David Cronenberg : Consumés, traduit de l’anglais (Canada)
par Clélia Laventure, Gallimard, 2016, 382 p, 21 €.
David Cronenberg : Entretiens avec Serge Grünberg, traduit de l’anglais (Canada)
Les Cahiers du cinéma, 2002, 192 p, 45 €.
Jean-Pierre Ohl : Redrum,
L’Arbre vengeur, 2012, 256 p, 15 €.
Il est souvent à craindre qu’un cinéaste, une fois la plume, ou le clavier, sous les doigts, ne livre qu’un pseudo-roman, un ersatz de scénario, plus étiré qu’un chewing-gum et nanti d’une pauvrette, exaspérante écriture. Rassurons-nous, ce n’est pas le cas avec le Canadien David Cronenberg, qui aime fouiller le rose de la chair humaine. Le réalisateur coruscant de cette inhumaine métamorphose, La Mouche, livre avec Consumés non seulement un thriller implacable, mais aussi une osmose impressionnante entre science-fiction, biotechnologies et pathologie. Quoiqu’aux voyeurismes sexuels et morbides du journalisme à sensation ne soient pas épargnés les dangers de la complaisance, loin au-dessous de la qualité de son film le plus stupéfiant : EXistenZ. Science-fiction romanesque et cinéma se marient également à l’occasion du récit de Jean-Pierre Ohl : Redrum, en passant par le prisme de Stanley Kubrick.
Deux intrigues parallèles se déroulent et se consument, alternant leurs séductions et leurs pièges. Deux amants, et néanmoins concurrents dans le domaine du photojournalisme, mènent dans deux villes étrangères leur reportages à la limite et au-delà de l’étrange et du crime. Naomi Seberg est à Paris, puis à Tokyo, pour enquêter sur le meurtre de Célestine Arostéguy, dont le mari, également philosophe à la Sorbonne, a disparu. Est-ce lui qui l’a tuée, mutilée, qui aurait dévoré quelques fragments de son corps ? Naomi rencontre ses étudiants, étudiants non seulement en philosophie mais en coucheries diverses avec les deux stars de l’intellect. À Budapest, Nathan Math interviewe à la fois Molnar, un chirurgien aux pratiques controversées, illégales, et son cobaye Dunja aux seins « officiellement radioactifs », avec laquelle il couche, contractant l’épouvantable « maladie de Roiphe ».
On devine que cette paire d’intrigues vénéneuses sur des « affaires juteuses » vont se rejoindre, se polluer l’une l’autre, dans une progression sensationnaliste, inéluctable et perturbante. Imaginez : « J’ai inventé une infestation parasitoïde de mon cru, pour elle, pour Célestine. Je me suis dit qu’elle méritait d’avoir une espèce qui lui serait propre, qui pondrait avec amour ses œufs en elle ». Ou encore « Le sein ? Elle était vivante… quand vous l’avez mangée ? » À moins qu’il ne s’agisse que de « répliques bioplastiques »… Ce sont en effet les possibilités, les sexualités, les errances, les travers et les métamorphoses cliniques et technologiques des corps qui sont le sujet privilégié de David Cronenberg. On lira cela -jusqu’au bout si l’on a le cœur bien accroché-, comme un tableau des perversions les plus salaces, loufoques et infâmes ; ou comme un examen clinique de la nature humaine, au tréfonds de ses ténèbres charnelles et de ses pulsions, là où git « la malignité sordide ».
Roman sadien ou roman philosophique ? Faut-il voir dans le duo Arostéguy un écho du couple Sartre Beauvoir, où du meurtre que perpétra Althusser sur sa femme ? Voire une empreinte du fameux Hannibal Lecter gourmand de chair humaine… En ce cas, il serait tout entier une parodie baroque et hyperréaliste. Ce « rapport esthétique au sexe », cette théâtralité sur écran mental, est un avatar branché de plus au roman d’horreur gothique venu du Frankenstein de Mary Shelley[1]. Le thriller peut-être également lu comme une satire de l’hyperconsommation, du trafic d’organes et de l’omniprésence des réseaux connectés, non sans facilités convenues, parmi lesquels évoluent nos deux journalistes de l’extrême humanité. La rencontre de la fascination de l’image avec les extrémités du cannibalisme et du fétichisme peut passer pour une dénonciation, à moins d’un hyper-appétit, de nos voyeurismes, et plus particulièrement de ceux sexuels et morbides du journalisme à sensation.
À moins que cela soit trop d’éloges. Les tics bien en cours de la science-fiction, le catalogue des attitudes et des appétits pervers plus ou moins chics ont tendance à plomber de leur complaisance le fil narratif. Le bel exercice de style loué par Stephen King a parfois quelque chose de vain, là où manquerait une analyse plus incisive, non pas des blessures et des accessoires, mais de l’origine neurologique, fantasmatique du mal, de ses plaisirs et de ses tréfonds. Ce que, mieux que Consumés, semblent suggérer de manière plus incisive quelques-unes des productions cinématographiques de notre auteur.
L'on retrouve dans ce premier roman du cinéaste né en 1943 à Toronto le goût exacerbé du dernier cri des technologies, le voisinage de la chirurgie et de la maladie avec l’appétit sexuel. Ce que le film Crash, défilé d’accidentologie routière d’après le livre de Ballard[2], rendait iconique. On revoit également s’enclencher l’engrenage morbide peu à peu intensifié, que des films comme Chromosome III ont porté à l’acmé de la peur.
Il faut alors se tourner vers une somme bien documentée, celle que Serge Grünberg réunit, avec une dizaine d’entretiens, une filmographie, une généreuse préface, en présentant le « cinéma cerveau » de David Cronenberg. Même si, ce livre datant de l’année 2000, il ne peut que faire l’impasse sur des œuvres plus récentes, comme l’obsédant Spider, venu d’un roman de Patrick McGrath[3], dont la verdâtre claustrophobie mentale est assurée avec une opiniâtre intelligence. De film en film, son esthétique gore, facile au premier abord, s’en trouve haussée à une dimension presque philosophique, lorsque les révolutions de la peur et de l’éros coïncident avec nos révolutions technologiques et biologiques. Ce dont témoigne une pellicule comme Faux semblants, dans laquelle deux jumeaux gynécologues, homosexuels et incestueux (qui, frères siamois, se sont eux-mêmes séparés à coup de bistouri) sont retrouvés morts dans leur luxueux cabinet.
C’est d’ailleurs dans ses entretiens que David Cronenberg, sensible aux réactions outrées suscitées par quelques-uns de ses films, assure : « n’importe quelle doctrine politique est mortelle pour l’art[4]». Cette judicieuse méfiance devant les programmes sociétaux et moraux antétotalitaires, restant à nuancer si l’on pense au libéralisme classique. Il n’en demeure pas moins que les hypothèses scientifiques, biologiques et psychiques explorées par le cinéaste permettent de tester notre anticipation de l’avenir autant que nos présupposés mentaux et éthiques, sans compter l’ingénieuse multiplication de nos fantasmes.
L'on ne sera finalement pas étonné que ce familier de Burroughs, de DeLillo et de Ballard se soit senti pousser des ailes d’écrivain, alors que son film EXistenZ (1999) reste probablement son chef d’œuvre. Branchant une console de jeu organique et animale de synthèse, en forme d’intestinal cerveau, sur les corps au moyen d’un « bioport » et grâce à un cordon ombilical, Allegra Geller est bien une artiste, sinon une prêtresse sacrée, un brin autoérotique et fétichiste, qui couve sur ses genoux sa créature aux possibilités ludiques stupéfiantes. Pour échapper à la menace de meurtre d’une secte « réaliste » aux relents fanatiques inspirée par l’affaire Rushdie[5], la créatrice de cet univers mental nanti de divers « mondes » se voit avec ses partenaires de jeu (qui sont douze, comme dans la Cène) voyager parmi les labyrinthes de l’imaginaire et de l’inconscient. Cependant, alors que l’existence a été remplacé par l’EXistenZ, les frontières entre le jeu et la réalité, s’effacent, se dispersent, comme en un indémêlable ruban de Möbius, affectant la perception, le psychisme entier des joueurs, sinon celui du spectateur : « Sommes-nous encore dans le jeu ? », demande à la toute fin un joueur qui, aux prises avec son addiction sacrée, n’a peut-être jamais quitté ce dernier, appelé, avec une étrange clairvoyance, « transCendanZ », ce qui aurait remplacé la transcendance. Une dimension philosophique vertigineuse s’empare, soudain, avec David Cronenberg, d’un cinéma aux métamorphoses plus proliférantes que celle de Kafka.
Romancier ou cinéaste ? Si l’on a l’habitude de constater que la plupart des adaptations d’un livre sont des appauvrissements de l’œuvre initiale (hors de notables exceptions comme celles d’Hitchcock, de Visconti ou de Kubrick), le contraire se produit ici. Celui qui a su avec maîtrise adapter Le Festin nu de Burroughs ou Crash de Ballard, a créé avec Consumés un avatar romanesque de son univers cinématographique, auquel il offre ainsi une astucieuse initiation. Mais le manque de concision et de vitesse narrative, dont ne souffre pas un instant EXistenZ (au scénario totalement original) ne permet pas tout à fait qu’avec autant d’émotion et de conviction il séduise son lecteur, qui préférera s’enfouir à ses risques et périls, mentaux et conceptuels, dans les dédales de l’effroi et de la fascination des biotechnologies en ébullition, en un mot, pour reprendre le titre d’un de ses films : en ce Videodrome où, partiellement, nous vivons…
Entre cinéma et littérature romanesque, Redrum est un lointain voisin d'ExistenZ. Si l’on excepte quelques grises descriptions paysagères redondantes, le roman de Jean-Pierre Ohl est remarquablement construit. Dans une lointaine île d’Ecosse, un bâtiment en forme d’œuf abrite Némos et son laboratoire plus qu’insolite. C’est en ce lieu, hors d’un monde menacé par une guerre mondiale, que l'on invite quelques spécialistes du cinéma pour un colloque ; ce qui nous vaut des portraits hauts en couleurs, des joutes intellectuelles homériques (sur le « formalisme » par exemple) et empreintes de satire.
Stephen, le narrateur, a publié un essai remarqué sur Stanley Kubrick. Bientôt, les expériences informatiques et neuronales du savant reclus lui font vivre avec une intensité inconcevable les scènes marquantes de ses films préférés, quand des jeunes femmes, parfaites sosies d’actrices mythiques, dont une « Lolita », veillent sur les participants. Ainsi la nostalgie cinématographique s’incarne entre technologie et fantasme.
À la lisière de l’impossible science-fiction ou de la probable anticipation, Némos est parvenu à fixer la personnalité des défunts dans la « Sauvegarde », au point de faire vivre aux sujets consentants de nouvelles vies avec les disparus. Retrouver les « âmes sauvegardées », est-ce traumatisme, consolation parfaite, où « le réveil est le cauchemar », addiction ?
Ce pouvoir inouï d’un cinéma, qui envahit l’espace et les sens, était suggéré dans le remarquable et fondateur roman fantastique de Bioy Casares, L’Invention de Morel. Il est ici amplifié jusqu’aux conséquences les plus vertigineuses : « Car vous n’êtes pas Stephen Gray, mon petit. Vous êtes sa Sauvegarde. » Comme dans la narration circulaire des films de David Lynch, où réalité et fiction s’emboitent et s’effacent, Jean-Pierre Ohl, use du menaçant « Redrum », inscrit en rouge sanglant dans Shining de Kubrick, pour nous faire perdre pied parmi les terrains du réel et les circonvolutions de la perception ; nous introduisant ainsi dans les arcanes de l’œuvre d’art. La fantaisie devient alors un fastueux et talentueux conte philosophique. Ne reste plus, parmi le colloque de Redrum, qu’à inviter Cronenberg…
Globe terrestre sur Les Césars de l'Empereur Julien,
Denys Mariette, 1696. Photo : T. Guinhut.
Une Histoire du monde
en trois tours de Babel.
Roberts et Westad, suivi de Fukuyama.
J.M. Roberts, O.A. Westad : Histoire du monde, Perrin, 1504 p sous coffret, 49 €.
I « Les Âges anciens »,
traduit de l’anglais par Jacques Bersani, 464 p, 22 € ;
II « Du Moyen-Âge aux temps modernes »,
traduit par Martine Devillers-Argouac’h, 512 p, 24 € ;
III « L’Âge des révolutions »,
traduit par Antoine Bourguilleau, 608 p, 24 € ; Perrin, 2016.
Francis Fukuyama : Le Début de l’histoire, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Pierre Guglielmina, Saint-Simon, 2012, 472 p, 25 €.
« L’Histoire, nous devons bien le reconnaître, continue d’encombrer notre présent et rien n’indique qu’il puisse, un jour, en être autrement (III, p 585) ». Ainsi concluent J.M. Roberts et O.A. Westad au sortir des 1200 pages de leur Histoire du monde. Pourtant, malgré le format passablement imposant de leur trilogie, rien ne permet d’affirmer qu’elle encombrera nos bibliothèques. Au contraire. Ces trois tours de Babel balisent un immense passé, donc les ciments du présents, les fondations de notre avenir, enrichissent avec une séduisante facilité notre compréhension des marches successives de nos civilisations. Soudainement, grâce à nos deux compères historiens, et même si quelques points nous amènent à des réserves, nous nous sentons à raison, plus intelligents…
Des plus anciens outils trouvés en Ethiopie (il y a 2,5 millions d’années), en passant par la préhistoire, en 7000 avant J.C., à nos plus contemporains, dont ces « intellectuels chinois [qui] parlent aujourd’hui le langage du libéralisme ou du marxisme (III, p 584) », ces trois volumes ambitionnent à juste titre d’être une somme narrative, explicative et argumentative. Cultures et empires, religions et révolutions, techniques et structures politiques, migrations et conquêtes, nomadisme et urbanisation, tout concourt à emporter le lecteur dans le vaste fleuve de l’humanité.
Mais loin de se contenter d’une vision européanocentrée, même si les étapes, parfois erratiques, du développement de l’Europe sont longuement narrées, nos deux auteurs nous font entrer dans des zones plus excentrées et néanmoins fondamentales : la sphère byzantine des Chrétiens d’Orient, l’expansion de l’Islam, l’Inde classique, la Chine impériale, le Japon… Or l’épopée émancipatrice des Lumières, des révolutions politiques et scientifiques, s’accompagne, pour le meilleur et pour le pire de l’expansionnisme colonisateur, de l’hégémonie européenne et étatsunienne, bientôt contrée par les rivages asiatiques, voire le retour de l’infiltration musulmane…
Ainsi le premier tome, orné d’une mosaïque du XIIIe siècle, venue de la basilique Saint-Marc de Venise, va des prémices de l’humanité à la chute de l’empire romain d’Occident, mais aussi de celui des Han chinois, autour de l’an 500. Le second, orné également d’une construction de la tour de Babel, mais une peinture de l’école flamande du XVIème, siècle, venue de la Pinacothèque nationale de Sienne, embrasse non pas dix siècles, jusqu’au XVIème (comme l’annonce la quatrième de couverture de manière erronée), du Moyen-Âge à la Renaissance, marqués par la naissance de l’Islam et les grandes découvertes maritimes occidentales, mais douze siècles jusqu’aux Lumières du XVIIIème. Le troisième tome enfin, semble orné d’une tour de Babel Art Déco (car aucune de ces couvertures n’est hélas légendée), pour traverser les révolutions politiques et industrielles qui marquèrent l’aurore du XIXème, dès 1789, jusqu’à notre contemporain. Comme si le Big-bang de l’Histoire élargissait le cône de son expansion en enclenchant sa mondialisation et en s’approchant de nous…
Depuis la nuit de la pierre taillée et l’aube de l’écriture cunéiforme, le rôle de l’imprimerie et la diffusion de la lecture sont capitaux : en 1800, « le vieux continent recèle une proportion d’érudits plus forte que les autres cultures (II, p 472) ». Quoiqu’au XXème siècle, « la radio, le cinéma puis la télévision restaureront cette suprématie de l’oral et du visuel (II, p 473). C’est à l’occasion de telles phrases que l’on mesure la hauteur d’analyse de Roberts et Westad, eux-mêmes dépendants et successeurs de ces inventions du lettré et de l’Historien.
On ne lit pas souvent les introductions. Dans le cas de l’Histoire du monde, on aurait diantrement tort. Grâce à la plume d’Odd Arne Westad, qui continua l’œuvre de son camarade après sa mort, l’on apprend comment telle problématique est l’assise et le fil conducteur conceptuel de ces trois volumes : « J’ai cherché d’emblée à repérer, là où c’était possible, les éléments qui, par l’influence générale qu’ils exercèrent, eurent l’impact le plus large et le plus profond, plutôt que de me contenter d’aborder dans l’ordre, une fois de plus, les thèmes que la tradition juge importants (I, p 15) ». Aussi l’ « Histoire » ne débute pas, au regard de nos deux compères, dès la traditionnelle distinction avec la préhistoire, c’est-à-dire à la naissance de l’écriture ; mais quelque part dans les généalogies de l’anthropologie, lorsque les grands singes se lèvent, lorsqu’ils utilisent des outils, lorsqu’ils parlent, tous événements plus qu’ardus à dater.
De plus, en cette même « Introduction générale », on comprend que ne s’intéresser qu’aux successions des guerres reste insuffisant : « Roberts et moi sommes d’accord, par exemple, pour penser que les échanges et les alliances entre les cultures humaines ont beaucoup plus compté en général que les confrontations qui ont pu survenir entre elles, et nous sommes d’avis tous deux que ce schéma est appelé selon toute ressemblance à se répéter dans l’avenir (I, p 16) ». Il y bien là un sens de l’Histoire, évidemment pas aussi téléologique que celui d’Hegel, pas aussi iréniquement idéologique que celui de Francis Fukuyama.
C’est également en cette introduction qu’il s’agit de noter les tensions entre « l’Occident et nombre de sociétés islamiques (I, p 17) ». Il faut se reporter au chapitre sur la naissance de l’Islam et y lire ses succès civilisationnels au Proche-Orient entre le VIIIème et le XIIème siècle. Il y manque alors une analyse de l’idéologie prophétique chevillée par le jihad, qui conquit les deux tiers du pourtour méditerranéen, puis jusqu’à l’Indonésie, par le fer et le sang, non sans pratiquer le génocide, et dont quatorze siècles de tyrannie (malgré d’indéniables baisses de tension) n’ont pas fini de nous accabler de coups de boutoir. Songeons que le nazisme de sinistre mémoire, dura douze ans, eut pour conséquence, non seulement les guerres et massacres que l’on sait, mais la mainmise de l’Union Soviétique sur l’Europe de l’Est pendant quarante-cinq ans. Songeons que cette même idéologie communiste saccagea la Russie pendant soixante-dix ans, qu’elle balaya la Chine et autres satellites, qu’elle pétrifie encore la Corée du Nord et Cuba, voire le Venezuela, en son petit frère socialiste, et que les traces pérennes du marxisme ont de longtemps des conséquences dramatiques pour les libertés économiques et politiques en de nombreuses parties du monde. Aussi la poudrière Marx, qui a un siècle et demi de conflagration, voire encore un avenir assuré, n’est, avec divers fascismes plus brefs dans le temps, qu’une billevesée au regard des quatorze siècles d’Islam, hélas appelés à vouloir pérenniser jusqu’en un avenir imprévisible sa théologie et ses mœurs traditionnels et obscurantistes, malgré de notables dissidences plus modernistes en son sein. En ce sens l’Histoire, au-delà de Roberts et Westad, doit penser ses sources de tyrannies et de chaos autant que ses échanges de libertés.
On peut à cet égard noter, mais quel auteur, quel éditeur peut se targuer d’y échapper ? une belle coquille : « Mahomet nait vers 750 (II, p 31) ». Il s’agit en fait d’une inversion, puisqu’il est né vers 570. On l’aura deviné puisque quatre pages plus tard, on nous confirme que le départ de la Mecque, appelé l’Hégire, a lieu en 622.
Peu ou prou, c’est ainsi que nos deux gargantuesques historiens s’attachent en fait à séparer, quoiqu’avec une circonspection bienvenue, le bien et le mal dans l’Histoire. Si « les échanges et les alliances entre les cultures humaines » déjà cités font plus pour l’humanité que les guerres, les cloisonnements des nations, des empires, et la calcification des religions, il s’agit d’exalter une certaine conception de l’homme créateur de mondes.
Le concept de civilisation, qui guide les pas à la fois de l’humanité et de Roberts et Westad, dès le IVème millénaire avant Jésus Christ, est fréquemment récurrent : « interaction qui se produit entre des êtres humains, d’une manière très créative, lorsqu’une masse de potentiel culturel, si l’on peut dire, et un certain surplus de ressources se trouvent réunis. Le propre d’une civilisation, c’est de porter les capacités de développement qui se trouvent en l’homme à un niveau totalement inconnu jusqu’alors (I, p 76) ». Mais aussi comme pour répondre à la question d’une discrimination judicieuse entres ses divers avatars. Ainsi les Romains de l’époque de Justinien « appartiennent à une civilisation particulière, la meilleure que l’on puisse concevoir, aux yeux de certains d’entre eux du moins. En cela ils ne sont pas les seuls : on peut en dire autant des autres civilisations, des Chinois par exemple (II, p 13) ». De la Mésopotamie à l’Egypte, de la Grèce à Rome, une marche erratique vers les progrès techniques et culturels, en passant par l’invention de la politique, ignore cependant la Chine ancienne. « Le commerce, la flotte, la confiance en soi et la démocratie (I, p 265), qui caractérisent Athènes, deviennent le plus sûrement des invariants du développement, ce dont témoigneront plus tard l’Angleterre des Lumières et les Etats-Unis d’Amérique.
Au-delà des grandes figures dirigeantes de l’Histoire, le récit n’oublie pas les petites gens, tels ce « citoyen romain de nom, mais prolétaire de fait (I, p 319). République, oligarchie, dictature, culte de l’Empereur, sont les moteurs et les broyeurs de ces petites gens, soldats et paysans de Rome, où « le gangstérisme, la corruption et le meurtre défiguraient la vie publique et discréditaient le Sénat (I, p 322). Ce à l’aube de César et de l’âge d’Auguste qui fondèrent la dignité de l’Empire jusqu’à sa chute. Une chute due autant aux barbares qu’à la suradministration et aux impôts[1], ce « fardeau détesté (I, p 341) ». Alors que les religions passèrent de la tolérance pour toute forme de croyance, en passant par le culte impérial obligé, jusqu’au monothéisme chrétien peu tolérant. Ainsi, le socialisme romain, confiscatoire et tyrannique, prodigue de distribution de pains et de jeux du cirque, puis cette évolution religieuse, restent des modèles de compréhension de notre temps.
Petites gens également en Chine ancienne, lorsque « les millions de paysans chinois firent les frais de ce que la Chine fut à même de réaliser en termes de civilisation et d’organisation politique (I, p 201). Ce qui se vérifiera une fois de plus au XXème siècle, à l’instigation de Mao, trop fameux tyran communiste. Mais aussi dans l’Inde classique, où un « Conseil royal chapeautait une société fondée sur un système de caste (I, p 417) ».
Les civilisations fleurissent, fanent et meurent. Sous les coups des barbares, Huns ou Mongols. Sous les coups des Ottomans, lorsqu’en 1453, « Constantinople, la capitale chrétienne millénaire (II, p 111) », s’écroule, suivie par les Balkans, Trébizonde et l’Egypte, marquant « la fin de l’hellénisme (II, p 112) ». Lorsque la Méditerranée est un « lac arabe (II, p 120) », on assiste par ailleurs à la genèse de l’Europe. Plus loin, les empires du Ghana et du Mali sont des pays de l’or, avant de s’éroder dans les sables musulmans. Les Etats africains sont éphémères, les empires précolombiens, comme celui des Mayas, brillent puis s’effacent, sous les coups de mystérieux déclins bien moins que du fait des colonisateurs européens : « Si les conquistadors peuvent être considérés comme les destructeurs de cette civilisation, c’est uniquement dans le sens le plus formel : à leur arrivée, son effondrement est déjà une réalité (II, p 211) ».
En Europe, dès le Moyen Âge, l’Histoire « se fonde dans les débuts de la mondialisation (II, p 218) ». Le clergé puis l’architecture religieuse, surtout gothique, « dessine le paysage européen […] jusqu’à l’arrivée du chemin de fer (II, p 223-224) ». Mais les épidémies de peste minent la démographie du XIVème siècle… Lors de la Renaissance, outre le développement du commerce et des banques, la redécouverte humaniste de l’Antiquité, la floraison artistique et scientifique et la pépinière des universités, « avec la déferlante des expéditions maritimes, va commencer la véritable Histoire du monde (II, p 265) ». Pendant ce temps, « le christianisme a secrété une essence utilisable contre lui, laquelle permet un regard critique indépendant, en rupture complète avec le monde de Thomas d’Aquin et d’Erasme (II, p 282) ». Ce à quoi l’on peut objecter que le libre arbitre est un pilier du thomisme et que le travail d’Erasme a quelque chose d’encyclopédique.
Une fois de plus, mais à une puissance supérieure due à la mondialisation du XIXème et du XXème siècles, l’ère moderne voit l’Histoire devenir « un enchevêtrement graduel de luttes réciproques qui vont plonger le monde dans des guerres toujours plus complexes, un monumental iceberg dont la politique, l’impérialisme et l’expansionnisme militaire ne sont que la partie émergée (II, p 284) ». De plus, « En 1900, le contexte dans lequel les agriculteurs européens travaillent est, qu’ils le réalisent ou pas, mondialisé ; le prix du guano chilien ou de l’agneau néo-zélandais fixe déjà les prix des produits sur leurs marchés locaux (III, p 25) ». De quoi dessiller le lecteur naïf et permettre de visualiser l’imbroglio de l’histoire guerrière, économique et civilisationnelle. Et bientôt industrielle : « Ironie de l’Histoire, cette révolution industrielle met un terme à la primauté d’une agriculture à laquelle elle doit son émergence (III, p 26) ». L’évolution des mentalités suit évidemment, idéalisant alors la campagne, au contraire d’une « vision esthétique et morale négative de la vie citadine (III, p 31) ».
La masse d’informations est ici proprement stupéfiante, de l’anecdote remarquable de l’achat de territoires mexicains par les Etats-Unis, à la capacité de faire des deux guerres mondiales des récits entraînants, quoique tragiques et cependant édifiants. On trouve en la lecture de ce fleuve aux cent bras des perles étonnantes, comme lorsque les colonisateurs des Amériques, outre l’argent, l’or et le sucre, rapportent « la culture du tabac, une drogue que certains considèrent, avec la syphilis, […] comme la vengeance du Nouveau Monde après sa violation par la Vieille Europe (II, p 433) ». Toujours pourtant, le fil de la liberté innerve l’humanité, comme lorsque « les hindous anglicisés s’en sortent mieux que la plupart des musulmans », alors que la transformation graduelle de l’Inde est moins due au travail du gouvernement qu’à la liberté grandissante qui lui est accordée (III, p 153) ». On devine, à travers la « Révolution dans les sciences et les perceptions (III, p 363) », un enthousiasme de nos auteurs envers cette Histoire dont les développements ne peuvent que continuer à nous étonner, entre Spoutnik et Projet Génome Humain. De même, malgré « la stagnation du monde arabe (III, p 569) » et le dénuement endémique de certains pays, tels Haïti, la sortie récente de la pauvreté de la plupart des populations mondiales, grâce à la généralisation du capitalisme, permet à Roberts et Westad de conclure : « Mais s’il est une leçon à tirer de l’Histoire, c’est que la possibilité de changement est toujours présente, même aux moments ou dans les lieux les plus sombres (III, p 570) ». Souhaitons que la crise éruptive et tentaculaire de l’Islam puisse, par un apaisement libéral consenti, leur donner brillamment raison.
Tout juste pourrait-on tenter de mettre un brin de frein à leur confiance en la domination étatique : « L’idée qu’il serait possible d’obtenir des avancées majeures en contournant une institution aussi dominante que l’Etat parait aussi irréaliste que pouvaient être l’anarchie ou les mouvements utopistes du XIXème siècle (III, p 407) ». Une avance libérale telle que l’internet est bien là pour tempérer ce propos.
Si Francis Fukuyama, en son Début de l’Histoire, est plus touffu, un peu plus ardu que cette trilogie de l’Histoire du monde, il en sera un fort pertinent complément, en dressant un tableau fouillé des systèmes politiques en gestation, en consolidation et en déshérence. Encore moins européanocentré que Roberts et Westad, il montre comment s’est effectué le passage de l’état de nature à l’Etat de droit. Ce sont d’abord des sociétés tribales, où règne « la tyrannie des cousins (p 67) », avant de devenir les proies du Léviathan. L’Etat centralisé nait en Chine, avec les Han, se construit en Inde, en Grèce et à Rome, s’esquisse en Islam avant de se fortifier avec les Ottomans, se structure et s’acoquine avec les religions, jongle avec le despotisme et l’absolutisme, avant de se trouver une nouvelle voie avec le parlementarisme anglais, américain, puis européen, non sans sombrer dans les pétrifications du socialisme et du communisme…
Cependant, en digne historien et philosophe libéral, et comme pour contrer le propos de Roberts et Westad, il n’hésite pas à conspuer « L’Etat comme crime organisé (p 212) ». On se souvient en effet que Francis Fukuyama publia en 1992 son essai marquant, La Fin de l’Histoire et le dernier homme[2], dans lequel il postulait la démocratie libérale comme horizon de l’humanité et non l’Etat absolutiste. Il s’agit ici de remonter aux origines confuses où les peuples s’érigèrent en nations, en structures étatiques, avant de concevoir, malgré leurs divergences culturelles, que le respect de l’individualisme valait mieux que les idéaux de puissance et de tyrannie aux conséquences chaotiques et sanglantes.
Un étrange phénomène s’empare du lecteur de l’Histoire du monde : que l’on s’attelle au début ou que l’on ouvre au hasard, l’accoutumance, la dépendance, et même l’addiction la plus délicieuse, nous font craindre toute occasion de malencontreusement interrompre notre navigation parmi ces pages, et nous attirent à la reprendre, quelque-soit le chapitre, quelque-soit la page, lorsque le sens du détail n’invalide pas un instant la largeur de vue. Le rythme de l’épopée, jamais grandiloquent, toujours aisé, ne se départit jamais de la clarté et du soin de l’analyse. Si Francis Fukuyama, en son Début de l’Histoire, est plus complexe, il n'en dresse pas moins un tableau fouillé des motivations humaines au service des systèmes politiques en gestation, en consolidation. Cependant, à chaque seconde, l’Histoire avance, bifurque, s’efface et s’échafaude. Comme nous ne croyons plus guère aux oracles[3], encore moins aux destinations marxistes, nous laisserons une apéritive incertitude s’élever parmi les développements scientifiques, parmi les nébuleuses de l’imaginaire, pour effleurer le futur de l’Histoire, non sans être nourris de ceux qui ont pensé, après Edward Gibbon et Jules Michelet, en leurs pages vivifiantes, l’humus grandiose, mélancolique, exaltant et éclairant, du passé…
Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Walt Whitman,
entre Nouvelles et Feuilles d’herbe,
le chantre engagé de l’Amérique.
Walt Whitman : Ecrits de jeunesse. Nouvelles,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pauline Choay-Lescar,
Actes Sud, 160 p, 16 €.
Walt Whitman : Feuilles d'herbe,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Athenot,
José Corti, 344 p, 19 €.
Savions-nous que Walt est un diminutif de Walter ? Ainsi Walter Whitman (1819-1892), avant de publier en 1855 son recueil torrentiel, Feuilles d’herbe, sans cesse augmenté et remanié jusqu’à sa mort et jusqu’à l’ultime totalité de ses 411 poèmes, fut-il l’auteur d’un modeste recueil de nouvelles. Six, parmi neuf, sont ici pour la première fois traduites ; et généreusement postfacées par Pauline Choay-Lescar. Elles sont un prélude surprenant et engagé à la destinée du chantre des grands espaces américains.
Celui qui eut l’ambition de présenter à l’Amérique sa Bible poétique, éloge d’une nature immense et d’un homme nouveau, fut auparavant, quoiqu’il s’en cachât, un nouvelliste réaliste. Outre son métier d’imprimeur, celui qui fut instituteur itinérant dénonce la violence des maîtres dans l’effrayant « Mort à l’école », ou celle de ceux qui exploitent le travail des enfants dans « L’enfant et le libertin ». En ce récit, l’alcoolisme est également la cible du moraliste qui dénonce « une joyeuse saoulerie ». Il permet également à une « brute avinée » de se faire corriger par un libertin repenti, qui « souhaitait subvenir aux besoins de la veuve et de sa famille ».
Mais c’est compter sans l’amour et la mort. En effet, dans « Le garçon amoureux », la nouvelle s’achève aussi tragiquement qu’allégoriquement : « La flèche de Cupidon, profondément enfoncée en lui, avait répandu en son corps un poison puissant mais invisible qui l’avait tué ». Ou encore à travers la « forme humaine martyrisée, tailladée et ensanglantée » du « fils rebelle », où l’inquiétude existentielle côtoie un fétichisme morbide, comme parmi les pages de « Fleurs de tombe ». Il s’agit bien, pour le jeune écrivain engagé, de défendre la cause des enfants, des adolescents, des amoureux, face à une société répressive et ses tyrans brutaux.
Au fil des rééditions de ses fictions couronnées de succès, Whitman eut tendance à effacer des traces d’obscénité, comme l’amour de deux garçons, qui, dans « L’enfant et le libertin », devient ici tout juste suggéré et bien plus moral. Pourtant l’on sait que Feuilles d’herbe, bien moins apprécié en ses débuts, regorge d’enthousiasmes érotiques, entre le regard d’une femme sur les ébats aquatiques d’une vingtaine de jeunes hommes, et ces dormeurs qui « dorment comme des amis tendres côte à côte[1] »…
Le barde passablement vaniteux des Feuilles d’herbe, le nouvel Homère des Etats-Unis d’Amérique aura enfanté en son poème, qui a « la cadence des lyriques[2] », deux héros. D’abord le jeune Américain fondateur de la démocratie, quoiqu’il fût déjà né avec les pères fondateurs et le libéralisme de la constitution, sensible dans la « Commémoration du Président Lincoln ». Ensuite lui-même en Narcisse paternaliste, ce dont témoigne le vaste « Chant de moi-même », qui lui valut d’être exécré par bien des lecteurs et des critiques. Seul Emerson[3] sut le premier saluer sa qualité d’artiste.
Son enthousiasme romantique pour les vastes espaces américains parle la même langue que son ode continue à l’adresse des muscles et du corps au service de l’aube d’une nation à dimension mondiale. Il chante aussi bien la patrie et le progrès, l’herbe et les ruisseaux d’automne, l’Ontario bleu, les villes, les trains et les navires, qu’il « s’arroge le droit d’imposer son Moi, son corps, son verbe inapprivoisé, son phallus, ses images fracassantes[4]». En ses versets bibliques, une mystique sociale se déploie conjointement à une sorte de panthéisme géographique. Au-delà de l’individu, le rythme de la foule enfle depuis Long Island jusqu’à l’américain cosmos. Certes, un lecteur peu indulgent pourrait objecter à ces rythmes immenses une certaine monotonie de ton, une grandiloquence dommageable, hors d’inspirés morceaux de bravoure.
On retrouve la dimension engagée inhérente à ces nouvelles dans les Feuilles d’herbe, lorsqu’il observe la vente au marché aux esclaves, où « quelques soient les offres des enchérisseurs, elles ne pourront jamais être assez élevées pour lui », car « dans cette tête est le cerveau, l’universel vainqueur », quelques soient les « membres rouges, noirs ou blancs[5] ». Ce qui, en digne Américain, lui permet de valoriser une éthique politique : « Votre ferme, votre ouvrage, votre emploi, / La sagesse démocratique en dessous, comme un terrain solide pour tous[6] ». Cependant, et c’est quelque part heureux, il reste un insoumis, non loin de La Désobéissance civile de Thoreau[7] : « Résiste beaucoup, obéis peu », c’est ce qu’enjoint Whitman « aux Etats », car « une fois admise l’obéissance qui ne se discute pas, c’est l’asservissement total[8] ».
Pouvoirs et libertés de Michel Foucault en Pléiade :
un mausolée splendide et vénéneux ?
Michel Foucault : Œuvres, 2 tomes sous coffret,
Gallimard, La Pléiade, 1640 et 1740 p, 130 €.
« Comme à la limite de la mer un visage de sable », l’homme tel que nous le connaissons depuis l’humanisme du XVIème siècle, s’effacerait-il ? À l’instar d’André Breton, que l’on surnomma le Pape du surréalisme, l’on peut se demander si à Michel Foucault n’échut pas une sorte d’auréole de la papauté pour la philosophie française, dont les premiers cardinaux seraient de toute évidence Deleuze et Derrida. Qui serait assez fou pour lire -ou relire- religieusement les trois mille trois cents pages de ce coffret, sans compter les trois mille quatre cents pages des Dits et écrits, et contribuer ainsi à l’Histoire de la folie du maître. Pourtant l’apport foucaldien à la philosophie contemporaine, voire à la littérature, reste incontournable, salutairement décapant contre les avatars des pouvoirs, en ce mausolée splendide où il est pléiadisé, quoiqu’il soit, peut-être, en sa descendance sociétale, vénéneux. À moins de considérer avec plus de justesse son apport équilibré à une réflexion sur la dichotomie entre pouvoir et liberté…
Pouvoirs et volonté de savoir
Une puissance de travail redoutable animait Michel Foucault (1926-1984). Imaginez : pensant travailler sur la répression sexuelle du XIXème siècle victorien, le voilà renvoyé aux origines de la connaissance de la sexualité, c’est-à-dire à l’antiquité grecque et romaine, d’où naitront les trois volumes de l’Histoire de la sexualité, comme au prélude d’une encyclopédie qui, si le dieu du sida lui avait prêté vie, aurait pu le mener, au lieu de trois, à une dizaine de tomes pour le moins, jusqu’à notre urgent contemporain. Il découvrit alors, après Forberg[1], combien les mœurs sexuelles antiques reposaient au cœur de chaines morales, de permissions et d’interdits complexes, malgré leur apparente liberté. Ainsi la tyrannie de l’ordre s’abattait sur les plaisirs, les parquant, les organisant, mais sans les castrer néanmoins.
Un pouvoir politique et moral présidait alors autant à la sexualité que sur la nef des fous de la psychiatrie carcérale, qu’au sein des prisons, dont l’acmé du « surveiller et punir » se situa dans le panoptique de Bentham, autant qu’au creux des mots qui constituent L’Ordre du discours, et qui, pourtant ne sont pas les choses. Il s’agit alors de philosopher, non sur la philosophie, mais sur des écarts : la folie plutôt que la raison, la sexualité plutôt que l’ascétisme philosophique, la prison plutôt que la liberté. Et pas seulement à partir de concepts, mais à partir d’archives, souvent méconnues, d’où la démarche d’historien. Ainsi le pouvoir de la curiosité de Michel Foucault, bien au-delà de cette démarche qui fut celle de L’Archéologie du savoir, s’étendait en une sorte de plurivers : de la communauté gay californienne aux « Ménines » de Velasquez, de l’hermaphrodisme d’Herculine Barbin[2] à la créature du capitalisme, du « souci de soi » à la subversion du politique, des lettres de cachet dans Le Désordre des familles aux amitiés avec Bataille ou Blanchot…
Le mausolée Pléiade
On ne trouve en ce coffret aux deux Pléiades magistraux, ce traditionnel et bienvenu mausolée où l’on enferme les morts, mais pour mieux les faire briller sous la direction de Frédéric Gros, et c’est déjà immense, que les livres d’auteur. Il fallait bien écarter les articles et entretiens des Dits et écrits, les volumes en collaboration, pour rassembler l’assise essentielle de l’œuvre, non sans y ajouter quelques textes judicieux : sur « la transgression », « le corps utopique », sur la notion d’ « auteur », quoique sa réflexion sur le « Qu’est-ce que les Lumières ? » de Kant soit un peu décevante.
Il faut alors admettre que la langue de Michel Foucault est souvent somptueuse. N’a-t-il pas hérité de Rousseau et de Marx l’art de l’incipit frappant et inspiré, comme à la première page de l’Histoire de la sexualité : « Longtemps nous aurions supporté, et nous supporterions aujourd’hui encore, un régime victorien. L’impériale bégueule figurerait au blason de notre sexualité, retenue, muette, hypocrite (II, p 617) ». Phrases toujours d’usage : car c’est ainsi que notre Facebook s’offusqua d’un sein que l’on ne saurait voir, que la visite du chef du gouvernement iranien suggèra aux Romains, pas le moins du monde forcés à la chose, de couvrir de caissons de bois des statues dont la nudité pourrait causer des frémissements coupables… Dès les têtes de chapitre, les premiers mots, la pensée de Foucault bouscule les horizons, un pas de côté herméneutique et éthique est pour le moins requis. Par exemple dès ce « Monde correctionnaire », à lire comme celui de la prison et du monde entier, dans Surveiller et punir. Ou, dans Raymond Roussel, des figures métaphoriques ouvertes : « Aubes, mine, cristal », « La Métamorphose et le Labyrinthe ». Michel Foucault écrit comme un peintre, lorsqu’il évoque la « nef des fous » au début de l’Histoire de la folie, comme un critique d’art enthousiaste devant « Les Ménines » de Vélasquez, qui sont « comme la représentation de la représentation classique (I, 1060) », et devant lesquelles il sait dire bellement sa problématique : « on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe (I, 1054) ». Il écrit absolument comme un poète à la fin, fameuse trop fameuse, des Mots et les choses.
Et quoique son écriture devienne plus sobre, plus didactique, dans ses derniers livres, dont l’Histoire de la sexualité, une beauté ascétique s’en dégage. Relisons à cet égard les pages sur les « aphrodisia » de Galien : « Le sophisme du sexe ne réside donc pas simplement dans une disposition anatomique subtile et dans des mécanismes soigneusement aménagés ; il consiste aussi dans leur association avec un plaisir et un désir, dont la force singulière est au-delà-des mots (II, 1063) ». L’écriture même de ces trois volumes ne fut-elle pas pour Foucault, comme en sa conclusion, « un type de travail sur soi qui implique déchiffrement de l’âme et herméneutique purificatrice des désirs ? (II, 1180) », même si, hélas, la mort faisant son ouvrage, il n’a pu dépasser la fin de l’Antiquité, où « une nouvelle érotique (II, 1172) » voit le jour. Ce sont, après la pédérastie et les aphrodisia, les valeurs nouvelles de l’amour dans le mariage, de la chasteté et de la fidélité, qui s’affirment, mais en même temps qu’apparaît le christianisme, au travers des romans hellénistiques de Chariton, d’Achille Tatius et d’Héliodore[3].
Comme de Don Quichotte, dans Les Mots et les choses, on peut dire de notre Philosophe : « Tout son être n’est que langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà transcrite (I, p 1092) », quoiqu’il s’attache à la démasquer plutôt qu’à la transcrire. Jusqu’à ce que son être se heurte à ce que les Victoriens auraient pu appeler la malédiction du Sida, quoiqu’il ne faille y voir qu’une anecdote de l’Histoire de l’humanité et de la continuation de la « naissance de la clinique »…
Les archives des tyrannies du pouvoir
De L’Archéologie du savoir à L’Ordre du discours, les fondations du savoir rejaillissent du déblai considérable des archives : « Histoire de ces philosophies d’ombre qui hantent les littératures, l’art, les sciences, le droit, la morale et jusqu’à la vie quotidienne des hommes […] discipline des langages flottants, des œuvres informes, des thèmes non liés. Analyse des opinions plus que des savoirs, des erreurs plus que de la vérité, non des formes de pensée, mais des types de mentalité (II, p 144) ». C’est aussi l’Histoire des corps, qu’ils soient suppliciés, enfermés, disciplinés, entre lieux pour la folie, la délinquance et le crime, et lieux pour les usages de la guerre, de l’économie et de l’éducation. Ainsi les pouvoirs psychiatriques et cliniques, les pouvoirs linguistiques et érotiques sont déclinés moins par la lecture de Machiavel ou de Hobbes que par celle des mille règlements de nos institutions et de nos mœurs, en un mot : de la normalisation. Ce jusqu’à dénoncer, au travers de l’image de la prison panoptique de Bentham, l’anti-utopie de la surveillance généralisée, sans que Michel Foucault, notons-le, ne connût la déferlante Internet : « le Panopticon ne doit pas être compris comme un édifice onirique : c’est le diagramme d’un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale […] c’est en fait une figure de technologie politique (II, p 487) ».
Pire, le pouvoir de la prison, au lieu de redresser les mœurs, après que l’on ait préféré briser les corps, devient un agent de la contagion délinquante et criminelle, contribuant non seulement à encore plus menacer le pouvoir, mais aussi les libertés : « La prison ne peut pas manquer de fabriquer des délinquants (II, p 561) ». Ce fut là le scandale de la parution de Surveiller et punir. De là à dire qu’il fallait ouvrir les prisons, jouer la carte des remises de peine, il n’y eut qu’un pas. Pourtant dénoncer un état de fait carcéral désastreux, ne signifiait pas qu’il fallait laisser déferler le mal sur la société. Humaniser les prisons, envisager avec discernement les peines de substitution, n’empêche pas d’enfermer celui qui doit l’être, même si notre philosophe réclame à juste titre que « les détenus doivent être isolés (II, p 565) » ; sans oublier le vœu pieux de « l’éducation du détenu (II, p 566) ».
Cependant, ce pouvoir, généralisé, quantique en toutes nos fibres, en toutes nos structures, n’est pas qu’un outil de répression et d’ostracisme : L’Histoire de la sexualité, en ses trois volets, le dira bien. Certes l’interdit là encore surveille et punit, mais ce n’est pas pour rien que la sphère de la sexualité humaine se décline (comme en ses trois sous-titres) en « volonté de savoir », en « usage des plaisirs », puis en « souci de soi », même si le spectre du péché chrétien viendra éroder, et parfois abattre, cet édifice d’apprentissage inscrit parmi la culture antique. Un tome IV, intitulé « Les aveux de la chair », aurait dû lire les textes originels du Christianisme, y concevoir l’introspection de la conscience et la verbalisation de la confession qui auront tant d’avenir dans le domaine de la subjectivation et de la naissance de l’individualisme moderne, mais non sans dénoncer la domination masculine ; seul le cours du Collège de France sur Le Gouvernement de soi et des autres[4]en porte la trace ; ainsi que de cette recherche éthique qui anima les dernières années du philosophe réfugié face au cloître d’une bibliothèque dominicaine.
Image bien à rebours de la figure de l’intellectuel engagé, a fortiori de marxiste, de gauchiste au sens le plus caricatural du terme. Certes il combat le racisme, les violences policières, l’arbitraire politique du gouvernement Pompidou, le régime franquiste, il est l’un des créateurs du Groupe d’Information sur les Prisons. Mais en s’intéressant à la cause des dissidents soviétiques, de Solidarnosc en Pologne, des réfugiés et « boat people » asiatiques, en se gardant de tout étatisme, en lisant les philosophes libéraux, il apparaît moins comme un chien en laisse du pouvoir d’un parti ou d’une idéologie que comme un homme dont les savoirs sont le plus souvent au service de l’humain et des libertés.
Un savoir de l’homme
Que sont ces savoirs que les pouvoirs ont conquis, distribués, emprisonnés ? Ainsi problématisant, peut-être pourrons-nous en rendre les usages à ceux qui en sont privés. Un savoir sur les fous eut pour conséquence le « grand enfermement (I, p 156) » du XVIIème siècle, sans distinction de folies, jusqu’au blasphème et à la sodomie. C’est la découverte « de la part d’ombre de la grande Raison classique, décrite comme un instrument d’exclusion », pour reprendre les mots de Frédéric Gros (en son introduction pleine de sagacité) raison renvoyée à sa piètre prétention d’immutabilité…
L’Histoire du regard sur le malade, dans Naissance de la clinique, répond étrangement au Raymond Roussel, parus la même année, en 1963. D’un côté l’irruption de la méthodologie scientifique, de l’autre les jeux de langue de l’écrivain, dans les deux cas le langage est premier : il nomme, sépare, ou multiplie, sait ou joue.
Ainsi la connaissance de l’homme, ce sujet de la subjectivité et de la raison, est la résultante d’une démarche linguistique et stylistique ; ce que développa Les Mots et les choses. Comment notre savoir, ou ce que nous croyons savoir, est-il devenu ce qu’il est ? De la Renaissance au XIX° positiviste, en passant par l’âge classique, une certaine idée du monde et de l’homme se constitue. D’abord la ressemblance prébabélienne, ensuite le visible préféré au lisible, puis le coude à coude de la science et de l’Histoire. Dieu jadis, la liberté ensuite, enfin le hasard et la nécessité, sans compter les ruptures instituées par l’évolution darwiniste, l’inconscient de la psychanalyse et la critique généralisée des bons sentiments par Nietzsche, voilà les étapes de la constitution linguistique du cogito, puis de sa disparition en tant que sujet de l’Histoire.
Or, non, Michel Foucault ne désire pas, « comme à la limite de la mer un visage de sable (I, p 1457) », effacer, encore moins assassiner l’homme. Une certaine idée de l’homme, fondée par les sciences humaines, assise sur le socle de la conscience libre et anhistorique, étant d’invention récente, s’efface si l’on pense cet homme comme un produit de l’Histoire, des discours, des sciences et des pouvoirs. Il constate ainsi qu’une certaine façon datée de nouer les connaissances s’éloigne, qu’une idée de l’homme se défait. Qu’une vision humaniste et hégélienne du sens de l’homme, qu’une Histoire, presque théologique, ou marxiste, dirigée vers un avenir meilleur et logique, furent une illusion passagère. Ne reste qu’un destin, plus ou moins aléatoire, où la figure instituée de l’homme, en effet, tend à se désagréger. À moins que la thèse de Fukuyama[5], présentant la démocratie libérale comme un horizon atteignable de l’humanité, puisse être valide, réhabilitant ainsi, d’une part la liberté, d’autre part la capacité à agir dans l’Histoire, malgré le retour de bâton d’un obscurantisme religieux…
Un philosophe vénéneux ?
La volonté de savoir imposée au prisonnier eut pour conséquence l’immensité de la prison panoptique qui est à la fois surveillance et contagion. La liberté critique de Foucault, dans la descendance de Nietzsche (une « archéologie du savoir » dans la descendance de « la généalogie de la morale » qui tend à rechercher les motivation du pur savoir dans un désir de pouvoir moins pur) se double d’une liberté à offrir. Quoiqu’il faille se demander si c’est vertu charitable ou vice de briser les chaines des fous, de briser les portes des prisons, et ce faisant de libérer la folie et le crime sur monde, qui n’a pas vraiment besoin de leur violence… Casernes, écoles sont également pour lui des lieux dont les portes doivent imploser. La Société punitive -ce qui est une autre façon de dire qu’elle est une institution pénale- libérant toutes ses libertés, ne court-elle pas le risque de se punir elle-même et de punir tous ses citoyens ?
Il y a là-dessous quelque chose, hélas, d’anti-occidental, de contraire à l’humanisme, au point qu’il aille jusqu’à en appeler -une erreur de maturité, sans doute- à l’assomption d’une tyrannie en Iran. Ce fut bien la peine d’être anti-américain, pour le Vietnam (donc pour la tyrannie communiste ?), d’être contre la dictature du Chah d’Iran, si ce fût pour qu’en 1978 le « gouvernement islamique » l’ait « impressionné dans sa tentative aussi pour ouvrir dans la politique une dimension spirituelle[6] », si ce fût pour qualifier l’Ayatollah Khomeini de « saint homme exilé à Paris[7]». Ainsi l’illusion postromantique de la révolution fermerait les œillères intellectuelles sur les tyrannies, qu’elles soient communistes ou islamistes. Rappelons qu’une réelle lueur de lucidité enflamma Jacques Lacan, lorsque devant les étudiants de mai 68 il lança : « Vous voulez un maître, vous l’aurez » ! C’est bien ainsi que « l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable », que l’individuation serait balayée par les régimes qui promettent le salut politique et religieux, par les socialismes et les théocraties…
N’incriminons cependant pas trop vigoureusement notre philosophe. Nous avons déjà dit combien ses combats traquaient les abus de pouvoir venus de tant d’horizons. N’a-t-il pas exigé de lui-même, après l’accession au pouvoir de l’Ayatollah aux terribles conséquences que l’on sait : « Être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel.[8] » Est-ce à dire enfin que l’universalité demande à être un critère de vérité ?
Pourtant, en 1981, Michel Foucault assurait : « La vérité est avant tout un système d’obligations. Il est tout à fait indifférent par conséquent que ce qui est, à un moment donné, considéré comme vrai ne le soit plus à un autre.[9] » Est-ce à dire qu’en même temps que le visage de l’homme, s’efface le visage de la vérité ? À moins que la vérité scientifique, qui a également une Histoire erratique, puisse être réaffirmée en même temps qu’une vérité morale universelle prudente…
Ce contrôle sociétal, dont Foucault traquait les origines et les manifestations est paradoxalement devenu un bastion des foucaldiens qui assurent ce que Jean Sévillia nomma du doux nom de « terrorisme intellectuel[10] ». La lutte contre les pouvoirs et les savoirs est devenue un pouvoir. Ce en défendant toutes les minorités, idéologiques, ethniques, sexuelles à défendre, mais au-delà de la raison et aux dépens de la juste défense de l’homme blanc occidental. Il y a en effet un risque, en se libérant de la « société punitive », de libérer les tentations et réalités de la violence impunie et ainsi encouragée. Il faut certes « réformer le système interne de la prison, de manière qu’elle cesse de fabriquer cette armée de périls intérieurs[11] » ; mais pas au point qu’elle libère les périls extérieurs. Il faut de plus garder à l’esprit la sagesse de la phrase suivante : « Un système général de surveillance-enfermement pénètre toute l’épaisseur de la société, prenant des formes qui vont des grandes prisons construites sur le modèle du Panopticon jusqu’aux sociétés de patronage et qui trouvent leurs points d’application non seulement chez les délinquants, mais chez les enfants abandonnés, les orphelins, les apprentis, les lycéens, les ouvriers, etc.[12] » Mais pas au point d’en faire le passeport d’une société sans structure ni garde-fous, que des lois pénales trop clémentes fragiliseraient. À trop s’incliner devant la Bible de Surveiller et punir, on risque de choir dans un angélisme pénal favorisant un laxisme dommageable[13]. Ce en quoi ce serait moins la pensée Michel Foucault qui serait vénéneuse que sa descendance, dont, s’il revenait tout libéré des affres du sida, il s’effraierait peut-être…
Biopolitique et libéralisme
Outre l’épistémé, cette révélation des a priori historiques et du socle sur lesquels se construisent les savoirs, Michel Foucault est bien connu pour être un forgeur de Concepts. Dont celui de biopolitique, qui n’est pas loin de son peut-être descendant, la pensée des bulles et sphères d’immunité chez Peter Sloterdijk[14]. Il s’agit chez notre philosophe de penser la société civile et sa gouvernance comme une gestion des crises sanitaires et comme un projet d’amélioration de la santé générale, sans en exclure la sexualité et la natalité. Moins attendue cependant, parmi ces réflexions sur les aires des pouvoirs sociétaux, est la connaissance étonnante que manifeste Michel Foucault du libéralisme économique dans sa Naissance de la biopolitique, sans écarter le moins du monde Hayek ou Adam Smith, dont la théorie de la main invisible du marché ne parait guère l’indisposer. Loin de tirer à boulets rouges sur le néolibéralisme, comme il est de cliché à gauche, même s’il n’en n’ignore pas les dérives et les laissés pour compte, il déplie un exposé passablement objectif qui montre bien la qualité éthique du chercheur : volonté de savoir, déplier, exposer, interroger. Ainsi, n’en déplaise au foucaldien dogmatique, déplier un pouvoir n’est pas toujours le vouer aux gémonies, à moins qu’il s’agisse de prendre sa défense. Qu’on en juge : « cette théorie de la main invisible, entendue comme disqualification de la possibilité même d’un souverain économique, c’est la récusation de cet Etat de police dont je vous parlais l’an dernier[15] ». Le pouvoir libéral est alors un anti-pouvoir, au sens où le pouvoir de la liberté oppose une main visible aux pouvoirs des tyrannies économiques et politiques…
Michel Foucault, en Pléiade, en ce papier Bible splendide où sans jargon il repose, est désormais un peu plus une forme de pouvoir, qui est la suivante : « Lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l’objet et l’instrument : dans l’ordre du savoir, de la vérité, de la conscience, du discours[16] ». À condition que cette légitime méfiance envers la destinée oppressive du pouvoir ne se fasse pas entrave au pouvoir vivre et créer, ce en quoi Foucault ne serait qu’un ver vénéneux prêt à toujours pourrir en son mausolée. Aussi, dans une démarche poststructuraliste, cède-t-il à cette aporie qui veut que nous ne soyons que structures, économiques, sociales et politiques, et a fortiori langages, par lesquels nous sommes dominés, au point que l’effacement soit celui de l’humanisme et de l’homme kantien, au détriment de tout libre-arbitre, de toute responsabilité, voire de toute créativité autonome : « l’homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l’être de langage (I, p 1456) ». Ainsi, parler de Foucault, comme sur ces pages, c’est moins délivrer un savoir ex cathedra qu’exhiber une modeste et partielle volonté de savoir, et plus trouver une voie de liberté par-delà les pouvoirs, un pouvoir de liberté critique, autant devant Foucault lui-même, un de ces monstres sacrés aux côtés de Derrida et Deleuze, trio d’une philosophie déjà d’hier, dont l’historicité séminale, loin de toute sacralisation, ne doit pas nous échapper. Qui sait -ce que l’on se gardera de souhaiter- si l’on peut bien parier que l’homme Foucault s’effacerait, « comme à la limite de la mer un visage de sable »…
Puerto de Manquillo, Sierra de la Demanda, Burgos.
Photo : T.Guinhut.
Le Passage des sierras.
III
Vihuet, une disparition.
(…)
Pourtant, si j’avais eu la veille une intensité du dénivelé et de la distance, la pierre cristalline et fractale de la haute montagne, dans ses démultiplications minérale, végétale, aérienne de la beauté, je cherchais au matin sur la route une autre intensité. L’homme est-il tant ingrat, me dis-je, avec tout ce que j’ai croqué, mâché, à peine digéré sous la dent de beauté, que je demande encore plus et autre ! Mon corps, lui, marionnette d’os, de chairs et de tendons endoloris, réclamait une journée plus calme. J’allais flâner de village en hameau, souvent à flanc, sans montée intempestive. Et contempler dans la lumière catalane des églises aux pierres frustes et précises comme une orfèvrerie : les deux de Tahull, où, en vue des six étages du clocher de Sant Clement, une terrasse de café diffusait un merveilleux raga indien animé d’une voix féminine. Là, dans mon carnet, faute de coucher dans mes bras une belle danseuse de pierre venue des temples de Kajuraho, je couchais sur le papier le premier jet de cet épisode que le chemin de Salardu m’avait permis de concevoir. Puis j’enchaînais routes, pistes et sentiers, souvent plats, et en pentes légères, pour croiser parmi la pléthore de verts de la vallée de Noguera de Torr. Glissade contemplative aux perspectives sud éclatantes, pendant lesquelles mes yeux perdaient toute mesure, avaient du mal à s’imprégner assez de la folle marquèterie des points de vue…
Poursuivant le versant, remontant une épaule charnue de roches et de prés, j’avais labouré un parcours plus long qu’imaginé. Quand, plus bas, à Sarroquetta, où l’on aurait pu m’ouvrir une grange pour la nuit, on m’apprit que Vihuet, à moins d’une heure de là, était totalement abandonné, ouvert à tous vents et baladins de montagne. Je pouvais alors stimuler ma fatigue pour atteindre un lieu fantôme…
Devant Vihuet, le « Tchagalda » (ce que faute d’autre mot j’éructai quand me frappait le sublime) me frissonna de la nuque aux orteils. Sous une falaise grise, en forme de pointe de flèche, une quinzaines de maisons blanchâtres, parfois écroulées, et le clocher rural d’une fruste église disposaient encore leurs rectangles maladroits. Au-dessous, des pentes ensauvagées de végétation brillaient d’un sourd éclat vert de gris autours de carrés de prés émeraude. Au-dessus, un ciel au bulldozer, encombré de rapides nuages de catastrophe, gris comme le front d’un rhinocéros paranoïaque. Le raide sentier d’accès était barré d’herbes folles, de ronces qui me sciaient le pantalon, de caillasses qui roulaient sous mes pas malhabiles, courbaturés. La fatigue accumulée de dix jours de marche se faisait rudement sentir. Et je voyais bien cette nuit en village abandonné comme le final et le couronnement de l’aventure. Car demain, j’allais devoir rentrer en France, en ville et en île pour d’autres peaux de vie.
Montant, je trouvai d’anciennes terrasses dévorées de sureaux, de noisetiers, de buis, de murets écoulés et reconquises par les orties, les genets épineux, les figuiers, en un cataclysmique mélange et chaos de végétations de moyenne montagne et de versant méditerranéen.
Je butai sur de premiers pans de murs arasés avant d’accéder à un replat. De là, le touchant presque, je pouvais considérer, sous sa monolithique falaise, l’organisation d’ensemble du village de Vihuet : deux rangées de façades irrégulières sur deux niveaux et orientées plein sud, les crépis clairs, l’ocre des pierres de coins, le bleu écaillé qui entourait parfois les ouvertures, les fenêtres souvent comme orbites vides auxquelles on avait ôté les yeux. Je trouvais encore des portes, des vitres, des volets à certaines bâtisses, qui paraissaient devoir s’ouvrir sur le corps, les vêtements et le visage d’un habitant…
Alano, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Soudain, mollets et cuisses tétanisées par l’impatience de la montée, je me trouvai devant une seule vraie rue, d’herbe et de terre, quelques dizaines de mètres bardés de maisons plus vides que la coquille d’une huitre mangée par une génération précédente. D’ailleurs, sous sa roche grisâtre, presque surplombante, à l’unisson du ciel, le village rendait cette sonorité particulière aux coques vidées de l’intérieur, bateaux de pierres et de poutres, condamnés à ne plus embarquer aucun être humain pour le voyage de la vie. Des crépis s’écaillaient, avaient chu par plaques sur le sol. Des fenêtres s’étaient abattues. Je voyais au travers du squelette de certaines maisons sans voir la moindre trace de d’organe de chair ou de mobilier. Sinon des pierrailles, des bois éclatés et enchevêtrés.
Mais la plupart des maisons paraissaient intactes, comme entretenues par la main négligente et ironique du fantôme de l’humanité. Je pénétrai dans l’une d’elle, poussant une porte récalcitrante. Le plancher était couvert de minces gravats. Une ruine de chaise somnolait dans la poussière que je réveillai devant l’âtre aux noirs débris. Sans prendre un moment de repos, j’explorais toutes les maisons. Une seule était fermée, paraissant receler la possibilité qu’un habitant, même saisonnier, la fasse frémir d’une vie sédentaire. Dans l’une, des placards ouvraient leurs ailes plumeteuses de toiles d’araignées, sur une demi-douzaine d’assiettes crasseuses, une cruche de faïence verdâtre et fendue. Dans l’autre, un escalier me parut assez confiant pour que je monte dans des chambres où des journaux mangés des souris jonchaient les courbes des planchers sans laisser lire le moindre fragment daté.
Un court sentier de roches et de verdure montait à l’église miniature, à son clocher bancal, à son plâtre sur le pavé, à son autel où la nappe s’était lassé de rêver de lavandières, à son placard sacré, porte pendante, déserté des objets du dieu, à ses bancs où s’assoir encore, mais pour quelle cérémonie sinon l’envol des chauve-souris, à son bénitier sec…
Il me restait quelques demeures à fouiller, autant pour choisir le plus potable des gites nocturnes possibles, que par passion d’archéologue de pacotille penché sur les témoignages d’un passé qui avait à peine l’honneur d’un demi-siècle. Car c’était après la seconde guerre qu’un exode massif avait dépeuplé nombre de villages parmi la Catalogne montagneuse et le Haut Aragon. L’une, apparemment costaude, s’ouvrait sur les ruines de l’étage et du toit effondrés dans lesquelles les ronces poussaient déjà. L’autre m’ouvrit sa porte couinante grâce à la rouille d’un loquet. La pièce du bas, intacte, avait une large cheminée qui lui tenait lieu de mur nord. Une table sans pied était debout contre un mur de côté. La poussière avait acquis ici une odeur presque fraîche, d’une paisible acidité. Dans la niche d’une fenêtre et au bord de sa vitre marronne, il restait un vase de verre dont la paroi et le fond disaient qu’une fleur à grande tige était morte là, laissant une infime et longue croûte verdâtre s’écailler dans un temps dont les battements s’étaient ralentis jusqu’à frôler l’absolu de l’éternité. Pourtant, parfois, lorsque s’écroulait brusquement quelque toit sous l’insidieuse action de l’entropie, le temps avait une éruption qui reléguait un monde dans le néant du passé.
L’escalier avait une rampe tremblante. Et c’est un sacré coup de « Tchagalda » que je me pris devant la grande chambre : des boiseries en forme d’arcades, peintes de bleu et de blanc, abritaient une paire de lit du même matériau, leurs extrémités surmontées de boules patinées. Deux matelas jaunâtres reposaient là, dans le silence. Rien d’autre. Hors une petite fenêtre que je pus ouvrir sur les quelques toitures houleuses, sur la vallée verdâtre. Compressée sous un fort plafond nuageux, la lumière de fin de soirée eut un dernier feu étrange pour mieux éclairer mon gite tout trouvé. Probablement ce mobilier complet devait-il son abandon à son imposante dimension et au fait d’avoir été conçu pour cette seule pièce. Peut-être un ancien, retiré près de la chaleur humaine d’un village voisin et vivant, un berger, un baladin de hasard, venait-il quelquefois dormir sur un de ces lits, sur leurs toiles tachées…
Je dus allumer ma lampe, une bougie tirée du sac-à-dos. Précautionneux, je dépliais mon duvet et son sac protecteur sur le lit de droite. Un baladin comme moi, danseur de marche en montagnes, bouffon ambulant, philosophe de guingois, poète de prose malhabile, ne pouvait songer à négliger l’occasion de dormir dans le meilleur lit du village, du moins dans l’un des deux, étant donné mon état de solitude. Ce dont je ne m’étais pas plaint depuis dix jours. Au contraire. Mais là je regrettais qu’un compère, ou mieux une allante et charmante compagne, ne profite de l’aventure et de ma joie. Dans la nudité nocturne, fenêtre ouverte, où les hulottes criaient, je me sentais le roi du village, malgré la sournoise oppression du vide, la déliquescence régnante.
(…)
Thierry Guinhut
Extrait de « Vihuet, une disparition »,
Le Passage des sierras et autres récits pyrénéens et espagnols
Antoine Emaz : En-deça, Fourbis, 1990, non paginé, 65 F ;
Antoine Emaz : De l’air, Le Dé bleu, Eclats d'encre, 2006, 112 p, 13,50 €.
James Sacré : Figures qui bougent un peu et autres poèmes,
Poésie Gallimard, 288 p, 7,90 €.
Est-il possible, envisageable même, que la poésie se prive du secours du lyrisme ? Certes, elle a pu être épique, comique, objectiviste, donc rarement sans ce je ne sais quoi d’enthousiasme qui fait chanter l’objet du discours… Mais à se priver de ce doigté de chant sublime, de sentiment personnels soufflés sur le monde, les choses ou l’aimé(e), ne risque-t-elle pas de perdre l’essentiel de ce qui lui est consubstantiel, d’être enfin veuve d’elle-même ? Seul Antoine Emaz parait approcher cette frange du désaveu du lyrisme, sans tomber définitivement En-deça, dans la fosse où il ne trouverait plus que le cadavre sec du poème… Pourtant, avec lui, une force, une nécessité, une pierre taillée de la poésie résiste. Quant à James Sacré, c'est au paradoxal moyen de la maladresse poétique et en ses Figures qui bougent un peu qu'il parvient à approcher le lyrisme.
Au premier abord, la concision, l’épure règnent en maître. Il est clair que rien de superflu, de bavardage, ne doit être concédé à ce qui doit restersolide, à cette opiniâtreté d’une écriture, non pas de soi, mais de la seule présence amétaphysique de l’être corporel pensant : « Rien de lyrique / là / on est juste / sur une carie du temps / on fore ».
Peu de majuscule, rarement ou pas de ponctuation à ce qui ne parait plus un vers, qui n’est évidemment aucun souvenir du noble et souple alexandrin, voire du vers libre : les mots, les phrase brèves, sont jetés, posés avec peine et retenue, parmi un blanc qui n’est pas l’irradiation de la blancheur mallarméenne. Les piètres vers parfaits dans leur réticence et les semblants de strophes n’ont d’autre nécessité que celle d’un souffle d’homme accroché à la page. Pour quelle survie ? « Creuser », « extraire », « forer » sont des tâches récurrences pour l’avancée de la prosodie. Comme une taupe dans la terre où vivre un tiret de vie, la démarche intellectuelle d’Antoine Emaz est d’abord physique. Car, lors de rares épiphanies -« on plonge / dans le rouge du géranium / longtemps »- ne subsiste que « comme une tache / qui dit / quelque chose vraiment autre / que l’on ne comprend pas ». Le monde alors ne parait pas lisible pour le poète. La fonction de ce dernier n’est plus que celle du « constat de travail », comme si la parole poétique n’avait d’autre nécessité, raison et projection que celle d’un être là : « on peut encore poser les mots / comme un rebord de fenêtre / une rambarde qui n’enlève rien au vide ».
Il est clair que cette amie formidablement complice du lyrisme, la transcendance, n’a pas sa place chez Antoine Emaz. A l’au-delà, il oppose un « en-deça ».Sans cesse, l’homme, le poète, ce « sac d’os et de viande » parait-être à bout, laminé, privé d’assise et de justification dans l’univers et sur le sol. Pourtant il résiste ; et c’est cette résistance qui marque la page, comme après la déréliction irattrapable de Sisyphe, comme après la faillite du projet absurde de Camus. « Demeure seul » un « moulage » vide et solipsiste. Une continuité de métaphores minérales balise alors ce qui n’est pourtant pas l’étalage complaisant du désespoir. Parmi « pente brusque », « éboulis », où « une force déblaie », ne persistent rien : « statues pilées (…) du chirico démoli ». La vanité la plus totale, jusqu’à celle de l’art, mine la dignité humaine. Y compris devant les livres : « La bibliothèque, l’étouffement. Volumes rangés, verticaux, pierres, inertes ».
Le temps, la mémoire n’ont plus grand-chose d’élégiaque, sinon refusé : « cheveux blancs et pantoufles », « temps plat et lent », ou presque intimiste : « image de la mère / neurones coincés sur image / il faudrait une poubelle de tête »… La grise noirceur de cette « fête triste » qu’est la vie -où la mort est implicite- selon Antoine Emaz pourrait nous inciter à jeter ces recueils dans la poubelle la plus profonde de la bibliothèque. Nous n’en *faisons cependant rien. Car peut-être est-il un clinicien précieux de la mélancolie, un acharné tranquille et malheureux de la vie, si médiocre soit-elle, au travers du miroir révélateur et juste, sculptural, inassuré, et cependant solide sur la page, du texte soudain poétique devant le mental stupéfait du lecteur. Le « poème de la fatigue » est continu et cependant découpé avec netteté ; « et les poèmes deviennent comme des bulles / d’une souffrance insonore ». Quoique la sonorité d’Antoine Emaz soit indubitable, quelque part mémorable.
Le langage lui-même, et son souffle, qui n’est que celui des poumons, au détriment du souffle apollinien ou dionysiaque, est au bout du rouleau : « Peu de souffle restant / et un goût dans la bouche de mots mâchés trop longtemps. » Ou encore : « parler / interminable souffle / qui n’atteint ni ne cerne / ne résout ni ne transforme ». La vanité du langage touche la limite du néant. Pourtant (ce dernier adverbe parait alors résumer l’éthique émazienne), une vingtaine de recueils se complètent, se réfutent, s’annulent et rebondissent dans une quête qui n’a pas de but, sinon la scansion de l’acte de parole. Où le travail, qui permet un reste de respect de soi, se fixe une direction : « Il faudrait que chaque mot pèse autant qu’une pierre ». Provisoire est cependant le témoignage du vivant en un monde pire que terraqué : « un rien à voir / comme la sensation d’un sol mou sous le pied / homme de si peu de poids / dans l’incertitude / qui dure ».
Pouvons-nous imaginer que cette écriture ait une postérité, tant Antoine Emaz parait creuser, comme un laborieux travailleur, un orfèvre pauvre et circonspect des mots, le lit inaccueillant du langage, du temps, de la terre, ainsi que de notre condition humaine ? Probablement non, tant il paraît à bout de souffle, si l’on veut bien prendre cette image en sa meilleure part. Avoir laminé le lyrisme, raboté le poème, ne parait pas permettre autre chose après lui qu’un rebond d’un lyrisme, à redécouvrir, à ranimer… Qu’importe, restent, après les « stèles » esthétiques de Ségalen, celles, rugueuses, nées de la « force » d’Antoine Emaz.
La maladresse de la poésie. Un tel titre devrait paraître un blâme… Il n’en est rien. James Sacré en effet publie des poèmes intitulés « Quels mots pas possibles ? » ou « Si quelque chose d’affirmé ? », et des recueils ténus qui s’appellent Quelque chose de mal raconté, ou Des pronoms mal transparents, ici réunis sous le chapeau de Figures qui bougent un peu et autres poèmes. En première instance, James Sacré écrit mal. Mais au second regard cette maladresse est un délicat savoir écrire, est celle de la tendresse.
Souvenons-nous que Platon incrimine la poésie quant à son incapacité à exprimer le vrai[1]. Que la dichotomie foucaldienne entre « les mots et les choses » interdit l’étreinte du réel par les mots. De cette problématique le poète James Sacré a parfaitement conscience. Son incapacité à dire tient autant au lexique et à la syntaxe qu’à l’imparable altérité des choses et des êtres. Il n’en reste pas moins que son écriture poétique sait fixer dans le tremblement de l’émotion toutes les « figures qui bougent un peu » sous l’ombre de son regard.
Vers, versets, prose ? Le parler-écrit, un peu chanté (comme on dirait le Sprechgesang) de James Sacré oscille entre ces dénominations, sans vouloir se fixer une loi, somme toute en liberté de phrasé : « ça finit dans un poème pas trop construit ». La syntaxe et le vocabulaire, plus que courants, voire familiers, signent la vocation maladroite de la parole, non par misérabilisme, mais par une sorte d’enfantine formulation qui tremble d’émotion devant la difficulté à dire autant que devant le mystère et l’inaccessible sens du monde : « de quoi est-ce qu’on a peur vraiment d’arriver où ? » Ce qui laisse entendre qu’il y a bien une dimension métaphysique, philosophique, en cette poésie qui n’intimide pas son lecteur, car selon le jeu sur les mots du préfacier, lui-même poète, Antoine Emaz : « il est clair que Sacré refuse d’endosser les habits sacerdotaux du Poète ».
Reste que l’écriture, sans avoir l’air d’y toucher, ne néglige pas une réflexion sur son art : « La poésie, comment dire ? » Voilà qui pourrait paraître simplet, si l’on ne poursuivait : « Est-ce qu’un poème ressemble à la verte indifférence de l’herbe, / Ou s’il peut être aussi comme un geste pour voir ? ». Sans grand mots, la dimension orphique de la poésie est mise en question…
Ces Figures qui bougent un peu sont une suite de poèmes « en forme de figure », en même temps qu’un art poétique. On y croise l’automne, Bossuet, « un pneu noir de bicyclette ça fait longtemps », des promenades au dehors et des promenades intérieures, des grillages et des vitrines. « Des choses concrètes surtout pas le mot poème » ; pourtant ce dernier est partout, confiant la minuscule tragédie de l’écriture qui veut dire le monde sans pouvoir se passer d’elle-même, comme malhabile outil et filtre devant le réel. Parmi ces Figures qui bougent un peu (elles sont 46), la quarante-cinquième juxtapose problématiquement les mots et les choses. Ce sont des oiseaux « redevenus comme vivants dans le beau papier […] d’Eleazar Albin Histoire naturelle des oiseaux à La Haye / en mille sept cent cinquante aujourd’hui / un pigeon mort dans les feuilles sales d’un boulevard parisien / n’est plus rien pour ainsi dire sauf un motif ». Comme si était plus vivant l’oiseau des livres, de ses gravures anciennes, que celui dont la vie est éphémère et crevée, comme en une métaphore de la condition humaine.
Lyrique est évidemment James Sacré, mais sans la moindre emphase. Ni sentimentalisme ni désespérance romantique, malgré l’empreinte autobiographique, depuis « les cahiers d’écolier », ou « le sourire bonheur niaiserie de ma mère ». L’atome de nostalgie ne verse pas dans la mélancolie outrancière. Au contraire, un sentiment presqu’exalté du bonheur ne cesse de se déployer. Un apprentissage de la beauté du monde est ici à l’œuvre : « C’est comme le volume du mot bonheur »
Le paysage américain, de la campagne poitevine, de la Nouvelle-Angleterre, urbain et parisien, est un motif inépuisable : « ce paysage de campagne mal en ordre », le ravit autant que celui d’un « jardin bien fait qui sent l’ordre et le linge ». Mieux, il s’agit d’ « un passé comme un herbier soigné ». Ou d’un jardin d’enfance, car « le jardin c’est toujours comme une sorte de plaisir bien habillé ». Le voir, la mémoire et l’écrit au service des lieux visités et aimés s’agglomèrent et se renforcent avec la circonspection nécessaire, y compris là où « les trottoirs devenaient comme une espèce de jeu de l’oie défait ».
Bouleversante est cette grappe de poèmes dédiée à « Katia » : « Une petite fille silencieuse ». On n’ignore pas ici l’hôpital et la mort. Là « Quelqu’un dort dans le blanc des draps la couleur pas trop ». Là, où tout est respectueux, allusif, « Remuent des bouteilles contre un espèce de mât à roulettes ». Pas de pathos, « là où le cœur s’inquiète beaucoup », mais la petite corde nue de l’amour et de l’écoute :
« Pourquoi moi, demandait la voix, encore.
Ça a résonné jusqu’à on sait pas où dans le fond mal arrangé du monde.
[…] Je ne verrai plus assise à côté des iris sans fleurs
Une enfant qui regarde un animal familier. »
Amitié, amour, attention aux êtres et aux choses, « à la musique en allée de toi », tout se cristallise dans les mots de l’élégiaque poème. Pourtant :
« Au moment de penser à toi le poème
T’oublie en cet endroit des mots
Que c’est peut-être encore mourir ».
Le terrible est dit avec des moyens discrets, cependant d’autant efficaces : « l’espace insensé / Où l’expression de ton visage, avant que tu meures, / A disparu (comme le silence est véhément !) » On retrouve, plus modestement, quelque chose des Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke, qui célébrait la disparition d’une jeune danseuse…
Nous aimons chez James Sacré, né en 1939 en Vendée, et qui vit à Montpellier, « la fesse intime de l’amour », pour reprendre l’un des premiers versets d’Ecrire pour t’aimer ; à S.B.[2] La délicatesse de l’érotisme y conflue avec les mouvements et le bric à brac du quotidien : « Non pas que je tienne à sauver des sentiments de la ruine / Mais parce que le grand bien-être et force dans le cœur, / A dire tout bonnement que je t’aime, ça ressemble vraiment / A l’ange qui galope dans tous mes poèmes : on le voit mal, mais j’écrirai toujours ».
Nous aimons ces Bocaux, bonbonnes, carafes et bouteilles (comme)[3], dans lesquelles « un mouvement du cœur fait bouger dedans un défaut du verre », quoique « on y trouve jamais rien bouteilles vides leur couleur toute partie en écriture »…
Nous aimons ces pages où le poème hésite entre « lavis » et « montagne », entre la peinture des paysages du Maroc et l’écriture des dessins de Guy Calamusa[4] : « Comme un allusif fond mouillé qui a / rendu vif un paysage ». Cette « sorte de raccommodage en peinturant » est à la fois une ekphrasis et une émotion frémissante des mots…
« Si la maladresse paraît, et presque rien / Dans ces poèmes, c’est tout de ma faute sans doute ». Mais aussi tout de ton mérite, James. Comme, malgré tout, nous aimons le rugueux terrassement des vers d'Antoine Emaz, nous aimons ta maladresse innée, feinte et assumée, ta maladresse assurée qui est le diapason de l’amour devant la beauté et le tragique du monde ; qu’il est si difficile d’appréhender sans les blesser, sans les affadir. Car :
Playa de Chanteiro, Ares, A Coruña, Galicia. T. Guinhut.
Marina Tsvetaeva et Ariadna Efron,
le combat du lyrisme contre le totalitarisme :
Poèmes, Carnets
&Chroniques d’un goulag ordinaire.
Marina Tsvetaeva : Poésie lyrique. Poèmes de Russie, 1912-1920, Poèmes de maturité, 1921-1941,
traduits du russe et préfacé par Véronique Lossky,
Syrtes, 900 et 800 p, 20 € chaque, coffret, 40 €.
Marina Tsvetaeva : Grands poèmes,
traduits du russe et préfacé par Véronique Lossky, Syrtes, 1120 p, 29 €.
Marina Tsvetaeva :Les Carnets.Publiés sous la direction de Luba Jurgenson,
traduits du russe par Eveline Amoursky et Nadine Dubourvieux,
Syrtes, 1136 p, 43 €.
Ariadna Efron :Chronique d’un goulag ordinaire,
traduit du russe par Simone Goblot, Phébus, 288 p, 19,50 €.
« Il lave le rouge le plus lumineux / l’amour[1] », écrivait en 1917 Marina, l’année même du déclenchement de la révolution rouge, bolchevique et communiste, de sinistre mémoire. Qui eût cru qu’il restait autant d’inédits de la grande poétesse Marina Tsvetaeva (1892-1941) ? Que deux magnifiques volumes de Poésie lyrique allaient nous ravir, nous pousser à pleurer, à toucher enfin les sommets délicieux et terribles du lyrisme russe… De surcroît, grâce aux soins inquiets de sa fille Ariadna qui rassembla la matière de dix tomes d’écrits intimes, voici entre nos mains des Carnets qui balaient toute une vie intensément créatrice. En même temps que nous sont révélées les lettres du goulag de celle par qui la mémoire de la poésie russe de la première moitié du XX° fut sauvée.
Du Siècle d’argent au siècle rouge, résonne toute la splendeur lyrique et tragique de Marina Tsvetaeva. Enfant-poète fêtée par sa famille et ses pairs, née en 1892, elle subit de plein fouet la violence bolchevique et stalinienne qui balaie son pays, jusqu’à son suicide, en 1941. Amours séparés, exil, retour dans une patrie qui ne la publie plus, rien ne lui est épargné, sauf le génie qui lui permet seul de vivre en toute intensité ses amour-passions… Jusque-là, en français, ses poèmes vivotaient plus ou moins orphelins dans des recueils, des anthologies. Quoique ces derniers fussent bouleversants, rien n’égale l’étonnement et l’émotion charmée devant un évènement de poids : la publication intégrale des Poèmes de Russie et de maturité, 1700 pages bilingues. Un fleuve d’amours parmi les barrages de l’Histoire, et un poids sur le cœur…
Alors que les premiers poèmes célèbrent une enfance heureuse avec « Le prince et les cygnes », alors que Psyché s’annonce encore comme relevant du « romantisme », Marina écrit en 1921 Le Camp des saints, recueil qu’elle sait impubliable en Russie soviétique, puisqu’il y est fait l’éloge funèbre de l’armée blanche, fidèle au Tsar, écrasée. Son cher mari, Sergueï Efron, en avait été un élève-officier, contraint à l’exil :
« Je me rappelle ton visage clair, la nuit,
Dans l’enfer du wagon des soldats.
Je chasse mes cheveux dans le vent
Et garde les épaulettes dans un coffret. »
En 1922, elle le rejoint à Berlin. Car même si elle eut d’autres amours (dont saphique en 1915), elle garde à son égard une fidélité à toute épreuve. C’est surtout à partir de 1917, que « Le plus grand fracas de mon siècle », la rattrape, quoique sa révolte reste intacte : « Mais jamais je n’embrasserai un bourreau ! » Comme son pays, elle peut dire, en dépit de la propagande : « Je suis un champ dévasté au dedans ». Ainsi sa poésie, qui est bientôt son unique amie, devient aussi vigoureusement engagée que secrète : « Et nous - sous la bâche funèbre pour avoir dit « le tsar » ! » Ou encore : « Brebis soumises et vous - moutons, / Esclaves d’Hitler, avec Staline marchez ! » Elle n’est pas dupe devant l’identité des deux totalitarismes et reste sans illusion : « À la bouche noire des fusils, offrez tempes et sein. » Pourtant elle aime passionnément sa Russie : « Ô mère – ma Russie, / Cheval ensorcelé ! » Quelques soient les circonstances les plus âpres, le lyrisme ne la quitte pas, il est la seule âme qui l’anime jusqu’au bout de ses errances et de ses solitudes.
Marina Tsvetaeva chez Clémence Hiver.
Marina, dont le nom peut être approximativement traduit par « La fleurie », reviendra en sa patrie pour s’y faner jusqu’au désespoir, lorsqu’elle met fin à ses jours. Entre temps elle a pu dire : « Merci à ma table de travail fidèle » et anticiper son au-delà : « on me déposera nue / Avec deux ailes pour linceul ! » Le tragique n’est en effet jamais amputé de l’assomption de l’écriture :
« Je me suis ouvert les veines : la vie
Gicle, ininterrompue et irrécupérable.
Mettez dessous : assiettes, jattes… […]
Irrécupérable, elle gicle : la poésie. »
Alors que nombre de ses vers ont attendu longtemps leur publication posthume, notre édition bilingue est un prodige de complétude autant que de traduction. Véronique Lossky n’a-t-elle pas veillé à retranscrire les assonances ? Par exemple en respectant le « y » russe qui est un son « ou » : « Feux de nuit, à mon cou - perles d’or. / À ma bouche - goût de feuilles - liens des jours »… À travers ce titanesque coffret, les « Brumes anciennes de l’amour » et une foule d’inédits ressurgissent, comme les Poèmes à la Tchécoslovaquie. Particulièrement émouvants sont ses tous derniers vers :
« Il est temps d’ôter l’ambre,
de changer le vocabulaire,
Temps d’éteindre le réverbère
Au-dessus de ma porte. »
Qui croirait tout savoir de l’œuvre de Marina Tsvetaeva grâce à ce coffret de deux volumes de poésies lyriques, le voilà détrompé. La même traductrice achève en effet un travail colossal avec les pièces les plus ambitieuses de la grande poétesse russe : ce sont les Grands poèmes. Nombres d’entre eux, ici bilingues, sont inédits en français. En un généreux millier de pages, ce sont vingt et un vastes fleuves épiques ou sentimentaux.
Il existe parmi l’histoire la littérature russe une grande tradition des longs poèmes narratifs et lyriques : pensons à Poltava ou Eugène Onéguine de Pouchkine, au début du XIX° siècle. Marina Tsetaeva (1892-1941) s’inscrit dans cette tradition. Elle compose ainsi des contes folkloriques, comme « Le cheval rouge », qu’il n’est pas interdit de considérer comme un roman en vers et qui s’achève en beauté : « Jusqu’à ce que m’emporte : dans l’azur / Sur son cheval rouge / Mon génie ». Ou des œuvres-paysages consacrées à la mer, comme « La Princesse-Amazone » et « Envoyé de la mer » : « -Ecriture rapide du rêve ! - / Te voilà de la mer - / En guise de lettre ! ». Mais peut-être le lecteur s’attachera-t-il plus encore aux élans amoureux éclos dans le Poème de la montagne et le Poème de la fin, inspirés par une profonde passion éprouvée à Prague par Marina : « La montagne se lamentait sur la tendresse / Amoureuse de nos matins secrets ».
Reste une énigme, en quelque sorte symbolique : que sont devenus les vers du « Poème sur la famille du Tsar », dont il ne reste que quelques fragments, égarés lors du retour en Union soviétique de la poétesse ?
Outre la beauté intrinsèque de la poésie de Tsetaeva, il faut saluer la persévérance et le talent de la traductrice et préfacière, Véronique Lossky, qui vient de nous quitter…
Si les plus beaux récits ont été publiés par l’éditrice passionnée Clémence Hiver, puis réunis dans les Œuvres[2] complètes en cours de publication, il manquait à l’évidence cette immense chronique intime, de la révolution bolchevique à l’exil, jusqu’à la traque stalinienne et au suicide, en passant par une vie littéraire et amoureuse intensément remplie. En ces Carnets, torrent de lettres, de brouillons, de notes et de vers traduit en intégralité, passe « tout un incendie »… Marina est une « personne écorchée » pour laquelle « tout tombe comme une peau, et sous la peau il y a la chair à vif et le feu ». Mais aussi une hyperactive de l’écriture : « Le désœuvrement c’est le vide le plus béant, la croix qui rend le plus vide. C’est pourquoi -peut-être-, je n’aime ni la campagne ni l’amour heureux. » Elle s’éprouve sans limites, capable de « mener dix relations (bonnes relations !) à la fois et soutenir à chacun, du tréfonds de mon être, qu'il est le seul et unique ». C’est ainsi qu’elle aime son mari, qu’elle aime l’amie, plus exactement « l’Amour sous sa forme féminine » dans l’Histoire de Sonetchka[3]; qu’elle correspond avec Rilke et Pasternak, prise de passions intellectuelles flamboyantes, mais aussi avec maints auteurs russes : « J’ai tellement, tellement à vous dire qu’il me faudrait cent mains »… Elle rend ainsi hommage à autrui, comme lorsqu’elle écrit De vie à vie[4], chaleureux éloge du poète Maximilian Volochine, qu’elle nommait son « père spirituel ». Tout en cherchant une expression qui lui échappe : « Aucune forme ne me convient -même pas celle, très vaste, de mes vers ! Je ne peux vivre. Rien ne ressemble à rien. Je ne peux vivre qu'en rêve ». Ce pourquoi, au-delà du dénuement lors du retour en Union Soviétique et de l’oppression policière, elle choisit de se tuer, en une sorte d’allégorie du destin de la Russie ; tout ce dont rend également compte avec précision la riche biographie de Maria Razumovsky[5].
Après une enfance dorée et une jeunesse météorique de poète précoce, elle doit fuir une révolution (l’une de ses filles mourut de faim à trois ans) qui très vite récusa toute création libre, originale. Croit-elle trouver dans l’exil des complicités littéraires, que Paris, malgré quelques succès, la déçoit cruellement. Le retour au pays est illusoire jusqu’au terrible : « Puisque j’ai pu cesser d’écrire des poèmes, je pourrai un beau jour cesser d’aimer. (…) Bien sûr, j’en finirai par un suicide, car mon désir d’amour est un désir de mort. » Ce qui prouve que chaque bribe de ces Carnets, entre 1913 et 1939, de ce lyrisme sacrifié, est aussi soignée qu’une page de vers, même si ce matériau littéraire ne fut guère destiné à la publication…
L’immense fresque des Carnets peint une autobiographie éclatée, éclatante et poignante, une revendication permanente d’individualisme poétique dans un continent laminé par l’idéologie collectiviste, un atelier frissonnant d’enthousiasmes et d’effrois, une matrice polymorphe en vue des proses et des poèmes en gestation. Car sa vie est une avalanche de cataclysmes affectifs, financiers, politiques ; et seule la vie « transfigurée » par l’art a valeur à ses yeux : « chaque livre est à lui seul tout un monde, et ce sentiment profond de malaise : comment mourir alors que j’ai tant de livres ? » Cette « sténographe de l’être » (ce fut l’épitaphe dont elle rêvait) connaissait la teneur et la réalité de son génie, bien qu’elle eût grand mal à être publiée. Aujourd’hui semble enfin réalisé le souhait le plus cher de sa fille : rendre justice à son originalité, à son amplitude ; à celle qui écrivait :
« Les poèmes poussent, des étoiles, des roses,
et de la beauté
- inutiles pour la vie familiale.
Quant aux couronnes et aux apothéoses -
Une seule réponse : - d’où cela me vient-il ?[6] »
Est-ce ce désir fou qui soutint Ariadna Efron lors de ses deux longs séjours au goulag ? Si elle paraît noter, en sa Chronique d’un goulag ordinaire, le « plaisir de voir le drapeau rouge flotter au-dessus de notre combinat dans un ciel d’un bleu pur », ce n’est que parce que ses lettres sont indubitablement surveillées. L’on sait en effet que Marina rejeta le communisme, refusant d’adorer « l'homme nouveau [...] moitié machine -moitié singe- moitié mouton ». Sa mère morte, son père arrêté, puis exécuté, Ariadna n’a d’autre joie, pendant ses efforts de survie que seule l’intériorisation de la censure paraît rendre acceptables, que de savoir retrouvés les précieux manuscrits maternels. Les pages si tendres de son « Essai sur maman » consacré au culte de Marina, permettent à cette chronique de n’être pas éclipsée par les plus grands, Soljenitsyne et Chalamov, chantres indépassables de l’horreur du « goulag ordinaire ».
Lire et relire ces deux destins tragiques, ces deux journaux de vies malmenées et transfigurées… S’immerger dans l’atelier littéraire et intime de Marina Tsvetaeva, picorer un aphorisme, un brouillon de poème, une page de journal : quel bonheur de lecture, en une édition splendide, illustrée, sur le papier ivoire des Carnets ! Mais rien ne vaut ce coffret de poèmes de Russie et de maturité pour extraire tout le suc d’une existence innervée du pur et amer bonheur de la poésie. Quoique trop souvent balayée par le vent d’angoisse des guerres et de ce totalitarisme communiste teinté du rouge de tant de sang. Au-delà de ce qui fut dans les Carnets l’utérus originel, et grâce à cette édition bilingue, ses « sombres poésies lyriques » trouvent enfin le lecteur de l’éternité. Leur tour est enfin venu d’être lues, aimées :
Système social, La Morale universelle, Catéchisme de la nature,
Coda, 2004, 864 p, 49 €.
« Ecrasez l’infâme ![1] », c’est ainsi que le fanatisme religieux était conspué par Voltaire. Il restait pourtant déiste, attaché à l'azur d'un au-delà, comme Rousseau. Alors que d’autres philosophes des Lumières, Helvétius, d’Holbach, étaient résolument athées. On connait le Dictionnaire philosophique portatif de l’auteur de Candide. D’Holbach lui répond avec sa Théologie portative, texte rare, judicieusement réédité et préfacé par Raoul Vanegem, situationniste notoire, qui nous rappelle que l'édition de 1776 fut condamnée par le Parlement de Paris à être brûlée de la main du bourreau. Peu prompt à la crédulité et à la bêtise instituée en dogme, notre baron fait feu de toute ironie et raison.
Publié à Londres en 1768 sous un faux nom (l’abbé Bernier), et non sans succès, l’exercice est savoureux, percutant, ravageur : « saintes persécutions » et « saintes boucheries » emplissent l’Avertissement de l’auteur. De « Aaron » à « Zoroastre », ce n’est pas exclusivement le christianisme qui est visé : « Mahométisme. Religion sanguinaire dont l’odieux fondateur voulut que sa loi fût établie par le fer et par le feu. On sent la différence de cette religion de sang et de celle du Christ qui ne prêcha que la douceur, et dont, en conséquence, le clergé établit ses saints dogmes par le fer et par le feu ». S’attaquer à des cultes alors lointains permet de dévoiler par rebond la face torve et ridicule du papisme. Ainsi les « effets » de la Foi « sont de plonger dans un saint abrutissement accompagné d’un pieux entêtement, et suivi d’un fort mépris pour la raison profane ». La tyrannie mentale ne demande qu’à s’évanouir après son dévoilement.
Les quelques centaines de brefs textes de ce « dictionnaire abrégé » témoignent de la culture étonnante de son auteur autant que de son humanisme au service de la liberté de pensée et d’action. Et d’une franche bonne humeur : « Amour. Le Dieu des Chrétiens n’est point galant, il n’entend pas raillerie sur le fait de l’amour ». Voire d’un franc rire que l’on goûtera sans barguigner : « Ciboire (saint) : vase sacré, dans lequel, pour le garantir des rats, les prêtres catholiques renferment pour le besoin un magasin de petits dieux, qu’ils font manger aux chrétiens quand ils ont été bien sages ». Toutes les puérilités et momeries sont bonnes pour être avalées par les sectateurs et les fidèles. Si l’on veut retrouver l’esprit des libertins du XVIII° siècle, lisons ce qu’il dit des « Flagellations » : « Saintes et salutaires fessées que se donnent les chrétiens les plus parfaits dans la vue de mortifier la chair, de rendre l’esprit gaillard et de mettre en goguette le Père des miséricordes, qui rit dans sa barbe divine toutes les fois qu’on lui montre un derrière ou un dos bien et dûment étrillés ; surtout dans un chœur de nonnes et de moines, ou dans l’anti-sacristie, qui est le fessoir des dévotes ».
L'on saura au mieux l’abjection des sicaires du christianisme, - mais sans exclusive - prétendant servir leur paisible Christ abonné à l’amour d’autrui (et jusqu’à ses ennemis) lorsque l’on ouvre cette Théologie portative à la page de l’ « Auto da fé. Acte de foi, régal appétissant que l’on donne de temps à autre à la Divinité. Il consiste à faire cuire en cérémonie des hérétiques ou des Juifs pour le plus grand bien de leurs âmes et pour l’édification des spectateurs ». D’Holbach n’omet pas d’ajouter à cette analyse un coup de griffe contre « la sainte Inquisition […] qui se divertit à cuire les œuvres impies de Galilée, de Descartes et de tous les philosophes qui se donnent des airs d’être plus raisonnables que les savants inquisiteurs ». Nul doute que notre baron pensait également aux auteurs des Lumières.
Se faisant l'écho des scènes de la tragédie de Voltaire Mahomet ou le fanatisme[2], d'Holbach est plus vindicatif encore envers l'Islam, dans les pages de sa Morale universelle : « Que dans un coin de l'Asie un imposteur tel que Mahomet parvienne à persuader une centaine d'Arabes imbéciles et à leur faire croire qu'il est un grand prophète, cette erreur parait d'abord de très peu de conséquence. Cependant on trouve qu'au bout d'un siècle cette erreur a fait inonder de sang et l'Asie et l'Afrique et qu'elle est la cause fatale de l'engourdissement stupide dans lequel nous voyons encore gémir les malheureux habitants des plus belles contrées du monde, sur lequel un despotisme affreux exerce son empire destructeur. »
Fabrique d’illusion et outil d’asservissement, la religion ne bénéficie d’aucune ombre d’indulgence de la part de l’essayiste en son dictionnaire presqu’exhaustif. Tout juste pourrait-on reprocher à ce pamphlet sans pitié ni piété, et un peu à l’emporte-pièce, mais c’est là la rançon de l’exercice, de négliger le pouvoir d’empathie et de pardon du clergé chrétien, sa dimension transcendante, sa modeste contribution à la morale, et sa contribution immense à la sphère artistique. Car le Christianisme, du moins sa philosophie depuis le message du Christ en passant par Saint-Thomas d'Aquin, jusqu'à la repentance du pape Jean-Paul II pour les erreurs commises par les Chrétiens dans l'Histoire, peut être, si elle sait se garder d'un dogmatisme étroit, une religion intelligente.
Paul-Henry Thiry, Baron d’Holbach (1723-1789), abondant collaborateur de l’Encyclopédie, en particulier pour la chimie, était un familier des publications sous pseudonyme, censures et poursuites obligent. Son Christianisme dévoilé ou Examen des principes et des effets de la religion chrétienne, parut à Londres, sous le nom de Boulanger, en 1767. L’ouvrage, vigoureusement érudit, est un réquisitoire polémique dans les grandes largeurs, qui taille en pièce le christianisme, au moyen du rationalisme, en lui reprochant de ne guère contribuer à l’émancipation du genre humain. Contemporain de Kant, il ne ménage pas le « Sapere aude » (Ose savoir) de Qu’est-ce que les Lumières ?[3]Au point de faire table rase de toute possibilité religieuse au profit d’un athéisme aussi radical que revigorant. Ainsi, rester un fidèle de quelque culte que ce soit relève, après cette lecture incisive et roborative, de la gageure.
Mais au-delà de ce qui peut paraître un mince opuscule, roboratif en diable, reste à se plonger parmi l'immense massif des Oeuvresphilosophiques du baron d'Holbach, en cinq copieux volumes parus aux éditions Coda. Aux côtés de notre Théologie portative, l'on trouvera Le Christianisme dévoilé, auquel répond Le Catéchisme de la Nature, ce dans le cadre d'une Morale universelle. Moins pratiquée que celle des piliers des Lumières auxquels nous sommes habitués, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot et d'Alembert, sa philosophie mérite notre adhésion. Lisons par exemple en sa Morale universelle : « Tant que l'éducation sera négligée, la raison persécutée, la vertu méprisée, il ne faut pas s'attendre à voir les hommes ni meilleurs ni plus heureux ». Ou : « La liberté entre les mains d'un être sans culture et sans vertu est une arme tranchante entre les mains d'un enfant ». Ou encore, ce qui est aujourd'hui d'une actualité brûlante : « Les nations pauvres ne sont-elles pas à portée de supplanter les nations plus riches dans leur commerce ? L'étranger s'adressera toujours au peuple qui lui fournit les marchandises à meilleur compte. Une nation trop riche périt de son embonpoint et deviendra la proie des nations plus pauvres, qui n'auront point d'argent mais du fer pour la conquérir. »
sous la direction de Romain Brethes et Jean-Philippe Guez,
Les Belles Lettres, 1238 p, 49 €.
Pierre Judet de La Combe :
L’Avenir des Anciens. Oser lire les Grecs et les Latins,
Albin Michel, 208 p, 18 €.
« Lecteur, attention : tu vas bien t’amuser. » commence Apulée en ses Métamorphoses. Le roman, croit-on, date des langues romanes, de la Chanson de Roland, de leurs premiers grands avatars modernes plantés par Rabelais et Cervantès à la fin du XVIème et au début du XVIIème siècle. N’oublierait-on pas de nécessaires précurseurs, qui n’ont rien à envier, en fait de talent, aux plus prestigieux narrateurs modernes ? Ce sont en effet bien des romans, même s’y l’on y connaissait pas ce terme, qui sont nés parmi l’Antiquité. Quoique nous ne puissions en lire qu’une poignée, réchappée de la disparition des manuscrits, puisque des fragments sur papyrus ou des témoignages byzantins laissent à penser que des dizaines d’autres avaient été écrits. Cependant survivent ici sept Romans grecs et latins majeurs, en de nouvelles traductions, présentés par Romain Brethes et Jean-Philippe Guez. Héros splendides, rebondissements, amours délicieuses, mais aussi satire et sexualité débridée, ces romanciers ressurgis tout brillants de l’ombre du temps peuvent nous surprendre, nous ravir, nous estomaquer… Voilà déjà une raison suffisante pour oser lire les Grecs et les Latins ; et, n’en doutons guère, Pierre Judet de La Combe saura nous convaincre d’abondance avec d’autres arguments de L’Avenir des Anciens.
Entre le premier et le deuxième siècle de notre ère, ils sont d’une part grecs, ce sont cinq romans ; et d’autre part latins, ces derniers par Apulée et Pétrone. Les premiers aiment les amours idéales, les seconds des amours plus scabreuses pour le moins… Issus de la culture sophistique, probablement étaient-ils destinés à un lectorat un peu plus populaire, mais également raffiné, que celui des philosophes et des historiens, quoique l’on soit réduit en cette question à des suppositions. Ils sont truffés d’allusions et de citations, d’Homère à Ovide, que les notes des traducteurs et préfaciers, Romain Brethes et Jean-Philippe Guez, éclairent avec précision. Les romanciers grecs se réfugient dans un nostalgique monde hellénique que l’empire romain n’aurait pas souillé, ceux latins ne se privent pas se gausser de leur société, voire de leur empereur.
Les vicissitudes de deux beaux adolescents, deux amants séparés, confrontés à de nombreuses et dangereuses péripéties, entre naufrages et attaques de brigands, vont atteindre l’acmé d’un mariage brillant, ou de retrouvailles bienheureuses, ainsi pourrait-on grossièrement résumer Callirhoé de Chariton, les Ephésiaques de Xénophon d’Ephèse et les Ethiopiques d’Héliodore. De même Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, quoiqu’avec le sel d’une réelle pointe d’humour. Plus modeste et pastoral, quoique toujours amoureux, Daphnis et Chloé de Longus est nettement plus connu : ses vertus, tant morales que poétiques, dans un cadre délicieusement pastoral, lui valurent de nombreuses traductions, dont celle, fameuse, de Paul-Louis Courier, et firent les beaux jours des illustrateurs, des peintres et des musiciens, si l’on pense à Maurice Ravel. Sa simplicité narrative contraste alors fortement avec la complexité des Ethiopiques, dans lequel Théagène et Chariclée voyagent des rives de la Méditerranée, par le Nil jusqu’aux immensités de l’Ethiopie, engrangeant maints récits emboités. L’amour et la chasteté fidèles sont heureusement récompensés au bout de pathétiques et initiatiques aventures idéalisées. Ce qui n’est pas sans montrer l’évolution des mœurs, entre éros et mariage. Bientôt l’amour et l’union maritale, dans une perspective stoïcienne, se veulent unis, et tenus par la fidélité conjugale, même si quelques accrocs tempèrent le précepte : Challirhoé se remarie avec Dyonisios, Daphnis est initiée par Lycénion, on couche diversement chez Achille Tatius. La supériorité sociale de l’homme libre est associée à l’ascendant moral féminin. A cet égard le Satiricon peut être considéré comme une parodie, où la féminité des personnages masculins est considérée comme une transgression de l’ordre viril, tandis que la métamorphose en âne chez Apulée est une image de l’excessive lubricité. Remercions alors nos préfaciers de ces éclairages sur l’ambition narratologique, intellectuelle et rhétorique de ces romans, quoiqu’en la demeure Xénophon d’Ephèse soit un conteur un peu plus fruste, néanmoins plaisant. Surtout que la patience du lecteur s’accommode des discours parfois pour nous superfétatoires qui émaillent le récit, ainsi que des ekphrasis, décrivant des tableaux, comme chez Lucien, ce sont de beaux exercices oratoires et rhétoriques tels que les Anciens les recommandaient…
Outre le fil principal, on aimera mille histoires, comme chez Achille Tatius, prouvant la puissance d’Eros : celle des palmiers amoureux, qui obligent le paysan à « prélever une pousse du palmier femelle pour la greffer dans le cœur du mâle ». Histoire qui est un peu une mise en abyme du roman en son entier. Car, comme le dit le vieillard de Longus, « il n’existe aucun remède l’amour, aucune boisson, aucun aliment, aucune formule que l’on puisse prononcer. La seule chose à faire est de s’embrasser, de s’étreindre, et de se coucher nus corps contre corps ». Reste à découvrir comment Daphnis et Chloé consentiront à ce dernier remède…
Gravure de l'édition de 1713 du Satiricon de Pétrone. Photo : T. Guinhut.
En revanche, sur l’autre versant, la sexualité plus réaliste est carrément salace, le style pur se change en verdeur, le rire est bien plus leste, voire graveleux, comme lorsqu’Encolpe s’adresse à sa « mentula » (sa « bite », précise s’il en est besoin une note) : « mais elle, détournant la tête, gardait les yeux fixés au sol, / sans que ce visage tressaille à ce discours », tout ceci en vers, s’il vous plait ! Il est en effet permis se livrer à de picaresques orgies parmi le roman de Pétrone. On se souvient que ce Satiricon devint, grâce à la caméra de Fellini, un film d’une grande truculence. Ce texte, aux fragments venus de diverses éditions et redécouvert en 1688 à Belgrade, est pourtant truffé de lacunes, le manuscrit nous étant incomplètement parvenu, depuis l’époque de Néron où il fut composé. Il n’en reste d’ailleurs que les livres XV et XVI, ce qui laisse augurer de l’immensité de l’œuvre originelle. L’élégance stylistique de l’auteur s’y oppose avec le parler vulgaire des personnages. Escroc, filou, baratineur, amateur cependant de poésie, Encolpe, flanqué de ses acolytes, Ascylte et Giton, parcourt l’Italie, enchaînant les liaisons et les bagarres. Ils sont emprisonnés par la prêtresse du dieu Priape, invités au festin gargantuesque de Trimalcion, en un palais fastueux, subissent tortures et naufrage, enlacent les joutes sexuelles. Giton, dont le nom est devenu le nom commun pédérastique que l’on sait, par antonomase, est un adolescent dont la frêle beauté suscite les désirs les plus fous. S’agit-il d’une virulente et leste satire des débauches de la cour de Néron ? Ou de la société tout entière, comme Eumolpe le souligne : « Il n’est pas de femme si pudique, qu’un amour adultère ne pousse à toutes les folies. » Et de raconter l’histoire emboitée de la fameuse « Matrone d’Ephèse », pour le plaisir des rieurs débauchés, d’Encolpe la « tapette », car le traducteur ne s’égare pas en vaines pudeurs, y compris envers le valet Corax qui « levait la cuisse régulièrement et emplissait la route d’un bruit répugnant et d’une odeur fétide », ce qui attise les rires de Giton. Plus loin, la belle Circé accable d’injures l’impuissance d’Encolpe : « Mes baisers te répugnent-ils ? Mon haleine est-elle gâtée par le jeûne ? Mes aisselles dégagent-elles des effluves de sueur malpropre ? Ou bien si ce n’est pas ça, c’est parce que tu as peur de Giton, j’imagine ? » En fait de roman comique, voire pornographique, les Romains ont bien d’hilarantes leçons à nous donner…
Héliodore : Les Amours de Théagène et Chariclée, Samuel Thiboust, 1626.
Photo : T. Guinhut.
Que faut-il choisir, s’il faut choisir, parmi cet admirable pavé aux pages soyeuses, à la reliure et jaquette immaculées de mystère ? Tout ! À moins de converser en toute jubilation avec Les Métamorphoses d’Apulée, pour participer d’abord à une fête du dieu du Rire. Il faut alors compatir avec un homme qui paie sa curiosité pour une malsaine magie en se voyant changé en âne savant. Chargé d’un bon nombre de coups de bâton sur son échine asine, il se voit contraint de coucher ainsi fait avec une admiratrice. Rassurons-nous, il va tôt ou tard pouvoir enfin brouter les roses convoitées et ainsi retrouver sa dignité humaine. Mieux, le dénouement sera bienheureux, enfin teinté de mysticisme en découvrant la vraie voie de la sagesse.
On se souvient peut-être que La Pléiade avait publié, en 1958, une semblable anthologie, Romans grecs et latins, sous l’autorité et la traduction (intégrale !) de Pierre Grimal. Il n’est pas insultant de vouloir offrir aux Belles Lettres, un bon demi-siècle plus tard, de nouvelles traductions. En outre, le programme n’est pas à l’identique. Ces deux volumes ont en commun Pétrone et Apulée, Chariton et Héliodore, Longus et Achille Tatius, quand La Pléiade ajoutait la Vie d’Apollonios de Tyane et de Lucien l’Histoire véritable et La Confession de Cyprien. Cependant les Belles Lettres offrent l’introuvable roman de Xénophon d’Ephèse : Les Ephésiaques… Et si l’on s’aventure à comparer les traductions, l’on sera peut-être moins touché par celle de Pierre Grimal, qui, dans Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, écrit : « Cette histoire, à mesure qu’il la chantait, finit par m’embraser toute l’âme encore davantage, car les histoires d’amour attisent le désir, et l’on a beau s’exhorter à être raisonnable, l’exemple vous excite à agir de même, surtout lorsque cet exemple vient de quelqu’un qui est au-dessus de vous ». C’est avec plus d’élégance et de persuasion que traduit Jean-Philippe Guez : « Cette chanson eut pour effet de mettre mon âme en feu. C’est que les histoires d’amour donnent du combustible au désir. On a beau se réprimander, s’exhorter à être raisonnable, l’exemple incite à l’imitation, surtout quand il vient de plus puissant que soi. » Au contraire du classique préjugé qui veut faire de Madame de Lafayette, avec La Princesse de Clèves, la mère du roman psychologique, on admettra que les Grecs avaient avant elle le sens de l’analyse des mouvements de la passion, sans compter celui de la maxime à la façon de La Rochefoucault. Certes Madame de Lafayette saura faire évoluer considérable la psychologie de son héroïne alors que Leucippé et Clitophon restent à cet égard plus statiques ; mais non moins attachants. Reste que ces romans grecs aux jeune héros idéalisés ont été les modèles de nos romancières précieuses du XVIIème, comme Mademoiselle de Scudéry, avec sa Clélie, histoire romaine.[1] Enfin de tels romans rafraichis par l’éclat de la traduction nous font d’autant plus regretter la disparition, peut-être inéluctable, des papyrus couverts par les romans historiques ou merveilleux, dont on ne connait que de minces bribes, voire les seuls titres : il nous reste à imaginer les Histoires incroyables de l’au-delà de Thulé d’Antonius Diogène, ou les Babulôniaka de Iamblikhos, farci de « brigands cannibales, abeilles au miel empoisonné, fantôme de bouc lubrique, sosies, quiproquos », comme le rapportent les préfaciers, Romain Brethes et Jean-Philippe Guez…
Photo : T. Guinhut.
La lecture de ces Romans grecs et latins est si aisée, en un français limpide, en d’élégants et satiriques enchaînements, que l’on se demande bien pourquoi on devrait s’encombrer d’éditions bilingues, et d’étudier nous-même, et fortiori de faire étudier à nos enfants, les textes grecs et latins originaux. Laissons cela aux quelques spécialistes patentés. À moins de défendre le difficile et exaltant exercice du maniement de langues mortes dont l’Education nationale débarrasse nos jeunes têtes blondes et brunes, dans le cadre de son égalitaire réforme des collèges. Hélas, il semble que l’école « ne s’intéresse pas à la lecture approfondie des textes », accuse Pierre Judet de la Combe.
Ces romans participent ils de L’Avenir des Anciens ? Le surprenant oxymore est révélateur de la fonction du passé, de l’Histoire, qui nourrissent notre capacité à construire un avenir et une civilisation aux richesses augmentées. C’est à une vibrante plaidoirie que se livre Pierre Judet de la Combe, directeur à l’Ecole des Hautes Etudes et traducteur d’Eschyle et d’Aristophane.
« Elitiste », cette tentation de rejoindre des classes d’hellénistes et de latinistes ? Certes ; et nous avons besoin d’élites, ce qu’ose à peine dire cet érudit, quoiqu’il prétende, « malgré les injustices et les inégalités de fait, que tous aient le droit de faire l’expérience de savoirs accomplis ». Et nous ajouterons savoirs accomplis donc d’élite, qu’il s’agisse d’un helléniste, d’un boulanger, d’un concepteur de logiciel ou d’un carrossier. Car cette tentation élitiste est plus égalitaire qu’il ne semble, puisque venu des milieux les plus modestes, rien n’interdit de souhaiter la rejoindre pour s’émanciper, se libérer, et pour se distancier des classes où règne le chahut et la médiocrité, ce que n’ose pas dire notre essayiste. De même semble-t-il reculer devant l’impolitiquement correct en ne voulant pas défendre ces langues comme parts du patrimoine identitaire. Quoique l’on partagera sa méfiance entre les références à tout crin aux Anciens si l’on se souvient combien les régimes fascistes se sont réclamé de Rome et des Aryens… La relation à l’Antiquité gréco-latine peut et doit être esthétiquement, intellectuellement et moralement fondatrice, alors que bien d’autres civilisations, pourtant valeureuses, ne bénéficient pas d’un tel substrat : « cette expérience a une valeur en soi, intellectuelle, pédagogique, sociale, et politique ».
La traduction, c’est « reconstruire le chemin de l’auteur », c’est enfin un déplacement de la perception et de la construction du mental et du monde, une ouverture à une réelle altérité, qui permet la joie de faire revivre par soi-même les textes. L’auteur ne cite-t-il pas des fragments de Virgile ou de Catulle traduits de manière stupéfiante par des élèves de collège, dont un Pierre-Nicolas : « Ma langue s’assoupit, sous mon corps une légère / Chaleur coule, de leur propre / Bruit mes oreilles bourdonnent, mes lumières jumelles / Sont couvertes d’un voile de nuit »… C’est ainsi que se révèle « la force extraordinaire de la plupart des œuvres poétiques, philosophiques, historiennes anciennes ». Ce dans le cadre d’une « école de liberté, une école lente », car faite d’abnégation devant le travail et les œuvres. Ce qui est d’une bien plus haute portée que la simple consultation sur Internet en vue de s’informer, alors qu’il s’agit de recréer et se créer. Il s’agit d’ « ouvrir l’accès à ce que les cultures offrent de plus fort », au-delà d’un pitoyable, paresseux et démissionnaire relativisme, au-delà du pauvret et paresseux « Enseignement Pratique Interdisciplinaire » sensé remplacer l’étude du grec et du latin, devenus « langues et cultures de l’Antiquité », les évacuer plutôt, dans une entreprise de nivellement par le bas de l’éducation[2], au même niveau que des clichés idéologiques au intitulés ronflants, tels « Transition écologique et développement durable » ou « Information, communication, citoyenneté ». Qu’apprendront de solide nos enfants ? Saura-t-on là combien de mots et de concepts grecs et latins irriguent le droit, les sciences, la rhétorique ? Combien « démocratie », « technique », « art », « philosophie » sont redevables à ceux qui nous précédés, qu’ils soient poètes, historiens, ou encyclopédistes, comme Pline l’Ancien…
Peut-on avec les Grecs, oser un autre rapport au divin : plutôt que la conversion, la foi et le fanatisme, une conviction que les dieux (pluriels) « organisaient le monde et la vie »… Et changer notre idée du religieux… Pierre Judet de la Combe confronte alors la pensée biblique avec la pensée grecque. Ainsi la Théogonie d’Hésiode nous enseigne la multiplicité et l’historicité des récits de création du monde. La richesse de sens des Muses, de Prométhée et de Pandore éclate aux yeux du lecteur.
Ne se rend-on pas compte combien facilement la mythologie gréco-romaine peut fasciner enfant et adolescents, combien des grande épopées, d’Homère et de Virgile peuvent les électriser. Se livrant avec un vertigineux brio à un défi de littérature comparée entre l’Iliade (dépliant la perplexité du premier vers de « colère »), l’Odyssée et l’Enéide, notre auteur ose les rapprocher avec les mangas japonais, ce qui est bien loin d’être une idiotie. Il lit le théâtre des origines, des « Atrides au soleil », comme une fulguration tragique, mais aussi une « solution esthétique ». Les structures de l’esprit humain, du combat entre le bien et la mal, du destin d’une nation ou idéaux des héros ont en effet quelque chose d’universel. Ainsi une culture classique n’empêche pas, au contraire, de s’intéresser aux auteurs japonais, ou à la science-fiction, dont la dimension imaginative forme également nos chercheurs en nouvelles technologies. Pensons à cet égard à l’alliance d’Homère et de la science-fiction réussie par Dan Simmons dans Ilium et Olympos[3].
Hors une illustration de couverture street-art fluo d’un goût discutable et démagogique, la réflexion de Pierre Judet de la Combe est indispensable et salutaire. Malgré quelques bévues criantes : qualifier l’arrivée de l’Islam en notre société, après le colonialisme, de « juste retour des choses », c’est se tromper lourdement sur la justice de l’Islam, fondamentalement régressif et totalitaire[4]. On a parfois la sensation que face aux cultures exogènes, il tente de se prémunir de l’accusation d’une possible universalité venue des civilisations occidentales. Et lorsqu’il encourage à l’étude de l’arabe classique, qui est aussi une indispensable voie vers la connaissance, il ne faudrait pas perdre le sens des hiérarchies intellectuelles, tant l’on sait que bien des philosophes arabes restaient des commentateurs d’Aristote et de Platon, tant l’on doit savoir que la lecture des textes religieux de l’Islam révèle leur vérité bien trop fanatique et violente[5]. Enfin, mettre sur le même plan la fonction du langage biblique et coranique, c’est faire une confusion entre le verbe divin donné aux hommes pour qu’à la suite de l’arche d’alliance ils usent autant de la crainte de Dieu que du libre arbitre, d’une part, et, d’autre part, la parole incréée d’Allah destinée à la répétition et à la soumission…
Notre essayiste se garde d’évacuer la question de l’esclavage antique, de la condition servile des femmes, quoique tous les Anciens n’étaient pas aussi tyranniques à cet égard. Ce dont témoignent la pratique de l’affranchissement, la critique du fondement de l’esclavage chez Euripide et les Sophistes ; et ce qu’avec anachronisme nous appellerions « féminisme », dans le personnage de Médée, se vengeant de la trahison maritale, ou chez Aristophane quand, dans Lysistrata, les femmes, excédées par l’appétit masculin pour les campagnes guerrières, décident la grève du sexe.
La plaidoirie de Pierre Judet de la Combe, cependant claire et généreuse, nous rappelle à la nécessité de conserver notre mémoire pour instruire notre futur. Il y a non seulement une dimension esthétique dans l’art et la littérature des Grecs et des Romains, mais une dimension éthique : ne sont-ils pas à la source de notre démocratie (défendue par Démosthène), de nos Historiens, de nos philosophies politiques ? C’est bien ce que confirme Leo Strauss : « Tous les espoirs que nous nourrissons, dans les confusions et les dangers du présent, reposent, que ce soit positivement ou négativement, sur les expériences du passé. Parmi ces expériences, la plus large et la plus profonde, en ce qui nous concerne, nous autres Occidentaux, est désignée par les noms des deux cités Jérusalem et Athènes. L’homme occidental est devenu ce qu’il est et il est ce qu’il est par la conjonction de la foi biblique et de la pensée grecque. Pour nous comprendre nous-mêmes et pour éclairer notre chemin non-frayé vers l’avenir, nous devons comprendre Jérusalem et Athènes.[6] »
Relisons donc, à l’égal de la Bible, de Platon, d’Aristote et de Lucrèce, les Romans grecs et latins, archéologie du romanesque et modèles véritablement originels de héros et d’aventures, d’idéaux et de satires des mœurs… Et si l’on veut se convaincre encore de la nécessité de lire ou relire les Anciens, ouvrons au hasard le Petit manuel de campagne électorale de Quintus Tullius Cicéron (frère du grand orateur), écrit à Rome au Ier siècle avant notre ère : « il me faut à présent te parler des rapports avec le peuple, qui forment l’autre partie d’une campagne. Elle exige de connaitre le nom des électeurs, de savoir les flatter, d’être constamment auprès d’eux, de se montrer généreux, de veiller à sa réputation, de faire miroiter des espérances politiques[7]». Nos candidats et nos électeurs ont-ils assez entendu les Anciens pour assurer leur démagogie et notre avenir ?
[6] Leo Strauss : Pourquoi nous restons juifs. Révélation biblique et philosophie, traduit de l’anglais par Olivier Sedeyn, La Table ronde, 2001, p 135.
[7] Quintus Tullius Cicéron : Petit manuel de campagne électorale, traduit du latin par Nicolas Waquet, Rivages poche, 2015, p 36.
Apulée : L'Âne d'or, Club Français du Livre, 1961. Photo : T. Guinhut.
deux japonaises et cruelles téléréalités politiques.
Koushun Takami & Yûsuke Kishi.
Koushun Takami : Battle royale,
traduit du japonais par Patrick Honnoré et Tetsuya Yano,
Calmann-Lévy, 2006, 576 pages, 24 € ; Le Livre de Poche, 2008, 8,60 €.
Yûsuke Kishi : La Leçon du mal,
traduit du japonais par Diane Durocher, Belfond, 2022, 540 p, 24 €.
Télé-réalité, jeu vidéo, ou littérature ? La frontière semble bien fragile entre scénario détaillé d'un jeu à suspense et fresque narrative sur les peurs et les pulsions qui animent nos sociétés modernes. Une île japonaise est le théâtre d'une opération militaire qui ressemble à s'y méprendre à celles de nos écrans. Le tout dans un roman trépidant et racoleur paru en 1999 au Japon : Battle royale. À moins d’imaginer de le lire au second degré, comme une satire de la pulsion de jeu, de guerre et de mort qui irrigue et pourrit notre anthropologie, notre contemporain et nos anti-utopies. Fantasme ludique ou cruelle réalité, l'on hésite à qualifier La Leçon du mal. Koushun Takami et Yûsuke Kishi nous disent-ils le filigrane d'horreur qui parcourt un Japon pourtant si policé ?
Nous sommes dans un Japon non daté, cependant inféodé au XXème siècle, que gère un régime tyrannique mené par un « Reichsführer », ce qui est la marque d’un fantasme associé au fascisme nazi. De solides barrières protègent la culture nationale de l'influence délétère de l'Amérique du rock and roll et des libertés. Nous n'en savons guère plus. Seul importe ici un jeu, « Battle royale », à la disposition du lecteur autant que des dirigeants du pays. En témoignent le plan quadrillé de l'île et la liste des quarante-deux participants au début du volume. Ce qui permet, avec un brin de perversité de la part de l'auteur, de nous sentir de mèche avec les organisateurs venus des hautes sphères politiques qui hasardent des sommes colossales... Le principe est simple : chaque année, l'on isole cinquante classes de troisième pour forcer les élèves à s'entretuer. Le vainqueur gagnera le privilège de vivre aux frais de l'État pour le reste de son existence. Ce qui fait quarante et une victimes adolescentes à multiplier par autant de classes. C'est officiellement un programme de défense nationale, une « Expérimentation militaire ».
En 80 chapitres, deux prologues et un épilogue, le lecteur suit de l'intérieur, au moyen de la focalisation omnisciente, le déroulement de l'opération. On gaze le bus scolaire afin d'embarquer tout le monde sur une île et on annonce la chose avec force menaces, puis un meurtre bien dissuasif. Et les participants de s'égailler dans la nature, munis chacun d'une arme, de la mitraillette lourde au couteau de poche en passant par l'arc ou la fourchette. Détails importants : on annonce régulièrement les secteurs interdits, faute de quoi votre collier piégé explose avec vous et le pire arrive pour tous si aucun élève n'est tué dans un certain délai. Les caïds foncent, quelques filles amicales se réfugient dans un phare jusqu'à ce que méprise et traîtrise les conduisent au carnage. Qui l'emportera ? La bête brute aux muscles assassins, ou le vainqueur d'une précédente session qui, hasard incroyable, ou manipulation, s'est trouvé dans cette nouvelle classe ? L'histoire gagne un soupçon d'intensité lorsque l'ultime combattant déjoue les plans du régime en sabotant la surveillance informatique et en entraînant dans sa fuite deux autres dissidents, révoltés contre le jeu et le régime. Voilà qui donne un léger parfum d'anti-utopie à ce roman d'action, comme on parle d'un film d'action. Ce qu’il devint d’ailleurs en 2000, sous la caméra de Kinji Fukasaku.
On a deviné que ce livre, qui a enthousiasmé Stephen King, peut passer pour passablement médiocre. C'est un défilé de personnages sans grand relief ni individualité (inutile de donner leurs noms) de suspenses convenus, agrémentés de scènes gores carnassières, avec ce qu'il faut de surprises attendues. Le style est d’une platitude aisée, à la longue abrutissante. La narration, trépidante et sans pitié pour les nerfs du lecteur, est parfois pimentée de pathétique et de pitié pour les jeunes filles sacrifiées, avec un léger frisson d’érotisme, rendu plus sensible par le graphisme impeccablement esthétique des mangas qui ont suivi cette bombe romanesque.
Et pourtant... Force est d'avouer que l'on se laisse prendre malgré soi à cette lecture vulgaire efficacement construite et trépidante. N'est-ce pas là un révélateur de nos sociétés ? D'autant qu'un succès phénoménal et multimédia entoure cet opus au Japon et ailleurs : après le film, treize volumes de mangas à ce jour, ce qui n'est pas innocent. On pourra gloser avec gourmandise sur la dimension satirique. Le pays du Soleil Levant, où la criminalité est l’une des plus faibles du monde, n'est-il pas celui où, dès l'entrée dans le système éducatif, règne la compétition la plus effrénée ? En ce sens Battle royale est une métaphore des plus réussies. Mais se limiter à critiquer le Japon serait une erreur. Notre télé-poubelle n'est pas loin. Si civilisés que nous sommes, peu de chose suffirait à faire basculer une bonne partie de nos populations dans cette variante hollywoodienne des jeux de gladiateurs qui satisferait nos voyeurismes. « Panem et circenses » (Du pain et des jeux) était, selon Juvénal[1], la devise d'Auguste pour aimanter le peuple autour du cirque et dans les limites de son despotisme. Elle pourrait être la devise de modernes tyrans ou d'efficaces empires médiatiques. Cette réflexion s'affinant à l'occasion de Battle royale, nous n'aurons pas perdu notre temps avec cette lecture racoleuse.
Si l’on ajoute que le jeu, bien qu’à peu de choses près tabou pour de nombreuses familles qui ne veulent ni le voir, ni en annoncer la menace potentielle à leurs enfants, bénéficie de flashs d’informations télévisées affriolants, sans oublier les paris des dignitaires de l’Etat, on saura combien nos téléréalités aux cruautés plus ou moins anodines ne sont que les préfigurations apéritives d’un tel possible inhérent à la nature humaine abonnée au mal et à la tyrannie du spectacle. Sans compter la propagande militaire d’un régime qui s’enorgueillit de ses héros adolescents déchiquetés ou rarement vainqueurs. Et qui laisse entendre que n’importe qui pouvant tuer n’importe qui, le seul rempart à la menace pérenne -ou à la paranoïa- est un Etat fort, à même d’ailleurs de juguler toute rébellion individuelle ou populaire. Le manuel de terreur politique étatiste est au service d’une des pires anti-utopies qui se puissent fantasmer. Quoique peut-être au-dessous des camps d’exterminations nazis, eux réalisés par notre Histoire. À quand une « Battle Auschwitz » ?
Peut-être faut-il conseiller aux élèves et enseignants sensibles de s’abstenir de cette lecture. Ou de considérer ce roman de Yûsuke Kishi, né en 1959 à Osaka, comme une catharsis. Un pédagogue unanimement admiré administre une leçon bien sentie : celle du mal. Hasumi, professeur d’anglais, joue de son charisme pour séduire, y compris physiquement, ses élèves, manipuler ses collègues, obtenir de brouiller les portables pour empêcher les fraudes aux examens, faire chanter un collègue d’arts plastiques qui entretient une liaison avec un jeune garçon… Pourtant, les failles et les soupçons vont croissant. Or « dans beaucoup de cas, il s’avère que l’homicide représente la solution la plus simple à un problème donné ». Solution qui devra multiplier ses procédés, jusqu’à verrouiller le lycée, piéger ses disciples et les massacrer, malgré la résistance erratique : « Dans les coups des ados, il y avait de la terreur, mais aussi de la rancœur, toute la haine qu’ils avaient emmagasinée à l’encontre de ce prof qui les humiliait et les maltraitait au quotidien ». Ainsi Shibahara, qui tripote le jeune corps d’une élève « jusqu’à plus soif » sera pris un moment pour le coupable absolu, ce qui ne contribuera en rien à la fin du carnage.
Mené par la main de fer du romancier, le personnage central, dont nous découvrons en une redoutable montée des périls les pensées, les crimes enfouis, est scanné sous toutes les coutures, sans oublier la psychologie de tous les protagonistes, grâce au narrateur omniscient. Laissons le lecteur dévoré par le suspense découvrir s’il restera un survivant, si le monstre sera pris, et par quels stratagèmes. Et si la chose paraît trop gore, elle est révélatrice des tenailles de l’enseignement japonais et du mécanisme des meurtres de masse.
Ecoles de guerre, écoles de terrorisme ? Romans-fleuves, mangas colorés de sang pour catharsis et purgation des passions, ou jeux vidéo pour apprentis snipers ainsi excités et confortés, le débat ne manque pas entre fervents du pur divertissement médiatique et littéraire innocent et ceux qui dénoncent la contagieuse virulence morale et physique d’un Battle royale aux multiples avatars. Les enfants d’il y a un demi-siècle jouaient aux cow-boys et aux Indiens dans les bois, ou lisaient La Guerre des boutons de Louis Pergaud. Aujourd’hui, l’on accuse les Battle royale sur consoles et autres Koh-lantas guerriers. Avant d’incriminer le couteau, lisons dans la main de celui qui l’utilise pour tuer un enfant, ou le sauver… Serait-cela une leçon du mal ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.