Cartonnage Vegnios & Zachos, 1920. Photo : T. Guinhut.
Gamal Ghitany, des Illuminations
aux Sémaphores égyptiens.
Gamal Ghitany : Le livre des illuminations,
traduit de l’arabe (Egypte) par Khaled Osman et Emmanuel Varlet,
Seuil, 885 p, 35 €.
Gamal Ghitany : Sémaphores,
traduit de l’arabe (Egypte) par Khaled Osman et Emmanuel Varlet,
240 p, 21 €.
Le versant spirituel et le versant séculier se partagent l’œuvre de l’Egyptien Gamal Ghitany.Le livre des illuminations,son vaste roman initiatique, nous emporte vers un empyrée qui, bien que relatif au versant soufi de l’Islam, a quelque chose de syncrétique, tant cette spiritualité peut toucher tout être humain, à l’instar de la Divine comédie de Dante ou du Cantique des oiseaux d’Attâr[1]. Quant à ses « Carnets », dont Sémaphores est le second volet, ils sont le reflet de ses voyages terrestres, et plus précisément ferroviaires.
Le lecteur que nous sommes sera-t-il illuminé ? Partagés entre notre qualité de mécréant et le souffle de ce roman, nous ne pouvons que rester dubitatifs devant le mysticisme, le lyrisme inspiré, non sans beauté certes, mais trop inféodé à la rhétorique religieuse, à la sujétion à la parole de ou d’un dieu... Reste que ce « voyage » surnaturel est impressionnant. S’il ne nous est pas donné de le lire comme un croyant, mais comme un amateur de récits fantastiques, nous avons le bonheur de pénétrer dans un univers aussi rigoureux que poétique.
Après avoir confié dans L’Epître des destinées (Seuil, 1993) ses déceptions liées à notre trop terrestre et trop bref passage, autant qu’à la pauvreté de l’Egypte, Gamal Ghitany, né en 1945, s’envole dans un au-delà aux multiples rebondissements. C’est au retour de voyage que le narrateur apprend la mort de son père. Sa douleur lui vaut d’être présenté devant le « Divan», étrange trio d’esprits supérieurs qui lui accorde de voyager d’illumination en illumination… Ainsi, le temps est vaincu, la liberté écarte les contingences jusqu’à la révélation et l’union avec Allah. Mais au cours de ce grandiose périple qui emprunte son éthique et son mouvement à la mystique soufie, d’autres pères, d’autres guides apparaissent. Dont Nasser, père politique de l’Egypte moderne, qui pourtant déçut le marxiste qu’est Gamal Ghitany, d’ailleurs envoyé en prison pour avoir douté du rêve nassérien. C’est ainsi qu’une destinée personnelle embrasse les destinées d’un pays…
C’est à la fois un récit venu des grands voyageurs arabes, sinon des Mille et une nuits, une épopée frémissante de poésie, mais aussi un guide spirituel et philosophique (s’il est permis de rendre poreuse la frontière entre philosophie et religion) non sans allusion à son maître aimé : le grand maître soufi du XIIème siècle, Ibn Arabi, auteur d’un récit intitulé Chimie de la joie. A moins que se glisse une allusion au Livre des morts égyptien. Ou encore un écho de la Divine comédie de Dante. Sans compter -tradition culturelle oblige- Le Coran, dont les notes nous restituent les références. On se fatiguerait à chercher les sources, comme si l’auteur n’était pas un authentique créateur, mais un compilateur. Peut-être enfin s’agit-il d’une fabuleuse entreprise autobiographique intérieure, d’une auto-thérapie…
On apprend comment se ramasser dans une goutte d’eau, on voit l’instant de la fécondation de l’ovule, comment des « flashes » conduisent dans le passé, auprès des grands penseurs, poètes et prophètes d’une prolifique civilisation arabe : « J’ai vu une foule d’êtres disparates entre lesquels étaient répartis les atomes de mon père ». Le délire maîtrisé coule à pleins bords, la langue du poète semble donner accès à chaque infiniment grand et infiniment petit. Après « Les Illuminations», ce sont « Les Voyages », puis « Les Stations », enfin « Les Etats ». Entre la mort du père et celle de la mère, toute une cosmogonie est visitée, habitée : « Par l’étoile quand elle décline, votre compagnon ne s’égare ni n’est fol, ni ne tient langage de passion. Ceci n’est que Révélation à lui révélée dont l’instruisit un pouvoir intense et pénétrant. » Ce verset du Coran prend en écharpe le livre entier.
Mais guère de libre arbitre dans cet écheveau de récits, dans cet envol : tout appartient à la décision de Dieu. Si le soufisme est pour Gamal Ghitany du côté de la lumière, rejetant le wahhabisme intolérant dans l’obscurantisme, il nous est permis, nous occidentaux, quoique fortement charmés par ce roman, de préférer les Lumières du XVIIIème siècle, qui furent une des aubes de nos libertés. Remarquons cependant à ce propos que le narrateur dit « je ». Ce dont, on le comprend, les écrits arabes ne sont paraît-il guère friands. Autre trait de liberté cependant, lorsque le conteur ose montrer son père et sa mère faisant l’amour…
Ce sont parfois de furtifs actes amoureux que commet le narrateur avec une inconnue, dans un train égyptien. Parmi quarante petits récits, qui ont par instant de « doux effluves » de poèmes en proses, le diariste sans date nous propose ses impressions de voyages, géographiques et intérieurs. Sémaphores est le second volume -et probablement pas le dernier- des « Carnets » de Gamal Ghitany, après celui si bellement titré Muses et Egéries[2].
L’encyclopédie ferroviaire est aussi celle de la mémoire et du désir, du nord au sud de l’Egypte, entre Alexandrie et Assouan, mais aussi en suivant les rails suisses, hongrois, russes et chinois… Où fourmillent les anecdotes, d’intérêt inégal ou révélateur, telles celle, tragique, du jeune homme qui se précipite par la portière ouverte dans un fleuve… Bagages empilés, horaires nocturnes et retards (à cause du convoi du « Roi »), grossièretés et marchands ambulants, « déracinements » et retours, toute une sociologie se côtoie et s’entasse au rythme des locomotives poussives ou rapides. Car pour Gamal Ghytani, depuis son enfance et la main de sa mère sur le quai, le voyage n’a qu’une acception : « Le seul mot qui puisse s’appliquer et faire sens est pour moi celui-ci : train. » Il est vite évident qu’il s’agit en tous ces trajets d’une métaphore métaphysique : « L’idée de l’origine et de la fin est vitale pour un homme. » La dimension autobiographique brasse alors maints souvenirs et détails, comme ces paniers de nourritures odorantes qui voyagent pour relier les familles séparées.
Sa fonction de jeune contrôleur de « l’art du tapis oriental » l’amène à visiter Basse et Haute-Egypte, jusqu’aux oasis lointaines. Observer alors en une « furtive intimité » de belles inconnues est un moment rare du désir brûlant et de la découverte de l’autre. Le motif est récurrent de wagon en wagon : lorsque parmi la foule, une « lycéenne », frotte « son postérieur généreux » contre lui ; lorsque dans un wagon désert, ou à la faveur de la nuit, des femmes lui livrent leur volupté en silence. Ces éclairs d’intense érotisme témoignent de la sexualité rare et terriblement contrainte, d’autant plus explosive, du monde arabe. Y compris lorsqu’un ravissant « éphèbe » est « prisonnier d’un jeune homme très laid », suscitant colère, indignation, jalousie, et intervention d’un « bey » qui emmène l’enfant en première classe. De même, un autre bey use de son pouvoir pour qu’on lui ramène, enroulée nue dans un tapis, la jeune fille qui était venue offrir son corps à notre narrateur…
Parfois, les trains sont ceux de l’exil vers le sud, lorsque l’auteur crut pouvoir lutter contre la corruption en l’entreprise qui l’employait. Son sens de la justice et « des idéaux auxquels [il n’a] jamais renoncé » est alors bafoué. Dans cet « éloignement », il découvre « les vertus du monologue intérieur, de l’introspection », la richesse « de l’effort de mémoire ». Non sans fixer ses oreilles et ses yeux vers les voies ferrées du fantasme… Ainsi, « Il est facile d’abolir la distance qui nous sépare des lieux ; en revanche, celle qui nous sépare des temps passés ne peut être franchie que par le truchement des images et des souvenir ».
Théologie (quoique ouverte à toutes les religions, y compris à l’athéisme d’après l’auteur lui-même) ou brillance et liberté du roman ? Aux côtés de Naguib Mahfouz, cet autre grand écrivain égyptien, voici un prosateur qui sait être poète lyrique inspiré, grandiose, autant que réaliste, attaché aux détails des humains cheminements. Même si la seconde quête n’a pas l’intensité de la première, Gamal Ghitany est sans cesse à la recherche de la lumière, que ce soit celle de l’au-delà divin ou celle des espaces terrestres ponctués des sémaphores des trains, métaphores des illuminations de la vie, de ses rencontres et de ses plaisirs. Comme ces lignes, parmi les Illuminations de Rimbaud, dans « Départ » : « Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs. / Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours. / Assez connu. Les arrêts de la vie – O rumeurs et visions ! »
Thierry Guinhut
La partie sur Le Livre des Illuminations a été publiée dans Le Matricule des anges, mai 2005
Eloy d'Amerval : La Grande Diablerie, Georges Hurtrel, 1884.
Photo : T. Guinhut.
La Conscience de Bordeaux : Le contrat faustien.
La République des rêves II
L'Harmattan 2023
C’est lors d’une de ces premières après-midi de mai, quand le soleil époussète les terrasses de café de la Place de la Victoire, que Louis sent un fauteuil d’osier craquer contre sa claire solitude et disponibilité. L’impeccable dentition de Martial Lespinassières offre un sourire prédateur aussi large que sa silhouette est haut perchée.
- Cher Louiq, voilà des mois que nous n’avons pas parlé. Et vous n’avez pas conquis Bordeaux. Pas même avancé d’une rognure d’ongle.
- Et quel moyen martial, en vue de la victoire, me proposez-vous ?
- Trois possibilités s’offrent à toi. Uno : coucher avec le Conservateur du Nouveau Musée. Notre vigoureux Paul-Pascal à un entregent extraordinaire et il aimerait assez ta nouvelle photographie s’il pouvait s’assurer que tu es bien dans son camp et dans celui de notre maire Demas-Vieljeux qui le protège comme un fils prodigue en lui allouant un salaire mensuel de quatre-vingt-dix mille francs, sans compter des notes de frais en première classe et un appartement privé sur le Grand Canal pour monter le pavillon du Nouveau Musée lors des Biennales de Venise. Ce qui te permettrait du même coup de renouer avec les grâces de Delmas-Vieljeux et de sa petite fille Aude que tu as désespérément omises de cultiver.
Due : flatter la vanité de Misstress Vital-Carles, qui est d’ailleurs amie publique, et peut-être de lit, du républicain Député-Maire de Gradignan, Dalbret, le jeune loup aux chemises bleues qui, notons-le, a une chance d’un jour conquérir la place de Delmas-Vieljeux le plus que vieillissant, en lui dédiant un portfolio de photographies de fragments corporels féminins empreint de cette sensualité baroque que révèlent tes fragments de paysages.
Tre : prendre une carte du parti socialiste et te montrer assidu à ces réunions et meetings où l’on croise le philosophe Léo Morillon, qui lui ne s’allonge pas avec tout ce qui bouge, et Virgile de Saint-Avit, notre Conseiller Culturel Régional inspiré, ascète notoire, sans compter notre Ministre de la Culture, Raymond Lecommunal qui aime à se ressourcer à la base du parti. Pour chacune de ces voies, je suis en mesure de te parrainer. Qu’en dis-tu ?
- Prostitution. Prostitution. Prostitution. Qui êtes-vous, Lespinassières, ou plutôt qui croyez-vous êtes ? Le Méphistophélès de la comédie bordelaise ? Je ne sache pas que vous ayez vous même conquis la capitale aquitaine.
- Peut-être n’avez-vous pas, Monsieur Braconnier, la carrure d’un Faust, tout simplement.
- Un artiste, sinon rien. Quant à vous, je n’ai pas eu le plaisir de vous inviter.
- Adieu, Monsieur l’incorruptible, pur d’entre les purs.
Et néanmoins guilleret, le dégingandé Lespinassières s’en va trouver à l’autre extrémité de la vaste terrasse un gogo, un complice, un puissant, qui sait…
Longtemps, c’est à Flore que Louis se contente d’offrir la charnelle sensibilité de ces images paysagères, cueillies par monts et par vaux et réunies en bouquets de clairs encadrements sur le mur de son boudoir, en haut du quartier des Grands Hommes. Jusqu’à ce que, des mois plus tard, un Lespinassières rayonnant, apparu en onzième page du Courrier d’Aquitaine, en qualité de « Consultant d’opinion » à la Mairie de Bordeaux, fasse parvenir à Camille sa carte pour lui proposer « un rendez-vous qui intéresse sa carrière de photographe »…
Moins par ambition et génuflexion de courtisan que par voyeurisme à l’égard de la soudaine promotion du personnage, Louis s’engage dans les escaliers d’apparat, dans les couloirs lambrissés, parmi les halls clairs et spacieux où de décoratives hôtesses aiguillent les visiteurs vers d’utiles bureaux. Pourtant, le nom de Lespinassières semble plonger un sourcil délicatement épilé dans l’embarras. Sa fonction encore plus. Qui est-ce ? Où a-t-on casé ce gugusse là ? Voire, existe-t-il ? Et si vous alliez fureter, oui, du côté du service Communications ? Dans l’aile droite. Là-haut, vous demanderez…
Les marches commencent à branler, les peintures à s’écailler, on l’envoie sur un palier encombré de portemanteaux bancals, de chaises empilées en déglingue, de cartons qui vomissent leurs dossiers moisis, quand il s’entend appeler :
- Monsieur Braconnier, par-là, par ici… Oui, c’est cela, au dernier recoin du grenier. Entrez. Faites attention à la porte en l’ouvrant, ne vous arrachez pas le nombril ! Excusez-moi, on est un peu à l’étroit. Prenez ce tabouret. Ce n’est pas brillant, comme vous le voyez, mais l’essentiel est d’être dans la place, n’est-ce pas… On a vidé d’urgence un placard à balais, avec seaux, serpillières et bidons de désinfectants, on m’a poussé un bureau d’écolier, un banc, on m’a alloué cet ordinateur, lui flambant neuf, quoique d’une puissance misérable. On m’a cloqué une ampoule nue au bout de deux fils, un téléphone en bakélite noire que l’on dirait tombé du catalogue des armes et cycles éditions 1887. Je n’ouvre pas la fenêtre de peur de la recevoir sur les omoplates. Je ne ferme pas non plus la porte, la serrure et la poignée vont choir en poussière. Je ne fixe pas la moindre carte postale sur les murs, de peur de ne plus pouvoir passer entre les têtes des punaises ; déjà que ces charmantes bestioles font leur nid dans les boursouflures d’un papier qui a été peint avant les primitifs italiens… Bref, le paradis !
- Au moins, si vous n’en menez pas large, vous avez une belle hauteur de plafond…
- Voilà qui convient à l’altitude de ma minceur, en effet. Tous les espoirs me sont permis vers le haut. Sauf si l’on ne me débarrasse pas de cette araignée au plafond. Trêve de plaisanterie. Si mes émoluments restent modestes, dix fois moins que ceux de Paul-Pascal Ferrères, mes pouvoirs ont le bras long. Voyez, « La Conscience de Bordeaux », grâce à son titre officiel de « Consultant d’opinion », n’a pas failli à vous attirer dans sa toile.
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Que vous mettiez vos talents de photographe au service de la ville de Bordeaux et de son Maire Delmas-Vieljeux, ancien résistant contre l’occupant nazi, quarante ans d’empire municipal et depuis vingt ans Prince de la région Aquitaine.
- Mais encore ?
- Vous avez montré un talent certain en photographiant le vignoble girondin. Jamais les vignes, les châteaux et les chais n’ont été si beaux que dans votre livre.
- Vous êtes un vil flatteur, Lespinassières.
- Taratata… Vous devez vivre, assurer votre promotion et offrir à votre art l’ampleur et l’assise officielle qu’il mérite. Il me semble, car ma proposition est encore strictement officieuse, que notre Maire, aimerait pouvoir feuilleter et offrir un beau livre qui rendrait justice à sa ville. Vous êtes capable de le faire.
- Photographier Bordeaux… S’agirait-il d’une commande ?
- Pourquoi pas. Ce que vous avez fait avec le pays des vins, vous le feriez au centuple avec la ville des villes. D’une telle beauté urbaine couchée le long de la Garonne, vous ferez une splendeur. Vous tendrez le miroir le plus esthétique à cette jolie femme qui vous rendra tous vos baisers !
- Vraiment, je ne sais que dire…
- Mais je le sais pour vous ! Louis, nous imaginons un plan de financement, la ville prend en charge vos frais de pellicule, de documentation et tout le toutim, nous programmons une exposition dans les Grands Salons de la Mairie, la presse, les télés, la gloire, l’exposition est accueillie dans une douzaine de villes européennes, le livre est livré par palettes entières dans les librairies, les supermarchés et les Offices de Tourisme, les droits d’auteur vous tombent dessus comme le jackpot, Madame Vital-Carles du Musée des Beaux-Arts vous embrasse derrière l’oreille, et Virgile de Saint-Avit en est raide de jalousie de ne pas y avoir pensé, même Paul-Pascal Ferrères tombe à genoux devant la beauté comme Saint-Paul sur le chemin de Damas, quant au Ministre Lecommunal… Ouhaou !
- Vous oubliez un petit problème.
- Dites, que je sectionne la chose à la racine.
- Les vignobles de Médoc et de Saint-Emilion étaient déjà beaux avant que je me mette à travailler. Je n’ai fait qu’amplifier, et révéler la chose quand il s’agissait d’un débris de fut dans la vase de l’estuaire. Pour Bordeaux, rien à voir. Vous savez comme moi que la ville est loin d’être aussi séduisante. Puis-je me contenter de photographier l’Esplanade des Quinconces et le Grand Théâtre ? La Place de la Bourse et le Pont de Pierre ? Ce serait magnifique. Mais incomplet. Que ferons-nous des dépôts d’engrais et de produits chimiques de La Bastide, dont les conditions de stockage sont loin d’être sécurisantes ? Des putes défraîchies sur le Quai de Bacalan ? Du vieux Bordeaux qui menace parfois ruine, plâtras et poutres bouffées aux termites ? Du quartier Mériadeck dont la modernité architecturale est loin d’être une réussite, de l’avis unanime, bien qu’elle ressorte de la volonté de Delmas-Vieljeux ? Que ferons-nous enfin de votre placard à balai ?
- Tout doux, Louis. Vous ne pourrez pas, de toutes façons, tout montrer, photographier toutes les rues. On ne vous demande pas d’être aussi exhaustif que l’annuaire, de pondre une encyclopédie comme nos Grands Hommes. Non. Il vous suffit de choisir ce qui satisfait votre aspiration à la beauté.
- Ce serait un mensonge. Un portrait de ville falsifié. Le plus raffiné des maquillages peut rendre la beauté à un bijou, à un lobe d’oreille peut-être, mais pas à une ville, fascinante certes, mais dont certains quartiers, certains ateliers et terrains vagues, certains immeubles sont atteints de lèpre chronique. Vu comme ça, en acceptant de prendre en compte des réalités qui font que Bordeaux a tant de facettes, des plus prestigieuses aux plus sordides, je serais partant.
- Ne confondez pas, Louis, notre ville avec ces péripatéticiennes qui font le pittoresque de nos quais… Il va falloir, si nous voulons faire affaire, que vous composiez avec d’autres réalités : politique, d’image… L’art n’est-il pas au service de la cité ?
- C’est bien pour cette raison que je ne dois pas le prostituer.
- Et mon travail en cours sur le Périgord ? Ne peut-il pas séduire Delmas-Vieljieux, puisqu’il est Président de la région Aquitaine ?
- Vous posez là le pied sur un terrain délicat, voire boueux. Le Périgord, bien qu’aquitain, est le fief, vous n’êtes pas sans le savoir, d’Antonelli, Député de Biron, Président du Conseil Général de la Dordogne, et par ailleurs Trésorier National du Parti Socialiste. Delmas-Vieljeux peut-il faire un tel cadeau à Antonelli ? Deux personnalités qui se détestent franchement. Une tête de hérisson pour Antonelli, une tête de couleuvre à collier clouté pour Delmas-Vieljeux. Notre hérisson devra longtemps jeûner sur ce plat là. Réfléchissez plutôt à ma proposition bordelaise. La nuit porte conseil. Ne laissez pas passer une occasion pareille. Je suis sûr que vous allez venir à des sentiments plus coopératifs. Et puis, sûrement réussirez-vous à transmuer le sordide en sublime… À demain.
Mais, le soir venu, ce n'est plus pour le contrôle d'une familière dame aux monnayables vertus et entretétons décaparaçonnés que le gyrophare du fourgon de police jaunit par à-coups un angle visible de la Rue Condillac. Seul le puissant téléobjectif de Louis voyeur pour la circonstance permet de vérifier que la silhouette connue, menottes scintillant dans la nuit des poignets, une main striée de sang, est bien celle d’un Lespinassières spasmodique et de force dégluti par la gueule obscure du véhicule, refermé d’un claquement vif par un agent dont la joue s’orne de filets sanguinolents.
Rencontrant Robert lors d'une matinale réception d’œnologues californiens, Louisl'interroge:
- Tu n'as pas lu Le Courrier d’Aquitaine de ce matin ? « La Conscience de Bordeaux » prise en flagrant délit de chantage ! Il ramassait sous ses ongles crasseux tant de vices de la ville qu'il en avait les poches pleines de merde. Mais ça a fini par sentir mauvais. Il venait de décrocher auprès du Mairequ'il entretenait de ses flatteries, bons mots et ragots, sa chaise percée de « Consultant d'opinion ». Jusqu'à ce que tranquillement il menace son bienfaiteur du dossier de sa petite pute privée avec des photographies prises depuis je ne sais quelles fenêtres sous les toits. Alors dessillé, Delmas-Vieljeux lui laisse présenter le montant de sa prestation d'enquête, filature et voyeurisme sous couvert du plus complice silence. Et préciser les termes financiers du contratau téléphone de la garçonnière préalablement équipée d'un mouchard... Et hop, cueilli avec les numéros des billets apportés rue Condillac, près de chez toi, par notre Maire en personne qui suivait le conseil de la Juge Judith-Renée Clavières ! Sans compter que le budget alloué à la communication par la ville était en train de prendre de la gîte. A trop tirer les œufs du cul de la poule pondeuse, on la rend hargneuse...
- Et comment se tire le Maire de son histoire de petite protégée?
- Il la tirera encore, rit Robert. Madame Delmas-Vieljeux et Monsieur publient un communiqué conjoint dans lequel ils vantent les vertus d'un long mariage fondé sur des objectifs communs et sur l'amitié. Quant à cette greluche noire comme une chocolaterie…Cette greluche qu'on a dit lointaine descendante d'un chef de tribu Ibo exporté aux Antilles par un négrier bordelais du dix-huitième siècle, cette poupéeBarbie appelée Galante Assomption qu'on dit adepte du Vaudou...Elle fait tressauter ses fesses dans le décor de garçonnière conçu exprès par Madame le Maire, fine décoratrice bien connue, au plus haut d’un immeuble de la rue Planterose. Bah, si ça les amuse ! ça ne choque que quelques vieilles bourgeoises aux larmes de bénitier. Ces histoires de gaudriole nenous intéressent pas. C'est un excusable petit délassement dans les marges d'une lourde responsabilité. Nos époux modèles ont raison de confirmer que la bonne gestion de la ville est l'essentiel. Voilà qui donne au passage uneleçon à tous les hypocrites! Le seul dindon de la farce est notre Arétin arrêté pour chantage au grand pied, abus de confiance, détournement des finances publiques et voie de fait sur agent. Sais-tu qu’il a déchiré jusqu’à l’os la joue d’un jeune flic en le traitant de néo-nazi ? Lui qui se vantait d’avoir sa carte chez les Républicains et chez les Socialistes ! Et l'on dit maintenant qu'il enseignait sans diplôme dans son lycée quitté sans préavis. Je me demande combien ça va aller chercher derrière les barreaux. Traître envers son bienfaiteur, ça doit être bien profond dans l’Enfer… Quel couillon ! Il n'y a bien qu'un fouille-merde commelui pour se salir dans notre belle ville. Voilà ce qu'en dit l'opinion.
Parador Palacio de Monforte de Lemos, Galicia. Photo : T. Guinhut.
Bironpolis
Incipit
La République des rêves III
L'Harmattan, 2023.
Au matin, Louis petit-déjeune seul, légèrement fébrile, comme s’il était au centre et en haut de son itinéraire. Puis, ayant revêtu les vêtements d’usage, il descend se mêler à la foule des congressistes du château de Biron. Une hôtesse lui remet son badge et le programme où il a le petit crissement de vanité de voir figurer son nom. C’est à peine s’il a le temps de repérer les noms d’Arthur et de Robert qu’il est accosté, happé, entraîné par ce dernier.
- Ah, te voilà ! Nous t’attendions hier au soir… Il y avait du Château Gilette dans les verres et des poèmes sur les lèvres… Je ne te précise pas ce qui était le meilleur… Nous t’imaginions en train de dormir en braconnier dans une cabane de branches en plein taillis. Viens-tu chercher ces lauriers de la consécration qu’on accole au lièvre au four, chausser les palmes académiques pour nager à l’aise dans le bocal de la gloire de clocher ? Viens, je vais te présenter, s’époumone Robert, comme grisé par les parfums intellectuels qui auraient déjà dû éclater à l’odorat de Camille parmi cette digne assemblée d’individus papotant.
- Regarde cette basse-cour ! Les officiels gallinacés se dresser sur leurs jabots… Sarlande, chauve Président Républicain du Fonds Régional d’Art Contemporain ; Antonelli, Député aux lourds sourcils de Biron, Président du Conseil Général de Dordogne et Trésorier National du Parti Socialiste ; Madame et Monsieur Delmas-Vieljeux, plus jeunes que jamais malgré leurs quarante ans de règne sur Bordeaux et l’Aquitaine ; Dalbret, Député-Maire de Gradignan, dont tu reconnais la chemise bleu républicain comme s’il rythmait en tenue d’été la circulation des carrefours pour faire se garer Delmas-Vieljeux vers le cimetière et prendre sa place à la Mairie de Bordeaux; Madame Vital-Carles, pétulante Conservatrice du Musée des Beaux-Arts dans sa robe aux verts nymphéas… Tout Bordeaux, toute l’Aquitaine, est là. Sauf Martial Lespinassières qui, lui, est en résidence au colloque de Prisonpolis ! Sans compter ceux qui sont déjà dans l’amphi…
- Arrête, ami bavard, où est Arthur ?
- Il est là. Suis-moi. Tu vas rencontrer David Johannes qui avec Arthur a accroché tes photos, édité l’affiche et le dépliant que tu as joliment titré « Herbes, feuillages et chemins périgourdins ». Tu sais qu’il est un des dévoués auteurs d’Arthur. Il délaye tellement le poème dans le blanc de la page qu’on dirait l’intérieur d’une boite de lait en poudre. Ou alors, il joue avec les nouilles alphabet du potage. C’est pâteux. La langue y reste plantée.
C’est bien Arthur qui se lève vers lui, raide avec une jambe qui semble retarder, le toupet d’une mèche pâle agité au-dessus d’un sourire naïf, triste et crispé… La voix paraît sortir d’un appareil mécanique et pulvérisé de blancs dont la vitesse ne peut être changée ni modulée :
- Comment ça va très bien ? Je vais beaucoup mieux. Je peux parler phrases manquées. Camille, ça va très bien, vous voyez. L’orthophoniste m’aide beaucoup. Je fais des progrès de… Il s’arrête, la bouche épuisée, vidée.
- J’ai vu que tu allais lire quelque chose…
- C’est mots d’avant. Pas commencé écrire… Johannes dira moi. Connaissez Johannes : le nouvel Hölderlin de Bordeaux. Pardon, je vais… Une place fatiguée… écouter. Merci beaucoup, Messieurs… La saccade trouée de sa diction s’achève, à bout d’énergie.
Johannes, inquiet, le suit des yeux. Jusqu’à ce qu’Arthur s’asseye le plus lentement possible. Ce Johannes est un drôle de jeune homme, grand blond fou frisé, le nez droit dans le prolongement de son front d’éphèbe, le menton aussi croquant qu’une pomme de terre nouvelle, l’œil amusé et mouillé comme s’il était enrhumé, batifolant du regard sans s’accrocher longtemps quelque part, joli comme une publicité pour un parfum aux épices et au cédrat. Il se tourne soudain vers Louis :
- Heureux de vous voir enfin. Vos photos. Des miniatures baroques, n’est-ce pas ? Du minimalisme magique. Ou le drapeau vert du militant écologique?
- Pas du tout ! Un regard qui ne se laisse pas enrôler… Merci pour l’accrochage. Est-ce que l’on peut aider Arthur ?
- Non, celui qui reste dans le corps d’Arthur veut s’aider seul. Faites comme si de rien n’était.
- Mais où sont les artistes, les savants, les écrivains de ce colloque ? Et Virgile de Saint-Avit ?
- Sans nous compter, et hors les scientifiques qui ne sont pas arrivés, il y en a là quelques-uns, répond David Johannes, la langue excitée de salive. Le gros jovial, là-bas, Marcos Patureau, jacasseur et courtisan de tout ce qui porte titre officiel, est « le peintre abstrait le plus radical qui soit » selon ses propres termes. Il couvre ses toiles de dizaines de couches de blanc pour ne laisser apparaître qu’un point. Toutes les nuances les plus infimes des couleurs sont tour à tour convoquées et caractérisent sur chaque tableau le point. Dans quelques dizaines d’années, s’il ne meurt pas avant, le dernier point sera également blanc sur le dernier tableau. C’est un théoricien bavard qui t’en dira plus si la patience t’en dit. Ah, voici Patrice Letellier dont le dernier livre, Silence blanc, vient de paraître.
L’écrivain tend alors une main longue aux ongles en deuil sous un visage blême masqué de lunettes cerclées de noir. Non sans répugnance, Louis saisit cette main qui se révèle sans force, aussi molle et suintante qu’un préservatif frais débondé, bien que chargée d’une bague aux dents cruelles et entartrées de vert de gris. L’écrivain se détourne aussitôt, comme retournant à la majesté de son intériorité.
- Il a consacré à Bordeaux plusieurs livres, précise Johannes, où des personnages falots à la Beckett figurent la décomposition des milieux d’affaires et d’administration… C’est notre grand écrivain. L’écrivain des désabusements, des amours jamais vécues, des vies épuisées. C’est le délectateur du morose, le conspueur de la condition humaine, celui qui figure la face pourrie de l’universel. Celui qui a fondé le concept de judaïté intime de l’écrivain sous l’occupation capitaliste qui le déporte vers le camp du silence. Son dernier livre, péniblement publié par Arthur, suscite la ferveur de quelques-uns et l’indifférence de tous. C’est une sorte de récit intérieur et fragmenté dont l’enjeu est la dissolution du monde et de la parole jusqu’à l’accession à l’ange absent de la mort…
- En voilà un, coupe Robert, qui a trempé sa plume dans le sang de navet qui lui défigure les traits. Sans compter le venin plaintif de l’idéologie marxiste qui lui tient la langue sous perfusion continue… Peut-on dire de telles conneries : assimiler le capitalisme au nazisme !
- Comment explique-t-on la ferveur de quelques-uns ? interroge Louis.
- Sans compter Saint-Avit qui en raffole, quelques intellectuels et officiels des Commissions à la Lecture et de la Direction du Livre sont impressionnés par sa logique incontournable de la fin dernière de la littérature qui est assomption et adéquation au silence et à la mort…
- Pouah ! s’ébroue Robert. Quel plat morbide et grotesque tu nous sers… Johannes, tu te laisses complètement piéger. Voilà bien le dénominateur commun des auteurs à gueule de raie pas fraîche d’Arthur. On se demande pourquoi il publie ma paillarde œnologie et les photos de Camille dont l’ouverture sensuelle au réel est à cent mille continents de cette démission devant la vie subventionnée par le ministère Lecommunal. Sûrement parce que ce sont les seules choses qui font vivre et non crever sa boite. Quoique je la voie maintenant bien mal partie…
- Les intentions de l’éditeur sont impénétrables, conclue Johannes avec un sourire doucement sucré. Quoique ma gueule de poète soit, dit-on, la plus fraîche de Bordeaux. Venez maintenant. La première partie du colloque commence à côté.
La petite foule débouche en effet dans la salle du Conseil Général. Sur la pierre ocre, scintille l’aluminium et l’ébène d’un faisceau de colonnes post-modernes, dessinant autour et au-dessus des conférenciers attablés le masque vide d’un temple dédié au dieu improbable du civisme. A peine une centaine de personnes s’assied sur le bois et velours rouge de l’hémicycle. Le Ministre de la Culture et des Télécommunications du gouvernement socialiste, Raymond Lecommunal, vient à la tribune, hausse son menton au plus haut que sa petite taille le lui permet, lisse du plat de la main les épis de sa coupe de coiffeur pour garçonnet, fait claquer son papier au sortir d’un porte-document de cuir précieux et fauve, et commence, d’une voix fluette, et de bon ton.
- Je déclare, Mesdames et Messieurs, l’Aquitaine République des Savants ouverte. Où nous allons répondre ensemble et chacun à cette question : Comment amener la communauté humaine à plus de communauté, de communication, de qualités ? N’est-ce pas l’union de l’art, de la science et de la politique, et leurs progrès, qui fonderont le sens et la destinée de la communauté ? Ici, nous avons élu les artistes et les savants, dignes de représenter l’Aquitaine et l’humanité, et de nous ouvrir à la planète, en un bel éclectisme. C’est avec l’espoir d’imaginer avec eux un monde meilleur de convergences que nous sommes là, d’imaginer la conviviale et parfaite communauté pour laquelle l’état est l’ordonnateur privilégié. Ce sont les savants et les politiques qui font le monde. Alors, pourquoi des artistes ? Sinon pour le regard et la perspective, pour illustrer et rendre visible ? Le savoir ne suffit pas puisqu’il y faut l’art, le faire et la forme, puisque les objets de la science et du politique passent aux mains du designer et du publiciste. Nous irons chercher parmi les artistes les plus avancés l’image esthétique de l’esprit du temps pour qu’ils trouvent leur légitimité dans le circuit économique généralisé et au-delà. C’est ainsi qu’ils pourront irriguer de leurs formes et de leurs lumières chaque fibre d’une démocratie où chacun se révèle bientôt un artiste à une seconde planétaire et, si vous le permettez, idéale. A nous, je vous prie, la communauté généralisée : notre Aquitaine Communauté des Savants !
Saisissant des deux pouces les gris revers lustrés de son costume Yves Saint-Laurent, Lecommunal s’incline enfin parmi la mollesse des applaudissements, pendant que Robert persifle à l’oreille de Louis :
- Regarde, il rejoint Léo. Il a dû prêter la main à son discours rasant…
- Mais c’est fou ça, s’irrite Louis, c’est mégalo, trop beau, pourri d’illusions. C’est de l’enrôlement dans l’Etat-Dieu ; il ne manque plus qu’un Roi Soleil et son cortège d’artistes officiels…
- Ils sont là partout, pouffe Robert. Et guère lumineux…
- Un monde pareil, ça ne peut pas exister. Pour que le monde avance, il faut aussi de la désunion, de la liberté. Et si le désigner et le publiciste travaillent pour séduire et créer une clientèle, pour la plus grande majorité possible, l’artiste travaille pour lui, pour son projet, et pour quelque- uns. Il n’a guère l’illusion du consensus.
- Oui, l’apaise Robert. Mais le sculpteur des cathédrales travaillait pour la foule. Pour une foule à édifier et enrôler, certes, qui cependant y trouvait éducation et plaisir. Et il y a des publicitaires qui sont plus artistes que ceux que tu vois ici. Ces tableaux monochromes de Patureau qui sont de la même couleur que les murs. Ces sculptures sur le parvis en carcasses de voitures chiffonnées et calcinées, couvertes de tags roses et verts fluos… Pendant que toi on t’a mis derrière les tables du buffet. Et qui dit que tu es un artiste ? Avec tes petits feuillages, tes sentiers et tes monts de rien du tout, tes bouts de villes et de villages ?
- Un début d’artiste, peut-être. S’il y a une émotion inédite, une construction fictive un peu signifiante, un autre regard et une autre liberté, critique, interrogative ou contemplative, ça suffit…
- Chut, ça reprend.
En effet, on subit aussitôt les pompes et ronronnements des discours officiels d’ouverture, des échanges d’hommages, remerciements et compliments formels entre élus, entre la petitesse de Lecommunal et les hauts sourcils broussailleux d’Antonelli, entre la calvitie de Sarlande et la silhouette d’éternel jogger de son beau-père Delmas-Vieljeux dont les étoiles de rides scintillent d’amabilités trop mielleuses et ronflantes pour être honnêtes à l’adresse de ses adversaires politiques. Les personnalités changent et le discours est le même, jusque dans l’humour attendu… Tout cela plonge Camille dans l’étonnement, l’abattement, l’ennui, l’éloignement enfin… Très vite, il n’écoute plus, éprouvant une terrible nostalgie de la nuque de Flore, de la finesse de ses cheveux, de la marche entre les fourrés, sur un chemin aux ornières colorées… Parfois, il regarde de loin Arthur, le dos droit, les traits tirés, semblant agripper de force ses oreilles aux discours, ou serrant en silence une main aussitôt disparue dans l’indistinct murmure entre deux allocutions, un blanc de fauteuils vides et rouges autour de lui. Lorsqu’en conclusion, Raymond Lecommunal revient les bras largement ouverts inviter l’assemblée à prendre part à l’apéritif, Camille doit réveiller Robert ronflant sur sa panse…
- Mais il ne s’est rien passé ! Et déjà une matinée de ce fameux colloque est passée, s’exclame Louis.
- Au contraire, tout s’est déjà passé, s’amuse Robert. Les officiels se sont mutuellement changés en canards laqués de respectabilité et de culture. Les communications littéraires, artistiques et scientifiques annoncées ne sont pour eux que menu fretin dont seul compte le degré de prestige admis de leurs auteurs. Ils vont cacher leur ennui sous les ocelles de leurs queues de paons ou s’éclipser pour réapparaître lors des allocutions du buffet de clôture. Où ils s’autocongratuleront de nouveau. Quant à nous, pour qu’il se passe quelque chose, irons-nous enfin, sur le rôti de bœuf annoncé, boire notre Château Latour ?
L’après-midi vit s’égrener les communications des « Délégués à l’Action Culturelle », « Conseillers Artistiques », « Directeurs des Offices du Livre » et autres « Conservateurs de Musée » qui vinrent faire un glorieux bilan de leur travail. Précautionneux, glacial, gourmé, le visage filiforme de Virgile de Saint-Avit offrait affablement parole aux ronds de jambes et de langues de Paul-Pascal Ferrères dont la grosse figure de garçon gâté rosissait par tranches de magrets successives, hélas changé en lard brûlé dès lors qu’il devait céder la place au beau nez en bec d’aigle de la brune et impérieuse Madame Vital-Carles… On apprit comment se distribuait et se gérait l’argent public, quelles manifestations, quels artistes, éditeurs et associations avaient été soutenus, mais aussi et surtout où était l’avenir des arts. L’autosatisfaction régnante ne fut qu’un instant interrompue par la banderole rouge sur fond noir d’un vieil insubventionné et impublié chronique, barbu gris jusqu’au ventre, manuscripteur et distributeur à tour de bras dans l’Aquitaine entière de ses interminables « poèmes ouvriers » sous le label de « La Plume et l’Outil » qui manifestait « contre l’écriture assistée par ordinateur et le gaspillage des deniers publics » et qui ne réussit qu’à indisposer de son odeur de bouc de Katmandou le pauvre Virgile de Saint-Avit réfugié dans les senteurs de sa pochette de soie blanche.
- Dommage, persifla Robert, qu’on ne ressuscite pas le drôle Martial Lespinassières de sa prison pour l’occasion. Il nous ferait un discours comme un strike de bowling dans les pantins de cette comédie !
C’est au sortir de ces allées labyrinthiques, rayonnantes et soigneusement balayées de la politique culturelle que Camille Braconnier se voit servir d’exemple et d’illustration. Virgile de Saint-Avit, Conseiller Culturel pour l’Aquitaine, qui a proposé « ce coup de pouce au travail de création du photographe » justifie son choix en une brève allocution. Il souligne « l’amitié au réel aquitain », « la conciliation de la nature et de son aménagement par l’homme », « l’équilibre aussi bien écologique que formel révélé par la rigueur et la sensibilité de l’artiste »… Avant de s’éloigner vers des gloses sur les paysages de Ruysdael, ces cimetières et arbres morts, ce qui parut à Louis en désaccord total avec sa démarche. À qui il est permis, en quelques phrases posées, de rétablir un peu de la chair son esthétique. Il ne sait si les applaudissements, qui lui glissent un frisson de plaisir le long des vertèbres, s’adressent à la qualité de ses images, de sa prestation, ou au théâtre convenu de l’événement… Un apéritif est aussitôt offert devant l’accrochage de ses photographies de collines emmêlées, de prés marquetés et de chemins tournoyants, de petits espaces botaniques subrepticement ouverts sur des habitations, des zones artisanales, sur des horizons ennuagés, images alternativement agitées, apaisées… Il y a un murmure poli d’approbation, un toast par un adjoint au maire qui reconnaît « avec une fierté communale légitime » un bout de sa maison et de ses géraniums sur une photo… Du souffle puissant de ses narines aussi velues que ses sourcils, Antonelli se félicite de « l’inscription de l’artiste dans son terroir », regrettant cependant « l’absence de ces grands panoramas francs comme la main où souffle l’esprit du pays » et vient ostensiblement serrer de sa large pogne prédatrice la main de Louis, vérifiant d’un œil charbonneux qu’il est bien sous le cadrage des caméras et des flashs.
- Félicitations, Monsieur Braconnier ! On est toujours du pays de son enfance.
- Merci. Mais je ne suis pas natif du Périgord. Désolé.
- C’est vrai, vous êtes un Bordelais, un promeneur… L’argent de nos contribuables n’a pas été dévoyé, si, grâce à lui, nous pouvons regarder notre Périgord comme nous ne l’avions jamais vu. Vous voilà un peu mon enfant adoptif…
- C’est trop d’honneur…
Mais on est déjà passé dans la salle suivante où Virgile de Saint-Avit tient par l'épaule le jeune Omar Kaled, vantant ses « sculptures agressées », « leurs vertus de pillage, d'arrachement et de marquage tribal », « ces trophées culturels des guérillas dans les banlieues exclues du monde bourgeois », « ces pulsions du droit à la différence », « ces revendications pour la fraternité des peuples »… Ce sont des portes de bagnoles déglinguées peintes de tags fluos et des petits bonhommes combatifs des jeux vidéo. Alors qu'on change encore de salle pour méditer devant les « peintures punctiformes de la même couleur unie que les murs » par l’inénarrable Marcos Patureau, Robert grommelle plus haut qu'il ne faudrait :
- Quelles couillonnades d'analphabètes ! Sous prétexte que cet Omar a la peau couleur de cirage maghrébin, on n'ose plus porter un jugement. Ce que Virgile de Saint-Vide appelle vertu, je l'appellerais plutôt vice. Questions de valeurs culturelles, certainement!
Louis lui fait alors doucement remarquer que cet Omar a le mérite au moins de poser un problème éthique, sinon esthétique…
Dans la cour, la foule empressée, se tasse, se heurte autour des micros et caméras de télévisions régionales et si possible nationales, dont l'une a cru tout à l'heure survoler un instant les Sentiers de Périgord de Louis…
Raymond Lecommunal, Ministre de la Culture et de la Communication, Virgile de Saint-Avit, Conseiller Culturel pour l'Aquitaine, et Léo Morillon, le philosophe bien connu de La Cité responsable, rivalisent avec la plus grande aisance de remerciements et rhétoriques officielles, choquant le verre de l'amitié, et brillent de phénoménologiques et platoniciens commentaires sur les sculptures d'un petit homme italien fort célèbre dans la sphère de l'art, et cependant modeste, discret, monopolisé par nos trois Parques culturelles, et qui repart de suite pour New York sans pouvoir honorer le buffet généreux en spécialités aquitaines... Buffet bientôt pris d'assaut par l'avidité, la rapacité des ongles et des dents des congressistes abondants…
Près de l'immense pièce montée couverte de roses socialistes en sucre pillées par les mains des invités, le Ministre Lecommunal serre, avec une réticence que ne cachent pas les verres de ses lunettes floues, les doigts républicains du Député Maire de Bordeaux, Delmas-Vieljeux, dont les rides semblent se crisper comme un citron desséché. Très vite, le potentat aimé du Vieux Président se rabat sur sa garde gauche, à la rencontre d’Antonelli, Trésorier National du Parti Socialiste et Député de Biron, exalté, qui mouline l’air de ses bras puissants et agite ses larges lèvres préhensibles en approchant Lecommunal. Il lui consacre une généreuse et longue accolade sous l’œil attendri des caméras, malgré la troublante différence de taille. Hilare, Antonelli domine le Ministre de toute la violence altière de ses sourcils hirsutes dont le centre de gravité semble avoir déplacé le système pileux du visage de Staline. Les rejoint la calvitie brillante de Sarlande, apportant dans une nouvelle et triplice accolade sa ville pourtant républicaine de Pauillac offerte comme l’agneau sacrifié sur le banquet de Bironpolis.
Séparé de Robert par la foule - Léo s'est agglutiné avec succès à la veste de Lecommunal qui lui tend un verre de Lynch Bages 1966 en même temps qu'à Antonelli apparemment assoiffé - Louis est repoussé dans la cour-jardin, vers les travaux du sculpteur italien:
Ce sont, dans un bosquet peu visité, des écorces de bronze figurant des hommes en marche, ou couchés, aux bras enroulant des troncs, des nids de feuilles de cuivre. Des oreilles, mains et pubis féminins en terre cuite sont dispersés dans les hasards de l'herbe.
Coude à coude et bousculés, Louis tente d'approcher et de parler enfin à Virgile de Saint-Avit. Mais après avoir reçu avec onction les remerciements, celui-ci reste formel et distant, semblant de ne pas entendre que ses photographies ne sont pas seulement des instruments de conciliation idylliques ni des dénonciations écologiques, mais qu’elles sont des métaphores plastiques... Il dit « oui », « très beau », « à confirmer », et s'éloigne au moyen d’un « excusez-moi » furtif, laissant Louis tout niais, avec le verre vide distraitement offert, et seul sur le côté de la société.
- Laisse, le console Robert. Ce Virgile n'aime que les puissants. Que les grosses légumes. Avec son visage aussi jaune perché qu'un salsifis, son saint avis n'est que celui des médaillons de foie de veau distribués par le prestige institué, académique et artificiel. Tu gratteras sans fin sous ses couches de vernis pour ne pas y trouver la moindre moelle d'authenticité, le moindre sentiment personnel. Il parle peu. C'est pour garder son mystère d'oracle dit-on. En fait pour impressionner les niais et réserver sa salive au lèche-cul des ministres et des plus courtisés parmi les commissaires d'expositions internationales. Il pète et pisse et rote comme tout le monde, mais avec une telle retenue et onction qu'il finira par se pétrifier d'une glaciation des sphincters...
Le soir venu, Louis retrouve un moment de sérénité dans la solitude de la cour-jardin, parmi, sur le sol, les « Pierres de Dordogne » du sculpteur italien Giuseppe Penone, galets parfois énormes, scarifiées de feuilles et de mains, par endroits recouverts de lyrismes végétaux, de peaux de bronze et des pommes de terre en or.
En début d'après-midi, Léo apparaît parmi eux. Il a troqué son chapeau jaune contre une pochette pinson sur un trois pièces ample, bleu roi, et chemise blanche fermée, sans cravate.
- Le sophisme est la philosophie de l'autre, cher ami…
- Je n'entrerai pas dans cette discussion. D'ailleurs, c'est à moi de parler.
Et d’une démarche insoupçonnée, dansante, Léo monte à la tribune:
- Mesdames, Messieurs. Pour ouvrir cette demie journée consacrée à l'art, qu'il soit ancien ou contemporain, car son essence est une au travers de ses changeants effets et reflets, je vous parlerai des nuages de Titien. Nuages clairs, joufflus et colorés dans l'azur qui, vous me permettrez de le croire, auront aujourd'hui un moment d'existence au-dessus de notre Bironpolis. En eux, en effet, dans leur volatile et cependant présente forme blanche et or, sont résumés et contenus à la fois le cosmos, l'éros et le logos. Dans La présentation de la Vierge, dans Bacchus et Ariane, dans L'amour sacré et l'amour profane, ils sont. Dans la chrétienté, dans l'antiquité classique et dans leur fusion en éros et en mystique. Au-dessus du désordre des actions humaines, au-dessus, et comme en dedans, des agissements et des présences des dieux, s'épandent et s'élèvent les nuages de Titien. L'ordre de leur beauté dépasse et transcende l'humain comme ils réalisent la transmutation de l'eau en gaz et en lumière. Rarement comme Titien on a su trouver la vérité des nuages et leur forme parfaite qui est autant physique qu'idée.
Il y a la puissance sphérique et splendide du cumulus, sombre à sa face tournée vers la terre qu'il peut noyer d'un orage et illuminer d'un éclair soudain, tandis que sa face supérieure réfléchit la lumière d'en haut. Ce cumulus où, comme Goethe, je vois s’équilibrer les forces opposées de l’univers, cet « être-nuage » nietzschéen en attente de l’éclair de l’instant. Il y a l'altitude rêveuse du cirrus, le calme, les flèches blanches sur l'azur. De plus, comme l'on sait, aux nuages tout est possible: formes de chiens et de géants, formes de femmes et de montagnes. Ils peuvent tout peindre; du sein au phallus, des fesses à la courbe du front. Ils se meuvent, ils se transforment incessamment. Mais ils ont su trouver en Titien leur unité, leur instant parfait, leur diapason d'or dans l'éternité conceptuelle et sensible, immobile et cependant non figée, du tableau. Ces nuages, dont la clarté rêve dans l'altitude, disent la sublimation totale et nécessaire, l'unicité originaire de l'être dégagé de la terre. Leur souffle, celui de la beauté, s'évade de l'homme et rachète la vie. Comme celles des anges, si je pense, les hiérarchies des nuages m'entendent. Car les nuages de Titien sont un concept, le concept originel de l’être, idéal et définitif, la trace spirituelle du sacré céleste dans le réel, la formulation inatteignable du pur logos, la cristallisation apparente de l'essence. En ce sens, ils sont la philosophie de Socrate à Heidegger, l’au-delà de la lumière qui n'est pas là et pourtant là par la vertu de cette pensée rendue sensible: l'art. Plutôt que des rêves irresponsables, les nuages de Titien sont la forme où parvenir de la pensée, la substance difficilement transmissible par le pauvre et pourtant rationnel et subtil verbe humain. Ils sont le bouillon originel et le précipité cristallin de signes qui une fois pertinemment lus diraient la structure et le sens résolutif du monde. Et seule la pensée de l'artiste et du philosophe peut rendre l'accès à la logique et à la beauté de ce Qui est l’essence avec un grand E, cette essence perdue, ce que nous savions et que nous ne savons plus. C'est dans les nuages de Titien que l'art révèle le mieux qu'il est idée de nature. Ainsi la fonction de l'artiste et du philosophe est de chercher et de trouver cette idée source. La sculpter, la peindre et la définir par un de ces traités exacts qui auraient le son du poème. Titien, lui, trouve et figure le principe transcendant et éternel, le nombre d'or fractal, qui règle la construction apparemment aléatoire et chaotiquement belle de ces nuages. Comme les anges réservés au domaine de la foi spéculative, ils appartiennent à l'imaginaire de la vérité, nécessaires et soudain visibles en un signe iconique vague, faute de notre perception, et cependant parfait.
N'allons pas croire que les nuages servent à soutenir ou sortir les dieux! Ils sont en fait le dessin et la couleur visibles de leur présence en nous idéelle. Ils sont l'être stable de la ratio socratique. En qui sait la reconnaître, s'élabore la personnalité induite des nuages de Titien pour former avec autrui une société et une civilisation selon leur modèle, un moi collectif et bienheureux sans frontières entre le moi privé, les autres et le monde, une communauté philosophique, un communisme démocratique et poétique.
Ce pourquoi j'irai jusqu'à formuler le concept de ville-nuage dont la globalité résoudrait tous les aspects problématiques de l'urbanité, problèmes économiques, sociaux, culturels, éducatifs, affectifs et sexuels de tous les citadins, dépassant ainsi l’opposition entre la Jérusalem céleste et la Babylone terrestre.
L’aménagement conceptuel du bâti devrait permettre à chacun, selon l'expression convenue, de marcher sur un nuage. Ce serait une vision organiciste de la ville-corps dont les cellules et les artères s'harmoniseraient selon une pédagogie collective. Grâce à l'évidence et à la lumière en nid d'abeilles des micro-ensembles individuels dans le réseau architectural, la ville-nuage entraînerait la désuétude et la déshérence des disfonctionnements urbains, tels que solitude et exclusion, crimes et délits. De fait, l'accès immédiat au multiculturalisme engendrera tolérance et harmonie. Pour l'instant, hélas, faute de notre désir, faute des corruptions de la société marchande et de consommation, la ville-nuage, volatile, nous échappe. De par sa masse chargée d'électricité, cette électricité que la communauté de la fête pourrait canaliser, elle peut encore orager…
La ville et la société sont malades de se penser mal. Seule la solide légèreté d'une pensée-nuage pourrait prendre en charge l'individu pour l'optimiser au sein d'une urba-nuage. En ce sens, le nuage, face lumineuse, face noire, tour à tour bienfaisemment clair, pluvieux et violemment orageux, est la métaphore de l'urba classique et moderne, de la philosophie politique tout entière, de la réconciliation en un concept unique, quoique apparemment contradictoire, comme l'oxymore qu'il est, de la philosophie et de la politique. Ce en quoi j'appelle à transcender Marx par Platon, à infiltrer au libéralisme la conscience, le ça et le surmoi communistes, en un socialisme démocratique, en une Urba-nuage qui aura la couleur rose des aubes nouvelles. Ainsi la libido politique de chaque corps séparé se tournera vers le corps complet de la ville-nuage pour se trouver et se rejoindre dans la communauté de l’œuvre d'art.
De même qu'il y a en philosophie politique des caractéristiques transhistoriques du bien et du bon, il y a pour l'art des caractères permanents du beau visible et sensible selon la formule du logos constructif et de l'éros olympien paisible des nuages de Titien. Ainsi, plus durables sont les nuages de Titien, ces sujets et objets de l'art, que ceux par exemple de la science et de la politique qui n'en sont que les servants. Ce qui me permet de dire qu'en art contemporain il suffit d'un souffle sur la plume ôtée d'une aile antérieure, d'un souffle sur la seule nudité inductive d'un pinceau pour retrouver et rematérialiser un peu de l'idée des nuages de Titien. Parfois, dans le vacillé des dessins de Twombly le romain, je soupçonne comme un de leurs brouillons, une de leurs gestations. Ils sont dans la forme d'haleine en terre cuite de Giuseppe Penone et dans ses pommes de terre en or. Ils sont dans les vitres apposées sur les murs et les grilles ainsi éclairés d'une sacralisation artistique de Pascal Convert. Et plus généralement dans nombre d’œuvres de l'art conceptuel, dans la disposition des pièces anté-sculpturales de Carl André, dans la représentologie de Joseph Kossuth, dans les signes absolus de la géométrie et de la mathématique de Sol Le Witt, dans ces tableaux de la même couleur que leurs murs, signes trouvés d’une ascèse uniquement spirituelle et détachée de tout désir. Mais dans ces derniers, trop humains encore, ils restent statiques, squelettes sans vie, en deçà même des esclaves de Michel-Ange. Nulle part ailleurs que chez Titien, sinon peut-être dans La piscine de New York de Matisse, il n'ont cette tension belle, sereine et légèrement déchirante d'un au-delà présent et inaccessible qui réunit à la fois la beauté et l'idée, l'essence et la finalité en un mot parfait, total et suffisant, encore incréé.
Aujourd'hui, où les fumées des hommes rongent les statues de l'Acropole, où les seuls nuages dont on parle sont ceux radioactifs de Tchernobyl, ira-t-on jusqu'à ne plus pouvoir percevoir et contempler les nuages de Titien? Ou préfigurerons-nous en notre Bironpolis l'Urba-nuage ?
Après un silence convenable, des applaudissements, parfois enthousiastes et bruyants, souvent mesurés et formels, retentissent et s'éteignent. On entend décroître quelques mots: « Brillant... Prétentieux… Impressionnant… Confus… Tarabiscoté… Grandiloquent… Poétique… Pompeux… Inopérant… Génial… Vieillot… Prémonitoire… »
- Peuh! lâche Robert. Qui achèterait ce joli philosophe? Il parle de ce qui n'existe pas. Seuls ceux qui ont à se consoler de la vie peuvent en vouloir.
- C'est beau, dit Louis. Mais il rêve. Sa fiction n'est qu'une belle possibilité abstraite. Il rêve en idéaliste de la philosophie comme la plupart de ses confrères qui font des châteaux d'air de leurs systèmes. Il fait fi de la nécessité, des contingences et du divers. Il fuit les réalités. Il ne veut pas voir les noirceurs et les couleurs des réalités. Il croit que le monde de ses idées va descendre en perfection coercitive sur la terre. Il ne veut voir que ce qui le flatte…
- Eh oui, répond Robert. Il est socialiste. Il professe la résolution de l'économie par ce bien commun que pense l'état. Il veut selon son cher Platon que toutes les richesses appartiennent à tous en la personne de l'Etat. Non! Il se trompe. La socialisation de l'économie ne peut que déboucher sur la suppression des libertés. Y compris politiques et culturelles. Le socialisme est structurellement incompatible avec la démocratie libérale. Sais-tu qu'il a publié L'Etincelle contrariée. Essai sur l'éducation pénitentiaire? Il y défend l'idée originelle du bien dans chaque individu dévoyé par la société et condamné à l'irrémission par la prison. Si cette vision honore l'homme et mérite attention, elle me parait bien peu réaliste. Le bien est un concours de circonstances, puis un calcul qui s'érige en vertu. D'autres vivent autrement. En prédateurs violents de la société. Qui faut-il d'abord comprendre et défendre ? Le prédateur ou la société ? Le criminel ou sa victime ? Chut. Le voici!
- Alors, notre artiste, aimes-tu Le Titien ?
- Oui. J'aime les nuages de Titien, répond Louis. Mais j'aime plus encore ses portraits, ses montagnes et ses femmes nues.
- Tu es trop sensuel, mon garçon, le reprend Léo. Mais comme mon contradicteur a su voir et dire, dans une de ses photographies un de ces nuages de couleur rose au-dessus de l'ombre d'un cimetière de campagne...
- Oui. Mais entre autres choses. Il y a aussi du chaos, du désordre, du contingent, du parcellaire, du particulier. Et du vivant de feuilles, d'herbes et de terre. Des constructions, des traces humaines dans le paysage. Du réel aimé et pas du tout transcendé, sinon par sa simple présence.
- Parce que tu n'as fait qu'entrevoir au-delà de la caverne de terre ces nuages auxquels tu n'es pas parvenu. Si le monde est imparfait. il devra correspondre à l'idée idéale que nous en avons et qui existe en deçà, en dedans et au-delà de lui.
- Le monde n'est ni parfait ni imparfait. Nos idées ne sont que les créations de nos regards et de nos désirs pour nous adapter le monde. Il y a les perceptions du réel, si fugitives soient-elles. Et aucune essence pour les dépasser et les évacuer. Seulement l'arbitraire de qui sent, construit sa vision et communique ou non avec autrui.
- Sophismes ridicules. Pauvres matérialismes! Nietzschéisme de pacotille! C'est une incapacité. Et une méconnaissance. Comme celle de ce grotesque Letellier.
- Non. Le vide de sa vie, c'est avec toi l'envers du même coup de tabac: la déception du réel, l'orgueil.
- Sophismes encore. À qui sait les lire, cher jeune homme, mes nuages sont une métaphore politique. Seules la force brute et la perversion de l'économie ont détrôné la raison d'une cité qui sera fondée sur l'universalité native de chaque homme et qui s'appuiera sur la légalité social-démocrate. Une Bironpolis à l'échelle européenne dans un premier temps. Une Urba aussi socia1e que le nuage pour chacune de ses molécules. Je prône la république communautaire sans propriété ni richesse privée contre la sottise de la division en classes, contre la séparation économique, contre les injustices !
- Heureusement qu'il y a des richesses privées. Ne seraient-ce que les bibliothèques personnelles, gages des libertés contre les intégrismes de la religion et de la raison politique. Heureusement pour la société qu'il y a des compétences et des intérêts différents. Chaque homme est génétiquement et culturellement divers. Et je doute que tous soient délicieux au point de faire de ton Urba un ennuyeux paradis
- Horreur ! Si jeune et conservateur ! Réactionnaire ! Les hommes deviendront délicieux. Faute de quoi, ils resteront des barbares. Comment, sinon par égoïsme, peut-on ne pas rêver d'une fluide communauté des hommes au monde ?
- Pardon, je t'ai bien lu, mais j'en à charge mon moi solitaire et différent dans et devant le monde. Il me semble qu'il peut aussi être utile comme ça.
- Il n'y a que dans et à la raison commune qu'on est utile.
- En fait, je n'ai pas choisi contre ta philosophie. C'est un beau possible à veiller comme une constante de l'esprit humain parmi d'autres, dont la religion. Mais ton idéal est un ressentiment contre la vie. Tu es un utopiste.
- Il n'y a que l'utopie pour nous légitimer. Et rien pour te légitimer. Bonsoir Messieurs.
- Et dangereux avec ça, pouffe Robert. Aurait-il en main le décret de recevabilité que tu serais viré de son Bironpolis... Goulaguisé comme un malpropre par la censure effarouchée du politiquement parfait.
Pendant ce temps, on avait laissé passer dans la salle de conférence une prestation consacrée à quelques fresques romanes retrouvées par une ronde érudite en pull mohair vert pomme…
Bibliothèque Aqua Libris, Saint-Maixent-l'Ecole, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Eros à Sauvages :
Prologue & Belles inconnues.
La République des rêves IV
L'Harmattan, 2023.
Prologue.
Au travers des herbes et des branches qu’on avait laissées pousser sur l’étroite route, des ronces vigoureuses, Louis aperçoit par intermittences le granit clair du bâtiment. Il guide Flore parmi de folles graminées, parmi ce qui pourrait sans peine passer pour un taillis sauvage. Ils débouchent enfin sur un îlot gazonné, tondu de frais, émeraude de rosée sous le soleil matinal, propice aux pas, à quelque déjeuner sur l’herbe façon Watteau où les dames mouillent leurs dessous - ce qui n’est pas dit dans le tableau. Le castel de Sauvages, dont la rudesse du matériau granitique est tempérée par un discret satin de mousse, demeure silencieux. Vu du perron, un vent imperceptible agite les feuillages dans la trouée sur les pentes des monts d’Ambazac. Du bout des doigts, comme magiques soudain, Flore effleure le fermoir de la porte de chêne qui, s’ouvrant, révèle un blanc vestibule. Seule sa voix, hésitante, comparant les lieux au château de la Belle au Bois Dormant, s’éteint dans la pièce. Et c’est presque sans surprise qu’ils découvrent, poussant un panneau intérieur laqué blanc, un homme penché sur une forme indubitablement féminine, dans un peignoir brouillé d’un désordre de dentelles immaculées. D’une buée de cheveux ondulés, virevoltants et bruns, un rose et frais minois darde un regard bleu campanule sur l’homme qui aborde ses effluves, puis sur les visiteurs.
- Eros, éveille-toi.
- Eros n’est-elle pas éveillée depuis longtemps en toi et nos invités en qui je reconnais Flore et Louis… Me trompé-je ?
- Je ne t’appellerai pas autrement qu’Eros…
- Julius se tourne alors vers les nouveaux venus, leur prend le bras et les guide vers une pièce adjacente où les attend un solide et chatoyant petit-déjeuner.
- Buvez et restaurez-vous selon vos goûts sans que l’esprit qui est dans les sens en soit alourdi, annonce-t-il, s’asseyant et se servant un grand café noir comme l’encre des contes.
Levés depuis deux heures, Flore et Louis font honneur à l’irréprochable abondance de la table, pain de campagne et rillettes d’oie pour l’un, thé jasmin et croissant pour l’autre.
- Vous saurez tout à l’heure qui sont mes deux autres invités ; et vous aurez tout loisir d’apprécier la belle Eros qui, je l’espère, inspirera vos discours. Sachez seulement qu’elle s’est nourrie ce matin d’un jus de cerises rouges et d’un soupçon de confiture de pétales de roses ; non, ne parlez pas ! Gardez votre langue pour de plus passionnés propos et usages…
La voix grave et feutrée de Julius résonne un instant encore parmi le cristal de la table, le chintz abondement fleuri des doubles rideaux, la toile de Jouy des murs… Peut-être a-t-elle fait légèrement frémir dans son cadre la nymphe endormie nue d’une gravure dix-huitième…
Un moment plus tard, chacun s’assied dans le grand salon, sur des canapés blancs, au milieu d’un décor également blanc, hors une demi-douzaine de luxuriantes plantes vertes. Eros porte une robe ornée de grand iris bleus sur fond vanille et suffisamment vague pour laisser entendre qu’elle est transparente alors qu’il n’en est rien ; ses cheveux sont noués au-dessus de la nuque avec cette hâte étudiée de qui veut offrir la beauté dans le plus parfait naturel des clichés. Pas le moindre bijou, pas même de chaussures, comme pour préserver la pureté de ses mains et pieds qui serviraient sans peine d’argument à une publicité pour Dieu. Au-dessus du smoking le plus conventionnel, Julius lisse de l’index sa courte moustache poivre et sel, et commence :
- Chers amis, avant d’en arriver au but de cette petite réunion, de ces trois jours que nous allons passer ensemble, laissez-moi vous présenter les uns aux autres. Il est inutile cependant d’en dire plus sur celle qui m’accompagne. Son nom seul, « Eros », mieux que le trop humain prénom Rose qu’on aurait cru pouvoir lui attribuer, et ce que les mortels ne savent nommer que « Beauté » suffisent à l’introduire dans notre monde. Ensuite, Flore, la malicieuse, la médecin-gynécologue, la croqueuse boulimique de magazines de mode, la maritime, la curieuse du goût et des sens, vêtue aujourd’hui d’un ensemble pantalon et chemisier hortensia rose. Avec elle, Louis Braconnier, le chasseur d’images, qui enseigne depuis peu l’histoire de la photographie à Bordeaux, qui avec son livre Médio Acquae regarde le pays des vins comme je regarde une femme, et dans son livre Sentiers du Périgord voit les touffes du paysage, vallées humides, monts gonflés, Louis le baladeur, qui a laissé au vestiaire ses vestes autrichiennes, ses brodequins de marche, et s’est vêtu pour nous plaire avec un soupçon de dandysme. Geneviève, blonde comme Le Printemps de Botticelli, et dont le léger strabisme rêveur n’est pas sans emprunter à cette figure tutélaire cette magie toujours à poursuivre. Geneviève, belle également quand elle reçoit contre l’opulence de son sein sa nichée d’enfants, belle très exactement comme la femme blonde, à la National Gallery de Londres, dont le pinceau de Palma Vecchio, depuis le début du XVIème siècle, sut nous rendre le visage, le sein droit découvert par un lâcher de ruban vert sur un tissu blanc. Sachez que sous un pseudonyme ravissant elle est l’auteure et l’illustratrice d’albums de contes pour enfants sages à l’heure de la récréation. Gérard, ingénieur en aéronautique, mais aussi mycologue et découvreur de phallus impudicus dans le secret des bois, est son époux. Enfin, vous me pardonnerez je l’espère si je me présente moi-même bien que je vous soit connu : Julius, veuf d’il y a bien des années, la cinquantaine, portant beau, haut et fort, collectionneur de ces livres qu’Amour inspire (vous n’aurez qu’à tirer ce rideau pour accéder aussitôt à l’enfer rose et noir des bibliothèques). Et, par ailleurs, propriétaire récoltant d’un de ces grands crus bordelais qui font si souvent rosir les lèvres des dames.
Dès ce matin, et pour trois jours, nous voici réunis pour bavarder sans ambages ni badinages du sexe, des sexes et de l’amoureuse sexualité. Comme les narrateurs du Decameron de Boccace, comme les historiennes des Cent vingt journées de Sade, nous parlerons chacune et chacun de nos expériences et souvenirs, rêveries et fantasmes, désirs et réflexions, sans toutefois recourir aux perversions violentes, car cela n’est ni de notre goût ni de nos principes. Nous conterons le plus souvent sous le coup de la tension fruitée de l’éblouissement et du désir… De ces conversations, de ces récits, ou grappes de récits, faits à l’abri de la grande peste moderne de l’amour, surgiront maints bonheurs et enseignements. Geneviève, c’est à toi, si tu veux, de commencer à raconter :
(...)
Les belles inconnues.
Après le repas, où abondèrent chapons, fromages et raisins, puis une promenade à l’ombre des lisières du parc, c’est au tour de Louis de prendre la parole dans le grand salon aux fenêtres ouvertes :
Je parlerai de l'éblouissement, de la distance. J'ai vu ainsi mes premières jeunes filles. Encore jamais vues, aussitôt disparues. Grâce à celles qu'ensuite j'ai connues de plus près, j'ai pu pénétrer, engranger, progresser, par plageset par écueils, dans le mouvant monde féminin. Maisdans l'ordre des belles inconnues, déesses d'un instant, je n'ai en rien progressé ; sinon dans l'affinement de ma sensation, dans la déchirure de monaspiration intime au plus lointain de l'autre et de la beauté.
Mais comment fait elle pour supporter le poids de sa beauté, pour ne pas s'élever et disparaître dans l'air sous le sans poids de sa beauté,me disais-je, l'apercevant, qui tournait le coin de la rue, à jamais, brune aux yeux prunes, plastique inspirée, sensibilité possible... Qui est-elle ? Àqui se donne-t-elle ? Questions béantes jusqu'au creux du ventre noué parune faim qu’elle même peut-être ne saurait résoudre. C’est un visage clair et animé de sourires intérieurs. C'est la beauté de deux mains soyeuses et manucurées qui pousse à rêver, si l'on osait,si le monde était autre, de les prendre, à désirer les voir, les sentir caresser votre corps jusqu'à l'âme, s'il en est (âme est d'ailleurs incomplètement le mot amour). C'est la bouche ouverte prête à respirer, prête à goûter les fruits tendus et pulpeux de l'amour, c'est cette belle inconnuetoujours nouvelle et autre, identité inatteignable et dispersée de l'amour... C’est voir une femme fuselée aux fesses en forme de melons, aux seins en forme de pomme et de poire, au visage lisse et au cerveau mystérieux comme un cerneau de noix, les cils volatiles comme la pensée, les narines fluides comme la sensibilité, et la voir s’évanouir… Soudain, une chair caramel en mouvement, une prunelle rauque à la rencontre de mon larynx étranglé, une nuque turgide pour le ravissement de ma main, une prude volte-face et disparition dans le scintillement d’une odeur de peau me tétanise, me lave de nostalgie, m’effraie comme l’inconnue perfection d’un archet sur la corde en boyau de ma perception. Celle-là est blanche comme un yaourt, sa main est languide contre sa joue, son regard me badigeonne du blanc d’œuf du désir, la lourde mollesse de ses seins sous le chemisier me cisaille la langue de salive, la porcelaine de son nez me donne le fantasme d’être le thé qu’elle hume et que ses lèvres affolamment grasses absorbent, avant que son départ précipité sonne le glas de mon éjaculation neuronale en gestation. Une autre, ange aux cheveux très courts, blonde et vêtue, caressée, dessinée, d'une robe souple et collante, ses talons nus et précieux comme un sorbet de tendons, elle redonne un visage à mon désir d’embrasser la création… Et, voyant passer une belle cycliste, abondants cheveux noirs pétillants, bouche spirituelle et chamois, que j’appelle furtivement Eglantine, pour ne la revoir jamais… Est-ce la splendeur de la vie qui m’échappe ? Amours sacrées, amours profanes ?
J'ai imaginé en vain (combien de fois ai-je désiré sans retour!) qu’une de cesbelles inconnues se coule dans mes bras, avec la demande d'amour la plus intense: « Je me sens si seule, et de si près je peux te sentir exister », me dirait-elle... J'aurais pour elle le don d'une découverte caressante et d’une étreinte progressive, d’une explosion vibratile des sensations ; jusqu’à la réunion des fibres infinies de l’esprit et des plus intimes muqueuses orgasmiques du corps... Rarement, j'ai pu observer ces déesses de hasard plus d'un instant, perdues qu'elles étaient aussitôt pour mon vivre, pour l'existence, même d'un jour, d’une heure, que j'aurais pu avoir avec elles. Et probablement qu'aussitôt observées à satiété, qu'aussitôt vécues, elles ne seraient plus les déesses que j’aurais aimées, mobiles statues effritées de mon exaltation et désillusion, mais des Mégère et Médée, des Madame Michu…
Donc, très vite, sur le passage des belles inconnues, astres impossibleset éphémères, j'ai fondé une mythologie. Quelques-unes, revues régulièrement, purent devenir des étoiles fixes que je n'osais ni ne voulais approcher, poursuivies de seule contemplation lointaine, telle celle dont les cheveux plats glissaient longuement sur un pull bleu pastel de mohair, ce pourquoi je la surnommais Pastelle...
Je la nommais Diotima. Brune, les cheveux lisses et retenus par un mince chignon, c'était un de ces visages au-dessus du monde dont la lumière etl'équilibre des traits disent la plénitude des sens et la paix à laquelleil faudrait parvenir. Je lacroisais, rarement,l'observais, comme derrière la vitre de l’impossible. Elle me regardait encore plus rarement, quoique avec tranquillité... Existais-je pour elle, qu’étais-je pour elle ? Je ne pouvais désirer l'approcher, ne la rêvant qu'en termes de contemplation...Je sus bientôt, par on-dit, qu'elle était étudiante en fac de philosophie.A quels mystères de l'amour ne m'eût-elle pas initié, sur quels rivages chair et roses de l’intellect ne m'eût-elle pas amené ?Je ne pensais pas au sexe en sa présence, alors que nous étions séparés par au moins trente mètres de dallage dans le hall du restaurant universitaire :j'étais bien loin d'imaginer que ses lèvres, source d'une parole que jen'entendais pas, puissent sucer le lait de mon jaillissement orgasmique. Peut-on imaginer éjaculer dans l’âme d’une philosophe ? Etrien ne s'ensuivit. Ces regards se poursuivirent jusqu'à ce qu'elle disparaisse de la scène de la ville. Je fus son Hölderlin vierge et muet faute d'avoir été son Socrate. Et, selon les mots de ce dernier, je voyais en elle, en toute bonne foi, « la perfection du bien et du beau », « la beauté elle-même sous sa forme unique ». Ce pourquoi peut-être je n'allais pas jusqu'à l'amour passion,ce pourquoi il était hors de question de lui parler. Il fallait protéger mon admiration par la distance, sacraliser la timidité, ne pas souiller le rêve par une ombre de rebuffade. La cause était entendue et stérilisée par le bien et le beau, sans compter le vrai, avant d'avoir été jouée.Sa qualité de belle inconnue ne pouvait que lui interdire d’être flétrie par la moindre banalité, petitesse et réalité.Quand à tenter d’assister à un cours pour être son voisin de banc, je ne pouvais m’autoriser ce déicide.Ou probablement était-ce un travestissement de monincapacité, une image de ma dépendance envers l'incorruptible et terrifiante autant que rassurante beauté-mère.
Un jour que je battais le pavé magnifiquement solaire de l’université, devant ce que je prenais pour le temple de la philosophie, où officiait une si pure déesse, elle vint à passer, ne m’offrant qu’un placide regard où j’aurais pu engouffrer toutes mes espérances. D’un coup d’épaule, un garçon plus couvert d’acné que mon adolescence pourtant tardive, me renseigna :
-Baisable, la gorette, non ? Tu peux la mater comme un obsédé, la langue pendante, ça y changera rien. Tout le monde sait qu’elle est amoureuse à crever du prof de philosophie platonicienne, Leo Morillon, cette tête de veau vinaigrette qui se prend pour le spectre de Marx. Elle lui bave des yeux à dessécher les éviers. Lui paraît pas s’en apercevoir. On se demande bien pourquoi, avec la chance qu’il a. Moi à sa place… On se demande ce qu’elle lui trouve. Il est aussi moche qu’une méduse, tu sais ces sandales de plastique mou pour marcher dans la vase. Et toi, tu peux toujours courir… En plus, cette Yolande dit pas trois mots à l’heure. Elle préfère Plotin aux potins. Elle est snob, ou bête à manger du foin ?
Effrayé d’une telle vulgarité et d’un prénom si laid qui souillaient mon idole exquise, je m’enfuis, dévasté. Comment pouvait-il imaginer la comprendre ? L’ombre d’une perturbation pluvieuse couvrait déjà l’esplanade…
J'aurais pu croire, si toutes ces belles inconnues n'avaient suivi que leur et mon instinct pour m'ouvrir leurs pensées et leur lit, qu'allait se réaliser le rêve du pays de l'amour libre en la communauté de toutes avec moi, des drogues douces dans la seule haleine des baisers et de la paix universelle, comme si le monde avait pu se résoudre à n'être que circulation de beaux et belles inconnus faits pour se connaître et s'échanger dans une félicité intellectuelle et sensuelle sans trêve.
Mais, quand s'enhardit l'assurance, il y a celles que l'on peut aborder et dont le masque de beauté tombe au fur et à mesure de la rencontre, de la connaissance. « Quel brugnon splendide! » me dis-je un peu plus tard,la voyant sur la même place, à la même heure, fesses moulées par lespaumes des dieux et la poitrine des anges, cul bombé, haut sur jambes,dansant et plastique, comme me parlant de toutes les fibres du bonheur, visage éclatant et poupin sous le jean, mobile et soyeux sous l’imaginaire et flatteuse caresse… Ce n’est qu'au bout de quelques jours que j’en vis l’envers : la tête brunette haut perchée m’offraitses traits,charmante correspondance avec l’aménité du fessier, lèvres également pulpeuses et joues poupines, yeux naïvement fendus. Mais j'avais d'abord été pris par l'émotion poignante, l'exaltation joyeuse que m'avait délivré ce postérieur élevé aux demeures du sublime, quoique se pavanant au-dessus de rues et de places vulgaires. Quelques regards croisés, sourires et invitesme permirent très vite de lier connaissance, comme si dès le premier coup d’œil, elle éprouvait pour moi ce même sentiment foudroyant, ce même désir labouré d’affects que j’avais eu pour les deux hémisphères de sa beauté. Mais, dès les premiers mots échangés, la pauvreté de son vocabulaire, ses accentuations terriblement affectées me frappèrent de stupeur, m'empêchèrent d'aller plus avant, me firentreculer. Pourtant cette Véronique me convoitait, éperdument semblait-il dans ses yeux,s'agenouillant au pied de mon fauteuil, glissant ses mains au plus près de mon bras, le visage ouvert et levé vers moi, les yeux donnés et gluants de prières, la bouche platement abreuvée de sidérantes banalités, lorsde mon unique visite dans son studio, en présence de témoins, la main frémissante et posée à portée de caressante étreinte surl’accoudoir commun dans un cinéma... Je participais un temps rapide à l'insondable vide de sa conversation, puis nereparus plus près d'elle. Comment se pouvait-il que la beauté de l’esprit d’une belle inconnue ne réponde pas à la beauté de son corps ?Je ne revis et n’évitai que de loin en loin le filet visqueux de ses yeux qui n’osèrent d’autre initiative. Elle avait, de mon monde, tout simplement disparu.Peut-être aujourd'hui, ne serait-ce qu'un moment,jouirais-je de son beau corps et ne la décevrais-je qu’après le bonheur... Avais-je imaginé ou senti qu’avec son désir triste elle serait devenue collante comme un timide bataillon de harcèlements affectifs et pleurnicheurs, avec une poigne de fer pour me tenir par la main sur les trottoirs, mais aussi une petite culotte de fer pour ne donner et ne prendre qu’un maigre plaisir inaccompli en une névrotique liaison? Ou tremblais-je de devoir déballer un pénis glabre et ses couillons velus au bas d’un garçon inexpérimenté devant un corps dont il aurait fallu ouvrir les portes de beauté dans un contexte à la hauteur de son aspiration et de mon éthéré fantasme… Car si quelques-unes de mes masturbations avaient pu croire approcher la perfection imaginée des fesses de Mademoiselle Véronique Carbonnieux, tout, sa voix couinante trop haut perchée, ses péremptoires banalités faites pour se mouler sur la conversation ambiante, prouvait que nous ne pouvions effleurer ensemble une telle spirituelle sensation, qui me parut irrémédiablement hors de sa portée.
Voilà comment les belles inconnues peuvent devenir de belles déconvenues…
C'étaient de vieux récits. Et malgré les belles inconnuesque je suis parvenu à connaître et dont je me suis ébloui jusque bien après les avoir approchées, malgré ma vie avec Flore (qui restequelque part en elle une belle inconnue), je suis toujours et encore sensible à ces beautés nouvelles infiniment dispersées de par la ville. La rondeur d'une lèvre, des yeux perles, une poitrine légèrement animée, et la chasse exquise et poignante en moi reprend. Ou, la voyant, celle-ci, rousse jusqu'au son de la peau, les traits potelés et rieurs, l'éblouissement me traverse par toutes les fibres du corps, la pensée bue par l'éclat de sa chair, le pétillement unique de ses veux... « Quelle impossible et si proche à l'intime de moi beauté à atteindre... », balbutiai-je, ravi. Sûrement sa beauté inédite est l’exact reflet de sa sensibilité, de sa personnalité, jusque dans le détail de ses goûts, de sa façon d’aborder le monde et l’intimité du lit partagé… Il lui suffit d'un signe pour que je lui appartienne,me donnant, lui donnant. En même temps,la pensée de son sexe m'émeut jusqu'aux larmes ; sexe de rousse, dodu, planté de duvets d'or ductile, ses lèvres humides et roses me parlant au plus creux du cœur. J'aurais pour elle tous les baisers dont je suis capable, pour sa joie, pour son jouir... Jusqu'à ce que rassasié un peu,dans une portion de rue, une autre de ces belles inconnues irremplaçables etrares, mesurprenne et m'emporte pour un instant vite soufflé par sa disparition...
Mais vous devrez attendre demain pour savoir comment de belles inconnues, peuvent devenir également de belles déconvenues.
- Ah, j’aime cet assoiffement là ! Lance Julius. Il n'y a rien de plus heureux et de plus vivant que le désir. Il me semble que j'aurais tenté de détourner cette Diotima entichée de son Léo Morillon. Et je n'aurais pas résisté aux vœux de cette Véronique au beau cul, même pour passagèrement !Je saisqu'aprèsla distance, malgré son charme infini, malgré les vertus de l'inaccessibilitéde l'éros, vient le rapprochement. Et peut-être nous raconteras-tu demain, après la séquence « Celles que l'on a pas eues », cellesdont tu as partagé le lit réel...
- Toutes ces beautés, commente Gérard après un silence, et qui ne peuvent se livrer à mon désir... C'est parfois tellement frustrant que l'onpréfère se passer de les regarder.
- Alors c'est cette culture de la frustration, au lieu des joies contemplatives du désir, qui pousse à interdire aux femmes leurs évolutions et exhibitions, se rebiffe Louis. Pour la paix des âmes envieuses, des ascètes, des imams, des censeurs et des tristes, mieux vaut donc les voiler, les calfeutrer dans un malheureux, minable et méchant cirque privé ?
- Oh, merci Louis, de nous défendre, de me défendre, susurre Eros... Cela me plait mieux que ta désuète idéalisation pour cette Diotima.
- Jamais je n'ai désiré les hommes ainsi, reprend Geneviève...
- Eh bien, comment les désires tu ? demande Louis.
- Ce n'est pas exactement désirer. J'attends, et peut-être provoque, undésir. Je ne le reçois que s'il me comble. J'accorde le droit ou non deme désirer. Je désire en retourdu désir que j'ai élu.
- On dirait que d'après toi une femme ne peut souffrir d'un désir non partagé, intervient Flore. Mais je ne pense pas, arrête-moi si je me trompe, que tu fasses de ton sentiment une généralité sur les femmes.Car je désire, moi, non pas certes comme le chasseur, mais avec cette bouffée d'ardeur qui n'est pas elle du sexe (il est pour moi d'abord et dans l'autre abstrait et anonyme), cette bouffée d'ardeur qui est possession, d'abord amusée, puis entière, enveloppante... Qu'en pense Eros silencieuse ?
- Mais Louis ne nous a parlé que de son désir pour les belles inconnues.Il n'en a pas fini avec le désir. Et qui peut dire les formes qu'empruntele désir ? Il est déjà le bonheur lui-même dans l'anticipation qu'il contient. On rêve aussi au bel inconnu. Quant à celle qu'on appelle ici Eros, peut-elle désirer pour elle-même si elle est le désir amoureux natif en chacun de nous ?
- Eros restera mystérieuse aujourd'hui, souligne Julius...
- Voyez, Julius trépigne du désir de parler, laissons lui faire son premierrécit.
- Je parlerai donc ; non sans le regret d'en entendre si peu dela bouche d'Eros...
Nota bene : l'on retrouvera le philosophe Léo Morillon dans : Les nuages de Titien
Notre Thierry Guinhut, dont le nez aquilin,
La mèche vaniteuse ont banale apparence,
Est né en cinquante-six à Poitiers, en France,
Pour écrire sonnets, essais, romans, sans frein.
Marié, père de quatre enfants talentueux,
Il étudia d’abord le rêve adolescent,
Puis l’Histoire de l’art. Enfin, au fil des ans,
Il devint agrégé de Lettres : c’est bien mieux…
Il parcourt la photo, les montagnes sauvages,
Pyrénées et sierras, les marais et les îles,
Les musées, tout en montant sa bibliothèque.
Trop peu, il publia. Il travaille avec rage
Pour édifier une œuvre aux fondations fragiles
Que lectrice et lecteur paieront de peu de chèques.
Sonnet des Enfers
Dans un siècle, j’écrirai de la poésie
Avec mes os maculés de ma cendre vive,
Je lirai mes poèmes à voix persuasive
À tous les morts d'Enfers aux yeux pleins d'ironie.
Personne ou tous m’écouteront, rongés d’envie,
Cacophonie universelle et crash revoir,
Les deux pieds collés dans le gluant de l’Histoire,
La langue noire affutée comme une Harpie.
On imprimera mes livres sur peaux d’Auschwitz,
Dont l’encre suave sera jus de cerise,
Les signets seront tresses des plus belles vamps.
Les Césars des siècles me jetteront la pierre,
Leurs couronnes de faux or et de gris lierre :
Et les amoureuses viendront baiser mes tempes.
Sonnet de la liberté politique
Connais-tu le pays où richesse flétrit,
Où l’on flatte et grossit un déficit chronique,
Où l’on nourrit bien gras l’assistanat cynique…
O Père, partons-en, ce spectre nous détruit.
Connais-tu la maison de l’état déprimé,
Désarçonnée par un syndicalisme inique
Qui suce et pervertit le service public…
Là-bas, mon Protecteur, garde moi du bûcher.
Connais-tu la montagne outrée des fonctionnaires,
L’escalade fiscale et d'administration…
O Citoyens, rêvons, de ce pays, fuyons !
Là où libéralisme est vu comme exaction,
Liberté de son joug n’a pas pu se défaire.
Là-bas, ô mon amour, soyons les réfractaires !
Nota : Ce sonnet est une réécriture parodique d'un poème bien connu de Goethe :
"La Chanson de Mignon" ("Connais-tu le pays où les citroniers fleurissent...")
tiré des Années d'apprentissage de Willelm Meister.
Parador de Guadalupe, Extremadura.
Photo : T. Guinhut.
Sonnet du cabinet de curiosité
Coquillage marin, chair fossile du temps
Et serpent minéral dans la gangue d’avant,
Spirale d’ocre et stries, nacre et corail séchés ;
Muré sans pensée, je fus, ou lichen soufré.
J’étais chenille et papillon d’or et de nuit,
Mouche, araignée, vêtues de noirceur studieuse,
Poussière d’ocelles colorées, vert mante religieuse :
Ils sont insectes morts que parfois chat mordit.
Je me suis envolé aux ailes de mésanges,
Criant comme un geai, œuf de merle offrant son bien :
Corps pourri sous la plume et chantant comme un ange…
Quatre strophes je suis, en leur quatuor haydnien,
Volta et pointe au sonnet de l’Evolution :
Une Aphrodite au doigt, je vis mots et fictions…
Sonnet des livres
Une bibliothèque aux doux génies nocturnes,
Des reliures pour Dante avec amour cirées,
A Goethe et Sterne un fer romantique doré,
Borges tapi en tigre aux métaphores diurnes…
L’illustré par Grandville ou édité chez Furne
Approche un curiosa, un Pynchon affolé,
Cervantès par Dubout lorgne Eisen enchanté,
Ovide et Nabokov, sortis vivants de l’urne.
Un refuge en montagne enneigé jusqu’aux pages,
Des poches malmenés, Fuentes en espagnol,
San Antonio et Proust au sac à dos du sage…
Car j’ai la connaissance et le rêve en orage
Dans les yeux, dans les mœurs, pour stimuler l’envol
De Kant et Baudelaire au bleu du paysage !
Sonnet des montagnes
Labourant les gorges, collectionnant les crêtes,
Avalanche de bruns, sur le ciel un torrent…
J’ai pourtant sur le dos une tortue pesant
Quatre jours de bouffe et dix bouquins en sa tête.
Un raidillon sans vue pour le vide des sens,
Une brume grossière et le poids des chaussures,
Les aiguilles du vent et la feignasse allure…
Mon pas accouche d’un lac clair, turquoise intense.
Aux fumées du brouillard se déchire un sentier
Pour que s’ouvre un refuge aux grands yeux volontaires,
Un tapis enneigé sous sa porte précaire…
Enfin la courbature apaise ses enfers,
Un vieux loup dans le souffle aboie sa joie dansée :
En haut, la cabane à conscience, j’ai trouvé.
Sonnet à l’Allemagne
A Conny Doms
Filant sur l’autoroute, Coburg ou Nuremberg,
Montant au Staffelberg en petit Friedrich peint,
Souffleté par la neige, abrité aux lieux saints,
Baroques, protestants, de Weimar à Bamberg…
Connais-tu la maison où Goethe m’a salué,
Un poème à la main, pour orner mon carnet,
Non loin des harmonies nées du Ring de Wagner
Et des cris gutturaux du gnome brun Hitler ?
Le Buchenwald glacial, au dessus de Schiller,
Baraque rabotées, fumait des brumes noires,
Quand son Ode à la joie réenchantait l’Histoire
Sur l’Europe apaisée, au-delà de Luther,
Des bibles en gothique et des murs de Berlin,
Pour habiter encor l’amitié de demain.
Biblioteca del Parador de Corias, Asturias. Photo : T. Guinhut.
Plaisirs et déboires
de l'identification romanesque :
Nabokov, Mann, Flaubert, Orwell...
Miroir du lecteur, le roman agite des personnages que nous sommes sommés d'être. Lorsque Goethe, en 1774, publia Les Souffrances du jeune Werther, il n’imaginait pas que quelques-uns de ses jeunes lecteurs allaient revêtir l’habit jaune et bleu de son personnage et, comme lui, se suicider. Une si extrême identification ne manqua pas de faire regretter à son auteur de l’avoir publié, lui qui l’avait écrit pour se débarrasser de la pulsion suicidaire du drame de l’amour non payé de retour. Ainsi, Goethe, quoique romantique, et contrairement au projet assumé dans son roman d’éducation, Willhelm Meister, ne conseillait pas toujours l’identification. Le roman permet-il toujours à son lecteur de s’identifier à son personnage principal ? Pourtant il s’agit d’un ressort fondamental de l’adhésion à la narration, d’un plaisir privilégié de la lecture. Alors que, malgré l’indéniable qualité d’un objet romanesque, le personnage peut faire figure de repoussoir, de contre modèle ; alors qu’il peut être particulièrement pervers, au point de séduire notre adhésion malgré son abjection, comme dans le cas de Lolita de Nabokov. A moins que l’intérêt du roman soit ailleurs…
Un certain nombre de critères physiques et moraux, facilitent l’identification du lecteur : le sexe, l’âge, les préoccupations personnelles, le milieu social et historique, l’orientation sexuelle, la culture, les valeurs partagées. Les similitudes entre héros et celui qui fait sa rencontre sous la première de couverture, engagent une adhésion immédiate, au point que le corps et l’esprit du personnage aspirent celui dont les yeux parcourent les signes de la page.
Jeune lecteur ou lectrice que l’amour fait rêver ou pleurer, combien seront nous à adhérer sans ambages à la « fascination » qu’éprouve une lycéenne envers un bel adolescent qui révélera ses qualités et pouvoirs vampiriques chez Stephanie Meyer. Mais aussi, dans L’Education sentimentale de Flaubert, au coup de foudre de Frédéric devant Madame Arnoux : « Ce fut comme une apparition. […] Leurs yeux se rencontrèrent. » Ces phrases magiques agissent comme un charme pour celui ou celle qui a ressenti -ou rêve de ressentir- les mêmes émotions. Etre amoureux, ou plus simplement rêver de l’être, suffit à s’identifier aussi bien à Frédéric qu’Aschenbach, le héros enthousiaste et malheureux de cette longue nouvelle, ou court roman, La Mort à Venise de Thomas Mann, lors de leurs coups de foudre éblouis. Afin que chacun puisse s’y retrouver,quelques soient le sexe et l’âge,ranimant ses souvenirs, anticipant ses affections. Au point que l’apparente barrière de l’orientation sexuelle soit bien fragile.
Harry Potter sait faire adhérer à sa destinée bien des jeunes lecteurs. Non seulement il est animé des mêmes préoccupations scolaires, d’intégration, des mêmes émotions dans le domaine des amitiés, des conflits et des amours, de choix équivalents dans le cadre d’une vaste confrontation entre le bien et le mal, mais il grandit de tome en tome, au même rythme que ses lecteurs. L’accession progressive à la maturité est réciproque.
C’est alors que la focalisation interne favorise grandement l’identification. Plus encore, qu’un personnage dise « je », et, lecteurs, nous sommes ce « je ». Une transfusion de visions, de sentiments, se produit aisément de la page animée vers notre psyché soudain vivante d’un autre être. Même décrite et racontée à la troisième personne du singulier, la pathétique prise de conscience, la sédition, grâce à l’écriture interdite dans un journal, grâce à l’amour également interdit, de Winston, dans 1984 d’Orwell, nous fait vibrer au souffle de sa condition misérable, de ses aspirations légitimes et cependant broyées par « Big Brother ».
On lira plus facilement un langage courant si l’on est d’une culture modeste, alors qu’un langage soutenu ravira celui qui est fort cultivé : c’est ainsi que s’ouvrent les portes de la perception et de l’identification. Lire un roman en vers, comme Golden Gate de Vikram Seth[1], demande des lecteurs avertis, capables de goûter ses centaines de sonnets, quoique les personnages, ces jeunes yuppies californiens brossés d’une plume (ou d’un clavier) réaliste, soient forts proches de nous, par leurs mœurs, leurs intrigues amicales et amoureuses…
Ce qui montre que le réalisme contribue grandement à l’identification : un monde minutieusement décrit, plausible, des personnages dont on peut reconnaître le milieu, campagnard, urbain, social, et culturel, tout cela contribue à rendre aisée l’entrée du lecteur dans un univers qu’il connait bien et parmi lequel il peut découvrir, par l’entremise de son héros, de nouvelles aventures et perspectives. Ce qui n’a pas peu contribué à la réussite du grand courant réaliste européen du XIXème siècle, de Balzac à Dickens, en passant par le Tolstoï d’Anna Karénine, où l’on retrouve nos préoccupations concernant le couple, le mariage de raison et d’amour, le divorce…
Mieux, un héros positif, doué de qualités indéniables, permettra au lecteur de se valoriser, de se projeter dans un moi idéal. Les super héros, comme le Comte de Monte Cristo, chez Dumas, lui donneront les capacités d’acquérir la connaissance, de s’évader de la prison du château d’If, d’entrer en possession d’un trésor incalculable et d’assurer une vengeance splendide.
Cependant, un anti-héros peut également ouvrir la porte à l’identification : aucun de nous n’est un super héros. Aussi un jeune homme comme Frédéric, dans L’Education sentimentale de Flaubert, peut susciter l’adhésion : comme lui, nos amours n’ont pas toujours le succès espéré. S’il a longuement aimé Madame Arnoux, il n’en a retenu qu’une mèche de cheveux blancs. Le roman de la désillusion peut être le nôtre. A moins que le héros déceptif soit un repoussoir à l’identification…
La panne de l’identification se produit lorsque l’on ne se sent rien en commun avec un Aschenbach : se découvrir homme trop mûr aimant un bel adolescent n’est pas toujours une perspective séduisante, malgré l’intérêt d’une problématique esthétique et érotique, philosophique enfin, pas toujours accessible à tous les lecteurs, surtout si l’on meurt à Venise. Mais aussi lorsque le personnage principal déçoit. Comme Meursault, de L’Etranger de Camus, qui parait si froid, si dépourvu d’empathie, qui commet un crime absurde au soleil. Bien qu’il dise « je », nous nous désolidarisons très vite de lui. Nous ne faisons que l’observer de l’intérieur, voire le juger sans guère d’indulgence. Seule la parodie de procès et son lyrisme, lors de son acceptation finale de la condition humaine, à la veille de son exécution, nous réconcilient partiellement avec lui.
Bardamu, dans le Voyage au bout de la nuit de Céline, même si l’on peut approuver sa lâcheté devant la grande guerre, n’est guère reluisant : malgré sa propension à la satire, à la dénonciation des turpitudes d’autrui, il ne répugne pas à un infâme colonialisme, à exploiter ses maîtresses, à de pitoyables incapacités, sans compter que son auteur, antisémite enragé[2], ne fait guère envie… Qui voudrait être un Bardamu ? Qui voudrait être Joseph K. lorsque ce dernier est arrêté sans savoir pour quel crime, si même il est coupable ou innocent, dans un Procès[3] incompréhensible, qui ne s’achève que par une mort infamante : « comme un chien »…
Pire encore, le SS des Bienveillantes de Jonathan Littell[4], confiant sa vie à son lecteur, avec un cynisme peut-être intolérable, est un personnage hautement répulsif. Adhérer au nazisme, être un inspecteur des camps d’extermination, même en se targuant de défendre le matériel humain juif, assassiner sa mère, se livrer à l’inceste avec sa sœur, tuer son meilleur ami pour sauver sa peau, puis dissimuler sa précédente et abjecte identité… Un lecteur de sens commun, appuyé sur une éthique humaniste, ne peut que refuser l’identification, ainsi se construire dans le refus de tout ce que représente ce criminel ; malgré notre capacité à reconnaître l’épaisseur de l’intérêt de ce livre.
L’absence de réalisme peut également contribuer à écarter le lecteur de l’identification. Le fantastique, et a fortiori le merveilleux, peuvent barrer la route à l’adhésion d’un lecteur rationaliste. Ainsi, ce dernier méprisera le bric-à-brac médiéval et magique du Seigneur des anneaux, l’école des sorciers d’Harry Potter, les vampires de Fascination de Stephanie Meyer[5]. D’autres encore seront réfractaires à la science-fiction, qualifiée de gratuite spéculation, dépourvue de validité scientifique. Des « portes distrans » et des vaisseaux effectuant des « sauts quantiques », en lisant Le Cycle d’Hypérion de Dan Simmons[6]: que de gratuites billevesées ! A quoi bon se mettre dans la peau de Winston et de Julia, dans 1984 d’Orwell, traqués par les impossibles « télécrans » de « Big Brother » et son invraisemblable tyrannie mondiale ; de plus pour se faire mal en ressentant de l’intérieur leurs atroces souffrances, lorsqu’ils sont emprisonnés, l’un muselé avec un rat, se dénonçant l’un l’autre, et finissant dans la pire abjection : « Il aimait Big Brother ». A moins de savoir y lire un apologue politique d’une inattaquable portée…
Hélas peut-être, lecteurs, nous sommes enserrés dans les liens tissés par Céline, par Kafka, par Littell, par Orwell. Malgré nous, une insidieuse et frissonnante identification nous surprend. Le plus troublant étant atteint avec Lolita de Nabokov. L’écriture virevoltante, l’ironie captivante, d’une intelligence infinie, du narrateur qui écrit depuis sa prison une édifiante confession, nous permet de devenir l’homme mûr Humbert, dont les motivations nous sont exposés avec un luxe de détail et de poésie rarement atteints. Et de devenir celui qui met une fillette de douze ans dans son lit, profitant de ses faveurs par diverses séductions et chantages, qui la séquestre et la poursuit à travers tous les Etats-Unis, et assassine avec une préméditation calculée, jouissive, l’homme qui lui a enlevé, quoique pas si innocente, sa nymphette en qui il voyait la réincarnation du vert paradis des amours enfantines. Non, nous ne nous sommes pas mis à la place de ce « nympholepte », de ce pédophile, pour qui Lolita est « le feu de mes reins » ! On devine qu’être une lectrice féministe, et plus simplement humaniste, n’adoucit pas le rejet d’une telle adhésion à corps défendant. Nabokov met alors son lecteur en posture délicate face à la problématique romanesque de l’identification…
Ainsi nous ne dirons pas toujours, comme il est attribué à Flaubert : « Madame Bovary c’est moi ». Toutefois, dans la sécurité de la fiction, car le roman est d’abord un ouvrage d’imagination en prose, rien n’empêche d’en prendre le risque, là où la catharsis, comme dans la tragédie antique -dont Les Bienveillantes de Littell sont une réécriture- devra peut-être nous assurer de la purgation de nos passions, y compris les plus discutables, les plus coupables. Est-ce à dire que le roman, en plus de nous éclairer, peut nous sauver ?
Assurément, la fonction du roman ne se suffit-elle pas de l’identification. Mieux se comprendre et se réaliser grâce au roman d’éducation, s’ouvrir à autrui grâce au roman psychologique, à la différence grâce au roman historique et de voyage, au mal grâce au policier et à la terreur, à d’autres univers et perspectives technologiques grâce à la science-fiction, à des perspectives politiques redoutables grâce à l’anti-utopie, sont les facettes de la fonction du roman, qui engagent autant l’identification que son absence. L’imagination, la découverte sont en effet fondamentales. Comprendre, voire changer le monde, peuvent être des horizons d’attente de la destination romanesque. Vivre par procuration les aventures de Phileas Fogg, dans le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, permet de voyager dans son fauteuil, de parcourir la planète, ses paysages, ses mœurs, ses techniques… Lire Lolita, ou Les Bienveillantes, c’est entrer dans la psyché d’un criminel, pas seulement dans le but le devenir le temps de la lecture, mais de se faire juge en connaissance de cause, de pratiquer le devoir de mémoire et d’humanité. D’où l’universalité du roman. Ainsi s’identifier ou non au personnage principal n’est pas l’essentiel : le voyage qu’il nous procure, dans le temps, l’espace, parmi d’autres moi, est un accès par l’aventure d’une ou de plusieurs personnalités à une encyclopédie du monde. Au-delà de l’identification au personnage, principal ou secondaire, l’identification à l’écrivain est assurément la voie la plus sûre. Avec lui nous sommes des créateurs de moi et de mondes. C’est le cas avec Pynchon[7], dont des romans comme L’Arc-en-ciel de la gravité ou Contre-jour ne favorisent guère l’empathie avec leurs nombreux personnages. Or, ici, se trouvent quelques-uns des plus fascinants labyrinthes et puzzles de la littérature contemporaine, theatrum mundi, roman-somme et portraits diffractés de la science et de la nature humaine…
On devisa encore sur les pintadeaux en gelée, sur le nez de fourrure intime d'un Château Canon 1975 qui fit frémir nos convives, sur les pâtes cuites des fromages et le blanc-manger de fruits rouges… Après une somnolence à peine ivre, un tour de silence dans le parc, sous le ciel très bleu chatouillé des houppettes de poudre de lents nuages à transformations, l’on écoute Louis pour la troisième fois :
Louis 3
Mélissa et les sciences politiques
Voici comment j’ai aimé Mélissa et les sciences politiques :
Jusque-là, si j'avais été l'ami et l'amant de jeunes femmes que j'avais pu trouver belles, que l'on avait pu trouver belles, jamais je n'avais approché ces rares belles de belles qui brûlent le sol, le ciel et le regard. Par inassurance et auto-préjugé de classe peut-être. Ce jour-là, mes yeux calmes abordèrent et soutinrent sans ciller sa toute beauté joliment insolente de brune aux yeux de mûres. Ce fut une lumière animée d’expressions qui, lors de ce regard échangé, de jais pour elle, sembla nous reconnaître de même race et de même désir. Comme une évidente et salutaire consanguinité entre une de ces rares et vigoureuses vierges de la Renaissance italienne sur fond or et son admirateur revigoré par le syndrome de Stendhal... Très vite, j'en appris un peu plus sur elle. Par le biais des complicités, médisances et potins habituels. Elle, disait-on, ne serait l'amante que d'un homme riche, même vieux, au volant d'une Rolls, pas moins. Et qui l'emmènerait sur la Riviera, française ou italienne, sur ce point on ne se ferait point exigeante. À ce moment, étudiant, je revenais d'un fol voyage en auto-stop. Rome, où j'avais souri à Raphaël, Viareggio, Rapallo, autoroutes, façades de palaces, Menton, Cannes, Nice, Antibes où je dormis chez un antiquaire au pied du Musée Picasso, Provence, Gard, où dans une maison ocre un critique d'art m'hébergea sous des encres faunesques et originales de Picasso. Puis retour par les routes enneigées, blafardes du Massif Central. Je me sentais tout auréolé des mythes de l'art méditerranéen traversés.
J'allais d'égalité avec elle. En effet, lendemain, deux regards de reconnaissance (le même!) et je m'assis à sa table. Elle rit, agitant ses bagues or, argent et toc sur son verre, sa poitrine tremblant un peu sous la soie verte :
- Toi, donc, à quoi rêves-tu ? Tu peux réaliser ? me dit-elle.
- Partons, lui dis-je, à l'instant!
- Pour où ? Rit-elle encore.
- Pour vivre. C'est déjà commencé.
- Pari tenu. Je sais que tu reviens d'Italie. Mais attention, je suis une femme dangereuse... Et toi, qui es-tu, beau dandy ?
- Celui qui a la part de vraie vie qu'il te faut, Mélissa... lui dis-je, caressant de l'index son arcade sourcilière gauche.
- Crois-tu, Louis ? Alors, 21 h, à La Table d'Argent, jeta-t-elle, posant un baiser parfumé sur mon nez et partant...
Le soir, devant une carte luxueuse, je réalisai une substantielle dévaluation de mes économies. Parmi le cristal et le champagne, l'argenterie, la porcelaine et les mets disposés en dix-huit fragments de zen culinaire, elle me parla révolution. De son précédent ami et fou qui avait caché son cartable sous les barricades de mai 68, vénérait Trotski et son génocide des classes possédantes voué au service de la révolution, crevait au couteau les pneus des BMW et des Mercedes, avait passé trois fois deux jours en garde à vue chez les flics pour soupçon de vol avec effraction d'armurerie et de pharmacie, qui lui faisait jurer de haïr et de crever le bourgeois, de s'habiller toujours en beatnik sale à foulard palestinien avec de l'herbe dans son slip et qui partit mourir au Chili, deux ans plus tôt, lors d'une manifestation contre Pinochet. Je n'en parus pas autrement effrayé.
- Et maintenant ? lui demandai-je.
- Tu vois toi-même. Il me reste juste une peur de soupçons de complicité imprévus. Je me suis convertie au rêve d'une autre société possible. N'est-ce pas que le monde peut changer?
- Oui, pour toi, pour nous, si tu veux, lui dis-je, si tu choisis et utilises ce qui te convient de la société.
- Je m'y emploie… Toi, tu réussis déjà, tu as le luxe le plus inutile et le plus beau avec tes études d'Histoire de l'art. Allons-nous réaliser le mariage de l'art et de la politique ? me demanda-t-elle.
Elle faisait en effet du droit, préparait le concours d'entrée à Sciences Politiques, était abonnée à Vogue, portait des carrés Hermès qu'elle avait subtilisés avec grâce, assurait son superflu essentiel en défilant parfois entre deux haies de clients et de journalistes locaux pour les plus chics magasins de la ville, et portait des lunettes presque invisibles et or pour lire et pour rêver, un doigt de thé et de bagues à la main...
Le soir même, je humai dans son cou la fameuse goutte de Chanel n°5, je dégrafai des sous-vêtements de soie La Perla, j'embrassai le poudré de sa peau la plus intime en haut des cuisses. « Chéri », me soupirait-elle dans un cri de soulagement en cueillant le fruit de mon bonheur de tout ce corps dont la longueur affolante et épaisse de la chevelure, dont l'idéalité entière avait été vérifiées dans les pages soins et esthétique de Vogue.
Ce fut un temps d'enthousiasme et d'amour. Nous refaisions notre monde. Nous avions et offrions au prolétariat les tableaux anciens et splendides, pour pas seulement vivre avec, mais y vivre, dedans, en personnages de Fragonard et de Matisse. Nous aurions demain et avions aujourd'hui pour tous l’égalité du luxe, de la vitesse et de la volupté.
À Paris, Avenue Montaigne, nous fîmes l'amour à pleines bouches et à pleins corps dans les cabines d'essayage des plus grands couturiers. À Toulouse, avec la fourrure en loup gris qu'elle avait un jour louée et le manteau Giani Versace qu'un hasard miraculeux m'avait permis d'acheter trois fois rien dans une fripe où il figurait le vilain petit canard, il nous semblait distribuer en passant dans la rue, par-dessus le minuscule liseré de cygne de ses gants blancs jeteurs de baisers, une image splendide et juste au commun des mortels converti à la révolution infinie par les Beaux-Arts.
Museo del Duomo, Milano. Photo : T. Guinhut.
La rapide et belle enfant et femme voulut m'emmener, dit-elle, dans un lieu essentiel. Essentiel pour ma formation et ma conscience, riait-elle, essentiel pour son plein accès aux sciences politiques, avant qu'elle accède là par la grande porte, professait-elle. Train première classe, fauteuils profonds et appui-têtes rouges, en feintant les contrôleurs ; taxi large comme un paquebot que nous ne pouvions éviter de paver. C'est par la petite porte du public que nous entrâmes au Palais Bourbon. Faute d'être parmi les heureux élus de l'Assemblée Nationale, nous en serions les spectateurs béats et les auditeurs avides... L’on nous fit accéder à des loges aux bancs de velours, derrière une balustrade qui nous perchait au-dessus de l'immense hémicycle. Paresseusement, bavardant inaudibles, les députés, clairsemés, entraient, s'échangeaient d'amènes paluches et rejoignaient leurs places, comme des chimpanzés leurs branches de baobabs favorites. C'était le jour de la réponse socialiste au projet de budget du gouvernement. Raymond Lecommunal était alors un des ténors les plus en vue, malgré sa petite taille, de l'opposition. On se serait grisé de moins talentueux discours, avec l'oreille comme je l'avais dans l'abondante chevelure de Mélissa. A l'étage de la Chambre des députés qui se remplissait confusément, nous avions le secret d'une petite chambre, dont j'avais bloqué la porte avec le renversé d'un fauteuil. Mélissa avait posé le globe entier de son fessier enjupé sur mes genoux, penchant son visage en appétit et son soutien-gorge aux balconnets généreux au-dessus des débatteurs qui, pour l'heure, avaient, malgré les différentes couleurs politiques de leur quartier d'hémicycle, l'air de la plus policée des basse-cours où l'on roucoulait entre soi avant d'ergoter bec contre bec. Enfin, quand mes baisers suivaient le renflement des veines dans le cou de Mélissa, Lecommunal monta à la tribune.
Sûrement était-ce sa cravate intensément rose et bouffante qui faisait se tenir les côtes à quelques plaisantins tricolores. Alors, admirative, Mélissa me glissa, d'un retournis de bisou : « Ecoute, c'est lui ! Et caresse-moi... » Et à l'instant où l'orateur lançait ses premiers mots au micro, je trouvai depuis l'omoplate, demi-nue comme pour une grande réception en soirée, de Mélissa, la racine d'un sein sous l'aisselle qu'elle aimait laisser un peu friser... Dois-je dire que je ne saisis pas au vol toutes les subtilités de la politicienne introduction, mais éprouvant la qualité de ce menu espace entre la soie du soutien-gorge « catimini » ouvert et la chaleur de la peau gonflée, je le sentais s'élever sur ses talonnettes pour acquérir au-dessus de la tribune une dimension héroïque et révolutionnaire. En même temps que le socialiste Raymond Lecommunal fustigeant d'une voix hardie « les budgets énormes alloués par le gouvernement en place à l'armée et à la police, ces barrages anti-utopie, les facilités fiscales aux puissances de l'argent qui asservissent le peuple sous le poids du travail rémunéré par le salaire minimum et le chômage », alors que j'atteignais en rond avec mes empreintes digitales l'érection de deux mûrs boutons... En bas, parmi les rangs de la majorité, on bouillait d'un œil d'aigle chasseur, on roupillait avec des ronds de bouche ronronnant. A l'époque, je n'avais pas pour les institutions vilipendées une profonde sympathie, aussi je jubilais autant que le parfum de sueur d'excitation qui sourdait du cuir chevelu de Mélissa. Et lorsqu'il milita en faveur « d'un investissement considérable de l'Etat vers le social et le culturel » je pus avec le concours trémoussant de Mélissa faire choir une jupe trop étroite pour mes entreprises qui allaient de l'élasticité de son nombril au double embonpoint fessu qui mâchait mes cuisses et mouillait mes doigts.
Sur un banc républicain, un gros homme se tirait avec application les vers du nez en examinant au bout du démesuré tire-bouchon de son index le produit sanguinolent de son entêtement à réclamer la dictature du prolétariat. Soudain, Lecommunal enfourcha son coq de bataille. Citant le philosophe bien connu Léo Morillon, il voulait « croire en une communauté égalitaire des hommes et des femmes dans une nouvelle Urba ». Du même mouvement, Mélissa avait enfourché ma pique qu'elle avait fait jaillir de son habitat. « Personne ne devait être au-dessus d'autrui, pour que chacun puisse être au plus haut parmi tous », continuait-il, préconisant « un nivellement des salaires et des biens par la redistribution socialiste pour que chacun se hausse au bonheur de l'égalité, quand l'inégalité est la source unique du malheur collectif ». Agacé par les sifflets qui commençaient à se bousculer, il devait hausser le ton, hurler ses mots, couiner ses phrases pour tenter d'arracher sa démonstration, sa vindicte réclamant « l’arrestation immédiate des capitalistes libéraux affameurs du peuple et leur sacrifice, condition sine qua non de l’accès à la justice… », du charivari qui le conspuait sur les bancs de droite et le soutenait diversement sur les bancs de gauche... Tandis que mon plaisir s'affinait à la vue de la mousse brune et blanche qui apparaissait, disparaissait au long de ma colonne, de ce fessier fendu d'un œil châtain et festonné d’un soyeux harnachement féminin qui tremblait sous le bonheur de sa propriétaire aux yeux exorbités vers le tumulte qui effaçait maintenant totalement le son de Lecommunal, imperturbable dans le silence de ses convictions.
- Là, il a poussé le bouchon un peu loin, Monsieur le député Lecommunal ! Je ne vais pas faire Sciences Po pour être écrêtée au plus bas niveau commun et courir au sacrifice ! Il faudra qu’il mette de l’eau dans son vinaigre stalinien s’il imagine de faire un jour partie d’un gouvernement socialiste… Qu’il ne compte pas me voir brandir son petit livre rouge ! concluait la belle, essuyant d'un revers de secrète pièce vestimentaire les dégâts causés au velours du siège par notre exaltation... Nous n'avions pas été surpris.
Mais, instable, inassurée, elle ne se tenait à rien sinon à son rêve imperturbablement ambitieux, sinon à sa boulimie d'études et d'examens qui m'empêchait de la voir assez pour ma faim. Elle buchait l’Histoire du droit et des constitutions, lisait Locke et Montesquieu, Beccaria et Adam Smith, Marx et Machiavel, Tocqueville et Rousseau, Proudhon et Hayek, dévorait Gibbon en anglais, sifflait les pages de Libération et du Figaro, dormait la joue écrasée et la salive aux belles lèvres sur les volumes obèses du Code Pénal et du Code du Travail, maculait de miettes de sandwiches au concombre et au foie gras le Dictionnaire de Philosophie politique des PUF… Je portais quant à moi à bouts de bras et au jour le jour mon errance de plaisirs sensuels et intellectuels, lisant plutôt les romantiques allemands et les poètes pétrarquistes. Je cultivais être et paraître avec des vagues inégales d'étude et de dilettantisme sans jamais rien assurer de réaliste pour un avenir reconnaissable. J'eus vite la sensation de devoir toujours jouer avec elle à quitte ou double. Quand je goûtais un plaisir présent, elle en poursuivait un autre, plus grand et plus cher. Sur ce, admise à Sciences Po, elle partit à Paris sans autre forme de procès. Plusieurs fois, j'avais eu un goût aigre dans la bouche, la voyant vivre en ruant dans les brancards qu'elle s'attachait. Je fus curieusement très calme, détaché devant l'attitude romanesque, les fleurs, les pleurs et les rires de son ferroviaire adieu. Je lui offris une bague de vieux métal avec un ange aux ailes ouvertes, totalement sans valeur, et que j'aimais. Il me plait de penser qu'elle l'a gardée. Mais de Mélissa, comme d'une aventure d'amour exotique assouvie, laissant le baiser de son rouge à lèvres Gemey sur mon carnet, j'avais eu besoin pour me passer une de mes fictions, comme avec d'autres je me passais l'évacuation de l’instinct sexuel. Pour donner une impulsion à mon éducation politique, peu à peu réfractaire à tout socialisme. Pour, enfin, avec la paix requise, trouver plus tard une dont j'ai soudain pudeur à dire le nom, mais qui est parmi nous.
Tous masqués, ces bateleurs et démagogues, harangueurs et profiteurs, ne cachent qu’avec peine leur vice, qui est le péché capital de l’économie et des libertés : le socialisme. Qu’il s’agisse du Front National ou du Front de Gauche, sans oublier les partis intermédiaires de nos constellations idéologiques, tous n’ont d’autre terrible pitrerie que leur socialisme, leur étatisme, leur colbertisme, leur keynésianisme, ce cancer français, trop français. Pourquoi un tel succès du F N aux récentes élections européennes ? Que proposer pour le contrer et rendre la prospérité à la France ? Imputons l’échec économique de la France aux partis au pouvoir -dits modérés-, avant de dévoiler en quoi l’absence de la brûlante question de l’immigration profite au FN. Montrons enfin la convergence de ces deux Fronts pour parvenir à débusquer l’aveugle obsession contreproductive française : l’antilibéralisme.
Le Front National parvient à réaliser un score apparemment étonnant avec 25 % des voix aux dernières élections européennes. Cependant, si l’on tient légitiment compte des abstentions, voici les scores réels : Abstention 58 %, FN 10,7, UMP 8,6%, PS 6,1 %, UDI-Modem 4,2 %, Verts 3,7 %, FG 2,8 %, etc. Pas de quoi fouetter un électeur de bon sens. Ainsi, le FN serait le grand gagnant du scrutin des Européennes ? A moins que les autres partis du plus ou moins tous pourris, tous profiteurs et tous inefficaces soient les grands perdants ; avant que le premier puisse les rejoindre dans leur fastueux club. Reste que l’on peut se livrer à l’examen des causes d’une apparente victoire.
La première cause de la montée du FN est évidemment la débilité du comportement, de la pensée et de l’action des partis de gouvernement qui accumulent échecs sur échecs. D’abord corruptions, emplois fictifs, népotismes, trains de vie somptueux, valises de billets secrètes... Quelques-uns de ces soucis, d’ailleurs, n’auraient plus de raison d’être si les partis politiques pouvaient se financer grâce aux cotisations et aux dons, libres et non plafonnés, à la seule condition que leur montant et leur origine soient publiés en toute transparence. Ce qui permettrait de cesser de faire rembourser les frais de campagne par le contribuable. On a voulu assainir, réguler, corseter : on a encore plus de cadavres dans le placard à finances de la démocratie.
Il semble de surcroit que la lobotomisation de l’UMP, dépourvu d’idées énergiques, empêtré dans ses affaires de surfacturations, étêté par la démission de ses chefs, n’apparaisse plus comme le meilleur ennemi du Parti Socialiste, au profit du FN. Certes on peut s’étonner de la providentielle coïncidence : que l’affaire Bygmalion éclate si peu de jours après la débâcle du parti socialiste aux Européennes en dit peut-être long sur la célérité des enquêteurs et de la justice que l’on dirait mandatés à point pour qu’un rideau de fumée masque les lambeaux du parti jumeau.
Un sondage Ifop aurait montré que moins on est instruit plus on vote FN. Soit. Mais on n’en est pas moins instruit du réel, là où gît la seconde raison de ce succès relatif. Faut-il croire que le manque d’éducation autant que sa surabondance font de nous des votants qui se trompent depuis au moins trois décennies, que les seuls savants, cependant inconscients de ce qu’il faudrait savoir, savent s’abstenir devant le pipeau des urnes, qui donnent bénédiction à des oligarchies aux méthodes voisines pour nous rançonner, nous appauvrir… Reste que les électeurs du FN, sans compter les silencieux, les indifférents, les désabusés, les libéraux qui s’ignorent ou n’ont personne pour les représenter, font un évident constat : la progression du chômage et l’appauvrissement minent notre hexagone (sans compter les DOM TOM) et ce avec le soutien obstiné de nos partis au pouvoir depuis trois décennies, et malgré leur alternance, quoique avec l’actuel socialisme la chute soit plus criante encore.
Quand des entreprises jadis florissantes (même si certaines n’ont pas su s’adapter) cèdent leurs vastes locaux refaits à neuf à Pôle Emploi, où des bataillons de nouveaux inscrits poussent dehors ceux qui renoncent à y pointer en constatant la dépensière inutilité du monstre omnivore : ce sont, depuis deux ans, un demi-million de nouveaux chômeurs embarqués dans la trappe à dégoût du socialisme autiste et clientéliste, dont l’imagination ne dépasse pas les recettes keynésiennes usées jusqu’à la corde des gossplans soviétiques : emplois jeunes, contrats aidés, n’en jetez plus !
La dette publique a doublé depuis le début des années 90 jusqu’à atteindre 95 % d’un PIB en berne ; le taux de prélèvements obligatoires dépasse les 46 % du PIB ; pire l’on vient de constater la véracité de la courbe de Laffer : plus on augmente les impôts, moins ils rapportent à l’état épuisant et épuisé. Le salaire minimum et la complexité du Code du travail contribuent à raréfier ce dernier. Nos gouvernements socialistes (droite et gauche confondue) ayant réussi à appliquer une bonne partie du programme communiste de Georges Marchais, le rouge engorge de plus en plus le rose.
Certes il est de bon ton de se moquer à juste titre des compétences ubuesques de la bureaucratie européenne qui va jusqu’à se préoccuper de la courbure des bananes, de se scandaliser de l’absentéisme de ses parlementaires, des salaires et des retraites exorbitants de ses fonctionnaires. Cependant, elle n’empêche en rien l’Allemagne d’avoir un niveau de vie supérieur au nôtre, un chômage deux fois plus faible et une balance du commerce extérieur avec la Chine excédentaire. De plus, elle peut nous permettre de nous débarrasser des monopoles lourds, déficitaires et désuets, de la SNCF et de la Sécurité sociale en nous contraignait à une concurrence libératoire. Songeons en effet que la Sécu a un coût de gestion deux fois supérieur à la moyenne de l’OCDE, pour des assurances le plus souvent privées. L'Europe n’est pourtant pas si liberticide. Sans elle, personne ne pourrait envisager de quitter la Sécurité sociale. France Telecom resterait un monopole. José Bové aurait conduit à interdire toute recherche sur les OGM, quoique ce but soit à peu près atteint. Reste à savoir si la bureaucratie de Bruxelles est un contrepouvoir suffisant à notre propre bureaucratie…
La troisième cause de la montée du FN est le déni de réalité, d’abord quant à une délinquance et une criminalité récurrentes, sinon exponentielles, que la police ne peut endiguer, que la justice excuse[1], parfois ignore… Pire, s’il en est, à un phénomène qui est lié au précédent : l’immigration venue d’Islam. Quand les mairies, de Nantes ou de Bordeaux, accueillent des mosquées et des prétendus centre culturels musulmans sur des terrains à peu près offerts, quand des maires fêtent le ramadan et ignorent Pâques, des ministres inaugurent des mosquées, remettent des légions d’honneur à des propagandistes de la charia et du jihad, alors que le christianisme est persécuté dans toutes les terres d’Islam, seul la voix du Front National est assez audible pour s’indigner. Certes, hélas, c’est au nom d’une identité nationale en grande partie fantasmatique, voire de la xénophobie, et non de l’humanisme et des Lumières, que cette protestation court souterrainement. Car ce n’est pas au nom d’un parti, a fortiori d’extrême-droite, que l’on doit se lever, mais au nom des libertés. En effet, l’Islam, mais peut-être pas tous les Musulmans, est indéracinablement antilibéral, au sens non seulement des libertés économiques, mais des libertés politiques et de consciences[2].
Que l’on nous permette de citer la jeune députée Marion Maréchal-Le Pen qui posa les questions suivantes à l'Assemblée Nationale :
« Où est la justice sociale quand on repousse l'âge légal de la retraite alors que tout étranger de 65 ans n'ayant jamais travaillé ni cotisé en France, a droit à une retraite de 780 euros par mois dès son arrivée ? Où est la justice sociale quand une femme de paysan ayant travaillé 50 ans à la ferme, n'a pas droit à ces 780 euros au prétexte que son mari et elle dépassent le plafond de 1200 euros de minimum vieillesse pour un couple ? Où est la justice sociale quand la sécurité sociale en faillite continue de payer à l'étranger, sans le moindre contrôle, des retraites à d'innombrables centenaires disparus depuis des lustres ? Où est la justice sociale quand l'Aide Médicale d’État soigne 220 000 sans papiers chaque année, à raison de 3500 euros par malade, alors que la sécurité sociale ne dépense que 1600 euros par affilié qui travaille et cotise ? Où est la justice sociale quand des étrangers bénéficient de la CMU et d'une mutuelle gratuite, alors que 5 millions de Français n'ont pas de mutuelle, trop riches pour bénéficier de la mutuelle CMU mais trop pauvres pour s'en payer une ? 30% des Français ont différé leurs soins en 2011 ! Où est la justice sociale quand on sait que 10 millions de fausses cartes Vitale sont en circulation et permettent de soigner des milliers d'étrangers sous une fausse identité, au détriment des ayant-droits ? Où est la justice sociale quand la France entretient des milliers de polygames, certains d'entre eux percevant plus de 10 000 euros par mois sans travailler, alors que la polygamie est interdite et que nos comptes sociaux sont dans le rouge ? Où est la justice sociale quand une famille nombreuse étrangère est prioritaire pour un logement social, alors qu'un jeune couple français doit attendre sept ou huit ans son premier logement pour avoir un enfant ? Où est la justice sociale quand on sait qu'un million de faux passeports, donnant droit à la manne sociale, sont en circulation sur les sept millions de passeports biométriques soi-disant « infalsifiables » ? Où est la justice sociale quand un Français né à l'étranger doit prouver sa nationalité à l'administration, ce qui se traduit souvent par un véritable parcours du combattant, alors qu'on brade chaque année la nationalité française avec des milliers de mariages blancs ? Où est la justice sociale quand la délinquance explose et que les droits des voyous passent avant ceux des victimes ? » La seule réponse de la ministre concernée Marisole Touraine a été: « Vous êtes là pour inciter à la haine et à la discrimination »...
Si ces questions sont bien légitimes, quoique un spécialiste y trouverait peut-être quelque détail à corriger, il faudrait ajouter que les contraintes du marché du travail sont telles qu’elles empêchent la plupart des immigrés, peu ou pas qualifiés, d’y accéder. Avons-nous alors participé à la « lepénisation des esprits » en reproduisant ces questions ? Non. Que l’on y réponde, que l’on résorbe cette fuite en avant de l’Etat providence, quand les Pays-Bas viennent d’abandonner enfin ce fardeau, que l’on rétablisse la justice et la paix dans les quartiers dits sensibles, plus exactement cancérisés de charia et de délinquance, que l’on rende la création d’entreprises de richesses et d’emplois à tous ceux qui voudront bien y révéler leurs potentialités étouffées, et le Front National se dégonflera comme un vieux pneu crevé.
Le Front National est un national-socialisme. S’il n’a pas les projets génocidaires du nazisme, il avoue par la voix de sa Présidente vouloir s’allier, au Parlement européen, avec les éminences néo-nazies des Grecs d’Aube Dorée et des Hongrois du Jobbik. En revanche, il n’a rien à voir avec le leader anglais de l’Upik, Nigel Farage qui, eurosceptique, milite pour le retrait du Royaume Uni de l’Europe et pour la restriction des flux migratoires. Nigel Farage, libertarien, est en faveur de la flat tax et de l’état-minimum. Rien à voir avec le FN, comme trop de médias voudraient nous le faire croire, amalgamant les « populistes » en usant de ce terme aussi vague que dilatoire.
Anti-européen, mais surtout anti-libre-échange, anti-mondialisation, donc vigoureusement protectionniste, le FN est de plus favorable aux nationalisations, au développement exponentiel des services publics, à une forte hausse des dépenses militaires, à une planification économique…
Il faut alors noter qu’il a de fort nombreux points communs avec le Front de Gauche, lui international socialiste. Ne les séparent que de légères variantes sémantiques. Les deux Fronts exigent un pôle stratégique de l’industrie, des contrôles des prix, l’augmentation du nombre des fonctionnaires, la perpétuation et l’extension des monopoles d’état (poste, rail, énergie...), l’encadrement de l’activité financière et le blocage de la spéculation (criant haro sur la finance cosmopolite où il faut deviner « Juif »), sans oublier la retraite à soixante ans, l’augmentation radicale du SMIC et un impôt fortement progressif sur le patrimoine… Ce qui explique la porosité de ces deux partis, les électeurs fuyant l’un pour l’autre. Ne les séparent plus que le rejet total du capitalisme et l’affection intéressée pour un capitalisme national de connivence, que l’ouverture et la fermeture à l’immigration. Le masque rouge du tyran table sur la solidarité, quand le masque brun du tyran ne jure que sur le patriotisme. Ne les séparent qu’un antisémitisme résiduel chez les anciens, les cadres, les activistes du FN, qu’un antisémitisme, sous le masque de l’antisionisme, ravageur chez le FG. Le bonnet d’âne de l’étatisme autoritaire, de la tyrannie enveloppante n’a qu’une légère différence de couleur. L’on sait qu’Hitler, Goebbels, Himmler admiraient le putsch léniniste, qu’ils se réclamaient sans cesse, dans leurs discours, du socialisme.
Tous deux, FN et FG, ils dénoncent l’ultralibéralisme. Pourtant, avec plus de 29 000 lois européennes, la PAC, un code du travail qui a triplé son poids depuis 1978 et 60 000 dispositifs français d’aides aux entreprises, il semble que l’Europe ne soit qu’assez peu libérale, et la France encore moins. Pourtant, les économies qui ont bifurqué vers plus de libéralisme -Allemagne, Suède, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suisse, Israël, Chili, Nouvelle Zélande, Australie- sont nettement plus performantes, autant en termes de croissance que d’emplois… Ainsi, tous deux, FN et FG, fronts bas et taurins, tous deux sont aussi bouchés qu’incultes, ne connaissant rien du libéralisme[3] et le caricaturant ignominieusement. Tous deux prétendent protéger le peuple, en lui mentant, du loup capitaliste et ultralibéral, suivis en cela par le PS qui n’est qu’à peine une potion light de cette doxa marxiste à laquelle ne résiste que fort mal l’UMP et l’UDI, formatés, soumis à un chantage permanent, qui les empêchent d’ouvrir leurs cerveaux aussi bien aux penseurs du libéralisme qu’aux résultats engrangés par les pays qui l’approchent.
Voilà une sourde complicité qui doit faire craindre que les échecs continus de nos gouvernements, comme ceux de la démocratie de Weimar dans les années vingt, amènent à un reflux en masse des déçus, des indignés, des envieux et des coléreux vers le parti rouge-brun qui saura les haranguer, lécher le fondement de leurs bassesses, leur promettre une séduisante tyrannie de façon à jouir à son tour des prérogatives d’un pouvoir sectaire, se heurtant à de vastes manifestations, désordres, répressions, révoltes et guérillas. Assez ! Ne jouons pas au vautour de mauvais augure…
Un philosophe libéral, Friedrich A. Hayek, avait avant nous, dans La Route de la servitude, en 1944, pointé « les racines socialistes du nazisme », donc cette actuelle coïncidence des Fronts. Dans son chapitre « Les totalitaires parmi nous », il dénonçait « La sélection par en bas » et « un rapprochement toujours plus grand entre les conceptions économiques de la gauche et de la droite, leur opposition commune au libéralisme[4] ». Gauche et droite créent ainsi l’illusion d’être indispensables à la population, prônant des politiques globales et constructivistes, au lieu de faire confiance aux multiplicités créatrices de l’humanité, dont elles n’aiment fondamentalement pas l’indépendance, l’imprévisibilité, pourtant bien plus productives en termes de libertés et de richesses, ce au bénéfice du plus grand nombre.
Ainsi, le problème n’est pas le capitalisme, ni le libéralisme, mais le manque de capitalisme et de libéralisme. Relisons le sociologue Raymond Boudon : « les maux qu’engendrent les sociétés libérales peuvent être dus, non à ce qu’elles appliquent les principes du libéralisme, mais à ce qu’elles s’en écartent ». Certes, il n’était pas aveugle sur « les effets pervers de l’ordre libéral[5] », ne seraient-ce que la médiocrité de la culture de masse, les dangers inhérents au risque entrepreneurial, ou la surévaluation d’un produit inutile, voire dangereux, mais aussi ces inégalités dont on nous rabat tant les oreilles et qui ne sont désastreuses que pour celui qui est contraint de rester pauvre par une structure étatique castratrice. Mais, d’une part, les régimes planificateurs ne sont pas à l’abri de tels errements, en ce cas plus graves encore puisque monopolistiques et tentaculaires, d’autre part, les pertes sont bien inférieures aux gains sociétaux, comme l’ont montré les succès des démocraties libérales en terme de développement humain.
Les politiques étatistes, fiscocratistes et en conséquence corruptrices, n’aboutissent, par la collusion de l’envie et de la contrainte, qu’à la ruine de l’économie, qu’à la turpitude des extrêmes idéologiques dressés à monter au pinacle. Ces derniers rivalisent d’incantations et de réquisitoires contre la « puissance du marché », la « société de consommation », le « capitalisme prédateur », le « virus libéral »… Hélas, on fait tout pour brider, étrangler, lobotomiser, un reste de libéralisme, s’il en est. Pour éviter que l’immense pouvoir des régulateurs prétendument intelligents de l’économie soit atomisé : entendez les obsédés du pouvoir total, ces grands ponctionneurs et redistributeurs que sont nos élus et nos haut-fonctionnaires. Pourtant, « à l’emprise contraignante du groupe sur l’individu qui caractérise la communauté, se substitue, dans la société, la complémentarité des individus et leur autonomie[6]». Pourtant, on a tout essayé, sauf le libéralisme…
L'on peut dire la même chose du libéralisme et de la mondialisation : ils sont « un bouc émissaire très utile », selon le chercheur suédois Johan Norberg. Cependant, pour ce dernier, « La mondialisation ne reçoit pas d’applaudissements quand les choses vont mieux, quand l’environnement s’améliore, quand l’économie roule à grande vitesse et que la pauvreté diminue. […] Si ce mouvement doit se poursuivre, il devra s’appuyer sur un combat idéologique en faveur de la liberté et à l’encontre des barrières et des contrôles[7] ». La seule réponse crédible au Front National, ainsi qu’à tous les autres partis socialistes, c’est la croissance, la création de richesses et d’emplois, grâce au libéralisme, qu’il s’agisse du travail du dimanche, de l’impôt unique et minimum, de la concurrence encouragée, des OGM et du gaz de schiste. Que fuient d’ici ceux qu’effraient nos libertés ! Et toi, qui promit de diviser le chômage par deux et qui tint ta promesse, chère Margaret Thatcher, reviens !
Afrodite al bagno accovacciata, Museo Nazionale Romano,
Roma. Photo : T. Guinhut.
Faillite et universalité de la beauté,
de Platon à l’art contemporain.
Il semble évident que la beauté puisse être celle des visages et des corps, de la nature, de l’œuvre d’art enfin, qu’elle soit une pure et parfaite utopie, ou érodée par le temps, comme la tendre joue d’une Aphrodite. Mais au-delà d’un modèle abstrait ou classique, n’y-a-t-il pas cent beautés variées, voire contradictoires ? Pire, avec l’explosion planétaire de l’art contemporain, elle est conspuée, évacuée, niée. Est-ce à dire qu’il faille la rayer de notre vocabulaire, en décrier la prétention platonicienne et universaliste ? A moins que notre capacité à percevoir et conceptualiser le beau mérite d’être étendue, remodelée…
L’affaire paraissait entendue avec Platon : le beau, le bien et le vrai sont équivalents, l’en soi esthétique est en conséquence un en soi moral. En-deçà et au-delà de l’humain, comme les mathématiques, la beauté est aussi éternelle qu’universelle, reposant sur des critères inattaquables : la complétude, la symétrie, la justesse des proportions, la clarté, la sérénité, la puissance du sublime et la délicatesse de l'expression. De même son pouvoir de persuasion est irrésistible : « Les hommes, ceux du moins qui sont beaux, ô Hippias, comme toutes les décorations, les peintures ou les sculptures, charment nos regards lorsqu’ils sont beaux[1] […] Le beau est ce qui plait par l’ouïe et par la vue. » Cependant, la polysémie du terme est déjà vaste : il s’agit aussi d’un avantage, d’une honnêteté, d’une distinction, d’une gloire… Il semble alors que le beau soit dans l’objet et non dans la perception. Beauté des corps, des discours et des actions, des âmes, confluent dans l’idéalité du beau en soi. Non sans compter la splendeur du cosmos, d’où vient notre cosmétique moderne, et son au-delà des sphères célestes, où l’impalpable essence du beau, comme « l’être », ne peut être contemplée que par l’intellect - « le pilote de l’âme[2] » -. Bien sûr, plus bas en notre caverne, le beau physique et moral s’oppose radicalement au laid, au difforme, au vil, au déshonorant.
Lorsqu’Alberti[3], au détriment de la mimesis, en vient à privilégier le beau, l’inspiration néoplatonicienne et le culte du nombre d’or nourrissent la Renaissance. La lecture de Plotin est alors fondamentale, grâce auquel le monde des idées ne se sépare pas du visible. Cependant, chez ce dernier, l’objectivisme du beau se voit contré par sa dimension spirituelle : la forme ne suffit pas sans l’ascèse de l’œil intérieur qui voit « cette beauté de l’âme bonne ». Plotin ordonne : « ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste », afin de devenir « une lumière sans mesure […] Que tout être devienne d’abord divin et beau, s’il veut contempler le Beau et le Divin. […] En tous cas, le Beau est dans l’intelligible[4] ». Pour l’âme, la laideur, qui « la souille, la rend impure et y mélange de grands maux[5] », est l’exacte antithèse. Ce pourquoi Umberto Eco aura beau jeu de consacrer deux volumes encyclopédiques opposés, et cependant accolés, à l’Histoire de la beauté[6] et à l’Histoire de la laideur[7].
Cependant une telle opposition trouve sa résolution, à l’occasion d’un romancier allemand qui sut allier la tradition de l’esthétique classique et le romantisme, Adalbert Stifter : « rien, dans l’art, n’est absolument laid aussi longtemps que c’est une œuvre d’art, en d’autres termes, aussi longtemps que cela ne nie pas le divin mais aspire à l’exprimer[8]». Ce qui pousse à penser que la perte de la foi en Dieu puisse entraîner une dégradation de l’art, condamné à se déjuger…
Dans la tradition du beau et du bien platonicien, Adam Smith, au XVIIIème siècle, continue à faire l’éloge de « la beauté attachée au gouvernement civil du fait de son utilité », ce dans sa Théorie des sentiments moraux[9], ce qui pourrait nous permettre de nous interroger : le beau est-il dans les choses, ou n’est-il qu’un sentiment moral ? Ce à quoi répond Kant, pour qui le seul attribut véritable du beau est le sentiment esthétique et non la propriété de l’objet observé.
Les critères permettant de définir le beau, depuis essentiellement la statuaire grecque et ses Aphrodites, et en passant par Vitruve, n'ont guère varié jusqu’à l’époque classique, qui réclamait la mimesis et la paix. Ce que n’oublie pas de mentionner Hegel dans son Idée du beau : « ce qui caractérise avant tout l’idéal, c’est le calme et la félicité sereine », en particulier « la calme sérénité des personnages créés par les œuvres d’art de l’antiquité[10] ». Cependant Hegel, probablement lecteur de Burke, a intégré une nouvelle dimension : l’« horreur délicieuse[11] » du sublime romantique. « Dans l’art romantique, le déchirement et la dissonance intérieurs sont plus accusés […] c’est souvent (pas toujours cependant) la laideur ou la non-beauté qui se substituent à la beauté sereine.[12] » Gageons qu’après que le sublime ait dévasté le beau, la beauté du laid s’impose, comme lorsque Baudelaire publie Les Fleurs du mal et fait l’éloge paradoxal de « La charogne[13] ».
Mais à l’attaque de la beauté du laid s’est ajoutée une autre déconvenue : Voltaire, dans « Beau, beauté », son article du Dictionnaire philosophique, ouvre la boite de Pandore du relativisme, non sans se moquer du « to kalon » de Platon : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon : il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. » Il conclut en toute logique, et ce dans la tradition de Descartes, malgré le piquant d’une facile ironie, « que le beau est souvent très relatif[14] ».
C’est plus nettement à partir de Nietzche que s’ouvre définitivement la faille : car « rien, absolument rien ne nous garantit que le modèle de beauté soit l’homme. » En effet, selon son antiplatonisme, « Le beau en soi n’est qu’un mot, pas même une idée. […] le jugement du beau c’est la vanité de l’espèce[15]. » Bientôt, aux côtés de la démultiplication du goût, la critique de l’anthropocentrisme et celle de l’éthnocentrisme se liguent alors pour autoriser une déconstruction du concept de beauté, dans la perspective de Derrida. A moins que, selon Jean-Pierre Changeux, une « neuroesthétique[16] » permette à la beauté et à la laideur d’illuminer des aires neuronales différentes, donc de révéler des constantes anthropologiques…
Faut-il alors regretter que l’art moderne se soit souvent consacré au goût, voire au culte, de la laideur ? Jean Clair, dans son Hubris, voit surgir trois figures tutélaires de la représentation humaine : le mannequin ou homoncule, le géant des dictatures (depuis « Le colosse » de Goya), l’acéphale, que célébra Georges Bataille : « Plutôt que la beauté donc, et plutôt que l’immortalité apollinienne des Anciens dont ne rêvent plus guère les sciences de la biologie et de la génétique, l’art et la poésie d’aujourd’hui, dans leurs composantes modernistes, se voudront une sorte de retour à la fureur dionysiaque ». Là encore, l’empreinte de Nietzsche, cette fois dans La Naissance de la tragédie, est sensible. Jean Clair, en polémiste aguerri, dénonce « le déchaînement des formes les plus agressives et les plus repoussantes ». Son jugement est sans appel : « A un homme que l’on souhaite désormais parfait et immortel, répond un art mal venu et voué à la caducité ». Clairvoyance ou aveuglement du critique ? L’art se serait-il abandonné à l’hubris, cette « démesure, l’abandon à l’orgueil, aux débords sexuels, aux pulsions criminelles […] ce qui était en Grèce ancienne une faute majeure, un crime », ou ne l’exposerait-il que pour mieux dévoiler les vertiges de l’inconscient, voire une catharsis salutaire ? Et encore la tératologie de Jean Clair s’est-elle arrêtée aux monstres de Goya, à l’homme élastique de Dali, aux angoissés de Munch, aux cauchemars de Klinger, aux acéphales de Masson, aux titans staliniens et hitlériens, ces hommes supérieurs du trotskisme et du nazisme, à « L’Ange du foyer » de Max Ernst qui illustre sa couverture… Seul réel artiste réellement contemporain, le sculpteur Ron Mueck, dont le « Big man » nu, daté de 2000, est « un géant à la façon du colosse, mais mélancolique, atrabilaire lui aussi, dans la pose canonique du lunatique effondré sur lui-même, abattu, prostré[17]». A moins qu’il s’agisse du portrait mental de Jean Clair lui-même devant l’omniprésence de l’art contemporain, ce contempteur de la beauté…
La critique nietzschéenne de l’idéalisme, dissociant l’art du beau, entraîne tout l’art contemporain dans son sillage. Ce que Carole Talon-Hugon, dans L’Art contre l’esthétique, confirme à l’envie. Car l’esthétique déborde largement le champ de l’art, ne serait-ce que grâce au design, à la déco, et parce que l’esthétique est bien souvent veuve de l’art contemporain qui a bien d’autres préoccupations : surprendre, choquer, faire évoluer le regard et la pensée sur notre quotidien, notre éthique et notre politique… Parmi cette « crise de l’idée de l’art », « on est passé de l’idée selon laquelle la beauté est l’alpha et l’oméga de l’art […] à celle selon laquelle il est affaire de sensibilité au sensible ». Carole Talon-Hugon, Présidente de la Société Française d’Esthétique, dont l’essai, délicieusement érudit, parcourt l’histoire de la philosophie du beau, du goût, de « l’art entre beauté absolue et beauté relative », nous avertit : « l’art n’a pas d’essence ». Il oscille en effet entre technique, mimesis, fonctions religieuses et politiques, impression visuelle, « irréductibilité des arts extra-européens ». Bientôt le trop fameux urinoir de Duchamp, ou la sculpture « Litanie » de Robert Morris dénient explicitement toute qualité esthétique. La peinture, faute de rester poétique, intellectuelle, émouvante ou iconologique, n’est plus que rétinienne et aspectuelle. Reste-t-il encore un charme à l’œuvre ? Ainsi, le « paradigme esthétique de l’art » est « préjudiciable à l’art » et le « conduit à une sorte d’insignifiance et peut-être même d’auto dissolution[18] ». Ce qui, n’en déplaise à Carole Talon-Hugon, est encore peut-être de l’art. Reste qu’il faudra bien un jour choisir parmi ce que nous dirons être le meilleur de l’art[19]…
Au point que des artistes puissent afficher la laideur, la vulgarité et la provocation de façon à faire art. Au point que Claude Lévêque propose des œuvres dont le ressort est la répulsion : un spectateur n’est pas censé les supporter plus que quelques minutes, ce qui devient alors le critère sine qua non de qualité. Ecrire en néon de couleurs quelques petits mots, dont « aphrodite » sur un vieil arrosoir, « vice » dans une cage à oiseaux, « ta gueule » sur rien d’autre que le mur, suffit-il à séculariser les mythes et les catégories morales, à dépasser la puérilité grossière et donner une dimension muséale, sacrale, au vocabulaire de la rue ? D’où le remplacement du beau par le kitch, le conventionnel, la quotidienneté, la benjamienne reproduction mécanisée ; son chemin de croix est outragé par l’ironie.
Ainsi, le beau a quitté autant le terrain artistique que le souvenir platonicien. Ainsi, Selon Peter Sloterdijk, « l’abandon de l’Être qui caractérise les territoires de l’art était inéluctable ». Ce dernier note que pour « les derniers penseurs de l’Être […] l’histoire de l’art la plus récente est une danse des morts illuminée par des restes d’âmes perdus[20] ». Cela dit, au vu de l’importance accordée par l’art contemporain à l’idée, au concept, aux dépens de l’esthétique, ne peut-on pas considérer que la belle idée soit l’âme centrale dans l’imposition d’une œuvre ? La valeur artistique sans dimension esthétique est-elle une autoroute où tout et rien se précipiteraient, ou un leurre ? Peut-il exister un sensible sans signification ni beauté ?
La démocratisation de la beauté, non seulement par l’extension du capitalisme de consommation, mais aussi de la fréquentation des musées, montre à la fois qu’elle ne réside plus guère dans l’idéalité platonicienne, ou christique et mariale, et qu’elle réside dans la soif esthétique qui gît en chacun de nous et ne demande qu’à s’éduquer, se multiplier en ses incarnations et avatars… Ainsi, pour nous tous, Gérard Titus-Carmel parle d’un « cuisant sentiment de la beauté » et du « soupçon de la beauté comme seul moyen de racheter [son] enfance sans paradis[21] ».
Comment dépasser la contradiction entre une beauté ethnocentrée à prétention universaliste et le relativisme subjectiviste ? Si à peu près tout le monde sent et sait que le beau existe, les définitions ont explosé jusqu’à n’avoir plus même d’ombre dans les caprices strictement personnels et subjectifs. Les préjugés et les ignorances peuvent alors sur ce sujet (sinon bien d’autres) être assimilés au refus de penser. Pourtant, si divers paraisse-t-il, le sentiment du beau reste universel. Mais beaucoup plus dans la perception humaine que dans les choses, qu’elles soient naturelles ou artificielles.
Le beau reste un sentiment esthétique et moral, dont les déclinaisons émotionnelles ont plus de cohérence aux quatre coins du globe et de l’histoire qu’il n’y parait. On aime toujours la beauté complète, proportionnée, harmonieuse, sereine, d’un visage japonais ou massaï, finlandais ou persan… Mais aussi le non finito, l’attendrissant défaut qui humanise la perfection, le sfumato, le vide et le plein des paysage zen, l’esthétique des ruines, voire des déchets… Ainsi Gérard Titus-Carmel s’émeut-il de tout ce qui menace : « Car la beauté ne réside pas dans l’idée univoque de la confection et de la perfection de la forme selon un canon établi ainsi qu’il en était pour les valeurs classiques de l’esthétique, mais, au contraire, dans ce qui la met en péril et menace de la dissoudre ». Est-ce ce péril qui rendrait l’art contemporain aussi éprouvant qu’émouvant ? Car, pour reprendre Gérard Titus-Carmel, « Peut-on impunément parler de la beauté sans avoir une conscience aiguë du monde dans lequel elle se manifeste, autrement dit là où la laideur et le mal ne cessent partout et à tout moment de s’entendre pour la contraindre ou l’empêcher d’apparaître[22] ? » La beauté, même entravée, conspuée, ironisée, effacée, est évidemment une réponse obligée à la banalité et à la radicalité du mal, qu’il s’agisse de la beauté du mal, de la beauté parmi la banalité ou de celle de l’exception de l’œuvre d’art. A moins que la petite lumière d’Aphrodite sur un réel mal fichu ne s’éteigne…
Peut-être faudrait-il revenir aux Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, de Schiller, qui ne consentait pas à réduire la beauté « à n’être qu’un simple jeu, alors qu’elle est un instrument de culture ». Ainsi, prévient-il, dans la tradition des Lumières : « dès que la raison prononce : une humanité doit exister, elle a par cela même édicté la loi : il doit y avoir une beauté ». Devant la beauté, qu’elle soit de la statuaire grecque, ou des anti-beautés de l’art contemporain, « nous nous trouvons simultanément dans l’état de suprême repos et dans celui de suprême agitation ; il en résulte la merveilleuse émotion pour laquelle l’intelligence n’a pas de concept, ni la langue de nom.[23] » Ce nom, ne serait-ce pas la beauté elle-même, ancienne et nouvelle, formelle et conceptuelle, pureté ou chaos, élogieuse ou satirique… Ce que confirme, dans une autre île du vaste spectre de la philosophie esthétique, la pensée de Deleuze : « L’art n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou la sensation[24] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.