnant à voir, dans un hyperréalisme plastique, ce qu’auraient vraiment été ces derniers de leur, mais dans une lumière supposément supraterrestre. On devine que les réactions furent contrastées et polémiques. La poursuite du visage idéal, qu’il soit érotique, sage ou transcendant, traverse et transfigure toutes les époques, passée et futures. Ce à l’exclusion du refus de la monstration du visage féminin et de la représentation de tout visage, pensée comme idolâtre en une religion moyen-orientale.
Même si Hans Belting fait parfois un peu trop errer son motif du masque au travers de son essai, s’il n’est pas toujours aussi attentif au visage sculpté (hors Rodin), il s’agit là d’une somme superbe, prenant en écharpe l’art, les temps, les mentalités et les concepts… On ne le lira pas seulement comme une Histoire de l’art monographique, mais comme une sociologie du visage, comme une lecture philosophique des faces de nos mémoires et de nos projections, où sans faute apparaissent le Roland Barthes de La Chambre noire[2]et le Gilles Deleuze de L’Image-mouvement[3]. De surcroît, il ne lui a pas échappé de consacrer une page inspirée à cette œuvre par-dessus toute impressionnante, lorsque que le Caravage fait brandir à David la tête coupée de Goliath : elle n’est autre que l’autoportrait du peintre. L’on ne saurait mieux faire dans le memento mori, dans la vanité et l’effroi que l’artiste, tout transcendant soit-il, ne soit que chair et sang, bientôt cadavre. Son rouge sang est-il celui de la peinture ?
Doué d’une remarquable clarté de l’érudition, l’historien d’art allemand, indubitablement philosophe esthétique, Hans Belting, est loin d’être pour nous un inconnu. Qu’est-ce qu’un chef d’œuvre ?[4] se demandait-il, examinant la question des critères d’appréciation et des hiérarchies artistiques. Son infatigable curiosité le poussa jusqu’à investiguer entre Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre Orient et Occident[5]. Avec cet essai aux « faces » nombreuses, aux yeux sans cesse curieux, il sollicite le regard du lecteur, du spectateur, et du penseur que nous sommes, y compris à notre insu, devant ce mystère d’autant plus grand qu’il est devenu œuvre d’art, icone politique et publicitaire, et masque de la présence absente. Edité, illustré, imprimé, relié avec un soin aussi rare que précieux, ce volume est parfaitement digne de la prestigieuse collection de « La Bibliothèque illustrée des Histoires », aimée par une secrète confrérie de lecteurs d’un goût raffiné. Il faut se souvenir que Pierre Nora y publia les trois volumes des Lieux de mémoire, que Jean Starobinski[6] s’y glissa grâce à son Invention de la liberté, 1700-1789, qu’Edouard Pommier y fit briller ses Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières[7], qui mérite de figurer, en confondant avec Hans Belting leurs profils voisins, dans la bibliothèque choisie de tout amateur d’Esthétique.
Plage de Beauregard, Ars-en-Ré, Charente-Maritime. Photo : T. Guinhut.
Derek Walcott, poète des Caraïbes :
Le Royaume du fruit-étoile, Heureux le voyageur.
Derek Walcott : Le Royaume du fruit-étoile, Heureux le voyageur,
traduits de l’anglais par Claire Malroux,
Circé,1992,120 p, 87 F et 1993, 170 p, 110 F.
Enfin Derek Walcott vint. Les rochers errants de ses poèmes peuvent ranimer en nous le goût du « fruit heureux » de la poésie, pour reprendre les mots de ses deux titres parus en français. Né en 1930 à Sainte-Lucie, dans les Petites Antilles anglaises, décédé en 2017, il fit ses études à la Jamaïque, et poursuivit de front l'animation d'un atelier de théâtre et l'écriture de pièces comme Le rêve sur le singe des montagnes. Il enseigne depuis aux Etats-Unis. Mais c'est d'abord le poète emblématique des Caraïbes que le Prix Nobel 1992 a couronné pour de nombreux recueils, dont Autre vie, Le golfe, Grappe de mer… Quoique Le Royaume du fruit-étoile et Heureux le voyageur soient indubitablement les plus remarquables, entraînants, imagés, parfois polémiques…
Loin de se replier sur le nombril abstrait de l'être heideggérien absent ou sur le champ de la linguistique et de la déconstruction dont se gargarise une bonne part de la poésie française et américaine, sans compter le maigre culte des objets et du quotidien sans lyrisme, Derek Walcott s'ouvre sur le monde, sur les hommes, dans leur géographie et leur histoire. L'exil du Russe Joseph Brodsky chassé par le régime soviétique ou les paradis fiscaux des Caraïbes peuvent nourrir le poète comme autant de thèmes dont l'universalité vient s'ancrer, comme du temps de William Shakespeare, dans le contemporain. Walcott ne cède pas au désespoir des voix condamnées à rester sans portée. Loin des fumées des camps de concentration chantées par la beauté des voix défaites de Nelly Sachs et de Paul Celan, loin de ceux qui clamèrent qu'écrire était impossible après Auschwitz et Hiroshima, loin de ceux qui crurent réduire la pensée poétique à la quintessence de la sobriété et à un au-delà suicidaire de la parole, Walcott, sachant qu'il écrit « aujourd'hui après Dachau et non après Jésus-Christ », renfloue les pouvoirs et les navires du langage pour une ulysséenne et moderne traversée. On se souvient d’ailleurs que revenant à l’un des fondamentaux originaires de la poésie occidentale, il a publié une réécriture épique d’Homère en sept livres et en hexamètres, Omeros, située autour de Sainte-Lucie, en Caraïbes contemporaines, hélas non traduite.
Sans vouloir revenir en arrière, sinon en écho aux accents classiques des Quatre quatuors de T.S. Eliot, Walcott renoue avec les richesses de la langue et de l'image. Il fait éclater la langue en « feuilles d'îles rousses » qui agrègent dans la métaphore maritime autant de réalités individuelles, sentimentales, politiques et métaphysiques. De même, il n'hésite pas à avoir recours à la poésie narrative, au souffle de l'épopée, nuancé s'il le faut d'ironie, pour, loin de l'aphorisme exsangue, impulser une dynamique voyageuse, une pulsion cosmique, et donner au recueil la dimension d'un portulan aventureux d'hier et d'aujourd'hui.
L'on pense bien sûr au sonnet « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage » de Joachim du Bellay. L'errance n'est plus un geste vide, elle se fait somme patiemment acquise de connaissance et d'amour. Cet Ulysse, ici explicitement métaphorisé, effectue un périple dont les Ithaque et les Cyclope sont dispersés, du « sol grec » aux Caraïbes et aux côtes américaines. Le voyage s'élargit à la recherche des diverses racines culturelles du poète qui plongent dans les terreaux de Rome et d'Athènes, du Nord et du Sud, de l’Afrique, des Etats-Unis et du Yucatan. Quelques-uns en effet parmi les ancêtres de Walcott ont dû passer les colonnes d'Hercule de la vieille Europe pour mêler leur sang à celui des « native Americans » et des esclaves noirs:
« Je ne suis qu'un nègre rouge qui aime la mer,
j'ai reçu une solide éducation coloniale,
j'ai du Hollandais en moi, du nègre, et de l'Anglais,
et soit je ne suis personne, soit je suis une nation. »
Ainsi, le destin personnel du poète parle pour chacun de ceux qui s'interrogent sur leur généalogie, leur identité et leur condition, sur le sens de leur problématique, parfois tragique, mais fabuleux cheminement. La voix du poète a le même degré de responsabilité que l'élu, non au sens romantique du sage hugolien, mais au sens du mandat démocratique au service d’une cosmopolite nation.
De même, il va porter une langue et une thématique aussi métissées que ses origines. En Ulysse, dépositaire de l'imaginaire grec, il emprunte les facettes diverses des destinées et des cultures à travers les espaces et les temps de l'humanité. Il se fait conquistador rêvant de l'or de l'utopie et du meurtre, colon et quaker de Nouvelle-Angleterre, noir à fond de cale vers les bagnes agricoles, Indien voyant son exotique paradis pourrir sous le ver des économies de corruption.
Chacun trouve ici des traces de sa langue, du « bobohl » créole aux jurons adressés à « l'île merdique ». L'anglais de Walcott se métisse et s'évade, donnant une autre dimension à l'utilitaire impersonnalité de l'anglais international. Les notes triviales côtoient et enrichissent les images grosses d'émanations poétiques fabuleuses, dignes de modernes Métamorphoses d'Ovide. Une intense émotion humaine faite de sensations courantes révèle à chaque instant le bonheur d'exister et de parler dans le monde. Car Derek Walcott croit en la langue du poème, en son éros, en ses « réelles présences », pour reprendre le titre de George Steiner[1]. S'il sent que « parfois la Muse s'en va, la Muse quitte l'Amérique », observant avec tendresse les Etats-Unis malades, il s'écrie soudain :
« Voici que je tombe amoureux de l'Amérique.
Il me faut mettre les petits galets froids de la source
sur ma langue pour apprendre son langage,
parler en tremble et en bouleau, avec assurance. »
Partout, le poète lit sur le monde le chiffre de la nature et de l'être: « l'aigrette sur une tablette de boue imprime son hiéroglyphe », y compris dans « le meilleur des Tiers mondes », où corruption et pauvreté sont le terreau d'un nouveau monde en gestation.
Embrassant « les dialectes de son archipel », les langues et les cultures, le poète caraïbe a pu être associé à l'étiquette imprécise de la World Fiction. Incarnant peut-être la revanche du Sud sur le Nord, revitalisant les langues des grandes traditions littéraires occidentales (anglais, français, espagnol) par les sangs mêlés des continents indiens, de l'Amérique latine et des pays arabes, la World Fiction rassemble des auteurs aussi divers que Carlos Fuentes, Salman Rushdie, Shashi Taroor, Amitav Gosh, Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant. Le goût de la somme et de l'épopée, de l'ironie et des réseaux langagiers, une baroque gourmandise de la vie et des mots caractérisent ces auteurs de la World Fiction.
Selon le poète russe Joseph Brodsky, Walcott vient d'une « Babel génétique ». Lui-même Prix Nobel en 1987, il est un admirateur et ami de Walcott auquel il consacra un petit essai : Le bruit de la marée. Leur fécond dialogue trouva son assomption dans un des plus beaux et dramatiques poèmes de Walcott : « Forêt d'Europe ». Forêt de vers dans laquelle il évoque le goulag et l'exil du poète russe, l'inscription de sa poésie dans l'universel, puis sa citoyenneté dans une langue nouvelle, cet anglo-américain où ils confluent. « Archipel du Goulag » et « Archipels de tourisme de mon Sud » se répondent, mais n'empêchent pas que la poésie soit « le pain qui dure quand ont pourri les systèmes ». Cette belle confiance dans la langue mène également Brodsky à la recherche des fondations et de l'avenir des langues, de l'Acqua Alta[2]de Venise, à la Suède et à l'East River, en passant par ses merveilleuses « Elégies romaines[3] » qui font rebondir l'écho de Goethe et les incessants miracles du présent du poème devant les soubresauts de la nostalgie.
C’est alors que Joseph Brodsky et Derek Walcott sont des nouveaux classiques. Si le Prix Nobel de littérature peut souvent se tromper, il aura eu par deux fois le mérite de remarquer une éthique et une esthétique poétiques qui sachent ne pas dire non au souffle lyrique appliqué à la vie et aux enjeux du monde contemporain. Au contraire d’une poésie française rétractée sur le rejet du lyrisme, sur l’abus des objets, voire des déchets du quotidien. Peut-être Derek Walcott n'a-t-il que le tort de sortir le poème de son ghetto et de sa honte d'être poème. Indubitablement, il a pour lui, et pour nous, le bonheur des voyages de connaissance, dans les temps et les lieux qui font le contemporain. Lui aussi, comme de Mandelstam auquel il rend hommage dans « Forêt d’Europe », il peut dire « chaque / métaphore le secouait de frissons ». Pour nous avec lui, voilà ce qu’est la poésie :
« mais aujourd’hui cette fièvre est un feu et sa braise
réchauffe nos mains, Joseph, tandis que nous grognons en primates,
échangeant des gutturales dans cette grotte d’hiver
d’un pavillon marron et, qu’en rafales dehors,
les mastodontes de leurs systèmes éventrent la neige. »
Thierry Guinhut
Article paru dans La République des Lettres, mai 1994, ici augmenté.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.